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EXTRAITS DE « JÉSUS DE NAZARETH. DE NAZARETH À JÉRUSALEM », DE BENOÎT XVI
12 février, 2014http://www.zenit.org/fr/articles/extraits-de-jesus-de-nazareth-de-nazareth-a-jerusalem-de-benoit-xvi
EXTRAITS DE « JÉSUS DE NAZARETH. DE NAZARETH À JÉRUSALEM », DE BENOÎT XVI
3 mars 2011
ROME, Jeudi 3 mars 2011 (ZENIT.org) – Nous reprenons ci-dessous la traduction française (Editions du Rocher, Parole et Silence) d’une partie des extraits du livre de Benoît XVI « Jésus de Nazareth. De Nazareth à Jérusalem », parus dans L’Osservatore Romano en italien du 3 mars.
Après le premier volume « Jésus de Nazareth, Du baptême dans le Jourdain à la transfiguration », ce second tome propose « une réflexion personnelle » sur la mission, la passion et la résurrection du Christ. Il aborde des questions fondamentales comme le mal dans le monde, et la discrétion de Dieu. Le livre sera présenté au Vatican le 10 mars par le cardinal Marc Ouellet.
Le mystère du traître
La péricope du lavement des pieds nous place devant deux manières différentes par lesquelles l’homme réagit à ce don: Judas et Pierre. Tout de suite après avoir évoqué l’exemple, Jésus commence à parler du cas de Judas. Jean nous rapporte à cet égard que Jésus fut profondément troublé et déclara : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera » (Jn 13,21).
(…) Jean ne nous donne aucune interprétation psychologique de l’agir de Judas ; l’unique point de repère qu’il nous offre est l’allusion au fait que Judas, comme trésorier du groupe des disciples, aurait soustrait leur argent (cf. 12,6). Quant au contexte qui nous intéresse, l’évangéliste dit seulement, de manière laconique : « Après la bouchée, alors Satan entra en lui » (13,27).
Ce qui est arrivé à Judas, selon Jean, n’est plus psychologiquement explicable. il est tombé sous le pouvoir de quelqu’un d’autre : celui qui brise l’amitié avec Jésus, celui qui se débarrasse de son « joug aisé », n’arrive pas à la liberté, il ne devient pas libre, mais il devient au contraire l’esclave d’autres puissances – ou plutôt : le fait de trahir cette amitié découle alors de l’intervention d’un autre pouvoir auquel on s’est ouvert.
Et pourtant, la lumière qui, venant de Jésus, était tombée sur l’âme de Judas, ne s’était pas éteinte complètement. il y a un premier pas vers la conversion : « J’ai péché », dit-il à ses commanditaires. Il essaie de sauver Jésus et rend l’argent (cf. Mt 27,3s.). Tout ce qu’il avait reçu de Jésus de pur et de grand demeurait inscrit dans son âme – il ne pouvait pas l’oublier.
Sa deuxième tragédie – après la trahison – est qu’il ne réussit plus à croire à un pardon. Sa repentance devient désespoir. il ne voit plus désormais que lui-même et ses ténèbres, il ne voit plus la lumière de Jésus – cette lumière qui peut illuminer et même outrepasser les ténèbres. Il nous fait ainsi découvrir la forme erronée du repentir : un repentir qui n’arrive plus à espérer, mais qui ne voit désormais que sa propre obscurité, est destructeur et n’est donc pas un authentique repentir. la certitude de l’espérance est inhérente au juste repentir – une certitude qui naît de la foi dans la puissance supérieure de la lumière qui s’est faite chair en Jésus.
Jean conclut le passage sur Judas de manière dramatique avec ces mots : « Aussitôt la bouchée prise, il sortit ; il faisait nuit » (13,30). Judas sort – dans un sens plus profond. Il entre dans la nuit, il quitte la lumière pour aller vers l’obscurité ; le « pouvoir des ténèbres » l’a saisi (cf. Jn 3,19 ; lc 22,53).
La dernière Cène
Une chose est évidente dans toute la tradition : l’essentiel de cette Cène de congé n’a pas été la Pâque ancienne, mais la nouveauté que Jésus a réalisée dans ce contexte. Même si ce banquet de Jésus avec les Douze n’a pas un repas pascal selon les prescriptions rituelles du judaïsme, en rétrospective la connexion intérieure de l’ensemble avec la mort et la Résurrection de Jésus est apparue évidente : c’était la Pâque de Jésus. et, en ce sens, il a célébré la Pâque et il ne l’a pas célébrée : les rites anciens ne pouvaient pas être pratiqués ; quand vint leur moment, Jésus était déjà mort. Mais il s’était donné lui-même et ainsi il avait vraiment célébré la Pâque avec eux. De cette façon, l’ancien rite n’avait pas été nié, mais il avait seulement été porté ainsi à son sens plénier.
Le premier témoignage de cette vision unifiante du nouveau et de l’ancien, que réalise la nouvelle interprétation de la Cène de Jésus par rapport à la Pâque dans le contexte de sa mort et de sa Résurrection, se trouve chez Paul, dans 1 Corinthiens 5, 7 : « Purifiez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle, puisque vous êtes des azymes. Car notre Pâque, le Christ, a été immolé ! » Comme en Marc 14, 1, le premier jour des Azymes et la Pâque se succèdent ici, mais le sens rituel d’alors est transformé dans une signification christologique et existentielle. Les « azymes » doivent maintenant être constitués par les chrétiens eux-mêmes, libérés du levain du péché. l’Agneau immolé, cependant, c’est le Christ. En cela Paul concorde parfaitement avec la description johannique des événements. Pour lui, la mort et la Résurrection du Christ sont devenues ainsi la Pâque qui perdure.
D’après cela, on peut comprendre comment la dernière Cène de Jésus, qui n’était pas seulement une annonce, mais qui comprenait aussi, dans les dons eucharistiques, une anticipation de la Croix et de la Résurrection, a bien vite été considérée comme Pâque – comme sa Pâque. et elle l’était réellement.
Jésus devant Pilate
Le troisième acte est le couronnement d’épines. Les soldats se moquent de Jésus avec cruauté. Ils savent qu’il se prétend roi. (…). Ils le revêtent, lui – l’homme frappé et blessé sur tout le corps – des signes caricaturaux de la majesté impériale : le manteau pourpre, la couronne d’épines tressée et le sceptre de roseau. Et ils lui rendent hommage : « Salut, roi des Juifs ! » ; leur hommage consiste en gifles par lesquelles ils manifestent, encore une fois, tout le mépris qu’ils ont pour lui (cf. Mt 27,28s. ; Mc 15,17s. ; Jn 19,2).
(…) Jésus est conduit devant Pilate sous cette apparence caricaturale, et Pilate le présente à la foule – à l’humanité : ecce homo – « voici l’homme ! » (Jn 19, 5).
(…) Ecce homo – cette expression acquiert spontanément une profondeur qui va bien au-delà de ce moment-là. en Jésus apparaît l’être humain en tant que tel. En lui est rendue visible la misère de tous ceux qui sont frappés et anéantis. Dans sa misère se reflète l’inhumanité du pouvoir humain, qui écrase le faible. en lui se reflète ce que nous appelons « péché » : ce que devient l’homme lorsqu’il se détourne de Dieu et prend en mains de manière autonome le gouvernement du monde.
Mais il y a un autre aspect qui est vrai également : la profonde dignité de Jésus ne peut lui être enlevée. Le Dieu caché reste présent en lui. L’homme frappé et humilié reste aussi image de Dieu. Depuis que Jésus s’est laissé frapper, toutes les personnes blessées et humiliées sont justement image du Dieu qui a voulu souffrir pour nous. Alors, au coeur de sa Passion, Jésus est une image d’espérance : Dieu est du côté de ceux qui souffrent.
Finalement Pilate s’assied sur le siège du juge. Il dit encore une fois : « Voici votre roi ! » (Jn 19,14.) Puis il prononce la sentence de mort.
Sans doute la grande vérité, dont avait parlé Jésus, lui est restée inaccessible ; mais la vérité concrète de ce cas, Pilate la connaissait bien. Il savait que Jésus n’était pas un délinquant politique et que la royauté qu’il revendiquait ne représentait aucun danger politique – il savait donc qu’il devait être acquitté.
(…) Mais, en fin de compte, c’est l’interprétation pragmatique du droit qui l’emporta chez lui : il y a plus important que la vérité du cas présent, c’est la force pacifiante du droit, voilà ce que fut peut-être sa pensée et ainsi se justifiait-il à ses yeux. Absoudre l’innocent pouvait non seulement être source d’ennuis pour lui personnellement – cette crainte fut certainement un motif déterminant dans son comportement -, mais cela risquait encore de provoquer d’autres désagréments et des désordres qui, particulièrement au moment des fêtes de la Pâque, devaient être évités.
La paix fut en ce cas plus importante pour lui que la justice. Non seulement la grande et inaccessible vérité devait passer au second plan, mais aussi celle du cas concret : il crut ainsi accomplir le vrai sens du droit – sa fonction pacificatrice. Ainsi, peut-être, apaisa-t-il sa conscience. Sur le moment, tout sembla bien aller. Jérusalem resta calme. Toutefois le fait que la paix, en dernière analyse, ne peut être établie contre la vérité, devait se manifester plus tard.
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LE MONACHISME COPTE ET LA PAROLE DE DIEU
12 février, 2014http://www.aimintl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=888&Itemid=100159&lang=it
LE MONACHISME COPTE ET LA PAROLE DE DIEU
F. Guido Dotti, moine de Bose (Italie)
“Le monachisme copte nous rappelle avec force que la Parole de Dieu est et reste une lampe pour nos pas à tout moment de notre existence”.
On disait au sujet du Père Sérapion qu’il rencontra une fois à Alexandrie un pauvre transi de froid. Il se dit en lui-même : « Comment moi, qui passe pour être un ascète, suis-je vêtu d’une tunique alors que ce pauvre ou plutôt le Christ se meurt de froid ? Assurément si je le laisse mourir je serai condamné comme homicide au jour du jugement » ; et, se dépouillant comme un valeureux athlète, il donna au pauvre le vêtement qu’il portait. Et il s’assit avec le petit évangile qu’il portait toujours sous son aisselle. Vint à passer un gardien de la paix ; lorsqu’il le vit nu, il lui dit : « Abbé Sérapion, qui t’a dépouillé ? » Et sortant le petit évangile il lui dit : « C’est celui-ci qui m’a dépouillé. » Et se levant de là il rencontra quelqu’un qu’on arrêtait pour une dette et qui n’avait pas de quoi payer. Ayant vendu le petit évangile, cet immortel Sérapion paya la dette de cet homme. Et il rentra dans sa cellule nu. Lors donc que son disciple le vit nu, il lui dit : « Abbé, où est ta petite tunique ? » L’ancien lui dit : « Mon enfant, je l’ai envoyée là où nous en aurons besoin. » Le frère lui dit : « Où est le petit évangile ? » L’ancien répondit : « Pour de bon, mon enfant, celui qui me disait chaque jour : “Vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres” (Mt 19, 21), je l’ai vendu et le lui ai donné pour trouver plus de confiance en lui au jour du jugement. »
litcopte1Une réflexion sur la présence de la Parole de Dieu dans la vie quotidienne des moines du désert égyptien ne peut que partir de l’apophtegme qu’on vient de lire parce que, hier comme aujourd’hui, la Bible est utilisée dans le monachisme copte comme la source primaire de l’action de l’homme, sa référence fondamentale dans la recherche quotidienne d’une vie selon l’Évangile. Et c’est la perspective monastique que je voudrais examiner dans ces pages, car s’il est une tradition chrétienne dans laquelle le monachisme a toujours été un miroir fidèle – aux temps de plus grande splendeur comme dans ceux de décadence – de la vitalité de l’Église tout entière, c’est bien celle du monde copte : sans parcourir dans leur intégralité les mille sept cents ans de l’histoire de la présence chrétienne en Égypte, je chercherai à indiquer quel a été le rapport avec l’Écriture chez les « Pères du désert » lors de leur apparition au début du IVe siècle et quelle est l’importance du texte biblique, et évangélique en particulier, dans la vie et dans le témoignage actuel, telle que j’ai pu la connaître par la fréquentation des monastères coptes et dans l’amitié fraternelle avec certains moines.
Sans aucun doute, parmi les éléments divers qui ont donné vie au phénomène monastique ancien dans la région qui va de l’Égypte à la Syrie et qui ont continué à en modeler la forme – devenue ensuite exemplaire pour le monachisme tout entier, même en Occident – l’Écriture apparaît comme l’un des plus décisifs. Certains textes d’Évangile, en particulier les paroles de Jésus sur le renoncement, la suivance, le fait de porter sa croix, apparaissent, au début du monachisme du désert, comme des sources premières capables d’inspirer tant l’acte ponctuel de l’anachorèse, du retrait à l’écart, que le vécu quotidien dans la prière, dans le travail et dans la recherche de la volonté de Dieu. Ce sont des paroles performatives, qui ont progressivement tissé l’existence des ermites, des anachorètes et des cénobites, en donnant sens et direction à la recherche constante du salut : les Écritures étaient écoutées, lues et méditées de sorte à ce qu’on en connaisse la « lettre » et qu’on parvienne à l’« esprit », en vue de les conserver dans le cœur et afin qu’elles offrent une source de discernement sur les aspects fondamentaux de la vie : aux temps d’obscurité, de difficulté ou de combat, comme lors des moments plus radieux de leur existence, c’était l’Écriture qui fournissait la clé pour pénétrer le sens de l’existence et purifier les rapports avec soi-même, avec les autres et avec Dieu. Les Pères du désert arrivaient à une telle assimilation de la parole de Dieu contenue dans les Écritures que ceux qui les approchaient les considéraient comme des « porteurs de la Parole » dans la vie quotidienne ; ils les écoutaient comme d’authentiques sequentiae sancti evangelii, des passages vivants de l’Évangile de vie.
En lisant les apophtegmes des Pères, on a souvent l’impression que les moines du désert vivaient et « parlaient » la Parole, et ceci parce que l’Écriture était pour eux prière et travail, dialogue avec Dieu et labeur quotidien pour transformer le « c’est écrit » en une « lettre vivante », un témoignage crédible du fait que le pain de la Parole est véritablement un aliment capable non seulement de nourrir pour la vie éternelle, mais également de modeler la vie quotidienne, ici et maintenant. On peut parfois sourire devant certains littéralismes, mais ils sont révélateurs de ce qui a probablement été la réaction immédiate et spontanée des premiers auditeurs de la prédication de Jésus : les paraboles, les gestes, les silences, les attitudes de Jésus étaient saisis par les premiers chrétiens et par les moines comme des exemples concrets, praticables, accessibles pour rendre efficace, réelle, quotidienne la suivance, le cheminement derrière Jésus en un temps où il n’était plus possible de le suivre physiquement sur les routes de la Galilée et de la Judée.
D’Antoine, qui écoute la parole de l’Évangile : « Va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19,21) et qui vend immédiatement tous ses biens et se retire auprès d’un père spirituel, jusqu’à Sérapion qui vend le livre de l’Évangile pour mettre en pratique ce qui était écrit dans ce livre, les apophtegmes des Pères du désert nous apparaissent comme de simples paraphrases de l’Évangile, des manières différentes d’exprimer dans un langage non verbal ce que l’Écriture annonce comme la volonté du Seigneur. Et, notons bien, la Parole de Dieu est « lampe pour le chemin » non seulement au niveau de l’ascèse personnelle, mais aussi et plus encore dans les rapports fraternels, dans l’accueil de l’autre, dans le service auprès du frère : toute norme aussi autorisée qu’elle soit, toute règle la plus « sainte », toute tradition même ancienne, est soupesée et subordonnée au commandement de l’Évangile : le jeûne peut être rompu pour accueillir un hôte, l’écoute du frère dans l’angoisse peut prendre la place de la récitation des Psaumes, le fruit du travail quotidien doit être partagé avec ceux qui sont dans le besoin, la miséricorde envers le pécheur doit prendre le dessus sur la justice établie par la loi.
À une époque où la majeure partie des personnes, et par conséquent aussi des moines, était analphabète, dans une culture où la tradition orale était le véhicule ordinaire pour la transmission du savoir, dans une économie où les livres étaient un bien extrêmement rare et précieux, il était demandé aux novices qui s’approchaient de la vie monastique qu’ils connaissent par cœur « au moins » l’Évangile et les Psaumes, de sorte à pouvoir nourrir quotidiennement leur vie spirituelle. Du reste, le disciple qui se mettait à l’école d’un « Abba » recevait une « parole » qui, le plus souvent, n’était qu’un verset de l’Évangile, ou de l’Écriture, une parole qu’il devait répéter sans cesse jusqu’à ce qu’il ne l’ait mise en pratique !
Cette pratique est suivie aujourd’hui encore : le Psautier, les Évangiles et les écrits de saint Paul sont le pain quotidien pour des moines souvent bien instruits dans les disciplines les plus diverses ; c’est toujours l’Écriture qui constitue la parole décisive dans la vie monastique. Il est surprenant, parfois, lorsqu’on écoute un dialogue entre deux moines, d’entendre le recours fréquent à des expressions bibliques, à des apophtegmes des Pères qui renvoient à l’Évangile : vraiment, « la bouche parle de la plénitude du cœur » et l’Écriture écoutée, lue, méditée et priée devient le trésor intarissable d’où tirer « des choses anciennes et des choses nouvelles ». La constante répétition silencieuse d’un verset biblique, la prière commune à l’église – durant laquelle chaque moine reçoit à plusieurs reprises, de celui qui en a la charge et lui passe devant, les paroles initiales d’un Psaume afin qu’il le récite intégralement par cœur, et de sorte que tous puissent ainsi accomplir le mandat de réciter le Psautier tout entier en un seul jour –, l’usage habituel des paroles de l’Écriture pour exprimer des sentiments et des mouvements du cœur témoignent aujourd’hui encore du fait que la « centralité de la Parole » dans la vie d’un chrétien ne dépend pas d’un savoir théorique, d’études exégétiques approfondies, de la connaissance des langues dans lesquelles ont été écrits l’Ancien et le Nouveau Testament, mais plutôt de la capacité qu’a la Parole de pénétrer le cœur de celui qui l’écoute et de la réponse que la personne tout entière – âme, esprit et corps – donne à cette parole à travers son propre mode de penser, de parler et d’agir dans l’aujourd’hui de l’histoire.
Je voudrais m’arrêter en particulier sur certains passages bibliques qui reviennent chaque jour dans la prière commune monastique, durant l’office du matin. Avant tout, le Cantique de la mer (Ex 15), ce chant entonné par Myriam, la sœur de Moïse, immédiatement après le passage de la Mer Rouge et la libération de l’esclavage en Égypte ainsi que de l’armée du Pharaon. Il peut surprendre que des chrétiens égyptiens chantent sur des tons d’exultation une hymne où l’on rend grâce à Dieu pour avoir défait l’Égypte, pour avoir jeté à la mer cheval et chevalier ! Mais cette donnée est révélatrice de la capacité de lecture spirituelle de l’Écriture : les adversaires défaits ne sont pas les Égyptiens en tant que peuple – en un certain sens les « ancêtres » de ceux qui aujourd’hui entonnent ce chant – mais bien les forces contraires à Dieu, qui maintiennent les croyants en esclavage, qui les empêchent de rendre un culte au Seigneur, qui font obstacle au chemin vers la libération. Vraiment, la joie pour la liberté retrouvée des enfants de Dieu n’a pas peur de prendre à son compte le langage et les expressions d’un peuple qui a défait, par l’entremise de la main prodigieuse de Dieu, ses propres ancêtres : aujourd’hui les chrétiens égyptiens chantent – comme les juifs, et comme toute autre ethnie sur la terre – leurs louanges au Seigneur qui a réalisé des merveilles et qui a anéantit dans la mer l’armée de l’Égypte !
Plus significatifs encore pour la vie spirituelle du moine sont les trois passages d’Évangile qui sont proclamés chaque matin durant la prière : le passage sur les vierges folles et les vierges sages (Mt 25, 1-13), l’épisode de la femme pécheresse à laquelle beaucoup a été pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé (Lc 7, 36-50) et l’invitation à la vigilance dans l’attente du Seigneur (Lc 12, 35-40). L’application à la vie monastique – ou mieux, à la vie chrétienne vécue radicalement – des deux premiers passages apparaît assez bien établie : l’invitation à la vigilance, à ne pas faire manquer l’huile de la charité durant l’attente, le fait de se savoir éveillés et de se trouver prêts dès que retentit la voix qui annonce l’Époux est un topos, une exhortation récurrente dans la spiritualité monastique et dans la catéchèse. De même, la figure de la pécheresse qui demande silencieusement et obtient le pardon de Jésus grâce à la pénitence et aux gestes d’attention pour le corps du Seigneur – les pieds du voyageur lavés avec les larmes, séchés avec les cheveux, baisés et enduits de parfum – devient l’image emblématique de chaque croyant, pécheur pardonné et appelé à aimer intensément en vertu de l’amour donné et reçu. Mais la lecture spirituelle du second passage lucanien est plus prégnante encore, en particulier le verset 37 : « Heureux ces serviteurs que le maître en arrivant trouvera en train de veiller ! En vérité, je vous le dis, il se ceindra, les fera mettre à table et, passant de l’un à l’autre, il les servira. » Dans l’interprétation monastique, l’accent n’est pas tant placé sur la vigilance des serviteurs – le passage des dix vierges y exhorte déjà – mais plutôt sur l’attitude déconcertante du Seigneur à son retour : lui, le patron, le maître, se ceindra pour servir les disciples vigilants ! L’attitude du service jusqu’à l’extrême que le Seigneur Jésus a vécue dans sa chair humaine résumée dans l’épisode du lavement des pieds, que l’évangéliste Jean raconte au lieu du partage du pain et du vin du dernier repas – sera celle que le Seigneur aura lorsqu’il reviendra dans la gloire : même le Seigneur glorieux sera au service de l’homme !
Quel enseignement plus chargé d’autorité et plus efficace pourrions-nous recevoir pour notre vie quotidienne, quelle « incarnation » plus concrète et actuelle de la Parole pourrions-nous trouver pour nos vies vécues les uns à côté des autres, dans l’écoute, dans l’accueil et dans le service réciproques ? Vraiment, le monachisme copte nous rappelle avec force que la parole de Dieu est et reste une « lampe pour nos pas » à tout moment de notre existence, jusqu’au don total de notre vie, jusqu’au jour grand et glorieux du retour du Seigneur, un retour dans la gloire, certes, mais une gloire qui porte l’inscription indélébile du sceau du service et de l’amour.