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Carême
BASILE DE CÉSARÉE : HOMÉLIE 6, SUR L’AVARICE
par Luc Fritz
Vendredi 6 novembre 2009 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010
Homélie de saint Basile de Césarée sur cette parole de l’évangile de Luc : « Je détruirai mes greniers et j’en construirai de plus grands » (Lc 12, 18) et sur l’avarice.
l y a deux sortes de tentations. Ou bien les peines éprouvent les cœurs, comme l’or dans la fournaise (cf. Sg 3, 6), lorsque par la patience qu’elles exigent, elles montrent qu’ils ne méritaient pas la considération dont ils jouissaient ; ou bien c’est la prospérité même qui devient souvent pour le plus grand nombre une épreuve. Ce sont deux choses également difficiles pour l’âme, de ne pas se laisser abattre par les traverses et de ne pas se porter aux excès dans la prospérité.
Nous avons un exemple de la première sorte de tentation dans Job, ce grand homme, cet invincible athlète qui soutint toute la violence du diable, comme le cours impétueux d’un torrent, d’un cœur inébranlable et d’un esprit tranquille, et apparut d’autant plus grand au sortir des tentations que les luttes engagées avec lui par son ennemi paraissaient terribles et fatales.
En autres exemples de tentation qui se présentent dans la prospérité, il y a ce riche dont on vient de parler : il possédait des richesses et il en espérait d’autres. Le bon Dieu ne l’avait pas condamné d’abord à cause de sa dureté, et toujours ajoutait de nouvelles richesses à ses richesses premières, pour voir si, l’ayant enfin rassasié, il pourrait inviter son âme à la sociabilité et à la douceur : « Il y avait un homme riche, dit l’Écriture, dont le domaine avait beaucoup rapporté, et il s’entretenait ainsi en lui-même : Que ferai-je ? Je détruirai mes greniers et j’en construirai de plus grands. » (Lc 12, 16-18).
Pourquoi donc avait tant rapporté le domaine de cet homme qui ne devait faire aucun bon usage de sa richesse ? Pour que parût davantage la longanimité d’un Dieu dont la bonté s’étend jusqu’à de tels individus : « Il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes, et il fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5, 45). Mais une pareille bonté de la part de Dieu appelle sur les criminels un châtiment plus grand. Il a répandu les pluies sur la terre cultivée par des mains avares ; il a donné le soleil pour échauffer les semences et multiplier les fruits, grâce à la fertilité du sol. C’est de Dieu que viennent ces avantages : une terre convenable, un air bien tempéré, des semences abondantes, des bœufs qui prêtent leur concours, et tout ce qui permet à l’agriculture de prospérer. Or, qu’y avait-il en notre homme ? L’aigreur du caractère, la haine à l’égard des autres hommes, l’égoïsme. C’est ainsi qu’il répondait à son bienfaiteur. Il ne se souvenait pas de notre commune nature ; il ne pensait pas qu’il faut distribuer son superflu aux pauvres ; il ne tenait aucun compte du précepte : « Ne manque pas de faire du bien au pauvre » (Pr 3, 27), et « Que l’aumône et que la foi ne te quittent pas » (Pr 3, 3), et « Romps ton pain pour celui qui a faim » (Is 58, 7). Tous les prophètes, tous les docteurs lui criaient ces enseignements, mais ils n’étaient pas entendus : ses greniers craquaient, trop étroits pour contenir le blé qu’on y avait entassé, mais son cœur cupide n’était pas rempli.
Comme il ne cessait d’ajouter de nouvelles récoltes aux anciennes, et d’accroître sa richesse par les apports de chaque année, il tomba dans un embarras inextricable : il refusait de laisser partir les vieilles récoltes, à cause de son avarice, et il ne pouvait pas recevoir les nouvelles, à cause de la trop grande quantité qu’il avait déjà. Aussi, ses desseins étaient-ils sans effet, ses préoccupations sans remède. Que ferai-je ? Qui n’aurait pitié d’un homme aussi tourmenté ? Malheureux à cause de la fertilité de son domaine, il est à plaindre pour les biens qu’il possède, plus à plaindre encore pour ceux qu’il atttend. Ce ne sont pas des revenus que la terre lui procure, ce sont des gémissements qu’elle lui enfante. Ce n’est pas l’abondance des fruits qu’elle lui prodigue, ce sont des soucis, des chagrins et un embarras terrible. Il se plaint à la manière des pauvres. Ne fait-il pas entendre aussi cette parole, celui qui est pressé par la misère ? Que ferai-je ? Comment me procurer la nourriture ? Comment me procurer le vêtement ? Ces questions, le riche lui aussi les pose. Son cœur s’afflige, dévoré par les soucis. Ce qui réjouit les autres, consume de chagrin l’avare. Il n’est pas heureux de voir tous ses magasins remplis, et la richesse qui afflue et qui déborde de ses greniers blesse son âme effrayée à la seule pensée de jeter un regard sur ceux du dehors, et d’être la cause d’un peu de soulagement pour les malheureux.
2. Le mal dont souffre son âme me paraît semblable à celui qu’éprouvent les gloutons : ils aiment mieux crever de gloutonnerie que de partager leurs restes avec les pauvres. Écoute, ô homme, celui qui t’a pourvu. Souviens-toi de toi-même, qui tu es, quel bien tu administres, de qui tu l’as reçu, pourquoi tu as été préféré à la plupart. Tu as été fait serviteur d’un Dieu bon, intendant de tes compagnons d’esclavages ; ne crois pas que tout a été préparé pour ton ventre. Délibère au sujet des biens que tu as en mains avec la pensée que ce sont ceux d’autrui : ils te charment un peu de temps, puis ils s’écrouleront et disparaîtront, mais il t’en sera demandé un compte exact. Tu tiens toute ta richesse ramassée et renfermée derrière des portes et des verrous ; tu en as interdit l’accès par des sceaux, et cependant tu ne peux dormir à cause des soucis, et tu tiens conseil en toi-même, car tu te sers de toi-même comme d’un conseiller sans raison. Que ferai-je ? Il était tout simple de dire : je rassasierai les âmes de ceux qui ont faim, j’ouvrirai mes greniers et j’inviterai tous les pauvres. J’imiterai Joseph et je me ferai le héraut de la bonté. Je prononcerai des paroles magnanimes : « Vous tous qui manquez de pain, venez à moi ; vous aurez part, chacun suivant ses besoins, aux biens dont Dieu m’a gratifié ; vous y puiserez comme à des fontaines publiques. » Mais toi, tu n’es pas ainsi. Pourquoi ? Tu envies aux hommes l’usage des richesses, et, réunissant en ton âme un conseil de méchants, tu t’inquiètes, non de savoir comment tu pourras distribuer à chacun le nécessaire, mais comment, après avoir reçu tous les biens, tu pourras empêcher tout le monde d’en jouir. Ceux qui lui redemandaient son âme était là (Lc 12, 20), et lui s’entretenait de sa nourriture avec son âme. Cette nuit-là même il était enlevé, et il s’imaginait de nombreuses années de jouissance. Il lui fut accordé de former tous les desseins et de manifester sa pensée, afin que la sentence qu’il devait entendre fût digne du choix qu’il aurait fait.
3. Prends garde d’éprouver le même sort. L’histoire de cet homme a été écrite pour que nous évitions de lui ressembler. Imite la terre, ô homme : porte du fruit comme elle, ne te montre pas pire que la nature inanimée. Au surplus, la terre ne nourrit pas ses fruits pour sa propre jouissance, mais pour ton utilité ; tandis que toi, tous les fruits que tu montres de ta bienfaisance, tu les ramasses pour toi-même, parce que la récompense que méritent les bonnes œuvres revient aux bienfaiteurs. Tu as donné à celui qui avait faim, et ce que tu as donné est de nouveau à toi et te revient avec des intérêts. De même, en effet, que le blé, lorsqu’il est tombé en terre, devient un gain pour celui qui l’y a jeté, de même le pain, offert à celui qui a faim, produit dans la suite de multiples avantages. Que la fin de l’agriculture soit donc pour toi le commencement des semailles célestes : « Semez, dit l’Écriture, pour vous-mêmes dans la justice » (Gn 10, 12). Pourquoi donc te tourmentes-tu, pourquoi te frappes-tu toi-même dans tes efforts pour enfermer ta richesse dans le mortier et les briques ? « Une bonne renommée vaut mieux que de grandes richesses » (Pr 22, 1). Si tu admires l’argent à cause de la considération qu’il procure, considère combien il est plus profitable pour ta gloire d’être appelé père de milliers d’enfants que d’avoir dans ta bourse des milliers de statères. Tu laisseras là ton argent, même si tu ne le veux pas ; au contraire, tu emporteras devant le Maître l’honneur qui te reviendra de tes bonnes œuvres, lorsqu’un peuple entier t’entourera en présence du Juge commun, t’appellera nourricier, bienfaiteur, et te donnera tous les noms de la bonté. Ne vois-tu pas ceux qui, dans les théâtres, pour l’honneur d’un moment, les acclamations et les applaudissements du peuple, jettent leur fortune aux lutteurs au pancrace, aux comédiens et à ces hommes qui luttent contre les bêtes féroces et dont la vue seule inspirerait le dégoût ? Et toi, tu regardes à la dépense, alors que tu dois t’élever à une si grande gloire ? C’est Dieu qui t’approuvera, ce sont les anges qui t’acclameront bienheureux : une gloire éternelle, une couronne de justice, le royaume des cieux, tels sont les prix que tu recevras pour l’intendance de ces richesses corruptibles. Mais tu ne te soucies de rien de tout cela, et, par suite de ton zèle pour les biens présents, tu méprises ceux que tu dois espérer. Allons ! Distribue donc de toutes manières ta richesse, sois libéral et magnifique dans tes dépenses pour les indigents. Que l’on dise aussi de toi : « Il a dispersé ses biens, il les a donnés aux pauvres ; sa justice demeure pour l’éternité » (Ps 111, 9). Ne profite pas de la détresse pour vendre cher. N’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers, « car celui qui vend son blé au poids de l’or est maudit du peuple » (Pr 11, 26). N’attends pas la famine pour en tirer de l’or, la misère commune en vue de ton opulence personnelle. Ne deviens pas un trafiquant des calamités humaines. Ne fais pas de la colère de Dieu une occasion d’accroître ta fortune. Ne ravive pas les blessures de ceux que les fouets ont meurtris. Mais tu portes tes regards du côté de l’or, et tu les détournes de ton frère. Tu reconnais l’empreinte des pièces de monnaie et tu distingues les vraies des fausses, mais ton frère dans le besoin, tu l’ignores complètement.
4. La belle couleur de l’or te procure une jouissance extrême, mais tous les gémissements dont le pauvre te poursuit, tu les comptes pour rien. Comment te mettre sous les yeux les souffrances de l’indigent ? Ce malheureux, après avoir inspecté sa maison, voit qu’il n’y a pas d’or chez lui, qu’il n’y en aura jamais ; que ses meubles et ses vêtements ont l’aspect misérable de la propriété des pauvres, d’une valeur totale de quelques oboles. Que faire donc ? Il tourne enfin les yeux vers ses enfants, pour les conduire au marché et trouver ainsi un moyen de retarder la mort. Considère ici le combat que se livrent la faim qui presse et les sentiments paternels. Celle-là menace notre homme de la mort la plus affreuse, la nature le tire de son côté et essaye de lui persuader de mourir avec ses enfants. Souvent il se décide, aussi souvent il revient sur sa décision ; finalement il succombe, contraint par la nécessité et l’implacable besoin. Et quel conseil tient-il en lui-même ce père ? « Lequel vendrai-je en premier ? Lequel le marchand de blé verra-t-il avec plus de plaisir ? Faut-il aller vers le plus âgé ? Mais je respecte en lui le droit d’aînesse. Vers le plus jeune ? Mais j’ai pitié de son âge qui ne sait pas encore ce que c’est que le malheur. Celui-ci est le portrait frappant de ses parents, celui-là est doué pour les études. Hélas ! Quel embarras ! Que devenir ? Sur lequel d’entre-eux vais-je tomber ? Quelle âme de la bête sauvage faut-il que je revête ? Comment pourrai-je oublier la nature ? Si je les garde tous, je les verrai tous consumés par la souffrance. Si j’en vends un, de quel œil regarderai-je ceux qui resteront, devenu désormais pour eux suspect de trahison ? Comment pourrai-je habiter ma maison, après m’être privé moi-même de mon enfant ? Comment m’assoirai-je à ma table qui connaîtra l’abondance à un pareil prix ? » Et il va, inondé de larmes, vendre le plus aimé de ses fils. Toi, cependant, tu restes inflexible devant sa douleur, tu ne tiens pas compte de la nature. La faim presse cet infortuné, et toi, tu le fais attendre, tu te moques de lui, tu prolonges son malheur. Il offre ses entrailles pour payer sa nourriture, et non seulement ta main n’est pas paralysée quand elle reçoit le prix que tu tires d’une telle détresse, mais tu discutes même sur ce prix, comme si tu offrais trop, tu t’efforces de recevoir beaucoup tout en donnant peu, et tu te sers de tous les moyens pour rendre plus accablant le malheur de cet infortuné. Ses larmes n’excitent pas ta pitié, ses gémissements n’amollissent pas ton cœur ; tu es inflexible et inexorable. Tout à tes yeux devient or, l’or obsède ton imagination ; c’est l’objet de tes rêves quand tu es endormi, de tes préoccupations quand tu es éveillé. De même, en effet, que ceux que la folie égare ne voient pas les objets réels, mais ce que leur hallucination leur présente d’après leur passion ; ainsi, ton âme, possédée par l’avarice, voit partout l’or, partout l’argent. Tu verrais avec plus de plaisir l’or que le soleil. Ton voeu est que tout se change en or, et tu t’appliques à le réaliser dans la mesure de tes forces.
5. Quelle invention ne mets-tu pas en mouvement à cause de l’or ? Le blé pour toi devient or, le vin se durcit en or, la laine pour toi se change en or ; tout commerce, tout projet que tu formes te rapporte de l’or. L’or se donne naissance à lui-même, multiplié qu’il est par les intérêts ; et l’on n’est pas rassasié, et l’on ne peut trouver de terme à ses désirs. Souvent on laisse les enfants gourmands se gorger sans réserve de ce qu’ils aiment le plus, pour que la satiété excessive engendre en eux le dégoût. Avec l’avare, il n’en est pas ainsi : plus il se remplit, plus il désire. « Si la richesse afflue vers vous, ne l’attachez pas à votre cœur » (Ps 61, 11). Or, tu retiens le flot qui coule devant toi et tu lui fermes tous ses passages. Mais, tandis que vous gardez la fortune stagnante, que vous fait-elle ? Elle rompt ses digues, et, après avoir été violemment contenue, elle déborde, détruit les greniers du riche, rase ses magasins, comme un ennemi qui envahit un territoire. Il va les reconstruire plus grands ? Il ne sait s’il ne les laissera pas détruits à son successeur. Car il pourrait lui-même disparaître, emporté avant qu’il ait pu les relever d’après le projet inspiré par son avarice. Que cet homme ait la fin que méritent ses mauvais desseins !
Mais vous, si vous m’en croyez, vous ouvrirez toutes les portes de vos magasins et vous procurerez à vos richesses de larges débouchés. Comme un grand fleuve qui se répand par mille canaux sur une terre fertile, permettez à vos richesses de se disperser et de s’en aller, par des voies diverses, dans les maisons des pauvres. L’eau devient plus abondante dans les puits où on la tire, et croupit dans ceux qui ne servent pas. De même, la richesse immobilisée est inutile ; mais, si elle est mise en mouvement et en circulation, elle devient utile à tous et féconde. Quelle louange t’adresseront ceux à qui tu auras fait du bien ! Garde-toi de la mépriser ! Quelle récompense te décernera le juste Juge ! Garde-toi d’en douter ! Que partout se présente à toi l’exemple de ce riche accusé d’avarice, qui, gardant les biens qu’il avait déjà, s’inquiétait pour les biens à venir, et, dans l’incertitude où il était de vivre le lendemain, avait péché le jour même pour le lendemain. Le suppliant n’était pas encore venu, qu’il montrait d’avance sa cruauté. Il n’avait pas ramassé ses récoltes, qu’il était déjà condamné pour avarice. La terre l’accueillait avec ses productions, étalant dans les champs les épaisses moissons, montrant sur les sarments de vigne les grappes nombreuses, donnant l’olivier qui se couvre de fruits, et promettant toutes les jouissances que l’on peut cueillir sur les arbres. Notre homme, lui, n’était accueillant pour personne et ne produisait aucun fruit ; il ne possédait pas encore, qu’il portait déjà envie aux indigents. Et pourtant, que de dangers menacent les fruits avant la récolte ! La grêle les brise, la chaleur trop ardente nous les arrache des mains, l’eau qui tombe des nuages à contretemps les rend inutilisables. Tu ne pries donc pas le Seigneur de consommer ses bienfaits ? Mais non, tu te rends d’avance indigne de recevoir ce qui t’a été montré.
6. Tu t’entretiens avec toi-même dans le secret, mais tes paroles sont examinées dans le ciel. Aussi, est-ce de là que t’arrivent les réponses. Quels propos tiens-tu ? « Mon âme, tu as en réserve beaucoup de biens ; mange, bois, réjouis-toi chaque jour » (Lc 12, 19). Ô folie ! Si tu avais une âme de porc, quelle autre bonne nouvelle pourrais-tu lui annoncer ? Es-tu à ce point semblable aux bêtes, si peu intelligent quand il s’agit des biens de l’âme, que tu offres à la tienne, en signe de bon accueil, la nourriture de la chair, et que tu lui destines à cette âme tout ce que reçoivent les latrines ? Si elle possède la vertu, si elle est pleine de bonnes œuvres, si elle habite près de Dieu, elle a beaucoup de biens, qu’elle se réjouisse de la bonne joie de l’âme. Mais, puisque tes pensées sont terrestres, que tu as pour dieu ton ventre, que tu es tout charnel, asservi à tes passions, écoute le nom qui te convient, celui qu’aucun homme ne t’a donné mais le Seigneur lui-même : « Insensé ! cette nuit même on te redemandera ton âme ; et ce que tu as mis en réserve, pour qui sera-t-il ? » (Lc 12, 20). Cette dérision que t’attire ton imprudence est pire que le châtiment éternel.
En effet, celui qui, dans quelques instants, va être emporté et conduit devant le Juge, quels desseins forme-t-il ? « Je détruirai mes greniers et j’en construirai de plus grands ». Tu fais bien, lui dirais-je moi-même. Ils méritent d’être détruits tes magasins d’iniquité. Rase de tes propres mains ce que tu as construit mal à propos. Ouvre tes dépôts de grain, d’où jamais personne n’est sorti soulagé. Fais disparaître toute maison gardienne de ton avarice, renverse tes toits, démolis tes murs, montre au soleil ton blé moisi, fais sortir de prison tes richesses captives, expose au grand jour les ténébreux asiles de Mammon. « Je détruirai mes greniers et j’en construirai de plus grands ». Et si tu remplis aussi ceux-là, qu’imagineras-tu donc alors ? Est-ce que par hasard tu les détruiras encore, pour en construire encore d’autres ? Quoi de plus sort que de se fatiguer sans cesse, de s’empresser de construire pour s’empresser de détruire ? Tu as comme greniers, si tu le veux, le ventre des pauvres. Ramasse-toi un trésor dans le ciel (cf. Mt 6, 20). Ce qui est déposé là, les vers ne le mangent pas, la pourriture ne le dévore pas, les voleurs ne le dérobent pas. — Mais je partagerai avec les pauvres, quand j’aurai rempli mes seconds greniers. — Tu as fixé toi-même à ta vie un terme très éloigné. Prends garde que le temps, pressé d’arriver au jour fixé par Dieu, ne te devance, car ta promesse est une preuve, non de ta bonté, mais de ta méchanceté. En effet, tu promets, non pour donner ensuite, mais pour te soustraire au devoir présent. Qu’est-ce qui t’empêche de donner maintenant ? Le pauvre n’est-il pas là ? Tes greniers ne sont-ils pas pleins ? La récompense n’est-elle pas prête ? Le précepte n’est-il pas clair ? Celui qui a faim se consume, celui qui est nu est gelé, celui à qui on réclame une dette s’étrangle, et toi, tu renvoies ton aumône à demain ? Écoute Salomon : « Ne dis pas : Retourne chez toi et reviens, demain je donnerai ; car tu ne sais pas ce qu’enfantera le jour suivant » (Pr 3, 28 ; 27, 1). Quels commandements tu méprises, toi à qui l’avarice a bouché les oreilles ! Quelle reconnaissance tu devrais avoir pour ton bienfaiteur, combien tu devrais être joyeux et fier de l’honneur qui t’est fait, puisque tu n’as pas toi-même à causer du trouble à la porte d’autrui, et que ce sont les autres qui assiègent la tienne ! Mais tu es sombre et inabordable, tu évites les rencontres, de peur d’être forcé de laisser échapper de tes mains la moindre chose. Tu ne connais qu’un mot : je n’ai rien, je ne donnerai rien car je suis pauvre. Pauvre, tu l’es en effet, et dépourvu de tout bien : pauvre d’amour, pauvre de bonté, pauvre de foi en Dieu, pauvre d’espérance éternelle. Donne à tes frères une part de tes vers ; partage aujourd’hui avec l’indigent ce qui sera pourri demain. C’est faire preuve de la plus odieuse des avarices, que de ne pas vouloir partager avec les pauvres même ce qui se perd.
7. « À qui fais-je tort, dit l’avare, en gardant ce qui m’appartient ? » Qu’y a-t-il, dis-moi, qui t’appartienne ? Où as-tu pris quelque chose pour l’introduire dans ta vie ? Comme quelqu’un qui, après avoir occupé une place au théâtre, repousserait ceux qui voudraient entrer, parce qu’il considère comme sa propriété personnelle ce qui est mis à la disposition de tous indistinctement : tels sont les riches. Ils s’emparent d’avance de ce qui est à tous et se l’approprient en vertu du droit du premier occupant. Si chacun prenait seulement de quoi subvenir à ses besoins et laissait le superflu à l’indigent, personne ne serait riche, personne ne serait pauvre, personne ne serait dans la misère. N’es-tu pas sorti nu du sein de ta mère ? Ne t’en retourneras-tu pas nu encore dans la terre ? Les biens présents, d’où te sont-ils venus ? Si tu dis que c’est du hasard, tu es un impie, car tu ignores le Créateur et tu n’as pas de reconnaissance pour Celui qui t’a pourvu. Si tu admets que c’est de Dieu, dis-nous la raison pour laquelle tu les as reçus. Dieu serait-il injuste, lui qui nous distribue inégalement les choses nécessaires à la vie ? Pourquoi es-tu riche, toi, alors que celui-là est pauvre ? N’est-ce pas seulement pour que toi, tu reçoives la récompense de ta bonté et de ta fidèle administration, et que lui soit honoré des prix magnifiques réservés à la patience ? Mais toi, qui fais tout disparaître dans les insatiables replis de ton avarice, crois-tu ne fait tort à personne, lorsque tu dépouilles tant de gens ? Qui est l’avare ? Celui qui ne se contente pas du nécessaire. Qui est le spoliateur ? Celui qui prive chacun de ses biens. Et toi, n’es-tu pas avare, n’es-tu pas spoliateur, quand tu t’appropries les biens que tu as reçus en intendance ? Celui qui dépouille un homme de ses vêtements sera appelé voleur, et celui qui ne couvre pas l’homme qui est nu, alors qu’il peut le faire, est digne d’un autre nom ? Il appartient à celui qui a faim, le pain que tu gardes ; à celui qui est nu, le manteau que tu conserves dans tes coffres ; à celui qui est sans chaussures, la chaussure qui pourrit chez toi ; au pauvre, l’argent que tu tiens enfoui. Ainsi, tu commets autant d’injustices qu’il y a de personnes à qui tu pourrais donner.
8. « Ce sont là, dit l’avare, de belles paroles, mais l’or est encore plus beau ». Ils ont le même succès ceux qui discourent sur la chasteté devant les impudiques. Et, en effet, ces hommes, lorsqu’on accuse leur maîtresse, sont enflammés de désirs, à cause des souvenirs qu’on éveille en eux. Comment te mettre sous les yeux les souffrances du pauvre, pour que tu saches bien de quels gémissements tu fais ton trésor ? De quel prix t’apparaîtra au jour du jugement cette parole : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais nu et vous m’avez vêtu » (Mt 25, 34-36). Au contraire, quel frisson t’agitera, quelle sueur t’inondera, quelle obscurité se répandra autour de toi, si tu entends cette condamnation : « Retirez-vous de moi, maudits, allez dans les ténèbres extérieures, celles qui ont été préparées pour le diable et ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais nu et vous ne m’avez pas vêtu » (Mt 25, 41-43). Ce n’est pas le voleur qui est accusé ici, c’est celui qui ne partage pas qui est condamné.
Pour ma part, j’ai dit ce que je croyais utile. Toi, de ton côté, si tu te laisses persuader, les biens que renferment les promesses s’offrent clairement à tes yeux. Mais, si tu refuses d’obéir, la menace est écrite. Je souhaite qu’elle ne s’exécute pas pour toi. Prends un meilleur conseil, afin que tes richesses personnelles deviennent le prix de ta rançon, et que tu parviennes aux biens célestes qui te sont préparés, par la grâce de Celui qui nous a tous appelés à son royaume, et à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.
Source :
Yves Courtonne, Homélies sur la richesse, édition critique et exégétique, Firmin-Didot, Paris 1935, p. 14-37.