Sortir des ghetto ethno-culturel
14 mai, 2012http://www.jerusalem-religions.net/spip.php?article930
Sortir des ghetto ethno-culturel
par Catherine Dupeyron
Franchir les barrières culturelles, voire faire sauter les verrous ethno-historiques, tel est l’essence de deux initiatives chapeautées par les services culturels français et présentées à une semaine d’intervalle à Jérusalem et Tel Aviv. Dans les deux cas, il s’agit de la traduction permettant de diffuser un ouvrage au sein d’un public qui n’est pas sa cible naturelle voire qui est rétif au sujet du livre. D’un côté, « Marie » de Marek Halter traduit en hébreu pour les juifs israéliens. De l’autre, « Si c’est un homme » de Primo Levi traduit en arabe. Un chassé croisé intéressant qui relève d’une démarche commune : s’adresser à l’Autre, sortir des ghettos ethno-culturels si confortables mais si sclérosants.
« Comment un jeune juif né dans le ghetto de Varsovie a-t-il pu s’intéresser à Marie ? » s’interroge Marek Halter au début de la soirée consacrée à la publication en hébreu de son livre Marie qui s’est déroulée à l’Institut culturel français de Tel Aviv le 2 février. Question d’autant plus importante que Marie n’évoque guère de bons souvenirs pour l’enfant qu’il était. « En Pologne, dans mon enfance, Marie était la Sainte par excellence. Lorsqu’il y avait des processions en son honneur, les juifs fermaient vite leur boutique car ils savaient que cela annonçait un pogrom. »
Mais voilà, Marie fait partie de ces voix de femmes que la Torah, les Evangiles ou le Coran ont passé sous silence et que Marek Halter a décidé de faire entendre. « A l’exception de Shoulamit dans le Cantique des Cantiques, les rédacteurs de la Bible n’ont pas donné la parole aux femmes tellement ils avaient peur de leurs voix », remarque Halter. La salle comble, très largement francophone, savoure l’hébreu de Marek Halter, polyglotte surdoué et volontiers badin.
« Marie est le personnage le plus populaire du monde parmi les chrétiens mais aussi parmi les musulmans. Le Coran en parle plus que les Evangiles ! Les uns et les autres la présentent toujours comme une femme soumise qui réalise la volonté de Dieu, mais ce n’est pas vrai. C’est une révoltée, une patriote. Elle voulait que son fils devienne quelqu’un et elle a fait de Jésus ce qu’il est devenu », souligne Halter. En revanche, Marie est tout simplement ignorée par les juifs.
« Les juifs Israéliens ne savent rien du christianisme »
Une erreur que Rennie Carmel, éditrice, a décidé de réparer en publiant Marie en hébreu. « Marie est née ici à Nazareth et on ne sait rien d’elle. On a oublié qu’elle faisait partie de notre histoire », confie à Jérusalem & Religions la directrice de la maison d’éditions israélienne Yahel. Son associée, Rivka Cohem Tauman ajoute : « Les juifs Israéliens ne savent rien du christianisme, même pas sa part juive. On ne l’apprend pas à l’école. »
Rennie Carmel croit beaucoup à ce livre. Le tirage est de 2 000 exemplaires – ce qui ferait 20 000 à l’échelle de la France. Et les premières réactions de la presse israélienne, enthousiastes alors que Marek Halter est inconnu du grand public israélien, semblent lui donner raison. « En publiant ce livre je veux montrer que les trois religions monothéistes sont assez proches », précise l’éditrice.
Une idée que Marek Halter exprime, lui aussi. A sa manière. « Juifs et chrétiens sont un peu comme des matroschka, des poupées russes », confie l’auteur à Jérusalem & Religions. « Je suis heureux que ce soit publié en hébreu car il faut que les Juifs comprennent que c’est leur histoire. J’ai peur des groupes humains qui se referment sur eux-mêmes. C’est un danger qui guette tout le monde y compris les juifs. Or, Marie est la première mère juive de l’histoire ! Et Jésus n’était pas chrétien. D’ailleurs, David Ben Gourion ne disait-il pas que le personnage le plus passionnant de l’histoire juive c’est Jésus ! »
Primo Levi en arabe présenté à Jérusalem : un défi compliqué
Autre ville, autre salle, autre auteur, autre public, autre ambiance. Le 25 janvier, au Centre culturel français Chateaubriand situé rue Salah Eddin à Jérusalem-est, était présentée la traduction en arabe de Si c’est un homme de Primo Levi. Il s’agit d’une initiative de l’association Aladin patronnée par l’Unesco (www.projetaladin.org/fr/accu…) dont l’objectif est de faire connaître la Shoah dans le monde arabe et musulman (Turquie, Iran), dont certains intellectuels ou politiques sont tentés par le négationnisme. Le traducteur est un arabe israélien de Nazareth où le livre a été également été présenté le 26 janvier.
A Jérusalem, une petite vingtaine de personnes assiste à la soirée, essentiellement des expatriés et des juifs israéliens, ces derniers fréquentent habituellement le Centre culturel Romain Gary situé à Jérusalem-ouest. Le directeur du Centre, Patrick Girard, s’amuse de cette présence insolite mais à l’inverse n’est guère surpris de l’absence de son cœur de cible, les Palestiniens de Jérusalem-est – musulmans et chrétiens confondus. « L’absence est leur manière de dire leur désapprobation. A Ramallah où était initialement programmée la soirée, on risquait l’émeute », confie-t-il à Jérusalem & Religions.
La soirée organisée pour les Palestiniens se déroule donc devant un public qui ne l’est pas ou fort peu. Une situation prévisible mais cette initiative n’est que le début d’un long chemin dont la directrice d’Aladin, Anne-Marie Revcolevschi, savait qu’il « ne serait pas facile ». Et puis, après tout, le débat a tout de même lieu, sans complaisance mais avec respect.
En effet, une fois la présentation terminée, une conversation soutenue s’engage entre Mourad, étudiant palestinien, et Anne-Marie Revcolevschi qui ne cache pas le fait qu’elle est juive et issue d’une famille polonaise largement décimée par la Shoah. Elle cite Primo Levi : « Auschwitz n’a rien à voir avec la guerre, ce n’en est pas une étape. Dans la guerre, il y a une rationalité que nous comprenons. Dans la haine de Auschwitz, il n’y a aucune rationalité. » Primo Levi, survivant d’Auschwitz, souligne donc l’unicité de la Shoah ou tout au moins des génocides ; un message que les Palestiniens entendent, généralement, mal.
Des incompréhensions mais un dialogue
Mourad exprime son incompréhension. « Auschwitz est la part noire de l’histoire de l’humanité et je trouve votre projet intéressant mais je vois un certain parallèle entre ce qui s’est passé à Auschwitz et ce qui s’est passé à Gaza l’hiver dernier. Les juifs n’ont pas le monopole de la souffrance, ils ne sont pas les seules victimes. » Posément, il poursuit : « Le problème c’est que les juifs ne cessent d’utiliser l’histoire juive, la Shoah, dans l’histoire israélienne. J’ai rencontré un colon qui m’a expliqué qu’il avait le droit de s’installer sur les terres palestiniennes à cause de la Shoah. Et puis les Israéliens refusent de reconnaître la Nakba comme certains refusent l’existence de la Shoah. »
La Nakba – catastrophe en Arabe – désigne pour les Palestiniens la guerre de 1948 et la création de l’Etat d’Israël, événement que les juifs saluent annuellement par la Fête de l’indépendance. Or, au printemps dernier, un député israélien ultra-nationaliste (Israël Beïtenou) a tenté de faire voter une loi interdisant aux Arabes d’Israël de considérer la Fête de l’Indépendance comme une journée de deuil. Le texte a suscité une vive polémique au sein de la Knesseth et plusieurs ministres juifs se sont prononcés contre ce texte qui « porte atteinte à la liberté d’expression et au droit de manifester, droits basiques d’une démocratie » selon un communiqué publié alors.
La soirée autour du livre de Primo Levi est porteuse d’avenir en raison de la présence de Mohammed Dajani, professeur de sciences politiques à l’université Al Quods de Jérusalem-est. Favorable au projet Aladin, Dajani a invité sa directrice à revenir, rapidement, pour parler devant les étudiants de l’université Al Quds. Une proposition aussitôt acceptée car l’objectif d’Aladin est justement d’aller à la rencontre des musulmans, qui ignorent la réalité de la Shoah faute de disposer de ponts nécessaires. « Il est essentiel de mener ce projet avec les universitaires arabes et plus largement musulmans », souligne Revcolevschi en conclusion de son intervention.
Marek Halter, Rennie Carmel, Anne-Marie Revcolevschi, Mohammed Dajani et d’autres seront donc des passeurs, ceux qui aident à s’ouvrir à l’Autre, à sortir de ghettos ethno-culturels ; un repli humain banal renforcé au Moyen-Orient par le conflit entre juifs et arabes qui dure depuis plus de 100 ans.
Sur l’initiative d’Aladin, lire aussi : http://www.juif.org/go-news-120714.php
dimanche 7 février 2010