« MIEUX VAUT SE MARIER QUE BRÛLER ». MÊME SI C’EST EN SECONDES NOCES – par Sandro Magister
13 avril, 2015http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1351018?fr=y
« MIEUX VAUT SE MARIER QUE BRÛLER ». MÊME SI C’EST EN SECONDES NOCES
Les Églises orthodoxes appliquent aux divorcés cette formule de l’apôtre Paul. Et il y a des gens qui voudraient qu’une telle pratique soit également introduite dans l’Église catholique. L’un d’eux est un théologien du diocèse de Bologne, dont l’archevêque est le cardinal Caffarra
par Sandro Magister
ROME, le 2 avril 2015 – Le Jeudi Saint, on peut entendre cet avertissement, plus que jamais d’actualité, qui avait été adressé par l’apôtre Paul aux chrétiens de Corinthe : « Quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement… mange et boit sa propre condamnation ».
De cet avertissement l’Église catholique a tiré l’interdiction de donner la communion aux divorcés remariés.
Toutefois, dans les Églises orthodoxes, c’est une pratique différente qui a prévalu. Elle en arrive à bénir les secondes noces et à permettre la communion eucharistique aux divorcés remariés.
Les gens qui souhaitent que cette pratique soit également introduite dans l’Église catholique citent en effet les Églises orthodoxes comme un exemple de « miséricorde » qu’il conviendrait d’imiter. Ils se réfèrent, pour soutenir leur point de vue, à une remarque sibylline formulée par le pape François, le 28 juillet 2013, à bord de l’avion qui le ramenait de Rio de Janeiro à Rome :
« Les orthodoxes suivent la théologie de l’économie, comme ils l’appellent, et ils donnent une seconde possibilité [de mariage], ils le permettent. Je crois que ce problème, on doit l’étudier dans le cadre de la pastorale du mariage ».
Mais, à la veille de la première session du synode consacré à la famille, au mois d’octobre dernier, l’archevêque Cyril Vasil, secrétaire de la congrégation pour les Églises orientales au Vatican, a lancé une mise en garde contre une interprétation « naïve » de la pratique des Églises orthodoxes en matière de mariage.
Les remariages – a-t-il expliqué – sont entrés dans la pratique des Églises orientales à une époque tardive, vers la fin du premier millénaire. Ils y ont été introduits sous l’influence envahissante de la législation impériale byzantine, dont les Églises étaient les exécutrices. Et, à l’heure actuelle, la dissolution d’un premier mariage est encore pour ces Églises, dans presque tous les cas, la simple transcription d’un jugement de divorce qui a été rendu par l’autorité civile.
Vasil est une autorité en la matière. Slovaque de rite grec, jésuite, il a été doyen de la faculté de droit canonique de l’Institut Pontifical Oriental de Rome. Son essai consacré au divorce et aux remariages dans les Églises orthodoxes a été inclus dans un livre à plusieurs auteurs qui a été publié à la veille du synode et qui contient des textes rédigés par cinq cardinaux, tous opposés à l’accès des divorcés remariés à la communion :
« Permanere nella verità di Cristo. Matrimonio e Comunione nella Chiesa cattolica », Cantagalli, Sienne, 2014.
Les passages marquants de l’essai de Vasil sont reproduits dans cet article de www.chiesa :
> Divorce et remariages. La conciliante « oikonomia » des Églises orthodoxes
Cependant les experts ne sont pas tous d’accord avec lui.
Enrico Morini est professeur d’histoire des Églises orthodoxes à l’université d’état de Bologne et à la faculté de théologie d’Émilie-Romagne. Il a écrit – en note à un essai publié dans « Memorie Teologiche » [Mémoires Théologiques], la revue en ligne de sa faculté – le texte suivant à propos de la dissolution du lien nuptial et de la possibilité de contracter un second mariage, qui sont admis par les Églises orthodoxes :
« Cette donnée incontestable qu’est la modulation de la pratique ecclésiastique en tenant compte de la législation civile en matière de mariage paraît présentée par Cyril Vasil de manière négative, comme une adultération sécularisante de l’enseignement évangélique, presque comme une approbation donnée à des lois d’état qui sont en opposition avec la loi divine. Il me semble, au contraire, qu’elle constitue une pratique qui, avec sagesse, applique à la pastorale le critère salvifique de la miséricorde, sans compromettre pour autant le principe de l’indissolubilité. Dans les problématiques aigües qui sont suscitées par le contexte sociologique actuel, elle représente, à mon avis, une alternative valide à l’hypothèse de l’admission des divorcés remariés à la communion sacramentelle. En effet cette pratique, au lieu de permettre à des personnes qui vivent objectivement en état de péché d’accéder au sacrement, assainit plutôt la situation de péché au moyen d’une ratification ecclésiale non sacramentelle, qui valorise ce qu’il y a de positif dans une union naturelle, stable et fidèle ».
L’essai écrit par Morini peut être lu dans son intégralité sur le site web de « Memorie Teologiche » :
> Il matrimonio nella dottrina e nella prassi canonica della Chiesa ortodossa
Par ailleurs on pourra en lire ci-dessous les passages les plus marquants.
On notera que Morini est diacre et qu’il préside la commission per l’œcuménisme du diocèse de Bologne, diocèse dont l’archevêque est Carlo Caffara. Celui-ci est l’un des cinq cardinaux qui ont apporté leur contribution à l’ouvrage cité plus haut et le pape François lui témoigne une estime croissante :
> Cote des valeurs du synode. Kasper en baisse, Caffarra en hausse
Cela signifie qu’un diocèse dirigé par un évêque « intransigeant » peut très bien constituer un exemple de dialogue ouvert et fructueux entre des personnes ayant des points de vue différents ou même opposés, dans le respect réciproque et aux niveaux de compétence les plus élevés.
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LE MARIAGE DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE
par Enrico Morini
1. Théologie du mariage chrétien
Pour comprendre la réglementation de l’Église orthodoxe en matière de mariage, il est nécessaire de partir des prémisses théologiques. […]
Quelle est l’essence du sacrement de mariage ? Les époux sont des icônes vivantes – c’est-à-dire des images qui impliquent la présence réelle de ce qui est représenté – de deux associations surnaturelles parallèles, dans la mesure où l’une implique l’autre : l’union du Dieu Verbe, dans l’incarnation, avec la nature humaine et celle du Christ, Verbe incarné, avec l’Église. […]
Conséquences :
a. La nécessité absolue de l’hétérosexualité du mariage. L’union homosexuelle n’est pas simplement un désordre : c’est un monstre, qui profane la sacralité même du mariage, c’est une contrefaçon sacrilège de l’union divino-humaine et de l’union Christ-Église. Elle annihile le caractère iconique du mariage. […]
b. L’unité du mariage, qui exclut de la manière la plus absolue la polygamie simultanée, mais également la polygamie consécutive, après un ou plusieurs veuvages. En effet […], comme tous les autres sacrements, le mariage chrétien ne concerne pas seulement la vie terrestre, mais aussi la vie éternelle : par conséquent la grâce du sacrement ne cesse pas avec la mort, mais elle constitue une union éternelle entre ceux qui l’ont reçu. L’exercice du mariage cesse –comme l’a dit le Seigneur « neque nubent neque nubentur » – mais pas la grâce sacramentelle.
c. Son indissolubilité est tout aussi absolue. Si le mariage est une icône de l’incarnation, il ne peut pas être temporaire. Tout comme la consécration virginale dans le monachisme – pour laquelle, dans la religion orthodoxe, les dispenses ne sont pas admises – il se projette dans l’éternité. La grâce d’un sacrement – comme on le sait bien en ce qui concerne le baptême et la confirmation – ne peut pas être supprimée. […]
2. Mariage civil et cohabitations
Ce cadre théologique comporte des retombées bien précises lorsqu’il s’agit de porter un jugement, par exemple, le mariage civil et les cohabitations.
L’union entre un homme et une femme, contractée conformément aux lois civiles – ou conformément aux lois religieuses d’une autre confession – avec une volonté de stabilité et de fidélité réciproque, fait entrevoir en elle le mystère divino-humain du mariage, même si elle ne réalise pas le mystère du mariage humain et même si elle ne reproduit pas l’image de l’archétype divin. C’est un fait naturel et non pas surnaturel. […]
Toutefois, bien qu’elle ne soit pas un sacrement, elle constitue tout de même un lien sacré, dans la mesure où elle laisse entrevoir la véritable icône. Même si les deux époux ne sont pas transformés par la grâce divine, il y a néanmoins dans leur union une certaine présence de la grâce. Celle-ci sera encore plus réduite, évidemment, dans les cohabitations hors des liens du mariage qui, si elles ne comportent pas d’intention de stabilité et de fidélité, sont purement et simplement de la débauche.
C’est pour toutes ces raisons que l’Église de l’antiquité, avant que le rite chrétien du mariage ne se soit imposé, acceptait les mariages civils comme étant salvifiques.
3. L’économie ecclésiastique
L’Église s’est trouvée tout de suite confrontée au fait que non seulement la législation civile permettait aux veufs de contracter un second mariage, mais qu’elle prenait également en considération la dissolution du lien nuptial avec la possibilité de contracter un nouveau mariage.
Afin de résoudre ce grave problème pastoral – qui ne s’est pas seulement posé à l’Église de l’antiquité mais qui a aussi pris, à notre époque, une forme aigüe en raison de la sécularisation de la société et de l’affirmation de la laïcité de l’état – l’Église d’Orient a élaboré le concept d’“économie”. […]
Techniquement parlant, l’économie ecclésiastique est la possibilité d’accorder, sous une forme temporaire ou permanente, des dérogations par rapport à une prescription normative, sans pour autant invalider en aucune manière la validité de la prescription elle-même. Une telle procédure, grâce à laquelle on atténue la dureté d’une loi dans le moment même où l’on en réaffirme la validité, est justifiée uniquement par l’objectif supérieur de faciliter l’obtention du salut éternel dans les situations où la loi, si elle était appliquée dans toute sa rigueur, pourrait y faire obstacle.
L’Église, qui concrétise dans le temps et dans l’Histoire l’œuvre salvifique du Christ, est seule à pouvoir apporter des dérogations à la lettre de la loi. En agissant de cette façon, en effet, elle ne fait rien d’autre que d’imiter l’infinie miséricorde divine, qui veut que « tous les hommes soient sauvés » (1 Tim 2, 4) et elle considère par conséquent qu’elle est autorisée à accorder des dérogations même aux prescriptions qui remontent au Christ lui-même, ce qui fait que, en apparence, elle se montre parfois plus indulgente que son Seigneur lui-même. […]
De manière plus conceptuelle, l’économie canonique pourrait être définie comme la « pastorale de la miséricorde », qui parvient à adoucir les duretés de la loi, sans que la validité de celle-ci soit compromise en aucune manière. […]
4. Le mariage des veufs
C’est dans la Sainte Écriture que se trouverait le témoignage relatif au premier recours à l’économie en matière de mariage. L’apôtre Paul enseigne, dans la perspective d’une attente eschatologique imminente, que la virginité est préférable au mariage, mais que, en tout état de cause, « mieux vaut se marier que brûler de désir » (1 Cor 7, 8-9). S’il s’agit là d’une indication générale, elle est a fortiori valable pour les veufs, à qui il est d’autre part recommandé de ne pas se marier (1 Cor 7, 40). […] Par conséquent un second mariage est permis aux veufs en guise de remède contre la débauche. […]
Étant donné que ce mariage à caractère médicinal ne peut pas reproduire avec la perfection nécessaire le modèle nuptial divino-humain, il ne s’agit pas à proprement parler d’un sacrement : en effet il est en contradiction avec le principe de l’unité du mariage qui, appartenant à l’ordre surnaturel, se projette dans l’éternité. Cependant la mère Église le bénit tout de même : à la fois en raison du caractère salvifique en tout état de cause que comporte une union stable et fidèle et dans le but d’aider les nouveaux époux à éviter le péché de débauche.
Voilà pourquoi a été préparé, à l’usage des personnes qui contractaient un second mariage, un rite dans lequel le couronnement des époux n’était pas prévu à l’origine et qui est caractérisé par le fait que :
a. Les prières qui sont prononcées par le prêtre ont un caractère pénitentiel.
b. Les deux époux se voient imposer des pratiques pénitentielles, qui comportent entre autres une longue période pendant laquelle ils doivent s’abstenir de la communion eucharistique. […]
5. Le mariage des divorcés
Le caractère le plus frappant de la réglementation canonique de l’Église orthodoxe – mais il est le fruit d’une profonde cohérence – c’est le fait que, dans cette Église, le second mariage des divorcés est assimilé à celui des veufs.
Le divorce est contraire à la nature, dans la mesure où les deux époux deviennent une seule chair, et il est contraire à la loi divine, parce que Dieu l’a interdit : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Cependant l’homme, qui a en lui la liberté de pécher, a également la terrible possibilité de détruire, par le péché, l’intégrité de la communion matrimoniale, de provoquer la mort morale – non pas la mort sacramentelle, parce que le mariage est intrinsèquement indissoluble – du mariage lui-même. […].
On peut dire que, des deux aspects, sacramentel et contractuel, du mariage chrétien – que la manière de voir orientale considère comme plus distincts que la conception occidentale – c’est l’aspect contractuel qui est dissous par le divorce.
Cette concession est faite par l’Église non pas sur la base de la simple volonté des époux – dans les pays de religion orthodoxe l’Église s’est toujours opposée à ce que les lois civiles permettent le divorce par consentement mutuel – mais en présence de faits peccamineux graves, pouvant être qualifiés de « crimina » contre le mariage. […] il s’agit principalement :
a. De l’adultère commis par l’un des époux.
b. De l’abandon du domicile conjugal.
c. Des actes de violence, ceux-ci pouvant aller jusqu’à la tentative de mettre fin aux jours du conjoint.
d. De l’apostasie du christianisme par l’un des époux. […]
Il faut souligner que la rupture du mariage est toujours un acte répréhensible, dans la mesure où elle brise l’icône des noces divino-humaines et que, par conséquent, elle affecte en profondeur la relation qui existe entre les époux et Dieu. C’est pour cette raison que le coupable ne peut pas se réconcilier avec Dieu seulement par le sacrement de pénitence et qu’il est privé de la communion sacramentelle pendant un certain temps, même s’il ne se remarie pas. Une telle sanction signifie que le coupable a commis une faute contre la foi chrétienne, mais elle se présente toutefois comme une privation de communion seulement temporaire, dans la mesure où l’Église a pour but le salut des hommes et non pas leur condamnation.
Au contraire celui des deux époux qui n’est pas coupable, s’il reste continent, ne fait l’objet d’aucune sanction. Cependant, dans le cas où on lui permet de contracter un second mariage afin de lui éviter de « brûler de désir », les pénitences habituelles lui sont également imposées, de même que l’on prescrit à un malade les médicaments qui lui sont nécessaires. Ces pénitences montrent que le second mariage est une dérogation à la loi divine et qu’elle est justifiée – en tant qu’application miséricordieuse de la même loi – par la faiblesse de la chair.
L’exigence fondamentale, en effet, est d’éviter la débauche, qui serait mortelle pour le salut de l’individu. En tant que relation non stable et avec des personnes différentes, celle-ci est encore plus destructrice du mystère dont le mariage est l’image. Elle peut être assimilée à la polygamie simultanée et elle constitue le plus grand mal qui puisse exister dans l’éthique du mariage. En effet une relation sexuelle stable, entre un homme et une seule femme, est en tout état de cause une image affaiblie du mystère, même si cette relation est extrêmement imparfaite en dehors du sacrement, alors que la débauche ne peut jamais être une telle image. […]
L’évêque grec-catholique Dimitrios Salachas a écrit : « La pastorale de l’Église doit rechercher la solution qui soit la plus acceptable pour chacune des deux parties et pour leurs enfants. Dans un grand nombre de cas, une nouvelle union matrimoniale est inévitable mais, du point de vue de l’Église, ce nouveau mariage ne peut pas avoir la même plénitude sacramentelle que le premier : il faut alors recourir au rite utilisé pour les gens qui se marient deux fois ». […]
6. Conclusions
Il ne faut pas se laisser tromper par les différences qui existent entre les deux Églises, la catholique et l’orthodoxe, en ce qui concerne la réglementation relative au mariage. En effet il existe entre elles un consensus théologique de base, fondé sur l’unité et l’indissolubilité du sacrement, et la différence qui existe dans la pratique s’explique uniquement par une différence dans le relevé des données empiriques.
Pour l’Occident – qui, dans une conception principalement juridique, identifie contrat et sacrement – il peut arriver que des mariages qui ont été contractés et vécus soient déclarés nuls uniquement parce qu’une clause sociale – et non pas une clause théologique – n’a pas été totalement respectée.
Pour l’Orient orthodoxe, en revanche, ces mêmes mariages seraient parfaitement valides, dans la mesure où l’aspect contractuel n’est pas considéré comme un élément constitutif du sacrement, ce que sont plutôt les éléments essentiels iconiques du mystère du Verbe incarné.
Je voudrais conclure avec ces quelques phrases écrites par l’historien et théologien russo-américain John Meyendorff, qui résument de manière efficace le point de vue de l’Église orthodoxe :
« L’Église a toujours été compréhensive envers la faiblesse humaine et elle n’a pas cherché à imposer l’Évangile en utilisant des prescriptions purement formelles. Seule une consécration consciente de la vie tout entière au Christ rend compréhensible toute la signification et la plénitude de la doctrine évangélique à propos du mariage. Mais cette consécration reste inaccessible à beaucoup de gens ».
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Traduction française par Charles de Pechpeyrou, Paris, France.