LA FEMME DANS LE CHRISTIANISME : REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES
31 janvier, 2017http://www.helsinki.fi/science/xantippa/wef/weftext/wef265.html
(L’art évangélique – La berceuse de la mère)
LA FEMME DANS LE CHRISTIANISME : REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES
6.5. La répartition des savoirs et des pouvoirs
Dans l’Epître aux Galates (3 ; 28), saint Paul écrit ceci, qui intéresse directement notre propos :
« Vous tous baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n’y a ni juif ni grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ».
En écrivant ce texte, Paul entendait certainement marquer ce qui distingue le christianisme de la religion romaine et du judaïsme. La religion romaine est une religion d’Etat à laquelle participent uniquement les citoyens ; le judaïsme est une religion « tribale » ou ethnique : le peuple juif est le « peuple élu » et Yahvé est souvent désigné, dans les textes bibliques, comme étant le « Dieu d’Israël ». En écrivant que le baptême efface les distinctions ethniques et sociales, Paul définit le christianisme comme une religion universaliste et égalitaire.
Ce principe d’égalité s’applique aussi, comme le précise le texte, aux hommes et aux femmes. On peut supposer que Paul pensait surtout, sur ce point, aux juifs. La différence entre hommes et femmes y est, en effet, nettement marquée. Conformément au texte biblique (cf. Gn. : 17 ; 1-12), seuls les mâles y reçoivent « le signe de l’alliance » avec Dieu : la circoncision, effectuée le huitième jour après la naissance. Traditionnellement, seuls les garçons pouvaient apprendre l’hébreu, la langue des textes sacrés (cf., sur l’accès des femmes à ces textes, C. Fabre-Vassas, 1995). A treize ans, ils accomplissent le rituel de la bar mitsvah , qui leur ouvre le droit de lire publiquement la Torah , les cinq premiers livres de l’Ancien Testament (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome) : écrits à la main et serrés sur des rouleaux que l’on conserve dans l’Arche Sainte de la synagogue, ces textes sont l’objet le plus sacré de la communauté juive. Seuls les hommes, enfin, peuvent (ou pouvaient jusqu’à une période récente, cf. R. Azria, 1996) devenir rabbins, Docteurs de la Loi, cette fonction étant réservée à ceux qui connaissent les textes saints et les gloses dont ils ont fait l’objet.
L’islam a perpétué, en fait sinon en droit, l’essentiel de cette discrimination dans l’accès au texte coranique, seul livre sacré de la communauté musulmane, et à la fonction de guide spirituel conférée à ceux qui connaissent le Coran et ses gloses. Théoriquement, une femme peut devenir imam ; en pratique, cette charge est uniquement assumée par des hommes.
Le christianisme, de ce point de vue, marque une rupture – au moins en partie. Hommes et femmes y ont également le droit de lire les textes religieux. On sait en outre que, dans le christianisme primitif, les femmes conféraient certains sacrements (le baptême, notamment) et prophétisaient (M. Alexandre, 1991 : 453-61). Dès le premier siècle, pourtant, saint Paul avait vigoureusement affirmé qu’elles ne pouvaient précher :
« Comme dans toutes les Eglises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de prendre la parole ; qu’elles se tiennent dans la soumission, ainsi que la Loi même le dit. Si elles veulent s’instruire sur quelque point, qu’elles interrogent leur mari à la maison ; car il est inconvenant pour une femme de parler dans une assemblée » (1ere Epître aux Corinthiens, 14 ; 34-36).
« Pendant l’instruction, la femme doit garder le silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de faire la loi à l’homme. Qu’elle se tienne tranquille. C’est Adam en effet qui fut formé le premier, Eve ensuite. Et ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression. Néanmoins, elle sera sauvée en devenant mère, à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté » (1ere Epître à Thimothée 2, 12-15)
La tradition chrétienne a retenu la leçon : la prédication a été réservée aux hommes. On a seulement donné aux femmes le droit et le devoir de transmettre la foi à leurs enfants, ce qui revenait à les confiner dans l’espace privé qui leur est également réservé par la société civile (cf. J. Delumeau, 1992). Elles ont été aussi exclues, jusqu’au milieu de ce siècle, de l’accès au pastorat : une Américaine, membre d’une Eglise congrégationniste, accéda à cette fonction en 1853 mais l’Eglise Réformée de France n’a permis aux femmes de devenir pasteurs qu’en 1965 ; l’Eglise d’Angleterre ne leur a permis d’accéder à la prêtrise qu’en 1992 (cf. J. Mercier, 1994 et G. Davie, 1996, ch. 9). L’Eglise catholique et orthodoxe, enfin, continuent de leur interdire l’accès à cette fonction. Comment expliquer cette diversité de positions ?
1. Le débat dans le catholicisme
L’acceptation, par l’Eglise anglicane, de l’ordination des femmes, et les débats que cette décision a occasionnés, ou plutôt réactivés, au sein de l’Eglise catholique a conduit la Papauté à rappeler en 1994, dans la lettre « Ordinatio Sacerdotalis », sa position sur ce point – un refus sans appel de l’ouverture de la prêtrise aux femmes – et ses arguments. Ceux-ci s’appuient, pour l’essentiel, sur le passage des Evangiles qui évoque le repas que le Christ aurait partagé avec ses Apôtres avant d’être arrêté et condamné à mort : « c’est lors de la Cène que le Christ aurait institué le sacerdoce par ces mots : « Vous ferez ceci en mémoire de moi » (L. Voyé, 1996 : 13).
Les partisans de l’ordination des femmes et, parmi eux, les théologiennes féministes, ont répondu à cet argument en rappelant, entre autres choses, que les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la vie du Christ et plus particulièrement dans sa Passion:
« Alors que tous les disciples masculins [de Jésus] auraient fui, trahi ou renié, les femmes auraient été présentes au pied de la croix et auraient assisté à la mort de Jésus. C’est elles aussi qui auraient accompagné la mise au tombeau et qui, revenant le lendemain sur les lieux, auraient trouvé ce tombeau vide. C’est dès lors des femmes qui auraient été les premières « à recevoir l’annonce de la Résurrection et à s’entendre confier la mission de porter la nouvelle aux disciples de Pierre », comme le dit l’évangéliste Marc (16, 6-7) » (L. Voyé, op. cit. : 13).
Le Christ aurait ainsi chargé les femmes de transmettre le message de sa Résurrection, « rôle qui est loin d’être mineur et sur lequel pourrait et aurait pu s’édifier une responsabilisation de la femme dans ‘l’annonce de la Bonne Nouvelle’. » (L. Voyé, ibid. , cf. aussi F. Lautman, 1998 et E. Schussler-Fiorenza, 1983).
Les textes évangéliques peuvent donc tout aussi bien légitimer l’accès des femmes à la prêtrise. Si l’Eglise catholique continue de le leur refuser, c’est peut-être, d’une part, parce qu’elle partage obscurément l’idée fort commune que Dieu est un personnage masculin : il est le Père et a eu un Fils, et non une fille. Comment accepter, par conséquent, que le prêtre, identifié par la théologie orthodoxe à une « icône de Dieu », soit une femme ? On sait d’autre part que, dans la plupart des sociétés, les femmes sont écartées de tout contact avec le sacré parce qu’elles sont jugées impures du fait de leurs menstruations. Tout à fait explicite dans le Lévitique et très officiellement reprise par l’islam, cette représentation de la femme a été rejetée, en droit, par le christianisme. Mais l’idée que la femme est souillée et cause de souillure ne semble pas, en réalité, avoir disparu de la culture chrétienne.
2. L’impureté des femmes
Le Lévitique est un texte normatif qui définit, entre autres choses, les interdits (alimentaires notamment) que doivent respecter les juifs pour éviter de se rendre impurs et les rituels auxquels ils doivent se soumettre au cas où ils seraient en état d’impureté. Outre les aliments interdits et le contact des morts, le texte signale trois sources d’impureté: la lèpre, les écoulements sexuels naturels ou consécutifs à une affection vénérienne, les flux sanguins féminins (règles et sang de l’accouchement). Voici, sur ce point, ce que dit le texte :
« Yahvé parla à Moïse et dit : Parle ainsi aux enfants d’Israël. Si une femme est enceinte et enfante un garçon, elle sera impure pendant sept jours comme elle est impure au temps de ses règles. Au huitième jour, on circoncira le prépuce de l’enfant et pendant trente-trois jours encore elle restera à purifier son sang. Elle ne touchera à rien de consacré et n’ira pas au sanctuaire jusqu’à ce que soit achevé le temps de sa purification. Si elle enfante une fille, elle sera impure pendant deux semaines, comme pendant ses règles, et restera de plus soixante-dix jours à purifier son sang » (Lév., 12 ; 1-5).
Notons au passage que l’impureté de l’accouchée dure deux fois plus de temps lorsqu’elle a eu une fille : n’est-ce pas suggérer que la femme est impure y compris en dehors des périodes où elle saigne?
« Lorsqu’une femme a un écoulement de sang et que du sang s’écoule de son corps, elle restera pendant sept jours dans l’impureté de ses règles. Qui la touchera sera impur jusqu’au soir. Toute couche sur laquelle elle s’étendra en cet état sera impure ; tout meuble sur lequel elle s’assiéra sera impur. Quiconque touchera son lit devra nettoyer ses vêtments, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. Quiconque touchera un meuble, quel qu’il soit, où elle se sera assise, devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. Si quelqu’objet se trouve sur le lit ou sur le meuble sur lequel elle s’est assise, celui qui le touchera sera impur jusqu’au soir. Si un homme couche avec elle, l’impureté de ses règles l’atteindra. Il sera impur pendant sept jours. Tout lit sur lequel il couchera sera impur » (Lév., 15 ; 19-24).
Ces textes ont, été invoqués pour justifier l’exclusion des femmes de la fonction rabbinique (cf. R. Azria, 1996). Officiellement, on l’a dit, le christianisme les a récusés. Mais sa position est moins claire qu’il y paraît. Jusqu’à une date récente, par exemple, obligation était faite à toute nouvelle accouchée d’attendre quarante jours avant de se rendre à l’église : pour pouvoir y rentrer, elle devait se plier au rituel dit « des relevailles ». Cette coutume perpétue, de toute évidence, les prescriptions du Lévitique.
Aucun interdit similaire n’existe, en revanche, pour les femmes menstruées. Il reste que le peuple – tout comme les clercs – semblent avoir perpétué la croyance en leur impureté. Des légendes médiévales racontent, ainsi, que les baumiers (des arbustes dont la sève entre dans la composition du saint chrême, utilisé pour le baptême, la confirmation et l’ordination des prêtres) meurent lorsqu’ils entrent en contact avec le sang des menstrues ou avec un juif – et l’on dit des juifs qu’ils saignent comme les femmes (J.-P. Albert, 1990, ch. V). Au XIIIe siècle, le Dominicain Jacques de Voragine explique, dans son Mariale Aureum , que le Saint Esprit « purifia » le sang de la Vierge au moment où le Christ s’y incarna. Cette remarque s’explique si l’on précise que les hommes du Moyen-Age partageaient la théorie aristotélicienne de la conception : le foetus résulte de la coagulation du sang des règles (qui s’arrêtent, comme on le constate, pendant la grossesse) opérée par l’action du sperme. Le Christ ne pouvait s’être incarné dans cette substance impure mais seulement dans un sang « purifié ». Au XVIIe siècle enfin, une mystique espagnole, Marie d’Agréda, suggère que la Vierge Marie ne fut jamais menstruée, ayant été exemptée des effets du péché originel (M. Albert-Llorca, 1995).
On comprend mieux, si l’on tient compte de la croyance dans l’impureté de la femme, que la prêtrise ait été réservée aux hommes, dans le christianisme tant latin qu’orthodoxe. Car le prêtre n’y est pas seulement un interprète autorisé de la Loi religieuse, un guide spirituel. A la différence du rabbin, de l’imam ou du pasteur, l’ordination le consacre et lui donne le pouvoir de consacrer. Cela signifie, notamment, qu’il transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ au cours de la messe, répétition de sa Passion. Pain et vin consacrés sont les objets les plus saints de la communauté chrétienne. On ne saurait donc octroyer à un être impur le droit d’opérer cette transubstantiation, ni même, comme le précisent les textes liturgiques, de toucher les objets (calice et linges d’autel) qui sont entrés en contact avec le corps et le sang du Christ : il est interdit aux femmes (y compris quand ce sont des religieuses) de laver les objets et les linges qui ont été utilisés au cours de la messe.
L’exclusion des femmes du sacerdoce s’enracinerait ainsi dans le sentiment d’une antinomie entre leur sang et le sacré. Du moins leur impureté supposée a-t-elle permis de justifier leur mise à l’écart du plus grand des pouvoirs, celui de « faire » le sacré. Une société dominée par les hommes, sur le plan économique et politique, ne pouvait le leur accorder.
Le fait que les Eglises protestantes n’aient accepté qu’au cours du XXe siècle d’ouvrir le pastorat aux femmes est un indice supplémentaire de la force de ces représentations : rien, dans la théologie protestante, ne s’opposait à ce que les femmes aient accès au ministère pastoral.
3. L’accès des femmes au pastorat
Le pastorat, à la différence de la prêtrise catholique et orthodoxe, n’est pas un sacerdoce. Un pasteur, en effet, n’est pas un homme consacré : c’est un laïc (et c’est pourquoi il peut se marier) qui, ayant un savoir théologique, peut prêcher la Parole.
Cette conception est étroitement liée au premier principe du protestantisme : Sola Scriptura , l’Ecriture seule. Il signifie que la Bible est la seule autorité et, par conséquent, que l’Eglise ne peut plus être considérée comme « principe suprême de légitimité religieuse » : à la différence de ce qui se produit dans le christianisme romain et orthodoxe, tous les fidèles sont autorisés à lire et à interpréter la Bible. Ce principe a conduit Martin Luther à parler de « sacerdoce universel des chrétiens » :
« Nous sommes tous prêtres, écrivait-il en 1520, autant de chrétiens que nous sommes (…), quant aux prêtres que nous appelons ministres, ils sont pris d’entre nous pour faire tout en notre nom et leur sacerdoce n’est rien d’autre qu’un ministère » [c'est-à-dire un service] (cité par J.-P. Willaime, 1997 : 123).
On comprend mieux cette conception si l’on précise que le protestantisme opère, comme l’avait souligné Max Weber (1967), une « démagification » (Entzauberung ) du religieux. Pour un catholique, un sacrement a le pouvoir de conférer la grâce : il suffit que le prêtre dise au fidèle venu se confesser que ses péchés lui sont pardonnés pour qu’il en soit ainsi ; le plus grand des pécheurs peut échapper à l’enfer s’il reçoit la confession avant sa mort. Les protestants refusent d’accorder un tel pouvoir aux sacrements (pouvoir qui a indéniablement une dimension « magique ») et à celui qui les confère. Ils récusent également la doctrine catholique de la transusbstantiation (la croyance selon laquelle le prêtre transformerait le pain et le vin, au cours de la messe, en corps et sang du Christ) : « en présidant la cène, le pasteur n’exerce pas un pouvoir sacré transformant des éléments, il rassemble des fidèles autour d’une table de communion (et non d’un autel) » (J.-P. Willaime, 1997 : 122).
La théologie de la Sola Scriptura et du sacerdoce universel aurait logiquement dû ouvrir aux femmes la possibilité d’être pasteurs. Mais, comme on l’a dit, cette possibilité ne devint effective qu’au cours de notre siècle. Cela tient, d’une part, à ce que les protestants ont adhéré, comme les catholiques, à l’image de la femme qui s’exprime dans les textes de saint Paul cités précédemment : un être nécessairement soumis à l’homme et inapte, par conséquent, à assumer des fonctions d’autorité. Le sociologue Jean-Paul Willaime suggère, par ailleurs, que l’exclusion des femmes du pastorat pourrait être liée à la persistance d’une « conception sacrale (…) du ministère pastoral », contraire à la désacralisation (ou à la sécularisation) de la prêtrise que voulaient opérer les fondateurs du protestantisme :
« C’est à la fonction de prédication qu’accédèrent d’abord les femmes, non à celle d’administration des sacrements (réduits à deux dans le protestantisme : le baptême et la sainte-cène). Dans notre enquête auprès des pasteurs français en 1978-1979, nous avions constaté que, si les pasteurs étaient nombreux à être favorables à la prise en charge de la prédication par les laïcs, ils l’étaient beaucoup moins pour ce qui concernait la présidence de la sainte cène (…). Or, prêcher demande plus de compétences qu’administrer un sacrement, où il suffit de suivre le texte liturgique » (1996 : 35).
Laisser les femmes administrer les sacrements, c’était accepter de leur donner un pouvoir sacré. Si les protestants ont si longtemps hésité à le faire, alors même qu’ils avaient accepté de les laisser prêcher, c’est peut-être parce qu’ils pensaient – comme les catholiques – que l’impureté de leur « nature » leur interdit de manipuler le sacré. Martine Millet, pasteur de l’Eglise Réformée de Versailles, interprète dans cette perspective le texte du synode national de l’Eglise Réformée de France qui autorisa en 1949 Elizabeth Schmidt à devenir pasteur. Il stipulait : « cette autorisation ne peut être accordée et maintenue que tant que l’intéressée n’est pas mariée ». M. Millet commente ainsi cette précision :
« Pourquoi imposer le célibat ? Il n’est pourtant pas d’usage dans la théologie réformée d’obliger au célibat. Exiger le célibat, c’est nier la sexualité et interdire toute maternité. C’est, semble-t-il, éviter d’aborder le tabou profondément enraciné de l’impureté de la femme » (M. Millet, 1992 : 349).
Imposer le célibat aux femmes-pasteurs, c’était en effet suggérer que la sexualité et la maternité les souillent – la pureté des hommes n’étant pas, en revanche, affectée par l’acte sexuel puisqu’on autorise les pasteurs à se marier. Aussi les premières femmes qui ont accédé au pastorat ont-elles dû nier leur féminité : « très décidées, mal habillées, de préférence de couleurs sombres, [elles] devaient sans cesse faire taire leur sensibilité de femme pour s’imposer » (ibid. )
Aujourd’hui, les femmes pasteurs ne sont plus obligées d’être célibataires – l’Eglise de Norvège vient même de confirmer dans sa fonction une homosexuelle mariée à une autre femme. Cette évolution est dûe, en partie, au développement des théologies féministes qui se sont employées, depuis la fin du siècle dernier, à récuser la vision androcentrique du christianisme héritée du passé et à proposer une lecture féministe des textes saints (cf. M. Millet, op. cit. : 352-54 ; F. Lautman, 1998 ; J. Baubérot, 1991).
Il resterait encore à étudier la manière dont les femmes exercent le pastorat : existe-t-il, en la matière, une spécificité féminine et, dans ce cas, modifie-t-elle la conception traditionnelle du rôle pastoral ? J.-P. Willaime a émis, sur cette question, une hypothèse stimulante (1996) : l’ouverture du pastorat aux femmes représenterait une « seconde sécularisation » de la prêtrise. Il semble en effet que les femmes tiennent à marquer, dans l’exercice de leur charge, qu’elle est un « ministère » et non une fonction d’autorité qui les placerait au-dessus des autres fidèles ; à signifier, par là, qu’elles n’exercent pas un « pouvoir sacré » mais un service.
La même question se pose pour l’exercice féminin de la prêtrise dans l’Eglise anglicane, qui oscille entre la conception protestante et catholique de cette fonction (cf. J. Mercier, 1994 et G. Davie, 1996, ch. 9). La profonde émotion suscitée par la décision de l’Eglise d’Angleterre d’ordonner des femmes suggère qu’elle a été ressentie – et c’est en effet le cas – comme une transformation symbolique profonde. Il conviendrait d’étudier la manière elle est assumée par les fidèles et les femmes-prêtres.
4. Des femmes sans pouvoir ?
La question de l’accès des femmes à la prêtrise est d’une grande importance pour juger de leur pouvoir au sein du christianisme. Mais elle ne suffit pas à l’apprécier entièrement : l’institution ecclésiale n’est pas la seule instance sociale à conférer un pouvoir religieux. Aussi faut-il, pour estimer justement la place qu’ont tenue les femmes dans le christianisme (et la même remarque vaut pour le judaïsme et l’islam), s’interroger sur les rôles que leur assigne la coutume. Y. Verdier a montré, ainsi, l’importance accordée, dans les sociétés rurales européennes, à la « femme-qui-aide », entendons à celles que l’on charge de laver les nouveaux-nés et les morts : dans les deux cas, l’opération vise à purifier un corps qui vient de l’au-delà ou se prépare à y revenir – tâche essentielle dans une société qui croit en l’immortalité et sépare mal la pureté de l’âme de celle du corps (1979, ch. III).
Dans un tout autre domaine, on a pu établir que le culte marial a permis aux femmes de s’attribuer un droit sur le sacré. C’est le cas, aujourd’hui, dans les villes espagnoles qui se sont placées sous le patronage d’une statue dite miraculeuse de la Vierge. Ces effigies, que les habitants considèrent comme l’objet le plus sacré de leur communauté, sont toujours revêtues de vêtements somptueux, leur richesse contribuant à signifier la sacralité de la statue. Ce sont toujours des femmes qui habillent la Vierge, après s’être assurées qu’aucun homme – pas même le prêtre – n’est présent : or, la statue, pour les Espagnols, n’est « la » Vierge qu’une fois habillée et parée. Les clercs condamnent ces pratiques en les qualifiant de « superstitieuses ». Mais, s’ils les acceptent mal, n’est-ce pas parce que les femmes s’arrogent, ce faisant, le pouvoir (exclusivement réservé, en principe, aux prêtres) de manipuler le sacré ? (M. Albert-Llorca, 1995)
Il convient donc de nuancer l’idée que les hommes auraient un pouvoir absolu dans le domaine religieux. Il est sans doute plus juste de penser que le rôle religieux des femmes est à la fois indispensable et dévalorisé par les institutions religieuses et, plus généralement, par la société masculine. C’est ce jugement de valeur que l’on traduit en opposant la magie, la superstition ou la « religion populaire », qui seraient le fait des femmes et la « vraie » religion, pratiquée par les hommes. Mais peut-on vraiment opposer magie et religion, religion populaire et religion savante ? Tous les travaux d’anthropologique des religions réalisés dans les dernières décennies invitent à remettre en cause de telles oppositions.
La croyance selon laquelle les femmes sont impures et causes d’impureté implique enfin qu’on leur reconnaisse un pouvoir – évidemment redouté. Elle a contribué à encourager la plupart des sociétés – dont les sociétés chrétiennes – à voir en elles des magiciennes et des sorcières. En Europe, elles l’ont, comme on l’a rappelé, chèrement payé aux XVIe et XVIIe siècles. Un dernier dossier mérite, dans ce cadre, d’être examiné : celui de la sainteté féminine. Bien des saintes, en effet, ont été soupçonnées d’être sorcières.
4. La sainteté féminine
Dans toute religion, selon Max Weber, on peut distinguer trois types de pouvoirs : celui des prêtres, qui résulte d’un acte de l’institution, celui des magiciens (parfois difficiles à différencier des prêtres) et celui des prophètes :
« Par prophète, nous entendrons ici un porteur de charismes purement personnels qui, en vertu de sa mission, proclame une doctrine religieuse ou un commandement divin. (…) le prêtre est au service d’une tradition sacrée, tandis que le prophète revendique son autorité en invoquant une révélation personnelle ou en se réclamant d’un charisme » (M. Weber, 1995, T. II : 190).
Telle serait, selon J. Maître (1997) et J.-P. Albert (1997), la position occupée, dans le catholicisme, par les mystiques : des hommes et des femmes qui entrent en contact direct avec le divin et en reçoivent des révélations promises à une diffusion plus ou moins large. Or, les mystiques catholiques sont presque uniquement des femmes. Cette spécialisation s’explique, si l’on prolonge la réflexion de M. Weber, par leur exclusion de la prêtrise : ne pouvant être prêtres, les femmes ne peuvent occuper que la place du prophète, au sens que le sociologue allemand donne à ce terme. Voyons donc qui sont ces mystiques et à quelles contraintes elles ont dû se soumettre pour être reconnues comme saintes.
1. Les saintes : des vierges martyres
Etre un saint, c’est évidemment occuper une place valorisée dans le champ religieux. Or, lorsqu’on examine les statistiques des canonisations, c’est-à-dire des cas de sainteté officiellement reconnus par l’Eglise (cf. P. Delooz, cité par L. Voyé, 1996 : 20 et J.-P. Albert, 1997 : 24), on constate que la discrimination sexuelle joue à plein : du Xe au XXe siècles, parmi les 1555 canonisations enregistrées, 273 seulement, soit 17, 5 % concernent des femmes. La sainteté est une « carrière » presqu’exclusivement ouverte aux hommes et plus particulièrement aux clercs : en dehors des apôtres et des martyrs des premiers siècles, la plupart des saints sont des membres du clergé séculier (prêtres, mais aussi et surtout évêques) ou régulier.
Qui sont, maintenant, les saintes ? L’Eglise n’a canonisé pratiquement aucune femme mariée qui, à sa mort, vivait toujours avec son époux : les veuves, souvent entrées au couvent après la mort de leur mari, sont nettement plus nombreuses, le veuvage et la vie monastique étant considérés comme une garantie de chasteté. Leur groupe reste cependant limité face à celui des vierges qui représentent environ 75% des saintes et des bienheureuses. La classe des « vierges » est en outre une catégorie identifiée comme telle dans le classement officiel des saints (de même que celle des apôtres, martyrs, etc.) : elle regroupe exclusivement des femmes, comme si l’obligation de virginité ne s’appliquait pas aux saints (J.-P. Albert, 1997 : 20-21). Tout se passe ainsi comme si la sexualité souillait uniquement les femmes et non les hommes : c’est bien ce que suggère aussi la valorisation de la « blancheur » des filles analysée à propos de la première Communion et l’impératif de célibat imposé aux premières femmes pasteurs.
Les études récentes sur la sainteté féminine (cf. C. Bynum, 1987 et J.-P. Albert, 1997) mettent d’autre part en évidence l’importance de la souffrance dans la vie des saintes. Les « vierges martyres » des premiers siècles auraient subi, selon la légende, des tortures inouïes : elles auraient été successivement rouées, écorchées, brûlées vives avant de mourir. Mieux attestées, les souffrances que les saintes de périodes plus récentes se sont infligées : flagellations, refus des soins en cas de maladie et enfin jeünes excessifs qui ont conduit historiens et psychanalystes à évoquer l’anorexie mentale (cf., pour une discussion de cette perspective, C. Bynum, 1987).
On peut, sans s’engager dans des étiologies de type psychanalytique, justifier cette valorisation de la souffrance en partant de ce qu’est la pensée chrétienne de la femme. Les théologiens, on l’a déjà souligné, la situent du côté de la chair : elle est le sujet du désir sexuel (l’homme n’en étant que la victime) ; elle est plus « charnelle » que l’homme, étant celle qui porte, met au monde et nourrit les enfants. Or, il faut, pour être saint, se libérer de l’ordre impur du corps et se vouer aux valeurs de l’esprit. Les femmes ne peuvent y parvenir qu’en manifestant de façon hyperbolique leur mépris du corps : elles ne peuvent devenir des saintes qu’en s’infligeant des souffrances extrêmes.
La valorisation de la douleur s’explique également par l’idée que la femme est un être passif, l’homme assumant les fonctions actives (dans la sexualité par exemple). Sur le plan religieux, cela signifie que la femme est vouée à occuper la place de la victime sacrificielle : elle est, comme le Christ dont C. Bynum (1982) et J. Maître (1997) ont souligné la féminité, celle qui s’offre à Dieu pour expier les péchés des hommes (J.-P. Albert, 1997). Cette position de victime explique enfin la valorisation de la virginité des saintes et le fait qu’on souligne toujours leur beauté : le Lévitique stipule que les animaux sacrifiés à Yahvé doivent être « sans défaut » (1, 3 et 11) ; le Christ, seule victime sacrificielle de la nouvelle Loi, était évidemment tel ; les saintes doivent être vierges et belles pour pouvoir, à son exemple, s’offrir à Dieu.
2. Le retour du sang
Une femme, même vierge, est-elle, pourtant, suffisamment pure pour être sacrifiée à Dieu ? Nous avons suggéré plus haut que l’exclusion des femmes du sacerdoce était peut-être liée à la croyance dans l’impureté du sang menstruel. Une dernière spécificité de la sainteté féminine permet de valider cette hypothèse : les femmes sont pratiquement seules, parmi les saints, à être stigmatisées et, plus précisément, à avoir des stigmates sanglants – le Padre Pio, un capucin italien en voie de béatification, étant, semble-t-il, la seule exception à cette règle.
Les saintes ont des stigmates sanglants mais leurs plaies (qui reproduisent celles du Christ) ne saignent pas en permanence. Un médecin, J. Lhermitte, a établi que la plupart des femmes (saintes ou non) ne sont stigmatisées qu’entre 15 et 50 ans, période pendant laquelle la femme a ses règles. Les stigmates sont eux aussi soumis à des rythmes cycliques:
« Natuzza Evolo (née en 1924) les voyait apparaître chaque année pendant le Carême, Gertrude d’Oosten (1358), chaque jour aux heures canoniales [mais] la formule la plus habituelle est qu’ils saignent le vendredi avec plus d’abondance, ou exclusivement ce jour-là, et sont à peine visibles le reste du temps » (J.-P. Albert, 1997 : 209).
Si l’on ajoute que les hagiographes précisent souvent que le sang des stigmates est parfumé et que les saintes n’ont plus leurs règles (C. Bynum, 1987 : 291-94), on est conduit à penser que la stigmatisation est une conversion du sang menstruel : à un sang impur, doté, dit-on, d’une odeur forte et délétère, se substitue un sang dont le parfum signale la pureté.
La sainteté féminine apparaît ainsi comme un des révélateurs privilégiés de l’imaginaire de la femme dans le christianisme. Etre de désir, être charnel, la femme doit, pour accéder à la sainteté, nier sa féminité : renoncer à tout ce qui pourrait la rendre séduisante et refuser la maternité.
Les femmes ont donc dû payer fort cher l’accès au pouvoir prophétique. Il faut préciser, en outre, que l’Eglise s’est efforcée, à des degrés divers selon les époques, de combattre ou, du moins, de contrôler un pouvoir qui, de toute évidence, risquait de menacer le sien (cf. J. Maître, 1997 : 92-93 et 109). Certaines mystiques ont été canonisées ; d’autres ont été déclarées sorcières et poursuivies à ce titre.