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LA COMPLEXITÉ DU RETOUR AUX SOURCES UN CAS TYPE : LES AUGUSTINES DE LA MISÉRICORDE DE JÉSUS

20 juin, 2012

http://www.scourmont.be/Armand/writings/augustines.htm

LA COMPLEXITÉ DU RETOUR AUX SOURCES UN CAS TYPE :

LES AUGUSTINES DE LA MISÉRICORDE DE JÉSUS

(notes sur le site)

Le retour aux sources ou au charisme du fondateur est l’un des principaux critères donnés par Vatican II pour le discernement à effectuer dans l’œuvre du renouveau des communautés religieuses. Ce critère s’applique de façon très différente selon qu’il s’agisse d’un groupement religieux fondé à une époque récente et pour une tâche apostolique précise et limitée, ou qu’il s’agisse d’un ordre ancien issu d’un grand courant spirituel plutôt que d’un fondateur clairement identifié, et ayant connu une évolution considérable au cours de son histoire.
Appelé par quelques religieuses hospitalières de l’Ordre des Augustines de la Miséricorde de Jésus à réfléchir avec elles sur l’histoire de leur Institut, j’ai vite été frappé de l’intérêt extrême que peut présenter cette histoire pour l’historien de la vie religieuse. L’évolution de ce groupement religieux au long des siècles exprime assez bien la situation où se trouvent plusieurs instituts qui doivent, lorsqu’il est question de retour aux sources ou de fidélité à la Tradition, établir une hiérarchie entre des fidélités diverses et d’importance inégale.
Après avoir rappelé en quelques mots les grandes étapes de l’histoire des Augustines, je tracerai également un rapide tableau d’ensemble de l’histoire de la vie religieuse en général, pour montrer comment s’y inscrivent les mutations qu’a connues l’Ordre des Augustines. Dans une troisième section je reprendrai d’une façon quelque peu plus détaillée l’histoire du monachisme augustinien et des divers groupements religieux qui, au cours des siècles, se sont rattachés à la Règle augustinienne. Enfin, dans une dernière section, j’analyserai comment se situe aujourd’hui l’Ordre des Augustines face aux divers courants de la Tradition auxquels elles ont été amenées à se rattacher successivement.

Quelques grandes dates dans l’histoire des Augustines [1]
L’origine des Augustines de la Miséricorde de Jésus se situe au milieu du XIe siècle à Dieppe. En cet endroit existait, depuis la fondation même de la ville, vers 800 ou même un peu auparavant, un Hôtel-Dieu desservi par des Frères Hospitaliers. À ceux-ci se joignirent, vers l’an 1055, des sueurs qui vaquaient au soin des pauvres et des malades aussi bien à travers toute la ville qu’à l’Hôtel-Dieu même.
À partir de la seconde moitié du XII le siècle, ces sueurs deviennent religieuses « régulières », vivant selon la Règle de saint Augustin, et faisant les trois voeux solennels de religion de même que celui d’hospitalité envers les pauvres malades. Elles se rattachent alors à l’Ordre des Ermites de saint Augustin, comme en fera foi encore un peu plus tard les Constitutions qu’elles rédigeront vers 1420.
Plus de soixante ans après le Concile de Trente, diverses pressions extérieures les amènent, au cours du XVIIe siècle, à se mouler dans les cadres juridiques établis par ce Concile et par le Pape Pie V pour les Religieuses cloîtrées. Cette «réforme» s’étant faite avec l’aide de. Chanoinesses régulières venues du prieuré de Pontoise, les sueurs de Dieppe se rattacheront désormais à l’Ordre canonial des Chanoinesses régulières de saint Augustin et non plus à l’Ordre mendiant des Ermites de saint Augustin.
Les Constitutions rédigées pour les Augustines par le Père Robert Lignier, s. j., au cours des années 1626-1628 furent définitivement approuvées en 1666 et elles restèrent en vigueur jusqu’à leur révision en 1923 à la suite de la promulgation du code de droit canon. Elles furent évidemment à nouveau modifiées après Vatican Il.
Voyons maintenant comment chaque tournant de cette histoire s’éclaire si on le replace à l’intérieur de l’évolution de la vie religieuse en général.

Survol de l’histoire de la vie religieuse [2]
L’histoire de la vie religieuse remonte aux premières générations chrétiennes. Dès ce moment on retrouve à travers toutes les « Églises » de la jeune chrétienté des ascètes et des vierges des deux sexes. Ils vivent au sein de la communauté ecclésiale, pratiquant non seulement le célibat mais aussi une ascèse rigoureuse et montrant une égale assiduité à la célébration du culte, à la visite aux pauvres et au soin des malades. On y trouve déjà, bien qu’encore non institutionnalisées, à peu près toutes les formes de vie religieuse que nous connaissons maintenant.
Un mouvement ascétique particulièrement vigoureux caractérisait les églises judéo-chrétiennes, et donna naissance au monachisme. À partir de la fin du troisième siècle et du début du quatrième, ce mouvement se développe avec une intensité et une rapidité surprenantes? à travers tous les pays de l’Orient d’abord, d’Occident ensuite. Non seulement ce mouvement canalisa une très grande partie des énergies spirituelles, mais devint l’objet de l’attention – et parfois des préoccupations – des autorités ecclésiastiques et civiles au point que les autres façons dé vivre les Conseils évangéliques furent graduellement reléguées dans l’ombre. La réforme de Charlemagne, au début du IXe siècle durcira ce rétrécissement de l’éventail des formes de vie religieuse. À partir de ce moment une seule forme de vie religieuse est reconnue en Occident: la vie monastique selon la Règle de saint Benoît. Cette situation restera inchangée jusqu’au moment de la grande réforme grégorienne du XIe et du XII, siècles.
En ces siècles (XI-XIIe) un souffle de vie nouvelle passe sur l’Église. L’étau dans lequel la réforme carolingienne avait coincé la vie religieuse se desserre et plusieurs formes nouvelles apparaissent. Ce sont d’abord de nouvelles formes de vie monastique qui se manifestent, caractérisées par un retour à la pauvreté et à la simplicité. Cîteaux, Camaldoli, Vallombreuse, Grandmont, etc. Parallèlement apparaissent aussi avec profusion les ordres canoniaux (chanoines réguliers, hospitaliers et chevaliers) de même que les ordres mendiants (Franciscains, Dominicains, Carmes, Servites et Ermites de saint Augustin). Les uns et les autres adoptent presque tous la Règle de saint Augustin.
Il est évident que toutes ces fondations nouvelles ne jaillirent pas comme des générations spontanées. Dès les siècles précédents de nombreux groupements s’étaient lentement constitués pour le service des pauvres, des malades et des captifs de même que pour de nombreuses tâches apostoliques. Ce sont durant longtemps des sortes de confréries ou de pieuses associations de laïcs. Ce fut évidemment le cas des soeurs de Dieppe, comme d’ailleurs des frères du même Hôtel-Dieu [3] , avant leur agrégation à l’Ordre des Ermites de saint Augustin (fondé en 1256).
À partir de la fin du XIII° siècle une grave crise s’annonce. Grave crise de civilisation, au cours de laquelle l’Europe allait se disloquer et la « chrétienté » s’écrouler. Au début du XVIe siècle, de toutes parts les mystiques et les prophètes crient le besoin de réforme, jusqu’à ce que, la réforme officielle ne venant pas, Luther entreprenne la sienne. Mais au sein même de l’Église, dès avant Trente, un mouvement de réforme s’était manifesté dans la vie religieuse, De nombreuses communautés religieuses qui joueront un rôle important dans l’Église jusqu’à nos jours naissent alors, même si elles ne sont pas reconnues officiellement comme « instituts religieux ». Quant au Concile de Trente, il ne traita, dans sa Session XXV, que de ceux qui étaient considérés comme religieux par le droit: de Regularibus et Monialibus, c’est-à-dire des religieux et religieuses à voeux solennels. Son but était avant tout de réformer des abus, et ses décisions furent particulièrement absolues par rapport aux femmes, qui furent sévèrement emmurées.
Si l’on comprend la sévérité du Concile de Trente face à bien des communautés de moniales relâchées, menant bal au monastère et recevant visiteur sur visiteur, on comprend tout aussi bien que les hospitalières de Dieppe, qui étaient de braves filles toutes dévouées à leur apostolat auprès des malades, ne se soient pas senties concernées par cette législation nouvelle. Ce fut sans doute la conclusion aussi du Cardinal de Joyeuse en 1615 et de Mgr François de Harlay en 1624, qui firent des projets de réforme mais n’y donnèrent pas suite. Ce fut le syndic de la ville de Dieppe qui, pour des raisons tout autres que religieuses, provoqua l’application des décisions de Trente à Dieppe. On fit venir des Chanoinesses de Pontoise pour réaliser cette « réforme » à Dieppe, et les sœurs de Dieppe devinrent dès lors elles aussi des Chanoinesses régulières. Cette mutation impliquait, surtout du fait de la « clôture », une modification profonde de ce qui avait été le charisme propre de ces religieuses depuis près de six siècles, et dont l’annaliste de l’Hôtel-Dieu de Québec donne la description suivante: « C’était une assemblée de filles pieuses et charitables qui s’occupaient à secourir les pauvres malades dans tous les quartiers de la ville. Elles en avaient aussi beaucoup chez elles, qu’elles servaient avec une grande ferveur. »
Il est un peu déconcertant de voir comment des pressions extérieures amenèrent les sueurs de Dieppe à abandonner leur style traditionnel de vie et d’apostolat afin de se conformer à des prescriptions canoniques générales, tout juste au moment où leur propre style de vie allait graduellement obtenir droit d’existence dans l’Église. En effet, lorsqu’au début du XVIIe siècle saint François de Sales eut l’idée d’une communauté de religieuses qui ne vivraient pas derrière les murs d’un cloître mais se dévoueraient au milieu du monde dans l’exercice de la charité, l’opposition à l’apostolat des religieuses hors clôture et sans vœux solennels était si vivace que ses Visitandines durent se muer en moniales cloîtrées, comme les hospitalières de Dieppe. Mais ce que n’avait pas réussi saint François de Sales, saint Vincent de Paul et Louise de Marillac le réussirent, avec la fondation des Filles de la Charité. Ils trouvèrent la véritable solution ; ignorant les distinctions des canonistes, acceptant facilement d’être privées du nom de « religieuses », elles ne firent que des vœux privés et ainsi, sous la forme d’une Société de pieuses femmes sans voeux publics, purent jouir de la liberté des enfants de Dieu et joindre une authentique pratique des conseils évangéliques au service des pauvres, à l’instar des premières sœurs de Dieppe. Le mouvement était donné et de nombreuses communautés semblables d’hommes et de femmes se multiplièrent, pour assurer l’enseignement et le soin des malades ou d’autres formes de dévouement évangélique. Peu à peu, le droit suivant la vie, l’Église les reconnaîtra officiellement comme religieux et religieuses.
En 1900, dans la Constitution Conditae a Christo Léon XIII consacrera cette évolution en reconnaissant comme authentiquement religieuses les communautés à voeux simples. Mais les Normae publiées l’année suivante par la Congrégation des Évêques et Réguliers allaient conduire à un nivellement des Instituts religieux. Systématisant à outrance le concept de vie religieuse, elles entraient dans le détail de l’organisation des Congrégations et des Ordres et donnaient un modèle précis de Constitutions. Dans les révisions des Constitutions qui furent exécutées à ce moment, de même qu’après la publication du code de droit canon en 1917, plusieurs Ordres et Congrégations perdirent presque totalement l’originalité de leur charisme et se donnèrent des Constitutions pratiquement interchangeables. Les Augustines de la Miséricorde de Jésus ne purent échapper à ce nivellement dans la révision de leurs Constitutions en 1923.

La vie religieuse augustinienne
Tout comme on parle d’Ordre monastique pour désigner non pas un Ordre religieux au sens canonique du mot, mais l’ensemble des Ordres et Communautés menant la vie monastique sous ses diverses formes, ainsi on appelle Ordre augustinien, au sens large du mot, l’ensemble des Ordres et Congrégations qui se rattachent d’une façon ou d’une autre à la Règle de saint Augustin. Les Augustines de la Miséricorde de Jésus appartenant à cet Ordre augustinien, il sera bon de dire quelques mots de l’origine et du développement de ce grand mouvement spirituel à travers les siècles.
Homme d’une grande sensibilité et d’un don inné pour l’amitié, enthousiasmé par surcroît par tout ce qu’il avait appris des Pères du désert, Augustin vécut pratiquement toute sa vie dans la fraternité avec des compagnons. Sa première expérience de vie commune, il la vécut à Cassisiacum en 386, dans une maison de campagne aux environs de Milan, avec sa mère, son fils et quelques amis intimes, entre sa conversion et son baptême. Rentré en Afrique en 388, il fait de sa maison familiale un monastère où il mène avec des frères, une vie de prière, d’étude et de travail manuel. C’est un monastère laïc de type traditionnel comme ceux qu’il avait connus en Italie, surtout à Rome. Devenu prêtre, puis évêque d’Hippone, il organise près de la cathédrale, toujours dans sa résidence, un monastère clérical qui devient une sorte de Séminaire d’où sortiront au moins une bonne dizaine d’évêques. En 396 il réunit aussi dans un Monastère dirigé par sa sueur un certain nombre de vierges d’Hippone.
Comme toutes les formes de vie cénobitique, le monachisme augustinien a pour idéal la reconstitution de la vie de la communauté primitive des chrétiens à Jérusalem. Sa caractéristique propre fut l’effort pour unir harmonieusement l’idéal monastique de solitude et de contemplation avec l’activité sacerdotale ou apostolique [4] .
Lorsque les invasions arabes de la fin du Vlle siècle firent disparaître à peu près toute vie chrétienne en Afrique, ce fut également la fin définitive du monachisme augustinien. Des diverses communautés qui, plus tard, se rattacheront à la Règle de saint Augustin, aucune ne sera « monastique » au sens propre du mot.
Il existe de la Règle de saint Augustin une version féminine (= la lettre 211 ou Objurgatio) et une version masculine (= Regula ad servos Dei). Durant très longtemps on a pensé que la version masculine était une adaptation de la version féminine. Les récentes études critiques de Luc Verheijen de même que celles de T. J. Van Bave) ont démontré le contraire [5] . La règle masculine comporte elle-même deux pièces qui nous sont parvenues tantôt jointes et tantôt séparées: ce sont, selon la nomenclature adoptée par Verheijen, l’Ordo Monasterii et le Praecep­tum. Vers 345 Alypius, ami d’Augustin, rend visite à saint Jérôme, à Bethléem, et en rapporte l’idée d’une Règle et quelques éléments pour la composition d’un office liturgique monastique. II rédige l’Ordo Monasterii, qui reçoit l’approbation de saint Augustin et, peut-être, un préambule qui met l’accent sur l’amour de Dieu et du prochain. Il fait adopter l’Ordo Monasterii à Thagaste. Quelque temps plus tard, Augustin suit l’exemple de son ami et met par écrit un enseignement oral qu’il avait commencé à donner depuis quelques années aux frères laïcs d’Hippone. C’est le Praeceptum, seul document qui puisse être dit réellement « règle d’Augustin », quoique lui-même ne l’ait jamais désigné par le vocable « règle », ce terme n’ayant pas, à l’époque, la signification de règle monastique. Tous les autres documents dits « règle de saint Augustin » (il y en a neuf en tout) dérivent de ces trois textes fondamentaux (la lettre 211, l’ Ordo Monasterii et le Praeceptum), soit par combinaisons diverses, soit par transposition du masculin au féminin.
Comme je l’ai dit plus haut, le monachisme augustinien s’éteignit pour toujours à la suite des invasions arabes en Afrique. La Règle augustinienne par ailleurs sera reprise par divers groupes religieux non monastiques es au Me et au XIII, siècles: les ordres canoniaux et la plupart des ordres mendiants. Parmi ces derniers se trouvent les Ermites de saint Augustin, Ordre constitué en 1256 de plusieurs groupements d’ermites installés dans les bourgs et les villes où leurs membres vivaient en commun tout en exerçant un apostolat [6] .
En 1215 le Concile de Latran, ému de la prolifération quelque peu anarchique des Ordres religieux, avait décidé qu’aucune congrégation nouvelle ne serait autorisée et que quiconque voudrait fonder une association religieuse devrait adopter une règle déjà approuvée. Cette législation était certes malheureuse, car elle allait figer pour longtemps l’évolution spontanée de la vie religieuse. Par ailleurs elle allait rendre très populaire la règle de saint Augustin. En effet, la règle de saint Benoît ne convenait nullement à tous ces groupements nouveaux de chanoines et de mendiants à orientation missionnaire. Par contre, la règle de saint Augustin pouvait s’accommoder facilement à n’importe quel genre de vie chrétienne vécue à l’intérieur d’un contexte de vie commune. Ne prévoyant aucune structure institutionnelle, elle s’accommodait de n’importe laquelle [7] .

Les Augustines et le retour aux sources
À leurs débuts et durant plusieurs siècles les hospitalières de Dieppe furent une confrérie de pieuses filles se dévouant au soin des pauvres et des malades de la ville. C’est là que s’exprime dans toute sa simplicité et toute sa clarté leur charisme propre, antérieur à toute institutionnalisation.
À l’époque de structuration que fut le XIIIe siècle elles s’adjoignirent à l’ordre des Ermites de saint Augustin, et il est probable qu’elles aient adopté dès auparavant la Règle de saint Augustin. Après le Concile de Trente elles furent projetées malgré elles dans une « réforme » qui en fit des Chanoinesses de saint Augustin. Enfin, à l’instar des autres Instituts elles subirent le nivellement canonique du début du XXe siècle. Lorsqu’elles s’interrogent aujourd’hui sur leur fidélité à leurs traditions, il apparaît déjà qu’elles ont à établir une hiérarchie entre leurs fidélités à divers courants spirituels auxquels elles ont été rattachées mais qui correspondent de façons inégales à leur charisme originel. Je voudrais qu’il soit clair que je n’entends pas, en ce qui suit, tracer des lignes de conduite aux Augustines de la Miséricorde de Jésus, mais simplement décrire ce qui, à l’historien de la vie religieuse, semble découler objectivement de l’analyse des faits.
a) Au-delà de la fidélité à des cadres juridiques hérités de Trente ou du code de droit canon, elles doivent avant tout fidélité aux diverses grandes traditions spirituelles dans lesquelles s’est moulée leur histoire.
b) Mais en premier lieu il me semble important de préciser qu’il ne peut aucunement être question pour elles de fidélité à une quelconque tradition monastique. À aucun moment de leur histoire elles n’ont vécu la vie monastique au sens propre du terme et à aucun moment elles ne furent un Ordre monastique. A fortiori elles ne peuvent se rattacher au monachisme augustinien qui cessa d’exister au début du VIII’ siècle. De plus, tout le Moyen-âge a été très soucieux de distinguer la vie canoniale et la vie des Mendiants de la vie monastique. L’utilisation dans leurs documents des mots moniale et monastère ne doit pas faire illusion. En latin le mot monialis (plus souvent sanctimonialis) est un terme générique pour désigner toute religieuse ou toute femme consacrée à Dieu. Saint Augustin lui-même l’emploie souvent dans ses écrits pour désigner des vierges habitant dans le monde [8] . Le féminin latin de moine (monachus) n’est pas rnonialis mais bien monacha. Quant au mot monastère il est lui aussi un terme générique désignant à peu près tout genre de maison religieuse. Dans la tradition proprement monastique, le mot monasteriurn désigne non pas, comme on le pense souvent, un édifice ayant une architecture déterminée, mais tout lieu où vivent un moine ou des moines. La grotte d’un ermite dans la montagne est appelée monastère, tout aussi bien que la cabane où vivent deux ou trois frères ou encore les grands bâtiments copiés sur l’architecture des châteaux médiévaux ou des édifices publics modernes que nous avons pris l’habitude d’appeler monastères de nos jours.
c) La fidélité des Augustines à la tradition augustinienne n’est pas la fidélité à Augustin comme â un « fondateur », mais la fidélité à un grand courant spirituel, celui des ordres mendiants et canoniaux, qui ont trouvé dans la spiritualité d’Augustin le meilleur de leur nourriture spirituelle.
d) Au-delà de toutes ces traditions et de tous ces courants, l’essentiel de la fidélité des Augustines réside évidemment dans la fidélité au modèle de vie des premières hospitalières de Dieppe, Le charisme propre d’un institut s’exprime toujours au meilleur de sa pureté dans la période qui précède toute institutionnalisation.

* * *
En cette période de mutations rapides où nous vivons, les Augustines sont comme prédisposées, de par leurs racines augustiniennes mêmes, à l’évolution et à l’adaptation. Nul homme n’a été aussi ouvert à l’évolution et au changement qu’Augustin. Il a vécu à une période de profonds bouleversements et a donné, dans ses lettres 36, 54 et 55 entre autres, des principes qui sont encore d’actualité. Selon lui il y a ce qui doit rester immuable: l’Écriture Sainte et la Tradition de l’Église universelle. Tout le reste peut varier à condition que l’on maintienne la paix et la charité dans le respect des personnes, surtout des « petits » dans la foi, et dans la liberté des observances [9] . L’amour fraternel, l’humilité et la pauvreté resteront toujours les grandes caractéristiques de sa spiritualité, de même qu’un lien étroit entre l’action et la contemplation. Il revient sans cesse dans sa prédication sur la complémentarité de Marthe et de Marie, se refusant sans cesse et absolument à opposer l’une à l’autre [10] .
D’ailleurs l’orientation nettement missionnaire et apostolique de la tradition canoniale devrait mettre en garde contre ce danger qu’Augustin a combattu de privilégier la contemplation aux dépens du service des pauvres. L’insertion efficace dans le monde – autre caractéristique de la tradition canoniale – et la grande mobilité des membres en fonction d’une implantation rapide là où naissent les besoins nouveaux – caractéristique principale des ordres mendiants – ouvrent aux Augustines d’aujourd’hui des possibilités illimitées à l’intérieur même de la fidélité à leurs traditions, pour la découverte de nouveaux modes de présence aux pauvres et aux malades dans un monde radicalement différent de celui du Moyen-âge.
Au surplus, le charisme originel des premières hospitalières de Dieppe ne répugne à aucune de ces possibilités nouvelles, tant il est grand et ouvert dans sa simplicité.
Demeuré durant des siècles un tout petit groupe et n’ayant jamais connu un grand développement numérique, l’Ordre des Augustines de la Miséricorde a été plus vulnérable que les « Grands Ordres » aux influences externes au cours de son évolution. Par ailleurs la période de jaillissement de son charisme propre, antérieure à toute institutionnalisation, a été exceptionnellement longue. Ce fait met les Augustines d’aujourd’hui, en regard des exigences de renouveau, dans une situation de liberté évangélique beaucoup plus grande que ne le sont les nombreuses communautés nées au cœur même de périodes de structuration canonique (réformes grégorienne ou post-tridentine) et pour qui il est souvent difficile de séparer le charisme de la structure dans laquelle il a été moulé dès le début. Cette situation privilégiée constitue sans doute pour les Augustines un défi à relever aussi bien qu’une responsabilité et une mission.

Armand Veilleux, o.c.s.o.

Abbaye cistercienne, Mistassini, Qué., Canada