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PIERRE ET LES PIERRES DE LA VILLE ÉTERNELLE – PAR LE CARDINAL PAUL POUPARD

3 juillet, 2014

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PIERRE ET LES PIERRES DE LA VILLE ÉTERNELLE

UNE ÉTUDE DU PRÉSIDENT DU CONSEIL PONTIFICAL POUR LA CULTURE

PAR LE CARDINAL PAUL POUPARD

Je ne sais pas s’il y a quelque impertinence dans la question posée: Rome est-elle au centre du monde? Mais je sais qu’il y a bien des manières pertinentes d’y répondre. Je le ferai pour ma part, en partant d’une confidence de Madame Swetchine, l’amie de Lacordaire, lui-même ami d’un prêtre français assez oublié aujourd’hui, l’abbé Louis Bautain.

MADAME SWETCHINE, LACORDAIRE, BAUTAIN Écoutons Madame Swetchine: «Rome est la reine des villes, c’est un monde différent de tout ce qui nous a frappé ailleurs, dont les beautés et les contrastes sont d’un ordre si élevé que rien n’y prépare, que rien ne saurait en faire deviner ni même pressentir l’effet. Les idées s’agrandissent ici, les sentiments y deviennent plus religieux, le cœur s’apaise. Toutes les époques de l’histoire sont là en présence, séparées et distinctes, et il semble que chacune d’elles a voulu imprimer son caractère aux monuments qui en restent, avoir un horizon qui lui soit propre et, pour ainsi dire, une atmosphère particulière… La beauté n’est-elle pas éternelle comme la vérité? Et dès lors, quelle étroite alliance entre la religion et l’art!». Et l’orthodoxe convertie reparaît lorsqu’elle fait la constatation suivante: «Une des preuves de la vérité du catholicisme est de répondre si bien à la nature exclusive de notre cœur. Les autres Églises croient simplifier la religion, la rendre plus accessible, plus acceptable, en étendant à toutes les communions les promesses faites par son divin Auteur, et c’est bien étrangement méconnaître nos véritables besoins. Plus une règle est positive, exclusive, austère, exigeante et plus elle a pour nous d’attrait, par cet instinct vague qui nous a fait sentir combien notre mobilité a besoin d’être fixée, notre mollesse d’être affermie, notre pensée ramenée et assujettie. On ne s’attachera jamais passionnément à une religion qui trouvera que les autres la valent, et le Dieu jaloux le savait bien. Du moment où une chose n’est pas, je ne dis pas seulement la meilleure, mais la seule complètement bonne, pourquoi choisir, préférer, concentrer, et ne pas laisser fractionner son hommage et son amour?». Ce texte de Madame Swetchine re­trouvé un peu au hasard m’a conduit à relire les pages qu’avec ferveur le jeune romain que j’étais alors proposait aux lecteurs de La vie spirituelle en novembre 1961, sur Lacordaire, Bautain et Madame Swetchine. Le centre en est Rome, où l’Abbé Bautain, le philosophe de Strasbourg, est dénoncé par son évêque pour cause de fidéisme. Lacordaire lui écrit, le 1er février 1838: «Une condamnation de Rome est à jamais acquise à l’histoire, l’infaillibilité en assure la destinée éternelle. Au lieu que la condamnation d’un évêque n’a ni le même avenir, ni la même solidité…». Il présente du reste ainsi à sa correspondante Mgr le Pappe de Trévern: «Le vieil Évêque de Strasbourg est évidemment un outré gallican beaucoup moins effrayé de ce qu’il y a de faux chez Monsieur Bautain que de ce qu’il y a de vrai… Personne plus que moi n’estime à son prix la pureté de la doctrine et j’ose dire que chaque jour j’en deviens plus jaloux pour moi-même; mais la charité dans l’appréciation des doctrines est le contrepoids absolument nécessaire de l’inflexibilité théologique. Le mouvement du vrai chrétien est de chercher la vérité et non l’erreur dans une doctrine, et de faire tous ses efforts pour l’y trouver, tous ses efforts jusqu’au sang, comme on cueille une rose à travers les épines. Celui qui fait bon marché de la pensée d’un homme, d’un homme sincère…, celui-là est un pharisien, la seule race d’hommes qui ait été maudite par Jésus-Christ. Y a-t-il un Père de l’Église qui n’ait des opinions et même des erreurs? Jetterons-nous leurs écrits par la fenêtre pour que l’océan de la vérité soit plus pur? Oh que l’homme qui combat pour Dieu est un être sacré et que jusqu’au jour d’une condamnation manifeste, il faut porter sa pensée dans des entrailles amies!». Et le 1er février 1840, dans une nouvelle lettre à sa correspondante, Lacordaire ajoute: «En 1838, étant à Metz, je fus averti qu’on cherchait à le perdre à Rome, ce dernier refuge de ceux qui errent contre la dureté de ceux qui n’errent pas… Je le déterminai à aller à Rome. Il partit, fut bien accueilli, revint enchanté de Rome…»1. J’ai édité autrefois Le Journal romain de l’abbé Bautain (1838) qui retrace cette histoire aujourd’hui bien oubliée. J’ai voulu la rappeler, comme je l’ai fait, dans mon Rome Pèlerinage2, car, pour beaucoup de pèlerins des siècles passés et du temps présent, le pèlerinage à Rome, c’est d’abord la prière à la basilique Saint-Pierre, dans une démarche de foi envers le magistère vivant de l’Église qui, selon les promesses faites par le Christ à Pierre, se continue dans la personne de son successeur, le pape. C’est une grâce du pèlerinage à Rome que cette adhésion renouvelée à Pierre, dont le successeur demeure garant de la vérité de l’Évangile au milieu des tourbillons du siècle. Bautain écrit, le soir même de son arrivée, dans son Journal, le 28 février 1838: «Enfin nous partîmes… Nous étions dans une grande impatience de voir apparaître la grande ville, et cependant la fatigue de la nuit passée et des précédentes nous jetait tous dans l’accablement, quand, tout à coup, arrivés sur une hauteur, le “vetturino” nous cria du dehors en nous faisant signe avec son fouet: “Roma”: Nous vîmes, en effet, dans le brouillard du matin, la Coupole de Saint-Pierre et en un moment elle fit comme apparaître à nos yeux Rome tout entière, ancienne et moderne, la Rome maîtresse du monde, soit par la force, soit par l’esprit. Il nous fallut monter et descendre bien des côtes, après cette apparition, et enfin nous aperçûmes de près Saint-Pierre et le Vatican et ce fut la première chose de Rome que nous vîmes en entrant par la porte de Civitavecchia qui est justement derrière, en sorte qu’on a l’air d’entrer dans le Vatican même. Ainsi ce que nous avons vu de Rome, tout d’abord c’est ce que nous sommes venus uniquement y chercher, savoir Saint-Pierre et le Vatican»3.

LA VOCATION DE ROME Ainsi, me semble-t-il, s’éclaire la réponse à donner à la question: Rome est-elle au centre du monde? Car ce mot de “centre” peut être compris en plusieurs sens: centre d’attraction ou centre de rayonnement? Si on l’entend d’un centre d’attraction ou de rayonnement dans le monde, il faut savoir si l’on pense au Pape ou à la Curie. Nous savons que les deux ne se confondent pas, la seconde est au service du premier. Il faut d’autre part distinguer l’aspect religieux, l’aspect moral et l’aspect politique des choses. La réponse ne sera pas la même suivant que l’on considère l’un ou l’autre de ces aspects. Si l’on se met en face de ce que l’on appelle l’opinion et que l’on s’efforce de juger ensuite cette opinion à la lumière de ce que l’Église pense d’elle-même, il me semble qu’on est en présence de deux conceptions également fausses de Rome et du Saint-Siège: une conception qui tend à minimiser indûment le rôle de Rome comme centre d’attraction ou de rayonnement en la considérant comme une simple Église parmi d’autres. Par contraste avec cette conception minimisante, il y en a une autre qui tend à exagérer d’une certaine façon son rôle, en l’assimilant plus ou moins formellement à un “pouvoir”, dans l’ignorance de ce que l’Église a dit d’elle-même au Concile quant à la liberté religieuse4. Rome, me semble-t-il, et c’est sa vocation propre, voudrait être considérée comme un témoin principal – et l’Église à travers elle – comme un témoin du Christ vivant, mort et ressuscité, témoin qualifié à un titre unique de par la mission donnée à Pierre par le Christ. Ce témoignage trouve à Rome une expression exceptionnellement authentique pour ceux qui croient et même pour certains de ceux qui ne croient pas. Rome donc, comme centre de l’Église, peut et doit accepter de porter une responsabilité universelle et missionnaire, quelles que soient les faiblesses inséparables de toute collaboration humaine à l’œuvre de Dieu. L’URBS Telle est, me semble-t-il, la vocation de Rome, qui explique en quelque sorte la fascination de Rome. Car depuis deux millénaires, c’est une véritable fascination qu’exerce à travers le monde la Ville de Rome, c’est une véritable fascination tout court: l’URBS. C’est sur la Ville et sur le Monde, Urbi et Orbi, que le saint Père donne sa bénédiction solennelle du haut de la loggia de la basilique Saint-Pierre, face à cette place admirable qui porte le nom de l’apôtre fondateur. Les téléspectateurs ne se lassent pas de la regarder et souhaitent un jour faire en vérité le pèlerinage de Rome. Car si tous les chemins mènent à Rome, il est encore plus vrai d’ajouter aujourd’hui qu’ils y mènent le voyageur ébloui, le pèlerin désireux une fois encore de porter ses pas sur ceux des apôtres, de prier dans les grandes basiliques, de participer à la ferveur d’un peuple multicolore dont la foi se ravive en chantant avec le successeur de Pierre le Credo catholique. INÉPUISABLE ROME! Inépuisable Rome! On a pu l’appeler capitale de la civilisation et du droit, de l’art et de l’histoire, Rome des pierres et des siècles inextricablement emmêlés, Rome souterraine des Catacombes, Rome bâtie sur la sépulture de Pierre découverte au Vatican, Rome édifiée sur le martyre des apôtres, mais aussi sur les débris des temples païens et des villes antiques, Rome moderne enfin, bruissante de tant de souvenirs et bruyante à travers les grandes artères ou dans les étroites venelles du Transtévère, Rome des églises et des couvents, Rome des universités et des collèges, Rome des pèlerins dont le flot vient battre, semaine après semaine, le parvis de Saint-Pierre, sous les fenêtres du Pape. Comme le disait Jean Paul II le 25 avril 1979, pour l’anniversaire de la fondation de Rome, cette date ne marque pas seulement le commencement d’une succession de générations humaines qui ont habité cette ville. Elle constitue aussi un commencement pour des nations et des peuples lointains qui ont conscience d’avoir un lien et une unité particulière avec la tradition culturelle latine dans ce qu’elle a de plus profond. Les apôtres de l’Évangile, et en premier lieu Pierre de Galilée et Paul de Tarse, sont venus à Rome et y ont implanté l’Église. C’est ainsi que, dans la capitale du monde antique, a commencé son existence le Siège des successeurs de Pierre, des évêques de Rome. Ce qui était chrétien s’est enraciné en ce qui était païen et, après s’être développé dans l’humus romain, a commencé à croître avec une nouvelle force. Le successeur de Pierre y est l’héritier de cette mission universelle que la Providence a inscrite dans le livre de l’histoire de la Ville éternelle.

PIERRE ET LES PIERRES Reine de l’histoire, fête des arts, délice des yeux et joie du cœur, Rome est pour le pèlerin le centre vivant et visible de l’unité de l’Église catholique, fécondé par le martyre des apôtres, irrigué par des siècles de foi, rayonnant de la présence du successeur de Pierre. Que vous arriviez par l’aérodrome de Fiumicino, la gare Termini ou l’autoroute del Sole ruisselante de voitures, la même préoccupation vous habite, le même ardent désir brûle de se réaliser: voir Saint-Pierre et le Saint Père. Pour le pèlerin de Rome, en effet, le message des pierres du passé se conjugue avec les visages de l’aujourd’hui de Dieu, en un vivant témoignage de foi. Il ne visite pas seulement les lieux prestigieux chargés d’une histoire millénaire. Il prend place dans une lignée de témoins et met ses pas sur ceux de ses devanciers à travers les âges, avec ses contemporains à travers le monde. Vivante continuité dans le temps et l’espace, l’Église que forment les chrétiens se re­trouve à Rome dans une coulée séculaire. Membres de multiples communautés dispersées à travers les peuples, les chrétiens, à Rome, d’un coup, découvrent leur unité profonde de peuple de Dieu rassemblé autour de la tombe de Pierre et de son vivant successeur, au Vatican. L’énorme capitale du monde antique a en effet été choisie par les Apôtres, parce qu’ils voulaient implanter l’Évangile au cœur même de l’Empire. Venus à Rome y annoncer la foi au Christ ressuscité, Pierre et Paul y ont trouvé la mort. Leur martyre y a enraciné l’Église. Selon l’adage antique: le sang des martyrs est la semence des chrétiens. Et c’est dès les premiers siècles que mus par un sentiment irrépressible, les chrétiens se sont mis en mouvement vers les tombeaux des saints apôtres, pour y confesser leur foi, en vivante continuité avec leurs pères et en union étroite avec l’évêque de Rome.

SAINT PIERRE ET LE SAINT PÈRE Rome comme pèlerinage. Ce n’est point une terre étrangère, que l’on aborde pour une visite éphémère, vite décidée, tôt oubliée. Ce n’est pas non plus un sanctuaire étroitement localisé, limité à une apparition lointaine. C’est la Ville tout entière qui est la patrie des fidèles catholiques, et aussi de nombre de chrétiens, depuis bientôt deux millénaires. Le temps qui ailleurs s’évanouit dans l’histoire, s’enracine ici dans la durée. Alors que, dans un pèlerinage où la Vierge Marie ou un saint s’est manifesté, la continuité s’éprouve dans la seule fidélité à ce message, Rome s’affermit dans le temps qu’elle emplit de sa présence et de son action. Pierre et Paul, martyrs, y sont ensevelis. Des basiliques s’élèvent sur leurs tombes. Les catacombes gardent la trace des vivants et des morts des premiers siècles. Mais les pèlerins ne se contentent pas de fréquenter des lieux. Ils rencontrent, à Rome, le Vicaire du Christ, successeur de Pierre. Entre Pierre et les pierres, ce n’est pas un antagonisme mais un complément. Qu’allez-vous faire à Rome? Faire un pèlerinage aux basiliques? Ou voir le Pape? Pourquoi ce “ou”, alors que c’est à l’évidence “et” qu’il faut dire et faire! Telle est la singularité de Rome comme pèlerinage: des lieux et des hommes qu’on ne saurait séparer parce que tout les unit. Le pèlerin va vers la place Saint-Pierre pour prier dans la basilique Saint-Pierre et pour voir le Saint Père. Videre Petrum: ce vieux cri de foi jailli du fond des âges, c’est la démarche croyante qui unit Pierre à Jean Paul II, l’un et l’autre, l’un après l’autre destinataires de la promesse inouïe du Christ: «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église». Il s’agit là d’une démarche de foi, animée par la certitude qui anime le poète: «Et nous sommes tombés dans le filet de Pierre. Parce que c’est Jésus qui nous l’avait tendu» (Charles Péguy).

DE PIERRE À KAROL Pierre est venu à Rome. Il en a été le premier évêque. Et depuis sa mort, l’évêque de Rome lui succède dans sa charge de pasteur, responsable au premier chef du collège des évêques dont il est le premier: clé de voûte – et ils sont la voûte – de cette Église répandue à travers le temps et l’espace, dispersée aux quatre coins de l’univers, en marche vers la patrie éternelle. Cité de Dieu au cœur de la cité des hommes, dont elle voudrait être l’âme, l’Église de Jésus-Christ n’est point conglomérat informel, mais organisme charpenté. Ses structures visibles sont porteuses de l’invisible et essentielle nervure spirituelle de grâce, dont le Seigneur est la source et l’Esprit le canal. Mêlé étroitement à ses frères de toutes races et de toutes langues, le pèlerin de Rome prend mieux conscience en cette ville qu’il chemine du temps vers l’éternité. Car l’éternité déjà y a laissé sa trace. Le temps a beau défaire les pierres au cours des âges, Pierre lui-même est toujours vivant, de Simon le Galiléen à Karol le Cracovien, comme lui venu de loin, pour mieux nous entraîner au loin, dans la barque de l’Église, au souffle de l’Esprit. Le pèlerin qui visite des édifices matériels, signes et porteurs d’une réalité spirituelle, ne les aborde pas comme un touriste découvre une œuvre d’art. C’est un croyant qui met ses pas dans ceux des générations qui l’ont précédé et dont il a reçu, avec l’église où il vient prier, la foi qui anime sa prière. Aussi le cœur du pèlerinage à Rome est-il la rencontre et la bénédiction reçue du successeur de Pierre. C’est la grâce propre de l’audience dans laquelle, chaque mercredi, le Saint Père s’adresse aux pèlerins, en témoin de la foi et en interprète autorisé de l’Évangile, ainsi que chaque dimanche où il récite avec eux l’Angélus. La vocation de Rome est de les confirmer dans la foi pour qu’ils la vivent sur toutes les routes de l’Église et du monde, au milieu des hommes, toutes les routes qui sont les routes du Christ, selon la belle image de Jean Paul II dans sa première encyclique Redemptor hominis. Comment ne pas penser que, de toutes ces routes, Rome est privilégiée, de par la continuité d’une tradition dont la Ville est dépositaire. Le successeur de Pierre n’est pas une mythique soucoupe volante tombée du ciel de Pologne sur les bords du Tibre. Ce n’est pas un nouveau Melchisédech, sans père ni mère ni généalogie. Comme son nom l’indique, il est un successeur. Sa personne s’identifie avec sa fonction… Celle-ci, héritière de l’Évangile et marqué du poids de l’histoire, s’inscrit dans la durée de deux millénaires qui ont empli la ville de Rome, hissant son devenir dans la cité des hommes au destin de Cité de Dieu. Église incarnée, l’Église de Rome n’est pas sans tache, pure et dure comme le serait une utopie dont la seule qualité réelle serait l’inexis­tence. Elle existe au contraire, aux traits fortement marqués par le temps et l’espace, les hommes et leurs constructions de pierre. Aussi la vocation de Rome est-elle l’incarnation de la foi avec les apôtres Pierre et Paul et les millions de croyants qui sont venus prier sur leurs tombes et s’y ressourcer dans la foi. Comme le disait Jean Paul II, le 4 juillet 1979, alors qu’il venait de célébrer pour la première fois à Rome la fête des saints apôtres Pierre et Paul: «Combien est éloquent l’autel, au centre de la basilique, sur lequel le successeur de Pierre célèbre l’eucharistie en pensant que c’est tout près de cet autel que Pierre a fait, sur la croix, le sacrifice de sa vie en union avec Celui, sur le calvaire, du Christ crucifié et ressuscité».

REGARDER ET COMPRENDRE Devant tant de trésors accumulés, les critiques ne manquent pas, qui se scandalisent de ce mécénat alors que tant de détresses crient vers le ciel. On ne peut récrire l’histoire, et nous comprenons difficilement aujourd’hui le comportement des papes de la Renaissance. Paul VI en inaugurant la nouvelle Salle d’audiences de Nervi, le 30 juin 1971, déclarait qu’elle «n’exprime nul orgueil monumental ou vanité ornementale, mais que l’audace propre de l’art chrétien est de s’exprimer en termes grands et majestueux». Mais voici déjà bien longtemps, alors qu’il était le Substitut de la Secrétairerie d’État, Mgr Montini s’exprimait en ces termes, que je livre à quarante ans de distance, au pèlerin d’aujourd’hui: «Charme, révérence, stupeur ou simple curiosité, ou encore méfiance prudente guident les pas du moderne Romée qui n’a pu se soustraire à la visite d’obligation et qui goûte, en lui-même, le besoin de regarder et de comprendre. Regarder et comprendre: c’est peut-être ici qu’est la différence psychologique entre la visite de la Cité du Vatican et celle d’un autre grand monument de l’antiquité, le Forum Romain, les Pyramides, le Parthénon, les restes de Ninive ou de la civilisation des Incas. Pour ceux-ci, il suffit de regarder; ici, il faut aussi comprendre. Car ici, il survit quelque chose d’infiniment présent, quelque chose qui appelle la réflexion, qui exige une rencontre, qui impose un effort intérieur, une synthèse spirituelle.Car le Vatican n’est pas seulement un ensemble d’édifices monumentaux pouvant intéresser l’artiste; ni seulement un signe magnifique des siècles passés pouvant intéresser l’historien; ni seulement non plus un écrin débordant de trésors bibliographiques et archéologiques pouvant intéresser l’érudit; ni seulement encore le musée fameux de chefs-d’œuvre souverains pouvant intéresser le touriste; ni seulement enfin le temple sacré du martyre de l’apôtre Pierre pouvant intéresser le fidèle: le Vatican n’est pas seulement le passé; c’est la demeure du Pape, d’une autorité toujours vivante et agissante». C’est la Ville tout entière qui est la patrie des fidèles catholiques, et aussi de nombre de chrétiens, depuis bientôt deux millénaires. Le temps qui ailleurs s’évanouit dans l’histoire, s’enracine ici dans la durée. Alors que, dans un pèlerinage où la Vierge Marie ou un saint s’est manifesté, la continuité s’éprouve dans la seule fidélité à ce message, Rome s’affermit dans le temps qu’elle emplit de sa présence et de son action… LE MESSAGE DE LA VILLE ÉTERNELLE Comme la voix du Christ sur les eaux démontées du lac de Tibériade, celle de son vicaire Jean Paul II retentit avec puissance et ébranle les vieux slogans comme les idéologies nouvelles: «N’ayez pas peur, ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ. À sa puissance salvatrice, ou­vrez les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation, du développement. N’ayez pas peur… Permettez au Christ de parler à l’homme. Lui seul a les paroles de vie, oui, de vie éternelle». Tel est le message de Rome, cet extraordinaire carrefour des peuples et des civilisations. Pierre n’a pas eu peur, avec Paul, de venir y planter la croix au cœur de cet Empire unifié et puissant. L’unité politique et linguistique, la centralisation administrative seront, depuis Rome, des atouts précieux pour la diffusion de l’Évangile à partir de la capitale du monde antique. Lorsqu’elle va s’effacer de l’histoire, c’est lui qui en fait la Ville éternelle. Après le déclin de l’Empire d’Occident et l’éloignement de l’Empire d’Orient, sans peur Rome se lie à la nouvelle Europe qui s’enfante laborieusement. En l’an 800, le Pape y couronne Charlemagne, l’empereur d’Occident. Après la tourmente des siècles de fer, Rome devient le nœud de la défense catholique contre le morcellement des hérésies. Le flamboiement du baroque y atteste tout particulièrement la joie de la foi après la tourmente, la joie de la foi et la joie de la vie qui ne font qu’un. N’est-ce pas la leçon de Rome, en nous faisant découvrir ces étapes successives d’un art toujours en symbiose avec son temps, que de nous affermir dans le sens de l’universel, de nous rappeler notre vocation catholique?Rome a toujours pratiqué avec succès l’assimilation. La communauté chrétienne y est aussi à l’aise pendant trois siècles, dans la langue grecque, qu’elle le sera plus tard avec le latin. Elle célébrera aussi bien dans les maisons privées des origines que dans les grandes basiliques de Constantin. «Où vous réunissez-vous?», demandait-on à Justin. Et le philosophe chrétien de répondre tout simplement: «Là où chacun le peut».Telle est la leçon de Rome. Ce n’est pas de l’extérieur mais de l’intérieur que se convertissent le monde et la société. Les chrétiens leur empruntent sans difficultés leurs usages, quand ils n’ont rien de répréhensible. De même les chrétiens de Rome ont-ils adopté pour leurs édifices cultuels le plan des basiliques païennes. Et l’on retrouve la représentation du dieu soleil dans la mosaïque qui décore le plafond d’un cubicule, chrétien par ailleurs, puisque la scène de Jonas orne l’un des murs. À Sainte-Prisque, à Saint-Étienne le Rond, l’église est implantée au-dedans du mithreum préexistant, alors que, dans le sous-sol de Saint-Clément, nous le voyons, l’église chrétienne du IVe siècle est tout contre le mithreum familial. Plus tard, ce seront les dépouilles de l’antiquité qui orneront les sanctuaires chrétiens et décoreront les places qui y donnent accès: colonnes de marbre des temples païens devenus les supports des églises chrétiennes, obélisques égyptiens surmontés de la croix du Christ.  La via Appia antica. C’est par cette route que Pierre et Paul sont arrivés à Rome LE CULTE DES MARTYRS Rome, avec les premiers apôtres Pierre et Paul, puis Ignace, Justin, Ptolémée, Lucius, le patricien Apollonius et tant d’autres demeurés anonymes, est devenue un vivant martyrologe. Dans cette ville qui était l’épicentre du monde, le sang des martyrs est une semence de chrétiens. La prestigieuse communauté des Romains, déjà attirante pour l’apôtre Paul, est devenue une nouvelle terre sainte, marquée du sang des martyrs. «Présidente de la charité et de la fraternité», comme l’écrit Ignace dans sa lettre aux Romains, elle rayonne à travers tout l’Empire. C’est le culte des martyrs qui a véritablement créé le pèlerinage et contribué à faire de Rome une ville sainte qui s’équipe progressivement pour recevoir les pèlerins et rendre aux martyrs un culte digne de leur renommée. Saint Jérôme écrit: «Où accourt-on ailleurs qu’à Rome dans les églises et sur les tombeaux des martyrs avec tant de zèle et en si grand nombre? Il faut louer la foi du peuple romain». Et saint Ambroise décrit la fête des saints Pierre et Paul célébrée le 29 juin: «Des armées pressées parcourent les rues d’une si grande ville. Sur trois chemins différents (Vatican, route d’Ostie, via Appia), on célèbre la fête des saints martyrs. On croirait que le monde entier s’avance».Au début du Ve siècle, c’est Prudence qui écrit: «Des portes d’Albe sortent de longues processions qui se déroulent en blanches lignes dans la campagne. L’habitant des Abruzzes, le paysan de l’Étrurie viennent en même temps. Le farouche Samnite, l’habitant de la superbe Capoue sont là. Voici même le peuple de Nole»… Nole, dont l’évêque Paulin écrit: «Ainsi, Nole, tu te lèves tout entière à l’image de Rome». L’évêque lettré fait lui-même le pèlerinage au moins une fois chaque année pour la saint Pierre et Paul. LE PÈLERINAGE Le pèlerinage à Rome est d’abord une obligation traditionnelle pour tous les évêques. Déjà le Concile de Rome, en 743, sous le pape Zacharie, mentionne la visite ad limina apostolorum comme traditionnelle et en renouvelle l’obligation. Après des siècles où l’usage s’était affaibli, Sixte Quint, par la Constitution apostolique Romanus Pontifex du 20 décembre 1585, en renouvelle l’obligation et en établit la fréquence. Chaque évêque a désormais une double obligation, aller vénérer les tombeaux des saints apôtres et exposer au pape la situation de son diocèse. À l’Angélus du 9 septembre 1979, Jean Paul II dégageait pour les pèlerins la signification de ces visites ad limina: «À l’occasion de notre commune prière de l’Angélus de midi», disait-il, «je désire aujourd’hui me rapporter à la très antique tradition de la visite au siège des apôtres, ad limina apostolorum. Parmi tous les pèlerins qui, venant à Rome, manifestent la fidélité à cette tradition, les évêques du monde entier méritent une attention spéciale. Car, à travers leur visite au Siège des apôtres, ils expriment ce lien avec Pierre, qui unit l’Église sur toute la terre. En venant à Rome tous les cinq ans, ils y apportent dans un certain sens toutes ces Églises, c’est-à-dire les diocèses qui, par leur ministère épiscopal, et en même temps par l’union avec le Siège de Pierre se maintiennent dans la communauté catholique de l’Église universelle. En même temps que leur visite au Siège apostolique, les évêques portent aussi à Rome les nouvelles sur la vie des églises dont ils sont les pasteurs, sur le progrès de l’œuvre d’évangélisation; sur les joies et les difficultés des hommes, des peuples parmi lesquels ils accomplissent leur mission».Ces pèlerins ont un double but: voir le pape et aller prier dans les grandes églises et les basiliques, et tout d’abord à Saint-Pierre. Édifiée à grands frais, la plus grande basilique de la chrétienté témoigne d’un long effort et d’une rare persévérance en l’honneur de Pierre et de ses successeurs tout à la fois. La basilique Saint-Pierre, c’est en effet le double et même symbole de la foi dans la mission confiée par le Christ à Pierre et de la vénération de tous les chrétiens, pasteurs et fidèles, pour son successeur, l’évêque de Rome. Obéissance et respect se conjuguent dans un même hommage au pêcheur de Galilée et au pape de Rome dont la fonction, enracinée sur la tombe de l’apôtre, rayonne, comme la gloire du Bernin, sur toute la chrétienté. LES SAINTS Rome est un aimant aussi pour les saints. Non seulement les fondateurs d’Ordres religieux, mais aussi les saints du peuple, les plus populaires, tel un Benoît Labre. Séminariste, chartreux puis trappiste à Sept-Fons, il vint à Rome vers 1771 pour prier et il y demeura, vagabond, clochard et mendiant. Miracle de Rome! Cette ville dont un saint Bernard avait fustigé en traits de feu le luxe et la puissance et dont un Joachim Du Bellay avait blâmé la vanité courtisane, comprit sans hésiter ce pouilleux plein de vermine, l’admira et l’aima dans sa pauvreté silencieuse et sa prière hiératique. Lorsque sa mort fut annoncée, le 16 avril 1783, ce fut une ruée de toute la ville vers Santa Maria ai Monti. On découpa ses haillons pour en faire des reliques. Ses funérailles, le jour de Pâques, furent un triomphe. La troupe qui gardait l’église fut balayée par la foule. Plus tard, au XIXe siècle, ce fut une poussée continue vers Rome de toute la chrétienté, à commencer par la France dont le gallicanisme muait sans soubresauts vers l’ultramontanisme. La Révolution avait persécuté l’Église. Napoléon avait humilié le pape. Le père humilié, selon la belle expression de Claudel, devint l’objet d’une intense vénération. Devant les écroulements successifs des régimes les mieux établis, la papauté et Rome apparaissent désormais comme le rocher solide sur lequel s’appuyer dans la tempête. On sait l’aventure des pèlerins de la liberté avec Lamennais. Tant d’autres, moins célèbres, allèrent à Rome et y puisèrent, avec un amour renouvelé de l’Église, une conviction profonde, celle-là même du «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église».Tels furent, bien différents dans leur psychologie et leurs orientations, mais unis dans les mêmes motivations, un Dom Guéranger, restaurateur bénédictin de Solesmes, en France, et un Lacordaire qui y rétablit les Frères Prêcheurs. On connaît le portrait fameux de Théodore Chassériau qui le représente, au lendemain de sa profession religieuse, le 12 avril 1840, dans le cloître romain de Sainte-Sabine. Telles furent encore Thérèse de Lisieux et Charles de Foucauld, ces deux «phares que la main de Dieu a allumés au seuil du siècle atomique», selon la forte expression du Père Congar.  MADELEINE DELBRÊL Plus proche de nous, Madeleine Delbrêl, convertie de l’athéisme et témoin de l’amour de Dieu au cœur de la ville d’Ivry, païenne et marxiste, sent, un jour de mai 1952, le besoin impérieux d’aller à Rome prier sur le tombeau de saint Pierre. On lui objecte que c’est bien cher de l’heure de prière. Elle déclare à son équipe sceptique qu’elle ira si le prix du voyage lui parvient de manière inattendue…, ce qui advient sous forme d’un billet gagnant de la loterie nationale offert par une amie latino-américaine! Au prix de deux jours et deux nuits de train, elle passe sa journée de douze heures en prière à Saint-Pierre: «Devant l’autel du pape et sur le tombeau de saint Pierre, j’ai prié à cœur perdu… et d’abord à perdre le cœur. Je n’ai pas réfléchi ni demandé de “lumières”, je n’étais pas là pour cela. Pourtant plusieurs choses se sont imposées à moi et restent en moi. D’abord: Jésus dit à Pierre: “Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église…”. Il devait devenir une pierre et l’Église devait être bâtie. Jésus qui a tant parlé de la puissance de l’Esprit, de sa vitalité, a, quand il a parlé de l’Église, dit qu’il la bâtirait sur cet homme qui deviendrait comme une pierre. C’est la pensée du Christ que l’Église ne soit pas seulement quelque chose de vivant, mais quelque chose de bâti. Deuxième chose: j’ai découvert les évêques… J’ai découvert pendant mon voyage, et à Rome, l’immense importance dans la foi et dans la vie de l’Église, des évêques. “Je vous ferai pêcheurs d’hommes”. Il m’a semblé que, vis-à-vis de ce que nous appelons l’autorité, mous agissons tantôt comme des fétichistes, tantôt comme des libéraux. Nous sommes sous le régime des autorisations, non de l’autorité, qui serait d’apporter de quoi “faire”, de quoi être les “auteurs” de l’œuvre de Dieu… Quand on parle de l’obéissance des saints, on réalise mal, je crois, combien elle s’apparente dans le corps de l’Église à cette lutte interne des organismes vivants, où l’unité se fait dans des activités, des oppositions. Enfin j’ai pensé que si Jean était “le disciple que Jésus aimait”, c’est à Pierre que Jésus a demandé: “M’aimes-tu?” et c’est après ses affirmations d’amour qu’il lui a donné le troupeau. Il a dit aussi tout ce qui était à aimer: “Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait”. Il m’est apparu à quel point il faudrait que l’Église hiérarchique soit connue par les hommes, tous les hommes, comme les aimant. Pierre: une pierre à qui on demande d’aimer. J’ai compris ce qu’il fallait faire passer d’amour dans tous les signes de l’Église»5 . CONCLUSION Je conclus: Rome est-elle au centre du monde? La réponse ne fait aucun doute pour le pèlerin de Rome, d’où qu’il vienne: ne se sent-il pas chez lui en cette ville universelle? Par-delà l’éclat de son soleil, la pureté de son ciel, le flamboiement de ses œuvres d’art, le charme de ses quartiers, le pittoresque de ses habitants, un je ne sais quoi vous attire et vous émeut, qui vous retient de partir et vous presse de revenir. Il est des villes que l’on visite, des trésors que l’on contemple, des sites qu’il faut avoir vus. Rome ne se regarde pas de l’extérieur, mais se pénètre de l’intérieur. Nul ne se lasse de revenir place Saint-Pierre, d’aller prier dans sa crypte, de descendre aux catacombes, d’aller au Colisée, de remonter aux Quatre-Saints Couronnés, de redescendre vers Saint-Clément, de s’arrêter encore à la Maddalena, de retourner à Sainte-Sabine. Partout et toujours des pèlerins sont là, des Romains devisent ou prient, les uns et les autres vraiment chez eux, chez le bon Dieu, comme on disait en mon enfance angevine. Les uns sont plus sensibles aux scintillements des mosaïques, les autres à l’éclat des marbres, d’autres au rayonnement de la lumière des Caravage. Tous sont émus par la candeur des fresques primitives où un rien de matière devient messager de l’Esprit qui l’anime et de cette eau vive qui murmure en nous, depuis saint Ignace, de Rome: viens vers le Père. De Pierre et Paul à Jean Paul II, le génie de la Rome chrétienne a assumé l’héritage de la Rome païenne. Les temples convertis en églises, leurs colonnes en devenaient le nouveau support, Santa Maria s’érigeant sopra Minerva. Loin d’être comme écrasé par tant de splendeurs, le pèlerin y découvre le message de Pierre inscrit dans les pierres des basiliques et incarné dans les saints. Chacun s’y trouve à sa place au sein du peuple de Dieu, non point marginalisé dans quelque étroite chapelle ou refoulé en quelque sombre crypte, mais bien à sa place, en pleine lumière, dans la vaste nef, devant la confession de l’apôtre, dont le sang versé atteste le salut apporté par le Christ pour tous les hommes. Marqué de l’empreinte de Rome, le chrétien se re­trouve catholique. Avec le poids de l’histoire, la Rome des papes et des saints nous rappelle que le spirituel est lui-même charnel et que l’Évangile s’inscrit au cœur de la cité des hommes pour les acheminer, du temps vers l’éternité, la Cité de Dieu.Aussi, à la question posée – Rome est-elle au centre du monde? –, je réponds sans hésiter: oui pour le conduire à Dieu. Notes1 Paul Poupard, La charité de Lacordaire, homme d’Église, dans La Vie Spirituelle, nov. 1961, p. 530-543, repris dans XXe siècle, siècle de grâces, Paris, Ed. S.O.S., 1982, p. 111-128.2 Paul Poupard, Rome-Pèlerinage, nouvelle édition mise à jour pour l’Année sainte, Paris, D.D.B., 1983.3 Journal romain de l’abbé Louis Bautain (1838), édité par Paul Poupard, Rome, Edizioni di storia e letteratura, coll. Quaderni di cultura francese, sous la direction de la Fondation Primoli. 1964, p. 6-7. 4 Cf. Paul Poupard, Le Concile Vatican II, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je?, 1983, p. 105-112. 5 Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues. Présentation de Jacques Loew, Éd. Du Seuil, Paris, 1966, p. 138-139.

PIERRE ET PAUL AUX ORIGINES DE L’ÉGLISE DE ROME – PAUL POUPARD

27 juin, 2013

http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/pierre_et_paul_aux_origines_de_l_eglise_de_rome.asp

PIERRE ET PAUL AUX ORIGINES DE L’ÉGLISE DE ROME

PAUL POUPARD

Président du Conseil pontifical de la culture

Depuis la première année sainte de l’Église de Boniface VIII en 1300, les temps ont bien changé, comme le visage de Rome qui accueille les pèlerins. Mais la démarche demeure la même : aller prier aux Limina Apostolorum, ou « Mémoires des apôtres », ces lieux sacrés de Rome où sont conservés et vénérés les tombeaux des apôtres Pierre et Paul, grâce auxquels la Ville est devenue le centre de l’unité catholique. Dès le IIe siècle, les fidèles se rendent à Rome pour voir et vénérer les trophées des apôtres Pierre et Paul, et contempler sa basileia, sa royale majesté. Au IVe siècle, le pèlerinage de Rome devient en Occident le parallèle de celui qui, en Orient, conduisait à Jérusalem au tombeau du Seigneur.
C’est parce que Pierre est venu à Rome et qu’il y a été enseveli après son martyre qu’irrésistiblement les pèlerins ont afflué vers Saint-Pierre, lieu de sa sépulture, et que le pape, son successeur, s’est établi à son voisinage. Les deux faits ont la même origine. L’emplacement de la basilique Saint-Pierre n’a pas été choisi arbitrairement. L’édifice s’élève au-dessus de la tombe ; très précisément, le cœur de la basilique, l’autel de la confession, a été édifié au-dessus de sa sépulture. Son Éminence le Cardinal Paul Poupard, président du Conseil pontifical de la culture et auteur de Rome Pèlerinage (Bayard-L’Emmanuel, 1997) relate ici comment la tradition et les épîtres de la fin du Ier siècle se sont trouvées confirmées par les fouilles archéologiques menées depuis 1940 dans les Grottes vaticanes et à Saint-Paul-hors-les-Murs.

Le témoignage de la tradition
Une tradition immémoriale affirme que Pierre, venu à Rome implanter l’Église au cœur de l’empire y périt martyr. Que pouvons-nous dire de sûr à ce sujet à la lumière de l’histoire et de l’archéologie ? Les zones d’ombre se sont progressivement réduites depuis que le pape Pie XII fit entreprendre des travaux gigantesques, à l’occasion de la sépulture de son prédécesseur, le pape Pie XI.
Une première constatation s’impose, et elle est capitale. Aucune voix ne s’est jamais élevée dans l’Antiquité contre cette croyance du martyre de Pierre à Rome. Cet argument a silentio, du silence, a une grande force. Quant aux textes allégués en faveur de la tradition, il s’agit de l’épître de saint Clément de Rome aux Corinthiens et de l’Épître aux Romains de saint Ignace d’Antioche.
Clément, l’évêque de Rome, écrit aux Corinthiens vers la fin du Ier siècle pour apaiser les dissensions qui divisaient la communauté chrétienne. Dans sa lettre, il évoque la multitude innombrable des fidèles qui ont péri à Rome pendant la persécution de Néron, et en particulier les apôtres Pierre et Paul : « Jetons les yeux sur nos excellents apôtres : Pierre qui, victime d’une injuste jalousie, souffrit non pas une ou deux, mais de nombreuses fatigues et qui, après avoir rendu son témoignage, s’en est allé au séjour de gloire qui lui était dû. C’est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré le prix de la patience […] et, ayant rendu son témoignage devant ceux qui gouvernent, il a quitté le monde et s’en est allé au saint lieu ». Clément a peut-être connu personnellement les deux apôtres. Des allusions de sa lettre on peut légitimement déduire que c’est Rome qu’il évoque, cette ville dont il est l’évêque et d’où il écrit.
C’est de Smyrne qu’Ignace, évêque d’Antioche en Syrie, écrit son épître aux Romains, sous le règne de Trajan, peut-être en 107. « Je ne vous donne pas des ordres, leur écrit-il, comme Pierre et Paul ; ils étaient des apôtres, et moi, je ne suis qu’un condamné ; ils étaient libres, et moi, jusqu’à présent, je suis esclave ; mais si je souffre, je deviendrai un affranchi de Jésus-Christ en qui je ressusciterai libre ». On ne peut qu’être frappé par la mention conjointe des deux apôtres, à qui Ignace rendra bientôt témoignage, à Rome précisément, par son propre martyre.
Au début du IIIe siècle apparaît la tradition selon laquelle l’apôtre Pierre aurait été crucifié la tête en bas, comme le pèlerin peut le voir sur un très beau relief du XVe siècle dans les Grottes vaticanes. La cruauté de Néron rend ce supplice possible, mais rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Par contre, c’est sur des bases solides que repose la tradition du martyre et de la sépulture de Pierre au Vatican pendant la persécution de Néron, décrite par une célèbre page des Annales de Tacite. Après l’incendie criminel de l’an 64, il ne subsistait à Rome aucun autre lieu capable d’abriter de tels sinistres et grandioses spectacles. Le Circus Maximus avait été endommagé par le feu et le Circus Flaminius était trop petit. Les Romains avaient coutume de placer les croix des condamnés le long des voies. On peut penser que celle de Pierre a été dressée, avec d’autres mentionnées par Tacite, le long d’une de ces routes au voisinage du cirque.
Quant à la tradition bien affirmée de la sépulture de Pierre au Vatican, le premier document qui l’atteste est un célèbre passage de Gaïus, que nous a conservé l’historien Eusèbe. Celui-ci, dans son Histoire ecclésiastique, rapporte la polémique de ce docte prêtre romain avec Proclus, membre de la secte hérétique montaniste, dans les dernières années du IIe ou les premières années du IIIe siècle. Pour affaiblir l’autorité de l’Église romaine, Proclus exaltait la présence en Asie Mineure de la tombe de l’apôtre Philippe et d’autres grands personnages de la chrétienté primitive. Gaïus répliqua avec force : « Mais moi, je puis te montrer les trophées des saints apôtres. En effet, si tu veux te rendre au Vatican ou sur la voie d’Ostie, tu trouveras les trophées de ceux qui ont fondé cette Église ». Gaïus parle de « trophées ». On ne peut réduire la signification de ce terme à de simples monuments commémoratifs, dans ce contexte polémique qui oppose ces trophées à des insignes tombes d’Asie Mineure. Le raisonnement, autrement, serait sans aucune portée. Il s’agit d’un mot grec, tropaion, qui signifie « monument de victoire », entendons ici de la victoire obtenue par les deux martyrs au nom de Jésus-Christ : en subissant la mort, ils entraient victorieusement dans la vie avec le Ressuscité.
Ainsi, dès la fin du IIe siècle apparaît le ferme témoignage que Pierre avait au Vatican sa tombe glorieuse, comme Paul avait la sienne sur la voie d’Ostie. Dans le Vatican de Néron, un monument s’imposait par son importance. C’était le cirque commencé par l’empereur Caligula (37-41) et terminé par Néron (54-68). Les fouilles ont pu le localiser le long du côté sud de l’actuelle basilique Saint-Pierre, entre l’Arco delle Campane et la Piazza di Santa Marta, c’est-à-dire à ga ornement était l’obélisque dressé en son centre, que, d’après Pline l’Ancien, Caligula avait fait venir tout exprès d’Égypte. C’est ce même obélisque que le pèlerin peut contempler aujourd’hui au centre de la place Saint-Pierre, où il fut transféré en 1586 par l’architecte Domenico Fontana sur l’ordre du pape Sixte Quint. Les fouilles récentes ont permis de retrouver les fondations primitives de l’obélisque.
On sait aussi, grâce aux mêmes fouilles, que, dès le Ier siècle, la plaine vaticane recevait des tombes le long des voies qui la traversaient. Cet antique usage est bien attesté, comme le pèlerin le découvre en voyant les tombeaux qui bordent la via Appia. Riches et pauvres s’y côtoyaient, ces derniers se glissant dans les petits espaces demeurés libres entre les somptueux tombeaux érigés pour les patriciens romains. Rien d’étonnant à ce qu’un pauvre crucifié, reconnaissable après sa mort – il n’avait été ni défiguré par le feu, ni broyé par les fauves – soit recueilli par les fidèles et que son cadavre soit déposé dans une fosse creusée dans le sol nu.

Les fouilles de Pie XII
Le pape Pie XI avait exprimé le désir d’être enterré ad caput Sancti Petri, au plus près de la tombe de l’apôtre Pierre. Pour accéder à ce vœu, son successeur Pie XII fit entreprendre, en juillet 1940, les travaux nécessaires à la mise en place du lourd sarcophage dans les Grottes vaticanes. On appelle ainsi le sous-sol de la basilique Saint-Pierre, formé par la différence de niveau entre l’ancienne et la nouvelle basilique. Ses voûtes basses, supportées par des pilastres qui le divisent en trois nefs, soutiennent le pavement de l’édifice actuel. À peine eut-on atteint 0,20 m de profondeur, au cours des travaux, qu’apparut le pavement de l’ancienne basilique constantinienne, puis, sous ce pavement, un grand nombre de sépultures chrétiennes. En creusant plus profondément, on découvrit des murs de fondation de l’antique sanctuaire et une nécropole romaine – celle-ci peut se visiter aujourd’hui en obtenant une autorisation préalable – que la construction de ce dernier avait ensevelie.
L’exploitation scientifique de ce chantier d’une ampleur imprévue devait fournir des informations importantes et incontestées. Deux campagnes de fouilles furent successivement menées, de 1939 à 1949, puis de 1953 à 1958. L’examen du sol révéla une donnée étonnante : pour créer la base nécessaire à la construction de l’édifice de Constantin, ses architectes avaient dû à la fois remplir de terre et entrecouper d’œuvres massives de soutènement une zone encore non utilisée de la nécropole, et en même temps entailler une partie de la colline du Vatican. Pourquoi Constantin avait-il choisi, pour bâtir sa basilique, un endroit déjà occupé par un cimetière, et par ailleurs si peu favorable, car le sol argileux demandait d’importants travaux de drainage et des travaux de terrassement à flanc de coteau ? Tout aurait dû lui faire écarter ce site. Tout, sauf la tradition vivante à son époque de la présence du tombeau de Pierre, tout près du lieu de son martyre.
Les pilastres qui supportent la voûte des Grottes vaticanes, sous la nef centrale de la basilique, reposent sur un fond artificiellement formé d’un mélange d’argile et de sable. L’édifice est érigé au-dessus de l’endroit où la tradition localisait la tombe de Pierre. Les fouilles ont exhumé une tombe pauvre, appelée thêta, recouverte de tuiles, dont l’une porte un sceau que l’on peut dater du règne de l’empereur Vespasien (69-79). Tout le matériel trouvé aux alentours immédiats remonte à la même époque : fragment de petite lampe portant la marque de son atelier de fabrication, morceaux de verre irisé et doré à l’égyptienne.

La nécropole païenne
Une nécropole plus récente a été mise au jour, qui remonte aux IIe et IIIe siècles. Cette nécropole païenne commença à accueillir des tombes chrétiennes, comme le révèlent les inscriptions des monuments funéraires. C’est ainsi que le petit sépulcre païen des Julii de la seconde moitié du IIe siècle se transforme en sépulcre chrétien, à la première moitié du IIIe siècle. En sa décoration lumineuse, on retrouve les scènes chères aux chrétiens. Sur les murs se succèdent les images du Bon Pasteur, du pêcheur mystique, de Jonas englouti par le monstre marin, ce qui symbolise le Christ descendu aux enfers et ressuscité après trois jours à la lumière des cieux. Et, au plafond, parmi les sarments couleur émeraude d’une vigne symbolique, s’élève, sur un quadrige tiré par des chevaux blancs, la radieuse représentation du Christ-Soleil, glorieuse image de la résurrection espérée. Le contraste est grand entre la richesse de cette décoration et l’humilité de la position de cette tombe, entre deux autres sépulcres qui l’étouffent, pour ainsi dire, à l’intérieur de la nécropole. C’est que rien n’était excessif pour décorer un édifice dont le privilège était de se trouver au voisinage immédiat de la memoria de Pierre.

La « memoria » de Pierre
Les fouilles ont en effet démontré que l’autel central de la basilique Saint-Pierre est construit exactement au-dessus de la memoriade l’apôtre. C’est Clément VIII qui l’a fait édifier (1592-1605). En descendant sous le riche baldaquin de bronze du Bernin, on remonte du flamboyant XVIe siècle renaissant vers les siècles passés, grâce aux dispositions de Jean-Paul II qui a remis en communication directe l’autel de la Confession de Pierre avec son tombeau, caché depuis cent cinquante ans par la grande statue de Pie VI à genoux, de Canova. Sous l’autel de Clément VIII se trouve un autre autel, celui de Calixte II (1119-1124), et, sous celui-ci, un autre encore, de Grégoire le Grand (590-604), encastré dans l’autel de Calixte II. En allant au-dessous, on rencontre un monument constantinien de forme quadrangulaire revêtu de marbre blanc et de porphyre rouge. Constantin l’a lui-même dédié à l’apôtre. Il remonte peut-être aux cérémonies commémoratives de la victoire décisive du pont Milvius, le 28 octobre 312.

Le Mur rouge
Entre ses murs de marbre, ce monument constantinien enferme une construction plus ancienne, un petit édicule. Considéré manifestement par l’empereur comme digne d’un exceptionnel respect, cet édicule est élevé sur une petite place rectangulaire de 8 mètres du nord au sud et de 4 mètres d’est en ouest, appelée conventionnellement par les chercheurs le campo P. Les chambres funéraires qui l’entourent remontent aux années 130 à 150. Sur le côté ouest se dresse un mur appelé Mur rouge, à cause de la couleur rouge vif dont il est peint. Derrière, un chemin – clivus – donnait accès à d’autres chambres funéraires. En dessous de ce chemin, un égout permettait l’écoulement des eaux. Les tuiles dont il est recouvert portent un sceau indiquant les propriétaires, personnages historiques bien connus, puisqu’il s’agit d’Aurelius Caesar, le futur empereur Marc Aurèle, et de sa femme, Faustina Augusta. Nous sommes donc entre 146, date à laquelle Faustina prit le nom d’Augusta, et 161, où le nouvel empereur prit le nom de Marc Aurèle.
Certaines des tombes fort modestes qui s’appuient sur le Mur rouge témoignent par leurs tuiles d’une origine antérieure. Quant au petit édicule, le plus important pour le pèlerin, il subit diverses destructions et déformations, qui n’empêchent pourtant pas une sérieuse reconstitution. Deux niches superposées sont creusées dans le Mur rouge. Entre elles s’avance, comme une table, une plaque de travertin soutenue par deux colonnettes de marbre blanc ; celle de gauche est encore bien visible dans la maçonnerie ajoutée à une époque postérieure. Dans le pavé, une ouverture fermée par une dalle, et d’une orientation différente, donnait sur une sorte de cachette doublée de petites plaques de marbre, où l’on a retrouvé des ossements, des restes de vieilles étoffes, des morceaux de verre, des pièces de monnaie. Nul doute qu’on y ait déposé quelques restes alors jugés dignes du plus grand respect.

Le trophée de Gaïus
Si tous les archéologues ne s’accordent pas en tout point, le pèlerin peut du moins avoir la certitude, en ce lieu sacré, de l’existence d’un édicule construit dans la nécropole vaticane vers 160, et inclus par Constantin dans son monument érigé en mémoire de saint Pierre. Il s’agit sans aucun doute du fameux trophée dont parlait le prêtre Gaïus quelques années plus tard. L’identité de l’édicule du Mur rouge et de ce trophée est désormais admise par tous les savants. Cet édicule n’a pu être construit en ce point que fort malaisément. Une raison impérieuse commandait donc de le situer là, et non pas ailleurs. Quelle autre raison, pour ce point précis, sinon la présence en ce lieu d’une dépouille mortelle déjà vénérée en cet endroit même ?
Peut-on aller plus loin et assurer avec certitude que la tombe de Pierre existait réellement sous l’édicule ? Les fouilles ont révélé des indices d’une fosse antique, dont l’orientation est la même que celle de l’ouverture dont nous avons parlé plus haut, et qui est différente de celle de l’édicule lui-même. Les ossements humains qui ont été retrouvés sous les fondations du Mur rouge n’ont, à l’examen scientifique, révélé aucun rapport avec l’apôtre Pierre. Mais à l’intérieur du monument constantinien, les fouilles ont fait apparaître en 1941 un loculus large de 0,77 m sur 0,29 et haut de 0,315, revêtu à l’intérieur de bandes de marbre grec, creusé dans le mur préexistant, le mur G pour les spécialistes, postérieur au Mur rouge, mais antérieur au monument constantinien qui l’a respecté et inclus. Il contenait, lors de l’inventaire, du plâtras tombé de haut, jusqu’à mi-hauteur, avec des ossements qui y étaient mêlés. On recueillit ces ossements dans une petite caisse de bois et on les déposa dans un lieu voisin situé dans les Grottes vaticanes.

La cachette et la caissette
Aussi surprenant que la chose paraisse, ils y restèrent longtemps oubliés ! Et devant la cachette vide, les spécialistes formulèrent naturellement l’hypothèse qu’elle avait été destinée à recevoir les restes de Pierre. Ainsi s’exprimèrent le père Antoine Ferma en 1952, Jérôme Carcopino en 1953, le père Engelbert Kirschbaum et Pascal Testini en 1957. C’est Margherita Guarducci qui redécouvrit en 1953 la caissette de bois contenant le matériel prélevé dans la cachette. Outre les os, elle contenait aussi de la terre, des fragments de plâtre rouge, de petits restes d’étoffe précieuse et deux fragments de marbre. Tout cela fut confié à l’examen scientifique du professeur Venerando Correnti. Après une longue et minutieuse analyse, le savant conclut, en juin 1963, que les ossements appartenaient à un seul individu de sexe masculin, de constitution robuste, âgé au moment de sa mort de soixante à soixante-dix ans. Les analyses expérimentales du tissu mêlé à la terre révélèrent de l’or authentique, de l’étoffe teinte de vraie pourpre, et de la terre analogue à celle du lieu.

Conclusions de l’enquête
Cette enquête permet de conclure, en récapitulant les données de l’analyse. Selon une tradition séculaire, Pierre vint à Rome et y subit le martyre sous le règne de Néron dans les jardins du Vatican, près du cirque impérial, situé le long du côté sud de la basilique actuelle. L’existence dans la nécropole voisine de tombes chrétiennes dans un cimetière païen s’explique par la conviction que la sépulture de Pierre était dans le voisinage immédiat. Seule cette conviction explique qu’aient été affrontées les difficultés énormes pour ériger en cet endroit la basilique constantinienne, malgré la nécessité de bousculer des tombes et d’opérer des travaux de terrassement considérables, à mi-pente de la colline. Le monument constantinien en l’honneur de Pierre était donc considéré comme le sépulcre du martyr. À l’intérieur de ce monument-sépulcre, le loculus creusé dans le mur G fut revêtu de marbre à l’époque de Constantin, et ne fut jamais violé jusqu’à sa découverte en 1941, lors des fouilles entreprises sur l’ordre du pape Pie XII.
De ce loculus proviennent les ossements conservés dans un lieu voisin, où ils furent repris en 1953. Ces ossements sont donc ceux qui, au temps même de Constantin, ont été considérés comme les restes mortels du saint apôtre Pierre. Leur examen anthropologique le confirme. Le tissu de pourpre tissé de fils d’or dans lequel ils furent enveloppés atteste la haute dignité qu’on leur attribuait, en parfaite consonance avec le porphyre royal qui ornait l’extérieur du monument. La terre qui les entoure comme d’une croûte s’est révélée à l’examen pétrographique correspondre au sable marneux où fut creusée la tombe primitive, alors qu’en d’autres lieux du Vatican la terre est constituée d’argile bleue ou de sable jaune.
Tous ces éléments forment entre eux comme les anneaux d’une chaîne qui conduit à identifier ce qui a été conservé des ossements de Pierre. Ce fut, après examen personnel, la conviction du pape Paul VI, qui déclara en célébrant les saints apôtres Pierre et Paul, le 29 juin 1976 :
« Pour ce qui est de saint Pierre, nous avons la chance d’être parvenus à cette certitude – annoncée par Pie XII, notre prédécesseur de vénérée mémoire – que la tombe de saint Pierre est ici, en ce vénérable lieu où a été construite cette solennelle basilique qui lui est consacrée et où nous sommes rassemblés en ce moment dans la prière. »

Pierre et Paul
On ne peut dissocier Pierre et Paul. L’Église de Rome a été fondée par les deux apôtres. L’un et l’autre y sont morts martyrs. Et le pèlerinage le plus antique conduit à vénérer leurs restes mortels. L’histoire de Saint-Paul-hors-les-Murs, pour être moins complexe que celle de la basilique Saint-Pierre, n’en est pas moins ténébreuse. Le pèlerin qui arrive à la moderne basilique ne soupçonne rien des siècles passés, puisqu’un malencontreux incendie détruisit les 15 et 16 juillet 1823 presque entièrement la première basilique.
Comment pouvons-nous reconstituer l’histoire ? Paul, l’apôtre des Gentils, appartient à une famille d’origine juive, établie à Tarse en Cilicie, – la Turquie actuelle – où elle a acquis droit de cité romain. Après ses voyages missionnaires, il va porter le produit d’une collecte à Jérusalem. Poursuivi par le ressentiment tenace des Juifs, il est arrêté et conduit à Césarée devant le procurateur Félix. Celui-ci le garde prisonnier pendant deux ans. Devant Festus qui lui succède, Paul en appelle à César, puisqu’il est citoyen romain. C’est en 60 qu’il arrive à Rome, après un naufrage sur les rivages de Malte. De 61 à 63, il jouit de ce qu’on appelle la custodia libera, ce qui lui permet d’écrire plusieurs de ses épîtres et d’annoncer le royaume de Dieu avec assurance. Fit-il, de 63 à 66, une dernière tournée apostolique en Orient ou vers l’Espagne ? Rien ne permet de répondre à cette question. En 66, en tout cas, il est de nouveau prisonnier à Rome. Et il a la tête tranchée sur la route de Rome à Ostie, en 67.

Le témoignage de Luc
Il vaut la peine de relire, après le récit de la tempête et du naufrage que nous a laissé saint Luc, auteur des Actes des Apôtres, l’évocation de l’arrivée à Rome et la prédication de l’apôtre intrépide, au cœur de l’empire romain. C’est sur cette page missionnaire que se termine la grande fresque des Actes des Apôtres brossée par le médecin compagnon de Paul.
« C’est trois mois plus tard que nous avons pris la mer sur un bateau qui avait hiverné dans l’île ; il était d’Alexandrie et portait les Dioscures comme enseigne. Nous avons débarqué à Syracuse pour une escale de trois jours. De là, bordant la côte, nous avons gagné Reggio. Le lendemain, le vent du sud s’est levé et nous sommes arrivés en deux jours à Pouzzoles. Nous avons trouvé là des frères qui nous ont invités à passer une semaine chez eux. Voilà comment nous sommes allés à Rome. Depuis cette ville, les frères qui avaient appris notre arrivée sont venus à notre rencontre jusqu’au Forum d’Appius et aux Trois-Tavernes. Quand il les vit, Paul rendit grâces à Dieu : il avait repris confiance.
Lors de notre arrivée à Rome, Paul avait obtenu l’autorisation d’avoir un domicile personnel, avec un soldat pour le garder. Trois jours plus tard, il invita les notables juifs à s’y retrouver. Quand ils furent réunis, il leur déclara :

« Frères, moi qui n’ai rien fait contre notre peuple ou contre les règles reçues de nos pères, je suis prisonnier depuis qu’à Jérusalem j’ai été livré aux mains des Romains. Au terme de leur enquête, ces derniers voulaient me relâcher, car il n’y avait rien dans mon cas qui mérite la mort. Mais l’opposition des Juifs m’a contraint de faire appel à l’empereur sans avoir pour autant l’intention de mettre en cause ma nation. Telle est la raison pour laquelle j’ai demandé à vous voir et à m’entretenir avec vous. En réalité, c’est à cause de l’espérance d’Israël que je porte ces chaînes… »
Ils lui répondirent : « Nous n’avons reçu, quant à nous, aucune lettre de Judée à ton sujet, et aucun frère à son arrivée ne nous a fait part d’un rapport ou d’un bruit fâcheux sur ton compte. Mais nous demandons à t’entendre exposer toi-même ce que tu penses : car, pour ta secte, nous savons bien qu’elle rencontre partout l’opposition ».
Ayant convenu d’un jour avec lui, ils vinrent le retrouver en plus grand nombre à son domicile. Dans son exposé, Paul rendait témoignage au Règne de Dieu et, du matin au soir, il s’efforça de les convaincre, en parlant de Jésus, de sortir de la loi de Moïse et des prophètes. Les uns étaient convaincus par ce qu’il disait, les autres refusaient de croire…
Paul vécut ainsi deux années entières à ses frais et il recevait tous ceux qui venaient le trouver, « proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus-Christ avec une entière assurance et sans entraves » (Actes 28, 11-31).

La via Appia
Je n’ai jamais pu fouler les pavés de l’antique voie appienne, la via Appia, sans évoquer cette arrivée à Rome du vigoureux apôtre, épuisé par les épreuves, prisonnier entravé par les chaînes du Christ, mais toujours intrépide pour annoncer l’Évangile. De longue date, il avait désiré voir Rome pour porter la bonne nouvelle dans ce haut lieu de l’empire.
Des riches patriciens ou des pauvres esclaves, qui pouvait se soucier du petit Juif arrivant avec d’autres prisonniers, encadrés par un détachement de soldats, dans le va-et-vient de la grande foule cosmopolite vaquant à ses affaires et à ses plaisirs ? Selon l’usage, Paul passa sans doute dix jours au corps de garde du camp des prétoriens sur le mont Coelius. Burrhus, préfet des prétoriens, autrement dit le chef de la police impériale, ayant pu se convaincre de la véracité du bon témoignage rendu au prisonnier par le gouverneur Festus, l’autorisa à prendre un logement hors du camp, avec toujours son bras droit enchaîné au bras gauche du soldat chargé de le garder.

Martyre et sépulture
Dans les Actes, saint Luc rapporte le séjour romain de Paul et son annonce de l’Évangile, d’abord aux Juifs, jusqu’à la fin abrupte du récit. La seule chose qui soit certaine sur cette période de captivité est l’écriture, par l’apôtre, des lettres aux Colossiens, aux Éphésiens et à Philémon. Dans cette considérable marge d’incertitudes et d’hypothèses, il semble prudent d’admettre que Pierre vint à Rome alors que Paul, contre lequel aucune charge n’avait été retenue, avait fini par être libéré ; que Paul y revint après son dernier périple missionnaire, après aussi les hécatombes de Néron, où Pierre avait péri crucifié et avait été furtivement enseveli un soir d’automne par quelques fidèles. En arrivant à Rome vers l’année 67, Paul trouvait une communauté chrétienne décimée et humiliée. Quelles que soient les conditions de son retour, il ne dut pas enseigner longtemps sans être dénoncé et arrêté. C’est alors qu’il aurait dicté sa dernière lettre à Timothée, comme son testament spirituel. Condamné, Paul devait avoir la tête tranchée, supplice réservé aux citoyens romains. D’après le témoignage d’Eusèbe, son martyre eut lieu la quatorzième année du règne de Néron, soit entre juillet 1967 et juin 1968. La tradition rapporte que la tête, en rebondissant trois fois sur le talus, y aurait fait jaillir trois sources, nos modernes Tre Fontane. Rien ne permet d’accréditer cette version de caractère légendaire, adoptée par saint Grégoire, mort en 604.
Pour Paul comme pour Pierre, la proximité du lieu du supplice et du tombeau semble un fait historique. Pour Paul, ce lieu était voisin du Tibre, les décapitations se faisant généralement au long des fleuves. Un sarcophage de la fin du IVe siècle représente du reste la décapitation de saint Paul près d’un fleuve. Attesté dès la première moitié du IVe siècle, le culte liturgique supposait la présence d’un sanctuaire ad corpus édifié à cet endroit. Or celui-ci est situé, comme pour Pierre, dans la nécropole qui bordait la route, au milieu de tombes païennes portant des urnes, des inscriptions, des peintures et des stucs qui vont des derniers temps de la république jusqu’au IVe siècle, à deux kilomètres des murs d’Aurélien et de la porte du même nom. Sans avoir pour la sépulture de Paul les mêmes détails que pour celle de Pierre, nous avons la même certitude : la tombe de l’apôtre des Gentils se trouve au-dessous de l’autel majeur de l’actuelle basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. Il y eut d’abord en cet endroit une construction constantinienne. Un mur c suite.

« Paulo Apostolo mart (yri) »
La construction d’une basilique monumentale sur cet emplacement remonte en 386, un demi-siècle après la mort de Constantin. Les empereurs Valentinien II, Théodose et Arcadius écrivent alors au préfet de Rome, Salluste, pour s’assurer de l’approbation du Sénat et du peuple romain pour ce projet destiné à édifier une grande basilique remplaçant celle qui avait été « anciennement » consacrée à saint Paul. À 1,37 m sous la table d’autel actuelle, une plaque de marbre de 2,12 m sur 1,27 m porte l’inscription – datant selon les uns de la première, selon les autres de la seconde moitié du IVe siècle – PAULO APOSTOLO MART. La plaque est composée de plusieurs morceaux rapportés. Seul celui qui porte le mot PAULO est muni de trois orifices, un rond et deux carrés, qui ne peuvent qu’être liés au culte funéraire de saint Paul. En effet, l’orifice rond, le seul qui n’abîme pas l’inscription, et qui donc peut lui être contemporain, est relié à un petit puits qui devait rejoindre la tombe. La présence sur le marbre des traces d’un couvercle métallique articulé, permettant d’ouvrir et de fermer à volonté l’orifice, semble bien le rapporter, ainsi que son conduit, à l’usage attesté par ailleurs aux catacombes de verser des parfums dans les tombeaux chrétiens. Un poème de Prudence, du début du Ve siècle, fait allusion à cet usage. Cependant, ce culte a ensuite changé de forme : les deux puits carrés sont venus abîmer l’inscription PAULO. Ils furent construits plus tard pour rejoindre, à des niveaux différents, le puits rond. Ainsi le bloc de maçonnerie sous-jacent a été retravaillé avant que l’on repose l’ancienne plaque, dont il est impossible, dans l’état actuel, de se représenter l’état primitif, encore qu’elle soit le témoin vénérable d’un culte vraisemblablement antérieur à la grandiose construction de 386.
Telles sont les données de l’archéologie, qui rejoignent ce qu’écrivait le prêtre Gaïus, déjà cité, dans sa lettre au montaniste Proclus : « Je puis te montrer les trophées des Apôtres. Que tu ailles au Vatican ou sur la route d’Ostie, tu y rencontreras les trophées de ceux qui ont établi l’Église romaine ».
Beaucoup d’incertitudes demeurent sur ces temps reculés. Qui furent les premiers chrétiens de Rome ? Quels ont été les premiers missionnaires ? L’histoire ne nous le dit pas. Nous savons seulement que saint Paul parle de l’Église de Rome comme d’une Église nombreuse, connue, célèbre par sa foi et ses œuvres. Quand il arrive dans la ville, saint Luc nous précise au livre des Actes des Apôtres que les frères de cette ville viennent à sa rencontre sur la voie appienne. Nous savons les martyres et la sépulture de Pierre au Vatican, ensuite de Paul sur la voie d’Ostie.
Depuis lors, comme l’assure le vieil adage, tous les chemins mènent à Rome. Et découvrir la Rome de Pierre et Paul est pour le moderne Romée une réponse au vœu de Paul : « Il faut aussi que je voie Rome » (Actes des Apôtres 19, 21).

PAUL POUPARD
AVRIL 2002

MESSE À SAINT-PIERRE DE ROME, POUR LA « FILLE AÎNÉE DE L’EGLISE » (card. Poupard)

2 juin, 2012

http://www.zenit.org/article-30991?l=french

MESSE À SAINT-PIERRE DE ROME, POUR LA « FILLE AÎNÉE DE L’EGLISE »

La tradition de sainte Pétronille, par le card. Poupard

Anita Bourdin
ROME, vendredi 1erjuin 2012 (ZENIT.org) – C’est le roi franc Pépin le Bref  (715-768) qui  demanda au pape « que le corps de Pétronille soit porté au Vatican, qu’un sanctuaire y perpétue son culte, et qu’on y prie pour la nation franque », rappelle le cardinal Poupard. C’est ainsi que la France devint la « fille aînée de l’Eglise »
Le cardinal Paul Poupard, président émérite des Conseils pontificaux de la Culture ete  pour le dialogue interreligieux, a en effet présidé ce vendredi matin, 1er juin, en la basilique Saint-Pierre, la traditionnelle messe en l’honneur de sainte Pétronille – fêtée le 31 mai -, en la basilique Saint-Pierre, en présence de l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, M. Bruno Joubert.
Dans son homélie, le cardinal français a  évoqué les souffrances actuelles de Benoît XVI en disant l’assurer « au milieu des pénibles épreuves que nous partageons avec lui, de notre filiale affection et de notre fervente prière ».
« Pétronille, vierge romaine, nous est connue par une inscription  apposée sur son sarcophage, dans la catacombe de Domitille, à la mémoire de Petronillae, filiae dulcissima, rapidement attribuée à saint Pierre », a expliqué le cardinal Poupard.
Et de préciser : « Alors que les rapports se resserrent entre le Siège apostolique et la nation franque, et que le domaine temporel de Saint-Pierre est menacé par les Lombards, les papes Etienne II et Paul Ier se tournent vers la France. Une alliance est conclue sous le signe de Pétronille, qui personnifie dès lors la France chrétienne. Pétronille étant, selon la croyance du temps, la fille de saint Pierre, la France devient la fille aînée de l’Eglise ».
« A ce titre, Pépin le Bref demande au pape que le corps de Pétronille soit porté au Vatican, qu’un sanctuaire y perpétue son culte, et qu’on y prie pour la nation franque. Ce  beau symbole devient le gage des bons rapports entre la France et la Papauté », a-t-il ajouté.
Après avoir rappelé les voyages de Jean-Paul II et ses messages à la France, – notamment le fameux « Qu’as-tu fait des promesses de ton baptême ? » -, le cardinal Poupard a aussi mentionné les voyages de Benoît XVI.
Il a cité le discours à l’Elysée, le 12 septembre 2006, dans lequel le pape a salué  « tous ceux et toutes celles qui habitent ce pays à l’histoire millénaire, au présent riche d’évènements et à l’avenir prometteur. Qu’ils sachent que la France est très souvent au cœur de la prière du Pape, qui ne peut oublier tout ce qu’elle a apporté à l’Eglise au cours des vingt derniers siècles ! »
Le cardinal citait encore ce passage du discours de Benoît XVI sur la séparation entre « politique » et « religieux »: « Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’Etat envers eux, et, d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société… Je vous assure de ma fervente prière pour votre belle nation, afin que Dieu lui concède paix et prospérité, liberté et unité, égalité et fraternité… Que Dieu bénisse la France et tous les Français ».
«  Le Royaume de Dieu, a conclu le cardinal Poupard, ne s’acquiert pas par les valeurs périssables de l’avoir, du savoir et du pouvoir : « Qui aura trouvé sa propre vie la perdra et qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera », comme l’apôtre Pierre, sainte Pétronille, et tous les saints martyrs que nous vénérons et que nous prions en cette heure difficile, pour nous-mêmes et pour notre pays, pour l’Eglise et pour le monde ».
Le prénom de Pétronille est un diminutif féminin de « Petro » ou « Petrus » : elle aurait été une descendante de Titus Flavius Petro, grand-père de l’empereur romain Vespasien. Une fresque représente la jeune martyre chrétienne dans la catacombe de Domitille construite sur la via Ardeatina par le pape Sirice vers 390, avec l’indication : PETRONELLE MART.
C’est le pape Paul Ier – né vers 700, et pape pendant une dizaine d’années, du 9 mai 757 au 28 juin 767 – qui fit transférer le sarcophage où reposaient la jeune martyre en la basilique Saint-Pierre. Elle est honorée traditionnellement comme la fille ou la fille spirituelle de l’apôtre Pierre.
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ART SACRÉ ET CHRISTIANISME (Paul Card. POUPARD, 2001)

28 février, 2011

du site:

http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/cultr/documents/rc_pc_cultr_20010915_doc_iii-2001-stu_en.html 

STUDIA

ART SACRÉ ET CHRISTIANISME

Conférence au Centre Universitaire Méditerranéen

Nice, 19 avril 2001

Paul Card. POUPARD

Président du Conseil Pontifical de la Culture

1. C’est une joie pour moi de répondre à l’invitation du Cercle BREA et de vous parler d’un thème qui m’est cher, Art sacré et Christianisme. Je me réjouis de vous rencontrer et de vous féliciter d’avoir créé l’Association du Cercle Brea pour sauvegarder et promouvoir le patrimoine sacré du Comté de Nice. Vous avez choisi de vous placer sous le patronage d’un artiste chrétien incomparable, Louis Brea, dont je viens de découvrir quelques œuvres majeures sous la conduite éclairée de Monsieur Luc Thévenon, Conservateur en chef du Musée Masséna à Nice, et de Madame Germaine Leclerc, spécialiste des Brea, dont l’ouvrage admirable illustré par les photographies lumineuses qu’avec son mari Pierre Leclerc elle a publié chez Mame, m’a permis de découvrir un peintre hors du commun, remarquable par l’intériorité lumineuse de ses visages rayonnants de clarté spirituelle.
Son œuvre foisonnante de beaux polyptyques dans les régions de Nice et de Genova illustre éloquemment la titulature de votre association Nice–Terre Sainte. Foi. Culture. Art Sacré.
Le 4 avril 1999, le Saint-Père me faisait l’honneur de présenter dans la Salle de Presse du Saint-Siège sa magnifique Lettre aux artistes, dans laquelle il écrit : « Je fais spécialement appel à vous, artistes chrétiens : à chacun, je voudrais rappeler que l’alliance établie depuis toujours entre l’Évangile et l’art implique, au-delà des nécessités fonctionnelles, l’invitation à pénétrer avec une intuition créatrice dans le mystère du Dieu incarné, et en même temps dans le mystère de l’homme. »[1] Nous sommes donc invités, à la suite des artistes chrétiens, à porter notre regard sur le mystère du Christ, révélation de Dieu le Père et de l’homme tout à la fois, par la grâce de lumière de l’Esprit-Saint.
2. Avec l’Incarnation, Dieu prend un visage d’homme. Dans l’Ancien Testament, il était interdit par la loi de représenter Dieu à l’aide d’une « image taillée ou fondue » (Dt 27,15), car Dieu est immatériel, incorporel, donc invisible et inexprimable. Toutefois, « quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme » (Gal 4,4). Se faisant homme en Jésus-Christ, Dieu introduit dans l’histoire de l’humanité toute la richesse évangélique de la vérité et du bien, et, en elle, révèle aussi une nouvelle dimension de la beauté.[2]
Le message de l’Incarnation trouve non seulement son expression dans la théologie écrite des Pères de l’Église et des Maîtres du moyen-âge, mais il se poursuit aussi, au cours des siècles, à travers les œuvres dont des générations d’artistes chrétiens ont parsemé l’Europe de beauté. En tout chef d’œuvre de l’art sacré, la théologie du Verbe fait chair trouve une forme de langage qui dit la même vérité. Le beau parle de Dieu autant que le vrai. Les métaphysiciens disent que l’un et l’autre sont convertibles avec l’être. Ainsi, le Christ qui se présente dans son Évangile comme « la Voie, la Vérité et la Vie », apparaît à qui le contemple comme la Révélation de la Beauté elle-même. En effet, la plénitude du mystère qui l’habite, exprimée à la Crèche comme au Thabor, au Jardin des Oliviers ou sur la Croix, au matin de Pâques et à l’Ascension, est d’une richesse tellement inépuisable que les siècles d’histoire de l’art ne peuvent en épuiser le sens. L’art chrétien n’est pas seulement un style : il est évocation du mystère où le langage de la beauté se fait chemin de foi pour le croyant qui contemple les retables de Louis Brea et en découvre les thèmes, ceux-là mêmes de l’histoire du salut, Dieu sur la terre des hommes, des anges et des hommes, la Mère et le Fils, et des saints au milieu des images de la terre.
3. C’est à la Sainte Écriture longuement méditée que l’artiste chrétien puise son inspiration. Il y découvre, comme aimait à le dire Claudel, « un immense vocabulaire ». A la lumière de l’Évangile, l’Ancien Testament lui-même devient un « atlas iconographique » où les récits de la Création, du déluge, de la traversée de la Mer rouge, de Moïse au Buisson ardent, de tous ces héros bibliques, Job ou Judith, Daniel ou le prophète Élie, ont provoqué l’imagination de peintres, de musiciens, de poètes, d’auteurs de théâtre ou, plus récemment, de cinéma. C’est que tous ces personnages parlent de l’homme, portent en eux quelque chose de l’humanité, et expriment aussi, selon l’expression des modernes, l’angoisse de la condition humaine. Devant la tentation de la révolte face à la souffrance, la figure de Job continue d’apporter force et espérance, non seulement à la lecture de son Livre, mais aussi dans les œuvres d’art qui s’en font l’écho, tel, par exemple, l’Oratorio de Giacomo Carissimi.
Ainsi, par et dans l’art sacré la Parole biblique se fait icône, musique, poésie, pour dire la même vérité aux hommes, mais selon une autre forme d’expression. Il y a un langage de la beauté. Celle-ci dit plus que le vrai ou le bien. Dire d’un être qu’il est beau, n’est pas seulement lui reconnaître une intelligibilité qui le rend connaissable. C’est en même temps dire qu’en spécifiant notre connaissance, il nous attire, voire nous captive. Une réalité belle possède en elle-même un rayonnement capable de susciter l’émerveillement, et le désir d’une vision et d’un ravissement permanent dans la contemplation de la réalité. S’il exprime un certain pouvoir d’attraction, plus encore, peut-être, le beau dit la réalité elle-même dans la perfection de sa forme. Il en est comme l’épiphanie. Il la manifeste en exprimant sa clarté interne comme le visage transfiguré de Marie Madeleine en l’église de Lucéram où le génie de Brea nous l’a peinte rayonnante d’une clarté antérieure à toute faute. Si le bien dit le désirable, le beau dit plus encore la splendeur et la lumière d’une perfection qui se manifeste, comme la Vierge de tendresse du même retable de sainte Marguerite.
Voici pourquoi la beauté est une voie royale pour conduire à Dieu. En nous suggérant qui il est, elle suscite en nous le désir de le posséder dans le repos de la contemplation, non seulement parce que Lui seul peut combler nos intelligences et nos cœurs, mais parce qu’il contient en lui-même la perfection de l’être, source harmonieuse et intarissable de clarté et de lumière. « Tu nous a faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose en Toi » (St. Augustin, Confessions, 1,1).
4. Certes, il existe un abîme entre la beauté ineffable de Dieu et ses vestiges dans la création. L’artiste chrétien porte toujours en lui-même ce vertige de l’inadéquation de son œuvre par rapport au mystère indicible qu’elle exprime, comme la Pietà de Cimiez où tout éclat s’éteint, devant l’or du Ciel, barré par la traverse de la Croix. Ce qui l’introduit dans l’humilité. Mais il persévère dans son art, car la Bible lui enseigne que le Dieu de Beauté se dit à travers les œuvres dont il est la source : « La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13,5). La création est invitation constante à la contemplation du Dieu de beauté. Dieu lui-même s’émerveilla d’avoir créé le monde : après avoir créé le ciel et la terre, les astres et toute l’œuvre de ses mains, il « vit que tout cela était beau » (Kalos en grec). St Augustin nous invite à partager cet émerveillement : « Interroge la beauté de la terre, interroge la beauté de la mer, interroge la beauté de l’air qui se dilate et se diffuse, interroge la beauté du ciel… interroge toutes ces réalités. Toutes te répondent : Vois, nous sommes belles. Leur beauté est une profession (confessio). Ces beautés sujettes au changement, qui les a faites sinon le Beau (Pulcher), non sujet au changement ? » (Serm. 241,2).
Ainsi, toutes les créatures portent une certaine similitude de Dieu, et spécialement, parmi elles, l’homme créé à son image et à sa ressemblance, qui par son âme spirituelle porte en lui un « germe d’éternité irréductible à la seule matière » (Vatican II, Gaudium et spes 18). Certes, l’image a été altérée par le premier péché, mais elle a été restaurée dans sa beauté originelle par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption (cf. GS 22). à la beauté de l’œuvre de la création ternie par la faute originelle, Dieu ajoute celle de la Grâce, mystère de Recréation et de Gloire. Sans cesse dans l’action de grâce, les chrétiens que nous sommes louent le Christ qui nous a redonné vie et se laissent illuminer de l’intérieur par le don glorieux qui nous est fait. Nos yeux avides de beauté sont attirés par le Nouvel Adam, le Verbe de Dieu, véritable icône du Père éternel, « resplendissement de Sa gloire » et « effigie de Sa substance » (He 1,3). Aux « cœurs purs » à qui il est promis de voir Dieu face à face, le Christ donne déjà d’entrevoir la lumière de la gloire au cœur même de la nuit de la foi.
5. Mais qu’est-ce que la beauté ? Face au soupçon contemporain sur la pertinence du concept de beauté, il est bon de nous reposer la question. Qu’est-ce que la beauté ? L’interrogation remonte à l’origine des temps, comme si l’homme recherchait désespérément, depuis la chute originelle, ce monde de beauté dans lequel Dieu avait pris un peu de glaise pour lui façonner un corps. L’interrogation traverse l’histoire sous de multiples formes, et la profusion d’une multitude d’œuvres en toutes les civilisations, ne parvient pas en épuiser le sens.
Si la beauté est, nous l’avons dit, la splendeur de la vérité, alors notre interrogation sur la beauté rejoint celle de Pilate sur la vérité : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Ainsi, la réponse se fait identique : Jésus lui-même est Beauté. Le sommet, l’archétype de la beauté se manifeste dans le visage du Fils de l’homme. Jésus est le chemin qui conduit à la vérité qui donne vie, et se manifeste du Thabor à la Croix pour éclairer l’homme sur le mystère du Dieu d’amour et de la condition humaine. La beauté du Christ dévoile la beauté de Dieu, mais aussi la beauté de l’homme. Et c’est pourquoi St Augustin s’écrie : « Trop tard je t’ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, trop tard je t’ai aimée ! ».
Jésus n’est pas un chemin parmi d’autres, une vérité parmi d’autres. Il ne propose pas une vie parmi d’autres, il est Le Chemin, La Vérité, La Vie. De même, il est La Beauté, splendeur de La Vérité. Il est à la source de toute beauté, parce qu’il est le Verbe de Dieu, la manifestation du Père. À travers lui, la Beauté éternelle se fait chair pour prendre les traits de l’homme. Si le Verbe est l’expression du Père, il est lui-même la Beauté du Père, et de ce face à face éternel naît la louange incréée de l’Esprit-Saint. C’est de cette louange divine et éternelle que participe la nôtre, en attendant de s’épanouir dans le ciel des anges et des saints, avec la Vierge de l’Adoration de l’enfant de Louis Brea, avec son doux visage recueilli, sa tête inclinée et les mains délicatement jointes devant cet enfant qu’elle a porté en son sein et qui est le Fils de Dieu.
6. Si la beauté du visage du Christ conduit à sa Source divine, elle invite l’homme à l’exprimer par la beauté de ses œuvres. « L’art, au-delà de la recherche des nécessités vitales communes à toutes les créatures vivantes, est une surabondance gratuite de la richesse intérieure de l’être humain » (Catéchisme de l’Église Catholique, n. 2501). Cet art devient sacré lorsqu’il « évoque et glorifie, dans la foi et l’adoration, le mystère transcendant de Dieu, Beauté suréminente Invisible de Vérité et d’Amour, apparue dans le Christ » (n. 2502). L’artiste chrétien devient ainsi le témoin, et son œuvre, le vecteur de cette beauté spirituelle. En faisant œuvre de beauté, il fait œuvre de vérité, et son art peut porter à l’adoration, à la prière et à l’amour du Dieu créateur et sauveur, saint et sanctificateur, comme les chefs d’œuvre de Louis Brea, tout pénétrés d’une lumière intérieure émanant d’une foi très profonde.
Mais l’artiste n’a pas de droits sur la beauté, qui est splendeur et rayonnement. Seule sa source la contient en totalité. La beauté ne s’emprisonne pas ni ne se retient comme un capital. Elle n’est la propriété de personne et se donne à tous. L’artiste s’en fait humblement le serviteur, comme le diamant qui diffuse le rayonnement de la lumière, sans retenir à lui, mais en révélant ses diverses facettes comme les multiples couleurs de l’unique lumière. Ainsi, l’art sacré conduit le chrétien à la source même de sa foi.
Ce serait se fourvoyer que de prétendre conquérir la beauté, lui imposer ses propres canons. Affaire de culture, certes, qui ne se dénude pas effrontément à tous les regards, elle est respectueuse de l’homme et de son histoire et se traduit en harmonie avec sa vie dans ce qu’elle a de grand et de beau. L’artiste ne peut faire n’importe quoi avec la Beauté qui se révèle. Il se sait serviteur du mystère, et par la médiation de son œuvre, il laisse la liberté du Christ rencontrer la liberté de cet autre que nous sommes. Cet autre n’est pas toujours capable de donner le nom du Christ à la beauté qu’il contemple à travers une mélodie grégorienne, le Portail de Notre-Dame ou les retables de Louis Brea. Parce que la beauté du Christ se donne dans l’amour et se reflète par amour, c’est librement qu’elle déploie ses rayons vers celui qui ouvre les yeux de l’âme avec un regard purifié. La béatitude des cœurs purs est la béatitude de l’artiste chrétien. Sa vertu est l’humilité. Le plus beau chant des hommes n’a-t-il pas jailli du cœur de l’humble Fille de Nazareth, la Vierge Immaculée, la Mer de Cristal de l’Apocalypse ?
7. L’artiste chrétien est donc d’abord homme de prière. Il s’abandonne au souffle de l’Esprit pour que celui-ci l’inspire à donner forme à une icône qui soit image de Dieu, à donner sens à un geste qui soit signe de l’action divine, à créer une harmonie de sons ou de couleurs qui invitent à élever l’esprit pour l’introduire dans un monde de douceur et de paix. Que ce soit le chant, la célébration des mystères, une icône ou une peinture, l’œuvre qu’il réalise est toujours relative à Celui qu’elle signifie. Elle perd de sa beauté si elle devient une fin en elle-même et pour elle-même. Car elle perd alors de sa substance ; elle se vide de la présence de Dieu ; elle n’est plus qu’œuvre humaine, peut-être très belle, mais vidée de son sens plénier.
Homme de prière, l’artiste chrétien demeure, à travers les siècles, témoin par son œuvre : je songe aux cathédrales de notre France, aux merveilleuses petites églises de pierre du Liban, à tous ces monastères qui ont tissé l’Europe, aux calvaires de l’Auvergne ou de Bretagne, aux fresques de Giotto, Cimabue ou Michel-Ange, aux icônes d’Alep ou de Russie ! Autant d’œuvres si variées et si belles, vecteurs opérants de la beauté de Dieu et de son mystère qui, dans les siècles et les cultures, parlent de Dieu et de l’homme et nous grandit. L’art sacré fait œuvre de beauté, et, par là, fait œuvre de vérité. Il indique, à celui qui veut bien l’accueillir dans la foi, le mystère du Christ dans sa plénitude du temps et de l’espace.
8. Les lieux de l’art sont multiples car la beauté se dit de bien des manières. Si la beauté est splendeur de la vérité, elle l’exprime dans un certain dévoilement, autre que celui des discours et des livres. Face à l’immense soupçon qui envahit nos contemporains devant l’enseignement de la vérité, il est, nous l’avons dit, un autre langage qui y conduit : celui de la beauté. Si j’éprouve comme vous la difficulté qu’a l’Église à témoigner aujourd’hui par la vérité, je fais souvent, à Rome comme partout dans le vaste monde que je parcours pour mon ministère, l’expérience concrète que le langage de la beauté parle à nos contemporains. Dans les merveilleuses architectures des sanctuaires, doivent se déployer de belles liturgies : belle par les hymnes et les chants ; belle par les vêtures et les gestes ; belle par la Parole entendue parce que bien proclamée ; belle parce que signifiante du monde de beauté qu’elle célèbre et qu’elle anticipe. Parce que le sacré s’exprime dans la beauté, l’Église fait le choix de la beauté.
Mais ce qui fait la beauté de la liturgie, ce n’est pas tant la parfaite coordination des gestes et des attitudes, le parfait agencement des voix ou l’harmonie du chœur, c’est l’inspiration de la vision intérieure partagée par tous les acteurs de l’action sacrée. Cette source commune peut jaillir dans la mesure où le chantre, le liturge, se fond, s’efface en quelque sorte pour devenir transparent de la lumière qu’il veut refléter. La beauté de la liturgie n’est autre que le discret et humble reflet de la Beauté de Dieu. Elle a ses exigences, et la première est l’humilité du croyant. « Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. » La liturgie n’est jamais la liturgie d’un homme, ou d’une communauté : elle est liturgie de l’Église, Corps du Christ tout entier, et par là même, elle est la liturgie du Christ Grand Prêtre qui, sans cesse tourné vers le Père, lui présente le visage orant de ses frères.
La beauté de la liturgie, comme celle de l’art chrétien, tire sa substance de sa finalité : la louange du Créateur à l’image duquel nous sommes façonnés. Suivant les époques et les cultures, cet art peut évoquer davantage la toute-puissance que la tendresse, la Gloire que l’humilité d’un Dieu qui se fait homme, mais c’est toujours le même Dieu invisible, rendu visible à nos yeux à travers le visage de son Christ. Or, c’est l’évangile qui nous présente le visage, le regard, l’attitude du « plus beau des enfants des hommes » (Ps 45,3). Il ne s’agit pas d’inventer ni même d’imaginer quelque chose à représenter, mais de reproduire l’extraordinaire richesse de l’unique visage du Christ. C’est le même « Verbe fait chair » qui se présente à nous à la Crèche, au Thabor et sur le Golgotha. C’est lui toujours qui manifeste tant de joie à voir les enfants venir à lui et, en même temps, verse des larmes à la nouvelle de la mort de son ami Lazare. C’est lui qui, encore enfant, parle avec autorité aux Docteurs du Temple et, en même temps, s’adresse à la pécheresse en lui disant : « Moi aussi, je t’ai pardonné. » Tous ces visages du Christ que nous montre l’Évangile, sont l’unique visage du « Verbe fait chair », la même expression de la Présence de Dieu au milieu des hommes. C’est le même mystère qui s’exprime différemment, non parce que Dieu serait complexe, mais parce que l’homme, lui, est complexe ! Je reviens du Liban où, jour après jour, j’ai participé à une liturgie catholique chaque matin différente, maronite, syriaque, arménienne, chaldéenne, grecque, toutes empreintes de beauté grave et recueillie, porteuse de prière.
9. Nous le savons : des incroyants et des agnostiques, comme les croyants, peuvent communier à la beauté des œuvres inspirées de l’évangile du Christ. Combien de critiques d’art, qui ne se donnent pas pour des hommes de foi, se sont nourris, inconsciemment peut-être, des mystères de l’Incarnation ou de la Résurrection exprimés dans une Visitation de Fra Angelico, un Christ de Vélasquez, un retable de Louis Brea ? à travers la beauté du Christ se réalise un authentique et mystérieux partage entre croyants et incroyants. Certes, la contemplation seule du Christ-Beauté ne suffit pas car c’est sa personne qu’il s’agit de rejoindre dans la plénitude de la révélation, mais elle est un chemin qui y dispose. Laissons à la grâce le mystère d’accomplir cette rencontre. Ce qui nous est demandé, c’est de vivre du mystère de la beauté du Christ, selon la lumière qui en émane, et pour ce faire, emprunter le même chemin que le sien, lui qui est Le Chemin, le chemin de la vérité, qui conduit à la vie.
10. C’est dire que cette Beauté, bien loin de l’esthétisme, en écarte le piège. Nous le savons, Faust nous le rappelle, il y a aussi la beauté du Diable, du repliement sur soi, de l’orgueil qui se fait séduction pour retenir à soi, de l’exaltation du moi dans le mépris de l’autre qui n’est là que pour affermir ma volonté de puissance. C’est la tentation nietzschéenne de l’esthétisme. C’est la séduction de Gide ou de Camus. C’est le drame de l’homme exprimé par Dostoïevski dans les frères Karamazov. C’est la prière agnostique de Renan devant l’Acropole, ou d’Aragon dans le livre d’or de Baalbek.
Nous professons un Évangile de la beauté, mais quelle beauté ? Comme toute l’œuvre de Dieu sortie belle et bonne de l’amour créateur, la beauté gémit elle aussi depuis le premier péché dans les douleurs de l’enfantement. C’est désormais dans la nouvelle Alliance de Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie, qu’elle resplendit. Le Christ, élevé sur la Croix, attire tous les hommes et les purifie par le sang de son côté blessé, source de grâces des sacrements de l’Église, alors que les fleurs captieuses du mal nous fascinent. « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, ô Beauté ? », s’interroge Baudelaire. Et Dimitri Karamazov confie à son frère Aliocha : « La Beauté est une chose terrible. Elle est la lutte de Dieu et de Satan, et le champ de bataille, c’est mon cœur ». Si la beauté est l’image du Dieu créateur, elle est aussi fille d’Adam et Ève et à leur suite pécheresse. L’homme orgueilleux risque de se prendre pour Dieu en se laissant prendre au piège de la beauté prise pour elle-même, l’icône devenue idole, le moyen qui engloutit la fin.
Nous avons sans cesse à revenir à la Beauté du Christ crucifié ressuscité pour évacuer le piège de l’esthétisme dans l’art. Les mosaïques bucoliques de Pompéi, ou l’embarquement de Watteau pour Cythère ne sont que scènes charmantes. La beauté des liturgies chrétiennes, les vêtures, le parfum de l’encens, le charme des officiants, l’éclat du culte peuvent engluer le regard si le cœur n’est pas blessé par la Beauté du Serviteur souffrant dont le chemin de Croix sera toujours la voie royale de l’humanisme chrétien, du dénuement de la crèche, par la détresse de la passion, vers la gloire de la Résurrection.
Dans sa réflexion chrétienne sur « L’ère de la Communication » (Le Centurion, 1987), Pierre Babin consacre tout un chapitre à la voie de la beauté (pp. 111-148). Pour lui, l’appel de la beauté retentit sourdement dans la génération de l’audiovisuel. L’éducation de la sensibilité religieuse à la beauté constituera une des tâches les plus importantes de la formation. Car la Beauté n’est pas l’esthétisme des formes les plus harmonieuses, mais une certaine plénitude de l’humain, reflet du divin. Bien plus, le Dieu caché se révèle à nous à travers une beauté cachée, la Sainte face du Crucifié, comme vient de le montrer l’admirable exposition Le Dieu caché, à la Villa Médicis, à Rome.
11. Il nous faut au seuil du nouveau millénaire, redécouvrir le cœur du message chrétien et, pour cela, le langage de la foi. A nous de mettre tout en œuvre pour que s’instaure dans la culture des hommes de notre temps, un nouvel humanisme. Certes, celui-ci revêtira de multiples formes, mais l’espace de la beauté y est en son centre. Pour retrouver le langage de l’art sacré, nous avons à redécouvrir le message chrétien. Si le langage de la vérité est difficile à recevoir, celui de la beauté s’offre comme une voie apaisante et pacifiante.
Dans le silence de la contemplation de l’œuvre d’art, le chrétien nourri de l’Évangile peut percevoir, comme l’a fait l’artiste dans son acte créateur, la perfection fulgurante de la beauté de l’Indicible. L’œuvre, quelque réussie qu’elle soit, n’est qu’une lueur de la splendeur qui a illuminé l’artiste pendant quelques instants, mais elle y conduit, laissant à chacun la liberté d’emprunter ce chemin, d’écouter le langage des métaphores. La clé de ce langage est donnée dans l’évangile, reçue avec la foi du baptême, et c’est dans la rencontre personnelle avec Dieu en Jésus-Christ que s’apprend quotidiennement l’alphabet de l’art sacré, ce qui donne sens aux œuvres d’art, le mystère du Dieu incarné qui s’est fait homme dans le sein de la Vierge Marie, comme nous le montre le panneau central du retable de la Vierge du Rosaire de Brea à Taggia qui nous offre, par delà le tableau classique de dévotion mariale, une vision mystique de l’histoire sacrée.
St François d’Assise, après avoir reçu sur le mont de l’Alverne les stigmates du Christ, s’écriait : « Tu es beauté… tu es beauté ! ». Saint Bonaventure commente : « Il contemplait dans les belles choses le Très Beau et, en suivant les traces imprimées dans les créatures, il poursuivait le Bien-aimé ».
Tel est, chers amis, le lien intrinsèque entre l’art sacré et le christianisme que vous m’avez donné le privilège d’évoquer dans le sillage de Louis Brea, à l’aube du IIIè Millénaire.

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[1]  Jean-Paul II, Lettre aux artistes, 4 avril 1999, n. 14.

[2]  Cf. ibid, n. 5 

Fondation card. Poupard : Le patriarche Bartholomaios Ier premier lauréat

3 mars, 2010

du site:

http://www.zenit.org/article-23667?l=french

Fondation card. Poupard : Le patriarche Bartholomaios Ier premier lauréat

Prix pour la sauvegarde de la Création

ROME, Mardi 2 mars 2010 (ZENIT.org) – Le patriarche Bartholomaios Ier est le premier lauréat du « Prix Cardinal Poupard » qui sera décerné demain, 3 mars, à Monaco par la « Fondation cardinal Poupard », et ceci au titre de son action et de son enseignement pour la sauvegarde de la création.

Le cardinal Poupard, président émérite des Conseils pontificaux de la culture et pour le dialogue interreligieux, a en effet lancé la fondation qui porte son nom.

Le prix vise à faire mieux connaître « l’action exemplaire » du patriarche œcuménique de Constantinople dans le domaine de la préservation de l’environnement, avec la spécificité du regard évangélique sur la création.

Pour le patriarche en effet, « sauver la planète » suppose un « renouveau culturel » et l’expression d’une « solidarité nouvelle entre le Créateur, les créatures et la création ».

Depuis 15 ans, le patriarche organise, sur les cinq continents, des symposiums pluridisciplinaires sur le thème « Religion, science, et environnement ».

A l’occasion de l’un d’entre eux, le 10 juin 2002, le patriarche avait signé, depuis le palais ducal de Venise, une déclaration conjointe avec Jean-Paul II, en liaison directe au Vatican.

Le Prix cardinal Poupard récompense le patriarche Bartholomaios Ier pour son engagement en faveur de la création alors que Benoît XVI a voulu consacrer son Message pour la Paix de 2010 à la protection de la création.
Le cardinal Poupard, qui continue de vivre à Rome et d’être actif au Vatican, a donc décidé, avec un groupe d’amis, de fonder à Crema, près de Milan, une « Fondation cardinal Poupard » pour poursuivre son oeuvre et son enseignement.

Le cardinal français a confié à Zenit que la fondation qui porte son nom a pour vocation de favoriser le dialogue des cultures et des religions, notamment en tissant des liens entre des universités de différents pays, en favorisant l’éducation des enfants et des jeunes. « Des heurts se produisent par ignorance de l’autre », fait observer le cardinal Poupard.

« Nous sommes confrontés actuellement à une situation nouvelle et nous devons trouver des moyens d’approche pour que nous nous connaissions les uns les autres, afin que les autres se reconnaissent dans l’image que je me fais d’eux, et que je me reconnaisse dans l’idée qu’ils ont de moi », précise le cardinal Poupard.

Il identifie deux écueils, d’une part, le « repli sur soi, l’isolement, voire la violence » et d’autre part « le scepticisme ». Il invite à s’interroger : « Comment pourrait-on dialoguer s’il n’y avait pas comme un « invariant », des « valeurs fondamentales » communes : et c’est l’être humain, comme le disait Paul VI, tout l’homme et tous les hommes, le respect de la personne humaine ? »

Mais le cardinal Poupard signale aussi cette clef, l’éducation, pour transmettre cet « invariant » : « Il n’y a pas de culture sans mémoire et la mémoire se transmet à travers l’éducation », ne cesse de répéter le ministre de la culture de deux papes.

Toujours dans le souci de favoriser le dialogue, la fondation Poupard contribue à la création d’une chaire « Religion et espace public » au sénat français, mais aussi à la traduction de son « Dictionnaire des Religions » (PUF) en arabe.

Et les projets de la fondation « sont foison », confie le cardinal Poupard qui cite par exemple les liens établis avec l’Université Saint Tikhon, souhaités déjà par le regretté patriarche Alexis II de Moscou : un boursier russe orthodoxe poursuit ainsi ses études à l’université catholique de Paris.

Anita S. Bourdin

Paul Poupard, La Passion et la culture: Congrès International: Le Patrimoine de la Passion:

4 avril, 2009

du site:

http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/cultr/documents/rc_pc_cultr_16121999_doc_ii-1998-stu_en.html

LA PASSION ET LA CULTURE

Intervention de Son Éminence au Congrès International: Le Patrimoine de la Passion:
source inépuisable d’inspiration pour la culture. Hvar, Croatie, le 26 mars 1998.

Cardinal Paul POUPARD

C’est avec une profonde joie que j’ai accepté l’aimable invitation à participer à ce Congrès international « Le Patrimoine de la Passion: source inépuisable d’inspiration pour la culture ». Le sujet est à la fois original et utile. Original, car l’argument de la Passion n’est pas d’ordinaire abordé sur le plan culturel; utile, car il permet de découvrir la richesse du patrimoine spirituel et culturel des Peuples entrés en contact au cours de l’histoire avec l’Évangile. La connaissance du passé est inéluctable: elle devient inspiration pour le futur. La mémoire est l’espérance du futur. L’engagement des fidèles à traduire leur foi en de multiples expressions de la culture ne doit pas rester une expérience du passé, mais continuer aujourd’hui pour se poursuivre demain. La richesse de la foi —une foi priée, vécue et célébrée— alimente l’inspiration chrétienne pour interpréter et représenter la réalité de la vie moderne. Au regard du passé, les styles de vie, les modes et les techniques d’expression ont certes évolué, mais l’inspiration demeure la même: la foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu. « Pour nous les hommes et pour notre salut, Il descendit du ciel, par l’Esprit-Saint Il a pris chair de la Vierge Marie et S’est fait homme. Crucifié pour nous sous Ponce Pilate, Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau. Il ressuscita le troisième jour conformément aux Écritures et Il monta au ciel; Il est assis à la droite du Père ».

1. Le mot passion dérive de la parole latine passio. Le verbe pati signifie supporter, souffrir. Par ce terme, les chrétiens indiquent les souffrances de Jésus-Christ, mort en Croix à Jérusalem après avoir subi de nombreux outrages physiques et moraux.

Ce mot de passion est resté en usage dans les langues de tous les peuples qui ont accueilli le baptême. Nous le retrouvons, sauf quelques nuances, dans toutes les familles linguistiques européennes: latine, anglo-saxonne et slave. Ce fait, hautement significatif, révèle la diffusion du terme et la nécessité de mieux en approfondir la signification.

Le récit de la Passion de Jésus-Christ est rapporté par les quatre Évangélistes. A côté des références à la Passion présentes en d’autres passages de l’Évangile, les péricopes de la Passion demeurent les textes fondamentaux. Pour comprendre le sens profond de la réalité de la Passion de Jésus, trois mises au point me paraissent opportunes.

La première se réfère à la façon dont Jésus a affronté la mort. Pleinement conscient que la dramatique issue de sa vie terrestre provenait du refus de son ministère de la part des Juifs, Jésus n’a pas pour autant édulcoré la Mission reçue du Père d’annoncer et de témoigner la présence du Royaume de Dieu. En totale obéissance filiale, Il a accepté sa fin cruelle et l’a incorporée dans le Dessein salvifique du Père.

La valeur salvifique universelle du sacrifice de Jésus est soulignée dans l’Écriture Sainte. C’est le second aspect à rappeler. Les auteurs sacrés rapportent la Passion, non seulement comme un fait historique réellement advenu, mais comme un événement salvifique vécu par le Fils de Dieu dans l’histoire des hommes.

Les récits de la Passion, enfin, ne sont pas encore la conclusion de l’Évangile: la narration du tombeau vide et des apparitions du Crucifié ressuscité aux apôtres et aux disciples leur fait suite. Le mystère de la Passion et de la Mort de Jésus doit toujours être compris à la lumière de la Résurrection. L’humiliation du Fils de l’homme est ainsi transfigurée par sa glorification: « s’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur une croix! Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Phil 2,7-9). La Passion est pour la Résurrection. La liturgie du Triduum pascal nous le rappelle: il ne constitue pas une simple préparation à la solennité de Pâques, mais il est vraiment, selon saint Augustin, le très saint Triduum du Christ crucifié, enseveli et ressuscité. Il commence à la Messe vespérale In Caena Domini qui ouvre les célébrations de la Bienheureuse Passion. Il porte le nom de Triduum pascal pour qu’il apparaisse plus évident que la Pâques du Christ ressort de sa mort et résurrection, c’est-à-dire de la nouveauté de vie qui surgit de la mort rédemptrice.

Un des symboles les plus éloquents de la Passion est la Croix. A la lumière de la Résurrection, elle devient le signe de la victoire du Seigneur sur la mort et sur le péché. Aussi la Croix est-elle dressée dans les églises, les maisons et les lieux publics où les chrétiens se réunissent, comme aux carrefours des villages et des cités. Elle est portée autour du cou. La croix fait partie de la vie de l’homme et elle est le chemin spécifique du chrétien: « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive » (Lc 9, 23-24).

2. Les premières communautés chrétiennes ont ressenti dès les origines l’urgence de vivre selon la logique pascale. Le mystère de la Passion, Mort et Résurrection de Jésus, célébré dans l’Eucharistie dominicale et spécialement au cours du Triduum pascal, trouve dans le martyre, puis le monachisme, deux formes d’application particulièrement éloquentes.

La participation à la Passion du Christ revêt diverses formes au cours des siècles. Le rapport entre le martyre et le Christ crucifié est trop manifeste pour qu’il y ait lieu d’y insister. Saint Luc assimile la mort d’Étienne à celle de Jésus (Ac 7, 59-60; Lc 23, 34-46). Saint Ignace d’Antioche et saint Polycarpe en sont de bonnes illustrations. Sainte Blandine va au martyre, « comme invitée à un repas de noces » (Eusèbe, Hist. Eccl. 1, 55).

Au martyr qui donne sa vie en une seule fois succède le moine qui immole la sienne chaque jour. Les Pères n’hésitent pas à qualifier les moines de martyrs du temps de paix (Hilaire d’Arles, Vie de saint Honorat 57, 3): la mortification quotidienne est équiparée au martyre (saint Athanase, Vie de saint Antoine 46; saint Jérôme, Ep. 108, 31). Les ascètes sont appelés « disciples de la croix » car ils « portent dans leur corps la passion du Christ » (Saint Basile, Ep. 223, 2).

La mortification, qui conforme la vie du moine à celle du Crucifié (saint Jean Cassien, Institutions 4, 34-35), conduit à une mort mystique, à un martyre qui « ne diffère pas du martyre physique » (Eutychius de Constantinople, De Pasch. et Euchar. 5).

Les réformes monastiques des Xe et XIe siècles accentuent l’orientation vers l’humanité du Christ et sa passion. La mystique de la Passion, après avoir été assimilée au martyre et à la mortification des ascètes, trouve une nouvelle formulation dans la « contemplation de la passion du Seigneur ». Le moine prie Jésus de « blesser des flèches embrasées de son amour » l’âme qui le cherche, désirant lui être spirituellement uni sur la croix, en compagnie de la Vierge (Jean de Fécamp, Méditations 7-8). Saint Anselme de Cantorbéry manifeste une attirance de compassion: il regarde la plaie du côté pour avoir l’âme « transpercée de la douleur la plus aiguë »; il voudrait charger la croix sur ses épaules pour sentir « le poids de l’immense charité ».

Saint Bernard apporte des éléments nouveaux dans la mystique de la Passion: il enseigne que l’âme, par la méditation et l’imitation du Crucifié, parvient dans la charité à l’union intime et personnelle avec le Verbe incarné. L’école de la charité (schola caritatis) est aussi école du Christ (schola Christi). L’Amour crucifié pénètre l’âme, la brûle et la consume jusqu’à la faire mourir à elle-même: ce martyre intérieur conduit à l’union mystique entre le Christ et l’âme qui cherche Dieu. Pour Guillaume de Saint-Thierry, la passion, « les opprobres, les crachats, les soufflets, la mort en croix » parlent le langage de la charité. Jésus nous fait comprendre en quoi consiste l’amour, lorsqu’il donne sa vie pour nous, nous aimant jusqu’au bout. La méditation de la Passion équivaut à une communion spirituelle, puisque l’Eucharistie appelle la « memoria passionis » et l’union intime avec le Christ (Ep. ad fratres de Monte Dei 115).

Au XIIe siècle, la chrétienté perçoit que Jésus est né pauvre, a vécu pauvre, est mort pauvre et nu sur la croix. Elle renoue ainsi avec la tradition patristique qui a toujours vu un rapport étroit entre la « sequela crucis » et la pratique de la pauvreté. Robert d’Arbrissel et saint Norbert soulignent que le Christ s’est préparé à la mort en laissant tout ce qu’il avait sur terre: sa bourse aux mains du traître, son Église à Pierre, son corps aux disciples dans le Sacrement, les disciples à Dieu, ses habits aux soldats, son corps mortel à ceux qui le mettent en croix. Son dernier bien, sa mère, il la remet aux hommes.

Peu d’hommes ont eu une expérience de la passion aussi intense et prolongée que le Poverello d’Assise. Saint François est l’image du Christ souffrant, « cloué à la croix en corps et en esprit ». Le baiser au lépreux, image de Jésus couvert de plaies, change « toute amertume en douceur ». L’aspiration au martyre développe en lui le désir ardent de mourir sur la croix avec le Christ; la stigmatisation transcrit en sa chair que son livre est le Crucifié en qui il désire « se transformer par son amour débordant » (saint Bonaventure, Legenda maior 9, 2). Sainte Claire répète que son unique désir est de rester sur la croix avec le Christ pauvre, « dont l’étreinte procure un bonheur sans fin » (Lettre à Agnès de Bohème 1). Les premiers compagnons de François sont persuadés que seul celui qui se dépouille de toutes les choses de la terre et « monte sur la croix avec le Christ » (cf. Dante, Paradis XI, 70) peut espérer l’union mystique avec le Verbe incarné. Saint Antoine de Padoue veut, « avec les pieds de l’amour », parcourir jusqu’au bout le chemin de la croix.

Au XIVe siècle, sainte Angèle de Foligno revit le drame de la Passion et en décrit les scènes avec un réalisme impressionnant: « Tout cela, je l’ai souffert pour toi ». Même réalisme dans les visions de Brigitte de Suède, surtout celle qu’elle eut à Jérusalem, dans l’église de la Passion. Catherine de Sienne emprunte trois « escaliers » célèbres: le premier jusqu’aux « pieds transpercés », le second jusqu’au « côté ouvert » et le troisième jusqu’à la « bouche, où le fiel a mis son amertume ». Alors l’âme se repose sur la croix, « heureuse et douloureuse » (Le Dialogue 49-76).

La Vita Jesu Christi de Ludolphe de Saxe suit simplement l’Évangile, les commentaires des Pères et des auteurs monastiques.

La Devotio moderna est orientée vers la méditation et l’imitation de la vie et Passion du Seigneur. Thomas a Kempis propose une série de méditations et de prières sur la vie et la passion du Christ (Opera, éd. M.J. Pohl, t. 5, Fribourg, 1905).

Saint Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels consacre une semaine à méditer la Passion. Ce n’est qu’après s’être rangé résolument sous l’Étendard du Christ et s’être enrôlé à la suite du Christ que le retraitant se voit proposer la méditation de la Passion: comme le Christ, le disciple passera de la passion à la gloire de la résurrection.

Pour saint Jean de la Croix, l’imitation du Crucifié dans son obéissance à la volonté du Père est indispensable pour qui veut atteindre à la perfection. La croix, entendue comme engagement continu à la souffrance, est la « porte étroite », la seule qui donne accès à la divine Sagesse.

Nous n’oublions pas les autres manifestations quotidiennes qui témoignent de la grande influence du mystère Pascal sur les fidèles, leur vie spirituelle, familiale et sociale.

L’importance attribuée aux célébrations du Triduum pascal, centre et sommet de l’année liturgique, apparaît clairement déjà dans l’exigence des chrétiens du IIIe siècle de prolonger la célébration du mystère pascal pendant cinquante jours. Par la suite, l’Église institue une préparation adéquate à la fête de Pâques, le Carême, avec toutes ses étapes de développement, transformation et réorganisation jusqu’à l’aggiornamento du Concile Vatican II.

Je voudrais rappeler quelques expressions traditionnelles de ces temps forts pour illustrer une fois encore l’influence de la Passion, Mort et Résurrection du Seigneur sur la vie des chrétiens et de l’Église. Je m’appuierai sur le trinôme de la prière, du jeûne et de l’aumône, indiqué par Jésus lui-même (Cf. Mt 6, 1-18).

La prière, personnelle et communautaire, s’intensifie en carême. L’Église demande à chaque chrétien de se confesser et de communier au moins une fois l’an, généralement à Pâques. Il n’était pas rare autrefois d’imposer une pénitence publique ou une réconciliation visible entre les membres d’une communauté. Ces faits étaient préparés avec soin par des célébrations liturgiques, d’intenses moments de méditation et une prédication appropriée. Parmi les nombreuses prières nées de la contemplation du Mystère pascal, la dévotion si répandue du Chemin de Croix tient une place de choix. Dom Marmion disait à ses moines: « je suis convaincu qu’en dehors des sacrements et des actes de la liturgie, il n’y a pas de pratique plus utile pour les âmes que le Chemin de Croix fait avec dévotion » (Le Christ dans ses mystères 14).

Les récits de la Passion étaient chantés, illustrés, dramatisés, accompagnés par des représentations appropriées dans les églises ou autour des lieux sacrés. Le philosophe Étienne Gilson était saisi par de tels spectacles où « l’artiste perpétue pour nous le spectacle charnel que Dieu a voulu donner » (La Passion). L’étude du développement de la musique et des représentations dramatiques théâtrales et artistiques s’élargit avec la vie des saints et en particulier des martyrs incorporés plus intimement à la Passion de leur Maître. Le Père de la littérature croate, Marko Marulic (1450-1524), profondément inséré dans la Mort et Résurrection du Seigneur, en tire l’inspiration de ses œuvres, aussi bien en langue latine que croate.

Quant à l’influence sur les mœurs, la pratique du jeûne et des conseils relatifs aux aliments à consommer ou à éviter pendant le Carême et surtout le vendredi, jour de la passion de Notre Seigneur, est éloquente. Il convient de rappeler la bénédiction des aliments le jour de la Résurrection. Le jour de Pâques perdure l’habitude de consommer l’agneau en famille, signe de l’Agneau immolé pour nous. Les chrétiens portent des Rameaux de palmiers et d’oliviers, bénis durant la procession du dimanche des rameaux, dans leurs propres maisons, les champs et sur les lieux de travail. Il y eut ensuite une invitation constante à la sobriété dans les comportements durant le Carême, comme par exemple à ne pas célébrer des noces trop fastueuses. De la nuit du Jeudi saint jusqu’à la veille de la Résurrection, en souvenir du séjour du Seigneur dans le tombeau, les cloches des églises ne sonnaient plus. Parmi les rites de la veillée pascale, qui ont influencé la culture religieuse, nous pouvons rappeler, par exemple, la liturgie de la lumière et en particulier la bénédiction du feu nouveau, la préparation du cierge pascal et la proclamation de l’annonce pascale: Exultet!

L’invitation à pratiquer l’aumône a poussé de nombreux hommes et de nombreuses femmes à se dépenser toujours plus en faveur des pauvres. Divers ordres religieux d’hommes ou de femmes assistent les malades, nourrissent les affamés, aident les nécessiteux: c’est que sur leur visage ils reconnaissent les traits divins de Jésus-Christ souffrant et mourant pour nous: « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). La volonté de maintenir vivante la mémoire de la Passion Glorieuse du Christ par de nombreuses confréries, comme à Séville ou en Sicile, est à relever: particulièrement actives durant la Semaine Sainte, elles sont engagées tout au long de l’année en faveur de l’évangélisation et de la promotion humaine, sous l’inspiration du message des Béatitudes.

Oui, la Passion glorieuse est devenue source de la culture chrétienne. Cette constatation ne doit pas nous surprendre puisque la religion est à l’origine de la culture et en accompagne le devenir historique au cours des millénaires. Elle est nécessaire pour la naissance d’une vraie culture et son absence en rend impossible le plein développement. Au point de vue étymologique, culte et culture ont même racine: ils proviennent du verbe latin colo qui signifie travailler, cultiver, exercer. La culture imprégnée de la Passion est chrétienne parce qu’inséparablement unie au Serviteur souffrant et glorifié, Jésus-Christ, notre Sauveur.

3. Parmi les peuples slaves, les Croates sont les premiers à avoir accueilli le Mystère pascal. Le Pape Jean-Paul II l’a relevé lors de sa visite historique en Croatie en 1994: « Tu es le Christ! Parmi les peuples slaves, les Croates ont fait les premiers cette profession de foi » (« Homélie à Zagreb », Documentation Catholique 2102 [1994] 887).

Vos ancêtres ont vécu en un pays où, par la grâce de Dieu, le Christianisme a fleuri dès les temps apostoliques. Saint Paul rappelle que son disciple Tite s’est rendu en Dalmatie (2 Tim 4, 10). Votre terre regorge du souvenir du Christianisme des premiers siècles, comme le montrent les basiliques paléo-chrétiennes, les nombreux monuments et les recherches archéologiques. Mais bien plus précieuse pour vous est la mémoire de vos martyrs demeurés fidèles au Christ jusqu’à l’effusion du sang et qu’a commémorés le Saint-Père: saint Quirinus, évêque de Siscia; les saints Eusèbe et Pollionus, respectivement évêque et lecteur de Cibale, les saints Venantius et Domnius de Salona, ainsi que saint Maur de Parentium.

C’est par de telles racines que le Christianisme a pu s’étendre parmi le peuple Croate. Comme les autres peuples chrétiens, il a été pénétré par le message pascal et s’est laissé profondément marquer et façonner en tous les domaines de la vie. Le présent congrès indiquera avec plus de précision l’influence du christianisme sur la culture croate et les nations voisines.

Je voudrais seulement souligner combien vos saints sont marqués du mystère pascal. Deux ont subi le sort du maître: Saint Nikola Taveliæ (1341-1391) à Jérusalem et Saint Marko Kri_evèanin (1558-1619) à Košice en Slovaquie. Saint Léopold Bogdan Mandiæ (1866-1942) est devenu l’apôtre de la réconciliation entre les hommes et Dieu par son assiduité au confessionnal. Ces saints représentent la multitude innombrable de ces hommes et de ces femmes de votre patrie qui ont vécu la vocation chrétienne jusqu’à l’héroïcité du martyre.

4. Nous approchons de la fin du second millénaire de christianisme. Le Saint-Père nous invite à nous préparer au grand Jubilé de l’Année Sainte et il a consacré 1998 au Saint-Esprit. Nous sommes conviés à redécouvrir « sa présence sanctificatrice à l’intérieur de la communauté des disciples du Christ » (Exhortation apostolique Tertio millenio adveniente n°  44).

Notre siècle a vu la prétention humaine de construire la société sans tenir compte de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ et de bâtir une société en opposition à l’Évangile. Le résultat fut tragique: les deux idéologies antichrétiennes du nazisme et du communisme ont semé destructions spirituelles et matérielles et de nombreuses victimes. Aujourd’hui, nous pouvons compter avec plus de précision les millions de morts des camps de concentration, de travail ou de rééducation, plus de 80 millions, selon le Livre noir du Communisme, publié récemment à Paris.

Ces idéologies destructrices de la personne se sont abattues sur votre pays, y causant destructions, souffrances et pertes humaines. En de tels moments tragiques, les nouveaux et intrépides témoins de Jésus-Christ et de l’Évangile ne vous ont jamais manqué. La figure la plus prestigieuse demeure celle du Cardinal archevêque de Zagreb, Alojzije Stepinac, « un authentique homme d’Église, disposé au sacrifice suprême plutôt que de renier sa foi », selon l’émouvant et vibrant hommage que lui a rendu le Saint-Père (Homélie aux Vêpres, Zagreb).

Ce sont les hommes configurés à Jésus-Christ qui indiquent le chemin à suivre pour la construction d’une société plus juste et humaine. Le chemin est celui du don total de soi, du renoncement à l’égoïsme et du service désintéressé du prochain. C’est la voie de la Passion qui débouche sur une vie nouvelle personnelle et communautaire: « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 24).

Les hommes apprennent peu de l’histoire! Ils recourent encore à la force pour imposer leur volonté ou régler les conflits. Les guerres récentes en Croatie, Bosnie-Herzégovine, au Rwanda, au Congo ou au Sierra Leone le démontrent de manière éloquente. Les chrétiens pourtant ne doivent jamais se décourager. Guidés par l’Esprit-Saint qui est l’Esprit du Seigneur ressuscité, ils sont appelés à proposer de nouveau le Mystère pascal et par la parole et par leurs actes: c’est l’engagement de la Nouvelle Évangélisation.

La Passion a pénétré l’histoire de l’Europe entière. S’il en fait disparaître les empreintes, le continent européen non seulement perdra ses richesses culturelles, mais reniera son identité. Pourrions-nous imaginer une Europe sans cathédrale, sans église, sans ces signes architecturaux visibles de la Passion du Christ?

Je souhaite à votre Congrès d’apporter davantage de lumières encore sur l’influence vivifiante du Mystère pascal dans la culture croate et dans celle des peuples qui ont entendu la voix du Seigneur: « viens et suis moi » (Mc 10, 22): ils ont pris le chemin avec courage et détermination, convaincus avec Pierre que le Seigneur a seul les paroles de la Vie éternelle (cf. Jn 6, 68). En définitive, la Croix est symbole d’amour suprême. Comme le disait saint Thomas a Kempis: « la croix est le trésor inépuisable de l’Église, la croix est le bois de l’amour » Crux lignum caritatis.

L’effondrement du communisme permet à la Croatie et à d’autres pays de réfléchir en vérité et liberté sur son prestigieux passé, pour y déceler et reconnaître les éléments essentiels de son identité nationale et chrétienne. Ces bases portantes sont toujours valides et capables d’inspirer votre présent pour construire un avenir d’espérance et une civilisation de l’amour, au sein d’une Europe chrétienne et dans la symphonie d’une Europe des Nations.

Dans les récits de la Passion, Marie, la Mère de Jésus, occupe une place de choix. C’est à son intercession maternelle que nous confions vos travaux, reprenant la prière conclusive de l’Angelus que les chrétiens aiment répéter trois fois par jour: Gratiam tuam quaesumus Domine, mentibus nostris infunde: ut qui, Angelo nuntiante, Christi Filii tui Incarnationem cognovimus, per Passionem Eius et Crucem, ad resurrectionis gloriam perducamur. Per eundem Christum Dominum nostrum. Amen!

Le card. Poupard envoyé de Benoît XVI à Lourdes

26 août, 2008

du site: 

http://www.zenit.org/article-18645?l=french

Le card. Poupard envoyé de Benoît XVI à Lourdes 

Mieux connaître la Vierge Marie

 ROME, Dimanche 24 août 2008 (ZENIT.org) – Le cardinal Paul Poupard sera, rappelons-le l’envoyé extraordinaire de Benoît XVI pour le congrès marial de Lourdes, en cette année jubilaire des 150 ans des apparitions de Marie à Bernadette Soubirous à la grotte de Massabielle (cf. Zenit du 7 juillet 2008). 

Le cardinal Paul Poupard, président émérite des Conseils pontificaux de la culture et pour le dialogue interreligieux, a été nommé par Benoît XVI, le 5 juillet dernier, envoyé spécial du pape pour présider le 22e congrès mariologique et marial international qui se tiendra à Lourdes du 4 au 8 septembre. 

A cette occasion, Benoît XVI a adressé au cardinal Poupard une lettre, en latin, en date du 23 juin, mais publiée le 23 août par le Saint-Siège. 

Benoît XVI souligne que la piété de l’Eglise pour la Mère du Christ la pousse à chercher de mieux « la connaître » et stimule la « recherche théologique » : c’est le motif de ce congrès, organisé cette année à Lourdes. 

Le pape encourage à promouvoir ainsi plus de « ferveur religieuse » et une « foi plus solide et plus sûre ». 

C’est pourquoi, explique Benoît XVI, le cardinal Poupard est particulièrement idoine à présider ce congrès international et à exhorter les participants aux études mariales.