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LE RETOUR DE JÉSUS-CHRIST, PRÉLUDE À LA RÉSURRECTION DES MORTS ET À LA VIE ÉTERNELLE

28 novembre, 2016

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LE RETOUR DE JÉSUS-CHRIST, PRÉLUDE À LA RÉSURRECTION DES MORTS ET À LA VIE ÉTERNELLE

Depuis plus de 2000 ans, les chrétiens du monde entier fondent leur espérance sur trois promesses capitales et étroitement liées : le retour de Jésus (appelé parousie par le Nouveau testament grec), la résurrection des morts et la vie éternelle. Dans cet article, tentons d’aborder – à la lumière de la prophétie biblique – la première partie du triptyque.

Un événement suprême
Plus de 300 passages du Nouveau Testament se rapportent au retour du Christ. En réalité, cette espérance constituait l’élément prédominant de la prédication de l’Eglise primitive. Le théologien allemand August Dorner souligne que « la parousie n’est pas une doctrine périphérique mais la doctrine centrale du salut (1) ». « C’est la clé de voûte de la foi et de l’espérance chrétienne (2) », renchérit l’autre théologien Friedrich Nitzsch.
Dans les années 80, à la vitrine d’une librairie nancéienne, on pouvait lire sur une grande affiche : « Il va venir – Il est venu – Il reviendra » ! En fait, cette formule résume à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament. Si l’on considère la Bible comme l’histoire du salut, le retour du Christ est donc la finalité de cette histoire. « Une foi en Christ sans l’attente de la parousie évoquerait l’image d’un escalier qui ne conduirait nulle part et se terminerait dans le vide (3) » n’hésite pas à écrire le théologien protestant suisse Emil Brunner, auteur d’une Dogmatique faisant référence.

Un événement certain
Jésus a promis solennellement à ses disciples qu’il reviendrait : « Le Fils de l’homme va venir dans la gloire de son Père » (Matthieu 16.27) ; « Lorsque je serai allé vous préparer une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis, vous y soyez aussi » (Jean 14.3). Devant Caïphe, il déclare : « Vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la droite du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel » (Matthieu 26.64). Aussitôt l’ascension de Jésus, deux anges ont confirmé ce retour : « Ce Jésus qui a été enlevé au ciel du milieu de vous reviendra de la même manière que vous l’avez vu aller au ciel » (Actes 1.11).
« L’attente du retour du Christ [remarque Alfred Vaucher] a été pour les premiers chrétiens le principal stimulant à la vigilance, à la prière, à la patience, à l’activité missionnaire (Philippiens 4.5 ; Jacques 5.8-9 ; 1 Pierre 4.7 ; etc.). Le cri maranatha (le Seigneur vient : 1 Corinthiens 16.22) par lequel les chrétiens du siècle apostolique se saluaient, exprimait la vivacité et la joie de leur attente (4). » Dans sa première épître aux Thessaloniciens (4.15-17), l’apôtre Paul a pu écrire : « Voici, en effet, ce que nous vous déclarons, d’après une parole du Seigneur : nous les vivants, restés pour l’avènement du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui sont décédés. Car le Seigneur lui-même, à un signal donné, à la voix d’un archange, et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts en Christ ressusciteront en premier lieu. Ensuite, nous les vivants, qui serons restés, nous serons enlevés ensemble avec eux dans les nuées, à la rencontre du Seigneur » tant il avait la certitude que le retour du Christ se ferait de son temps. « Sa venue est aussi certaine que celle de l’aurore » (Osée 6.3) !

Pourtant depuis longtemps, une doctrine mise sous le boisseau !
Si effectivement l’Eglise primitive conserva – jusqu’au IIIe siècle – cette foi inébranlable au retour du Christ, « bientôt [écrit Charles Gerber] l’attente bienheureuse et parfois exaltée de l’avènement du Christ fit place, dans l’Eglise même, à une indifférence qui se développera jusqu’à la fin, ainsi que l’annonce saint Pierre : « Dans les derniers jours, il viendra des moqueurs avec leurs railleries, marchant selon leurs propres convoitises, et disant : Où est la promesse de son avènement ? Car, depuis que les pères sont morts, tout demeure comme dès le commencement de la création. » (2 Pierre 3.3-4) (5) ».
Et Charles Gerber de poursuivre : « On peut envier les chrétiens d’autrefois attendant avec vigilance le retour du Christ sans qu’il se produise, alors qu’aujourd’hui, à l’époque même où ce retour paraît imminent, il y en a si peu qui le désirent et qui vraiment l’attendent. Le cardinal Newman a dit : « S’il est vrai que les chrétiens ont attendu le Christ sans qu’il vienne, il est tout aussi vrai que, quand il viendra réellement, le monde ne l’attendra pas. S’il est vrai que les chrétiens ont imaginé les signes de sa venue, alors qu’il n’y en avait point, il est également vrai que le monde ne verra pas les signes de sa venue quand ils seront présents » (6). »
Après ces trois premiers siècles donc, petit à petit, la vigilance s’émousse et l’espérance du retour s’estompe pour diverses raisons : entrée des païens dans l’Eglise, cessation des persécutions, installation de l’Eglise et surtout le fait qu’on a eu tendance à spiritualiser très tôt le retour du Christ, à minimiser le retour physique et glorieux au profit d’un retour spirituel et symbolique.
Il faut attendre le grand mouvement réformateur du XVIe siècle avec notamment Luther et Calvin pour déceler de nouveau un intérêt particulier porté au message du retour du Christ, prédication qui retrouve finalement sa force au XIXe siècle dans certains milieux chrétiens. Toutefois, comme l’observe René Pache (ancien directeur de l’Institut biblique Emmaüs de Vennes-sur-Lausanne, Suisse) à la fin du deuxième millénaire, dans beaucoup d’Eglises cette doctrine est « laissée dans l’ombre, lorsqu’elle n’est pas considérée comme dangereuse [un constat qui reste encore valable aujourd'hui, NDLR]. Elle a cessé d’être l’espérance vivante des croyants, qui ont toutes sortes de raisons de redouter le jugement dernier, n’ayant trop souvent eux-mêmes pas d’assurance quant à leur salut. [...] Qu’il est triste de voir à quel point le monde religieux a perdu de vue cette unique espérance, pour s’attacher à toutes sortes de perspectives trompeuses qui le mènent à la ruine ! [...] Soulignons-le avec force : tous ceux qui n’attendent pas le retour de Christ sont vraiment sans espérance dans le monde. C’est pourquoi nous devons leur parler de notre attente et, avec l’aide de Dieu, les amener si possible à la partager (7) ».
Ainsi malheureusement, cette croyance est devenue une doctrine ésotérique ne concernant qu’une minorité de chrétiens qui, elle-même, semble s’être lassée d’en parler ! De plus, comme le remarque avec pertinence Dany Hameau qui enseigne à l’Institut biblique de Genève, le peu d’intérêt pour l’eschatologie n’est pas sans conséquences sur la vie et la mission de l’Eglise : « L’histoire de l’Eglise montre que lorsque celle-ci perd de vue la réalité du retour de Jésus-Christ, elle ne remplit plus sa mission. L’expérience prouve que lorsque le chrétien ne s’attend plus au retour du Seigneur, il finit par s’endormir et se laisser gagner par l’esprit du monde. Par contre, l’attente du retour de Jésus-Christ a toujours été de nature à stimuler les croyants dans la poursuite de la sainteté comme dans le souci de l’évangélisation et de l’œuvre missionnaire (8). »
Pourquoi le Christ doit-il revenir ?
« Au jour du Jugement, [peut-on lire dans le dernier catéchisme de l'Eglise catholique] lors de la fin du monde, le Christ viendra dans la gloire pour accomplir le triomphe définitif du bien sur le mal qui, comme le grain et l’ivraie, auront grandi ensemble au cours de l’histoire. En venant à la fin des temps juger les vivants et les morts, le Christ glorieux révélera la disposition secrète des cœurs et rendra à chaque homme selon ses œuvres et selon son accueil ou son refus de la grâce (9). »
« Le Christ [écrit encore Charles Gerber] doit revenir parce qu’il est le Sauveur de l’humanité et qu’il ne peut laisser son œuvre inachevée. Il doit revenir pour apporter un dénouement heureux au drame humain qui se déroule depuis la chute et, par ce dénouement, mettre un terme au péché et faire triompher définitivement la Justice et l’Amour de Dieu. [...] Il veut que les siens bénéficient d’un salut complet et soient introduits dans le royaume de la gloire et de la félicité. [...] Mais il veut aussi que le mal soit extirpé et les pécheurs punis (10). »
Ainsi le Christ doit revenir pour mettre un terme à la puissance du mal et offrir à l’homme la paix et la vie éternelle dans un monde où le péché aura disparu à jamais : « Il reviendra, mais sa seconde venue n’aura plus rien à faire avec le péché, il apparaîtra comme le Sauveur glorieux à tous ceux qui l’attendent continuellement, pour leur apporter le salut complet et définitif » (Hébreux 9.28, Parole vivante par Alfred Kuen) ; « Voici, je viens bientôt, et j’apporte avec moi ma récompense pour rendre à chacun selon son œuvre » (Apocalypse 22.12).
La parousie implique donc aussi la résurrection des morts afin que tous ceux qui ont accepté Jésus durant leur vie terrestre puissent finalement bénéficier de la vie éternelle promise. Quant à ceux qui se sont rebellés contre lui, on sait que le Christ lui-même a déclaré qu’ils ressusciteront aussi, mais pour recevoir le jugement de Dieu : « L’heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et en sortiront. Ceux qui auront fait le bien ressusciteront pour la vie, mais ceux qui auront fait le mal ressusciteront pour le jugement » (Jean 5.28-29). Dans sa première lettre aux Thessaloniciens, Paul rappelle cette espérance de la résurrection : « Le Seigneur lui-même, à un signal donné, à la voix d’un archange et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts en Christ ressusciteront d’abord » (1 Thessaloniciens 4.16).
« Nous admettons cependant [reconnaît le théologien Hans Heinz] que ni le retour du Christ, ni la résurrection ne peuvent être touchés du doigt, ils sont nôtres sous forme de promesses, sans explication du « comment ». Tout repose sur la fidélité de Dieu, et cela nous suffit. [...] L’immortalité, ce don de la grâce, est accordée à celui qui croit en l’œuvre salvatrice de Jésus ; il en sera revêtu quand le Seigneur reviendra et qu’à sa parole, les tombeaux s’ouvriront. Telle est la promesse de l’Evangile. Telle est aussi l’espérance chrétienne (11). »

Quand reviendra-t-il ?
Autant est certain l’avènement du Christ, autant est incertaine l’époque à laquelle il se réalisera. Jésus, en effet, ne donne aucune précision sur le jour et l’heure de son retour : « Quant au jour et à l’heure, personne ne les connaît » (Matthieu 24.36).
Ce qui est sûr, c’est que cet avènement sera soudain et inattendu, d’où l’appel solennel à la vigilance lancé par le Christ : « Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même au retour du Fils de l’homme. En effet, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche. Ils ne se doutèrent de rien jusqu’à ce que le déluge vienne et les emporte tous. Il en sera de même au retour du Fils de l’homme. Alors, deux hommes seront dans un champ : l’un sera pris et l’autre laissé ; deux femmes moudront à la meule : l’une sera prise et l’autre laissée. Veillez donc, puisque vous ignorez à quel moment votre Seigneur viendra. [...] tenez-vous prêts, car le Fils de l’homme viendra à l’heure où vous n’y penserez pas » (Matthieu 24.37-44).
« Prenez garde à vous-mêmes, de peur que votre cœur ne s’alourdisse par les excès du manger et du boire et par les soucis de la vie, et que ce jour ne fonde sur vous à l’improviste, car il s’abattra comme un filet sur tous les habitants de la terre. Veillez donc et priez en tout temps, afin d’avoir la force d’échapper à tous ces événements à venir et de vous présenter debout devant le Fils de l’homme » (Luc 21.34-36).
Remarquons que dans sa première lettre adressée aux Thessaloniciens – comme le Christ à l’égard de ses disciples –, l’apôtre Paul invite les chrétiens de Thessalonique à se tenir toujours prêts en leur rappelant que le Seigneur reviendra de manière inattendue : « En ce qui concerne les temps et les moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous écrive à ce sujet. Car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit. [...] Mais vous frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres pour que ce jour vous surprenne comme un voleur. Vous êtes tous des enfants de la lumière et des enfants du jour. Nous ne sommes pas de la nuit ni des ténèbres. Ne dormons donc pas comme les autres, mais veillons et soyons sobres » (1 Thessaloniciens 5.1-6). Même exhortation de la part de l’évangéliste Marc : « Prenez garde, veillez et priez, car vous ignorez quand ce temps viendra » (Marc 13.33).
D’autre part – cette fois, c’est Pierre qui l’atteste – sachons que « pour le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans sont comme un jour. Le Seigneur ne tarde pas à réaliser sa promesse, comme certains le pensent. Mais il use de patience envers vous, car il ne veut pas que qui que ce soit aille à sa perte ; au contraire, il veut que tous aient l’occasion de se détourner du mal. Cependant, le jour du Seigneur viendra comme un voleur » (2 Pierre 3.8-10, BFC) ; « Rappelez-vous que si le Seigneur est patient (s’il diffère son avènement), c’est en vue de votre salut » (2 Pierre 3.15, Parole vivante par Alfred Kuen). Quant à l’apôtre Jacques, il nous encourage à attendre patiemment le retour du Christ : « Soyez donc patients, frères, jusqu’au retour du Seigneur » (Jacques 5.7).
A ce propos, citons une nouvelle fois Dany Hameau : « Si l’Ecriture insiste si massivement sur l’imminence du retour de Jésus-Christ, cela implique qu’au jour où nous sommes, nous n’avons jamais été aussi près du but ! Et que nous pouvons attendre ce jour avec la force tranquille, confiante et sereine de celui qui compte sur la fidélité de celui qui a fait la promesse (1 Pierre 1.3-7) (12). »
Concernant cette question, notons enfin que maintes fois au cours des siècles passés – bien que la Bible ne nous encourage jamais à spéculer sur la date de cet avènement –, des hommes (13) se sont évertués, « ou bien à fixer une date pour le retour du Christ, de sorte que, bientôt déçus, ils ne veuillent plus y croire, ou bien à repousser cet événement dans un avenir si lointain qu’ils finissent par n’y plus penser du tout (14) ».
Et si l’on remonte à un passé plus éloigné – dans l’église primitive –, certains faux docteurs prétendaient même que ce jour était déjà arrivé, idée erronée que Paul tente de corriger en décrivant les faits significatifs devant précéder la venue glorieuse du Christ : « En ce qui concerne le retour de notre Seigneur Jésus-Christ et notre rassemblement auprès de lui, nous vous le demandons, frères, ne vous laissez pas facilement ébranler dans votre bon sens, ni troubler par une révélation, par une parole, ou par une lettre qui semblerait venir de nous, comme si le jour du Seigneur était déjà là. Que personne ne vous trompe d’aucune manière. Car il faut que l’apostasie arrive d’abord » (2 Thessaloniciens 2.1-3).
Comment reviendra-t-il ?
La Bible répond aussi à cette question. Aussitôt l’ascension de Jésus, alors que les apôtres « avaient les regards fixés vers le ciel pendant qu’il s’en allait, deux hommes vêtus de blanc leur apparurent et dirent : Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder le ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel du milieu de vous reviendra de la même manière que vous l’avez vu aller au ciel » (Actes 1.10-11) ; « Alors on verra le Fils de l’homme venir sur une nuée avec beaucoup de puissance et de gloire » (Luc 21.27) ; « Tout oeil le verra » (Apocalypse 1.7).
Contrairement à sa première venue – en tant qu’humble fils de charpentier, serviteur souffrant, rejeté de tous et finalement tué –, sa seconde venue sera donc spectaculaire, triomphale, royale et glorieuse.
Le Christ nous a donné les signes qui précèderont son retour
« Quel sera le signe de ton retour et de la fin du monde ? » (Matthieu 24.3). A cette question des disciples réunis autour de lui sur le mont des Oliviers, Jésus répond par un discours magistral dans lequel il révèle tous les signes qui doivent précéder son retour.
Tout d’abord, celui-ci nous met en garde contre la multiplication des séductions spirituelles qui marqueront les derniers temps : « Prenez garde, que personne ne vous égare. Car beaucoup viendront sous mon nom et diront : « C’est moi qui suis le Christ ». Et ils tromperont beaucoup de gens » (Matthieu 24.4-5).
Comme nous l’avons relevé dans le paragraphe précédent et contrairement à ce que d’aucuns pensent, son retour sera pour tous pleinement manifeste : « Si donc on vous dit : « Le voici, il est dans le désert », n’y allez pas, ou : « Le voilà, il est dans un lieu secret », ne le croyez pas. Car, tout comme l’éclair part de l’est et apparaît jusqu’à l’ouest, ainsi sera le retour du Fils de l’homme » (Matthieu 24.26-27).
Même si les signes prophétiques annoncés par Jésus laissent présager un avenir effrayant pour notre monde, leur accomplissement – s’inscrivant dans le plan divin – est néanmoins une évidence. Ecoutons donc le Christ lui-même nous avertir : « Vous entendrez parler de guerres et de menaces de guerres : gardez-vous d’en être effrayés, car il faut que toutes ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une nation se dressera contre une nation et un royaume contre un royaume, et il y aura en divers endroits des famines, des pestes et des tremblements de terre. Tout cela sera le commencement des douleurs. Alors on vous livrera à la persécution et l’on vous fera mourir ; vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom. Alors ce sera aussi pour beaucoup une occasion de chute et ils se trahiront, se haïront les uns les autres. Bien des faux prophètes se lèveront et ils tromperont beaucoup de gens. A cause de la progression du mal, l’amour du plus grand nombre se refroidira. Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. Cette bonne nouvelle du royaume sera proclamée dans le monde entier pour servir de témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin » (Matthieu 24.6-14).
« Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans le ciel, toutes les tribus de la terre se lamenteront et elles verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel avec beaucoup de puissance et de gloire. Il enverra ses anges avec la trompette retentissante et ils rassembleront ses élus des quatre coins du monde, d’une extrémité des cieux à l’autre. Tirez instruction de la parabole du figuier : dès que ses branches deviennent tendres et que les feuilles poussent, vous savez que l’été est proche. De même, quand vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à la porte » (Matthieu 24.29-33).
Comme le fait remarquer avec justesse René Pache – déjà cité –, « il est exact qu’aux époques troublées, lorsque des guerres ravageaient le monde, que des pestes et des famines sévissaient, que les croyants étaient persécutés, qu’il y avait des tremblements de terre ou des phénomènes dans le ciel, on a cru reconnaître les signes de la fin des temps. [...] Mais ce qui doit constituer l’annonce de la fin, c’est d’une part l’accroissement considérable de chacun de ces signes et d’autre part leur réalisation absolument simultanée. Ces deux éléments avaient manqué jusqu’ici. Les chrétiens ont cru la fin plus proche qu’elle n’était, ne regardant qu’à l’un ou l’autre des signes les plus généraux, sans tenir compte de toutes les indications de l’Ecriture. Mais ce n’est pas une raison pour que nous fassions une erreur plus grave encore en méprisant les signes et les avertissements qui se multiplient de plus en plus (15) ».
A propos de ces signes prophétiques, laissons parler maintenant l’éminent écrivain, historien et ancien professeur, Norbert Hugedé (honoré du titre de « Docteur Européen » pour l’ensemble de son œuvre – une trentaine de livres –, celui-ci a reçu en 1999 du pape Jean-Paul II la bénédiction apostolique pour son action d’unité et de paix) qui a enseigné à la Sorbonne et à l’Université de Genève : « Il faut être aveugle pour nier que nous parvenons à la fin de l’histoire de notre monde. [...] Je lis comme vous les revues religieuses, j’écoute les chroniques radiodiffusées, et je m’aperçois que je ne suis pas le seul à me préoccuper de ce problème. Quiconque s’impose aujourd’hui de réfléchir sur les événements en vient à constater que le monde est arrivé au fond d’une impasse, économiquement, socialement, politiquement, et même religieusement, et que cette impasse est bien plus angoissante qu’on ne le pense. Je ne parlerai pas des crises de la moralité, des cataclysmes de toutes sortes, des séismes où les puissances des cieux sont ébranlées, des famines qui atteignent plus des deux tiers de l’humanité, des épidémies qui font autant de ravages que des conflits internationaux, des guerres et des bruits de guerres, sinon pour dire que je ne suis plus le seul à y voir un accomplissement quotidien des signes de la seconde venue du Christ. Les événements ne parlent plus, ils crient. Le commentaire des prophéties de l’Ecriture, ce n’est plus dans les ouvrages des théologiens qu’il faut le rechercher, mais chez votre marchand de journaux, dans les gros titres des magazines, dans les communiqués de presse, dans les revues d’information. [...] L’humanité se dirige chaque jour vers l’événement final qui doit clore l’histoire universelle, et cet événement capital, ce n’est pas tant une troisième guerre mondiale que le retour en gloire de Jésus-Christ (16). »
Et cet historien de conclure : « Je vais vous dire, sans faire de grande théologie. Le retour du Christ, c’est ce qui donne un sens à ma foi chrétienne. Sans cela, elle ne serait qu’une vague philosophie, une opinion, une de plus. [...] Le retour du Christ, c’est l’espoir de voir enfin établie cette justice vers laquelle je tends de toutes mes forces. Je sais que son royaume n’est pas de ce monde, mais il faut qu’il vienne. L’homme n’a pas été créé pour le malheur, pour la guerre, pour la souffrance, pour le deuil. Il n’a pas été créé pour ce monde. Maintenant que je sais qu’il est proche, à la porte, ma foi revit. [...] Le retour du Christ, c’est le nerf de ma foi (17). »
Que ton règne vienne !
Aujourd’hui, curieusement, il n’est pas toujours de bon ton de parler du retour du Christ… même du haut de la chaire ! Pourtant, hormis la large place que la Bible lui réserve, cette doctrine cardinale fait partie intégrante des professions de foi de la chrétienté. « Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts » peut-on lire dans le Symbole de Nicée-Constantinople. Trop souvent, on omet de le souligner, cette première profession de foi considérée comme œcuménique rassemble toujours l’ensemble des croyants des trois grandes confessions chrétiennes (catholicisme, orthodoxie et protestantisme). Tel un noyau de vérité, il ramène à l’essentiel de la foi chrétienne… et notamment au retour du Christ !
C’est vrai, un curieux paradoxe subsiste dans la prédication des Eglises traditionnelles : alors qu’ils sont censés adhérer à tous les articles fondamentaux de la foi chrétienne exprimés dans le Credo – particulièrement explicite au sujet de la parousie, comme nous venons de le voir –, on constate que la plupart des prédicateurs chrétiens osent rarement parler à leur auditoire du retour du Christ ! S’inscrivant plutôt dans la perspective d’une eschatologie déjà réalisée (cf. Ephésiens 2.4-7, Romains 6.1-11, Colossiens 2.12), tout juste, exhortent-ils leurs fidèles à devenir participants à la vie du Christ ressuscité et à ouvrir leur cœur à l’espérance !
Pour ce qui est des passages bibliques mentionnés précédemment pouvant laisser croire à une évolution de la pensée de Paul concernant la résurrection, notons en passant avec Michel Gourgues que l’apôtre « a seulement été amené à préciser […] un aspect particulier, à savoir le sort qui attend les croyants entre leur mort individuelle et la résurrection, que Paul n’a jamais cessé de situer à la fin des temps. Là où il faut reconnaître une évolution, c’est sur le moment de la parousie et donc de la résurrection. Non que Paul ait cessé d’attendre la venue du Seigneur. Mais il a dû envisager la possibilité qu’elle pourrait survenir plus tard qu’il ne l’avait d’abord pensé. Ce changement de perspective l’a conduit à valoriser ”l’aujourd’hui”, à souligner davantage l’aspect ”déjà réalisé” du salut et de l’union au Christ (18) ».
C’est ce qu’explique aussi Paul Wells, professeur de théologie à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence : « Les premiers chrétiens pensaient à un retour presque immédiat du ressuscité. […] De nombreux interprètes donnent l’impression qu’il y avait, dans le christianisme primitif, une erreur au sujet de l’attente de l’accomplissement final. Ce n’est qu’avec le temps et la frustration éprouvée que la doctrine chrétienne s’est installée dans la durée. L’attente d’une parousie proche a été remplacée par une eschatologie de la durée, le royaume de Dieu par l’Eglise et l’événement fondateur par une institution (19). »
Par ailleurs, on peut être étonné de voir tant de chrétiens proclamer chaque jour – conformément au fondement de leur espérance et selon le modèle de prière donné par Jésus (Matthieu 6.9-13) – leur foi en la venue du Seigneur et en l’instauration de son royaume en priant « que ton règne vienne »… mais tout en reportant cette seconde venue du Christ dans un futur très lointain (ou bien en interprétant cette promesse dans un sens allégorique) ! Combien finalement aspirent de tout cœur à l’exaucement de leur demande en vivant intensément cette attente ? Il s’agit là sans doute d’un autre grand paradoxe du christianisme contemporain !
Pour autant – c’est en tout cas le sentiment d’Hans Heinz, déjà cité plus haut –, « il faut que le message du retour imminent de Jésus retentisse dans le monde entier afin que ceux qui l’entendront puissent avoir l’occasion de se décider pour le salut offert en Christ. Les signes des temps n’ont pas été donnés pour effrayer les hommes face à la fin du monde. Ils l’ont été, bien plus, pour leur montrer que le mal sur terre touche à sa fin, parce que le Christ vient pour rétablir toutes choses (20). »
En tant que chrétiens, nous n’avons pas à redouter le retour du Christ. Au contraire, faisons-lui confiance et vivons dans cette perspective… comme les premiers chrétiens qui se plaisaient à répéter la formule araméenne maranatha et pour qui la parousie constituait un des ressorts fondamentaux de leur foi.
Rappelons-le, Jésus nous a dit lui-même à ce sujet : « Ne soyez pas inquiets ; que votre cœur ne soit pas troublé. Vous avez foi en Dieu : ayez aussi foi en moi. Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de place ; si ce n’était pas vrai, est-ce que je vous aurais dit : je m’en vais pour vous y préparer une demeure ? Lorsque je vous aurai préparé cette demeure, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que vous serez, vous aussi, là où je serai » (Jean 14.1-3, Parole vivante par Alfred Kuen) ; « Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, parce que votre délivrance est proche » (Luc 21.28). Et dans les dernières lignes de la Bible – à trois reprises – le Christ nous répète : « Je viens bientôt » (Apocalypse 22.7, 12, 20).

Claude Bouchot

NOTE SUR LE SITE

LA PAROLE EN PHILOSOPHIE : LES ANCIENS AVAIENT TOUT DIT

26 avril, 2016

http://www.garriguesetsentiers.org/article-2427028.html

LA PAROLE EN PHILOSOPHIE : LES ANCIENS AVAIENT TOUT DIT

(Je ne mets que l’introduction , vous pouvez telecharger tout l’article )

Publié le 13 avril 2006 par Garrigues et Sentiers

SOMMAIRE DE L’ARTICLE
I – LA PAROLE POÉTIQUE
Introduction
- Une parole orale et théâtrale
- Une parole poétique
- La parole d’une catégorie sociale
- Une parole efficace : la mise en ordre du monde ; l’ambiguïté de la parole poétique ; la vérité dans la parole poétique

II – LA PAROLE PHILOSOPHIQUE
Introduction
A – La parole, instrument des rapports sociaux
- La persuasion
- La cohérence
- La parole qui fait naître
B – La parole et le Réel
- La question du réel
- Physique grecque et physique chinoise : la matière ; la mécanique.

III – LA PAROLE THÉRAPEUTIQUE
Un préalable : l’invention de la conscience
A – L’ignorance
B – La faute
C – La souffrance

CONCLUSION
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INTRODUCTION
Les situations banales sont parfois riches de sens. En voici deux.
Pour la mère (par convention, ne parlons pas du père), l’enfant qu’elle tient dans ses bras balbutie, s’agite, grimace. Le plus souvent, ses gesticulations et mimiques ne sont que rictus et mouvements involontaires. L’enfant a le cri, la mère la parole. Bientôt, sur cette grimace, elle mettra le mot « sourire » et sur ce cri, le mot « faim ». La parole est d’abord un corps à corps. La mise en sens va suivre la mise en chair. En désignant un geste ou un bruit du corps par des paroles, la mère fait accéder le petit d’homme au monde des représentations. Et, un jour, lorsque les mots « faim » ou « sourire » seront les siens, l’homme se distancie et de la faim ou de la satisfaction qu’il ressent et de la mère, qui le nourrit. Ils sont autres, l’autre. Ainsi, la parole de la mère a séparé l’adulte qu’il est de sa contiguïté et de sa continuité avec son monde.
Pour que quelqu’un existe il faut lui parler, le désigner par le nom et dans le corps. On connaît.
Une chambre d’hôpital. D’abord seul, puis une cohabitation. C’était un jeune homme, traumatisé de la route. Il avait perdu l’usage de ses jambes et de sa parole. Je lui parlais. À peine, parfois un léger mouvement de sa tête bandée et, par moment, les larmes du corps qui a trop mal. Je redoublais de paroles : pas d’échos. Ma parole ne faisait pas rencontre. Elle me renvoyait à l’angoisse du non-savoir et, avec le temps, ce mutisme faisait régresser ma propre parole. Certes, autre chose se donnait à entendre, au-delà de la compassion facile et de la gêne rassurante. On connaît aussi, plus ou moins. Benveniste, ici encore, avait vu juste : « Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine ». En d’autres termes, pour que quelqu’un existe, il ne suffit pas qu’on lui parle ; il faut qu’il parle à son tour. Sinon rien ne fait corps, ni histoire. Bien sûr, le corps peut parler, devenir parole. On a tous lu (ou on doit lire) la vie de Helen Keller, aveugle, sourde et muette dès les premiers mois de sa vie et qui, selon l’appréciation de mon fils « a pu être, et être unique, sans parler ».
La communication n’est pas dans la seule formalisation par la parole. Il y a une communication d’outre mots. C’est une évidence largement analysée depuis que, dans le sillage de l’anthropologie et des phénoménologues, les linguistes et les philosophes (Saussure, Jakobson, Chomsky et d’autres), ont ouvert la voie aux théories systémiques. L’accent est mis, dans la relation humaine, sur l’échange analogique, ce qu’il y a de non verbal, plus que sur le message digital, verbalisé. Bien qu’il faille un message, un support formel et informatif, communiquer c’est faire naître la personne non dans les choses mais dans le sens. Ce qui n’est absolument pas une nouveauté.
Essayons de dégager brièvement, dans ce qu’on appelle l’Antiquité, quelques aspects du statut de la parole, c’est-à-dire telle qu’elle a été pensée et pratiquée. Le point de vue (mais il y en a d’autres) est simple et donc réducteur : la parole est cause et signe de ce qu’elle invente, d’une part. Cause (ce qui répond à la question pourquoi et non comment) parce que, sauf dans la métaphore, « le langage des fleurs » par exemple, il n’y a de parole qu’humaine, comme s’évertuent à le dire les philosophes, Descartes en tête, et les paléologues. C’est donc cette parole humaine qui invente et rien d’autre, seul un disant parle et il n’est pas d’autre disant que l’homme disait Aristote. Mais la parole, parce qu’elle fait langage, ne fait pas que se désigner elle-même. Elle est échange sémantique et non seulement le clair-obscur de la pensée consciente ou inconsciente, d’un sujet. Elle recèle toujours la présence d’un « tu » ou d’un « il » qu’elle manifeste, à distance, par son opération même. L’enfant autiste qui ne parle pas, comprend ce qui lui est dit, mais ne comprend pas que l’autre peut comprendre, il ne traite pas, parce qu’il ne le peut, l’autre comme signe. Dès lors, on peut s’interroger sur ce qui est attesté par les productions de la parole humaine, par ce qu’elle dit et invente. Invention n’étant pas ici chimère mais découverte, reconnaissance, voire origine, pour résumer le latin de Cicéron sur le sujet. D’autre part, le statut de la parole est historique, c’est-à-dire connexe des formes sociales de sa circulation. Or, ces formes sont toujours et en quelques façons, hiérarchisées par le juridique, l’économique, le rituel, le mental, les conventions. Dans une classe, le statut de la parole du professeur est d’emblée défini par la profession du locuteur, sa situation dans l’espace de la classe et dans le mental de ses auditeurs ; la parole de celui qui est dans l’agora, le centre, n’est pas celle de l’esclave ; lorsque le Christ ressuscité apparaît à ses disciples, il est « au milieu » d’eux, ce qui voulait déjà tout dire.
Longtemps, les notions de « droit de parole » et de « liberté de parole » ont articulé, dans la typographie même, la dialectique du jeu social, des solidarités et des ruptures symboliques et, bien sûr, le rapport de la loi et du désir. Préciser brièvement le dire de cette parole revient donc à s’interroger sur la manière dont nous avons construit nos représentations, notre monde et finalement une part de la réalité, (une part seulement, car l’équation algébrique et la formule chimique disent aussi la réalité) et, en retour, comment ce que nous avons produit nous construit.
Pour cela, j’évoquerai trois aspects de la parole antique : la parole poétique, philosophique et thérapeutique, celle-ci adossée à celles-là.

LE SABRE ET LE GOUPILLON : LA GUERRE JUSTE

25 avril, 2016

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LE SABRE ET LE GOUPILLON : LA GUERRE JUSTE

Plan :  Préliminaires Une approche philosophique de la guerre : Hegel et Kant La notion de  » guerre sainte  » existe-t-elle dans l’Ancien Testament ? La théorie de la guerre juste et la position de Gaudium et Spes Le sabre et l’absolution : la casuistique de la guerre       A – Les conditions du combat       B – Qu’est-il permis de faire à la guerre ?       C – Les occasions de péché et vertu chrétienne  

Préliminaires : 1.  Parler de guerre, et de guerre juste, a de quoi surprendre. Ne faudrait-il pas mieux parler de paix dans un contexte international où les pays occidentaux – du moins – parlent de défense nationale en termes de dissuasion ? Les circonstances et l’actualité, riches en conflits, nous poussent à parler de la  » guerre juste « ….. D’autant que le Catéchisme de l’Eglise Catholique au numéro 2309 nous en rappelle les éléments traditionnels à propos de la légitime défense par la force militaire.  2.  Il y a, pour le théologien, une fausse symétrie entre la guerre et la paix. La paix est un concept théologique, ce que n’est pas la guerre. La paix véritable n’est pas l’absence de guerre, une sorte d’entre-deux fragile entre deux massacres. Elle est un don de Dieu, ce qui n’empêche pas les hommes à y collaborer, alors que la guerre est un mal et un produit de l’activité humaine. La paix relève de l’eschatologie, elle est toujours pour demain. Elle est une fin, sa fin propre, alors que personne aujourd’hui n’envisage dans la guerre autre chose qu’un moyen de parvenir à une paix dont la justice et la stabilité laissent plus ou moins à désirer. Entre guerre et paix, il y a une différence de nature, d’origine et de finalité.  3.  La paix est un attribut de Dieu. Paul dit du Christ qu’il est notre paix (Eph 2,14). Mais Dieu nous offre le salut, pas un plan de paix terrestre perpétuel et universel. Dans l’Ancien Testament, cette paix-là est rare, trop souvent associée à la déportation ou à l’occupation. Jésus-Christ ne l’a pas apportée. Il est venu porter le glaive sur la terre (Mat. 10,14). Lors de son Incarnation, la paix est celle du vainqueur, de l’occupant romain. Paix du centurion, elle permet l’évangélisation, mais elle est aussi celle du persécuteur.  4.  La Parole de Dieu n’est pas de l’irénisme. La paix terrestre comme valeur suprême est quelque peu tardive : il faut attendre la fin du XVIIème et le début du XVIIIème siècle avec les Quakers et l’abbé de Saint Pierre. La guerre est un phénomène normal jusqu’à l’instauration du Royaume de Dieu. Avant d’opposer des peuples, elle se livre entre Dieu et les puissances maléfiques. Elle a pour champ de bataille l’humanité tout entière, tout comme le cœur de chacun. C’est le combat spirituel qu’évoque Saint Paul lorsqu’il compare les vertus du chrétien à l’armement du soldat romain : pour vaincre, il faut le glaive de l’Esprit (Eph.6,10). C’est des désirs mauvais dans le cœur de l’homme que proviennent les guerres qui dévastent la terre. L’enjeu suprême est la vraie paix qui est la vie éternelle dans le Royaume de Dieu. La défaite est la perdition. Don de Dieu, la paix est concorde des facultés de l’homme, équilibre et contrôle des passions.  5.  Après les deux guerres mondiales, l’effondrement de l’empire soviétique, les conflits dans le Golfe Persique sans parler de l’Irak, la confusion la plus grande règne dans les esprits et il paraît urgent que l’Eglise reprenne une réflexion sur la guerre. Nos contemporains veulent des soldats qui ne soient pas des soldats, tout en ayant l’air de l’être quand cela tourne mal, mais sans leur permettre de le redevenir vraiment. Les critiques ne manquent pas contre l’idée qu’il puisse y avoir une guerre dans de justes conditions, mais on réclame à cor et à cri un tribunal international. On charge l’ONU d’une tâche redoutable pour laquelle elle n’a pas été conçue. L’idée que le juge exécute aussi la sentence répugne aux bonnes consciences, mais on déplore que la même organisation ne parte pas en guerre. Enfin, suprême aberration, on accepte la guerre, par médias interposés, pourvu quelle ne fasse pas de morts (chez soi, s’entend). On ne veut pas voir que la vérité du combat, c’est le corps à corps du fantassin, que la finalité du soldat, c’est de vaincre ou de ne pas être défait, la paix étant du ressort de l’autorité politique.  6.  L’Eglise a bien du mal à conduire une réflexion sur la guerre. Après deux conflits mondiaux, l’irruption de l’arme nucléaire acheva de perturber les catégories traditionnelles. Non sans mal, l’Eglise a dû tenir compte de l’arme nucléaire. Au milieu de bien des controverses, elle a fini par tolérer à titre temporaire la dissuasion sans cesser d’insister sur la nécessité pressente du désarmement. 

I. Une approche philosophique de la guerre : Hegel et Kant La préoccupation des philosophes doit dépasser la question de savoir ce qu’est la guerre, ils doivent également rechercher quelle est son essence, et donc s’interroger sur son caractère nécessaire. La guerre peut-elle être une bonne chose, peut-elle jouer un rôle dans la régulation de la vie internationale ? La réponse de Hegel part d’une réflexion sur l’histoire humaine. L’histoire est pour ce philosophe, le principal objet de réflexion. La philosophie de Hegel essaie de comprendre ce qui est arrivé dans l’histoire, saisissant le concept de sa nécessité éternelle. C’est sur cette nécessité que s’appuie Hegel pour attribuer à la guerre la vertu d’être un élément essentiel à la santé des peuples. Cette thèse bien connue et peut-être trop souvent citée est la suivante :  Dans l’état de guerre, la vanité des choses et des biens temporels qui, d’ordinaire, donne lieu à des propos édifiants, est prise au sérieux. C’est pourquoi la guerre est le moment où l’idéalité de ce qui est particulier obtient son droit et devient réalité. Elle a alors cette signification plus haute que, par elle,  » se conserve la santé éthique des peuples dans son indifférence vis-à-vis des déterminités et vis-à-vis du processus par lequel elles s’installent comme habitudes et deviennent fixes, tout comme le mouvement des vents préserve les eaux des lacs du danger de la putréfaction où les plongerait un calme durable, comme le ferait pour les peuples une paix durable et a fortiori une paix perpétuelle  » .  Cette conception souligne la reconnaissance spontanée de la vertu de courage suscitée par la guerre et de ses effets civiques. En présentant le courage du guerrier comme un exemple de cette sorte de qualité humaine  » sublime  » que tout les hommes admirent spontanément, Kant conclut :  » On pourra donc discuter tant qu’on voudra pour savoir qui de l’homme d’Etat ou du chef de guerre mérite la préférence de notre respect – le jugement esthétique tranche en faveur du second « . Ce dernier ajoute :   »Lorsqu’elle est conduite avec ordre et dans le respect sacré des droits civils, la guerre elle-même est en quelque manière sublime, et elle rend du même coup la manière de penser du peuple qui la conduit ainsi d’autant plus sublime qu’il s’est exposé à de plus nombreux dangers auxquels il a su faire face courageusement ; en revanche une longue paix fait régner le simple esprit mercantile et avec lui l’égoïsme bas, la lâcheté, la veulerie ; d’ordinaire elle avilie la manière de penser des peuples « .  Ces philosophes insistent sur le fait que des guerres extérieures tendent à renforcer la cohérence interne d’un Etat. Positivement donc, la guerre suscite le courage, et fait même apparaître une  » classe  » particulière qui le caractérise, l’armée permanente qui, avec les autres corps constitués, achève l’articulation organique et rationnelle de la société. En systématisant la pensée de Rousseau, Kant souligne que les êtres humains, dans leur nature même, sont  » radicalement mauvais « . La guerre est donc vue comme la condition normale et naturelle de l’humanité, et la paix comme l’exception. Le mal lui-même peut, d’une certaine manière, conduire au bien. Le moyen de vaincre le mal est la raison. C’est elle qui perçoit le bien, et le propose à l’assentiment de l’homme. Elle demeure essentiellement capable de surmonter la perversité de la nature humaine. Mais dix ans plus tard, dans son Projet de paix perpétuelle, Kant trace les grandes lignes des articles fondamentaux d’une loi internationale sur laquelle une paix perpétuelle pourrait et devrait reposer. Kant raisonne sur trois niveaux différents :  a)  au niveau de la raison pure, une constitution républicaine est une idée nécessaire, qui en soi n’est pas l’objet d’une connaissance humaine (empirique). Kant l’appelle une  » fin de la Nature « , que nous pouvons ni connaître, ni affirmer, mais que nous devons supposer, car elle gouverne le comportement humain.   b)  A un second niveau, chercher à établir une telle constitution est non seulement une possibilité, mais aussi une obligation morale, qui produira,   c)  A un troisième niveau, ses effets empiriquement vérifiables :  » Peu à peu les puissants useront moins de la violence, et il y aura plus de docilité à l’égard des lois. Il y aura dans la société plus de bienfaisance, moins de chicanes dans les procès, plus de sûreté de la parole donnée…. «   On peut souligner que Kant résonne selon les lignes directrices d’une approche de type moderne, fondée sur la perversion de la nature humaine, qui ne voit dans la paix que l’absence de guerre et donc attend que la paix survienne par un mécanisme d’autodestruction de la guerre. II. La notion de  » guerre sainte  » existe-t-elle dans l’Ancien Testament ? A chaque fois qu’un groupe fondamentaliste islamique proclame de nouveau la  » guerre sainte  »  » ou que la barbe ondulante d’un ayatollah apparaît sur les écrans, nos médias ont l’habitude d’évoquer des associations avec l’Ancien Testament, comme avec la phrase  » œil pour œil, dent pour dent « . Qu’en est-il de la  » guerre sainte  » dans l’ancien peuple d’Israël ? Ce terme n’existe pas dans les écrits bibliques. L’expression la plus proche serait la tournure  » sanctifier la guerre  » dont on trouve l’emploi dans un texte prophétique ironique du livre de Joël. On y invite les peuples à céder tranquillement à leur penchant et à menacer de guerre l’Israël de Dieu. Dieu, dit-on, les soumettra à son jugement :   » Sanctifiez donc la guerre ! Mobilisez donc vos soldats ! Que tous les contingents d’armée se réunissent et partent en campagne ! Forgez même des épées avec le soc de vos charrues et des piques avec vos serpes de vigneron.  » (Joël 4,9ss)  La tournure  » sanctifier la guerre  » n’est donc pas utilisée ici par Israël. Israël ne doit pas partir en guerre du tout. Il est sauvé par Dieu d’une autre manière. Les peuples de la terre qui aiment la guerre la sanctifient. On peut dire pour être concis : ce qui distingue Israël des autres peuples de l’Antiquité, c’est qu’il a quitté ce monde qui sacralise tout, même la violence, au cours d’une longue histoire qui s’est déroulée non sans difficulté. Toujours l’Ancien Testament démasque la violence, elle apparaît même comme le péché central de l’homme. Elle est la cause du déluge, elle figure dans les éléments de la prédiction prophétique, dans les causes de l’origine de la décadence de la monarchie juive. Dieu révèle à son peuple le lien de la violence avec le péché. III. La théorie de la guerre juste Jésus vécut dans les territoires placés sous le protectorat de Rome qui réprimait durement les révoltes, et, à aucun moment, il ne la prêcha contre l’occupant. Méditant l’exemple de leur Maître, se rappelant qu’il avait ordonné à Pierre de remettre son épée au fourreau (Jean 18,11) et croyant son retour imminent, les premiers disciples n’envisagèrent pas de recourir aux armes pour se défendre de leurs persécuteurs et adoptèrent une position non violente. Les évangélistes nous présentent à plusieurs reprises des militaires, et chaque fois sous un jour sympathique. Jésus loue la foi du Centurion. Le Centurion de garde au Calvaire et sa troupe reconnaissent qu’il est le Fils de Dieu (Mat 27,54). Enfin, le premier non-juif à recevoir le baptême est aussi un Centurion, Corneille (Actes 10). Les Légions sont les garantes de la cohésion et de la paix intérieure et extérieure de l’empire et Origène (186-253) sait bien que la force est nécessaire au maintien de cette paix. Aussi écrit-il que la défense de l’empire est une cause juste à laquelle les chrétiens se doivent de contribuer par leurs prières. Cette solution était viable tant qu’il y avait des païens pour manier les armes, mais que faire lorsque l’Empereur et l’empire deviennent officiellement chrétiens ? Saint Augustin, témoin de cette période troublée où les barbares ravagent l’empire, fonde sur la charité sa réponse au problème posé. Responsable de son frère, le chrétien doit l’assister dans le danger et le défendre les armes à la main. Il affirme qu’il est permis aux chrétiens d’être soldats et de faire la guerre, ajoutant dans une lettre à Marcellin que :   » Si la doctrine de l’Evangile condamnait absolument la guerre, saint Jean n’aurait point d’autre conseil à donner aux soldats qui le consultaient sur ce qu’ils avaient à faire pour se sauver que de jeter leurs armes et de renoncer à leur profession. «   Cette leçon de saint Augustin constitue le fondement de l’attitude de l’Eglise. Saint Thomas d’Aquin (1224-1274) la reprend et la systématise dans la Somme Théologique (IIa-IIae, question 40). C’est cette tradition que reprend Francisco de Vitoria (1483-1546) dans son célèbre traité De jure Belli. Il examine quatre questions principales :  - Les chrétiens peuvent-ils faire la guerre ? – Qui est investi de l’autorité nécessaire pour faire ou pour déclarer la guerre ? – En quel cas une guerre peut-elle être juste ? – Qu’est-il permis de faire dans une guerre juste ?  Reprenant l’argumentation de saint Augustin, Vitoria rappelle  » qu’il est permis de repousser la force par la force  » (V 13) et que le chrétien peut combattre dans une guerre défensive. Il étend cette permission à la guerre offensive lorsqu’il convient de punir les ennemis qui ont commis ou essayé de commettre une injustice :  » car l’impunité les rendrait plus audacieux pour une seconde invasion, si la crainte du châtiment ne les en détournait  » (V 15). Vitoria note également  » qu’il ne peut y avoir de sécurité dans l’Etat si les ennemis ne sont pas empêchés de commettre des injustices par crainte de la guerre  » (V 16). Sans que l’aspect dissuasif de la sanction soit explicitement développé, il souligne que  » non seulement le monde ne pourrait vivre heureux mais qu’il serait réduit à la pire des conditions, si tous les tyrans, les voleurs et les ravisseurs pouvaient impunément commettre des injustices et oppriment les gens de bien et les innocents sans que ceux-ci puissent de leur côté sévir contre les coupables  » (V 17). Avant d’aborder la seconde question principale, qui concerne celui qui est investi de l’autorité nécessaire pour faire ou pour déclarer la guerre, Vitoria rappelle que la guerre défensive  » peut être faite par n’importe qui « . En fait, il s’agit ici de ce que nous appelons la légitime défense qui cesse pour l’individu en  » même temps que sa nécessité « . Mais en dehors de ce cas où le citoyen défend sa vie, sa famille et ses biens, seul l’Etat possède l’autorité suffisante pour déclarer et entreprendre la guerre. On peut déplorer qu’en pareille circonstance l’Etat soit juge et partie, mais la légitimité de sa décision est tout aussi incontestable que celle de la légitime défense. Pour Vitoria,  » la seule et unique cause juste de déclarer la guerre, c’est la violation d’un droit  » (V 13). Il tempère cette affirmation en ajoutant que  » toute violation d’un droit, quelle qu’en soit l’importance, ne suffit pas pour justifier une déclaration de guerre…. La grandeur du délit doit être la mesure du châtiment  » (IV 14). Il pose ici le principe de la proportionnalité, mais à une époque où les combats ne constituaient pas la partie la plus meurtrière de la guerre, il n’en fait pas grand usage. Ce principe connaîtra plus tard de très importants développements. Mais la justesse de la cause n’autorise pas tous les coups. Vitoria cherche à délimiter le champ de la violence. Il détaille soigneusement la classe des innocents qu’il n’est jamais permis de tuer  » en soi et intentionnellement « , puisque l’innocent n’a pas violé le droit dont la violation est à l’origine de la guerre. Il admet cependant, et avec regret, qu’on puisse accidentellement et en connaissance de cause tuer des innocents :  » la raison en est qu’autrement il ne serait pas possible de faire la guerre même aux coupables, ni de faire triompher la juste cause ? De même, si une ville assiégée se défend justement, il lui est permis de se servir de machines de guerre et de lancer des traits contre les assaillants et dans le camp des ennemis, même si parmi eux se trouvent des enfants et des gens paisibles  » (V 37). Mais ni les femmes, ni les enfants ne doivent être mis à mort. Il en est de même de toute population civile et paisible, des clercs et des religieux, sauf si on les trouve les armes à la main. A l’égard des coupables la position de Vitoria est claire. Au cours du combat, qui est, il faut le rappeler, le moyen de neutraliser l’ennemi, il admet  » qu’on peut indifféremment tuer tous ceux qui combattent tant qu’il y a quelque danger à craindre de leur part  » (V 45). Mais le danger passé et la victoire acquise, il recommande de  » prendre en considération l’injure faite par les ennemis, les dommages qu’ils ont causés et leurs autres actes délictueux et de s’inspirer de cette considération pour déterminer la peine et le châtiment, en écartant tout sentiment inhumain ou cruel  » (V 47) et pour donner plus de poids à sa recommandation, il invoque Cicéron en le citant :  » Il ne faut sévir contre les coupables que dans la mesure où l’équité et l’humanité le permettent  » (De officiis). Vitoria termine son ouvrage en énonçant trois règles :  1)   c’est contraint et forcé qu’il faut être aculé à la nécessité de la guerre ; 2)   quand pour une juste cause la guerre a éclaté, il faut la faire non pour ruiner la nation contre laquelle on combat, mais pour obtenir ce qui est dû et défendre la patrie et l’Etat, afin que de cette guerre sortent la paix et la sécurité ; 3)   il faut user de la victoire avec une modération et une modestie chrétienne (V 60). 

LA POSITION DE GAUDIUM ET SPES Aboutissement de plus de mille ans de réflexion chrétienne sur la guerre, l’œuvre de Vitoria constitue un moment marquant tant pour le politique que pour le moraliste chrétien. Mais le cadre dans lequel il réfléchit et la société pour laquelle il écrit ont changé. Son discours s’adresse au prince et à ses conseillers, à une époque où la guerre est beaucoup moins meurtrière que la peste ou la famine. Avec l’accroissement de la puissance de destruction des armements utilisés, le principe de proportionnalité a pris une part croissante dans la réflexion et, en particulier, dans celle des pères conciliaires. Ceux-ci notent que  » on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit à la légitime défense  » (GS 79,4) ; les soldats doivent se considérer :  » comme les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples ; s’ils s’acquittent correctement de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix  » (GS 79,5). Mais conscients des possibilités de destruction des armes nucléaires mises au point depuis l’explosion de Hiroshima, les pères conciliaires déclarent aussitôt :  » tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation  » (GS 80,4). Ils exhortent également les hommes à mettre à profit le temps que Dieu leur concède pour régler leurs différends autrement que par la guerre (GS 81,4). Au début des années 1980, la crise des euromissiles conduit le pape Jean Paul II, ainsi que de nombreuses conférences épiscopales, à s’exprimer sur la question des armes nucléaires. La Conférence Episcopale de la République d’Allemagne publia un document aussi ample que fouillé :  » La justice construit la paix « , signalant le décalage qui existait entre la doctrine classique et la réalité :  » On ne peut constater qu’avec regret qu’elle (la doctrine de la guerre juste) n’a plus été actualisée ni approfondie. Son décalage par rapport aux réalités politiques et militaires s’est accru. Cette évolution de la doctrine de la guerre juste a pu être trop facilement utilisée pour justifier des idéologies et des intérêts qui étaient très éloignés des conceptions de l’Eglise : aujourd’hui, on défend dans de nombreuses régions du monde les conceptions les plus diverses de la  » guerre juste « , sans que des restrictions essentielles de la théologie chrétienne n’y jouent un quelconque rôle « . Quoiqu’il en soit, Jean-Paul II et les épiscopats exhortent inlassablement à la paix. Nous nous souvenons du cri de Paul VI à l’ONU :  » Plus jamais la guerre !  » En se laïcisant, l’héritage de la scolastique se retrouve dans le droit des gens, et la notion de  » guerre juste  » se déplace. L’idée selon laquelle la guerre permet de punir les coupables perd progressivement ses fondements au profit de la légitimation de celui qui mène la guerre. IV. Le sabre et l’absolution : la casuistique de la guerre Traiter de la casuistique de la guerre peut indisposer certains d’entre vous, même de bonne volonté. La casuistique a fort mauvaise presse et on ne la connaît en général que par les sarcasmes de Pascal dans les Provinciales. Vous vous attendez à écouter un jésuite retors prêt à légitimer les actions les moins évangéliques. Rassurez-vous, je ne suis pas Jésuite. De toute manière, la Compagnie de Jésus n’eut pas le monopole de la casuistique qui connut une activité d’un extrême développement aux XVIème et XVIIème siècles. Elle a pour fin de résoudre des cas de conscience, ce qui lui vaut d’être immédiatement pratique. Elle vise à traduire dans l’activité parfois quotidienne les commandements de l’évangile en déterminant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Elle tend donc à aider et non à alourdir, à conseiller et non à donner carte blanche. Par nature, elle est arborescente, non seulement parce que les casuistes ne sont pas unanimes, mais aussi En règle générale, il est licite dans une guerre juste de s’appuyer sur des infidèles contre des chrétiens qui ont commis une injustice grave. Une fois pourvue d’alliés, le chef de guerre peut-il emmener dans son armées des clercs ? Il ne manqua pas de clercs pour encourager les soldats, tels le franciscain Jean de Capistran lors du premier siège de Vienne par les Turcs en 1529 et le carme Dominique de Jésus-Marie qui fut à l’origine de la victoire de la Montagne Blanche aux portes de Prague en 1620. Il y en eu même pour combattre, tel le capucin Ange de Joyeuse pendant les guerres de religion en France au XVIème siècle. La question a été traitée par saint Thomas d’Aquin qui estime la conduite de la guerre tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs. Elle les détourne de la contemplation, de la louange de Dieu et de la prière pour le peuple. Il ne leur convient pas  » de tuer ou répandre le sang, mais plutôt d’être prêts à verser leur propre sang pour le Christ afin d’imiter par leur vie ce qu’ils accomplissent par leur ministère « . Toutefois, les clercs peuvent inciter un prince à entrer en guerre pour la défense de l’Eglise, voire nommer un chef pour conduire les opérations à leur place. Ils ne sont pas exclus des armées. Avec l’accord de leurs supérieurs, ils peuvent exhorter, confesser, absoudre les soldats.  » Ils peuvent en général exciter au combat et à la victoire en disant : agis avec force ou ne succombe pas, ou combats durement. Mais qu’ils ne disent pas en particulier : tue, massacre « . Pourtant, selon Becan, ils peuvent combattre eux-mêmes sans avoir besoin de dispense pontificale : lorsqu’ils doivent défendre leur vie, leur patrie et obtenir une victoire d’une grande importance. Quelques auteurs ajoutent encore, pour défendre la vie de l’innocent. Caramuel dans sa  » Teologia intentionalis « , se demande si des ecclésiastiques peuvent être tués à la guerre. Il distingue les prédicateurs qui peuvent parfois êtres tenus pour ennemis, des confesseurs. Mais il loue l’usage des Espagnols et des Français qui libèrent sans rançon les clercs capturés.

Quand combattre ?A la suite de Saint Thomas d’Aquin, on discute à propos des dimanches et des fêtes. La réponse est positive, pourvu qu’il y ait nécessité. C’est la défense du bien public qui est le critère décisif. D’un auteur à l’autre, les références sont identiques, Maccabées (2,41) :  » Quiconque viendra nous faire la guerre un jour de sabbat, nous combattrons contre lui « . Si le fait de se défendre ne pose pas de problème, il n’en va pas de même de l’offensive ou du début d’un siège. La bataille de la Montagne Blanche eut par exemple lieu un dimanche, ce que Caramuel justifia en notant qu’il y avait péril et nécessité, citant même le psaume 149 :  » Ils chantent les éloges du Seigneur, maniant l’épée à deux tranchants.  » Combattre un tel jour est admis si cela s’avère nécessaire ou opportun pour la victoire, qu’un retard d’une journée rendrait plus difficile à obtenir. De toute manière, les occasions de péchés ne sont pas nécessairement les plus nombreuses au combat. On s’y trouve plus éloigné des péchés que de la dévotion. Si on est victime d’une agression, il est parfaitement légitime de se défendre et la guerre commence dès que possible. En revanche, tous les auteurs en conviennent, on ne peut passer à l’offensive sans avoir au préalable demandé satisfaction à l’adversaire. Le déclenchement des hostilités peut-il être arrêté par un revirement de l’auteur de l’injustice dont le châtiment prend la forme de la guerre ? Cette question que n’aborde pas Saint Thomas d’Aquin est traitée par Suarez. Avant le début de la guerre, le prince est tenu de faire savoir pourquoi sa cause est juste et de demander officiellement une satisfaction convenable. Les hostilités seront ouvertes si elle est refusée. Il semble que ce passage de Suarez éclaire l’attitude française au moment de la déclaration de guerre à l’Espagne en 1635 : demande de libération de l’archevêque de Trèves et d’évacuation de son territoire, puis, faute d’avoir obtenu cette satisfaction, envoi du héraut du roi qui vient déclarer sur la Grand Place de Bruxelles que son maître est décidé à obtenir réparation. Si, à l’inverse du roi d’Espagne, le fauteur de trouble accorde la satisfaction requise, le prince qui s’apprêtait à la guerre doit l’accepter et arrêter ses préparatifs. Une guerre qui serait commencée quand même serait injuste et contraire à la charité. Une fois les hostilités et les destructions commencées, doit-on accepter la satisfaction que proposerait un adversaire déjà éprouvé par les pertes subies ? Becan pense que oui : si la satisfaction est convenable, l’injustice cesse et il n’y a plus de raison de continuer la guerre. B. – Qu’est-il permis de faire à la guerre ? La guerre commencée, il faut la gagner. Cependant, ce qui est intrinsèquement injuste n’est pas permis. Le casuistes se préoccupent tout d’abord du combat proprement dit. Est-il permis de ruser ? Saint Thomas d’Aquin a consacré un article à cette question en s’appuyant sur Saint Augustin :  » Lorsqu’une guerre juste est entreprise, que l’on combatte ouvertement ou avec ruse, cela n’importe en rien à la justice « . On ne doit pas dire des choses fausses et il faut tenir ses promesses. Pourtant, une certaine forme de dissuasion est acceptable, elle consiste à ne pas se découvrir pour que l’autre se trompe sur nos plans. Ce n’est pas à proprement parler une tromperie, mais une erreur d’interprétation commise par l’adversaire. L’usage de la ruse est un élément classique de la casuistique militaire. On en trouve une illustration dans le Dictionnaire des cas de conscience de Pontas :  » Armand, colonel d’un régiment de cavalerie, homme fort entendu dans le métier de la guerre, évite d’attaquer les ennemis à découvert, et en tue chaque campagne un nombre considérable, par des embûches qu’il leur dresse et par des surprises. Le peut-il faire sans péché, la guerre étant juste ?  » La réponse est oui. Josué n’a-t-il pas utilisé la ruse contre les habitants d’Aï ? Holopherne n’a-t-il pas été dupé par Judith ? Sont rejetés le mensonge et la déloyauté. Tous les casuistes insistent sur l’interdiction de massacrer les  » innocents « , à la fois ceux qui sont inoffensifs et ceux qui ne sont pas coupables. Tant que la preuve n’a pas été apportée de leur culpabilité, ils sont présumés innocents. Tous les soldats adverses ne sont pas coupables, Vitoria le signale :  » … Dans la plupart des cas, même si la guerre est injuste pour un parti, les soldats qui sont à la bataille et attaquent ou défendent les cités sont innocents.  » La plupart des casuistes insistent alors sur ce fait capital : les sujets ne sont pas tenus d’examiner les causes de la guerre. Il ne leur appartient pas de les juger. La distinction est nette entre les combattants et les autres. Doivent être épargnés les femmes et les enfants, les moines, les convers et les prêtres, les ambassadeurs et les envoyés, les étrangers et les marchands. Cependant, comme le note Suarez les moyens nécessaires à la victoire entraînent souvent des victimes innocentes lorsqu’ils sont impossibles à distinguer. Ce n’est pas la mort des innocents qui est recherchée, elle ne survient que par accident. Nécessité fait loi, le bien public passe d’abord. Pour les dommages infligés aux biens de l’adversaire tout n’est pas permis. Pour nous, la résistance jusqu’au bout est le comble de l’héroïsme. Mais il en allait tout autrement au XVIIème siècle. Il était alors admis qu’une place ne pouvait se rendre que lorsque l’ennemi avait atteint et ruiné sa dernière ligne de défense. Pouvait-on alors la mettre à sac ? Oui, toutefois les chefs devaient empêcher le soldat de se livrer à un butin ou à des plaisirs illicites. A partir de saint Thomas, la question du butin fait l’objet de nombreuses considérations. Il est possible, après la victoire, d’infliger à l’ennemi des dommages correspondant à une juste vengeance, à la satisfaction adaptée au préjudice subi. C’est la finalité même de la guerre. La mesure est la juste compensation.. La satisfaction implique-t-elle la saisie des biens des innocents ? Oui, au cas où elle serait incomplète autrement, une fois confisqués les biens des coupables. Les casuistes justifient leur point de vue en disant que la république inique est indivisible, si bien que chaque partie peut être punie pour la faute du tout même si elle n’y a aucune part. Une seule catégorie de biens échappe aux destructions et à la capture, ceux du clergé. Le but recherché, au-delà de la satisfaction reste la paix, et il convient de prendre quelques précautions pour la garantir, par exemple prendre des places fortes, en détruire ou en construire. Citons pour finir les conclusions modérées du traité de Vitoria :  Si en vertu d’une juste cause la guerre a éclaté il convient de la faire, non pour réduire la nation contre laquelle on combat, mais seulement en fonction des droits que l’on possède et pour la défense de la patrie, de façon à retirer de cette guerre la paix et la sécurité (…) La victoire obtenue et la guerre finie, il convient d’user modérément et chrétiennement de la victoire…  C. – Occasions de péché et vertus chrétiennes Dans la littérature casuistique apparaissent nettement des péchés propres aux militaires. Les péchés militaires seraient incompréhensibles si on ignorait qu’à l’époque des princes chargeaient des colonels et des capitaines de lever et d’équiper eux-mêmes des régiments et des compagnies. La construction d’une armée était en grande partie confiée à des entrepreneurs privés. Il n’y avait pas de condamnation morale du mercenaire. Becan effectue des distinctions entre les péchés des chefs, ceux des officiers et ceux des soldats du rang. Le péché principal des chefs est l’esprit de lucre qui les pousse à s’enrichir aux dépens des soldats et plus encore du prince. Ils ne nourrissent pas convenablement leurs hommes ou bien leur fournissent à moindre coût des vivres avariés en gardant pour eux la différence. Certains vont jusqu’à s’approvisionner en poudre de qualité douteuse. De plus, ils réclament à leur employeur princier plus qu’il ne faut pour les vivres et l’équipement. Les officiers ne sont pas nécessairement plus recommandables. Ils sont susceptibles d’empocher les soldes de soldats fictifs, de renvoyer les vétérans mieux payés pour engager des hommes moins expérimentés et donc moins chers et de permettre à leurs troupes de vivre au dépens des paysans. Quant aux soldats, ils raisonnent bien logiquement en fonction de la solde qui leur est promise. Aussi sont-ils prêts à se faire engager par n’importe quel prince, la justice de la cause important peu. Ils sont portés à la désertion. Escobar dresse le triste tableau de soldats extorquant toutes sortes de denrées aux habitants, jurant et blasphémant, jouant, violant et se plaisant dans la compagnie des prostituées. Les occasions de péché ne manquent pas et on comprend dès lors que certains auteurs aient pu déclarer qu’elles étaient moindre au combat proprement dit. La vie chrétienne est-elle impossible pour le soldat ? Saint François de Sales précise que la dévotion leur est accessible comme aux autres hommes vivants dans le siècle. Peu à peu un modèle du soldat chrétien est élaboré. La sainteté n’impliquait pas nécessairement de renoncer à l’épée. Du soldat du Christ tel que l’envisageait Bernard de Clairvaux au temps des Croisades, on était passé au soldat chrétien. Le célèbre jésuite Pierre Canisius rédigea à l’usage des futurs soldats un Kriegsleutspiegel ou  » miroir des gens de guerre « . Il leur désignait comme modèle à imiter Saint Maurice et ses compagnons de la Légion Thébaine martyrisés à cause de leur foi. L’homme de guerre est celui du combat spirituel. Il lui faut se garder de la présomption et de la vanité en écoutant les conseils des anciens. Il ne louera que ce qui en vaut la peine. Il saura choisir les bonnes compagnies. Il mangera, boira, parlera et se taira comme il convient. Il ne s’adonnera pas aux vanités de la danse, des chants et des cartes. Insoucieux de l’inutile, il pourra faire son devoir et supporter les infortunes. Cet idéal du soldat permit le développement d’un modèle spécifique de l’officier chrétien dont l’histoire reste à faire, mais qui n’en fut pas moins important dans l’armée française des XIXème et XXème siècles (Henry de Bournazel, Foch, Castelnau, les maréchaux Leclerc, de Lattre de Tassigny…) La réflexion des casuistes a un intérêt qui dépasse l’exhumation archéologique d’auteurs oubliés. En dépit d’une réputation fâcheuse, elle cherche à prendre en compte la réalité des opérations militaires du temps, en résolvant des cas pratiques. Il ne saurait être question de prétendre faire des solutions d’hier la règle des engagements d’aujourd’hui. Leurs conclusions semblent parfois sauvages et choquantes, mais si déjà certains des belligérants actuels s’avisaient de les respecter, n’y aurait-il pas un progrès sensible ? Aujourd’hui, les interventions extérieures, les actions de guerre ou de prévention des crises nécessitent une casuistique attentive aux situations concrètes et aux questions parfois brutales qu’elles peuvent susciter. D’autres professions que les militaires s’interrogent également sur la  » déontologie  » qui est ou devrait être la leur et souvent, c’est là aussi le besoin d’une casuistique qui se fait sentir. ________________________________________________________________

1 Hegel, Principe de la philosophie du droit, Trad. R. Derathé, Paris, Vrin, 1975. §324. 2 Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du sublime,  » Bibliothèque la Pléiade « , Paris, Gallimard, 1985, §28 3 Vous trouverez ce thème dans le livre de Kant : La religion dans les limites de la simple raison. 4 Documentation Catholique, n° 1853 du 5 juin 1983, pp. 568 et ss.  

 

LA BEAUTÉ – PAR SIMONE WEIL

12 novembre, 2015

  http://www.biblisem.net/citatio/citweil.htm

LA BEAUTÉ – PAR SIMONE WEIL         

La beauté du monde n’est pas un attribut de la matière en elle-même. C’est un rapport du monde à notre sensibilité, cette sensibilité qui tient à la structure de notre corps et de notre âme. Le Micromégas de Voltaire, un infusoire pensant n’auraient aucun accès à la beauté dont nous nous nourrissons dans l’univers. Au cas où de tels êtres existeraient, il faut avoir foi que le monde serait beau aussi pour eux, mais ce serait une autre beauté. De toute manière, il faut avoir foi que l’univers est beau à toutes les échelles et, plus généralement, qu’il a la plénitude de la beauté par rapport à la structure corporelle et psychique de chacun des êtres pensants qui existent en fait et de tous les êtres pensants possibles. C’est même cette concordance d’une infinité de beautés parfaites qui fait le caractère transcendant de la beauté du monde. Néanmoins, ce quenous éprouvons de cette beauté a été destiné à notre sensibilité humaine.                                                                 

 La beauté du monde est la coopération de la Sagesse divine à la création. « Zeus a achevé toutes choses, dit un vers orphique, et Bacchus les a parachevées. »  Le parachèvement, c’est la création de la beauté. Dieu a créé l’univers, et son Fils, notre frère premier-né, en a créé la beauté pour nous. La beauté du monde, c’est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L’amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l’univers. C’est aussi quelque chose comme un sacrement.  Il n’en est ainsi que de la beauté universelle. Mais, excepté Dieu, seul l’univers tout entier peut avec une entière propriété de termes être nommé beau. Tout ce qui est dans l’univers et moindre que l’univers peut être nommé beau seulement en étendant ce mot au delà de sa signification rigoureuse, aux choses qui ont indirectement part à la beauté, qui en sont des imitations.          Toutes ces beautés secondaires sont d’un prix infini comme ouvertures sur la beauté universelle. Mais si on s’arrête à elles, elles sont au contraire des voiles  elles sont alors corruptrices. Toutes enferment plus ou moins cette tentation, mais à des degrés très divers.    Il y a aussi quantité de facteurs de séduction qui sont tout à fait étrangers à la beauté, mais à cause desquels, par manque de discernement, on nomme belles les choses où ils résident. Car ils attirent l’amour par fraude, et tous les hommes nomment beau tout ce qu’ils aiment. Tous les hommes, même les plus ignorants, même les plus vils, savent que la beauté seule a droit à notre amour. Les plus authentiquement grands le savent aussi. Aucun homme n’est au-dessous ni au-dessus de la beauté. Les mots qui expriment la beauté viennent aux lèvres de tous dès qu’ils veulent louer ce qu’ils aiment. Ils savent seulement plus ou moins bien la discerner. La beauté est la seule finalité ici-bas. Comme Kant a très bien dit, c’est une finalité qui ne contient aucune fin. Une chose belle ne contient aucun bien, sinon elle-même, dans sa totalité, telle qu’elle nous apparaît. Nous allons vers elle sans savoir quoi lui demander. Elle nous offre sa propre existence. Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore. Nous ignorons tout à fait quoi. Nous voudrions aller derrière la beauté, mais elle n’est que surface. Elle est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien. Elle est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant. Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n’est qu’objet de regard, elle n’apparaît qu’à une certaine distance. La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l’autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c’est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s’en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu’il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l’humanité en mangeant un fruit, l’attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. « Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d’arbre. L’un mange les fruits, l’autre les regarde. »  Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme. C’est parce que la beauté ne contient aucune fin qu’elle constitue ici-bas l’unique finalité. Car ici-bas il n’y a pas du tout de fins. Toutes ces choses que nous prenons pour des fins sont des moyens. C’est là une vérité évidente. L’argent est un moyen d’acheter, le pouvoir est un moyen de commander. Il en est ainsi, plus ou moins visiblement, de tout ce que nous nommons des biens. La beauté seule n’est pas un moyen pour autre chose. Seule elle est bonne en elle-même, mais sans que nous trouvions en elle aucun bien. Elle semble être elle-même une promesse et non un bien. Mais elle ne donne qu’elle-même, elle ne donne jamais autre chose. Néanmoins, comme elle est l’unique finalité, elle est présente dans toutes les poursuites humaines. Bien que toutes pourchassent seulement des moyens, car tout ce qui existe ici-bas est seulement moyen, la beauté leur donne un éclat qui les colore de finalité. Autrement il ne pourrait pas y avoir désir, ni par conséquent énergie dans la poursuite. Pour l’avare du genre Harpagon, toute la beauté du monde est enfermée dans l’or. Et réellement l’or, matière pure et brillante, a quelque chose de beau. La disparition de l’or comme monnaie semble avoir fait disparaître aussi ce genre d’avarice. Aujourd’hui, ceux qui amassent sans dépenser cherchent du pouvoir. La plupart de ceux qui recherchent la richesse y joignent la pensée du luxe. Le luxe est la finalité de la richesse. Et le luxe est la beauté elle-même pour toute une espèce d’hommes. Il constitue l’entourage dans lequel seulement ils peuvent sentir vaguement que l’univers est beau  de même que saint François, pour sentir que l’univers est beau, avait besoin d’être vagabond et mendiant. L’un et l’autre moyen seraient également légitimes si dans l’un et l’autre cas la beauté du monde était éprouvée d’une manière aussi directe, aussi pure, aussi pleine, mais heureusement Dieu a voulu qu’il n’en fût pas ainsi. La pauvreté a un privilège. C’est là une disposition providentielle sans laquelle l’amour de la beauté du monde serait facilement en contradiction avec l’amour du prochain. Néanmoins l’horreur de la pauvreté – et toute diminution de richesse peut être ressentie comme pauvreté, ou même le non-accroissement – est essentiellement l’horreur de la laideur. L’âme que les circonstances empêchent de rien sentir, même confusément, même à travers le mensonge, de la beauté du monde, est envahie jusqu’au centre par une espèce d’horreur. L’amour du pouvoir revient au désir d’établir un ordre parmi les hommes et les choses autour de soi, dans un ordre grand ou petit, et cet ordre est désirable par l’effet du sentiment du beau. Dans ce cas comme dans celui du luxe, il s’agit d’imprimer à un certain milieu fini, mais que souvent on désire continuellement accroître, un arrangement qui donne l’impression de la beauté universelle. L’insatisfaction, le désir d’accroissement, a précisément pour cause qu’on désire le contact de la beauté universelle, alors que le milieu qu’on organise n’est pas l’univers. Il n’est pas l’univers et il le cache. L’univers tout autour est comme un décor de théâtre. Valéry, dans le poème intitulé Sémiramis, fait très bien sentir le lien entre l’exercice de la tyrannie et l’amour du beau. Louis XIV, en dehors de la guerre, instrument d’accroissement du pouvoir, ne s’intéressait qu’aux fêtes et à l’architecture. La guerre elle-même d’ailleurs, surtout telle qu’elle était autrefois, touche d’une manière vive et poignante la sensibilité au beau. L’art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l’homme une image de la beauté infinie de l’univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l’univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour. Les oeuvres d’art qui ne sont pas des reflets justes et purs de la beauté du monde, des ouvertures directes pratiquées sur elle, ne sont pas à proprement parler belles  elles ne sont pas de premier ordre  leurs auteurs peuvent avoir beaucoup de talent, mais non pas authentiquement du génie. C’est le cas de beaucoup d’oeuvres d’art parmi les plus célèbres et les plus vantées. Tout véritable artiste a eu un contact réel, direct, immédiat avec la beauté du monde, ce contact qui est quelque chose comme un sacrement. Dieu a inspiré toute oeuvre d’art de premier ordre, le sujet en fût-il mille fois profane  il n’a inspiré aucune des autres. En revanche, parmi les autres, l’éclat de la beauté qui recouvre certaines pourrait bien être un éclat diabolique. La science a pour objet l’étude et la reconstruction théorique de l’ordre du monde. L’ordre du monde par rapport à la structure mentale, psychique et corporelle de l’homme  contrairement aux illusions naïves de certains savants, ni l’emploi des télescopes et des microscopes, ni l’usage des formules algébriques les plus singulières, ni même le mépris du principe de non-contradiction ne permettent de sortir des limites de cette structure. Ce n’est d’ailleurs pas désirable. L’objet de la science, c’est la présence dans l’univers de la Sagesse dont nous sommes les frères, la présence du Christ au travers de la matière qui constitue le monde. Nous reconstruisons nous-mêmes l’ordre du monde en image, à partir de données limitées, dénombrables, rigoureusement définies. Entre ces termes abstraits et par là maniables pour nous, nous nouons nous-mêmes des liens en concevant des rapports. Nous pouvons ainsi contempler dans une image, image dont l’existence même est suspendue à l’acte de notre attention, la nécessité qui est la substance même de l’univers, mais qui comme telle ne se manifeste à nous que par des coups. On ne contemple pas sans quelque amour. La contemplation de cette image de l’ordre du monde constitue un certain contact avec la beauté du monde. La beauté du monde, c’est l’ordre du monde aimé. Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut s’en trouver ailleurs. L’artiste, le savant, le penseur, le contemplatif doivent admirer réellement l’univers, percer cette pellicule d’irréalité qui le voile et en fait pour presque tous les hommes, à presque tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers. La difficulté pour lui est de regarder et d’aimer  s’il y arrive, il aime le réel. C’est l’immense privilège que Dieu a réservé à ses pauvres. Mais ils ne le savent presque jamais. On ne le leur dit pas. L’excès de fatigue, le souci harcelant de l’argent et le manque de vraie culture les empêchent de s’en apercevoir. Il suffirait de changer peu de chose à leur condition pour leur ouvrir l’accès d’un trésor. Il est déchirant de voir combien il serait facile aux hommes dans bien des cas de procurer à leurs semblables un trésor, et comment ils laissent passer les siècles sans en prendre la peine. à l’époque où il y avait une civilisation populaire dont nous collectionnons aujourd’hui les miettes comme pièces de musée sous le nom de folklore, le peuple avait sans doute accès à ce trésor. La mythologie aussi, qui est très proche parente du folklore, en est un témoignage, si on en déchiffre la poésie. L’amour charnel sous toutes ses formes, de la plus haute, véritable mariage ou amour platonique, jusqu’à la plus basse, jusqu’à la débauche, a pour objet la beauté du monde. L’amour qui s’adresse au spectacle des cieux, des plaines, de la mer, des montagnes, au silence de la nature rendu sensible par ses mille bruits légers, aux souffles des vents, à la chaleur du soleil, cet amour que tout être humain pressent tout au moins vaguement un moment, c’est un amour incomplet, douloureux, parce qu’il s’adresse à des choses incapables de répondre, à de la matière. Les hommes désirent reporter ce même amour sur un être qui soit leur semblable, capable de répondre à l’amour, de dire oui, de se livrer. Le sentiment de beauté parfois lié à l’aspect d’un être humain rend ce transfert possible tout au moins d’une manière illusoire. Mais c’est la beauté du monde, la beauté universelle vers laquelle se dirige le désir. Simone WEIL, Attente de Dieu, 1950.

LA BEAUTÉ Quand on voit un être humain véritablement beau, ce qui est très rare, ou quand on entend le chant d’une voix vraiment belle, on ne peut pas se défendre de la croyance que derrière cette beauté sensible il y a une âme faite du plus pur amour. Très souvent c’est faux, et de telles erreurs causent souvent de grands malheurs. Mais pour l’univers, c’est vrai. La beauté du monde nous parle de l’Amour qui en est l’âme comme pourraient faire les traits d’un visage humain qui serait parfaitement beau et qui ne mentirait pas. Il y a malheureusement beaucoup de moments, et même de longues périodes de temps où nous ne sommes pas sensibles à la beauté du monde parce qu’un écran se met entre elle et nous, soit les hommes et leurs misérables fabrications, soit les laideurs de notre propre âme. Mais nous pouvons toujours savoir qu’elle existe. Et savoir que tout ce que nous touchons, voyons et entendons est la chair même et la voix même de l’Amour absolu. Encore une fois, il n’y a dans cette conception aucun panthéisme  car cette âme n’est pas dans ce corps, elle le contient, le pénètre et l’enveloppe de toutes parts, étant elle-même hors de l’espace et du temps  elle en est tout à fait distincte et elle le gouverne. Mais elle se laisse apercevoir par nous à travers la beauté sensible comme un enfant trouve dans un sourire de sa mère, dans une inflexion de sa voix, la révélation de l’amour dont il est l’objet. Ce serait une erreur de croire que la sensibilité à la beauté est le privilège d’un petit nombre de gens cultivés. Au contraire, la beauté est la seule valeur universellement reconnue. Dans le peuple, on emploie constamment le terme de beau ou des termes synonymes pour louer non seulement une ville, un pays, une contrée, mais encore les choses les plus imprévues, par exemple une machine. Le mauvais goût général fait que les hommes, cultivés ou non, appliquent souvent très mal ces termes  mais c’est une autre question. L’essentiel, c’est que le mot de beauté parle à tous les coeurs. Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.

LA BEAUTÉ La beauté est un mystère  elle est ce qu’il y a de plus mystérieux ici-bas. Mais elle est un fait. Tous les êtres en reconnaissent le pouvoir, y compris les plus frustes ou les plus vils, quoique fort peu en possèdent le discernement et l’usage. Elle est invoquée dans la plus basse débauche. D’une manière générale, tous les êtres humains emploient les mots qui se rapportent à elle pour désigner tout ce à quoi ils attachent à tort ou à raison une valeur, quelle que soit la nature de cette valeur. On croirait qu’ils regardent la beauté comme la valeur unique. Il n’y a ici-bas, à proprement parler, qu’une seule beauté, c’est la beauté du monde. Les autres beautés sont des reflets de celle-là, soit fidèles et purs, soit déformés et souillés, soit même diaboliquement pervertis. En fait, le monde est beau. Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l’attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure, et qui n’est fait pourtant que de matière brutale, inerte, muette et sourde. Et la beauté nous touche d’autant plus vivement que la nécessité apparaît d’une manière plus manifeste, par exemple dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres. Dans la mathématique pure aussi, la nécessité resplendit de beauté. Sans doute l’essence même du sentiment de la beauté est-elle le sentiment que cette nécessité dont une des faces est contrainte brutale a pour autre face l’obéissance à Dieu. Par l’effet d’une miséricorde providentielle, cette vérité est rendue sensible à la partie charnelle de notre âme et même en quelque sorte à notre corps. Cet ensemble de merveilles est parachevé par la présence, dans les connexions nécessaires qui composent l’ordre universel, des vérités divines exprimées symboliquement. C’est la merveille des merveilles, et comme la signature secrète de l’artiste. Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.

LA BEAUTÉ Nous devons reproduire en nous l’ordre du monde. Là est la source de l’idée de microcosme et de macrocosme qui a tellement hanté le Moyen Âge. Elle est d’une profondeur presque impénétrable. La clef en est le symbole du mouvement circulaire. Ce désir insatiable en nous qui est toujours tourné vers le dehors et qui a pour domaine un avenir imaginaire, nous devons le forcer à se boucler sur soi-même et à porter sa pointe sur le présent. Les mouvements des corps célestes qui partagent notre vie en jours, en mois et en années sont notre modèle à cet égard, parce que les retours y sont tellement réguliers que pour les astres l’avenir ne diffère en rien du passé. Si nous contemplons en eux cette équivalence de l’avenir et du passé, nous perçons à travers le temps jusque dans l’éternité, et, étant délivrés du désir tourné vers l’avenir, nous le sommes aussi de l’imagination qui l’accompagne et qui est l’unique source de l’erreur et du mensonge. Nous avons part à la rectitude des proportions, où il n’y a aucun arbitraire, par suite aucun jeu pour l’imagination. Mais ce mot de proportion évoque sans doute aussi l’Incarnation. Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.         

 

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME / RÉFLEXIONS DU PHILOSOPHE FRANZ ROSENZWEIG EN RECHERCHE DE SENS /

11 juin, 2015

http://www.associationlyonnaise-teilhard.com/Judaisme-et-christianisme-Reflexions-du-philosophe-Franz-Rosenzweig-en-recherche-de-sens-Etude-faite-par-Marcel-COMBY_a687.html

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME / RÉFLEXIONS DU PHILOSOPHE FRANZ ROSENZWEIG EN RECHERCHE DE SENS /

ETUDE FAITE PAR MARCEL COMBY SAMEDI 16 MARS 2013

On dit que le christianisme prend ses racines dans le judaïsme. Etant donné la complexité du sujet, je me propose de décrire la pensée intime du philosophe juif allemand : Franz Rosenzweig (1886 – 1929). Ses réflexions sont extraites de son livre : « L’étoile de la rédemption ». Il s’agit de l’œuvre d’un homme ayant longuement hésité entre les deux religions. Rosenzweig n’aime guère le mot « religion » qui évoque une entreprise humaine alors que, pour lui, le mot doit être pris dans un sens « ontologique » ; la religion définit la façon même dont l’être est ; elle se définit donc comme la « trame de l’être », la pulsation même de la vie où Dieu entre en rapport avec l’homme et l’homme avec le monde et avec son créateur. La religion devient ce qui relie en profondeur, dans l’être même, l’homme, le monde et Dieu. Examinons maintenant les divers aspects de la théologie de Rosenzweig.

1- La Création
Elle est le fondement durable dont la Révélation a besoin ; commencement du monde, elle est aussi commencement et accomplissement de Dieu. Dieu naît à lui-même en sortant de soi et en accédant à l’extériorité. C’est le « premier miracle » ; là se brise l’enveloppe du mystère d’une divinité enfermée dans son Soi éternel. En la création Dieu se dit ; celle-ci est déjà annonce et promesse de Révélation et de la Rédemption.

2- La Rédemption
La Rédemption implique et englobe à la fois Création et Révélation. En effet, dans la Rédemption, celle du monde par l’homme et celle de l’homme par le monde, Dieu se donne sa propre Rédemption ; l’homme et le monde s’effacent dans la Rédemption ; Dieu, lui, s’accomplit ; c’est seulement dans la Rédemption que Dieu devient l’Un et le Tout. En elle se réalisent l’unification et l’achèvement d’un système universel.

3- La Révélation
Elle possède aussi un rôle dominant dans la pensée de Rosenzweig. En elle, Dieu se manifeste comme Dieu d’amour et son auto négation toujours actuelle. La Création était déjà révélation de Dieu mais non une révélation définitive, perdue dans le passé des origines. Il fallait une seconde révélation qui témoigne de toute chose, non seulement ayant été créée, mais comme créée en cet instant-ci et en tout instant, et donc comme don actuel et perpétuel de l’amour de Dieu. Pour Rosenzweig, l’amour n’est pas un attribut de l’essence divine car Dieu n’aime pas par nécessité de nature mais il aime par un acte toujours nouveau. Dieu n’aime pas par besoin ; l’amour divin est toujours totalement dans l’instant. Quant à l’homme, la Révélation le révèle à lui-même comme aimé de Dieu. Ce qui est merveilleux résulte dans le fait qu’entre l’Infini et la créature, il y a échange d’amour et même échange d’être. Dans le oui de l’âme aimée, Dieu trouve ce qu’il ne pourrait trouver en soi-même : affirmation et durée. Dans le témoignage de l’âme croyante, Dieu acquiert lui-aussi de l’être : « quand vous me confessez alors je suis ». L’être de Dieu se rétracte pour faire place à celui de l’univers. Les expressions un peu outrancières et mystiques de Rosenzweig ne font que dire l’indicible de Dieu. Le philosophe n’ignore pas la dimension historique de la Révélation ; mais il en retient surtout l’aspect existentiel et intime, l’âme s’éveille en l’homme au contact de la parole de Dieu. Du rocher du « soi » jaillit alors une source nouvelle : l’âme. Il n’y a de pensée que dans la Révélation ! L’éthique de la loi s’efface devant celle de l’amour. La Révélation de l’amour divin est le cœur du Tout : affirmation plus chrétienne que juive ! Si le christianisme est une mystique plus qu’une éthique, le judaïsme est davantage une éthique qu’une mystique. Cependant Rosenzweig récuse le terme de mystique qui possède une connotation négative : le repliement sur soi et les ravissements de l’intellect. Notons cependant une tendance mystique du philosophe qui écrit : « L’âme prend figue, en passant de la Révélation à la Rédemption ; elle entre dans le sur-monde de la Rédemption, et c’est ainsi que se réalise le Royaume ».
On pressent chez Rosenzweig un accord indéniable entre judaïsme et christianisme.

4- Le temps et l’éternité
Le monde est dans le temps et, comme le temps, il n’est pas achevé ; il est créé avec « la détermination de devoir l’être » Or ce monde en travail d’éternisation et d’accomplissement, c’est le Royaume, déjà accompli et pourtant encore à achever, marqué d’éternité et pourtant livré à la temporalité. L’éternité n’est pas un temps très long, mais un demain qui pourrait aussi bien être aujourd’hui, non pas un temps qui passe mais un temps qui dure, un instant immobile, un maintenant arrêté. L’éternité désigne une qualité du temps liée à une expérience limite, celle d’une certaine immobilisation. « Le Royaume est au milieu de vous » C’est précisément au cœur de leur rapport commun à l’éternité que Rosenzweig voit comment le christianisme et le judaïsme se démarquent l’un de l’autre. Pour lui, le juif est déjà dans la « vie éternelle », le chrétien, lui, dans la « voie éternelle » Ce dernier vit l’éternité comme une marche à travers le temps. Il travaille le temps de l’intérieur pour le transformer et, par son activité missionnaire, s’efforce de transformer le monde. On est donc en présence de deux attitudes convergentes quant à leur terme, mais opposées dans la pratique. Le peuple juif, peuple éternel, « achète son éternité au prix de la vie dans le temps ; pour lui, le temps n’est pas sien » Les événements dont il fait mémoire : le Sinaï, l’Exode, sont comme figés à jamais dans un temps immobile ; il vit donc hors de l’histoire des nations ; il vit déjà sa propre Rédemption ; il a anticipé pour soi l’éternité ; sa temporalité n’est jamais qu’une attente, une errance plus qu’une croissance. Le peuple juif tient donc l’éternité de sa nature même ; sa « communauté de sang » fait son unité et sa pérennité ; « seul le sang donne à l’espérance en l’avenir une garantie dans le présent » Ainsi l’orientation vers la venue future du Royaume est déposé dans notre sang dès la naissance. Lorsqu’il nait, un chrétien est encore païen alors qu’un juif est déjà juif !

5- L’élection
Pour le juif, le miracle de la renaissance se trouve avant la vie individuelle ; sa seconde naissance, sa vraie naissance à la judéité, est métahistorique. Elle précède la première ; elle est accomplie dès l’instant éternel où se noue l’Alliance de Dieu et du peuple élu. Le Ici actuel, dans les contingences de la vie terrestre, entre dans le grand Maintenant de l’expérience vécue mémorisée. La Rédemption va directement au peuple, alors que, pour le chrétien, elle concerne d’abord l’âme individuelle. La notion d’élection est difficile à penser compte tenu de l’universalité de la bonté divine qui ne saurait concerner qu’un groupe d’hommes. D’autre part, on sait que Dieu appelle chaque homme par son nom propre, apporte ses dons à toute âme individuelle en état d’éveil. Lors du Yom Kippour, rappelle Rosenzweig, chacun en particulier se soumet humblement au jugement de Dieu. Ce n’est pas le peuple qui est jugé, pas plus que le monde ou l’histoire, mais la personne en soi « dans sa singularité nue » qui confesse son péché. Selon le philosophe allemand, il y aurait ainsi, dans l’économie du salut, deux pôles symbolisés par deux religions : d’un côté, le peuple issu du sang et uni par la liturgie, le repas et l’écoute de la parole ; de l’autre, l’Eglise, une assemblée d’individus, où chacun garde sa liberté et accueille les autres comme « frères dans le Seigneur » C’est dans ces deux manières d’éterniser le temps que Rosenzweig hésita sans cesse. Est-il possible pour un peuple d’être hors du temps et de l’histoire ? Est-il possible, d’autre part, d’être frère d’un Dieu dans l’Alliance ? De multiples questions… ! L’histoire d’un peuple élu n’est-elle pas celle, plus universelle, du peuple de Dieu tel que le conçoivent les chrétiens ?

6- Vie éternelle – Voie éternelle
Rosenzweig suggère une belle métaphore : « A la vie dans le temps, Dieu arracha le juif en jetant jusqu’au ciel le pont de sa Loi, par-dessus le fleuve du temps ». Le juif est donc sur le pont qui surplombe le fleuve qui s’écoule. Le chrétien, quant à lui, se trouve dans le fleuve. Le philosophe entame une autre comparaison : la vie éternelle et la voie éternelle diffèrent « autant que l’infinité diffère d’un point et d’une ligne ». L’infinité d’un point, représente « l’éternelle autoconservation du sang qui ne cesse pas d’engendrer ; celle de la ligne, c’est la possibilité de prolongation illimitée ». Le judaïsme dit maintenance et pureté alors que le christianisme dit expansion missionnaire sans limites. D’une part l’étoile, de l’autre la croix. L’étoile de David concentre tous ses rayons sur son foyer ardent, le feu qui brûle en son centre ; la croix du Christ, quant à elle, étend ses bras à l’infini sur le monde. L’éternité du peuple s’enracine « dans le Soi le plus profond » tandis que l’éternité de la voie s’étend « au dehors dans toutes les directions ». Rosenzweig ne voit cependant pas une grande différence entre la vie et la voie : pour le juif comme pour le chrétien, l’homme vit dans le temps ; créé à l’image de Dieu, il porte en lui la marque et l’appel de l’éternité à laquelle il participe ; cet appel est à la fois vie éternelle et voie éternelle ; le juif attend le Messie, le chrétien attend la Parousie du Seigneur, mais tous deux agissent dans le monde et donnent croissance au Royaume ; tous deux vivent dans la prière et l’être-ensemble liturgique, l’éternité au cœur du temps. La distinction essentielle est à chercher ailleurs

7- Face à la personne du Christ
Ce qui définit le juif, c’est sa foi au Dieu unique qui se traduit par l’adhésion de tout son être à la Torah. Ce qui définit le chrétien, c’est, en lien avec sa foi au Dieu unique, la foi au Christ Verbe de Dieu fait homme et la volonté de marcher à sa suite. Dans les rapports entre les deux religions, il s’agit du « signe de contradiction » face auquel il faut prendre position. En fait Rosenzweig parle peu de la christologie qui ne fait que d’entrer dans le cadre du dogme chrétien et de la déclaration de st Paul : « lorsque tout lui sera soumis, le Fils remettra sa royauté au Père et alors Dieu sera tout en tout ». Ce qui concerne le Christ n’est qu’idée portant sur la fin des temps ; en attendant, la royauté appartient au Fils et Dieu n’est pas tout en tout ; aucun pont n’est jeté entre les deux rives du temps et de l’éternité ; le Fils de l’homme est « déifié dans le temps et l’Envoyé devient Seigneur. Sans l’Ancien Testament, poursuit le philosophe, et sans le peuple juif qui l’atteste, sans le Jésus historique sur les routes de la vie, le Christ qui ne serait que Christ se prêterait « à toutes les tentatives de déification et d’idolâtrie ». Ainsi, conclut-il, sommes- nous pour le chrétien ce dont il ne peut douter : « notre existence garantit leur vérité »

8- Face au mystère
La transcendance absolue de Dieu semble avoir été pour Rosenzweig, au plan intellectuel, la raison dernière de sa décision de ne pas se convertir au christianisme. A ses yeux, la croyance en l’Homme-Dieu constitue un reste de paganisme. Celle-ci renoue avec le besoin très vif dans l’Antiquité païenne, de recourir à un médiateur pour accéder à un dieu lointain et fermé sur soi. En fait, Rosenzweig se trouve confronté comme tout un chacun au mystère divin et d’autres que lui ont tranché différemment. Le mystère n’est tel que par ses profondeurs et les dogmes de l’Incarnation et de la Trinité ouvrent sur des perspectives infinies. La notion de « sortie de soi » de Dieu, de don de soi, de séparation d’avec soi de Dieu pour habiter avec son peuple, de « retrait » de Dieu pour que le monde et l’homme soient, constitue un axe majeur de sa pensée philosophique.

9- Face à l’histoire
Rosenzweig ne prend guère en compte la réalité de l’histoire et de son déroulement dans le temps qui montre tout le développement et l’évolution du monde : la temporalité au service de l’éternité donc l’histoire œuvrant pour le Royaume. Le peuple d’Israël est lui aussi dans le temps de l’histoire. Tout l’Ancien Testament est une histoire humano-divine. Là où le philosophe voit une rupture entre judaïsme et christianisme, d’autres voient au contraire une continuité et un accomplissement, celui de l’Alliance, les faits et gestes de Jésus réalisant la parole des prophètes. Henry Bergson écrivit dans son testament que le christianisme constituait l’achèvement complet du judaïsme. Ne pourrait-on pas voir dans la symbolique du ruban de Möbius une manifestation de la sagesse et de l’amour divin dans le fait d’avoir confié d’abord au seul peuple d’Israël le dépôt de la Promesse et la garantie de l’Alliance, pour ensuite par un retournement mystique, ouvrir à toutes les nations du monde les bienfaits de la Révélation et de la Rédemption ? Rosenzweig n’a finalement pas su dégager de l’histoire une vue globale compatible avec la théorie de l’évolution telle que Teilhard de Chardin l’a initiée en son temps.

10- Convergence entre judaïsme et christianisme
Rosenzweig dans son livre : « L’étoile de la rédemption », entame une profonde réflexion sur « la Vérité éternelle ». Ni le juif ni le chrétien n’ont la vérité totale. Le peuple juif est « l’unique noyau » et le cœur de l’étoile, centre incandescent qui alimente invisiblement les rayons qui deviennent visibles dans le christianisme et qui s’éparpillent à travers lui pour entrer dans la nuit du pré-monde du paganisme. Le judaïsme est ainsi la base solide du christianisme, la garantie de son devenir. A lui seul, tourné vers le dehors, vers l’expansion, le christianisme risquerait de se perdre dans l’exaltation du sentiment, l’idéalisation et la chimère ; le juif, peuple toujours bien vivant, le rappelle à plus de réalisme. Les deux religions sont donc complémentaires, car elles ont la vérité en partage. Les juifs contemplent dans leur cœur l’image fidèle de la vérité, et ainsi se détournent du temps ; les chrétiens ne voient pas la vérité, mais son guidés par ses rayons au cours du temps. Nous ne sommes que des créatures en condition d’existence temporelle. A ce titre nous avons seulement part à la vérité ; tel est notre partage ; ainsi même dans le sur-monde de la Rédemption, notre « vrai » est encore un « vrai » de l’homme ; Dieu seul est la Vérité, au-delà de toutes nos vérités. Le juif, par sa seule existence, contraint le chrétien à se dire que la Rédemption n’est pas encore achevée, et ainsi l’aide-t-il à se préserver de l’illusion. Quant au christianisme, il lui revient de répandre parmi les païens la connaissance du vrai Dieu. Le christianisme est le rameau greffé sur le tronc de l’olivier du judaïsme, chacun gardant son identité propre, tous deux nourris à la même racine.

Sur le plan philosophique, une telle vision théologique se fonde sur la distinction entre l’éternité de Dieu et notre éternité à nous. Ainsi dans l’éternel présent de Dieu, notre passé et notre avenir sont tout autant présents que notre présent. Dieu crée aujourd’hui, Dieu se dit et s’incarne aujourd’hui, Dieu sauve aujourd’hui. En ce sens, la Révélation est sous la Rédemption, comme un substrat et un socle porteur, tout comme la Création est sous la Révélation. Les événements de toute histoire sont tous intégrés dans le présent divin éternel. Notre éternité à nous n’est jamais qu’un instant tangentiel à l’éternité de Dieu dans la série des instants successifs. De même notre vérité n’est jamais purement et simplement vraie, totale, absolue et immuable ; elle est avec nous dans l’histoire. La vérité qui se dit dans le Nouveau Testament est plus pleinement manifestée que celle que confère le Premier Testament, car Dieu, dans sa sagesse, se révèle dans un processus temporel d’évolution dans la fidélité aux origines. Rosenzweig n’a pu toutefois franchir le pas, mais il a le mérite de nous inviter à sortir des lieux communs.

 

RAIMON PANIKKAR : PAIX ET DÉSARMEMENT CULTUREL

9 septembre, 2014

http://www.esprit-et-vie.com/article.php3?id_article=2726

RAIMON PANIKKAR

PAIX ET DÉSARMEMENT CULTUREL

SR CÉCILE RASTOIN

Traduit de l’italien par Jacqueline Rastoin. – Arles, Actes Sud, coll. « Spiritualité », 2008. – Esprit & Vie n°220 – février 2010, p. 45-51.

Nous avons vu précédemment [1] que la relation des chrétiens au peuple juif était primordiale, précédant tout dialogue avec les autres religions, et que celle avec les musulmans était certes d’un autre ordre de proximité mais néanmoins marquée par un même terreau de références, repris tout autrement. Nous voudrions ici élargir encore la perspective dans un double mouvement : en envisageant ce que signifie la rencontre interreligieuse en incluant toutes les expressions religieuses de la planète.
Le P. Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, piégé dans l’effroyable conflit algérien entre forces de l’ordre et islamistes, appelait les premiers ses « frères de la plaine » et les seconds ses « frères de la montagne » ; il renouvelait souvent cette magnifique prière : « Désarme-moi, désarme-les. » Dans un tout autre contexte, le P. Raimon Panikkar, riche de sa double culture catalane et indienne, appelle aujourd’hui au « désarmement culturel ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de comprendre que la paix sociale, politique a intrinsèquement une dimension religieuse, et vice versa. C’est donc un enjeu planétaire. On peut dire, pour plagier encore une fois la phrase de Malraux, que le « xxie siècle sera celui du désarmement ou ne sera pas ».
Le désarmement culturel est le préalable à tout dialogue qui ne soit pas une violence pour convaincre l’autre. Toute culture doit se désarmer peu à peu, mais il faut bien admettre que la première à devoir le faire est la culture dominante, à savoir la culture technologique et commerciale occidentale. C’est la condition pour qu’elle puisse entrer dans une rencontre sur un pied d’égalité avec les autres cultures. Selon R. Panikkar, les Occidentaux ont pris l’habitude de considérer la raison comme une arme et la vérité comme un objet possédé à donner (voire imposer) aux autres. Sinon, nous transformons la vérité en idéologies, qui furent les grands fléaux du xxe siècle, suscitant des enfers sur terre, en comparaison desquels la peste noire du Moyen Âge semble dérisoire. « L’exactitude et la cohérence s’imposent à nous, mais pas la vérité. La vérité est relation et, toujours, une relation à double sens » (p. 76-77).
Pour être dans la vérité, nous avons donc besoin d’une relation avec les autres. Nous avons besoin de la contribution des autres cultures. Et nous devons voir en l’autre « non seulement un objet d’observation ou de connaissance mais aussi une source d’intelligibilité et un sujet indépendant de nos catégories. Il nous faut pour cela le dialogue ; mais celui-ci n’est possible, comme nous l’avons dit, que dans des conditions d’égalité. Et celles-ci ne peuvent être réalisées sans le désarmement culturel » (p. 78). Il ne s’agit donc plus d’un dialogue rationnel pour convaincre mais d’une rencontre personnelle concrète pour s’enrichir de la différence de l’autre.
Pour le dire autrement, même si une des conséquences d’une vraie rencontre doit être la paix avec l’autre, la paix n’est pas la première motivation de la rencontre. La première motivation est de se donner, à soi et à l’autre, la possibilité de devenir humain. Pour un chrétien, il n’y a pas moyen d’être fidèle à lui-même sans être comme le Christ serviteur de la rencontre, sans être, comme la Trinité, inséré dans des relations avec autrui. La première motivation de la rencontre interreligieuse, pour des chrétiens, est donc non pas d’être « gentils » avec les autres, mais bien de devenir Christ.
Les obstacles à la rencontre
Le premier obstacle à la rencontre, c’est la peur. Ce n’est pas un hasard si l’injonction « N’ayez pas peur » est un leitmotiv de la Bible, qu’elle a ouvert le pontificat de Jean-Paul II, comme celui de Benoît XVI. Avancer désarmé vers l’autre demande d’affronter la peur. Jacob l’a appris dans la nuit au gué du Yabboq. Terrassant la peur qu’il avait de son frère, il reçut la bénédiction divine. Dans chaque contexte géopolitique, la peur est bien là, unilatérale ou bilatérale, et elle engendre la violence. La peur des religions « étrangères » engendre les violences des groupes extrémistes hindous contre chrétiens et/ou musulmans en Inde. La peur des communistes a engendré la terreur et la torture systématiques dans les dictatures militaires d’Amérique latine, et vice versa [2]. Les peurs mimétiques du bloc occidental et du bloc communiste ont engendré une prolifération des armements que l’on peine à résorber, alors même que la peur de l’islamisme engendre une « contre-terreur » dont la guerre d’Irak ou Guantánamo demeurent les emblèmes.
La peur engendre la violence parce qu’elle la justifie. Celui qui a peur pour les siens peut tuer avec bonne conscience, entrant avec l’autre dans la spirale de la violence. […]
[1] Voir Esprit & Vie nos 217 et 218 (novembre et décembre 2009), p. 17-21 et p. 18-23.
[2] Voir W. Cavanaugh, Torture et Eucharistie, Genève, Ad Solem, 2009.

JUSTICE & CHARITÉ

13 mars, 2014

http://philo.pourtous.free.fr/Articles/Marc/justiceetcharite.htm

JUSTICE & CHARITÉ

« Aussi appelons-nous d’une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique. »
Aristote, Ethique à Nicomaque, V, i, 13

« Nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice. »
Proudhon, Justice.

Dans le domaine de la philosophie morale, il est assez commun de considérer, lorsqu’on distingue la justice et la charité, que la seconde est un “adoucissement” de la première. Autrement dit, un acte de charité serait plus “humain” et donc meilleur moralement qu’un acte de justice. Nous nous proposons ici de montrer que cette idée repose, d’après nous, sur un malentendu à l’égard de la notion de justice.
La conception commune à laquelle nous venons de faire allusion semble avoir son origine dans la distinction entre la morale de l’Ancien Testament et celle du Nouveau[1]. Dans l’Ancien Testament, Dieu est supposé être “seulement” juste sans être charitable : il sanctionne impitoyablement les pécheurs pour leurs fautes. Une des plus fameuses illustrations de cette justice sans pitié est la loi du talion, énoncée par Dieu lui-même, entre autres, en Lévitique, 24, 19 : « Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent. Tel dommage que l’on inflige à un homme, tel celui que l’on subit »[2]. On trouve même dans l’Ancien Testament de nombreux exemples d’une justice qui semble plus implacable encore : le Déluge, durant lequel tous les hommes (sauf Noé et sa famille) et tous les animaux de la terre et du ciel (sauf un couple de chaque espèce) sont noyés (ce pourquoi les animaux marins échappent à la sanction…) en punition de la méchanceté de l’homme (Genèse, 6, 5 et suivants) ; la dixième plaie d’Egypte, au cours de laquelle Dieu tue tous les premiers-nés égyptiens, humains et animaux, pour contraindre Pharaon à laisser partir les Hébreux (Exode, 12, 29 et suivants)[3], et bien d’autres encore.
A cette impitoyable justice de l’Ancien Testament, le Nouveau répond, dit-on souvent, par la charité, singulièrement celle de Jésus. On se réfère notamment, pour illustrer cette charité, à l’épisode de « la femme adultère », qu’on trouve dans l’Evangile selon saint Jean, 8, 1-11 : « Or les scribes et les Pharisiens amènent une femme surprise en adultère et, la plaçant au milieu, ils disent à Jésus : “Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis-tu ?” Ils disaient cela pour le mettre à l’épreuve, afin d’avoir matière à l’accuser. (…) Comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit : “Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre !” ».
En Lévitique, 20, 10, et en Deutéronome, 22, 22, (donc dans l’Ancien Testament) est en effet énoncée une condamnation à mort pour les deux personnes qui commettent l’adultère[4]. Jésus choisit délibérément de pardonner à la femme adultère en ne faisant pas exécuter la sentence pourtant prévue par la justice, c’est-à-dire, ici, la Loi de Moïse (la Torah). La Loi n’a bien sûr jamais énoncé que les exécutants d’une peine devaient eux-mêmes être sans péché, car une telle disposition rendrait probablement toute peine humaine impossible. Et en menant l’exigence de Jésus à son terme, c’est effectivement la situation à laquelle on aboutit : nul homme ne pourrait en condamner un autre à quelque sanction que ce soit, du fait qu’il est lui-même pécheur. La charité consisterait alors à déléguer intégralement à Dieu, seul être impeccable (étymologiquement « incapable de pécher »), toute capacité de rendre la justice, prérogative échappant à l’homme.
On pourrait toutefois remarquer que Jésus est lui-même Dieu dans sa deuxième personne selon la religion Chrétienne. A ce titre, il est lui-même impeccable et aurait donc le droit de condamner la femme adultère (et son “complice”) à mort. Or il ne le fait pas, comme l’indique la fin du récit (Evangile selon saint Jean, 8, 10-11) : « Alors, se redressant, Jésus lui dit : “Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ?” Elle dit : “Personne, Seigneur.” Alors Jésus dit : “Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus.” »
Jésus veut-il indiquer par là qu’en cas de récidive, la peine prévue par la Loi sera appliquée ? Ou au contraire que nulle justice terrestre ne doit être appliquée ? L’évangile ne le dit pas. Ce qui semble néanmoins clair, c’est le caractère excessif de la peine de mort en cas d’adultère, peine pourtant énoncée, comme on l’a vu, par Dieu lui-même. Mais quoi qu’il en soit, si la charité du Nouveau Testament est souvent présentée comme le prolongement nécessaire et même l’aboutissement de la justice de l’Ancien, dans l’épisode de la femme adultère, c’est bien plus que cela, puisque la charité (de Jésus) ne consiste en rien de moins qu’en l’annulation de la sanction prévue par la justice (de Moïse, inspirée par Dieu).
Un deuxième épisode tiré des évangiles porte à son paroxysme le décalage, et l’on pourrait même ici parler d’opposition, entre justice et charité. Il s’agit de l’épisode du jugement de Jésus, de sa condamnation et de l’une de ses réactions[5] narrée dans l’évangile de Luc. Après avoir été livré par Pilate aux grands prêtres, aux chefs et au peuple juifs[6], après avoir été crucifié avec les deux larrons, Jésus dit : « Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font. »[7] Si la justice se rapporte ici à la condamnation, effectivement légale, car autorisée par Ponce Pilate, de Jésus à mort, et si la notion de charité permet de qualifier la réaction de Jésus (à nouveau celle du pardon), l’opposition radicale entre justice et charité ne fait ici, moins encore qu’ailleurs, aucune difficulté. Il est également clair que selon l’évangile de Luc, la réaction charitable de Jésus vaut plus, moralement parlant, que les actions de justice de Pilate ou du peuple juif[8].
Remarquons en outre que selon la classification chrétienne des vertus[9], la justice relève des vertus cardinales[10], tandis que la charité est l’une des trois vertus théologales[11]. On peut en déduire, là aussi, une certaine primauté accordée à la charité sur la justice. En effet, les vertus cardinales, dont la justice, sont supposées pouvoir être acquises par le seul effort humain, tandis que les vertus théologales, dont la charité, sont censées requérir l’assistance divine (d’où leur qualificatif) pour être possédées.
Toutes les remarques qui précèdent illustrent bien la conception communément répandue de la justice et de la charité : la justice est souvent trop sévère. Cette sévérité doit alors être atténuée par la charité. A l’implacable, froide et mécanique justice, il faut opposer la clémente, chaleureuse et humaine charité. Or il s’agit là, d’après nous, d’une mauvaise manière de concevoir la justice et, par conséquent, la charité.
La philosophie considère, d’une manière très générale, la justice comme l’application du principe : « A chacun son dû »[12]. Les divergences apparaissent dès lors qu’il s’agit de savoir selon quels critères il faut établir le dû de chacun, autrement dit ce qui lui revient de droit. Mais on peut déjà remarquer que cette conception de la justice, même avec sa grande imprécision, permet d’aller plus loin que la seule conception répressive de la justice (que nous avons exposée dans les paragraphes précédents), tout en l’englobant. Certes, ce qui est dû au coupable, c’est dans la plupart ou la totalité des cas, une punition. Mais dire « A chacun son dû », c’est demander également le dédommagement de la victime, et aussi une certaine égalité des droits pour tous, ce qui suppose nécessairement une aide aux plus défavorisés (« donner plus à ceux qui ont moins », comme on le dit parfois). Il est en effet évident que l’égalité des droits impose une inégalité des traitements ; par exemple, si l’on considère que la santé est un droit, il est juste que les malades aient droit à plus de soins et d’aide que ceux qui sont en bonne santé, sans que cette aide supplémentaire puisse être considérée comme l’expression d’une quelconque charité : il s’agit bien ici de justice.
On voit dès lors que, si toutes les exigences de la justice sont satisfaites, le rôle de la charité devient inutile voire nuisible, puisque par la charité est introduite une certaine inégalité que rien, en droit, ne semble justifier : il n’est pas juste par exemple, même s’il est sans doute charitable, que tel mendiant bénéficie de mes largesses, et non tel autre. On objectera bien sûr que les revendications de la justice, au sens “exigeant” du terme, n’ont jamais, et de loin, été satisfaites, et même qu’elles ne le seront probablement jamais. Cela signifie par conséquent que la charité n’a de raison d’être que si la justice n’est pas complètement appliquée. Une société “idéale”, quels que soient les détails de son organisation, ne connaîtrait pas la charité, mais au contraire une justice totale. La charité est donc moins le signe d’une perfection morale que celui d’une imperfection sociale ou politique[13].
On voit ainsi que la conception d’une justice par essence trop sévère, qui devrait par essence être corrigée par la charité, ne tient pas. Cette conception confond, semble-t-il, la justice de fait, qui est certes parfois trop sévère[14] (mais sans doute aussi parfois trop clémente), et la justice de droit, quelle que soit la théorie précise de cette justice de droit, pourvu qu’elle soit ou prétende être conforme au principe : « A chacun son dû ».
Remarquons également un point important concernant la distinction entre justice et charité. La charité est par définition d’initiative privée[15], tandis que la justice ne saurait relever que de la responsabilité publique. Ce qu’on appelle par exemple la “justice sociale” consiste dans l’ensemble des dispositifs par lesquels l’Etat s’efforce de réduire les injustices dites sociales[16], afin que leur disparition ou au moins leur atténuation ne dépendent précisément pas de la charité privée, souvent insuffisante et toujours inégalement répartie. La charité, ne serait-ce que par cette inégale répartition, est donc toujours injuste, en ce sens qu’il ne se trouve pas quelqu’un de charitable pour toute situation qui l’exigerait. Pour une femme adultère pardonnée par Jésus, combien périrent, faute d’une personne charitable pour les sauver ? Mais si, au contraire, c’est la justice qui exige que l’adultère ne soit pas puni, du moins pas par la mort, alors cette justice fera que toutes les femmes adultère et tous les hommes adultères seront jugés et éventuellement punis de la même manière, ce qui semble la moindre des exigences de la justice, mais qui ne peut être garanti par la charité, fût-ce celle de Jésus.
L’exemple plus général du traitement de la pauvreté dans la société permet de comprendre précisément cette différence entre justice et charité. Saint Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique, cite saint Ambroise : « Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim »[17]. Les pauvres sont bel et bien propriétaires, au sens strict et en vertu de la volonté divine, des biens que les riches possèdent en plus de ceux qui leur permettent de satisfaire leurs propres besoins naturels (« le pain que tu gardes »). Pour saint Thomas en effet, Dieu veut que tous les hommes puissent satisfaire leurs besoins vitaux. Ceux à qui le droit humain (qui fixe la propriété privée) n’attribue pas suffisamment pour cela, c’est-à-dire les pauvres, ont donc, d’après le droit divin, l’autorisation de prendre ce qui est en fait à eux. Le droit humain est donc en tort par rapport au droit divin à chaque fois qu’un pauvre a moins que le nécessaire et qu’un riche a plus. Lorsqu’un riche donne à un pauvre, il ne fait donc pas la charité, mais rend au pauvre ce qui lui appartient de droit ; il ne fait donc que respecter la justice qui, pour être divine, n’en est pas pour autant charité. On voit donc bien ici que, si la justice est satisfaite, autrement dit si tous les hommes ont au moins de quoi satisfaire leurs besoins vitaux, la charité est inutile.
Spinoza, quant à lui, va plus loin et estime que c’est l’Etat qui doit s’assurer que tous les citoyens qui sont sous son autorité ont ce minimum vital : « (…) porter secours à chaque indigent dépasse de loin les force et l’intérêt d’un homme particulier. Car les richesses d’un homme particulier sont de beaucoup insuffisantes à y subvenir. Et, d’ailleurs, les facultés d’un seul homme sont trop limitées pour qu’il puisse se lier d’amitié avec tous. Aussi le soin des pauvres incombe-t-il à l’ensemble de la société et concerne seulement l’utilité commune.[18] » On peut remarquer ici l’opposition entre « l’intérêt d’un homme particulier » et « l’utilité commune », qui justifie à elle seule que « le soin des pauvres » incombe à « l’ensemble de la société ». Spinoza ne fait pas plus confiance en effet en la bonne volonté des riches qu’en leurs possibilités, puisque qu’il reconnaît que ce n’est pas leur intérêt, en tant qu’hommes particuliers, que d’aider « ceux qui n’ont pas de quoi se procurer les choses nécessaires à la vie[19] ».
Kant, par un raisonnement un peu différent, parvient au même résultat : « La volonté universelle du peuple s’est (…) unie en une société, qui doit se conserver toujours, et elle s’est soumise en conséquence à la puissance publique intérieure, afin d’entretenir les membres de cette société, qui ne peuvent se suffire. C’est par l’Etat donc que le gouvernement est autorisé à contraindre les riches à fournir les moyens de se conserver à ceux qui ne le peuvent point. (…) cela ne saurait se faire que de manière obligatoire par des charges publiques et non pas simplement grâce à des contributions volontaires[20] ».
Par des voies fort différentes, saint Thomas d’Aquin, Spinoza et Kant considèrent donc que c’est la justice, qui donne à chacun son dû, et non la charité, qui prétend donner à chacun plus que son dû, qui a pour mission de régler le problème de la pauvreté, que tous sont d’ailleurs d’accord pour définir comme le fait de manquer ce qui est indispensable à la vie. La différence notable entre saint Thomas d’une part, Spinoza et Kant d’autre part, est que pour ces derniers, c’est l’Etat, et non les particuliers, qui a la charge de faire en sorte que les pauvres aient ce à quoi la justice (qui est alors humaine, et non plus divine) leur donne droit. La difficulté rencontrée par saint Thomas est que rien ne contraint réellement les riches à donner aux pauvres, ceux-ci étant par conséquent dépendants de la “bonne volonté” de ceux-là[21]. Mais malgré cette importante divergence, on en arrive bien pour ces trois auteurs à l’idée que si la justice est intégralement satisfaite, la charité est ici inutile. Nous disons bien « ici », car bien que pour Thomas d’Aquin la charité soit évidemment une vertu fondamentale, elle ne semble pas avoir d’application concernant le problème de la pauvreté.
On pourrait objecter à ce qui précède que des actes de charité, en plus des actes de justice, sont indispensables à la vie en société. Prendre un auto-stoppeur dans sa voiture, par exemple, semble un acte de pure charité, et non de justice, car nulle injustice n’est manifestement commise si l’autostoppeur n’est pas pris. Or un tel acte, et tous ceux de même nature, semblent bien souhaitables dans une société. Pour répondre à cette objection, il importe de définir exactement ce que nous entendons par le terme de charité. Ce concept est notamment à distinguer d’autres formes de l’altruisme, plus “simples”, comme la bonté, la générosité ou la gentillesse. Alors que ces dernières peuvent s’exercer dans un contexte quelconque, la charité prétend s’exercer au-delà de la justice. L’exemple extrême de charité chrétienne est l’amour de ses ennemis[22]. On conviendra que nul ne peut prétendre qu’il est juste d’aimer ses ennemis et qu’un tel amour est rien moins que “naturel”. Si mon ennemi est mon ennemi, c’est que j’ai quelque chose à lui reprocher, et que son “dû” n’est certainement pas mon amour… Si seule la justice était respectée, mon ennemi ne recevrait assurément pas mon amour, mais la punition méritée de ce qui en fait mon ennemi. On voit ici, comme dans l’épisode de la femme adultère, que la charité ne consiste pas à “améliorer” la justice, mais bien à l’annuler. La bonté, la générosité, la gentillesse et plus généralement l’altruisme, eux, ne s’opposent jamais à la justice, et on peut effectivement accorder que leur existence est souhaitable.
Notons en outre que la question de la justification de la charité se pose dans des registres différents. On peut notamment considérer, premièrement, le problème de la charité à l’égard des personnes qui, a priori[23], sont davantage des victimes que des coupables, et singulièrement les pauvres et les nécessiteux en tous genres. Sur cette question, la politique moderne, notamment en France, attribue généralement à l’Etat la responsabilité de satisfaire le “minimum” des besoins de ceux qui ne peuvent y subvenir par eux-mêmes[24] : l’exemple le plus parlant est ici celui des « minima sociaux » : RMA (revenu Minimum d’Activité), CMU (Couverture Maladie Universelle), Minimum Vieillesse, etc. Cette politique est dite de « justice sociale », et n’a rien en effet d’une « charité publique », comme certains l’ont pourtant qualifiée. Nous sommes bien là face à une action publique, générale, systématique, égalitaire[25], calculée en fonction des besoins de ceux à qui elle s’adresse, autant de propriétés qu’on ne retrouve jamais dans la charité.
Mais la charité peut également être envisagée, deuxièmement, à l’égard de ceux qui sont a priori[26] davantage coupables que victimes ; nous pensons ici à la justice comme institution punitive. Le juge doit-il être charitable face au délinquant ? On ne peut ici de répondre que la justice est de fait charitable lorsqu’elle décide de tenir compte des circonstances atténuantes d’un crime ou d’un délit. En effet, d’un point de vue juridique, ces circonstances atténuantes font partie intégrante du système pénal, ce qui signifie que leur prise en compte est juste et non charitable.
La charité consisterait ici en tout autre chose : à pardonner au coupable, comme Jésus pardonne à la femme adultère et, plus encore, à ceux qui l’ont condamné à mort et exécuté. On peut dire sans hésitation que la charité de cette deuxième sorte va plus loin encore que la première, de même que le commandement, énoncé par Jésus, de l’amour de ses ennemis, va plus loin que l’amour du seul « prochain » : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi[27]. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »[28] On voit bien ici que l’exigence de charité formulée par Jésus (l’amour des ennemis) est, au sens étymologique, extraordinaire. Mais le philosophe ne peut pas ne pas s’interroger sur la possibilité théorique du commandement d’amour, et a fortiori de l’amour de l’ennemi. Comment l’amour pourrait-il se commander ? Peut-on s’obliger à aimer quelqu’un, particulièrement son ennemi ? Si nous avons montré que les précédentes formes de charité étaient inutiles si la justice pouvait être intégralement satisfaite, on peut ici penser que cette dernière sorte de charité est simplement impossible.
En définitive, on peut donc dire que ce dont les hommes ont besoin en société, ce n’est pas d’un surcroît de charité, mais d’une justice satisfaite dans toutes ses exigences. Il reste certes à définir précisément le concept de justice, c’est-à-dire principalement le critère de détermination de ce qui est dû à chacun. Et l’on sait que par-delà l’acceptation du principe « A chacun son dû », diverses conceptions de la justice sont possibles. Ainsi Marx considère-t-il que la véritable justice ne sera atteinte que lorsque « la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !”[29] ». Chacune des autres conceptions (« A chacun selon son travail », « A chacun selon son mérite », et ainsi de suite) prétend être celle qui explicite le plus justement le principe « A chacun son dû ». S’il ne s’agit pas ici de prendre position en faveur de l’une ou de l’autre, remarquons bien que dans toutes, si le principe de justice est pleinement satisfait, la charité est inutile ou même nuisible. Si l’on considère par exemple le principe « A chacun selon son travail », il signifie que celui qui ne travaille pas n’a aucun dû, et que ce serait donc une injustice que de lui faire la charité. Dans la conception marxienne, la charité n’a pas non plus sa place, mais pour une raison exactement inverse : Marx se place ici dans la perspective de l’avènement de la société communiste, ce qui suppose que le travail est devenu « lui-même le premier besoin vital »[30]. Chacun recevant alors tout ce dont il a besoin, la charité disparaît d’elle-même, faute de nécessiteux. Et c’est bien là, selon nous, l’horizon du rapport entre justice et charité : si la justice est satisfaite, la charité perd toute raison d’être.

Marc Anglaret

NOTES SUR LE SITE

MAURICE BLONDEL OU LA PHILOSOPHIE AU SERVICE DE L’ÉVANGÉLISATION – UNE PRÉSENCE CHRÉTIENNE CONTAGIEUSE

16 juillet, 2013

http://www.zenit.org/fr/articles/maurice-blondel-ou-la-philosophie-au-service-de-l-evangelisation

MAURICE BLONDEL OU LA PHILOSOPHIE AU SERVICE DE L’ÉVANGÉLISATION

UNE PRÉSENCE CHRÉTIENNE CONTAGIEUSE

Rome, 12 juillet 2013 (Zenit.org) Robert Cheaib

La nouvelle évangélisation a plusieurs visages et tant de nuances. Ou plutôt, elle devrait en avoir pour compénétrer un tissu déchristianisé à divers degrés et pour différentes raisons, ou pour entrer en dialogue avec des terrains jamais christianisés.
Dans ce contexte il ne fait aucun doute que le témoignage vécu est important, ainsi qu’une foi mûre et capable de se décliner avec la capacité réceptive de l’homme contemporain. A cet égard la contribution charismatique que le pape François est en train d’apporter est prophétique.
Le Saint-Père est un témoignage vivant qui atteste de le fraîcheur de l’Evangile, de son actualité. Je suis en effet positivement surpris lorsque, à différentes occasions, je rencontre des amis qui étaient des anticléricaux invétérés et qui – sachant que j’appartiens au cercle des catholiques – sans être interpelés me parlent de sujets de foi vers lesquels, jadis, ils avaient des murailles invulnérables. Je me souviens d’une jeune fille – autrefois athée – qui me parlait de la « divinisation » à laquelle nous sommes appelés, comme nous le rappelle le pape François.
Mais il y a des catégories de personnes à ne pas oublier dans le processus de la nouvelle évangélisation. C’est la catégorie des penseurs, ceux qui cherchent Dieu en cherchant la vérité, en voulant la comprendre. La catégorie des boxeurs de la philosophie. Ceux qui – s’ils étaient touchés par la grâce – seraient de ces saints qui aiment Dieu surtout « par tout leur esprit ». Si je devais choisir un « saint » patron pour cette catégorie, je n’hésiterais pas à élire Maurice Blondel.

Quelques notes de biographie
Maurice Blondel est né à Dijon le 2 novembre 1861 dans une famille  naïvement religieuse qui a beaucoup influencé sa vision du monde. La vie de Blondel a lieu dans une France plongé dans le nihilisme et dans le scientisme idéologique, hostile à la foi chrétienne.
Il n’est pas exagéré de résumer l’élan de Blondel pour l’élaboration d’une « apologétique philosophique » du christianisme en utilisant l’objection qu’un vieux camarade de lycée fit un jour au très jeune philosophe : « Pourquoi serais-je obligé de l’enquérir et de tenir compte d’un fait divers survenu il y a 1900 ans dans un coin obscur de l’Empire romain, alors que je me fais gloire d’ignorer tant de grands événements contingents dont la curiosité appauvrirait ma vie intérieure? ».
En acceptant la légitimité de cette question, Maurice Blondel affirme l’inévitabilité d’établir la possibilité ou la réalité mais surtout la nécessité pour l’homme d’adhérer à la réalité surnaturelle. Aussi Blondel s’applique-t-il à connaître « l’état d’âme des ennemis de la foi », pour pouvoir leur donner les réponses les plus adéquates et les plus efficaces.

Un problème commun
Maurice Blondel essaya de combler le vide qui séparait la philosophie française de la fin du XIXème siècle et la foi catholique en posant un problème commun à l’intérêt de la philosophie et la foi: la question du sens de la vie. Son chef-d’œuvre L’Action commencer, en effet, par cette question: « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens? ».
La problématique du sens brille à l’horizon de la personne en concomitance avec le fait tout simple et primordial d’exister, de ne plus être dans le néant, un néant que l’homme, même au prix du sang, ne peut plus acquérir, car désormais il existe et le néant pour lui n’existe donc plus.
L’Action exprime la recherche consciencieuse d’un point où greffer le surnaturel chrétien dans l’immanence de l’existence humaine. A partir de l’incipit et tout au long du parcours de sa thèse, Blondel est soutenu par la double fidélité au christianisme et à la raison.
Raisonner avec Blondel nous fait comprendre un fait capital: la Bonne Nouvelle (l’Evangile) serait vraiment tel s’il répondait à une soif enracinée et radicale dans l’homme. Cela n’implique pas que l’Evangile pourrait venir des exigences de l’homme. Maurice Blondel refusait radicalement ce genre de réduction ou de déduction. Ce que le philosophe d’Aix-en-Provence veut dire c’est que l’Evangile – divinement humain – suscite et ressuscite chez l’homme des dimensions et des ouvertures qui, autrement, s’éparpilleraient et se perdraient.

Synchroniser les ailes de foi et raison
L’objectif de cet article n’est pas de résumer la pensée de Blondel, mais de tracer brièvement son style et son intentionnalité. Nous pouvons dire que le profil de Maurice Blondel correspond parfaitement à la lecture que Jean Paul II fait de cette synergie entre la foi et la raison dans l’encyclique Fides et Ratio:
« La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. C’est Dieu qui a mis au cœur de l’homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et L’aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même ».
Si tout auteur sérieux féconde sa pensée à partir de sa vie et vice-versa, Maurice Blondel constitue un cas de fusion presque total entre la vie et la mission. Yvette Périco, une spécialiste de Blondel observe : «L’Action n’est pas seulement l’œuvre, mais la longue vie de Maurice Blondel. En lui, « pensée » et « vie » ont été unis dans une profondeur peu commune ».
La philosophie de Maurice Blondel puise à pleines mains  à son expérience de foi et sa propre formation spirituelle personnelle, nourrie à l’école de grandes figures comme Augustin, Bernard de Clairvaux et Ignace de Loyola.
Ce cheminement centré sur la recherche sincère propre à Blondel a savamment uni l’obsequium fidei au sapere aude, en unissant dans sa propre existence « l’angoisse de l’investigateur à la sérénité et confiante docilité de l’enfant ».  Il est convaincu que « la philosophie doit être la sainteté de la raison ».
Comme chrétien il ne pouvait pas dissocier sa croyance de sa pensée ; comme philosophe il ne pouvait assumer aucune donnée sans la faire passer au crible de la critique. Au regard de cette double fidélité, Blondel opte pour « la méthode des implications », en partant des expériences les plus immanentes et basilaires qui sont communes à tous pour arriver à un aréopage commun où proclamer le numineux, l’inconnu.
Dans sa jeunesse, Blondel a consacré de longues années au discernement, pour voir si le Seigneur l’appelait au sacerdoce. Dans une des pages de son journal intime il parle de la péricope de la guérison du possédé qui, après sa délivrance, prie Jésus de rester avec lui, mais le Seigneur le renvoie annoncer l’œuvre de Dieu à sa famille. Maurice Blondel arrive à comprendre, grâce au conseil d’un prêtre, que son appel est d’annoncer le Christ dans le monde.
Une image qu’il présente dans son journal rend mieux cette idée : «rester hors du sanctuaire pour orienter ceux qui sont hors de la foi et garder simplement avec une pieuse reconnaissance et une ferveur entretenue l’onction de cette pensée du sacerdoce qui m’a ouvert un chemin dont elle ne devait pas être le terme ».
« L’idée de sacerdoce » qui a animé tout le parcours de Blondel sera incarnée dans un « sacerdoce de la raison », et vécue par notre philosophe dans un ministère humble de recherche, d’apologie, de témoignage prophétique qui portera ses fruits dans la réflexion de divers philosophes et théologiens (Henri de Lubac, Auguste Valensin, Gaston Fessard, Henri Bouillard, etc) et dans la vie de tant de disciples et convertis (comme les philosophes et amis de Blondel Jacques Paliard et Paul Archambaul.  Alors que parmi les convertis émerge tout particulièrement la figure de Méhémet-Ali Mulla-Zade, turc, filleul de Blondel converti de l’islam et devenu ensuite Mgr Paul Mulla).
Qui a côtoyé notre auteur peut  dire comme  Xavier Tilliette : « ce penseur est un prêtre, enveloppé dans son habit sacerdotal, au milieu d’une foule de philosophes et théologiens, avec un secret dans son cœur: il porte l’écrin, le viatique, comme Tarcisius. Il transporte l’hostie de page en page, marque page fragile et lumineux, hôte inconnu sous ses « pseudonymes ».
*
Cet article est inspiré de l’œuvre de Robert Cheaib: « Itinerarium cordis in Deum », disponible sur le lien suivant:

http://http://www.amazon.it/Itinerarium-Prospettive-pre-logiche-meta-logiche-mistagogia/dp/8830812498/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1369996143&sr=1-1&tag=zenilmonvisda-21

LA RÉSURRECTION SANS LE CHRIST RESSUSCITÉ

3 mars, 2013

http://www.30giorni.it/articoli_id_11778_l4.htm

LA RÉSURRECTION SANS LE CHRIST RESSUSCITÉ

Pour l’idéalisme moderne, la résurrection est le produit de l’idéalisation posthume de Jésus mort. La gloire naît d’une défaite. Le récit évangélique se trouve ainsi renversé. Pour celui-ci, en effet, la foi naît de la perception réelle du Christ ressuscité, de Celui qui a vaincu la mort

par Massimo Borghesi

LA RÉSURRECTION SANS MIRACLE
«La résurrection non seulement n’est pas un miracle mais elle n’est même pas un événement empirique. Et la foi dans la résurrection ne dépend pas du fait que l’on accepte ou que l’on rejette la réalité historique du sépulcre vide». C’est ce que l’on peut lire sur la quatrième de couverture du texte d’Andrés Torres Queiruga, La risurrezione senza miracolo, traduit depuis peu en italien1. L’opuscule est intéressant dans la mesure où il est la parfaite expression d’une tendance qui, après Bultmann, est devenue dominante dans les études exégétiques et théologiques: tendance qui fait de la résurrection une pierre errante, un bloc erratique que la critique doit supprimer pour rendre compréhensible à l’homme moderne le contenu de la foi chrétienne. Le Christ ressuscité de Piero della Francesca ou L’Incrédulité de Thomas du Caravage appartiennent à l’art du passé. On ne pourra plus dans l’avenir présenter une lecture réaliste de la résurrection, la seule lecture admise sera “symbolique”. Par un étrange renversement des processus cognitifs, la foi ne présuppose pas le sépulcre vide ni l’expérience tangible du Christ ressuscité; le Christ ressuscité, au contraire, n’“apparaît” tel que dans la précompréhension de la foi. De cette façon, une partie considérable de la littérature théologique – celle qui donne pour évidente l’opposition entre le “Christ historique” et le “Christ de la foi” – abandonne la position réaliste et rencontre, nécessairement, le point de vue idéaliste. Pour celui-ci, ce n’est pas la réalité, ce qui arrive concrètement, qui déclenche et explique la “persuasion”; c’est au contraire la “vision du monde”, la foi préliminaire qui rendent évidents, “visibles”, des faits qui, sans elles, n’existent pas. La foi, privée de tout fondement rationnel, n’est plus un “jugement” mais un pré-jugé qui “voit” d’une façon non conforme à la réalité, lieu d’une expérience “mystique”, affective, idéalisante. La foi idéalise, grâce à la médiation imaginative, son objet. Dans le cas du christianisme, cela signifie que le Christ “apparaît” comme ressuscité dans la foi, grâce à la foi. Hors de la foi, il y a seulement le mystère d’une tombe vide, d’un cadavre disparu. Un problème qui n’intéresse pas la foi pour laquelle ce qui importe, c’est seulement le Christ idéal, divin. La résurrection n’a pas besoin de la chair de Jésus de Nazareth, de sa personne singulière; l’idée, le symbole de l’Homme-Dieu sont suffisants. la foi vit de l’idée, non de la réalité.
Des images et des détails de la prédelle de la Maestà de Duccio di Buoninsegna, conservée au Museo dell’Opera del Duomo, à Sienne; ci-dessus, Jésus ressuscité et Marie-Madeleine
Ce présupposé, véritable a priori conceptuel, est manifeste dans le texte de Torres Queiruga. Pour le philosophe de Saint-Jacques-de-Compostelle, les acquisitions «irréversibles» de l’exégèse et de la culture actuelles font qu’il n’est plus possible de concevoir «la présence active de Dieu comme une irruption ponctuelle, c’est-à-dire physique et accessible aux sens, dans la trame du monde»2. Une définition parfaite de l’incarnation, que l’auteur supprime d’un simple trait de plume. Comme pour Bultmann, qui juge mythologique «la conception dans laquelle le non-mondain, le divin apparaît comme le mondain, l’humain et l’au-delà comme l’ici-bas»3, pour Torres Queiruga, Dieu ne peut agir sensiblement dans ce monde. C’est pourquoi «l’analyse de la résurrection de Jésus comme “miracle” – le plus spectaculaire – a disparu définitivement des traités sérieux. C’est au point que, même dans les traités les plus “orthodoxes”, on déclare que la résurrection non seulement n’est pas un miracle, mais qu’elle n’est pas non plus un événement “historique”»4. L’“expérience” du Christ ressuscité doit éliminer toute présence de type empirique. «Si le Christ ressuscité était tangible ou mangeait, il serait nécessairement limité par les lois de l’espace, ce qui signifie qu’il ne serait pas ressuscité. Et il arriverait la même chose s’il était physiquement visible»5. Croire autre chose reviendrait à se soumettre à l’«impérialisme du principe empiriste»6, à rendre impossible «le fondement rationnel de la foi dans la résurrection»7. Pour l’auteur, «les disciples ne virent pas de leurs yeux ni ne touchèrent de leurs mains le Christ ressuscité. C’était en effet impossible parce que le Christ n’était pas à la portée de leurs sens»8. Ce que les disciples ont “vu” «ne peut avoir aucun rapport matériel avec un corps spatio-temporel»9. Du reste, «dans la vie terrestre, le corps ne peut pas être non plus considéré comme le support absolument indispensable de l’identité» et «on ne voit pas ce que pourrait apporter à celle-ci la transformation (?) du corps mort, c’est-à-dire du cadavre»10. Pour l’ “idéaliste” Torres Queiruga, la “réalité” du Christ ressuscité ne présuppose pas sa réalité sensible, corporelle. Celle-ci se fonde sur la subjectivité du croyant, sur les «expériences psychiques de visualisations ou d’imaginations de convictions intimes. Convictions qui peuvent avoir un référent réel – le mystique, dans sa vision, se relie réellement au Christ – sans que soit réelle la forme sous laquelle celui-ci se présente»11. La «“vision” présuppose une expérience intérieure, une situation personnelle particulière ancrée dans un milieu particulier, données à partir desquelles la «médiation imaginative»12 – que l’auteur évoque en se référant à Kant – se réalise en donnant forme à l’objet de son aspiration. Dans le cas des disciples, «à l’intérieur de la culture du temps, ouverte aux manifestations extraordinaires et empiriques du surnaturel, le schéma imaginatif de la résurrection pouvait fonctionner comme un retour à la vie»13. C’est-à-dire que les disciples crurent le voir dans la mesure où ils étaient prédisposés à cette croyance par un contexte, par un milieu spirituel. À l’intérieur de cet horizon, l’élément décisif, l’étincelle, sont provoqués par l’expérience fondamentale de la mort de Jésus: «Le contexte très fortement émotif suscité par le drame du Calvaire»14. C’est là, dans le drame de la disparition de la personne chère, que mûrit «ce que nous pourrions appeler à la manière de Kant le “schéma imaginatif” pour comprendre la résurrection comme ayant déjà eu lieu»15. Dans le contexte messianique-eschatologique d’Israël, la mort de Jésus provoque un vide lancinant, une expérience de douleur qui cherche une résolution. La croix du Christ se “transforme” en la résurrection: «La résurrection a lieu sur la croix elle-même»16. Le Christ, le mort, redevient vivant dans la foi. Torres Queiruga suit à la lettre, sans le citer, Rudolf Bultmann: «Croix et résurrection comme événement “cosmique” sont une seule et même chose»17. La résurrection n’est pas un événement réel qui suit la mort de Jésus sur la croix. Elle est, symboliquement, la transfiguration du Christ induite par l’expérience tragique de sa fin. Sous une forme paradoxale, qui est au centre du modèle idéaliste, l’absence produit la présence, le vide donne lieu au plein, la privation se change en victoire. Il faut pour ce faire que soit supprimé, dans le sens paulinien, l’aspect de scandale de la croix: le Fils de Dieu pendu à ce qui, pour les modernes, est le gibet. Cet aspect serait dans les Évangiles une construction littéraire et non un élément historique. Torres Queiruga reconnaît qu’«une habitude invétérée, qui s’appuie fortement sur la lettre des Évangiles, a conduit à voir la croix comme un lieu de “scandale”, qui décrétait la fin de la foi des disciples, lesquels alors auraient fui, reniant et trahissant leur Maître. Pour expliquer leur conversion plus tard, il devait arriver quelque chose d’extraordinaire et de miraculeux qui, par son évidence irréfutable, les rendrait à la foi. Ce quelque chose serait la résurrection qui se verrait ainsi dotée d’une véritable “démonstration” historique. On ne peut pas nier que cet argument ait de la force, et, de fait, il est toujours le plus courant dans les traités en usage. Cependant une réflexion plus attentive a fait voir, chaque fois de façon plus claire et avec l’assentiment plus ample des spécialistes, sa nature de “dramatisation” littéraire et son caractère apologétique»18 . Cette conclusion serait aussi prouvée par le fait que «l’hypothèse d’une trahison ou d’un reniement est profondément incompréhensible et injuste en ce qui concerne les disciples»19. Ceux-ci auraient trahi Jésus au moment de l’épreuve suprême, ils auraient été ingrats et sans cœur. Ce qui, pour l’auteur est inadmissible. D’autre part, le scandale existe pour les Romains, pas pour les juifs: «Les criminels de Rome étaient les héros du peuple que les Romains avaient assujetti»20.
La croix du Christ, dans l’optique toute positive qui est celle de Torres Queiruga, n’est pas ce qui éloigne, le lieu de la solitude. Elle est au contraire le point où se forme la foi: «La crucifixion, avec l’horrible scandale de son injustice, apparaît comme le catalyseur le plus déterminant pour comprendre que ce qui est arrivé sur la croix ne pouvait être la conclusion définitive»21. La croix n’est pas un point de fuite mais un “tournant”. Il s’agit là d’une conclusion qui s’imposait à Torres Queiruga dans la mesure où, entre la mort de Jésus et la foi de l’Église naissante, il ne se passe rien. L’idéalisme, comme philosophie de l’absence d’événement, implique un court-circuit dans lequel la foi doit précéder l’événement et non le suivre. L’argument selon lequel les disciples fuient, apeurés et démoralisés, a “de la force”, comme reconnaît l’auteur, mais il n’est pourtant pas acceptable. Le vide doit produire le plein, la mort doit se faire idée du Christ ressuscité et non engendrer le scandale, la fuite, le désarroi. On se trouverait sinon devant une “apologie” et non une histoire. Dans son caractère effectif, le mort est un drapeau, le symbole d’une vie qui ne pouvait prendre fin.
DANS L’ORBITE DE HEGEL
Il est singulier que Torres Queiruga cite à plusieurs reprises Kant – pour la médiation imaginative de la foi – et qu’il n’évoque pas Hegel. Singulier parce que sa réflexion se situe, de façon parfaite, à l’intérieur de l’horizon spéculatif de l’idéalisme. Elle en calque la christologie, celle de Hegel, avec des discordances qui, pour le sujet qui nous occupe, sont totalement marginales22. Pour Hegel comme pour le philosophe espagnol, la révélation «ne consiste pas dans l’irruption de quelque chose d’extérieur mais dans la découverte d’une présence qui, peut-être ignorée et éventuellement pressentie, était déjà à l’intérieur et tentait de se faire connaître»23. Le christianisme regarde l’ontologie, non l’histoire. Il révèle ce qui est déjà présent depuis toujours, quoique de façon éventuellement voilée, dans l’intériorité du moi; c’est un rapport immanent, non provoqué de l’extérieur. «Dieu n’“entre” pas à un moment donné dans le monde pour révéler quelque chose par une intervention extraordinaire mais Il est toujours présent et actif dans le monde, dans l’histoire et dans la vie des individus et Il est toujours en train de faire reconnaître sa présence pour que nous réussissions à l’interpréter de façon correcte»24. Ainsi, «ce qui est utile, ce n’est pas que le soleil commence à briller mais que les fenêtres soient ouvertes et les vitres propres»25. La Révélation, ce n’est pas Dieu qui “révèle”, puisqu’Il le fait en permanence, mais la découverte humaine «qui est révélation au sens strict du terme»26. Torres Queiruga déshistoricise radicalement le christianisme. Il le résout en une structure idéale, en une conception gnostico-panthéiste pour laquelle le Dieu-dans-le-monde désire ardemment se rendre connaissable en déchirant le voile d’ombre de l’ignorance humaine. Le Christ historique, comme chez Hegel, est seulement l’“occasion” de l’éveil, dans le moi, de la conscience du Christ idéal. Il est, comme Socrate, la “sage-femme” dont l’art maïeutique amène au jour le Dieu-en-nous, selon la «riche et profonde tradition du magister interior»27.
Cette perspective, l’idée d’une révélation immanente, par rapport à laquelle le Christ historique est seulement une provocation contingente, éclaire le second point qui rapproche Hegel et Torres Queiruga: la négation de la dimension empirique de la foi. Dans La philosophie de la religion, Hegel distingue une double foi: la foi extérieure et la foi intérieure. La foi “extérieure” se fonde sur le Christ historique, sur sa personne et son autorité. Mais il s’agit là, pour Hegel, d’une foi limitée, contingente. C’est «un mode extérieur, accidentel, de la foi. La véritable foi se trouve dans l’esprit de vérité. L’autre [la foi extérieure] concerne encore un rapport avec la présence sensible immédiate. La véritable foi est spirituelle, elle est dans l’esprit: elle a pour fondement la vérité de l’idée»28. Par rapport à celle-ci, «la foi extérieure ne doit donc être considérée que comme un moyen pour arriver à la vraie foi; en tant qu’extérieure, elle est soumise à la contingence. Or l’esprit atteint sa vérité non selon la contingence mais selon le libre témoignage»29. La foi intérieure repose sur l’idée éternelle, sur l’idéal immanent de l’esprit, non sur les miracles ou sur une révélation empirique. C’est cette foi qui, selon l’idéaliste Hegel, “produit” l’idée de l’Homme-Dieu, transforme le Christ mort en Christ ressuscité. La foi intérieure opère la métamorphose du Christ historique, un utopiste juif au message révolutionnaire, en Christ “théologique”, divin. Grâce à elle, la figure de Jésus de Nazareth est consignée à la mémoire, au passé, à la première apparition non spirituelle du divin.
JÉSUS RESSUSCITÉ APPARAÎT AUX DISCIPLES D’EMMAÜS
Le thème qui permet le passage entre les deux images du Christ, l’image empirique et l’image idéale, – et c’est le troisième élément qui rapproche la christologie de Torres Queiruga de celle de Hegel – est celui de la mort du Christ. La mort est la résurrection: ce topos de la christologie idéaliste, de Hegel à Bultmann, est le vrai pivot autour duquel tourne une grande partie de l’exégèse historico-critique. C’est une conception qui ne tient debout, sur le plan spéculatif, que si est reconnue comme valide la thèse de la dialectique selon laquelle du négatif procède nécessairement le positif. Comme l’écrit Torres Queiruga, «la pensée moderne elle-même, qu’elle soit philosophique ou théologique, connaît la capacité de révélation de ce type d’expérience, parce que la contradiction interne elle-même oblige à chercher une synthèse capable de la résoudre»30. Dans le cas de la mort de Jésus «seules la résurrection et l’exaltation permettaient de dépasser cette terrible opposition qui risquait de tout faire sombrer dans l’absurde»31. De la mort, du négatif, naît la nécessité du positif. Une nécessité idéale: le Christ renaît dans l’idée, dans la conception de la communauté, dans la foi intérieure, Non dans la réalité des faits. De cette façon, comme l’écrit Hegel, «cette mort est le point central autour duquel tourne le tout; dans sa conception réside la différence entre la conception extérieure et la foi, c’est-à-dire la médiation avec l’esprit»32. Il résulte de cela que la foi authentique se fonde sur la mort de Jésus, non sur sa résurrection¸ naît du Christ mort, non du Christ ressuscité. Le Christ ressuscité ne fonde pas la foi, il est plutôt “fondé”, idéalisé par la foi. L’idéalisme, qui sous-tend l’opposition entre le Christ de la foi et le Christ de l’histoire, renverse de cette façon les termes par lesquels, dans la conception de l’Église, se présente le rapport entre foi et réalité. Dans la mesure où le Christ ressuscité présuppose déjà la foi dans l’Homme-Dieu, cette foi doit naître, nécessairement, de la sublimation d’une défaite. Le christianisme, comme dogme, naît de l’idéalisation d’un échec et non de l’empirisme johannique fondé sur ce qui a été «vu, entendu, touché du doigt».
UNE MORT INCOMPRÉHENSIBLE ET UNE FOI SANS RÉSURRECTION
L’idéalisme historico-critique, fondé sur la dialectique du négatif, rend difficile non seulement la compréhension de la résurrection – œuvre de toute façon de “visionnaires” – mais aussi celle de la mort du Christ. Si Jésus n’a pas été mis à mort pour s’être proclamé Dieu, pourquoi a-t-il été crucifié? La proclamation par le Christ de sa divinité est niée au nom de l’opposition entre le Christ historique et le Christ de la foi. Seule la communauté des croyants divinise Jésus qui, par lui-même, ne se serait jamais conçu comme Dieu. Pour expliquer le motif de la condamnation, il ne reste que l’hypothèse politique: Jésus, zélote potentiel, est crucifié parce qu’il est dangereux pour l’ordre romain. C’est le leitmotiv du Jésus “juif” qui guide l’Inchiesta su Gesù de Corrado Augias et Mauro Pesce33, un nouvel essai de recherche, curieux et par moment original, qui, pourtant, en raison de ses présupposés encore une fois idéalistes, ne réussit pas à apporter quelque chose de nouveau. Le Jésus juif “non chrétien”34 d’Augias-Pesce est un utopiste, voisin du groupe de Jean Baptiste, qui se distingue par une foi totale en Dieu et par une attention particulière aux plus démunis. Un radical, mais sans utopie sociale organisée, qui, au-delà de ses thèmes favoris et de son témoignage, ne propose rien d’original, du point de vue de la morale, par rapport à la loi juive. Pourquoi donc ce rêveur, impolitique et inoffensif, a-t-il été envoyé à la mort? Pesce déclare que c’est pour des raisons non pas religieuses mais politiques que Jésus est condamné par le pouvoir romain. La responsabilité des membres du Sanhédrin serait le résultat de la reconstitution, postérieure, des rédacteurs des Évangiles, favorables aux Romains. Mais quelles sont les raisons politiques pour lesquelles Jésus a été condamné? Tout repose sur des soupçons concernant la nature d’un mouvement, soupçons nés chez «ceux qui n’ont pas saisi les intentions réelles de l’action de Jésus. Il s’est donc agi, de la part des Romains, d’une grave et grossière erreur d’évaluation politique»35. Une considération, à vrai dire, surprenante, qui laisse totalement en suspens les motifs de la condamnation à mort de Jésus. Motifs, par ailleurs, non étendus, et cela aussi est étrange, à ses disciples. La résurrection reste également mystérieuse: elle est affirmée non par des témoins oculaires mais par des voyants qui “voient” à l’intérieur des schémas culturels et religieux d’Istraël. Dans l’Inchiesta, la naissance du christianisme est également totalement énigmatique. Pesce refuse «l’idée que le christianisme naisse avec la foi dans la résurrection de Jésus, et qu’il naisse grâce à Paul […]». «Paul, comme Jésus», écrit-il, «n’est pas un chrétien mais un juif qui reste dans le judaïsme»36. Le christianisme, selon lui, apparaîtrait plus tard, dans la seconde moitié du IIe siècle, au cours d’un processus d’hellénisation de la position juive originaire. Par rapport à Hegel et à Torres Queiruga, Augias et Pesce opèrent une nouvelle fracture qui rend encore plus énigmatique la naissance de la foi chrétienne. Dans le cadre hégélien, le christianisme a pour intermédiaire la mort de Jésus, laquelle produit l’idée du Christ ressuscité. Dans Inchiesta su Gesù, le christianisme prend naissance longtemps après la vision de la résurrection, fruit non de la foi mais d’une élaboration tardive théologico-philosohique de type hellénistique. Ce qui reste fixe, c’est le topos dominant: la foi ne se fonde pas sur la résurrection, elle la précède ou la suit sans avoir de rapport avec elle. Une vision des choses qui, loin de simplifier le problème, le complique énormément. Si le Christ historique est celui que décrivent Augias et Pesce, à savoir un juif observant sans rien de vraiment original, on ne comprend pas comment il peut être «l’homme qui a changé le monde». On ne comprend pas pourquoi il a été condamné. Si la vie de cet homme s’est terminée par un échec, on ne comprend pas, si l’on n’accepte pas la nécessité logique de la dialectique, comment d’un mort peut naître, dans la communauté primitive, la foi dans un vivant. On ne comprend pas, pour finir, comment le “Christ de la foi” peut faire abstraction de la résurrection, réelle ou imaginaire, et se former seulement au IIe siècle, comme le veut Pesce. Un destin singulier pour le rationalisme historico-critique: né avec l’intention de rendre clair le contexte, il réussit à dresser un cadre d’ensemble plein de zones d’ombre et de sauts dans le vide. Le modèle idéaliste montre toutes ses limites. Partant du préjugé que le fait ne peut avoir eu lieu – que Dieu ne peut devenir homme et ressusciter de la mort – il doit justifier la foi comme idéalisation. Mais cela rend la narration évangélique incompréhensible. Si les descriptions du Christ ressuscité constituent la grande énigme pour le lecteur antique et moderne, la suppression de la résurrection ne suscite pas moins d’interrogations sans réponse. C’est le Christ “historique” qui devient incompréhensible. Retrouvé, archéologiquement, sous les différentes couches de la foi, il se présente comme un rêveur à la fois radical et ingénu, comme une figure qui ne permet pas de comprendre l’incendie qui a enflammé l’histoire. Les conclusions du rationalisme critique – un vivant qui sort d’un mort, une révolution spirituelle produite par un utopiste semblable à beaucoup d’autres – sont totalement irraisonnables. L’échec de cette position constitue la prémisse “critique” qui permet de reprendre une position réaliste, laquelle n’a pas la prétention de démontrer le dogme mais plutôt de reconnaître qu’affirmer que la vue désolée d’un crucifix puisse engendrer l’idée, glorieuse, d’un Christ ressuscité va à l’encontre de toute évidence rationnelle.

Notes  sur  le site

A propos de l’espérance au temps de l’Ancien Testament

29 décembre, 2012

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A propos de l’espérance au temps de l’Ancien Testament

Au regard de l’espérance lumineuse qui fait courir les chrétiens aujourd’hui, celle des hommes de l’Ancien Testament paraît bien terne ! On peut en effet être surpris que l’auteur du livre de l’Ecclésiaste – qui se présente comme un sage sous les traits du roi Salomon –  reconnaisse avec lucidité et grande vénération que Dieu a « implanté au tréfonds de l’être humain le sens de l’éternité » (Ecclésiaste 3.11, La Bible du Semeur)… avant de confesser finalement l’aspect décevant de la vie humaine qui s’achève par la vieillesse et la mort (Ecclésiaste 12.1-7, 3.19-20) !
Paradoxalement, tandis que depuis longtemps les adeptes de certaines religions polythéistes de l’ancien Orient croient fermement à la résurrection et à une vie future, les enfants d’Israël, eux, s’ouvrent en dernier à cette croyance… et semblent voués inexorablement à la désespérance quant à l’au-delà ! Ce n’est en fait que tardivement, vers la fin de l’Exil (soit entre 550 et 539 avant Jésus-Christ), qu’ils découvrent – ou redécouvrent (1) – progressivement l’idée d’éternité. Un comble pour le peuple qui deviendra celui de l’espérance ! Attardons-nous un instant sur ces questions.

Une vision d’éternité commune à tous les peuples anciens
La croyance en une « survie de l’individu » après la mort semble remonter aux origines de l’espèce humaine et de tout temps, dans toutes les civilisations, ce qui peut paraître étonnant, une grande majorité s’est ralliée à l’idée que l’homme est immortel par nature.
« Ce qui est commun aux religions, [écrit le scientifique et ancien ministre Claude Allègre] depuis celles des Sumériens ou des Égyptiens en passant par celles des Perses, des Babyloniens, des Assyriens, des Indiens ou des Chinois jusqu’à celles qui inspirent les Sepik de Nouvelle-Guinée ou les Indiens d’Amazonie, c’est qu’elles ont toutes développé le concept de dieu, de transcendance et d’au-delà, faisant toutes espérer aux meilleurs, l’immortalité (2). »
Plus de 2000 ans avant J.-C., l’Egypte pharaonique est certainement l’une des premières civilisations à s’édifier dans la perspective de l’éternité. Les Egyptiens en effet, tout en reconnaissant la brièveté du temps terrestre, croient en une autre forme d’existence. Osiris, mort et ressuscité, devenu dieu de l’au-delà, leur apporte l’assurance d’une survie éternelle.
Environ 13 siècles plus tard, sur la base d’une espérance similaire, le philosophe persan Zoroastre (fondateur du zoroastrisme, ancienne religion de la Perse) promet à ses disciples l’avènement d’un sauveur suprême, Saoshyant, qui présidera à la résurrection et à l’émergence d’une vie éternelle après la mort. Notons que le zoroastrisme, religion dualiste fondée sur la lutte permanente entre un Dieu bon (Ahura Mazdâ) et un démon (Ahriman) enseigne aussi le libre arbitre, le jugement final, l’enfer, le paradis et la victoire finale du bien sur le mal. Ce qui représente, soit dit en passant, une sorte de préfiguration du christianisme… en tout cas, une incontestable révolution religieuse au début du VIIe siècle avant J.-C. !
Curieusement donc, en ce qui concerne cette idée de survie post mortem, les Hébreux restent imperméables à toute influence, égyptienne notamment. Face à la vision d’éternité commune à beaucoup de religions antiques, ils ne se lassent pas de nourrir une vague espérance dont ils semblent se satisfaire, mais qui toutefois se précise graduellement au cours des siècles.

De l’espérance terrestre à l’espérance céleste
Ce n’est en effet qu’à l’époque de la rédaction du livre de Daniel que le peuple juif arrive enfin à croire peu à peu en la résurrection et en une vie après la mort. Durant de très nombreux siècles, étonnamment celui-ci se contente d’une espérance terrestre sans vision d’éternité, ou tout au plus d’une espérance en une survie nationale.

Tout d’abord, une espérance à courte vue
Ainsi, pendant longtemps, c’est le modèle de la rétribution – strictement terrestre – qui dicte la pensée des enfants d’Israël. Ceux-ci croient que Dieu « rétribue » ici-bas les hommes selon leurs actes, autrement dit que les justes sont récompensés par une longue vie tranquille et prospère tandis que les pécheurs sont condamnés à une vie malheureuse, courte et sans descendance… en attendant avec frayeur – justes comme pécheurs, d’ailleurs – le sort qui les attend, le sheol (3) où tous resteront abandonnés à jamais.
Mentionnons à cet égard quelques textes bibliques attestant cette espérance à courte vue : « Les jours de nos années s’élèvent à soixante-dix ans, et pour les plus robustes, à quatre-vingt ans. […] Enseigne-nous à bien compter nos jours, […] Rassasie-nous chaque matin de ta bonté, et nous serons toute notre vie dans la joie et l’allégresse. Réjouis-nous autant de jours que tu nous as humiliés, autant d’années que nous avons vu le malheur » (Psaume 90.10-15) ; « Donne-nous encore des jours comme ceux d’autrefois ! » (Lamentations 5.21) ; « Voici ce que je veux repasser en mon cœur, ce qui me donnera de l’espérance. Les bontés de l’Éternel ne sont pas épuisées, ses compassions ne sont pas à leur terme » (Lamentations 3.21-22) ; « Soutiens-moi pour que je vive, tu l’as promis, ne déçois pas mon espérance » (Psaume 119.116, BFC) ; « Oui, le bonheur et la grâce m’accompagneront tous les jours de ma vie, et j’habiterai dans la maison de l’Eternel jusqu’à la fin de mes jours » (Psaume 23.6) ; « L’Eternel m’a châtié, mais il ne m’a pas livré à la mort » (Psaume 118.18).
Comme il se dégage de nombreux passages de l’Ancien Testament, Dieu – dans un premier temps – répond à ses enfants sans leur proposer davantage : « Je te sauverai, et tu ne tomberas pas sous l’épée, ta vie sera ton butin, parce que tu as eu confiance en moi, dit l’Éternel » (Jérémie 39.18) ; « Celui qui m’écoute […] vivra tranquille et sans craindre aucun mal » (Proverbes 1.33) ; « Il m’invoquera, et je lui répondrai. Je serai avec lui dans la détresse, je le délivrerai et je le glorifierai. Je le rassasierai de longs jours, et je lui ferai voir mon salut » (Psaume 91.15-16) ; « N’oublie pas mes enseignements, […] car ils prolongeront les jours et les années de ta vie, et ils augmenteront ta paix » (Proverbes 3.1-2) ; « Ils [les justes] ne sont pas confondus au temps du malheur, et ils sont rassasiés aux jours de la famine » (Psaume 37.19) ; « Ceux qui espèrent en l’Éternel posséderont le pays » (Psaume 37.9) ; « Aimez le Seigneur votre Dieu, obéissez-lui, restez-lui fidèlement attachés, c’est ainsi que vous pourrez vivre et passer de nombreuses années dans le pays que le Seigneur a promis de donner à vos ancêtres Abraham, Isaac et Jacob » (Deutéronome 30.20, BFC)… Pour ne citer que ces versets !

L’espérance collective, une perspective nouvelle pour Israël
Bien que la croyance en la rétribution soit historiquement ancrée dans la réalité quotidienne du peuple d’Israël, certains en voyant « le bonheur des méchants » (Psaume 73.3) – ou en quelque sorte, l’inversion de cette théorie de la rétribution – ont du mal à comprendre la justice de Dieu et se mettent à réfléchir. C’est le cas du roi David (Psaume 37) et du psalmiste Asaph (Psaume 73).
Job, héros des temps anciens, fait aussi partie de ceux qui osent remettre en cause la croyance classique (Job 12.13-25). « Contre cette corrélation rigoureuse [la liaison entre la souffrance et le péché personnel], Job s’élève avec toute la force de son innocence. Il ne nie pas les rétributions terrestres, il les attend, et Dieu les lui accordera finalement […] Mais c’est pour lui un scandale qu’elles lui soient refusées présentement et il cherche en vain le sens de son épreuve. Il lutte désespérément pour retrouver Dieu qui se dérobe et qu’il persiste à croire bon (4). »
Dans l’un de ses « grands textes », il arrive finalement à la conclusion que le bien et le mal ont leur sanction outre-tombe plutôt qu’ici-bas, une avancée théologique considérable ! C’est ainsi qu’au-delà de l’espoir d’être délivré de ses maux en ce monde, il ose affirmer – certes, de façon imprécise, la traduction de ce passage reste difficile – son espérance en la résurrection : « Pour ma part, je sais que celui qui me rachète est vivant et qu’il se lèvera le dernier sur la terre. Quand ma peau aura été détruite, en personne je contemplerai Dieu. C’est lui que je contemplerai, et il me sera favorable. Mes yeux le verront, et non ceux d’un autre » (Job 19.25-27).
Pour d’autres hommes de l’Ancien Testament également confrontés à l’injustice, l’espérance individuelle se mue alors en espérance collective. Si la réussite des méchants offre un spectacle révoltant, « le Seigneur s’intéresse à la vie de ceux qui sont irréprochables, le pays dont ils sont les héritiers leur est acquis pour toujours » (Psaume 37.18, BFC). Au VIIIe siècle av. J.-C., le prophète Esaïe à même l’intuition que son peuple « ressuscitera » : « Mon peuple, tes morts reprendront vie, alors les cadavres des miens ressusciteront ! Ceux qui sont couchés en terre se réveilleront et crieront de joie » (Esaïe 26.19). Vers la même époque, Osée, un autre porte-parole de Dieu, invite Israël à se repentir et évoque l’espérance d’une rénovation nationale : « Venez, retournons à l’Eternel ! Car il a déchiré, mais il nous guérira. Il a frappé, mais il bandera nos plaies. Il nous rendra la vie […] il nous relèvera, et nous vivrons devant lui » (Osée 6.1-2).
Mais c’est en réalité la grande épreuve de la déportation à Babylone qui amène les Juifs à s’interroger sur la « juste rétribution » de Dieu. En cette période particulièrement troublée, le prophète Jérémie, toujours soucieux du bien de ses compatriotes, se demande pourquoi ceux-ci lui manifestent tant de haine : « Seigneur, tu es trop juste pour que je m’en prenne à toi. Pourtant, j’aimerais discuter de justice avec toi. Pourquoi le chemin des méchants les mène-t-il au succès ? Et ceux qui te sont infidèles, pourquoi vivent-ils tranquilles ? » (Jérémie 12.1, BFC).
« Au-delà de la ruine qu’il voit approcher pour le peuple infidèle, il [Jérémie] entrevoit une sorte de résurrection dans le cadre d’une nouvelle alliance avec Dieu [le retour des survivants d’Israël et la reconstruction de Jérusalem, chapitre 31]. Il témoigne alors de sa confiance en la victoire de Dieu par un surprenant geste d’espoir [l’acquisition d’un champ, acte symbolique, chapitre 32] (5). »
Après le châtiment, il y aura donc un rétablissement, un avenir pour le peuple de Dieu… de quoi raviver l’espérance : « Je rétablirai le peuple de Juda et le peuple d’Israël, et je les rétablirai dans leur ancienne situation » (Jérémie 33.7, BFC). « Je multiplierai les descendants de mon serviteur David […] ils seront aussi nombreux que les étoiles qu’on ne peut compter dans le ciel » (Jérémie 33.22, BFC).
Quant à Ezéchiel – en dépit des circonstances dramatiques de l’époque –, il est l’un des rares prophètes de l’Ancien Testament à proclamer aussi explicitement qu’il y a une espérance pour Israël. Ainsi, dans sa célèbre vision des ossements desséchés (Ezéchiel 37.1-14), la renaissance de la nation d’Israël s’exprime pleinement. Bien qu’il s’agisse plutôt là d’une promesse de survie collective pour le peuple d’Israël, autrement dit d’une « résurrection nationale », on peut y voir en outre l’amorce de l’idée de résurrection individuelle. Citons quelques extraits de ce passage intéressant : « Voici ce que dit le Seigneur, l’Eternel : Esprit, viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu’ils revivent ! […] Je vais ouvrir vos tombes et je vous en ferai sortir, vous qui êtes mon peuple, et je vous ramènerai sur le territoire d’Israël » (Ezéchiel 37.9-12).

En route vers l’espérance céleste
En fait, le point de départ – discret – de ce lent cheminement vers le ciel peut être relevé dans le livre des Psaumes où certains versets portent en germe la notion de résurrection : « Non, Seigneur, tu ne m’abandonnes pas à la mort, tu ne permets pas que moi, ton fidèle, je m’approche de la tombe. Tu me fais savoir quel chemin mène à la vie. On trouve une joie pleine en ta présence, un plaisir éternel près de toi » (Psaume 16.10-11, BFC) ; « Eternel, tu as fait remonter mon âme du séjour des morts, tu m’as fait revivre loin de ceux qui descendent dans la tombe » (Psaume 30.4) ; « Dieu sauvera mon âme du séjour des morts » (Psaume 49.16) ; « Ta bonté envers moi est grande, et tu délivres mon âme des profondeurs du séjour des morts » (Psaume 86.13) ; « C’est lui qui délivre ta vie de la tombe, qui te couronne de bonté et de compassion » (Psaume 103.4).
Mais c’est surtout le livre de Daniel (6) qui nous éclaire un peu plus sur l’évolution de la conception de l’au-delà chez les Juifs. C’est bien d’une résurrection personnelle suivie d’une vie éternelle que les justes hériteront : « A cette époque-là [pouvons-nous lire dans Daniel 12.1-3] se dressera Michel, le grand chef, celui qui veille sur les enfants de ton peuple. Ce sera une période de détresse telle qu’il n’y en aura pas eu de pareille depuis qu’une nation existe jusqu’à cette époque-là. A ce moment-là, ceux de ton peuple qu’on trouvera inscrits dans le livre seront sauvés. Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte, pour l’horreur éternelle. Ceux qui auront été perspicaces brilleront comme la splendeur du ciel, et ceux qui auront enseigné la justice à beaucoup brilleront comme les étoiles, pour toujours et à perpétuité. »
Cependant, ce n’est vraiment qu’à partir du deuxième siècle avant Jésus-Christ que l’espérance en la résurrection devient une réalité pour le peuple juif. A la mort d’Alexandre le Grand, la Palestine « passe sous l’autorité des monarchies hellénistiques, des Lagides d’Egypte d’abord, puis des Séleucides de Syrie. La politique d’hellénisation radicale instaurée par Antiochus IV Epiphane (175-164 av. J.-C.), doublée d’une intolérance agressive vis-à-vis des Juifs, suscite un grand mouvement de révolte. Ce mouvement, à la fois national et religieux, est conduit par le prêtre Mattathias et son fils Judas, dit Maccabée. […] Antiochus IV s’efforce d’imposer aux Juifs les mœurs et la religion grecques. La pratique du judaïsme devient passible de mort (7) ».
Dans ce contexte de résistance et de répression féroce – où le dogme de la rétribution ici-bas est tragiquement mis en échec –, les nombreux martyrs, fidèles à la loi de Moïse, s’interrogent sérieusement sur la justice divine. Torturés et mis à mort pour leur foi, ils finissent par croire réellement que Dieu les ressuscitera et que leur rétribution sera d’outre-tombe.
Le deuxième livre des Maccabées, probablement écrit vers 120-100 avant J.-C., décrit justement l’héroïque résistance de sept frères « Maccabées » et de leur mère (modèles des premiers martyrs juifs) qui préfèrent être torturés à mort plutôt que de toucher à la viande de porc interdite par la loi. Citons ici quelques versets de ce livre deutérocanonique de l’Ancien Testament témoignant de cette foi naissante en la résurrection :
« Au moment de rendre le dernier soupir, il [le second supplicié] dit : Scélérat que tu es, tu nous exclus de la vie présente, mais le roi du monde, parce que nous serons morts pour ses lois, nous ressuscitera pour une vie éternelle » (2 Maccabées 7.9, TOB).
« On soumit le quatrième aux mêmes tortures cruelles. Sur le point d’expirer, il dit : Mieux vaut mourir de la main des hommes en attendant, selon les promesses faites par Dieu, d’être ressuscité par lui » (2 Maccabées 7.13-14, TOB).
« Eminemment admirable et digne d’une excellente renommée fut la mère, qui voyait mourir ses sept fils en l’espace d’un seul jour et le supportait avec sérénité, parce qu’elle mettait son espérance dans le Seigneur. Elle exhortait chacun d’eux dans la langue de ses pères. Remplie de nobles sentiments et animée d’un mâle courage, cette femme leur disait : Je ne sais pas comment vous avez apparu dans mes entrailles ; ce n’est pas moi qui vous ai gratifiés de l’esprit et de la vie, […] Aussi bien le Créateur du monde, qui a formé l’homme à sa naissance et qui est à l’origine de toute chose, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et l’esprit et la vie, parce que vous vous sacrifiez maintenant vous-mêmes pour l’amour de ses lois » (2 Maccabées 7.20-23, TOB).
Enfin, on peut mentionner le livre de la Sagesse, autre apocryphe rédigé vers la même époque (Ier siècle avant J.-C.) dans lequel on trouve, quoique de façon larvée, le thème de la résurrection : « Les âmes des justes, elles, sont dans la main de Dieu et nul tourment ne les atteindra plus. Aux yeux des insensés, ils passèrent pour morts, et leur départ sembla un désastre, […] Pourtant, ils sont dans la paix. Même si, selon les hommes, ils ont été châtiés, leur espérance était pleine d’immortalité » (Sagesse 3.1-4).
Comme le remarque Jean Civelli, prêtre à Fribourg (Suisse), « cette idée d’une résurrection des morts ne devait plus s’oublier dans le judaïsme. Ce sont les Pharisiens qui la recueillirent, contrairement au parti des Sadducéens, parti des prêtres et de la noblesse du Temple de Jérusalem, qui, eux, n’acceptèrent pas ce qu’ils considéraient comme une doctrine fausse, car ils ne la trouvaient pas dans la Loi de Moïse (cf. Marc 12.18 et Actes 23.8). […] Le sceau définitif de cette foi en la résurrection sera donné par Jésus lui-même, dans sa propre résurrection (8) ».
« La croyance en la résurrection, qui va se développer dans le monde sémitique, [affirme de son côté, Marie Lucien, docteur en théologie de l'Université de Strasbourg] apparaît comme une nouveauté radicale et impressionnante […] La résurrection personnelle de chaque homme deviendra alors l’espérance commune aux trois religions monothéistes issues du monde sémitique, le judaïsme, le christianisme et l’islam (9). »
Après avoir ainsi esquissé à grands traits l’histoire de l’espérance religieuse en Israël, une question demeure cependant : pourquoi cette dernière est restée si longtemps une piètre espérance… avant que finalement le Nouveau Testament ne la porte à son plus haut degré ? A défaut de pouvoir répondre ici avec certitude à cette question, nous voulons par contre dire toute notre admiration pour les hommes de l’Ancien Testament ayant fait le bon choix de faire confiance à Dieu et de marcher avec lui en se contentant de sa faveur et de l’assurance du pardon de leurs péchés… portés seulement par l’espérance d’une longue vie prospère – ici-bas – et en dépit du système simpliste des rétributions temporelles ne fonctionnant pas toujours.
Alors que nous, croyants du XXIe siècle, pouvons nous enorgueillir de notre belle espérance solidement ancrée dans la résurrection de Jésus-Christ – ce qui ne nous laisse plus aucune excuse pour notre incrédulité –, puissions-nous également faire nôtres les propres louanges de ces héros de la foi… pourtant adressées à un Dieu qu’ils n’imaginaient pas si généreux : « Je chanterai l’Eternel tant que je vivrai, je célébrerai mon Dieu tant que j’existerai. […] Je veux me réjouir en l’Eternel » (Psaume 104.33-34).

Claude Bouchot
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1. En effet, il est raisonnable de penser qu’Adam et les premiers patriarches bénéficièrent déjà d’une révélation divine particulière concernant l’au-delà qui leur était réservé. En tout cas, l’auteur de l’épître aux Hébreux en est convaincu lorsqu’il fait l’éloge de la foi des ancêtres illustres tels qu’Abel, Hénoc, Noé et Abraham : « C’est dans la foi que tous ces hommes sont morts. Ils n’ont pas reçu les biens que Dieu avait promis, mais ils les ont vus et salués de loin. Ils ont ouvertement reconnu qu’ils étaient des étrangers et des exilés sur la terre. Ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils recherchent une patrie. […] En réalité, ils désiraient une patrie meilleure, c’est-à-dire la patrie céleste » (Hébreux 11.13-16, BFC). Hélas, les Hébreux semblent avoir vite oublié « l’espérance de la vie éternelle, promise avant tous les siècles par le Dieu qui ne ment point » (Tite 1.2).
2. Allègre Claude, Dieu face à la science, Paris : Fayard, 1997, p. 223 (LP).
3. « Sheol est un terme hébraïque intraduisible, désignant le « séjour des morts », la « tombe commune de l’humanité », le puits, sans vraiment pouvoir statuer s’il s’agit ou non d’un au-delà. La Bible hébraïque le décrit comme une place sans confort, où tous, juste et criminel, roi et esclave, pieux et impies se retrouvent après leur mort pour y demeurer dans le silence et redevenir poussière » (L’encyclopédie libre Wikipédia, Sheol, [En ligne] http://www.wikipedia.org/, consulté en décembre 2010).
4. La Bible de Jérusalem, Introduction au livre de Job, Paris : Editions du Cerf, 1981, p. 650.
5. La Bible Expliquée, Introduction au livre de Jérémie, Villiers-le-Bel : Société biblique française, 2004, p. 897-AT.
6. A noter que, presque unanimement, les théologiens libéraux contemporains mettent en doute l’authenticité historique du livre de Daniel en datant celui-ci du IIe siècle av. J.-C. seulement et en l’attribuant à un auteur inconnu, alors que la tradition juive et chrétienne – reposant à cet égard sur un solide fondement – le situait au VIe siècle avant notre ère… c’est-à-dire à l’époque où vivait justement Daniel !
7. Simon Marcel, « 2000 ans de christianisme », Vol. 1, Le monde juif, berceau du christianisme, Paris : Aufadi – S.H.C. International, 1975, p. 14, 18.
8. Civelli Jean, La résurrection des morts : et si c’était vrai ?, Saint-Maurice : Editions Saint-Augustin, 2001, p. 24-25.
9. Lucien Marie, Le message de Jésus : une spiritualité universelle inusitée, Paris : Editions L’Harmattan, 2009, p. 135-136.

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