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PAGES DU MARIAGE ET DE LA VIE CHRÉTIENNE DANS LE MONDE
L’AMOUR ET LE SACREMENT DE L’AMOUR
PAR PAUL EVDOKIMOV
L’IMAGE DE DIEU
Il n’est qu’une souffrance, c’est d’être seul. Un Dieu à une seule Personne ne serait pas l’Amour. Il est Trinité, un et trine à la fois. De même l’être humain, monade fermée, ne serait pas son image. Le récit biblique appelle la femme » une aide « , plus exactement un » vis-à-vis « . Pour aider, un autre homme serait plus utile qu’une femme. Et la Bible ne dit pas qu’il n’est pas bon de » travailler seul « , mais » d’être seul « , ainsi la femme » sera avec lui. » » L’un vers l’autre » forment leur co-esse, c’est donc dès l’origine, in principio, que l’être humain est un être conjugal : Au jour où ils furent créés, Dieu leur donna le nom d’homme (Gn 5, 2). » En parlant des deux, Dieu parle d’un seul « , note saint Jean Chrysostome (9).
C’est à leur réciprocité, à leur dyade de nature ecclésiale que Dieu s’adresse et dit » toi » ou » vous « , ne les séparant jamais. Or un élément étranger à l’homme, le démoniaque, introduit dans leurs rapports une distance, et alors, à travers l’histoire, l’un ne cessera de dire à l’autre : » Ajjecka ! Où es-tu ? » Cette perversion ontologique est consignée par la parole que Dieu adresse pour la première fois à chacun séparément : » À la femme il dit…, » et » à l’homme il dit… » (Gn 3, 16-17). Cet événement démontre que la différenciation en masculin et en féminin est avant tout spirituelle.
En effet la création d’Adam avait été d’emblée la création d’un tout de l’homme, en hébreu, le mot Adam-homme est un terme collectif. La Genèse dit littéralement : Créons l’homme (ha adam, au singulier) et ils domineront (au pluriel) ; et Dieu créa l’homme (au singulier) — et il les créa homme-masculin et homme-féminin (et le pluriel se rapporte au singulier, l’homme) (Gn 1, 27). L’ » homme » est au-dessus de la distinction masculin-féminin, car celle-ci n’est pas initialement la séparation de deux individualités désormais isolées l’une de l’autre. Au contraire, on peut affirmer que ces deux aspects de l’homme sont à ce point inséparables dans la pensée de Dieu, qu’un être humain, pris isolément et considéré en soi, n’est pas parfaitement homme. Il n’y a pour ainsi dire qu’une moitié d’homme, dans un être isolé de son complémentaire.
Dieu fit tomber l’homme dans un profond sommeil. Le texte grec parle d’extase. Il s’agit de la stupeur très particulière, de la » suspension des sens « , annonce d’un événement (10). La naissance d’Ève projette dans l’existence ce qui a été en mouvement à l’intérieur de l’être. Adam a toujours été Adam-Ève. L’avènement d’Ève est le grand mythe de la consubstantialité conjugale de l’homme et de la femme : Celle-ci s’appellera Isha femme, car de Ish homme elle fut prise (Gn 2, 23). Saint Jérôme traduit en latin par Virago et Vir. L’un de l’autre, — ils seront une seule chair, un seul être : Mon ami est mien et je suis sienne (Ct 2, 16).
Cet ordre archétypique de la création s’insère dans l’ordre de la grâce aux noces de Cana. Le fond des antiques coupes nuptiales représentait le Christ tenant deux couronnes au-dessus des époux, principe divin de réintégration de l’ordre initial. Saint Jean Chrysostome le précise : » Les propriétés de l’amour sont telles que l’aimée et l’aimant ne forment plus deux êtres, mais un seul… ils ne sont pas réunis seulement, mais sont un » (11) ; ce qui veut dire homme-femme, un » adam » dans le sens biblique (12), car » l’amour change la substance même des choses » (13). Saint Cyrille d’Alexandrie ajoute dans un commentaire sur la Genèse : » Dieu créa le co-être. «
Cette conception patristique est fondamentale pour l’Orient et inspire tous ses textes canoniques. Le mariage est défini : l’unité de deux personnes dans un seul être, une seule substance ; ou encore : l’union en un corps et une âme, mais en deux personnes. La définition est importante, le moi conjugal ne supprime point les personnes, mais selon l’image de la Trinité : l’union dans une seule nature des Trois Personnes forme un seul Sujet, Dieu Un et Trine à la fois ; de même l’union conjugale de deux personnes forme une dyade-monade, deux et un à la fois unis en Troisième terme divin. » Dieu a créé Adam et Ève pour le plus grand amour entre eux, reflétant le mystère de l’unité divine (14). » C’est donc l’homme conjugal qui est l’image de Dieu trine et le dogme trinitaire est l’Archétype divin, l’icône de la communauté conjugale.
Nous entendons dans la prière sacerdotale du Seigneur : Je leur ai donné la gloire… afin qu’ils soient un comme nous sommes un (Jn 17, 22). Or le rite de couronnement du sacrement du mariage annonce : les époux » sont couronnés de gloire « . La gloire signifie la manifestation de l’Esprit Saint. Ce don de l’Esprit à la Pentecôte, son charisme de l’unité n’est accessible que dans l’Église : C’est grâce à tous ses liens que le corps bien coordonné et formant un solide assemblage tire son accroissement selon la force qui convient à chacune de ses parties, et s’édifie lui-même dans la charité (Ép 4, 16). La communauté vivante de l’Église résulte des » liens « , formes particulières de l’amour. a côté de la communauté monastique et paroissiale se pose un autre type de ces formes-liens : l’amour-communauté conjugale. Le mariage forme une dyade ecclésiale, institue une » église domestique « , selon saint Paul et saint Jean Chrysostome.
» Quand le mari et la femme s’unissent dans le mariage, ils n’apparaissent plus comme quelque chose de terrestre, mais comme l’image de Dieu lui-même. » Cette parole de saint Jean Chrysostome fait voir dans le mariage une icône vivante de Dieu, une » théophanie « . Clément d’Alexandrie va très loin dans sa conception : » Qui sont les deux ou trois, rassemblés au nom du Christ, au milieu desquels se tient le Seigneur ? N’est-ce pas l’homme et la femme unis par Dieu ? » (15). Il pose toutefois une condition : » Il surpasse les hommes, celui qui s’est exercé à vivre… dans le mariage.., en demeurant inséparable de l’amour de Dieu (16). » » L’état du mariage est saint » (17) parce qu’il anticipe le Royaume et constitue déjà une » micrabasileïa » (petit royaume), son image prophétique. Tout destin traverse le point crucial de son éros, chargé des poisons mortels et des révélations célestes, pour entrevoir l’Éros transfiguré du Royaume où l’on ne prend ni femme ni mari mais on est comme des anges dans les cieux (Mc 12, 25). Cette parole signifie : non pas des êtres ou des couples isolés, mais l’accord conjugal du Masculin et du Féminin, les deux dimensions de l’unique plérôme en Christ. L’alpha rejoint l’oméga : selon sainte Astérie, la première parole d’Adam, la chair de ma chair (Gn 2, 23), était une déclaration du masculin envers le féminin justement dans leur totalité (18).
LA FIN PROPRE DU MARIAGE
La distinction occidentale moderne entre la fin objective (procréation) et la fin subjective (la communauté conjugale) n’est pas suffisante, ne rend pas compte de la hiérarchie fondamentale. Les textes de l’Église orthodoxe (19), quand ils ne portent pas l’empreinte des manuels occidentaux (20), sont unanimes à placer le but de la vie conjugale dans les époux eux-mêmes. La théologie dogmatique du métropolite Macaire donne cette définition, la dernière en date, très claire et explicite, qui ne dit rien sur la procréation : » Le mariage est un rite sacré : les époux se promettent fidélité réciproque devant l’Église, la grâce divine leur est conférée par la bénédiction du ministre de l’Église. Elle sanctifie leur union et offre la dignité de représenter l’union spirituelle du Christ et de l’Église. «
La chute avait offusqué la lumière initiale. En parlant de l’adultère, à la place d’une » chair « , terme complexe, saint Paul dit corps un (1 Co 6, 16), ce qui rend plus incisive la solitude spirituelle, la communion avortée. Origène (21) attire l’attention sur le premier chapitre de la Genèse, où il s’agit du mâle et de la femelle ; leur union naturelle place l’homme dans l’espèce, le soumet au commandement fait au règne animal : » multipliez, soyez féconds « . L’homme survit dans sa progéniture et se hâte d’y trouver, dans une fiévreuse fécondité, la garantie de sa survie. Seul l’Évangile fait comprendre que ce n’est pas dans l’espèce, mais en Christ, que l’homme est éternel, qu’il dépouille le vieil homme et » se renouvelle à l’image de celui qui l’a créé « . Le mariage place l’homme dans ce renouvellement. Le récit de l’institution du mariage se trouve dans le deuxième chapitre de la Genèse et parle de la » seule chair » sans aucune mention de la procréation. La création de la femme est une réplique à la parole » il n’est pas bon que l’homme soit seul « . La communion conjugale est constitutive de la personne, car c’est » homme-femme » qui est l’image de Dieu. Tous les passages du Nouveau Testament traitant du mariage suivent le même ordre et ne parlent point de la fécondité (Mt 19 ; Mc 10 ; Ép 5). L’avènement de l’homme achève la création graduelle du monde. L’homme l’humanise, lui donne sa signification humaine et spirituelle. C’est en l’homme que la différenciation sexuelle trouve son sens et sa valeur propre, indépendamment de l’espèce.
L’économie de la Loi ordonnait la procréation pour perpétuer la race et accroître le peuple élu, afin d’atteindre la naissance du Messie. Or, dans l’économie de la grâce, la naissance des élus vient de la prédication de la foi. La côte d’où la femme était tirée n’a plus ce rôle utilitaire que lui donne la conception sociologique. Les Arabes d’aujourd’hui disent : » Il est ma côte « , ce qui veut dire » compagnon inséparable « .
Saint Jean Chrysostome déclare encore au IVe siècle : » Il y a deux raisons pour lesquelles le mariage a été institué.., pour amener l’homme à se contenter d’une seule femme, et pour donner des enfants, mais c’est la première qui est la principale… Quant à la procréation, le mariage ne l’entraîne pas absolument… la preuve en est dans les nombreux mariages qui ne peuvent avoir d’enfants. C’est pourquoi la première raison du mariage, c’est de régler la vie sexuelle, maintenant surtout que le genre humain a rempli toute la terre » (22).
À l’image de l’amour de Dieu le Créateur, l’amour humain s’ingénie à » inventer » un objet sur quoi il puisse se déverser. L’existence du monde n’ajoute rien à la plénitude de Dieu en soi ; c’est elle pourtant qui lui confère la qualité de Dieu ; il l’est, non pour soi-même, mais pour sa créature. De même l’union conjugale est une plénitude en elle-même (23). Toutefois elle peut aussi acquérir une nouvelle qualification de sa propre surabondance : la paternité et la maternité. L’enfant issu de la communauté conjugale la prolonge et réaffirme l’unité parfaite déjà formée. L’amour se déverse sur son reflet dans le monde et engendre l’enfant. Et quand l’enfant est né, la femme ne se souvient plus de son angoisse, dans la joie qu’elle a de ce qu’un homme est né dans le monde (Jn 16, 21), un nouveau visage est appelé à devenir icône de Dieu.
La maternité est une forme particulière de la kénose féminine. La mère se donne à son enfant, meurt partiellement pour lui, suit l’amour de Dieu qui s’abaisse, répète en un certain sens la parole de saint Jean Baptiste : Il faut qu’il croisse et que je diminue (Jn 3, 30). Le sacrifice de la mère comporte l’épée dont parle Siméon. Dans ce sacrifice, chaque mère se penche sur Jésus crucifié.
Le culte de la Vierge-Mère exprime la vocation de toute femme, son charisme de protection et de secours. Il y a dans le monde un nombre de plus en plus grand d’êtres qui vivent comme ceux qui sont abandonnés de Dieu. Leur existence est un appel à tout foyer chrétien pour qu’il manifeste son sacerdoce conjugal, sa vraie nature d’église domestique qui ne reçoit que pour donner et se révèle ainsi une puissance de compassion et de secours afin de restituer au Père ses enfants prodigues (24).
L’ÉGLISE DOMESTIQUE
Clément d’Alexandrie (25) appelle le mariage la » Maison de Dieu » et lui applique la parole sur la présence du Seigneur : Je suis au milieu d’eux (Mt., 18, 20). Or, selon saint Ignace d’Antioche : » Là où est le Christ, là est son Église « , ce qui fait voir clairement la nature ecclésiale de la communauté conjugale. Ce n’est pas non plus par hasard que saint Paul place son enseignement magistral sur le mariage dans le contexte de son épître sur l’Église, l’Épître aux Éphésiens. Il parle de 1’ » église domestique » (Rm 16, 5), et à sa suite saint Jean Chrysostome, de la » petite église « . Il y a plus ici qu’une simple analogie. Le symbolisme des Écritures relève d’une correspondance très intime entre les divers plans, qui les montre comme des expressions différentes de l’unique réalité.
Selon le quatrième Évangile (Jn 2, 1-11), le premier miracle du Christ a lieu pendant les noces de Cana. De par sa matière même — l’eau et le vin — il sert de prélude au Calvaire et annonce déjà la naissance de l’Église sur la Croix : Du côté percé, il sortit du sang et de l’eau (Jn 19, 34). Le symbolisme rapproche et apparente le lieu du miracle, les noces, à l’essence eucharistique de l’Église.
La présence du Christ confère aux fiancés un don sacramentel. C’est de lui que saint Paul parle en disant : Chacun a reçu de Dieu son charisme particulier (1 Co 7, 7). Sous son action l’eau des passions naturelles se transforme en » ce fruit de la vigne « , le vin noble qui signifie la transmutation en » amour nouveau « , amour charismatique jaillissant jusqu’au Royaume.
C’est pourquoi la Mère de Dieu, comme un ange gardien, se penche sur le monde en détresse : Ils n’ont plus de vin, dit-elle. La Vierge veut dire que la chasteté de jadis, en tant qu’intégrité de l’être, est tarie. II n’y a plus que l’impasse de la masculinité et de la féminité. Les vases destinés aux purifications des Juifs ne soit guère suffisants ; mais les » choses anciennes sont passées » ; la purification des ablutions devient Baptême, » bain d’éternité « , afin d’ouvrir l’accès au Festin eucharistique du seul et unique Époux.
L’intercession de la Vierge hâte l’avènement : Faites tout ce qu’il vous dira… Tout homme sert d’abord le bon vin, puis le moins bon, le bon vin des fiançailles n’est qu’une promesse fugitive et s’épuise vite, la coupe nuptiale tarit : tel est l’ordre naturel. À Cana, cet ordre est renversé : Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent, ce » présent » est celui du Christ, il est sans déclin. Plus les époux s’unissent en Christ, plus leur commune coupe, mesure de leur vie, se remplit du vin de Cana, devient miracle.
À Cana, Jésus » manifesta sa gloire » dans l’enceinte d’une ecclesia domestica. Ces noces, en fait, sont les noces des époux avec Jésus. C’est lui qui préside aux noces de Cana et, selon les Pères, préside toutes les noces chrétiennes. C’est lui qui est le seul et unique Fiancé dont l’ami entend la voix et se réjouit. Ce niveau des épousailles mystiques de l’âme et du Christ, dont le mariage est la figure directe, est celui de toute âme et de l’Église-Épouse.
Toute grâce dans sa mesure pleine est au terme d’un sacrifice. Les époux la reçoivent dès le moment où ils s’engagent, dans leur dignité sacerdotale, à se présenter devant le Père céleste et à lui offrir en Christ le sacrifice, le » culte raisonnable « , l’offrande de toute leur vie conjugale. La grâce du ministère sacerdotal de l’époux et la grâce de la maternité sacerdotale de l’épouse forment et modèlent l’être conjugal à l’image de l’Église.
En s’aimant l’un l’autre, les époux .aiment Dieu. Chaque instant de leur vie jaillit en doxologie royale, leur ministère en chant liturgique incessant. Saint Jean Chrysostome apporte cette conclusion magnifique : » Le mariage est une icône mystérieuse de l’Église (26).
LES SACREMENTS
Le grand liturgiste du XIVe siècle, Nicolas Cabasilas, définit ainsi les sacrements : » Voilà la voie que notre Seigneur nous a tracée, la porte qu’il a ouverte… C’est en repassant par cette voie et cette porte qu’il revient vers les hommes » (27). En effet, après l’Ascension, le Christ revient dans l’économie sacramentelle de l’Esprit Saint. Celle-ci continue sa visibilité historique et prend la place des miracles du temps de l’Incarnation.
La définition classique énonce : » Le sacrement est une action sainte en laquelle, sous le signe visible, l’invisible grâce de Dieu est communiquée au croyant » (28). Ils ne sont pas seulement des signes qui confirment les promesses divines ni des moyens pour vivifier la foi et la confiance, ils ne donnent pas seulement mais renferment la grâce et sont des véhicules, à la fois les instruments du salut et le salut même, tout comme l’Église l’est.
L’union du visible et de l’invisible est inhérente à la nature de l’Église. Pentecôte perpétuée, l’Église déverse la surabondance de la grâce à travers toute forme de sa vie. Mais l’institution des sacrements établit un ordre qui pose des limites à tout » pentecôtisme » sectaire désordonné et en même temps offre à tous et à chacun un fondement inébranlable, objectif et universel de la vie de grâce. L’Esprit souffle où il veut, mais dans les sacrements, en présence des conditions institutionnelles requises par l’Église et en vertu de la promesse du Seigneur, les dons de l’Esprit Saint, les événements, sont conférés sûrement et l’Église l’atteste. Ainsi tout sacrement comporte avant tout la volonté de Dieu que cet acte ait lieu, ensuite vient l’acte lui-même, le sacrement, et en troisième lieu le témoignage par l’Église de sa réception confirme le don conféré et reçu. Dans la pratique ancienne, l’axios (manifestation de l’accord) ou l’amen du peuple accompagnait et scellait tout acte sacramentel. En définitive, tous les sacrements conduisaient vers l’eucharistie qui, de par sa propre plénitude, parachevait le témoignage de l’Église. Un pareil consensus de la catholicité est un fait intérieur de l’Église. Un sacrement est toujours un événement dans l’Église, par l’Église et pour l’Église, il exclut tout ce qui isole de la résonance ecclésiale.
Ainsi pour le sacrement du mariage, le mari et la femme, avant tout, accèdent à la synaxe (29) eucharistique dans leur nouvelle existence conjugale. L’intégration à l’eucharistie témoigne de la descente de l’Esprit et du don reçu, et c’est pourquoi tout sacrement était toujours une partie organique de la liturgie eucharistique.
Le monde est confondu dans les ténèbres, mais ces dernières ne sont concevables que parce qu’elles sont percées par les trouées de la Lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde (Jn 1, 9). Les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre l’Église (Mt 16, 18), car jusqu’à la fin du monde les sacrements, ces flèches de feu, annoncent la puissance salvatrice de la Grâce et tracent un itinéraire fulgurant vers le Royaume.
Il y a longtemps que pour la masse le sacrement n’est plus ce mystère auquel est convié, chaque fois qu’il s’accomplit, le monde céleste tout entier ; qu’il n’est plus qu’une » pratique « , un » devoir religieux « , une forme comme une autre, qu’elle voudrait bien rendre aussi creuse que n’importe quel symbole de sa sociabilité. Or cette » forme » est toute remplie de la présence de Dieu, et le réalisme éclatant et redoutable des paroles bibliques nous le rappelle : Déchausse-toi, car ce lieu est saint (Ex 3, 5). L’Esprit fait de l’Église le lieu et ta raison d’être du monde. Il recule ses murs jusqu’aux confins de l’univers, et c’est dans l’Église que les fleurs s’épanouissent et que l’herbe pousse, que l’homme naît, aime, meurt et ressuscite.
La matière des sacrements n’est pas seulement un » signe visible « , mais le substrat naturel qui se change en lieu de la présence des énergies divines. Dans le sacrement du mariage, la matière est l’amour de l’homme et de la femme. Selon Justinien, » le mariage s’accomplit par le pur amour » (Novelle 74, cap. 1), et pour saint Jean Chrysostome, c’est l’amour qui unit les aimants et les unit à Dieu (30). Sous la » grâce édénique » du sacrement, l’amour est transmué en communion charismatique. L’épître aux Éphésiens le montre substantielle miniature de l’amour nuptial du Christ et de l’Église.
L’INSTITUTION PARADISIAQUE
L’institution du mariage au paradis est une ancienne tradition très ferme. En parlant du mariage, le Seigneur se réfère à l’Ancien Testament : N’avez-vous pas lu ? (Mt 19, 4 ; Mc 10, 2-12). De même saint Paul (Ép 5, 31). Clément d’Alexandrie le dit clairement : » Le Fils n’a fait que confirmer ce que le Père a institué » (31). Dans la création de l’homme, Clément voyait le sacrement du baptême (32), et dans la communion d’amour du premier couple, l’institution divine du sacrement du mariage. Il parle même de la grâce paradisiaque du mariage (33). Par cette grâce, le mariage chrétien reçoit quelque chose de l’état conjugal avant la chute.
Clément dit même beaucoup plus : » Dieu a créé l’homme : homme et femme ; l’homme signifie le Christ, la femme signifie l’Église » (34). L’amour du Christ et de l’Église s’érige en archétype du mariage et préexiste ainsi au couple, car Adam est créé à l’image du Christ et Ève à l’image de l’Église. On comprend maintenant pourquoi le premier couple et tous les couples se réfèrent à cette unique image. Saint Paul a formulé l’essentiel : C’est un grand mystère ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église (Ép 5, 32). Mystère, mysterion ici a le sens d’un contenu d’une richesse inépuisable dont on jouira éternellement. Dans le texte de la Genèse, Paul lit une préfiguration prophétique, son sens caché maintenant est manifesté. Ainsi le mariage remonte au-delà de la chute ; archétype des rapports nuptiaux, il explique le nom d’Israël et ensuite de l’Église : épouse de Jahvé. Ni la chute ni le temps n’ont touché à sa réalité sacrée. Le rituel orthodoxe précise : » Ni le péché originel, ni le déluge n’ont rien détérioré de la sainteté de l’union conjugale « . Saint Éphrem le Syrien ajoute : » D’Adam jusqu’au Seigneur, l’authentique amour conjugal était le parfait sacrement » (35). La sagesse rabbinique considérait l’amour conjugal comme l’unique canal de la grâce, même chez les païens (36). Saint Augustin enseigne de même : » Le Christ à Cana confirme ce qu’il a institué au paradis » (37). Saint Jean Chrysostome : » Le Christ a apporté le don, et par le don il a honoré la cause » (38). Le patriarche Jérémie II, dans sa lettre adressée aux théologiens protestants, indique Genèse, 2, 24, et déclare que le sacrement du mariage n’est que confirmé dans le Nouveau Testament (de même l’Ecloga, 2, 12, et l’encyclique des Patriarches orientaux). En effet le Christ n’a rien institué à Cana, mais sa présence revalorise et rehausse le mariage jusqu’à sa plénitude ontologique.
LA JOIE
L’anamnèse (souvenir) du paradis est plus qu’un simple rappel, sa grâce rédimée explique une joie très particulière, inhérente aux noces : » Réjouissons-nous, faisons éclater notre joie « , » heureux les gens invités au festin des noces de l’Agneau » (Ap 19, 9). Le Deutéronome (24, 5) déclare que tout homme nouvellement marié est libéré de toute charge, même du service militaire, afin de » réjouir sa femme et de la rendre heureuse « . » La femme apporte une plénitude et une consolation incessante pour le mari « , dit saint Jean Chrysostome (39). Le rite y revient constamment et fait entendre cette note claire : » pour qu’ils se réjouissent « , » que vienne en eux la joie « , » Isaïe, exulte « , » et toi, épouse, sois dans la joie… et trouve ta joie dans ton mari « .
On peut même pressentir intuitivement que sans l’amour conjugal du premier couple, le paradis même perdrait quelque chose de sa plénitude, et ne serait même plus paradis ! Le mémorial du sacrement » se souvient » et du paradis et du Royaume et permet de vivre quelque chose de l’état édénique sur terre ; et c’est la » grâce paradisiaque » dont parle Clément, qui invite l’amour à transcender le terrestre vers les beautés célestes. Comme le dit si bien Paul Claudel, l’âme re-surgit » non pas comme une vache pleine qui rumine sur ses pieds, mais comme une jument vierge, la bouche embrasée du sel qu’elle a pris dans la main de son maître… Par les fentes de la porte avec le vent de l’aube arrive l’odeur de l’herbage » ouranien.
À Cana, dans la demeure du premier couple chrétien, le Verbe et l’Esprit président à la fête, et c’est pour cela qu’on boit le vin nouveau, le vin miraculeux qui apporte une joie qui n’est plus de cette terre. C’est » l’ivresse sobre » dont parle saint Grégoire de Nysse, et dont étaient » accusés » les apôtres le jour de la Pentecôte. La Pentecôte conjugale fait » toutes choses nouvelles « . L’alliance de Dieu avec son peuple est conjugale. Jérusalem est parée des noms : fiancée de Jahvé et épouse de l’Agneau. Le rite du mariage mentionne expressément Isaïe car il chante l’allégresse divine : On ne te nommera plus délaissée… car Jahvé mettra son plaisir en toi… et comme la fiancée fait la joie de son fiancé, tu seras la joie de ton Dieu ! (Is 61 4-5). La joie du sacrement s’élève au niveau de la Joie divine.
Extrait du livre Sacrement de l’amour :
Le mystère conjugal à la lumière de la tradition orthodoxe,.
Desclée de Brouwer, 1980.
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