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LETTRE DU PAPE JEAN-PAUL II AUX ARTISTES – 1999

26 octobre, 2017

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création du monde

LETTRE DU PAPE JEAN-PAUL II AUX ARTISTES – 1999

À tous ceux qui, avec un dévouement passionné,
cherchent de nouvelles «épiphanies» de la beauté
pour en faire don au monde
dans la création artistique.

«Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon» (Gn 1, 31).

L’artiste, image de Dieu Créateur
1. Personne mieux que vous artistes, géniaux constructeurs de beauté, ne peut avoir l’intuition de quelque chose du pathos avec lequel Dieu, à l’aube de la création, a regardé l’œuvre de ses mains. Un nombre infini de fois, une vibration de ce sentiment s’est réfléchie dans les regards avec lesquels, comme les artistes de tous les temps, fascinés et pleins d’admiration devant le pouvoir mystérieux des sons et des paroles, des couleurs et des formes, vous avez contemplé l’œuvre de votre inspiration, y percevant comme l’écho du mystère de la création, auquel Dieu, seul créateur de toutes choses, a voulu en quelque sorte vous associer.
Pour cette raison, il m’a semblé qu’il n’y avait pas de paroles plus appropriées que celles de la Genèse pour commencer la lettre que je vous adresse, à vous auxquels je me sens lié par des expériences qui remontent très loin dans le temps et qui ont marqué ma vie de façon indélébile. Par cet écrit, j’entends emprunter le chemin du dialogue fécond de l’Église avec les artistes qui, en deux mille ans d’histoire, ne s’est jamais interrompu et qui s’annonce encore riche d’avenir au seuil du troisième millénaire.
En réalité, il s’agit d’un dialogue qui non seulement est dû aux circonstances historiques ou à des motifs fonctionnels, mais qui s’enracine aussi bien dans l’essence même de l’expérience religieuse que dans celle de la création artistique. La première page de la Bible nous présente Dieu quasiment comme le modèle exemplaire de toute personne qui crée une œuvre : dans l’homme artisan se reflète son image de Créateur. Cette relation est évoquée avec une évidence particulière dans la langue polonaise, grâce à la proximité lexicale entre les mots stwórca (créateur) et twórca (artisan).
Quelle est la différence entre «créateur» et «artisan» ? Celui qui crée donne l’être même, il tire quelque chose de rien – ex nihilo sui et subiecti, dit- on en latin -, et cela, au sens strict, est une façon de procéder propre au seul Tout-Puissant. À l’inverse, l’artisan utilise quelque chose qui existe déjà et il lui donne forme et signification. Cette façon d’agir est propre à l’homme en tant qu’image de Dieu. Après avoir dit, en effet, que Dieu créa l’homme et la femme «à son image» (cf. Gn 1, 27), la Bible ajoute qu’il leur confia la charge de dominer la terre (cf. Gn 1, 28). Ce fut le dernier jour de la création (cf. Gn 1, 28-31). Les jours précédents, scandant presque le rythme de l’évolution cosmique, le Seigneur avait créé l’univers. À la fin, il créa l’homme, résultat le plus noble de son projet, auquel il soumit le monde visible, comme un immense champ où il pourra exprimer sa capacité inventive.
Dieu a donc appelé l’homme à l’existence en lui transmettant la tâche d’être artisan. Dans la «création artistique», l’homme se révèle plus que jamais «image de Dieu», et il réalise cette tâche avant tout en modelant la merveilleuse «matière» de son humanité, et aussi en exerçant une domination créatrice sur l’univers qui l’entoure. L’Artiste divin, avec une complaisance affectueuse, transmet une étincelle de sa sagesse transcendante à l’artiste humain, l’appelant à partager sa puissance créatrice. Il s’agit évidemment d’une participation qui laisse intacte la distance infinie entre le Créateur et la créature, comme le soulignait le Cardinal Nicolas de Cues : «L’art de créer qu’atteindra une âme bienheureuse n’est point cet art par essence qui est Dieu, mais bien de cet art une communication et une participation(1).
C’est pourquoi plus l’artiste est conscient du «don» qu’il possède, plus il est incité à se regarder lui-même, ainsi que tout le créé, avec des yeux capables de contempler et de remercier, en élevant vers Dieu son hymne de louange. C’est seulement ainsi qu’il peut se comprendre lui-même en profondeur, et comprendre sa vocation et sa mission.
La vocation spéciale de l’artiste
2. Tous ne sont pas appelés à être artistes au sens spécifique du terme. Toutefois, selon l’expression de la Genèse, la tâche d’être artisan de sa propre vie est confiée à tout homme : en un certain sens, il doit en faire une œuvre d’art, un chef-d’œuvre.
Il est important de saisir la distinction, mais aussi le lien, entre ces deux versants de l’activité humaine. La distinction est évidente. Une chose, en effet, est la disposition grâce à laquelle l’être humain est l’auteur de ses propres actes et est responsable de leur valeur morale; autre chose est la disposition par laquelle il est artiste, c’est-à-dire qu’il sait agir selon les exigences de l’art, en accueillant avec fidélité ses principes spécifiques(2). C’est pourquoi l’artiste est capable de produire des objets, mais cela, en soi, ne dit encore rien de ses dispositions morales. Ici, en effet, il ne s’agit pas de se modeler soi-même, de former sa propre personnalité, mais seulement de faire fructifier ses capacités créatives, donnant une forme esthétique aux idées conçues par la pensée.
Mais si la distinction est fondamentale, la relation entre ces deux dispositions, morale et artistique, n’est pas moins importante. Elles se condi tionnent profondément l’une l’autre. En modelant une œuvre, l’artiste s’ex prime de fait lui-même à tel point que sa production constitue un reflet particulier de son être, de ce qu’il est et du comment il est. On en trouve d’innombrables confirmations dans l’histoire de l’humanité. En effet, quand l’artiste façonne un chef-d’œuvre, non seulement il donne vie à son œuvre, mais à travers elle, en un certain sens, il dévoile aussi sa propre personnalité. Dans l’art, il trouve une dimension nouvelle et un extraordinaire moyen d’expression pour sa croissance spirituelle. À travers les œuvres qu’il réalise, l’artiste parle et communique avec les autres. L’histoire de l’art n’est donc pas seulement une histoire des œuvres, elle est aussi une histoire des hommes. Les œuvres d’art parlent de leurs auteurs, elles introduisent à la connaissance du plus profond de leur être et elles révèlent la contribution originale qu’ils ont apportée à l’histoire de la culture.
La vocation artistique au service de la beauté
3. Un poète polonais connu, Cyprian Norwid, écrit : «La beauté est pour susciter l’enthousiasme dans le travail, / le travail est pour renaître(3).
Le thème de la beauté est particulièrement approprié pour un discours sur l’art. Il a déjà affleuré quand j’ai souligné le regard satisfait de Dieu devant la création. En remarquant que ce qu’il avait créé était bon, Dieu vit aussi que c’était beau(4). Le rapport entre bon et beau suscite des réflexions stimulantes. La beauté est en un certain sens l’expression visible du bien, de même que le bien est la condition métaphysique du beau. Les Grecs l’avaient bien compris, eux qui, en fusionnant ensemble les deux concepts, forgèrent une locution qui les comprend toutes les deux : «kalokagathía», c’est-à-dire «beauté-bonté». Platon écrit à ce sujet : «La vertu propre du Bien est venue se réfugier dans la nature du Beau(5).
C’est en vivant et en agissant que l’homme établit ses relations avec l’être, avec la vérité et avec le bien. L’artiste vit une relation particulière avec la beauté. En un sens très juste, on peut dire que la beauté est la vocation à laquelle le Créateur l’a appelé par le don du «talent artistique». Et ce talent aussi est assurément à faire fructifier, dans la logique de la parabole évangélique des talents (cf. Mt 25, 14-30).
Nous touchons ici un point essentiel. Celui qui perçoit en lui-même cette sorte d’étincelle divine qu’est la vocation artistique – de poète, d’écrivain, de peintre, de sculpteur, d’architecte, de musicien, d’acteur… – perçoit en même temps le devoir de ne pas gaspiller ce talent, mais de le développer pour le mettre au service du prochain et de toute l’humanité.
L’artiste et le bien commun
4. La société, en effet, a besoin d’artistes, comme elle a besoin de scienti fiques, de techniciens, d’ouvriers, de personnes de toutes professions, de témoins de la foi, de maîtres, de pères et de mères, qui garantissent la croissance de la personne et le développement de la communauté à travers cette très haute forme de l’art qu’est «l’art de l’éducation». Dans le vaste panorama culturel de chaque nation, les artistes ont leur place spécifique. Lorsque précisément, dans la réalisation d’œuvres vraiment valables et belles, ils obéissent à leur inspiration, non seulement ils enrichissent le patrimoine culturel de chaque nation et de l’humanité entière, mais ils rendent aussi un service social qualifié au profit du bien commun.
Tout en déterminant le cadre de son service, la vocation différente de chaque artiste fait apparaître les devoirs qu’il doit assumer, le dur travail auquel il doit se soumettre, la responsabilité qu’il doit affronter. Un artiste conscient de tout cela sait aussi qu’il doit travailler sans se laisser dominer par la recherche d’une vaine gloire ou par la frénésie d’une popularité facile, et encore moins par le calcul d’un possible profit personnel. Il y a donc une éthique, et même une «spiritualité», du service artistique, qui, à sa manière, contribue à la vie et à la renaissance d’un peuple. C’est justement à cela que semble vouloir faire allusion Cyprian Norwid quand il affirme : «La beauté est pour susciter l’enthousiasme dans le travail, / le travail est pour renaître».
L’art face au mystère du Verbe incarné
5. La Loi de l’Ancien Testament interdit explicitement de représenter Dieu invisible et inexprimable à l’aide d’«une image taillée ou fondue» (Dt 27, 15), car Dieu transcende toute représentation matérielle : «Je suis celui qui est» (Ex 3, 14). Toutefois, le Fils de Dieu en personne s’est rendu visible dans le mystère de l’Incarnation : «Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme» (Ga 4, 4). Dieu s’est fait homme en Jésus Christ, qui est devenu ainsi «le centre par rapport auquel il faut se situer pour pouvoir comprendre l’énigme de l’existence humaine, du monde créé et de Dieu lui- même(6).
Cette manifestation fondamentale du «Dieu-Mystère» constitue un encouragement et un défi pour les chrétiens, entre autres dans le domaine de la création artistique. Il en est sorti une floraison de beauté qui a tiré sa sève précisément de là, du mystère de l’Incarnation. En se faisant homme, en effet, le Fils de Dieu a introduit dans l’histoire de l’humanité toute la richesse évangélique de la vérité et du bien, et, en elle, a révélé aussi une nouvelle dimension de la beauté : le message évangélique en est totalement rempli.
La Sainte Écriture est devenue ainsi une sorte d’«immense vocabulaire» (P. Claudel) et d’«atlas iconographique» (M. Chagall), où la culture et l’art chrétien ont puisé. L’Ancien Testament lui-même, interprété à la lumière du Nouveau, s’est avéré source inépuisable d’inspiration. À partir des récits de la création, du péché, du déluge, du cycle des Patriarches, des événements de l’Exode, jusqu’à tant d’autres épisodes et personnages de l’histoire du salut, le texte biblique a enflammé l’imagination de peintres, de poètes, de musiciens, d’auteurs de théâtre et de cinéma. Une figure comme celle de Job, pour prendre un exemple, avec sa problématique brûlante et toujours actuelle de la souffrance, continue à susciter à la fois l’intérêt philosophique et l’intérêt littéraire et artistique. Et que dire du Nouveau Testament ? De la Nativité au Golgotha, de la Transfiguration à la Résurrection, des miracles aux enseignements du Christ, jusqu’aux événements rapportés par les Actes des Apôtres ou entrevus par l’Apocalypse dans une perspective eschatologique, d’innombrables fois la parole biblique s’est faite image, musique, poésie, évoquant par le langage de l’art le mystère du «Verbe fait chair».
Dans l’histoire de la culture, tout cela constitue un vaste chapitre de foi et de beauté. Ce sont surtout les croyants qui en ont bénéficié pour leur expérience de prière et de vie. Pour beaucoup d’entre eux, en des époques de faible alphabétisation, les expressions imagées de la Bible constituèrent même des moyens catéchétiques concrets(7). Mais pour tous, croyants et non-croyants, les réalisations artistiques inspirées par l’Écriture demeurent un reflet du mystère insondable qui enveloppe et habite le monde.
Entre l’Évangile et l’art, une alliance féconde
6. En effet, chaque intuition artistique authentique va au-delà de ce que perçoivent les sens et, en pénétrant la réalité, elle s’efforce d’en interpréter le mystère caché. Elle jaillit du plus profond de l’âme humaine, là où l’aspiration à donner un sens à sa vie s’accompagne de la perception fugace de la beauté et de la mystérieuse unité des choses. C’est une expérience partagée par tous les artistes que celle de l’écart irrémédiable qui existe entre l’œuvre de leurs mains, quelque réussie qu’elle soit, et la perfection fulgurante de la beauté perçue dans la ferveur du moment créateur : ce qu’ils réussissent à exprimer dans ce qu’ils peignent, ce qu’ils sculptent, ce qu’ils créent, n’est qu’une lueur de la splendeur qui leur a traversé l’esprit pendant quelques instants.
Le croyant ne s’en étonne pas : il sait que s’est ouvert devant lui pour un instant cet abîme de lumière qui a en Dieu sa source originaire. Faut-il s’étonner si l’esprit en reste comme écrasé au point de ne savoir s’exprimer que par des balbutiements ? Nul n’est plus prêt que le véritable artiste à reconnaître ses limites et à faire siennes les paroles de l’Apôtre Paul, selon lequel Dieu «n’habite pas dans des temples faits de mains d’homme», de même que «nous ne devons pas penser que la divinité soit semblable à de l’or, de l’argent ou de la pierre, travaillés par l’art et le génie de l’homme» (Ac 17, 24. 29). Si déjà la réalité profonde des choses se tient toujours «au-delà» des capacités de pénétration humaine, combien plus Dieu dans les profondeurs de son mystère insondable !
La connaissance de foi est d’une tout autre nature : elle suppose une rencontre personnelle avec Dieu en Jésus Christ. Toutefois, cette connaissance peut, elle aussi, tirer avantage de l’intuition artistique. Les œuvres de Fra Angelico, par exemple, sont un modèle éloquent d’une contemplation esthétique qui est sublimée dans la foi. Non moins significative est à ce sujet la lauda extatique, que saint François d’Assise reprend deux fois dans la chartula rédigée après avoir reçu sur le mont de l’Alverne les stigmates du Christ : «Tu es beauté… Tu es beauté !(8). Saint Bonaventure commente : «Il contemplait dans les belles choses le Très Beau et, en suivant les traces imprimées dans les créatures, il poursuivait partout le Bien-Aim(9).
Une approche semblable se rencontre dans la spiritualité orientale, où le Christ est qualifié de «Très Beau en beauté plus que tous les mortels(10). Macaire le Grand commente ainsi la beauté transfigurante et libératrice du Ressuscité : «L’âme qui a été pleinement illuminée par la beauté indicible de la gloire lumineuse du visage du Christ, est remplie du Saint Esprit,… n’est qu’œil, que lumière, que visage(11).
Toute forme authentique d’art est, à sa manière, une voie d’accès à la réalité la plus profonde de l’homme et du monde. Comme telle, elle constitue une approche très valable de l’horizon de la foi, dans laquelle l’existence humaine trouve sa pleine interprétation. Voilà pourquoi la plénitude évangélique de la vérité ne pouvait pas ne pas susciter dès le commencement l’intérêt des artistes, sensibles par nature à toutes les manifestations de la beauté intime de la réalité.
Les origines
7. L’art que le christianisme rencontra à ses origines était le fruit mûr du monde classique, il en exprimait les canons esthétiques et en même temps il en véhiculait les valeurs. La foi imposait aux chrétiens, dans le domaine de l’art comme dans celui de la vie et de la pensée, un discernement qui ne permettait pas la réception automatique de ce patrimoine. L’art d’inspiration chrétienne commença ainsi en sourdine, étroitement lié au besoin qu’avaient les croyants d’élaborer des signes pour exprimer, à partir de l’Écriture, les mystères de la foi, et en même temps un «code symbolique», à travers lequel ils pourraient se reconnaître et s’identifier, spécialement dans les temps difficiles des persécutions. Qui ne se souvient de ces symboles qui furent aussi les premières esquisses d’un art pictural et plastique ? Le poisson, les pains, le pasteur, évoquaient le mystère en devenant, presque insensiblement, les ébauches d’un art nouveau.
Quand, par l’édit de Constantin, il fut accordé aux chrétiens de s’exprimer en pleine liberté, l’art devint un canal privilégié de manifestation de la foi. En divers lieux commencèrent à fleurir des basiliques majestueuses dans lesquelles les canons architectoniques du paganisme ancien étaient repris et en même temps soumis aux exigences du nouveau culte. Comment ne pas rappeler au moins l’ancienne Basilique Saint-Pierre et celle de Saint Jean de Latran, construites aux frais de Constantin lui-même ? Ou, pour les splendeurs de l’art byzantin, la Haghia Sophía de Constantinople, voulue par Justinien ?
Alors que l’architecture dessinait l’espace sacré, le besoin de contempler le mystère et de le proposer de façon immédiate aux gens simples conduisit progressivement aux premières expressions de l’art pictural et sculptural. En même temps apparurent les premières esquisses d’un art de la parole et du son; et si Augustin, parmi les nombreux thèmes de ses œuvres, incluait un De musica, Hilaire, Ambroise, Prudence, Éphrem le Syrien, Grégoire de Nazianze, Paulin de Nole, pour ne citer que quelques noms, se faisaient les promoteurs d’une poésie chrétienne qui atteint souvent une haute valeur non seulement théologique mais aussi littéraire. Leur programme poétique mettait en relief des formes héritées des classiques, mais il puisait à la pure sève de l’Évangile, comme le déclarait à juste titre le saint poète de Nole : «Notre unique art est la foi et le Christ est notre chant(12). Quelque temps plus tard, Grégoire le Grand, pour sa part, avec la compilation de l’Antiphonarium, posait les prémisses du développement organique de la musique sacrée si originale qui a pris son nom. Par ses modulations inspirées, le chant grégorien deviendra au cours des siècles l’expression mélodique typique de la foi de l’Église durant la célébration liturgique des Mystères sacrés. Le «beau» se conjuguait ainsi avec le «vrai», afin qu’à travers les chemins de l’art les esprits soient transportés de ce qui est sensible à l’éternel.
Les moments difficiles ne manquèrent pas tout au long de ce chemin. Précisément à propos de la représentation du mystère chrétien, la période antique connut une controverse très dure, qui passa dans l’histoire sous le nom de «querelle iconoclaste». Les images sacrées, qui s’étaient largement répandues dans la dévotion populaire, furent l’objet d’une violente contestation. Le Concile célébré à Nicée en 787 fut un événement historique, non seulement du point de vue de la foi mais aussi pour la culture, en décidant la licéité des images et du culte qui les entourent. Pour régler la controverse, les Évêques firent appel à un argument décisif : le mystère de l’Incarnation. Si le Fils de Dieu est entré dans le monde des réalités visibles, en jetant par son humanité un pont entre le visible et l’invisible, il est loisible de penser, de manière analogue, qu’une représentation du mystère peut être employée, dans la logique des signes, comme une évocation sensible du mystère. L’icône n’est pas vénérée pour elle-même, mais elle renvoie au sujet qu’elle représente(13).
Le Moyen Âge
8. On fut témoin, au cours des siècles suivants, d’un grand développement de l’art chrétien. En Orient, l’art de l’icône continua à fleurir. Cet art reste lié à des canons théologiques et esthétiques précis, et il est sous-tendu par la conviction que, en un certain sens, l’icône est un sacrement: en effet, d’une manière analogue à ce qui se réalise dans les sacrements, elle rend présent le mystère de l’Incarnation dans l’un ou l’autre de ses aspects. C’est précisément pour cela que la beauté de l’icône peut surtout être appréciée à l’intérieur d’une église avec les lampes qui brûlent et jettent dans la pénombre d’infinis reflets de lumière. Pavel Florenski écrit à ce propos: «L’or, barbare, lourd, futile dans l’éclat du plein jour, se ravive sous la lueur vacillante d’une lampe ou d’une bougie, car il brille alors de myriades d’étincelles qui jettent leurs feux ici ou là et font pressentir d’autres lumières, non terrestres, qui remplissent l’espace céleste» (14).
En Occident, les artistes partent de points de vue extrêmement variés, en fonction des convictions de fond présentes dans le milieu culturel de leur temps. Le patrimoine artistique s’est enrichi au cours des siècles et compte une abondante éclosion d’œuvres d’art sacré qui témoignent d’une haute inspiration et remplissent d’admiration même l’observateur d’aujourd’hui. Les grands édifices du culte demeurent au premier plan; leur caractère fonctionnel se marie toujours au génie, et celui-ci se laisse inspirer par le sens de la beauté et l’intuition du mystère. Il en est résulté des styles bien connus dans l’histoire de l’art. La force et la simplicité de l’art roman, exprimées dans les cathédrales et les abbayes, se développeront graduellement, donnant les formes élancées et les splendeurs du gothique. Derrière ces formes, il n’y a pas seulement le génie d’un artiste, mais l’âme d’un peuple. Dans les jeux d’ombre et de lumière, dans les formes tour à tour puissantes et élancées, interviennent, certes, des considérations de technique structurale, mais aussi des tensions propres à l’expérience de Dieu, mystère qui suscite «crainte» et «fascination». Comment résumer en quelques traits, et pour les diverses formes de l’art, la puissance créatrice des longs siècles du Moyen Âge chrétien ? Une culture entière, tout en restant dans les limites toujours présentes de l’humain, s’était imprégnée de l’Évangile et, là où la pensée théologique aboutissait à la Somme de saint Thomas, l’art des églises poussait la matière à se plier à une attitude d’adoration du mystère, tandis qu’un poète admirable comme Dante Alighieri pouvait composer «le poème sacré, / où le ciel et la terre ont mis la main(15), ainsi qu’il qualifiait lui-même la Divine Comédie.
Humanisme et Renaissance
9. L’heureux climat culturel d’où a germé l’extraordinaire floraison artistique de l’Humanisme et de la Renaissance a eu également une influence significative sur la manière dont les artistes de cette période ont abordé les thèmes religieux. Bien évidemment, leur inspiration est tout aussi variée que leurs styles, du moins en ce qui concerne les plus grands d’entre eux. Mais il n’est pas dans mes intentions de vous rappeler ces choses que vous, artistes, connaissez bien. Je voudrais plutôt, vous écrivant du Palais apostolique, véritable écrin de chefs-d’œuvre peut-être unique au monde, me faire l’interprète des grands artistes qui ont déployé ici les richesses de leur génie, souvent pétri d’une grande profondeur spirituelle. D’ici, parle Michel-Ange, qui, dans la Chapelle Sixtine, a pour ainsi dire recueilli tout le drame et le mystère du monde, depuis la Création jusqu’au Jugement dernier, donnant un visage à Dieu le Père, au Christ Juge, à l’homme qui chemine péniblement depuis les origines jusqu’au terme de l’histoire. D’ici, parle le génie délicat et profond de Raphaël, montrant, à travers la variété de ses peintures, et spécialement dans la «Controverse» qui se trouve dans la salle de la Signature, le mystère de la révélation du Dieu Trinitaire, qui, dans l’Eucharistie, se fait le compagnon de l’homme et projette sa lumière sur les questions et les attentes de l’intelligence humaine. D’ici, de la majestueuse Basilique consacrée au Prince des Apôtres, de la colonnade qui se détache d’elle comme deux bras ouverts pour accueillir l’humanité, parlent encore un Bramante, un Bernin, un Borromini, un Maderno, pour ne citer que les plus grands; ils donnent, à travers les formes plastiques, le sens du mystère qui fait de l’Église une communauté universelle, accueillante, une mère et une compagne de voyage pour tout homme qui cherche Dieu.
Dans cet ensemble extraordinaire, l’art sacré a trouvé une expression d’une exceptionnelle puissance, atteignant des sommets d’une impérissable valeur tout autant esthétique que religieuse. Ce qui le caractérise toujours davantage, sous l’impulsion de l’Humanisme et la Renaissance, puis des tendances de la culture et de la science qui ont suivi, c’est un intérêt croissant pour l’homme, pour le monde, pour la réalité de l’histoire. En elle-même, cette attention n’est en aucune manière un danger pour la foi chrétienne, centrée sur le mystère de l’Incarnation et donc sur la valorisation de l’homme par Dieu. Les grands artistes que je viens de citer nous le montrent bien. Qu’il suffise de penser comment Michel-Ange, dans ses peintures et ses sculptures, exprime la beauté du corps humain(16).
En outre, même dans le nouveau climat de ces derniers siècles, où une partie de la société semble devenue indifférente à la foi, l’art religieux n’a jamais interrompu son élan. Cette constatation se confirme si, des arts figuratifs, nous en venons à considérer le grand développement qu’a connu, dans le même laps de temps, la musique sacrée, composée pour répondre aux exigences de la liturgie ou liée seulement à des thèmes religieux. En dehors de tant d’artistes qui se sont très largement consacrés à la musique sacrée – comment ne pas mentionner au moins un Pier Luigi da Palestrina, un Roland de Lassus, un Tomás Luis de Victoria ? -, on sait que beaucoup de grands compositeurs – de Händel à Bach, de Mozart à Schubert, de Beethoven à Berlioz, de Listz à Verdi – nous ont donné des œuvres d’une très grande inspiration dans ce domaine.
Vers un renouveau du dialogue
10. Il est vrai cependant que, dans la période des temps modernes, parallè lement à cet humanisme chrétien qui a continué à être porteur d’expressions culturelles et artistiques de valeur, s’est progressivement développée une forme d’humanisme caractérisée par l’absence de Dieu et souvent par une opposition à Lui. Ce climat a entraîné parfois une certaine séparation entre le monde de l’art et celui de la foi, tout au moins en ce sens que de nombreux artistes n’ont plus eu le même intérêt pour les thèmes religieux.
Vous savez toutefois que l’Église n’a jamais cessé de nourrir une grande estime pour l’art en tant que tel. En effet, même au-delà de ses expressions les plus typiquement religieuses, l’art, quand il est authentique, a une profonde affinité avec le monde de la foi, à tel point que, même lorsque la culture s’éloigne considérablement de l’Église, il continue à constituer une sorte de pont jeté vers l’expérience religieuse. Parce qu’il est recherche de la beauté, fruit d’une imagination qui va au-delà du quotidien, l’art est, par nature, une sorte d’appel au Mystère. Même lorsqu’il scrute les plus obscures profondeurs de l’âme ou les plus bouleversants aspects du mal, l’artiste se fait en quelque sorte la voix de l’attente universelle d’une rédemption.
On comprend donc pourquoi l’Église tient particulièrement au dialogue avec l’art et pourquoi elle désire que s’accomplisse, à notre époque, une nouvelle alliance avec les artistes, comme le souhaitait mon vénéré prédéces seur Paul VI dans le vibrant discours qu’il adressait aux artistes lors de la rencontre spéciale du 7 mai 1964 dans la Chapelle Sixtine(17). L’Église souhaite qu’une telle collaboration suscite une nouvelle «épiphanie» de la beauté en notre temps et apporte des réponses appropriées aux exigences de la commu nauté chrétienne.
Dans l’esprit du Concile Vatican II
11. Le Concile Vatican II a jeté les bases de relations renouvelées entre l’Église et la culture, avec des conséquences immédiates pour le monde de l’art. Il s’agit de relations marquées par l’amitié, l’ouverture et le dialogue. Dans la constitution pastorale Gaudium et spes, les Pères conciliaires ont souligné «la grande importance» de la littérature et des arts dans la vie de l’homme: «Ils s’efforcent en effet de comprendre le caractère propre de l’homme, ses problèmes, son expérience dans ses tentatives pour se connaître et se perfectionner lui-même, pour connaître et perfectionner le monde; ils s’appliquent à mieux saisir sa place dans l’histoire et dans l’univers, à mettre en lumière les misères et les joies, les besoins et les forces de l’homme, et à présenter l’esquisse d’une destinée humaine meilleure(18).
En partant de ces bases, les Pères conciliaires ont, à la clôture des travaux, salué les artistes en leur lançant un appel en ces termes : «Ce monde dans lequel nous vivons a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. La beauté, comme la vérité, c’est ce qui met la joie au cœur des hommes, c’est ce fruit précieux qui résiste à l’usure du temps, qui unit les générations et les fait communiquer dans l’admiration(19). C’est précisément dans cet esprit de profonde estime pour la beauté que la constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie avait rappelé la longue amitié de l’Église pour l’art. Et, en parlant plus spécifiquement de l’art sacré, «sommet» de l’art religieux, ce document n’avait pas hésité à considérer comme un «noble ministère» le travail des artistes quand leurs œuvres sont capables de refléter, en quelque sorte, l’infinie beauté de Dieu et d’orienter l’esprit de tous vers Lui(20). Grâce aussi à leur apport, «la connaissance de Dieu se manifeste mieux, et la prédication de l’Évangile devient plus facile à saisir par l’intelligence des hommes(21). À la lumière de ce qui vient d’être dit, l’affirmation du P. Marie-Dominique Chenu ne nous surprend pas, lui qui considère que l’historien de la théologie ferait œuvre incomplète s’il n’accordait pas l’attention qui leur est due aux réalisations artistiques – qu’elles soient littéraires ou plastiques -, qui constituent, à leur manière, «non seulement des illustrations esthétiques, mais de véritables “lieux” théologiques(22).
L’Église a besoin de l’art
12. Pour transmettre le message que le Christ lui a confié, l’Église a besoin de l’art. Elle doit en effet rendre perceptible et même, autant que possible, fascinant le monde de l’esprit, de l’invisible, de Dieu. Elle doit donc traduire en formules significatives ce qui, en soi, est ineffable. Or, l’art a une capacité qui lui est tout à fait propre de saisir l’un ou l’autre aspect du message et de le traduire en couleurs, en formes ou en sons qui renforcent l’intuition de celui qui regarde ou qui écoute. Et cela, sans priver le message lui-même de sa valeur transcendantale ni de son auréole de mystère.
L’Église a besoin, en particulier, de ceux qui sont en mesure de réaliser tout cela sur le plan littéraire et figuratif, en utilisant les infinies possibilités des images et de leur valeur symbolique. Dans sa prédication, le Christ lui- même a fait largement appel aux images, en pleine harmonie avec le choix de devenir lui-même, par l’Incarnation, icône du Dieu invisible.
Mais l’Église a également besoin des musiciens. Combien de compositions sacrées ont été élaborées, au cours des siècles, par des personnes profondément imprégnées du sens du mystère! D’innombrables croyants ont alimenté leur foi grâce aux mélodies qui ont jailli du cœur d’autres croyants et sont devenues partie intégrante de la liturgie, ou du moins concourent de manière remarquable à sa digne célébration. Par le chant, la foi est expérimentée comme un cri éclatant de joie et d’amour, une attente confiante de l’intervention salvifique de Dieu.
L’Église a besoin d’architectes, parce qu’il lui faut des espaces pour rassembler le peuple chrétien et pour célébrer les mystères du salut. Après les terribles destructions de la dernière guerre mondiale et avec la croissance des métropoles, une nouvelle génération d’architectes s’est formée autour des nécessités du culte chrétien, prouvant ainsi la puissance d’inspiration du thème religieux même au regard des canons architecturaux de notre temps. Souvent, en effet, on a construit des églises qui sont des lieux de prière et, en même temps, d’authentiques œuvres d’art.
L’art a-t-il besoin de l’Église ?
13. Ainsi donc, l’Église a besoin de l’art. Mais peut-on dire que l’art a besoin de l’Église ? La question peut paraître provocante. En réalité, si on l’entend dans son juste sens, elle est légitime et profonde. L’artiste est toujours à la recherche du sens profond des choses, son ardent désir est de parvenir à exprimer le monde de l’ineffable. Comment ne pas voir alors quelle grande source d’inspiration peut être pour lui cette sorte de patrie de l’âme qu’est la religion ? N’est ce pas dans le cadre religieux que se posent les questions personnelles les plus importantes et que se cherchent les réponses existentielles définitives ?
De fait, le religieux est l’un des sujets les plus traités par les artistes de toutes les époques. L’Église a toujours fait appel à leur capacité créatrice pour interpréter le message évangélique et son application concrète dans la vie de la communauté chrétienne. Cette collaboration a été source d’enrichissement spirituel réciproque. En définitive, elle en a retiré comme profit la compréhension de l’homme, de son image authentique, de sa vérité. Cela fait apparaître aussi le lien particulier qui existe entre l’art et la révélation chrétienne. Ce qui ne veut pas dire que le génie humain n’a pas trouvé également des inspirations stimulantes dans d’autres contextes religieux. Il suffit de rappeler l’art antique, spécialement grec et romain; et celui encore florissant des plus anciennes civilisations de l’Orient. Cependant, il reste vrai que le christianisme, en vertu du dogme central de l’incarnation du Verbe de Dieu, offre à l’artiste un univers particulièrement riche de motifs d’inspiration. Quel appauvrissement serait pour l’art l’abandon de la source inépuisable de l’Évangile !
Appel aux artistes
14. Par cette lettre, je m’adresse à vous, artistes du monde entier, pour vous confirmer mon estime et pour contribuer à développer à nouveau une coopé ration plus profitable entre l’art et l’Église. Je vous invite à redécouvrir la profondeur de la dimension spirituelle et religieuse qui en tout temps a caractérisé l’art dans ses plus nobles expressions. C’est dans cette perspective que je fais appel à vous, artistes de la parole écrite et orale, du théâtre et de la musique, des arts plastiques et des technologies de communication les plus modernes. Je fais spécialement appel à vous, artistes chrétiens : à chacun, je voudrais rappeler que l’alliance établie depuis toujours entre l’Évangile et l’art implique, au-delà des nécessités fonctionnelles, l’invitation à pénétrer avec une intuition créatrice dans le mystère du Dieu incarné, et en même temps dans le mystère de l’homme.
Aucun être humain, en un sens, ne se connaît lui-même. Non seulement Jésus Christ révèle Dieu, mais il «manifeste pleinement l’homme à lui- même(23). Dans le Christ, Dieu s’est réconcilié le monde. Tous les croyants sont appelés à rendre ce témoignage; mais il vous appartient, à vous hommes et femmes qui avez consacré votre vie à l’art, de dire avec la richesse de votre génie que, dans le Christ, le monde est racheté : l’homme est racheté, le corps humain est racheté, la création entière est rachetée, elle dont saint Paul a écrit qu’elle «attend avec impatience la révélation des fils de Dieu» (Rm 8, 19). Elle attend la révélation des fils de Dieu même à travers l’art et dans l’art. Telle est votre tâche. Au contact des œuvres d’art, l’humanité de tous les temps – celle d’aujourd’hui également – attend d’être éclairée sur son chemin et sur son destin.
Esprit créateur et inspiration artistique
15. Dans l’Église retentit souvent l’invocation à l’Esprit Saint : Veni, Creator Spiritus… – «Viens, Esprit Créateur, / visite l’âme de tes fidèles / emplis de la grâce d’en haut / les cœurs que tu as créés(24).
L’Esprit Saint, «le Souffle» (ruah), est Celui auquel fait déjà allusion le Livre de la Genèse : «La terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et le souffle de Dieu agitait la surface des eaux» (Gn 1, 2). Et il existe une telle affinité entre les mots «souffle – expiration» et «inspiration» ! L’Esprit est le mystérieux artiste de l’univers. Dans la perspective du troisième millénaire, je voudrais souhaiter à tous les artistes de pouvoir recevoir en abondance le don des inspirations créatrices dans lesquelles s’enracine toute œuvre d’art authentique.
Chers artistes, vous le savez bien, nombreuses sont les stimulations, intérieures et extérieures, qui peuvent inspirer votre talent. Cependant, toute inspiration authentique renferme en elle-même quelque frémissement de ce «souffle» dont l’Esprit créateur remplissait dès les origines l’œuvre de la création. En présidant aux mystérieuses lois qui régissent l’univers, le souffle divin de l’Esprit créateur vient à la rencontre du génie de l’homme et stimule sa capacité créatrice. Il le rejoint par une sorte d’illumination intérieure, qui unit l’orientation vers le bien et vers le beau, et qui réveille en lui les énergies de l’esprit et du cœur, le rendant apte à concevoir l’idée et à la mettre en forme dans une œuvre d’art. On parle alors à juste titre, même si c’est de manière analogique, de «moments de grâce», car l’être humain a la possibilité de faire une certaine expérience de l’Absolu qui le transcende.
La «Beauté» qui sauve
16. Au seuil du troisième millénaire, je vous souhaite à tous, chers artistes, d’être touchés par ces inspirations créatrices avec une intensité particulière. Puisse la beauté que vous transmettrez aux générations de demain être telle qu’elle suscite en elles l’émerveillement ! Devant le caractère sacré de la vie et de l’être humain, devant les merveilles de l’univers, l’unique attitude adéquate est celle de l’émerveillement.
De cet émerveillement pourra surgir l’enthousiasme dont parle Norwid dans la poésie à laquelle je me référais au début. Les hommes d’aujourd’hui et de demain ont besoin de cet enthousiasme pour affronter et dépasser les défis cruciaux qui pointent à l’horizon. Grâce à lui, l’humanité, après chaque défaillance, pourra encore se relever et reprendre son chemin. C’est en ce sens que l’on a dit avec une intuition profonde que «la beauté sauvera le monde(25).
La beauté est la clé du mystère et elle renvoie à la transcendance. Elle est une invitation à savourer la vie et à rêver de l’avenir. C’est pourquoi la beauté des choses créées ne peut satisfaire, et elle suscite cette secrète nostalgie de Dieu qu’un amoureux du beau comme saint Augustin a su interpréter par des mots sans pareil : «Bien tard, je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si neuve, bien tard, je t’ai aimée !(26).
Puissent vos multiples chemins, artistes du monde, vous conduire tous à l’Océan infini de beauté où l’émerveillement devient admiration, ivresse, joie indicible !
Puissiez-vous être orientés et inspirés par le mystère du Christ ressuscité, que l’Église contemple joyeusement ces jours-ci !
Et que la Vierge Sainte, la «toute belle», vous accompagne, elle que d’innombrables artistes ont représentée et que le célèbre Dante contemple dans les splendeurs du Paradis comme «beauté, qui réjouissait les yeux de tous les autres saints(27) !
«Du chaos surgit le monde de l’esprit». Partant des mots qu’Adam Mickiewicz écrivait dans une période particulièrement tourmentée pour la patrie polonaise(28), je formule un souhait pour vous : que votre art contribue à l’affermissement d’une beauté authentique qui, comme un reflet de l’Esprit de Dieu, transfigure la matière, ouvrant les esprits au sens de l’éternité !

Avec mes vœux les plus cordiaux !
Du Vatican, le 4 avril 1999, en la Résurrection du Seigneur.

« S’ÉMERVEILLER, UN PONT ENTRE ART ET SPIRITUALITÉ »

19 septembre, 2016

http://darbois.francois.free.fr/publications-fd/du_spirituel_dans_lart.htm

« S’ÉMERVEILLER, UN PONT ENTRE ART ET SPIRITUALITÉ »

François Darbois

Je partirai du témoignage du poète Rainer Maria Rilke. Dans Les Carnets de Malte,. Rilke décrit la source de son inspiration poétique.: « Les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) – ils sont faits d’expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d’hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s’ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inatten­dues et des adieux de longtemps prévus [...] Et il n’est pas encore suffisant d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu’il faut. Il faut d’abord qu’ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu’ils perdent leurs noms et qu’ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu’au cours d’une heure très rare, le premier mot d’un vers surgisse au milieu d’eux et émane d’entre eux[1] ». En effet, ce texte peut s’appliquer à tous les arts, mais également à l’expérience mystique, qu’elle soit chrétienne, juive, soufie ou taoïste. Dès lors que nos expériences se confondent avec notre sang, que nous les avons digérées, méditées et oubliées, elles deviennent profondes, inoubliables et véri­tablement spirituelles et transcendantes. Un véritable artiste peint ou écrit avec son sang, écrivait Nietzsche, c’est-à-dire avec sa vie. Henri Maldiney écrivait: «Le destin de l’art est celui de l’étonnement où s’éveille les transcendances[2] » ! … ? Raccourci saisissant et audacieux comme le titre de cet exposé. L’émerveillement certes est un pont entre art et transcendance, entre la terre et le ciel, oui, mais un pont sur quoi ? Sur la distance infinie entre l’art et le spirituel, et sur l’abîme qu’il ouvre sous nos pieds, celui de nos peurs et de nos angoisses face à la mort, face au scandale de la souffrance et du mal. Depuis l’homme de Cromagnon, comme nous le montrent les peintures rupestres d’Altamira, de Chauvet ou de Lascaut, l’image a permis aux hommes d’exprimer ce sentiment qui est à la fois stupeur et étonnement, effroi et émerveillement, mélange d’angoisses et de joies face au mystère. Les rites et les images funéraires de toutes les religions depuis 30000 ans en sont les traces. En libérant une forme, l’artiste tente d’apprivoiser la mort et de percer le mur de silence qui l’entoure. Dans ce combat entre l’absence et la présence, l’artiste puise à la source du mystère et est épuisé par elle. Et son oeuvre surgit là où il s’anéantit et s’efface, mystérieux dévoilement où se voile celui ou celle qui en est le témoin. « Qu’est-ce que dessiner ? demande Van Gogh : C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui se trouve entre ce qu’on sent et ce que l’on peut ». Mais « la peinture n’est-elle pas faite pour démolir le mur » comme le confiait Fernand Léger au père Couturier. Nicolas de Stael écrit : « L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement, à toutes profondeurs. » Dans cette semaine sainte du regard, nous avons distingué quatre étapes, le choc de l’étonnement, l’exode du regard, la leçon des ténèbres et l’être-là dans le surgissement, pour reprendre des termes de la tradition chrétienne. Exode qui permet de passer de l’esclavage des choses et des représentations à la liberté de l’esprit,  quatre étapes qui se retrouvent dans la tradition chinoise : « Voir, ne plus voir, s’abîmer dans le non voir, revoir intérieurement », comme l’écrit François Cheng dans le Dit de Tianyi reprenant les propos d’un certain Maître Tchang.  

I – La stupéfaction du « voir » Pour Abraham Heschel, l’art et la mystique se définissent comme une même expérience de « stupéfaction radicale. » Le mystique et l’artiste sont littéralement bouche bée devant la beauté et l’aspect formidable des choses. «L’émerveillement est le début de la sagesse et précède la foi.»[3] Einstein définit la mystique comme «la capacité de s’abîmer dans le respect et de rester interdit d’admiration… Celui qui ne sait plus s’émerveiller, c’est comme s’il était mort, son esprit s’est éteint ». Bachelard écrivait : « Entre les mystiques, les musiciens et les poètes, il y a une secrète parenté : c’est dans l’amitié que les poètes ont pour les choses, que nous pourrons connaître ces gerbes d’instants qui donnent valeur humaine à des actes éphémères. » De l’émerveillement de l’artiste naît son désir de création. Dans le silence de l’émerveillement, les formes artistiques sont des tentatives pour nous faire passer du dehors au dedans puis du dedans au transcendant, comme le disait déjà saint Bonaventure au XIIIè. Mais quelle est cette réalité que l’on nomme transcendance?  » Est-ce le Dieu transcendant des religions, celui des philosophes ou l’Autre des psychanalystes ou simplement le Dieu intérieur des mystiques? Depuis Socrate, Platon, Spinoza, Nietzsche et Heidegger, l’émerveillement occupe plus l’histoire de la philosophie que celle de la théologie. Simone Weil nous rappelle justement que  » le christianisme a oublié que le salut est essentiellement une question de regard … La beauté est la seule fin à rechercher ici bas … Elle est l’éternité sur terre ». Jean Paul II rappelait en 1999 ces paroles de Vatican II: « La beauté, comme la vérité, c’est ce qui met la joie au coeur des hommes, c’est ce fruit précieux qui résiste à l’usage du temps, qui unit les générations et les fait communier dans l’admiration.[4] »  « Puisse la beauté que vous transmettez aux générations de demain être telle qu’elle suscite en elle l’émerveillement ! Devant le caractère sacré de la vie et de l’être humain, devant les merveilles de l’univers, l’unique attitude adéquate est celle de l’émerveillement… La beauté est la clé du mystère et elle renvoie à la transcendance.[5] » Que reste-t-il aujourd’hui des civilisations et des religions anciennes sinon leurs oeuvres d’art ? Qu’allons nous chercher sur les rives du Nil, à Constantinople, Florence ou Rome et dans les églises romanes ou les musées du monde ? Et n’est-ce pas aussi le secret des écritures et des paraboles particulièrement, comme celui de bien des grands textes mystiques hindous, taoïstes ou soufis d’être des écoles d’émerveillement ? De soi l’art ne prie pas mais il peut nous y conduire en nous plongeant muet…, silencieux et émerveillé dans cet autre coté du réel. « L’art ne rend pas le visible, il rend visible»[6] cet invisible autre coté, l’arrière pays de ce que nous prenons pour le réel. André Malraux écrit que « le seul domaine où le divin soit visible est l’art, quelque nom qu’on lui donne. » C’est le regard de l’artiste qui rend visible ou pas la transcendance au cœur de l’immanence du monde. L’art nous invite à passer du donné visible au don invisible des choses. A la fin seul le regard de celui qui contemple une oeuvre peut laisser jaillir la transcendance. Mystère de liberté et de don ! L’attente silencieuse des oeuvres d’art n’est-elle pas le signe d’un appel à traverser le pont entre ce donné et ce don ? L’art ne cherche pas simplement à représenter mais à nous rendre présent. C’est nous qui n’en sommes pas encore là, dans ce présent de la présence. Nous ne vivions pas toujours dans cet univers du don.

II La peur du vide ou le non-voir : Notre regard est limité par l’horizon de nos montagnes intérieures, celles de nos peurs ou de nos égoïsmes et même de nos croyances. « Ce qu’on sait de quelqu’un, écrit Bobin, nous empêche de le connaître. Ce qu’on dit, en croyant savoir ce qu’on dit, rend difficile de le voir. » On croit voir plus que l’on ne voit. » Comme l’écrivait un rabbin Abraham Heschel : « Les communautés humaines meurent de leurs certitudes. » Quitter ses certitudes, c’est le plus difficile, c’est un saut dans ce vide au delà des croyances et des incroyances. » Art et transcendance se rencontrent quand un homme surmonte ses peurs et se rend disponible dans un lâcher prise de toutes représentations, qu’elles soient religieuses, culturelles ou artistiques. L’art n’est pas spirituel en lui-même, comme le spirituel n’est pas nécessairement artistique. Nos images pieuses ne sont pas toujours des oeuvres d’art. Mais pour atteindre l’autre coté du pont qui mène à la transcendance, il faut traverser parfois bien des précipices ; seul l’émerveillement permet de franchir ce pont. Pourquoi est-ce si rare et si fragile? Pourquoi cette sagesse, qui est une folie pour le plus grand nombre, est cachée aux sages et aux savants, et réservée aux petits et aux enfants, aux artistes et aux mystiques ? Si comme nous l’enseigne les trois monothéismes : Dieu est créateur et qu’il nous a créé à son image, nous avons à devenir des créateurs de beauté. Le spirituel n’est la propriété d’aucune religion, pas même de celle de l’art. Le spirituel est ce qui relie des personnes à la transcendance, sans confusions ni mélanges. Le spirituel, c’est ce qui nous libère de nous-mêmes et nous universalise en nous reliant les uns avec les autres. Artiste est celui qui crée des liens et des harmonies, entre les couleurs, entre les sons, les mots et les personnes. Si l’art bien souvent nous déroute, c’est bien qu’il nous invite à changer de route, à passer de l’autre coté, du figuratif à l’abstrait, et derrière ces querelles de représentations, l’invitation secrète n’est-elle pas toujours de passer du visible à l’invisible et donc de l’absence à la présence.  Avant de nous faire le don de l’émerveillement, l’art ne conduit-il pas aussi au questionnement et à l’angoisse devant ce qui est radicalement autre? Avant de nous faire le don d’une transcendance que certains nommeront « le Très Beau », Dieu, ou l’un des attributs d’Adonaï, Christ, ou Allah, l’art contemporain ne nous donne-t-il pas plus souvent le vertige ?

III – La leçon des ténèbres : s’abîmer dans le non voir Sur ce pont qu’est l’émerveillement, l’artiste oscille bien souvent entre l’idolâtrie et l’extase, l’angoisse et la joie et le plus souvent il est plongé dans la nuit, cet « inconnu nocturne » dont parle Rimbaud, triple nuit des sens, du sens et de l’esprit[7]. Avant d’enfanter la lumière, il est plongé dans la ténèbre. Delacroix parle de « lumière, que te voilà menacé ! Tu n’es déjà plus que le milieu où lancer ce pont jeté entre les âmes. » On comprend alors pourquoi Braque nous rappelle que « la beauté est une blessure devenue lumière » et qu’Aragon nous dit que « tous ceux qui parlent des merveilles, leur fable cache bien des sanglots. Les gens prennent pour des roses, la douleur dont ils sont brisés. »  L’icône d’un visage en larmes est aussi celle d’un Dieu voilé »  et  » nos larmes ne sont-elles pas aussi calligraphie de l’âme », dévoilement de sa présence ? Un maître soufi  écrit : »La Vérité n’est pas voilée, ce sont tes yeux qui portent un voile. » C’est quand nous pleurons vraiment, des larmes de sang et de vie que l’invisible se dévoile sous nos yeux émerveillés. Quand l’éloquence de nos pleurs s’inscrit sur nos visages en incarnant le mystère, l’icône d’un visage en larmes devient celle d’un dieu voilé. L’histoire de l’art ne serait-elle pas d’abord une histoire des larmes et d’une joie qui fait parfois pleurer de joie ? Rappelons nous les « Requiem » de Mozart, les « lamentations de Jérémie »,  les « Leçons de ténèbres » de Couperin, Victoria, Haydn et de combien d’autres grands musiciens…. Mais, pour bien voir dans l’abîme qui là se dévoile, il faut bien discerner l’idole de l’icône. Tension entre les « dits » des images et leurs inter-dits, l’art est cet ultime lectio divina d’un réel qui reste la source inépuisable de la contemplation et de l’inspiration des artistes. L’art se situe sur la limite, il tente l’impossible de vouloir dire ce qui est indicible. Et tous nos interdits de la représentation ne font que traduire nos peurs face à cette ambiguïté de l’art. Nos querelles iconoclastes sur le figuratif et le non figuratif n’en sont-elles pas la trace ? Accepter ce jeu, c’est entrer dans le mystère de toute création. Jeu de relation et de hasard, jeu des images, des couleurs, des notes ou des mots, mais jeu divin, ou plutôt, comme Dante nous le suggère, divine comédie du visible qui en nous plongeant dans l’enfer de l’Hadès qui signifie a-deis ou non-voir, où Dieu nous initie au mystère de la lumière invisible.

IV Voir autrement : de l’idole à l’icône  « Art et religion ne puisent-ils pas ici à la même source ? Et l’expérience esthétique n’est elle pas la trace d’une obscure rencontre entre l’homme et le divin. « Les chinois comparent un artiste à une abeille aveugle. Elle devine la présence de la fleur; elle tourne désespérément autour. Elle le sait : il y a là quelque chose d’essentiel qui s’offre et se retire. C’est un besoin analogue qui inspire l’artiste et exaspère parfois son impatience. » [8] Quelque chose ou quelqu’un nous fait signe et nous appelle ? Renoncer à répondre, n’est ce pas renoncer à être et rester dans l’avoir, celui de nos certitudes et de nos façons de voir ? L’art est subversif. Il nous éveille et nous invite à lâcher prise, à passer du sensible au spirituel, de l’immanence à la transcendance.  Le spirituel dans l’art n’est ni dans le comment, ni dans le pourquoi des choses, mais dans leur surgissement. Le seul mystère de l’art c’est qu’il soit là. Mais c’est nous qui en général n’en sommes pas là, enfermés dans nos habitudes de voir et de penser. L’art est appel ; appel à être là, ensemble présent à son mystère. Le spirituel dans l’art est dans cette mystérieuse présence où il nous donne de communier ensemble à la même intuition de la transcendance du monde. L’art ainsi est invitation à traverser le pont, entre le fini et l’infini, entre le présent et la présence, il nous invite à passer de l’autre bord, sur le versant de la transcendance. Si comme l’écrivait Dostoïevsky, « la beauté sauvera le monde », et que l’art est un des instruments de ce salut, l’émerveillement en ouvre le chemin qui nous conduit vers la transcendance. L’art est bien un lieu de salut car il nous guérit de nos peurs et nous réconcilie avec la création. L’art est libération et transformation, non seulement de l’objet mais du sujet, passage de la matière à l’esprit, du dehors au-dedans et du dedans au transcendant. Il « rend visible l’invisible transcendance des choses et des couleurs. Un tableau ne cherche pas simplement à rappeler un paysage ou un visage, mais il est essentiellement appel à y entrer. On ne regarde pas un tableau, on y pénètre. « Jamais devant, toujours dedans » nous répète Tal Coat. L’art alors n’est plus une simple imitation de la nature, il est révélation et apprivoisement de son mystère, il change notre regard sur elle et éveille la communion entre l’homme et la transcendance. L’art devient alors un lieu de transfiguration, ultime passage de l’idole en icône. Conclusion   Kandinsky dans son livre  Du spirituel dans l’art  conclut, que « l’artiste est le Prêtre du Beau[9] », il en est le prophète et le serviteur, et l’artiste est bien le « pontife » qui nous initie au mystère de la transcendance du beau et nous invite à passer, émerveillé, sur ce pont qui sépare et relie la terre et le ciel. « C’est pourquoi l’Eglise, comme l’écrivait Paul VI puis Jean Paul II dans sa lettre aux artistes, a besoin des saints, mais aussi des artistes, les uns et les autres sont les témoins de l’Esprit vivant (du Christ). Le monde a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. Vous êtes les gardiens de la beauté du monde. »