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LA MUSIQUE DES PREMIERS CHRÉTIENS

17 avril, 2018

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fr  cantico del mar rosso (1)

La chanson de la mer Rouge

LA MUSIQUE DES PREMIERS CHRÉTIENS

L’église primitive
L’évolution historique de la musique chrétienne est indissociable de l’histoire des peuples et de la politique de l’Eglise. La notation musicale, telle que nous sommes capables de la décrypter aujourd’hui, remonte au VIIIe siècle et n’est exactement compréhensible qu’à partir du deuxième millénaire. Pourtant, nous connaissons les chants créés à partir du IVe siècle ; ce sont elles qui figurent sur les manuscrits médiévaux, d’abord transmises oralement, puis notées et inlassablement recopiées, parfaitement identiques. Partie intégrante de la liturgie, la musique sacrée devint immuable dès qu’elle fut fixée autoritairement.
À travers l’histoire des premiers Chrétiens, nous percevons, même si le domaine de l’hypothèse reste incontournable, la mutation du chant hébraïque en cantilènes chrétiennes, la succession chronologique des enrichissements d’origine hellénistique, païenne et hétérodoxe
Les Actes des Apôtres constituent la source principale concernant la vie de la première communauté chrétienne. Jour après jour, les Chrétiens de Jérusalem fréquentent assidûment le Temple (Actes II-46). Les apôtres, Pierre et Jean, y montent pour la prière de la 9e heure (Actes III, 1). Toutefois, ils forment un groupe particulier au sein d’Israël (V, 13) et se réunissent pour rompre le pain et prier dans leurs maisons (II, 46). La chambre haute, vaste et non réservée pour l’habitation, convenait bien pour les réunions nombreuses. De forme et de tradition hébraïque, les premiers chants adressés au Christ naquirent probablement ici. Néanmoins, ils ne constituent qu’une lointaine racine du « chant grégorien » dont la particularité est d’être adapté au latin.
Les païens convertis par Paul à Corinthe (Actes XVIII, 6), ville fortement latinisée, apportèrent inévitablement leurs traditions musicales aux « hymnes chantées à Dieu de tout cœur », recommandées par l’apôtre aux Colossiens (Col III, 16) et aux Ephésiens (Eph V, 19). Il avait fait de même avec Silas, lors de son emprisonnement à Philippes (Actes XVI, 25), colonie romaine essentiellement latine, à qui il adressa « le chant de l’église apostolique » (Ph II, 6 11). La majorité de sa correspondance (épîtres) partit d’Ephèse, promise à une forte influence sur la forme musicale ; les destinataires, Hellénistes, Hébreux parlant aussi l’araméen, Latins de Rome et de Grèce, constituèrent la genèse du chant romain.
En dépit de notation musicale, quelques textes permettent d’établir le contexte d’utilisation de la musique religieuse et la chronologie des influences. Très tôt, les écrits témoignent du chant alterné entre deux groupes ou entre l’officiant et les fidèles. Dans un rapport à Trajan (Epistola X, 97) sur les chrétiens de Bithynie (nord de la Turquie), dont il était gouverneur, Pline le Jeune (62-114) mentionne « des Chrétiens qui se réunissent à jour fixe, pour chanter, avant l’aube, des hymnes alternées au Christ, comme à Dieu. » Quant aux écrivains africains, ils se caractérisent par leur conservatisme ; l’introduction d’instruments pendant le culte des églises d’Orient est condamnée par Clément d’Alexandrie à la fin du IIe siècle (Paedagogia II, 4) : « Parce qu’ils peuvent être utilisés au délassement, après les repas par exemple, ils ne conviennent pas à l’église ».
Les inventions des hétérodoxes
Liés à aucun canon, progressistes par la pensée, libres dans leur expression artistique, les hétérodoxes (parfois déclarés hérétiques) initièrent des pratiques liturgiques originales ; les plus efficaces pour motiver les foules de croyants furent adoptées par les évêques des grandes églises.
La puissance de la pensée gnostique entraîna l’Eglise à se définir par rapport à elle. Sources indirectes, les condamnations des Pères de l’Eglise fournissent quelques indications sur leurs pratiques liturgiques. Critiquant Marcion, Hippolyte (début 3e) nous apprend que l’église de Sinope, dans le Pont (sud de la Mer Noire), effectuait la prière vers l’orient, chantait des psaumes, et des hymnes composées par les chrétiens. Tertullien dénonce « la démence avec laquelle ces textes sont rédigés » (Adversus Marcionem) et attaque violemment Valentin : « Laissons les psaumes de Valentin qu’il introduit avec une impudence sans égale, comme s’ils étaient l’œuvre d’un auteur méritant (De Carne Christi) ; « Nous désirons qu’on chante, non cette sorte de psaume des hérétiques, des apostats, de Valentin le Platonicien, mais ceux du prophète David qui sont très saints et complètement admis, classiques. » Selon Amédée Gastoué, les papyrus d’origine gnostique, conservés à Berlin et Paris, contiennent des hymnes dans lesquelles on reconnaît l’influence, et parfois le mélange d’éléments juifs, païens et chrétiens. L’un d’entre eux (IVe siècle) renferme des indications musicales : tremblement, silence, sifflement, son harmonieux, souffle vocal, son émis avec force, forte descente de la finale. On y remarque des influences apparentées à la fois au judaïsme, au christianisme et au paganisme.
À la fin du deuxième siècle, le principal foyer du christianisme araméen se situait en Osroène dont le roi, Agbar IX (179-214), se serait converti au christianisme. Élevé à sa cour, Bardesane composa un grand nombre de madrasé, sortes d’instructions lyriques avec refrain. En les faisant chanter par des chœurs, son fils Harmonius apparaît comme l’inventeur du chant responsorial. Adepte d’une cosmologie particulière, (Dieu aurait créé un monde mêlé de lumière et de ténèbres. Le corps appartient au second, soumis aux astres d’où viennent les maux physiques, il ne ressuscite pas), Bardesane suscitera à Edesse, au siècle suivant, la réprobation d’Ephrem qui, le considérant hérétique, remplacera ses hymnes par les siennes, mais conservera le chant responsorial apparemment entré dans les habitudes cultuelles.
En 260, Paul de Samosate fut nommé évêque d’Antioche. Typiquement oriental, il employait les usages de la Syrie de l’est, la psalmodie responsoriale, dans laquelle il introduisit l’alternance d’un chœur de vierges et d’un chœur d’hommes, première mention du chant antiphonique. Dans la musique grecque, Antiphonia désignait l’octave, c’est-à-dire deux notes qui semblent identiques.
Le IVe siècle fut dominé par les divisions sur le dogme trinitaire. Notre époque scientifique l’admet sans sourciller ; pour les théologiens de l’Antiquité tardive, sa définition n’allait pas de soi. Arius, prêtre de l’église d’Alexandrie connut une audience considérable en professant que « dans la Trinité, le fils n’était pas de même nature que le père ». Pour soutenir sa propagande doctrinale, il résuma sa théologie dans un cantique en vers populaires que chantaient matelots, meuniers et voyageurs.
En 386, l’impératrice-mère Justine, régente pour son fils Valentinien II, souhaita qu’une des 21 basiliques de Rome fût réservée au culte arien. En cela, elle fit preuve d’une tolérance qui manqua au chef de l’église milanaise, Ambroise, importante personnalité de l’aristocratie romaine, fils d’un préfet du prétoire, la plus haute charge civile de la hiérarchie impériale. Présent à la veille de sa conversion, saint Augustin relata cet événement capital pour l’histoire de la musique (Confessions IX, livre VII) : « Le peuple plein de zèle, résolut de mourir pour son évêque, passait les nuits entières à l’église. Pour empêcher que le peuple ne s’ennuyât d’un si long et pénible travail, on ordonna qu’on chanterait des psaumes et des hymnes selon l’usage de l’Eglise d’Orient ». Œuvres poétiques versifiées en langue vernaculaire, pourvues d’une mélodie syllabique (une note par syllabe) identique pour toutes les strophes, les hymnes étaient utilisées à Poitiers par Hilaire, depuis son retour d’exil oriental (vers 356), ce que méconnaît l’évêque d’Hippone. Le caractère populaire des cantilènes, sans doute, les fidèles préféraient-ils les airs proches de leur tradition aux inventions des spécialistes, et l’utilisation du latin (à Rome, le grec restera la langue du culte jusqu’en 382) connut un immense succès. Le texte n’était plus emprunté à la Bible, chaque créateur pouvait s’exprimer au gré de son inspiration, ou des nécessités du moment. Chant de propagande, facile à entonner et à mémoriser, les hymnes se termineront désormais par la doxologie des oraisons, prescrite par les canons d’Hippolyte dès 200 : « Gloria tibi patri, et filio, et spiritui sancto, in saecula saeculorum, amen », hommage à la Sainte Trinité, origine de « au nom du Père, du Fils et du saint Esprit ». Par les hymnes, la musique exprima sa capacité à véhiculer un message. Ce service rendu aux théologiens lui fut bien utile lorsque les ermites des déserts égyptiens jetèrent l’anathème sur l’art utilisé pour les jeux païens, indigne à la louange de Dieu. Mais sa capacité à souder une communauté et la réticence des hauts dirigeants de l’Eglise, (les hommes les plus cultivés de leur temps), à se séparer, se priver d’un art dont ils admiraient la beauté, lui permirent de rester indissociable de la louange divine. Saint Augustin (354-430) s’en confesse (X, 33) : « Le plaisir de l’oreille, qui ne devrait pas affaiblir la vigueur de notre esprit, me trompe souvent lorsque le sens de l’ouïe n’accompagne pas la raison ; ainsi, je pèche sans y penser. »
Malgré l’exemple d’Ambroise, l’église occidentale répugnera l’usage de la poésie liturgique, préférant les textes extraits de l’écriture sainte, modifiée pour obtenir quelque régularité dans sa forme.
L’introduction des hymnes alla de pair avec celle du chant en chœur des psaumes, selon deux dispositions : antiphona (chant antiphonique) s’appliqua aux versets repris à plein chœur lorsque les psaumes étaient chantés à chœurs alternés ; responsorum : (chant responsorial) lorsque le chœur répondait au chantre soliste. En Gaule, l’usage du chant antiphonique fut tardif : au Ve siècle à Arles, seulement au VIIe à Avignon.
Charlemagne invente « le chant grégorien »
À partir du quatrième siècle, la musique sacrée occidentale se constitua dans des centres importants qui attacheront leur nom aux répertoires : Ambrosien (saint Ambroise) à Milan, Bénéventin dans la région de Naples, Wisigothique en Espagne, Gallican en Gaule, auxquels il faut ajouter les différentes pratiques romaines, pontificale, presbytérale, monacales. Échanges, emprunts, adoptions de textes et de pratiques entre les diverses traditions enrichirent les répertoires.
Dès 370, le pape Damase éprouva le besoin d’organiser le chant liturgique. Il ne s’agissait pas encore de noter les mélodies, mais d’établir celles, de tradition orale, qui accompagneraient les diverses parties du culte romain. Dans ses parties essentielles, il fixa le canon de la messe tel que nous le connaissions avant Vatican II. Deux groupes de chants étaient employés : ceux de « l’Ordinaire » ou « Commun », immuables tout au long de l’année et ceux du « Propre du temps et des saints » ou « Temporal » qui variaient suivant le calendrier de l’année liturgique et des fêtes. L’apport constant de nouveaux saints entraîna tout au long des siècles la composition de pièces spécifiques.
Avec la règle bénédictine (vers 540), la journée monastique fut rythmée par des offices placés à heures régulières, dans lesquels le chant revêtit une importance considérable. Un répertoire particulier, consigné dans les antiphonaires monastiques, se développa par rapport à la liturgie romaine. Pour la première fois, les hymnes apparurent dans le cadre liturgique.
La Réforme Carolingienne
Des liens très étroits tissés entre Dagobert Ier (623-639) et les églises épiscopales et monastiques furent un puissant agent de stabilité politique. Le roi mérovingien consentit au Clergé des donations considérables. Ses successeurs connurent une grave crise financière qui leur ôta tout moyen de gouverner efficacement. Maire du palais d’Austrasie, Charles Martel rétablit les guerres annuelles et offrit à ses soldats les hautes charges civiles et religieuses. À sa mort, en 741, les troubles qui ébranlèrent le royaume sonnèrent l’alarme pour son fils, Pépin le Bref. Habilement, il entreprit de se réconcilier avec la seule force sans laquelle rien n’était possible : l’Eglise. L’évêque saint Boniface lui exposa sa situation « plus de Synode depuis un siècle, un grand nombre d’évêchés aux mains des laïques, des liturgies diverses. » Corrigeant les excès de son père, il lança un vaste programme de réformes ecclésiastiques et se posa en protecteur du pape contre les Lombards.
Le 6 janvier 754, Chrodegang, évêque de Metz, mit en sécurité le pape en France. Les spécialistes du chant romain l’influencèrent considérablement. Dans sa cathédrale, il instaura le chant à la romaine et introduisit une schola cantorum, communauté de moines instituée pour chanter à la perfection, comme dans les basiliques de Rome. Des écoles de chantres, véritables réseaux de formation, s’attachèrent à ces ensembles.
Persuadé du rôle majeur de la religion chrétienne pour l’acquisition d’une stabilité politique à l’intérieur du royaume, Pépin décida d’unifier la liturgie selon le modèle romain. Roi des Francs, souverain germanique, il visait principalement l’ère géographique du chant gallican. Sous le gouvernement des maires du palais, l’absence d’organisation de la vie ecclésiastique avait favorisé les diversités créatrices, à tel point que cette époque est qualifiée d’âge d’or du chant grégorien. Les liturgistes de la Gaule multipliaient les encensements, lisaient solennellement les Evangiles, ajoutaient des prières pour exprimer des intentions absentes du Canon romain. Sans archétype comparable au chant romain, caractérisé par des textes plus longs, le chant gallican s’était développé singulièrement. Seuls quelques éléments intégrés dans la liturgie romano-franque nous sont connus, difficiles à déterminer, même si Walafrid Strabon, épistolier du monastère de Reichenau, affirmait en 841 « que les éléments maintenus en usage pouvaient être identifiés par l’oreille à certaines tournures de la mélodie et du texte ».
En 760, Pépin demanda au pape Paul Ier, des livres liturgiques destinés à l’unification du rite. En les complétant par des mélodies autochtones, particulièrement la riche hymnodie et les fêtes gallicanes, les liturgistes francs confectionnèrent le sacramentaire gélasien-franc. Très complet, parfaitement adapté aux exigences des paroisses du royaume, il connut une diffusion limitée, Pépin n’ayant pas trouvé le moyen de l’imposer largement.
Au lieu de se servir de la compilation de son père, Charlemagne demanda à Adrien 1er, le sacramentaire grégorien, dans le but de donner encore plus de légitimité au livre. Le pape fut très embarrassé par la demande, car aucun ouvrage ne faisait autorité à Rome. La messe, en face de l’assemblée qui prenait part à l’Offertoire et aux processions, était dite selon des formules de prières et de préfaces très particulières. Elles comprenaient un choix de versets des psaumes et des passages de l’écriture en rapport avec la fête du jour et s’étaient enrichies d’adjonctions orientales sous le pape grec Sergius 1er (687-701), dont l’Agnus Dei. En outre, il fallait distinguer : la liturgie papale qui utilisait le sacramentaire grégorien et le rite presbytéral qui se référait au gélasien (Gélase 492-496). Adrien voulut tout de même satisfaire l’Empereur et adressa un sacramentaire réservé à la liturgie stationnale papale, celle où les fidèles étaient invités à se rassembler dans une église différente, d’un dimanche à l’autre.
Charlemagne s’était entouré d’un groupe d’érudits chargés de le conseiller sur les problèmes théologiques : Paul Diacre (†799), auteur de l’hymne « ut queant laxis » en l’honneur de saint Jean Baptiste, dont les premières syllabes serviront à nommer les notes de la gamme, Théodulf d’Orléans compositeur de l’hymne « gloria laus et honor » incorporé, jusqu’en 1964, à la liturgie du dimanche des rameaux, Benoît d’Aniane, réformateur de la Règle bénédictine. Ils comprirent rapidement que le sacramentaire d’Adrien ne contenait que les grandes fêtes célébrées par le pape en personne dans les églises de Rome, le complétèrent par le gélasien-franc dont l’usage s’était perpétué, et fixèrent le rite carolingien.
Jusqu’à la fin du XIe siècle, les textes nécessaires à la célébration de la messe se partagèrent en trois livres : le sacramentaire qui contenait le Canon (ensemble des prières et cérémonies de la messe, depuis la Préface jusqu’au Notre Père) et une partie de l’ordinaire ; le lectionnaire, qui comportait les leçons, les Epîtres et les Evangiles ; l’antiphonaire, qui comportait les paroles de l’Introït et les autres parties chantées de la cérémonie. Peu à peu, ces trois livres fusionnèrent, le missel les combina tous les trois. Le Ve et le VIe siècle fut une époque de compilation de sacramentaires et de lectionnaires romains. Les antiennes et les répons du temporal datent du VIIe. Vers 600, les seules fêtes spéciales étaient Noël, l’Epiphanie, Pâques et Pentecôte. Sous le pape grec Serge Ier (687-701) plusieurs fêtes byzantines de la Sainte vierge furent adoptées : la Nativité (8 septembre), 1er janvier (ex fête de Marie), la purification (2 février), l’Annonciation (25 mars) l’Assomption (15 août). Au VIIIe siècle, le calendrier romain se développa considérablement. Les corps des martyres, célébrés dans les églises de cimetières où étaient déposées les reliques, furent transférés dans la cité.
L’invention de l’écriture musicale
Afin de permettre aux cadres de l’Eglise de suivre ses « ordines » : il « inventa l’école ». La responsabilité d’organiser un enseignement pour les clercs, sur lesquels devait reposer l’administration de l’empire, échut à Alcuin. Les capitulaires établirent un système d’instruction au niveau de la paroisse, du monastère et de la cathédrale ; l’organisation de scriptoria dans tous les monastères de l’empire multiplia les copies d’auteurs classiques et patristiques. Pour l’antiphonaire, il fallut inventer la notation musicale. Depuis toujours, ignorant la notation usée des Grecs, la cantilène chrétienne se transmettait oralement. Dans les monastères, les enfants apprenaient par cœur, pendant plusieurs années, l’ensemble des chants. Le premier système de notation consista en un procédé mnémotechnique placé sur les paroles : le neume. Leur forme correspondait à la chironomie employée par le chef de chœur et variait sensiblement selon les écoles d’écriture. Ce qui nous paraît aujourd’hui primordial, la mélodie, les notes et les intervalles restaient indéterminables ; les signes étaient placés « in campo aperto » (à champ ouvert) c’est-à-dire sans ligne de portée. Les notateurs, sans doute les premiers chantres, se souciaient plutôt de l’interprétation, du discours verbo-mélodique et de l’accentuation.
L’adoption en bloc, sur décision autoritaire, d’un répertoire de chant particulièrement étendu ne se réalisa pas sans difficulté. Il fallut, pour réussir sa diffusion, l’attribuer à une figure emblématique. Les Carolingiens choisirent le Pape Grégoire le Grand, placé par eux-mêmes vers 800, parmi les quatre grands Docteurs de l’Eglise latine, à l’égal des saints : Ambroise, Jérôme et Augustin.
Dogmatique, juridictionnel et disciplinaire, il avait conduit la chrétienté avec l’esprit autoritaire d’un magistrat romain. Mais sa correspondance (850 lettres conservées) ne contient aucune trace de musique. La vie de saint Grégoire, relatée par Jean Diacre vers 873, le fit centonisateur (celui qui réunit des fragments épars pour en faire des pièces définitives), créateur de la schola cantorum dont la réputation pour la centonisation était grande, et sans doute la seule à pouvoir l’effectuer. Tout au long du récit, la tâche de justification reste présente, Charlemagne y tient d’ailleurs une place prépondérante : « Quel est celui, interrogea-t-il, qui a l’eau la plus claire, le ruisseau ou la source ? » « La source » répondit-on. « Eh bien nous aussi qui jusqu’à présent nous sommes abreuvés au ruisseau devons remonter à la source éternelle » Ce qui signifiait : adopter la liturgie carolingienne présentée comme romaine, œuvre de saint Grégoire le Grand. La supercherie fonctionna parfaitement, aujourd’hui encore, la dénomination « chant grégorien » reste inévitable, en dehors des réunions de spécialistes.

Lionel DIEU