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LE MONACHISME CHRÉTIEN EN OCCIDENT

7 septembre, 2015

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LE MONACHISME CHRÉTIEN EN OCCIDENT

IVAN GOBRY

Professeur honoraire de l’université de Reims Ancien membre du Conseil scientifique de l’université de la Citoyenneté européenne (Conseil de l’Europe) Ancien professeur à l’Institut Catholique de Paris

Le monachisme d’Occident est issu du monachisme d’Orient. Il est d’ailleurs presque aussi ancien que lui, puisque nous en trouvons des éléments dès le début du IIIe siècle. Cependant, il est, dans ses laborieuses origines, beaucoup moins vigoureux et plus clairsemé. Il lui faudra trois siècles pour s’étendre dans la moitié de l’empire où le latin est la langue véhiculaire… Son extension, sa diversité et son devenir nous sont expliqués par Ivan Gobry, dont l’ouvrage Les Moines en Occident fait autorité.
De la Gaule à l’Italie
Le monachisme occidental vit le jour en Gaule, mais dans une Gaule où le parler du clergé était encore le grec, puisque ses premiers évêques venaient d’Orient : à Lyon. Le premier monastère attesté en Occident est en effet celui de l’île Barbe (Insula Barbara) sur la Saône, au nord de la ville. En 202, quand éclata la persécution de Septime Sévère, qui provoqua le martyre de l’évêque Irénée et de neuf mille de ses fidèles, deux chrétiens, Étienne et Pérégrin, se réfugièrent sur cette île où ils vécurent en ermites ; rejoints bientôt par plusieurs compagnons, ils formèrent une communauté qui se donna pour supérieur un nommé Dorothée – nom qu’avait porté un célèbre père des déserts d’Égypte. Vers 240, cette communauté était assez connue pour qu’un riche propriétaire, Longin, lui fît bâtir un monastère en dur et une chapelle sous le vocable de Saint-André, culte populaire en Grèce. Les moines d’Occident devançaient les fondations de Byzance et de l’Égypte.
Il fallut attendre une vingtaine d’années pour voir élever, vers 260, le monastère d’Issoire, initiative de saint Austremoine, premier évêque d’Auvergne. Dès le début du IVe siècle, cette région nous apparaît parsemée d’implantations monastiques.
Ce fut alors seulement que le monachisme pénétra à Rome, un siècle après Lyon. En 307, sainte Aglaé, richissime propriétaire convertie au christianisme après des années de luxe et de débauche, édifia sur la via Latina un oratoire sur le corps du martyr Boniface, son amant qui l’avait imitée dans la conversion, et, à côté, un monastère où elle se retira et vécut dans la pénitence avec un certain nombre de ses servantes. Quelques années plus tard, en 313, Constantin promulguait le fameux édit de Milan, qui accordait la liberté de culte aux chrétiens, et les femmes de sa famille se dévouèrent à la cause monastique. Sainte Hélène, mère de l’empereur, fit construire à Trèves, l’une des capitales de l’Occident, une bâtisse pour abriter la communauté réunie par l’abbé Jean. Vers 342, à Rome même, Constantina, fille de Constantin, éleva près du mausolée qu’elle s’était préparé (et qu’on appela plus tard Sainte-Constance) une basilique et un monastère féminin dédiés à sainte Agnès.
Huit ans plus tard, Eusèbe, évêque de Verceil, devançant l’initiative de saint Augustin à Hippone, établissait près de sa cathédrale, à son retour d’Orient, une communauté de clercs. Il fut imité en 397 par Gaudence, évêque de Novare, qui avait appartenu à ce groupe informel, dans lequel il faut voir plutôt les premiers chanoines réguliers.
Le rôle déterminant de saint Anthanase
Ce fut surtout sous l’influence de ce patriarche d’Alexandrie que se propagea le monachisme en Occident. En 335, Constantin l’ayant exilé de son siège, il se réfugia à Trèves, où il vécut pendant deux ans, psalmodiant l’office divin avec quelques moines qu’il avait amenés avec lui. À cet exemple, un certain nombre de petits groupes érémitiques se constituèrent sur les bords de la Moselle ; le plus important fut celui qu’établit à Cardo saint Castor, et qui devint une importante communauté, régie par une règle qui ne fut sans doute pas rédigée.
Ce fut probablement à cette communauté, ou à une autre moins importante, qu’appartint saint Martin quand, en 341, il demanda son congé de l’armée pour se consacrer à Dieu ; jusqu’au jour où, accompagnant à Poitiers Maximin, évêque de Trèves, il y trouva un groupe d’ascètes dirigé par saint Hilaire, futur évêque de la ville, et s’y incorpora. Puis, après un voyage en Italie durant lequel il constitua deux ermitages, il retourna à Poitiers ; il fonda alors près de Ligugé un monastère de laïcs, puis, devenu archevêque de Tours, un monastère de clercs à Marmoutier (371). En 339, Athanase, de nouveau exilé, s’arrêta à Rome ; sous son influence, sainte Marcelle, une riche veuve, transforma son palais en monastère – exemple suivi en 380 par sainte Paule.
En 370, Évagre d’Antioche, ami de saint Jérôme, traduisit en latin la fameuse Vie de saint Antoine, première de toutes les hagiographies, rédigée par saint Athanase, et fit connaître ainsi en Occident la vie des monastères d’Égypte. Elle fut lue à Rome par un clerc irlandais, saint Kiaran, qui, en 402, retourna dans sa patrie, où il fonda à Saghir le premier monastère de l’île. Quand, trente ans plus tard, le Breton saint Patrick débarqua en Irlande, il trouva le vieil abbé entouré de ses fils, et l’ordonna évêque.
Le monachisme continua à s’implanter anarchiquement dans les Gaules : en 390 avec saint Théodule à Agaune, aujourd’hui Saint-Maurice en Valais ; en 394 avec saint Paulin à Nole, dans la région de Naples ; en 405 avec saint Honorat dans l’île de Lérins en Provence ; en 410 avec saint Budoc dans l’île des Lauriers au nord de l’Armorique ; en 422 avec saint Germain à Auxerre. Il est certain qu’un mouvement plus ample, mais constitué, lui aussi, de monastères isolés, se produisit en Italie ; à notre déconvenue, contrairement à ce qui eut lieu pour la Gaule, il ne trouva pas d’historiens, et nous ne le connaissons que par un ensemble d’allusions et de déductions. Heureusement, saint Grégoire le Grand, après avoir mentionné, dans ses Dialogues, quelques monastères du centre de l’Italie à la fin du Ve siècle, nous a laissé l’histoire de saint Benoît de Nursie.
Saint Benoît, l’artisan le plus important de l’expansion du monachisme
Il se retira en solitaire à Subiaco vers l’an 500 ; trois ans plus tard, il se trouvait à la tête d’une petite communauté. Pendant ce temps, saint Fintan fondait Cluan-Ednech en Irlande, saint Pol de Léon se faisait ermite en Armorique, saint Mars bâtissait Royat, saint Césaire établissait une communauté de clercs à Arles, saint Hilaire de Galliata élevait son monastère non loin de Ravenne ; et dans toute l’Italie florissaient des maisons religieuses semblables à celle de Subiaco. En 535, six ans après avoir transporté sa communauté grandissante dans les nouveaux locaux du Mont-Cassin, Benoît rédigea la règle qui en ordonnait la vie. Elle passa inaperçue. On connaissait d’ailleurs de nombreuses règles à l’est de la Gaule et dans le nord de l’Italie : celles des Quatre Pères, de Saint-Macaire, Règle orientale, écrites successivement à Lérins ; les Institutions de Cassien à Marseille ; les règles de Saint-Césaire à Arles, de Saint-Eugippe à Lucullanum près de Naples ; celle du Maître en un lieu ignoré d’Italie centrale. Dans les trente années qui suivirent la rédaction de la règle du Mont-Cassin parurent celles de Saint-Aurélien à Arles, de Tarnat et de Saint-Ferréol dans la vallée du Rhône… sans compter l’abondance des règles des abbayes de l’Irlande. Cependant, aucune ne subsista. Deux siècles après avoir timidement régi quelques monastères italiens, la règle de saint Benoît s’imposa à l’Occident entier.
Il y avait eu pourtant, dans l’intervalle, la règle de saint Colomban. Ce fameux moine irlandais, débarqué en 590 sur la côte d’Armorique, entre Saint-Malo et Cancale, avec douze compagnons, avait élevé dans la forêt vosgienne un triple monastère, Luxeuil-Anegray-Fontaines. Puis, chassé par Brunehaut, il avait pérégriné à travers les Alpes, pour aboutir finalement à Bobbio, au sud de Milan, où il bâtit une nouvelle abbaye et mourut bientôt (615). Lui et ses premiers disciples avaient établi dix monastères. Mais, après la mort de Colomban, plus de quatre-vingt-dix autres adoptèrent sa règle. On pouvait s’attendre à une plus grande extension ; or, cette règle était à la fois terrible et imprécise sur bien des points. Petit à petit, la règle de saint Benoît, bien plus équilibrée et humaine, lentement découverte, se substitua à elle. D’ailleurs, dès 628, on constate que, dans la plupart des monastères issus de Luxeuil, s’est constituée une règle mixte, qui associe des articles de la règle bénédictine à ceux de la règle colombanienne. Ainsi les plus célèbres : les congrégations de Saint-Wandrille, de Jumièges (fondée par saint Philibert), de Saint-Amand. Pendant ce temps, le moine Augustin, prieur de l’abbaye bénédictine Saint-André de Rome, envoyé par le pape saint Grégoire le Grand pour convertir les Anglo-Saxons, fondait le premier monastère bénédictin d’Angleterre et devenait archevêque de Cantorbéry (597). En un siècle, plus de cent autres s’y ajoutèrent. En 610, le concile de Rome, convoqué par Boniface IV, confirma la règle de saint Benoît pour tous les monastères d’Angleterre. En 745, le concile national des Francs, présidé par saint Boniface, archevêque de Mayence, décréta la soumission de tous les monastères du royaume à cette même règle.
L’épanouissement du monachisme occidental se poursuivit sous la protection de Pépin le Bref, de Charlemagne et de Louis le Pieux. Mais il fut bientôt victime de deux fléaux qui produisirent sa décadence. Le premier fut l’accaparement des abbayes par des laïcs, qui disposèrent du sort et des biens des religieux. L’autre fut l’invasion des Normands païens, puis des Sarrasins musulmans, qui ruinèrent la majorité des monastères et massacrèrent un grand nombre de moines.

De Cluny à Cîteaux et Clairvaux
Après la débâcle, le renouveau de la vie monastique fut l’œuvre de Cluny. Au départ, en 909, cette modeste formation, œuvre de Guillaume Ier d’Aquitaine, passa presque inaperçue. Mais la soif de vie religieuse était telle que Cluny, en deux siècles, créa ou s’unit à douze cents monastères, dont neuf cents en France. La nouveauté du gouvernement consistait dans une centralisation qui plaçait toutes les maisons de l’ordre sous l’autorité de l’abbé de Cluny. C’était donc la valeur personnelle de celui-ci qui décidait du respect de la règle et de l’élan de la ferveur dans l’ensemble de l’ordre. Or, durant deux siècles, les abbés qui se succédèrent furent des hommes exceptionnels. En outre, ils eurent des abbatiats d’une longue durée, ce qui leur permit de donner continûment leur marque à cette puissante réforme. Après le premier abbé, saint Bernon (909-927), cette durée alla croissant : saint Odon dirigea pendant quinze ans, saint Aymar pendant vingt-trois ans, saint Mayeul pendant vingt-neuf ans, saint Odilon (994-1049) pendant cinquante-cinq ans, saint Hugues (1049-1109) pendant soixante ans.
Après la mort de ce géant du monachisme, Cluny commença à donner des marques de déclin. Le flambeau fut repris par Cîteaux. Cette abbaye, bourguignonne comme Cluny, fut fondée en 1098 par saint Robert, abbé de Molesmes, qui voulait, avec quelques compagnons, vivre intensément la vie bénédictine dans le labeur et le dénuement. Ses successeurs à la tête de la jeune abbaye, saint Aubry (1099-1109), saint Étienne Harding (1109-1133), Raynard (1133-1151), furent dignes de lui et procurèrent à l’ordre nouveau une extension dans toute l’Europe, tout en s’employant à le garder dans sa ferveur.
Mais l’artisan le plus admirable de cette multiplication et de cette sainteté fut saint Bernard, premier abbé de Clairvaux, qui compte parmi les plus fameux génies du christianisme. Fondateur, il établit soixante-neuf monastères, qui à leur tour en créèrent plus de cent. Homme d’Église, il fut un zélé serviteur de la papauté dans les luttes qu’elle eut à soutenir contre le pouvoir temporel ; prédicateur, il laissa plus de quatre cents sermons d’une puissante éloquence ; théologien, il a été rangé parmi les docteurs de l’Église.
Du XIe et XIIe siècles, une floraison d’instituts pleins de la même ferveur
Le plus célèbre est l’ordre des Chartreux, fondé en 1084 par saint Bruno dans le massif alpin de la Grande Chartreuse, et qui associe dans le même monastère la vie érémitique à la vie cénobitique. Mais d’autres ont trouvé une place prestigieuse dans l’histoire. En Italie, ce furent l’ordre des Camaldules, institué en 1012 par saint Romuald à Camaldoli en Toscane ; l’ordre de Vallombreuse, fondé en 1046 par saint Jean Gualbert à Vallombrosa, en Toscane encore ; celui de Flore (1194), par le fameux abbé cistercien Joachim, qui fut inquiété par les autorités ecclésiastiques à cause de ses fantaisies théologiques ; celui de Monte Vergine, dans les Pouilles (1119) par saint Guillaume de Verceil ; celui de Pulsano (1118), dans la même région, par saint Jean de Matera.
L’Ouest de la France fut fertile en fondations, à l’origine des ermitages. Le principal inspirateur de ce mouvement fut le bienheureux Vital de Mortain, qui suscita en 1093 l’ordre de Savigny. À son exemple, saint Robert d’Arbrissel établit en 1099 l’ordre de Fontevraud, avec cette particularité que l’autorité de cet ordre mixte revint à l’abbesse de Fontevraud, les prieurés masculins lui étant soumis comme les féminins. Autre disciple de Vital, Géraud de Salles parsema le Sud-Ouest de petits monastères, qui constituèrent les éphémères congrégations de Cadouin, de Grandselve et de Dalon. Saint Étienne de Muret fonda dans le Limousin en 1078 l’ordre de Grandmont, qui compta cent cinquante et une maisons ; saint Étienne d’Obazine, dans la même région, vers 1130, celui d’Obazine. Tous ces instituts avaient en commun la pratique d’une terrible ascèse et d’une très grande pauvreté.
Au XIIIe siècle, les ordres mendiants suscitèrent l’enthousiasme et attirèrent une multitude de recrues. Ce fut certes, numériquement, au détriment des ordres monastiques ; mais ceux-ci gardèrent en bonne partie leur ferveur.
Un déclin amorcé au XVIe siècle et confirmé au XVIIIe siècle
Il en alla autrement quand, au début du XVIe siècle, deux événements leur portèrent un coup irréparable. L’un, externe, fut la Réforme qui, dans la moitié de l’Europe, confisqua les monastères, chassa ou massacra les religieux ; l’autre, interne, fut, en 1516 le concordat de Bologne entre Léon X et François Ier, qui laissait au roi de France la nomination des évêques et des abbés dans son royaume, où se trouvaient le plus grand nombre de monastères. Le roi, évidemment, ne nomma pas les prélats les plus saints, mais les plus ambitieux et les plus dévoués à sa personne, et il s’en suivit une décadence des instituts monastiques.
Un renouveau apparut au XVIIe siècle grâce à la création de nouvelles congrégations ferventes : chez les Cisterciens, celle d’Allemagne ; en France, celle de la Stricte Observance, au sein de laquelle brilla l’abbé de Rancé, réformateur de la Trappe ; chez les Bénédictins, les congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur, toujours en France. Cet essor fut combattu au XVIIIe siècle par les gouvernements des pays latins, gagnés à la franc-maçonnerie, et anéantis, en France et en Italie, par la Révolution française. Le beau mouvement de restauration du XIXe siècle ne put relever ces ruines qu’en faible partie.
Ce court exposé historique ne permet pas de dresser un bilan de l’œuvre monastique en Occident, qui fut fondamentale non seulement dans le domaine spirituel, mais dans les domaines économique, culturel et caritatif.

Ivan Gobry
Janvier 2001

LE MONACHISME COPTE ET LA PAROLE DE DIEU

12 février, 2014

http://www.aimintl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=888&Itemid=100159&lang=it

LE MONACHISME COPTE ET LA PAROLE DE DIEU

F. Guido Dotti, moine de Bose (Italie)

“Le monachisme copte nous rappelle avec force que la Parole de Dieu est et reste une lampe pour nos pas à tout moment de notre existence”.

On disait au sujet du Père Sérapion qu’il rencontra une fois à Alexandrie un pauvre transi de froid. Il se dit en lui-même : « Comment moi, qui passe pour être un ascète, suis-je vêtu d’une tunique alors que ce pauvre ou plutôt le Christ se meurt de froid ? Assurément si je le laisse mourir je serai condamné comme homicide au jour du jugement » ; et, se dépouillant comme un valeureux athlète, il donna au pauvre le vêtement qu’il portait. Et il s’assit avec le petit évangile qu’il portait toujours sous son aisselle. Vint à passer un gardien de la paix ; lorsqu’il le vit nu, il lui dit : « Abbé Sérapion, qui t’a dépouillé ? » Et sortant le petit évangile il lui dit : « C’est celui-ci qui m’a dépouillé. » Et se levant de là il rencontra quelqu’un qu’on arrêtait pour une dette et qui n’avait pas de quoi payer. Ayant vendu le petit évangile, cet immortel Sérapion paya la dette de cet homme. Et il rentra dans sa cellule nu. Lors donc que son disciple le vit nu, il lui dit : « Abbé, où est ta petite tunique ? » L’ancien lui dit : « Mon enfant, je l’ai envoyée là où nous en aurons besoin. » Le frère lui dit : « Où est le petit évangile ? » L’ancien répondit : « Pour de bon, mon enfant, celui qui me disait chaque jour : “Vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres” (Mt 19, 21), je l’ai vendu et le lui ai donné pour trouver plus de confiance en lui au jour du jugement. »
litcopte1Une réflexion sur la présence de la Parole de Dieu dans la vie quotidienne des moines du désert égyptien ne peut que partir de l’apophtegme qu’on vient de lire parce que, hier comme aujourd’hui, la Bible est utilisée dans le monachisme copte comme la source primaire de l’action de l’homme, sa référence fondamentale dans la recherche quotidienne d’une vie selon l’Évangile. Et c’est la perspective monastique que je voudrais examiner dans ces pages, car s’il est une tradition chrétienne dans laquelle le monachisme a toujours été un miroir fidèle – aux temps de plus grande splendeur comme dans ceux de décadence – de la vitalité de l’Église tout entière, c’est bien celle du monde copte : sans parcourir dans leur intégralité les mille sept cents ans de l’histoire de la présence chrétienne en Égypte, je chercherai à indiquer quel a été le rapport avec l’Écriture chez les « Pères du désert » lors de leur apparition au début du IVe siècle et quelle est l’importance du texte biblique, et évangélique en particulier, dans la vie et dans le témoignage actuel, telle que j’ai pu la connaître par la fréquentation des monastères coptes et dans l’amitié fraternelle avec certains moines.
Sans aucun doute, parmi les éléments divers qui ont donné vie au phénomène monastique ancien dans la région qui va de l’Égypte à la Syrie et qui ont continué à en modeler la forme – devenue ensuite exemplaire pour le monachisme tout entier, même en Occident – l’Écriture apparaît comme l’un des plus décisifs. Certains textes d’Évangile, en particulier les paroles de Jésus sur le renoncement, la suivance, le fait de porter sa croix, apparaissent, au début du monachisme du désert, comme des sources premières capables d’inspirer tant l’acte ponctuel de l’anachorèse, du retrait à l’écart, que le vécu quotidien dans la prière, dans le travail et dans la recherche de la volonté de Dieu. Ce sont des paroles performatives, qui ont progressivement tissé l’existence des ermites, des anachorètes et des cénobites, en donnant sens et direction à la recherche constante du salut : les Écritures étaient écoutées, lues et méditées de sorte à ce qu’on en connaisse la « lettre » et qu’on parvienne à l’« esprit », en vue de les conserver dans le cœur et afin qu’elles offrent une source de discernement sur les aspects fondamentaux de la vie : aux temps d’obscurité, de difficulté ou de combat, comme lors des moments plus radieux de leur existence, c’était l’Écriture qui fournissait la clé pour pénétrer le sens de l’existence et purifier les rapports avec soi-même, avec les autres et avec Dieu. Les Pères du désert arrivaient à une telle assimilation de la parole de Dieu contenue dans les Écritures que ceux qui les approchaient les considéraient comme des « porteurs de la Parole » dans la vie quotidienne ; ils les écoutaient comme d’authentiques sequentiae sancti evangelii, des passages vivants de l’Évangile de vie.
En lisant les apophtegmes des Pères, on a souvent l’impression que les moines du désert vivaient et « parlaient » la Parole, et ceci parce que l’Écriture était pour eux prière et travail, dialogue avec Dieu et labeur quotidien pour transformer le « c’est écrit » en une « lettre vivante », un témoignage crédible du fait que le pain de la Parole est véritablement un aliment capable non seulement de nourrir pour la vie éternelle, mais également de modeler la vie quotidienne, ici et maintenant. On peut parfois sourire devant certains littéralismes, mais ils sont révélateurs de ce qui a probablement été la réaction immédiate et spontanée des premiers auditeurs de la prédication de Jésus : les paraboles, les gestes, les silences, les attitudes de Jésus étaient saisis par les premiers chrétiens et par les moines comme des exemples concrets, praticables, accessibles pour rendre efficace, réelle, quotidienne la suivance, le cheminement derrière Jésus en un temps où il n’était plus possible de le suivre physiquement sur les routes de la Galilée et de la Judée.
D’Antoine, qui écoute la parole de l’Évangile : « Va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19,21) et qui vend immédiatement tous ses biens et se retire auprès d’un père spirituel, jusqu’à Sérapion qui vend le livre de l’Évangile pour mettre en pratique ce qui était écrit dans ce livre, les apophtegmes des Pères du désert nous apparaissent comme de simples paraphrases de l’Évangile, des manières différentes d’exprimer dans un langage non verbal ce que l’Écriture annonce comme la volonté du Seigneur. Et, notons bien, la Parole de Dieu est « lampe pour le chemin » non seulement au niveau de l’ascèse personnelle, mais aussi et plus encore dans les rapports fraternels, dans l’accueil de l’autre, dans le service auprès du frère : toute norme aussi autorisée qu’elle soit, toute règle la plus « sainte », toute tradition même ancienne, est soupesée et subordonnée au commandement de l’Évangile : le jeûne peut être rompu pour accueillir un hôte, l’écoute du frère dans l’angoisse peut prendre la place de la récitation des Psaumes, le fruit du travail quotidien doit être partagé avec ceux qui sont dans le besoin, la miséricorde envers le pécheur doit prendre le dessus sur la justice établie par la loi.
À une époque où la majeure partie des personnes, et par conséquent aussi des moines, était analphabète, dans une culture où la tradition orale était le véhicule ordinaire pour la transmission du savoir, dans une économie où les livres étaient un bien extrêmement rare et précieux, il était demandé aux novices qui s’approchaient de la vie monastique qu’ils connaissent par cœur « au moins » l’Évangile et les Psaumes, de sorte à pouvoir nourrir quotidiennement leur vie spirituelle. Du reste, le disciple qui se mettait à l’école d’un « Abba » recevait une « parole » qui, le plus souvent, n’était qu’un verset de l’Évangile, ou de l’Écriture, une parole qu’il devait répéter sans cesse jusqu’à ce qu’il ne l’ait mise en pratique !
Cette pratique est suivie aujourd’hui encore : le Psautier, les Évangiles et les écrits de saint Paul sont le pain quotidien pour des moines souvent bien instruits dans les disciplines les plus diverses ; c’est toujours l’Écriture qui constitue la parole décisive dans la vie monastique. Il est surprenant, parfois, lorsqu’on écoute un dialogue entre deux moines, d’entendre le recours fréquent à des expressions bibliques, à des apophtegmes des Pères qui renvoient à l’Évangile : vraiment, « la bouche parle de la plénitude du cœur » et l’Écriture écoutée, lue, méditée et priée devient le trésor intarissable d’où tirer « des choses anciennes et des choses nouvelles ». La constante répétition silencieuse d’un verset biblique, la prière commune à l’église – durant laquelle chaque moine reçoit à plusieurs reprises, de celui qui en a la charge et lui passe devant, les paroles initiales d’un Psaume afin qu’il le récite intégralement par cœur, et de sorte que tous puissent ainsi accomplir le mandat de réciter le Psautier tout entier en un seul jour –, l’usage habituel des paroles de l’Écriture pour exprimer des sentiments et des mouvements du cœur témoignent aujourd’hui encore du fait que la « centralité de la Parole » dans la vie d’un chrétien ne dépend pas d’un savoir théorique, d’études exégétiques approfondies, de la connaissance des langues dans lesquelles ont été écrits l’Ancien et le Nouveau Testament, mais plutôt de la capacité qu’a la Parole de pénétrer le cœur de celui qui l’écoute et de la réponse que la personne tout entière – âme, esprit et corps – donne à cette parole à travers son propre mode de penser, de parler et d’agir dans l’aujourd’hui de l’histoire.
Je voudrais m’arrêter en particulier sur certains passages bibliques qui reviennent chaque jour dans la prière commune monastique, durant l’office du matin. Avant tout, le Cantique de la mer (Ex 15), ce chant entonné par Myriam, la sœur de Moïse, immédiatement après le passage de la Mer Rouge et la libération de l’esclavage en Égypte ainsi que de l’armée du Pharaon. Il peut surprendre que des chrétiens égyptiens chantent sur des tons d’exultation une hymne où l’on rend grâce à Dieu pour avoir défait l’Égypte, pour avoir jeté à la mer cheval et chevalier ! Mais cette donnée est révélatrice de la capacité de lecture spirituelle de l’Écriture : les adversaires défaits ne sont pas les Égyptiens en tant que peuple – en un certain sens les « ancêtres » de ceux qui aujourd’hui entonnent ce chant – mais bien les forces contraires à Dieu, qui maintiennent les croyants en esclavage, qui les empêchent de rendre un culte au Seigneur, qui font obstacle au chemin vers la libération. Vraiment, la joie pour la liberté retrouvée des enfants de Dieu n’a pas peur de prendre à son compte le langage et les expressions d’un peuple qui a défait, par l’entremise de la main prodigieuse de Dieu, ses propres ancêtres : aujourd’hui les chrétiens égyptiens chantent – comme les juifs, et comme toute autre ethnie sur la terre – leurs louanges au Seigneur qui a réalisé des merveilles et qui a anéantit dans la mer l’armée de l’Égypte !
Plus significatifs encore pour la vie spirituelle du moine sont les trois passages d’Évangile qui sont proclamés chaque matin durant la prière : le passage sur les vierges folles et les vierges sages (Mt 25, 1-13), l’épisode de la femme pécheresse à laquelle beaucoup a été pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé (Lc 7, 36-50) et l’invitation à la vigilance dans l’attente du Seigneur (Lc 12, 35-40). L’application à la vie monastique – ou mieux, à la vie chrétienne vécue radicalement – des deux premiers passages apparaît assez bien établie : l’invitation à la vigilance, à ne pas faire manquer l’huile de la charité durant l’attente, le fait de se savoir éveillés et de se trouver prêts dès que retentit la voix qui annonce l’Époux est un topos, une exhortation récurrente dans la spiritualité monastique et dans la catéchèse. De même, la figure de la pécheresse qui demande silencieusement et obtient le pardon de Jésus grâce à la pénitence et aux gestes d’attention pour le corps du Seigneur – les pieds du voyageur lavés avec les larmes, séchés avec les cheveux, baisés et enduits de parfum – devient l’image emblématique de chaque croyant, pécheur pardonné et appelé à aimer intensément en vertu de l’amour donné et reçu. Mais la lecture spirituelle du second passage lucanien est plus prégnante encore, en particulier le verset 37 : « Heureux ces serviteurs que le maître en arrivant trouvera en train de veiller ! En vérité, je vous le dis, il se ceindra, les fera mettre à table et, passant de l’un à l’autre, il les servira. » Dans l’interprétation monastique, l’accent n’est pas tant placé sur la vigilance des serviteurs – le passage des dix vierges y exhorte déjà – mais plutôt sur l’attitude déconcertante du Seigneur à son retour : lui, le patron, le maître, se ceindra pour servir les disciples vigilants ! L’attitude du service jusqu’à l’extrême que le Seigneur Jésus a vécue dans sa chair humaine résumée dans l’épisode du lavement des pieds, que l’évangéliste Jean raconte au lieu du partage du pain et du vin du dernier repas – sera celle que le Seigneur aura lorsqu’il reviendra dans la gloire : même le Seigneur glorieux sera au service de l’homme !
Quel enseignement plus chargé d’autorité et plus efficace pourrions-nous recevoir pour notre vie quotidienne, quelle « incarnation » plus concrète et actuelle de la Parole pourrions-nous trouver pour nos vies vécues les uns à côté des autres, dans l’écoute, dans l’accueil et dans le service réciproques ? Vraiment, le monachisme copte nous rappelle avec force que la parole de Dieu est et reste une « lampe pour nos pas » à tout moment de notre existence, jusqu’au don total de notre vie, jusqu’au jour grand et glorieux du retour du Seigneur, un retour dans la gloire, certes, mais une gloire qui porte l’inscription indélébile du sceau du service et de l’amour.