MALADIE ET GUÉRISON À TRAVERS LE JUDÉO-CHRISTIANISME – DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
27 novembre, 2013http://www.pagesorthodoxes.net/guerison/maladie.htm
MALADIE ET GUÉRISON À TRAVERS LE JUDÉO-CHRISTIANISME
par Pierre Erny
MALADIE ET GUÉRISON DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
Quel sens peut avoir la maladie pour celui qu’elle atteint ? Dans une vision des choses ou tout dépend de Dieu, la maladie ne fait pas exception, même si après les grandes périodes d’exil le judaïsme est devenu de plus en plus attentif à l’influence des démons. Fondamentalement, Dieu crée l’homme pour le bonheur, et la maladie, comme les autres formes de mal, est contraire à cette intention. Elle n’est entrée dans le monde avec la mort que comme une suite du péché. L’expérience que l’homme en fait a d’ailleurs assez régulièrement pour effet d’aiguiser sa conscience d’être pécheur. Dans le monde nouveau, libéré du péché, tel que l’entrevoient les prophètes, il n’y aura plus ni infirmité, ni souffrance, ni larmes. Pourtant, le lien exact qui relie péché et maladie ne se laisse pas cerner facilement. La question est posée explicitement dans Jean 9,1-3 : En passant, Jésus vit un homme qui était aveugle de naissance. « Rabbi, lui demandèrent ses disciples, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus répondit : « Ni lui n’a péché ; ni ses parents, mais c’est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui. » La même question occupe tout le livre de Job, lancinante. Comment expliquer que des justes soient frappés ? La réponse peut être esquisser en trois directions : • Les vues de Dieu dépassent infiniment celles de l’homme qui n’a aucune possibilité ni aucun droit de sonder les volontés divines et de demander des comptes ; il n’est pas le mieux placé pour savoir ce qui est bon pour lui. • La maladie peut être une épreuve providentielle permettant au juste de grandir et de témoigner de sa fidélité ; qu’il garde confiance même le jour où il se sentira abandonné de tous, et il sera sauvé. • Par sa souffrance, le Serviteur de Dieu prend sur lui les maladies des hommes, expie leurs fautes et guérit leurs meurtrissures. La maladie est ontologiquement un mal, reflet de l’état de sous-nature dans lequel l’homme se meut dans sa condition présente, étranger a sa véritable nature. Mais mystérieusement elle peut devenir l’occasion, la voie, le moyen d’aboutir a un bien. À condition d’être exemptes de magie, les pratiques médicales sont bonnes, et le Siracide fait l’éloge de la profession de médecin. Mais le médecin par excellence, c’est Dieu, et c’est donc a lui qu’il faut faire appel en premier. Les psaumes montrent des hommes qui dans leur souffrance et leur affliction confessent leurs péchés avec humilité et implorent avec confiance leur guérison comme une grâce. Tout au long de sa route sur terre, Jésus a rencontré des malades, des sourds, des aveugles, des estropiés. Il a été ému de compassion (Mt 20,34) et s’est émerveillé de leur foi. Il ne raisonne pas sur le mal et la maladie : Il guérit et chasse les démons. Ses miracles attestent qu’il est plus puissant que Satan, que le Royaume de Dieu est en marche, que la force divine destinée à vaincre le péché, la maladie et la mort est à l’oeuvre des à présent. Avec la foi tout devient possible. La guérison des corps est annonce et signe d’une guérison plus profonde, d’une guérison destinée à toucher toute notre nature, d’un sauvetage au plan ontologique, d’un « salut », destiné en priorité à ceux qui sont tombés le plus bas : Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (Mt 2,17). Pour libérer l’homme de ses souffrances, Jésus les prend sur lui, c’est tout le sens de sa Passion :
Vraiment ce sont nos souffrances qu’il portait, Et nos douleurs dont il était chargé ; Et nous, nous le regardions comme un puni, Frappé de Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos péchés, Broyé à cause de nos iniquités ; Le châtiment qui nous donne la paix est sur lui, Et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris.(Is, 53,4-5)
Les apôtres ont été associés d’emblée au ministère de guérison de Jésus : Ayant appelé ses douze disciples, il leur donna pouvoir sur les esprits impurs, afin de les chasser et de guérir toute maladie et toute infirmité… II les envoya après leur avoir donné ces instructions : … « Sur votre chemin annoncez ceci : Le royaume des cieux est proche ». Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons (Mt 10,1-8). Au moment de son ascension, c’est l’envoi solennel en mission : Allez par le monde entier et prêchez l’Évangile à toute la création… Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon Nom ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ; il prendront des serpents, et s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal ; ils imposeront les mains aux malades et ceux-ci seront guéris (Mc 16,15-18). Au travers de multiples signes, on voit ainsi sourdre, germer, éclater de toutes parts un monde nouveau. Le péché a rendu l’homme spirituellement malade, aveugle, sourd, paralysé. Mais voici qu’une Force se manifeste capable de le restaurer dans sa plénitude ontologique. Jésus donne à la maladie un sens nouveau : associée à sa Passion, elle peut devenir participation à l’oeuvre rédemptrice entreprise par celui qui est à la fois homme et Dieu. Dans la parabole du bon Samaritain, on voit ce voyageur verser de l’huile et du vin sur les blessures du malheureux attaqué par les brigands. Une telle onction d’huile, mais purement symbolique, est prescrite par le Christ à ses disciples dans Marc 6, 13 : Étant partis, les apôtres perchèrent que l’on se repentit. Ils chassaient beaucoup de démons, ils oignaient d’huile beaucoup de malades et ils les guérissaient. On peut voir dans ce geste comme le prélude d’un sacrement.
L’ONCTION D’HUILE Dans l’épître de l’apôtre Jacques se trouve un texte par ailleurs isolé qui sans doute décrit une pratique courante dans les premières communautés chrétiennes et peut-être même en milieu juif : L’un de vous est-il malade ? Qu’il fasse appeler les anciens (les « presbytes ») de l’Église et qu’ils prient après avoir fait sur lui une onction d’huile au Nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient. Le Seigneur le relèvera, et s’il a des péchés à son actif, il lui sera pardonné. Confessez-vous donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres, afin d’être guéris (Jc 5,13-16). On lit dans la Tradition apostolique rédigée par saint Hippolyte de Rome entre 218 et 235 : » Si on offre de l’huile, que l’évêque rende grâces comme pour le pain et le vin, non dans les mêmes termes, mais dans le même sens : « De même qu’en sanctifiant cette huile, par laquelle vous avez oint les rois, les prêtres et les prophètes, vous donnez la saint … et à ceux qui en usent et la reçoivent, qu’elle procure de même le réconfort à tous ceux qui en goûtent et la santé à ceux qui en font usage. » Les onctions d’huile n’étaient pas pratiquées par les seuls évêques et prêtres, mais aussi par les laïcs. En 416, le pape Innocent Ier écrivait à l’évêque de Gubbio : Il n’est pas douteux que le texte de saint Jacques doive s’entendre et se comprendre des fidèles malades qui peu vent être oints de l’huile sainte du chrême, et de cette huile, confectionnée par l’évêque, il est permis, non seulement aux prêtres, mais à tous les chrétiens, d’user dans leur nécessite, ou celle des leurs, en vue d’une onction. Après la période carolingienne, l’onction des malades a été incorporée à tout un rituel complexe comprenant la visite au malade, l’aspersion d’eau bénite, la confession, l’imposition des cendres, la récitation de psaumes et de litanies, la communion, et souvent l’office des mourants, voire de la sépulture. En Occident, on a ainsi fait peu à peu de cette onction un complément de la pénitence et une préparation à la mort, et on a oublié qu’elle était d’abord faite pour délivrer des maladies du corps. Au XIIe siècle apparaît le terme regrettable d’ » extrême onction « , qui invite à la retarder jusqu’à l’article de la mort. L’onction des malades est ainsi devenue peu à peu le sacrement de l’agonie, réservé bien entendu au seul prêtre. Dans le monde byzantin, on a assisté à une évolution en sens inverse : on en est venu à ne pas limiter l’onction aux seuls malades, mais à la dispenser à tous ceux qui souffraient d’une infirmité spirituelle, et finalement à tous les pécheurs. Dans le rite byzantin, la faculté de bénir l’huile était accordée à tout prêtre, alors qu’en Occident on en a fait une fonction proprement épiscopale. Dans le monde méditerranéen, l’huile est symbole d’aisance et de richesse. Or, la prospérité ne pouvant se concevoir sans une bénédiction divine, le lien entre huile et Esprit de Dieu devient manifeste. Celui qui en est oint est comme introduit dans la sphère divine. Or l’Oint par excellence, c’est-à-dire le Messie, le Christos, c’est Jésus, à la fois roi, prêtre et prophète. L’huile rend la nourriture savoureuse ; or la sagesse, c’est l’aptitude à goûter la saveur des choses. L’huile est aussi symbole de pureté et de lumière, puisqu’elle alimente la flamme des lampes. Comme le massage à l’huile donne aux muscles leur souplesse, elle fortifie en vue des luttes corporelles et spirituelles. Elle sert aux soins de beauté. Mais on utilisait aussi très largement, dans les pays chauds, des huiles parfumées pour la toilette des morts.
DU RITE DE GUÉRISON AU RITE FUNÉRAIRE Il y a eu ainsi tout au long de l’histoire interférence entre rites de guérison et rites funéraires. Les coptes d’Égypte oignent le cadavre avec l’huile des lampes qui brulent devant les icônes. Des textes de diverses provenances montrent que cette même huile pouvait servir et durant la maladie, et au moment de la toilette mortuaire, et pour être versée dans le cercueil. Dans la pratique grecque actuelle on répand de l’huile provenant d’une lampe dans la bière où reposera le mort. Dans le rituel slave on en verse dans la tombe avec de la cendre d’encensoir. Dans La hiérarchie ecclésiastique de Denys l’Aréopagite, nous trouvons une indication très claire de ces pratiques : Le grand prêtre, homme de Dieu, récite sur le corps une très sainte invocation. L’invocation terminée, il baise le mort, imité aussitôt par tous les assistants. Quand tous ont donné le baiser de paix, le grand prêtre enduit le corps d’huile sainte, il prie pour tous les défunts, il dépose la dépouille en terre sainte à côté de celle des autres saints, et il verse de l’huile sainte sur la dépouille du défunt. Denys situe la vie spirituelle du chrétien entre deux onctions, celle du baptême et celle de la mort : Souvenez-vous que, dans le sacrement de régénération, quand l’initié a totalement dépouillé ses vêtements anciens, sa première participation aux choses sacrées consiste en l’onction de l’huile bénite ; et, au terme de la vie, c’est encore l’huile sainte qu’on répand sur le défunt. Par l’onction du saint baptême on appelait l’initié dans la lice des saints combats ; l’huile versée sur le défunt signifie qu’il a fourni sa carrière et mis fin à ses glorieuses luttes.
LE SENS CHRÉTIEN DE LA MALADIE Le Vocabulaire de théologie biblique l’esquisse ainsi : Tant que dure le monde présent, l’humanité doit continuer de porter les conséquences du péché. Mais en prenant sur lui nos maladies lors de sa Passion, Jésus leur a donné un nouveau sens : comme toute souffrance, elles ont désormais une valeur de rédemption. Paul, qui en à fait l’expérience à maintes reprises (Ga 4,13 ; 2 Co 1,88 ss ; 12,7-10), sait qu’elles unissent l’homme au Christ souffrant : Nous portons dans nos corps les souffrances de mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifeste dans notre corps (2 Co 4,10). Tandis que Job ne parvenait pas à comprendre le sens de son épreuve, le chrétien se réjouit de compléter dans sa chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église (Col 1,24). En attendant qu’arrive ce retour au paradis où les hommes seront guéris à tout jamais par les fruits de l’arbre de Vie (Ap 22,2 ; cf. Ez 47,12), la maladie elle-même est intégrée, comme la souffrance et comme la mort, à l’ordre du salut. Non qu’elle soit facile à porter : elle demeure une épreuve, et c’est charité que d’aider le malade à la supporter en le visitant et en le soulageant. « Portez les maladies de tous », conseille Ignace d’Antioche. Mais servir les malades, c’est servir Jésus lui-même en ses membres souffrants : J’étais malade, et vous m’avez visité, dira-t-il au jour du jugement (Mt 25,36). Le malade, dans le monde chrétien, n’est plus un maudit dont on se détourne (cf. Ps 38,12 ; 41,6-10 ; 88,9) ; il est l’image et le signe du Christ Jésus. Dans le premier épître au Corinthiens, saint Paul cite, dans sa liste des charismes, celui de guérir (1 Co 12,9 et 28). L’esprit continue d’agir dans les chrétiens comme il a agi en Jésus pour soulager les hommes dans leurs maladies et témoigner ainsi que le salut est proche. C’est là un aspect des choses que les mouvements pentecôtiste et charismatique ont retrouvé de manière vivante aujourd’hui. D’ailleurs l’ensemble de la pastorale des malades et de l’éthique de la santé est aujourd’hui en profond renouvellement. Le chrétien qui souffre dans son corps et son âme est confronté à une de ces antinomies vitales caractéristiques de l’ordre nouveau instauré par le Christ : – la maladie est un mal, et il doit tout faire, au plan des soins et de la prière, pour en être délivré ; il sait que le Christ peut et veut le sauver et le libérer ; – mais en même temps, il lui faut accepter de participer de cette manière à la Passion du Maître, essayer de discerner quel appel lui est ainsi adressé et quel sens et la maladie et sa guérison peuvent prendre pour lui. C’est par le sacrement destiné spécifiquement au malade que s’opère le mieux la configuration de celui-ci au Christ : C’est dans le Christ souffrant et ressuscitant que tout se trouve… En sa passion il a courageusement combattu pour nous ; il s’est offert lui-même, étant prêtre et victime ; il est devenu dans sa mort et son sang Époux de l’Église ; il est ressuscité, oint de l’huile de la grâce. Et donc la pénitence tire son efficacité du Christ souffrant et nous configure à lui. L’ordre puise sa force au Christ s’offrant lui-même. L’Eucharistie au Christ victime. Le mariage au Christ donnant à l’Église le gage de son sang… Mais par l’onction des malades nous sommes configurés au Christ en sa résurrection ; c’est un sacrement donné au chrétien quittant ce monde en préfiguration de l’onction qu’est la gloire future, quand toute mortalité sera éloignée des élus. (Albert le Grand, XIIIe siècle)
Article paru dans la revue Le Chemin, no. 10, 1991.