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‘LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION CONTEMPLÉ AVEC LES YEUX DE FRANÇOIS D’ASSISE? » – P. CANTALAMESSA

1 décembre, 2015

 

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AVENT : TROISIÈME PRÉDICATION DU P. CANTALAMESSA, OFMCAP

‘LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION CONTEMPLÉ AVEC LES YEUX DE FRANÇOIS D’ASSISE? »

Rome, 20 décembre 2013 (ZENIT.org) P. Raniero Cantalamessa O.F.M.Cap.

« Le mystère de l’incarnation contemplé avec les yeux de François d’Assise » : c’est le thème de la troisième prédication du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, prédicateur de la Maison pontificale pour l’Avent 2013, dont voici le texte intégral dans notre traduction en français. Le P. Cantalamessa a donné cette méditation ce vendredi matin, 20 décembre, au Vatican, en présence du pape François et de ses collaborateurs.

Prédication du P. Cantalamessa 1. Greccio et l’institution de la crèche Nous connaissons tous l’histoire de François qui a lancé, trois ans avant sa mort, la tradition de la crèche à Noël; mais  il est beau en cette circonstance de la rappeler dans ses grandes lignes. Voici ce qu’écrit Thomas de Celano à ce propos : « Environ deux semaines avant la fête de la Nativité, le Bienheureux François, appela un homme nommé Jean auprès de lui et lui dit: «Si tu veux que nous célébrions la naissance de Jésus à Greccio, va devant, et prépare ce que je te dis: je voudrais représenter l’enfant né à Bethléem, et en quelque sorte voir avec les yeux du corps les difficultés où il s’est trouvé par le manque des choses nécessaires à un nouveau-né, comment il était couché dans une crèche et comme il gisait sur la paille entre le bœuf et l’âne’. […]. Puis vint le jour de la joie, le temps de l’allégresse ! François s’est revêtu des parements diaconaux, parce qu’il est diacre, et il chante d’une voix sonore le saint Evangile : cette voix forte et douce, limpide et sonore, remplit tous de désirs du ciel. Ensuite, il parle aux gens et avec des mots très doux, il rappelle le Roi nouveau-né pauvre et la petite ville de Bethléem »[1]. Ce n’est pas tant sur le fait en soi que repose l’importance de l’épisode, ni même sur la suite spectaculaire que celui-ci a connu dans la tradition chrétienne ; mais plutôt sur la nouveauté qu’il révèle à propos de sa compréhension du mystère de l’incarnation. L’insistance trop unilatérale, voire parfois obsessive, sur les aspects ontologiques de l’Incarnation (nature, personne, union hypostatique, communication des idiomes) avait souvent fait perdre de vue la vraie nature du mystère chrétien, le réduisant à un mystère spéculatif, à formuler avec des catégories de plus en plus rigoureuses, mais très loin de la portée des gens. François d’Assise nous aide à intégrer la vision ontologique de l’Incarnation, à une vision plus existentielle et religieuse. En effet, il n’importe pas uniquement de savoir que Dieu s’est fait homme; il importe aussi de savoir quel genre d’homme il s’est fait. La manière dont Jean et Paul décrivent l’événement de l’Incarnation, de façon différente et complémentaire, est significative. Pour Jean, le Verbe qui était Dieu s’est fait chair (cf. Jn 1, 1-14); pour Paul, « le Christ qui était dans la condition de Dieu, se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur, et  s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à en mourir » (cf. Ph 2, 5 ss.). Pour Jean, le Verbe, qui était Dieu, s’est fait homme ; pour Paul « le Christ, qui était riche, est devenu pauvre » (cf. 2 Co 8,9). François d’Assise se situe dans la ligne de saint Paul. Plus que sur la réalité ontologique de l’humanité du Christ (en laquelle il croit fermement avec toute l’Eglise), il insiste, jusqu’à s’en émouvoir, sur l’humilité et la pauvreté de celle-ci. Deux choses, disent les sources, avaient le pouvoir de l’émouvoir aux larmes, à chaque fois qu’il en entendait parler: « L’humilité de l’incarnation et la charité de la passion »[2]. « Il lui était impossible de ne pas fondre en larmes en pensant à la pauvre petite Vierge, qui se trouva, ce jour-là, dans un si complet dénuement. Un jour, à table, un frère rappela la pauvreté de la bienheureuse Vierge et la détresse du Christ, son enfant. Sur le champ, François se leva, secoué de sanglots douloureux, et, baigné de larmes, il s’assit sur la terre nue pour manger le reste de son pain. »[3] François a donc redonné « chair et sang » aux mystères du christianisme souvent « désincarnés » et réduits à des concepts et syllogismes dans les écoles théologiques et dans les livres. Un chercheur allemand a vu en François d’Assise celui qui a créé les conditions pour la naissance de l’art moderne de la Renaissance, dans la mesure où il délie les personnes et les événements de l’histoire sainte de la raideur stylisée du passé pour leur donner vie et concrétude[4].

2. Noël et les pauvres La distinction entre le fait de l’incarnation et sa manière, entre sa dimension ontologique et celle existentielle, nous intéresse parce qu’elle jette une lumière particulière sur le problème actuel de la pauvreté et de l’attitude des chrétiens à son égard. Elle aide à donner un fondement biblique et théologique à l’option préférentielle pour les pauvres, proclamée au Concile Vatican II. Si par ce fait de l’incarnation, le Verbe s’est en effet revêtu de chaque homme, comme disaient certains Pères de l’Eglise, par la manière dont s’est passée l’incarnation, il s’est revêtu tout particulièrement du pauvre, du humble, du souffrant, au point de s’identifier à lui. Chez le pauvre, la présence du Christ n’est certes pas la même que dans l’Eucharistie et dans les autres sacrements, mais il s’agit d’une présence qui, elle aussi, est vraie, « réelle ». Il a « institué » ce signe, comme il a institué l’Eucharistie. Celui qui prononça sur le pain cette parole: « Ceci est mon corps », l’a dit aussi pour les pauvres. Il l’a dit lorsque, en évoquant ce que l’on a fait ou pas fait, pour l’affamé, l’assoiffé, le prisonnier, le nu et l’exilé, il a déclaré solennellement: « C’est à moi que vous l’avez fait » et « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait ». Cela équivaut à dire : « Cette personne déchirée, qui avait besoin d’un peu de pain, ce vieil homme en train de mourir  transi de froid, c’était moi! ». « Les Pères conciliaires – a écrit Jean Guitton, observateur laïc au Vatican II – ont retrouvé le sacrement de la pauvreté, la présence du Christ sous les espèces de ceux qui souffrent »[5]. Qui n’est pas disposé à accueillir le pauvre n’accueille pas pleinement le Christ qui s’est identifié à eux. Qui, au moment de la communion, avance plein de ferveur pour recevoir le Christ, mais le cœur fermé aux pauvres, ressemble, dirait saint Augustin, à quelqu’un qui voit venir de loin un ami qu’il n’a pas vu depuis des années. Plein de joie il court à sa rencontre, se hisse sur la pointe des pieds pour lui embrasser le front, mais en faisant cela il ne s’aperçoit pas qu’il lui écrase les pieds avec ses chaussures cloutées. Les pauvres sont en effet les pieds nus que le Christ tient encore posés sur cette terre. Le pauvre est lui aussi un « vicaire du Christ », quelqu’un qui tient sa place. Vicaire dans un sens passif et non actif. Autrement dit, pas dans le sens où ce que fait le pauvre, c’est le Christ qui le fait, mais dans le sens que ce qu’on fait au pauvre c’est au Christ qu’on le fait. Il est vrai, comme écrit saint Léon le Grand, qu’après l’ascension, « tout ce qui était visible dans notre Seigneur Jésus Christ est passé dans les signes sacramentaux de l’Eglise »[6], mais il est vrai aussi que, d’un point de vue existentiel, il est passé aussi dans les pauvres et dans tous ceux dont il a dit: « C’est à moi que vous l’avez fait ». Déduisons la conséquence qui dérive de tout cela sur le plan ecclésiologique. Jean XXIII, à l’occasion du Concile, a lancé l’expression « Eglise des pauvres »[7]. Le sens de cette expression va probablement au-delà de ce que l’on entend à première vue. L’Eglise des pauvres ne comprend pas seulement les pauvres de l’Eglise ! Tous les pauvres du monde, en un certain sens, qu’il soient baptisés ou pas, en font partie. Leur pauvreté et souffrance sont leur baptême de sang. Si les chrétiens sont ceux qui ont été « baptisés dans la mort de Jésus Christ » (Rm 6,3), qui est, de fait, plus baptisé qu’eux dans la mort de Jésus Christ ? Comment ne pas les considérer, en quelque sorte, « Eglise » du Christ, si le Christ lui-même a déclaré qu’ils étaient son corps? Ce sont des « chrétiens » non pas parce qu’ils se déclarent appartenant au Christ, mais parce que le Christ a déclaré qu’ils lui appartiennent: « C’est à moi que vous l’avez fait! ». S’il y a un cas où l’expression controversée « chrétiens anonymes » peut avoir une application plausible, c’est bien celui des pauvres. L’Eglise de Jésus Christ est donc immensément plus vaste que ce qu’en disent les statistiques courantes. Non pas par simple façon de parler, mais vraiment, réellement. Aucun des fondateurs de religions ne s’est identifié aux pauvres comme l’a fait Jésus. Personne n’a proclamé: « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 40), où le « frère plus petit » n’indique pas seulement le croyant en Jésus Christ, mais, comme admis par tous, chaque homme. Moyennant en quoi le Pape, vicaire du Christ, est vraiment le « père des pauvres », le pasteur de cet immense troupeau, et c’est une joie et un stimulant pour tout le peuple chrétien de voir comment ce rôle a été pris à cœur par les derniers Souverains Pontifes, et tout particulièrement, par le pasteur qui siège aujourd’hui sur la chaire de Pierre. Il est la voix la plus forte qui s’élève pour prendre leur défense. La voix de ceux qui n’ont pas de voix. Il n’a vraiment pas « oublié les pauvres »! Ce que le pape écrit dans la récente exhortation apostolique Evangelii gaudium, en évoquant la nécessité de ne pas rester indifférents face au drame de la pauvreté dans le monde globalisé d’aujourd’hui, m’a fait venir à l’esprit une image. Nous tendons à mettre, entre nous et les pauvres, des doubles vitrages. L’effet de ces derniers, que l’on exploite aujourd’hui dans la construction des édifices, est d’isoler du froid, de la chaleur et du bruit : tout arrive jusqu’à nous comme atténué, estompé. Et en effet nous voyons les pauvres bouger, hurler derrière nos écrans de télévision, sur les pages des journaux et revues missionnaires, mais leur cri arrive jusqu’à nous comme venant de très loin. Il ne pénètre pas nos cœurs. Je le dis à ma propre honte et confusion. La parole  « les pauvres ! » provoque, chez les pays riches, ce que le cri « les barbares ! » provoquait chez les romains: trouble, affolement. Ces derniers s’échinaient à élever des murailles et à envoyer des armées aux frontières pour les contrôler; nous, on fait la même chose, mais autrement. Or, l’histoire nous dit que tout est inutile. Nous pleurons et protestons – et à juste titre ! – pour les enfants auxquels l’on empêche de naître, mais ne devrions-nous pas en faire autant pour les millions d’enfants nés mais que l’on laisse mourir de faim, de maladies, pour ces enfants forcés à faire la guerre et à s’entretuer pour des intérêts auxquels nous ne sommes pas étrangers, nous les pays riches ? Ne serait-ce parce que les premiers appartiennent à notre continent et ont la même couleur que nous, alors que les seconds appartiennent à un autre continent et n’ont pas la même couleur que nous ? Nous protestons – et plus que justement ! – pour les personnes âgées, les malades, les handicapés aidés (parfois poussés) à mourir par euthanasie; mais ne devrions-nous pas en faire autant pour les personnes âgées mortes de froid ou abandonnées à leurs destin? La loi libérale du « vivre et laisser vivre » ne devrait jamais se transformer en loi de « vivre et laisser mourir », comme cela arrive pourtant dans le monde entier. Certes, la loi naturelle est sainte, mais c’est précisément pour avoir la force de l’appliquer que nous avons besoin de repartir de la foi en Jésus Christ. Saint Paul a écrit: « ce qui était impossible à la loi, parce qu’elle était affaiblie par la chair, Dieu l’a fait en envoyant son propre Fils » (Rom 8, 3). Les premiers chrétiens, avec leurs coutumes, aidèrent l’Etat à changer ses lois ; nous chrétiens d’aujourd’hui nous ne pouvons faire le contraire et penser que c’est l’Etat avec ses lois qui pourrat changer les coutumes des personnes.

3.  Aimer, secourir, évangéliser les pauvres La première chose à faire vis-à-vis des pauvres, est donc de briser ces doubles vitrages, de surmonter cette indifférence et insensibilité. Nous devons, comme nous y invite le pape, « prêter attention » aux pauvres, nous laisser prendre par une saine inquiétude par leur existence parmi nous, souvent à deux pas de chez nous. Ce que nous devons faire concrètement pour eux, peut se résumer en trois mots : les aimer, les secourir, les évangéliser. Aimer les pauvres. L’amour pour les pauvres est un des traits les plus communs de la sainteté catholique. Chez saint François, nous l’avons vu dans la première méditation, l’amour pour les pauvres, à commencer par le Christ pauvre, vient avant l’amour de la pauvreté et c’est ce qui l’amènera à épouser la pauvreté. Pour certains saints, comme saint Vincent de Paul, Mère Teresa de Calcutta et tant d’autres, l’amour pour les pauvres était même leur voie de sanctification, leur charisme. Aimer les pauvres signifie avant tout les respecter et reconnaître leur dignité. La radicale dignité de l’être humain brille d’autant plus en eux qu’ils sont dépourvus d’autres titres et distinctions secondaires. Dans une homélie de Noël tenue à Milan, le cardinal Montini disait: « La vision complète de la vie humaine à la lumière du Christ voit dans un pauvre quelque chose de plus qu’un homme dans le besoin. Il voit un frère mystérieusement revêtu d’une dignité, qui oblige à le traiter avec révérence, à l’accueillir avec empressement, à le compatir au-delà du mérite »[8]. Mais les pauvres ne méritent pas seulement notre commisération; ils méritent aussi notre admiration. Ils sont les vrais champions de l’humanité. On distribue chaque année des coupes, des médailles d’or, d’argent, de bronze ; au mérite, à la mémoire ou aux vainqueurs de compétitions. Et peut-être pour le seul fait d’avoir été capables de courir en une fraction de seconde moins que les autres les cent mètres , ou quatre cents mètres de haies, ou de sauter un centimètre plus haut que les autres, ou de remporter un marathon, une course de slalom. Pourtant, si on observait de quels sauts mortels, de quelle résistance, de quels slaloms, sont parfois capables les pauvres, et pas une fois, mais toute la vie, les prestations des plus célèbres athlètes nous sembleraient des jeux d’enfants. Qu’est-ce qu’un marathon comparé par exemple à ce que fait un homme pousse-pousse de Calcutta qui, à a fin de sa vie a fait à pied l’équivalent de plusieurs tours de la terre, dans la chaleur la plus affreuse, traînant un ou deux passagers, dans des rues toutes défoncées, au milieu de trous et de flaques de boue, se faufilant entre les autos pour ne pas se faire renverser ? François d’Assise nous aide à découvrir une raison encore plus forte d’aimer les pauvres: le fait que ceux-ci ne sont pas simplement nos « semblables » ou nos « prochains » : ils sont nos frères! Jésus avait dit : « Vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux, et vous êtes tous frères » (cf. Mt 23,8-9), mais cette parole avait été comprise jusque là comme adressée aux seuls disciples. Dans la tradition chrétienne, un frère au sens restreint du mot, c’est uniquement quelqu’un qui partage la même foi et a reçu le même baptême. François reprend la parole du Christ et lui donne une portée universelle, qui est celle que Jésus avait certainement lui aussi à l’esprit. François a vraiment mis « tout le monde en état de fraternité »[9]. Il appelle frères non seulement ses frères et ses compagnons de foi, mais aussi les lépreux, les brigands, les sarrasins, autrement dit les croyants et non croyants, les bons et les méchants, mais surtout les pauvres. Et nouveauté absolue, il étend ce concept de frère et sœur aux créatures inanimées : le soleil, la lune, la terre, l’eau, voire même la mort. Cela relève évidemment plus de l’ordre de la poésie que de la théologie. Le saint sait bien qu’entre celles-ci et les créatures humaines, faites à l’image de Dieu, il y a la même différence qu’entre le fils d’un artiste et les œuvres créées par celui-ci. Mais ceci signifie que le sens de la fraternité universelle du Poverello est sans limite. Cette fraternité est la contribution spécifique que la foi chrétienne peut donner pour affermir dans le monde la paix et la lutte contre la pauvreté, comme le suggère le thème de la prochaine Journée mondiale de la paix « la fraternité, fondement et route pour la paix ». A bien y réfléchir, c’est l’unique vrai fondement non velléitaire. Quel sens cela a-t-il en effet de parler de fraternité et de solidarité humaine, si l’on part d’une certaine vision scientifique du monde qui ne connaît, comme forces actives dans le monde, que « le hasard et la nécessité » ? Si l’on part, autrement dit, d’une vision philosophique comme celle de Nietzsche, selon laquelle le monde n’est que volonté de puissance et toute tentative de s’y opposer est seulement signe du ressentiment des faibles contre les forts ? On a bien raison de dire que « si l’être n’est que chaos et force, l’action qui recherche la paix et la justice est destinée inévitablement à rester sans fondement »[10]. Il manque, dans ce cas, une raison suffisante pour s’opposer au libéralisme effréné et  au manque d’équité dénoncés avec force par le pape dans l’exhortation Evangelii gaudium. Après le devoir d’aimer et de respecter les pauvres, vient celui de les secourir. Ici, saint Jacques vient à notre aide. A quoi cela sert-il, dit-il, d’avoir pitié devant un frère ou une sœur privé de vêtements et de nourriture, et de lui dire : « Mon pauvre ami, comme vous souffrez ! Allez en paix, chauffez-vous et rassasiez-vous », si vous ne lui donnez pas ce dont il a besoin pour se réchauffer et se nourrir ? La compassion, tout comme la foi, sans les œuvres est morte (cf. Jc 2, 15-17). Jésus, dans le dernier jugement, ne dira pas: « J’étais nu et vous m’avez compassionné » ; mais « J’étais nu et vous m’avez habillé ». Il ne faut pas en vouloir à Dieu devant la misère du monde mais en vouloir à nous-mêmes. Un jour, à la vue d’une petite fille tremblante de froid et qui pleurait de faim, un homme fut pris de rébellion et s’écria: « O Dieu, où es-tu ? Pourquoi ne fais-tu pas quelque chose pour cette créature innocente ? ». Mais une voix intérieure lui répondit: « Certes j’ai fait quelque chose. Je t’ai fait toi ! ». Et il comprit immédiatement. Mais aujourd’hui la simple aumône ne suffit plus. Le problème de la pauvreté est devenu planétaire. Quand les Pères de l’Eglise parlaient des pauvres ils pensaient aux pauvres de leur ville, tout au plus à ceux de la ville voisine. Ils ne connaissaient rien d’autre, ou presque, et de toute façon, même s’ils l’avaient connu, faire parvenir les aides aurait été difficile, dans une société comme la leur. Aujourd’hui nous savons que l’aumône ne suffit pas, même si rien ne nous dispense de faire aussi ce que nous pouvons aussi au niveau individuel. L’exemple de tant d’hommes et de femmes de notre temps nous montre que nous pouvons faire de nombreuses choses pour porter secours aux pauvres, chacun selon nos propres moyens et possibilités, et pour aider à les relever. En parlant du « cri des pauvres », dans Evangelica testificatio, Paul VI disait, surtout à nous les religieux: « Il pousse certains d’entre vous à rejoindre les pauvres dans leur condition, à partager leurs lancinants soucis. Il invite, par ailleurs, nombre de vos instituts à reconvertir en faveur des pauvres certaines de leurs œuvres »[11]. Eliminer ou réduire le fossé injuste et scandaleux entre riches et pauvres de ce monde est ce que le vieux millénaire nous a laissé de plus urgent et de plus nécessaire à faire en ce nouveau millénaire. Espérons que ce ne soit pas encore le problème numéro un qui sera laissé en héritage au prochain. Enfin, évangéliser les pauvres. C’est la mission que Jésus reconnut comme étant la sienne par excellence: « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18) et qu’il indiqua comme signe de la présence du Royaume aux messagers de Jean Baptiste: « La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11, 5). Nous ne saurions permettre que notre mauvaise conscience nous pousse à commettre l’énorme injustice de priver de la bonne nouvelle ceux qui sont ses premiers et ses plus naturels destinataires. En invocant peut-être comme excuse, le proverbe « ventre affamé n’a point d’oreilles ». Jésus multipliait les pains mais aussi la parole, ou plutôt administrait d’abord la Parole, parfois pendant trois jours de suite, puis se préoccupait aussi des pains. Les pauvres ne vivent pas seulement de pain, mais aussi d’espérance et de chaque parole qui sort de la bouche de Dieu. Les pauvres ont le sacro-saint droit d’entendre l’Evangile intégral, pas dans une version réduite ou polémique ; l’évangile parle d’amour envers les pauvres, mais pas de haine envers les riches.

4. Joie dans les cieux et joie sur terre Terminons sur un autre ton. Pour François d’Assise, Noël n’était pas seulement l’occasion de pleurer sur la pauvreté du Christ ; c’était aussi la fête qui avait le pouvoir de faire exploser toute la capacité de joie qui habitait son cœur, et qui était immense. A Noël, il faisait littéralement des folies. « Il voulait que ce jour-là les pauvres et les mendiants soient rassasiés par les riches, et que les bœufs et les ânes reçoivent une ration de nourriture et de foin plus abondante que d’habitude. Si je pouvais parler à l’empereur – disait-il – je le supplierais de publier un édit ordonnant à tous ceux qui le peuvent, chaque année, le jour de la Nativité du  Seigneur, de semer du grain sur les routes pour le régal des petits oiseaux et surtout de nos sœurs les alouettes »[12]. Il devenait comme un de ces enfants, les yeux pleins d’émerveillement devant la crèche. Durant la fête de Noël à Greccio, raconte le biographe, quand il prononçait le nom « Bethléem », sa voix s’emplissait d’une tendre affection, produisant un son proche de celui du bêlement d’une chèvre. Et à chaque fois qu’il disait « Enfant de Bethleem » ou « Jésus », il se passait la langue sur les lèvres, comme pour savourer et retenir toute la douceur de ces paroles ». Il y a un chant de Noël qui illustre à la perfection les sentiments de saint François devant la crèche, et l’on ne saurait s’en étonner car celui qui l’a écrit, paroles et musique, est un saint comme lui : saint Alphonse de Liguori. Ecoutons-le en ce temps de Noël et laissons-nous émouvoir par son message simple mais essentiel:

Tu descends des étoiles, ô roi du ciel, Et tu arrives dans une grotte froide et glacée… Toi, Créateur du monde, Tu manques de linge et de feu, ô  mon Seigneur !  Ô enfant chéri ! Combien cette pauvreté M’inspire d’amour; car c’est l’amour qui t’a rendu si pauvre.

Saint Père, Vénérables frères et sœurs, Joyeux Noël!

Traduction de Zenit, Océane Le Gall

[1] Celano, Vita Prima, 84-86 . [2] Ib. 30. [3] Celano, Vita Secunda, 151. [4] H. Thode, Franz von Assisi und die Anfänge der Kunst des Renaissance in Italien, Berlin 1885. [5] J. Guitton, cit. da R. Gil, Presencia de los pobres en el concilio, dans “Proyección” 48, 1966, p.30. [6] S. Léon le Grand, Discours 2 sur l’Ascension, 2 (PL 54, 398). [7] In AAS 54, 1962, p. 682. [8] Cf. Le Jésus de Paul VI, par V. Levi, Milan 1985, p. 61. [9] P. Damien Vorreux, Saint François d’Assise, Documents, Paris 1968, p. 36. [10] V. Mancuso, in La Repubblica, Venerdì 4 Ottobre 2013. [11] Paolo VI, Evangelica testificatio, 18 (Ench. Vatic., 4, p.651). [12] Celano, Vita Secunda,  151. (20 décembre 2013) © Innovative Media Inc.

 

L’HUMILITÉ COMME VERITE ET COMME SERVICE CHEZ FRANCOIS D’ASSISE – P. CANTALAMESSA

18 septembre, 2015

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AVENT : SECONDE PRÉDICATION DU P. CANTALAMESSA, OFMCAP.

L’HUMILITÉ COMME VERITE ET COMME SERVICE CHEZ FRANCOIS D’ASSISE

Rome, 13 décembre 2013 (ZENIT.org)

«L’humilité comme verite et comme service chez Francois d’Assise» : c’est le thème de la seconde prédication du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, prédicateur de la Maison pontificale pour l’Avent 2013, dont voici le texte intégral dans notre traduction en français.
Le P. Cantalamessa a donné cette méditation ce vendredi matin, 13 décembre, au Vatican, en présence ddu pape François et de ses collaborateurs.

Prédication du P. Cantalamessa
1. Humilité objective et humilité subjective
François d’Assise, nous l’avons vu la fois passée, est la démonstration vivante que la réforme la plus utile pour l’Eglise est celle par voie de sainteté, que celle-ci consiste à chaque fois en un courageux retour à l’Evangile et doit commencer par soi-meme. Dans cette deuxième mèditation je voudrais approfondir un aspect de ce retour à l’Evangile, vertu de François. Selon Dante Alighieri, toute la gloire de François repose sur son « se faire petit »[1], c’est-à-dire sur son humilité. Mais en quoi consiste la proverbiale humilité de saint François?
Dans toutes les langues, par lesquelles la Bible est passée pour arriver jusqu’à nous, soit l’hébreu, le grec, le latin et l’italien, le mot « humilité » possède deux significations fondamentales: un sens objectif qui indique un état de fait – bassesse, petitesse ou misère – et un sens subjectif qui indique le sentiment et la reconnaissance de sa propre petitesse. Ce dernier est ce que nous entendons pas vertu de l’humilité.
Quand dans le Magnificat Marie dit : « Il a regardé l’humilité (tapeinosis) de sa servante », elle le dit dans un sens objectif et non subjectif ! C’est pourquoi très opportunément dans diverses langues, par exemple en allemand, ce terme est traduit par « petitesse » (Niedrigkeit). Comment peut-on d’ailleurs penser que Marie exalte son humilité et attribue à celle-ci le choix de Dieu sans la détruire en même temps ? Il est pourtant arrivé que l’on écrive maladroitement que Marie ne se reconnaissait aucune autre vertu que celle de l’humilité, comme si on faisait, de cette façon, un grand honneur et non un grand tort, à telle vertu.
La vertu de l’humilité a un statut spécial : le possède celui qui croit ne pas l’avoir, ne l’a pas celui qui croit l’avoir. Seul Jésus peut se dire « humble de cœur » et l’être vraiment; c’est, comme nous le verrons, la caractéristique unique de l’humilité de l’homme-Dieu. Marie n’avait-elle donc pas cette vertu de l’humilité ? Bien entendu qu’elle l’avait et à un niveau supérieur, mais seul Dieu le savait, pas elle. Et c’est qui fait toute la valeur de la vraie humilité : son parfum n’est senti que par Dieu, pas par celui qui l’émane. Saint Bernard écrit: « Celui qui est vraiment humble veut être estimé vil et abject, non pas humble »[2].
L’humilité de François s’inscrit dans cette ligne. Ses Fioretti y font allusion dans un épisode significatif, et au fond, certainement historique.
Un jour que saint François revenait du bois où il avait prié et qu’il était à l’orée du bois, ledit frère Massée voulut éprouver son humilité, alla ò sa rencontre et lui dit comme en plaisantant : « Pourquoi à toi ? Pourquoi à toi ? Pourquoi à toi ? » Saint François répondit : Qu’est-ce que tu veux dire ? » Frère Massée dit : « Je dis : pourquoi tout le monde court-il après toi et pourquoi chacun semble-t-il désirer te voir, et t’entendre, et t’obéir ? De corps, tu n’est pas bel homme, tu n’as pas grande science, tu n’es pas noble ; d’où te vient-il donc que tout le monde après toi ? » Entendant cela, saint François, tout réjoui en esprit […], se tourna vers frère Massée et dit : « Tu veux savoir pourquoi à moi ? Tu veux savoir pourquoi à moi, tout le monde me court après ? Cela je tiens de ces yeux de Dieu très haut, qui en tous lieux contemplent les bons et les méchants : car ces yeux très saints n’ont vu parmi les pécheurs que moi » [3]

2. L’humilité comme vérité
L’humilité de François a deux sources lumineuses, une de nature théologique et une de nature christologique. Réfléchissons à la première. Dans la Bible nous trouvons des actes d’humilité qui ne partent pas de l’homme, de la considération de sa propre misère ou de son propre péché, mais qui a pour unique cause Dieu et sa sainteté. Telle est l’exclamation d’Isaïe « je suis un homme aux lèvres impures », face à la manifestation inattendue de la gloire et de la sainteté de Dieu dans le temple (Is 6, 5 s); mais aussi le cri de Pierre après la pêche miraculeuse : « Eloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur ! » (Lc 5,8).
Nous voici devant l’humilité essentielle, celle de la créature qui prend conscience d’elle-même aux côtés de Dieu. Tant que la personne se mesure à soi-même, aux autres, à la société, elle n’aura jamais l’idée exacte de ce qu’elle est; il lui manque la mesure. « Quel accent infini Dieune donne-t-ilaumoien devenant samesure! »[4]. François possédait cette humilité de manière remarquable. Une de ses grandes maximes était : « tant vaut l’homme devant Dieu, tant vaut-il en réalité, sans plus. »[5].
Les Fioretti racontent qu’une nuit, frère Léon voulut épier de loin ce que faisait François durant sa prière nocturne dans le bois d’Alverne et qu’il l’entendait de loin murmurer longtemps certaines paroles. Le lendemain, le saint l’appela et, après l’avoir aimablement réprimandé d’avoir enfreint son ordre, lui révéla le contenu de sa prière:
« Sache, frère brebis de Jésus-Christ, que quand je disais ces paroles que tu ouïs, alors étaient montrées à mon âme deux lumières l’une de l’intelligence et connaissance de moi-même, l’autre de l’intelligence et connaissance du Créateur. Quand je disais : Qui es-tu, ô Dieu mien très doux ? Alors j’étais en une lumière de contemplation, en laquelle je voyais l’abîme de l’infinie bonté et sagesse et puissance de Dieu; et quand je disais : Qui suis-je, j’étais en une lumière de contemplation, en laquelle je voyais la profondeur déplorable de ma vileté et misère ? »[6]
C’était ce que saint Augustin demandait à Dieu et qui était pour lui le summum de toute la sagesse: « Noverim me, noverim te. Que je me connaisse et que je te connaisse ; et que je me connaisse pour m’humilier et que je te connaisse pour t’aimer »[7].
L’épisode de frère Léon est certainement embelli, comme toujours dans les Fioretti, mais le contenu correspond parfaitement à l’idée que François se faisait de lui-même et de Dieu. En est la preuve le début du Cantique des créatures et la distance infinie qu’il met entre Dieu « Très-Haut, Tout puissant, Tout Bon Seigneur », à qui l’on doit « louanges, gloire, honneur et toute bénédiction », et que nul homme, même le plus miséreux des mortels, n’est digne de « nommer », soit de prononcer son nom.

Altissimu, onnipotente, bon Signore,
Tue so’ le laude, la gloria e l’honore et onne benedictione.
Ad Te solo, Altissimo, se konfane,
et nullu homo ène dignu Te mentovare.

Cette source lumineuse, que j’ai appelée théologique, nous montre que l’humilité est vérité. « Je me demandais un jour, écrit sainte Thérèse d’Avila, pour quelle raison le Seigneur aime tant l’humilité et subitement, sans aucune réflexion de ma part, il me vint à l’esprit que ce doit être parce qu’Il est la suprême Vérité et que l’humilité est vérité »[8].
C’est une lumière qui n’humilie pas, mais donne au contraire une joie immense et exalte. En effet, être humble ne veut pas dire être mécontent de soi, ni même reconnaître sa propre misère, ou, sous certains côtés, sa petitesse. C’est regarder Dieu avant de se regarder soi-même et prendre la mesure du fossé qui sépare le fini de l’infini. Plus on se rend compte de cela, plus on devient humble. Et l’on finit alors par se réjouir de son propre néant, car c’est grâce à lui que l’on peut offrir à Dieu un visage dont la petitesse, la misère, a fasciné le cœur de la Trinité dès d’éternité.
Une grande disciple du Poverello, que le pape François a proclamée sainte récemment, Angela da Foligno, juste avant de mourir, déclara : « O néant inconnu, o néant inconnu! L’âme ne peut avoir meilleure vision dans ce monde que contempler son propre néant et habiter en lui comme dans la cellule d’une prison »[9].Il y a un secret dans ce conseil, une vérité qui s’expérimente en essayant. On découvre alors que cette cellule existe vraiment et que l’on peut y entrer vraiment à chaque fois qu’on le veut. Celle-ci consiste en un calme et tranquille sentiment d’être « un rien » devant Dieu, mais « un rien » aimé par lui!
Quand on est à l’intérieur de cette prison lumineuse, on ne voit plus les défauts de notre prochain, ou bien on les voit sous une autre lumière. On comprend qu’il est possible, avec la grâce et en le pratiquant, de réaliser ce que dit l’Apôtre et qui paraît à première vue excessif, soit « estimer les autres supérieurs à soi-même » (cf. Phi 2, 3), ou du moins on comprend comment cela a pu être possible pour les saints.
S’enfermer dans cette prison n’est donc pas s’enfermer en soi-même, absolument pas : c’est au contraire s’ouvrir aux autres, à l’être, à l’objectivité des choses. Le contraire de ce que les ennemis de l’humilité chrétienne ont toujours pensé. C’est se fermer à l’égoïsme, et non dans l’égoïsme. C’est la victoire contre un des maux que la psychologie moderne estime d’ailleurs elle aussi funeste pour la personne humaine: le narcissisme. D’autre part, dans cette cellule, l’ennemi n’entre pas. Un jour, Antoine Le Grand eut une vision ; il vit, en un instant, tous les filets de l’ennemi déployés sur la terre et il dit en gémissant: « Qui donc passe outre ces pièges ? ». Et il entendit une voix lui répondre : « Antoine, l’humilité! »[10]. « Rien, écrit l’auteur de l’Imitation du Christ, ne portera à l’orgueil celui qui est fondé et affermi en Dieu »[11].

3. L’humilité comme service d’amour
Nous avons parlé de l’humilité comme vérité de la créature devant Dieu, mais paradoxalement, ce qui surprend le plus l’âme de François n’est pas tant la gloire de Dieu, mais son humilité. Dans les Louanges à Dieu le Très-Haut, écrites de sa main et conservées à Assise, à un certain moment François, au milieu des perfections de Dieu – « Tu es saint. Tu es Fort. Tu es Trine et Un, Tu es Amour, Charité. Tu es Sagesse… »-, en glisse une autre, insolite: « Tu es humilité ! ». Ce titre n’est pas mis là par hasard. François a saisi une vérité très profonde sur Dieu qui devrait nous remplir, nous aussi, de stupeur.
Dieu est humilité parce qu’il est Amour. Face aux créatures humaines, Dieu se trouve dépourvu de toute capacité non seulement créatrice mais aussi défensive. Si les êtres humains choisissent, comme ils l’ont fait, de refuser son amour, il ne peut intervenir de manière autoritaire pour s’imposer à eux. Il ne peut que respecter le libre choix des hommes. On pourra le rejeter, l’éliminer : lui ne se défendra pas, il laissera faire. Ou mieux, sa manière de se défendre et de défendre les hommes contre leur propre destruction, sera d’aimer encore et toujours, éternellement. L’amour crée, de par sa nature même, de la dépendance et la dépendance crée l’humilité. Il en est ainsi, mystérieusement, aussi pour Dieu.
L’amour fournit donc la clef pour comprendre l’humilité de Dieu: se faire remarquer ne demande pas beaucoup d’efforts, il en faut par contre beaucoup pour se mettre de côté, pour s’effacer. Dieu possède en lui cette force illimitée d’effacement et comme tel il se révèle dans l’incarnation. La manifestation visible de l’humilité de Dieu passe par la contemplation du Christ qui se met à genou devant ses disciples pour leur laver les pieds – et c’était, on peut l’imaginer, des pieds sales -, et plus encore, lorsque, réduit à la plus radicale impuissance sur la croix, il continue à aimer, sans jamais condamner.
François a saisi ce lien très étroit entre l’humilité de Dieu et l’incarnation. Voici quelques unes de ses paroles enflammées :
« Voyez: chaque jour il s’abaisse, exactement comme à l’heure où, quittant son palais royal, il s’est incarné dans le sein de la Vierge; chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles; chaque jour il descend du sein du Père sur l’autel entre les mains du prêtre. [12] » . « O humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites lui l’hommage de vos cœurs. »[13].
Nous connaissons maintenant le deuxième mobile de l’humilité de François: l’exemple du Christ. C’est le même que celui indiqué par Paul aux Philippiens, quand il leur recommandait d’être dans les mêmes dispositions que le Christ Jésus qui « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir » (Phil 2, 5.8). Avant Paul, c’était Jésus en personne qui avait invité les disciples à imiter son humilité: « Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de Cœur ! » (Mt 11, 29).
En quoi, pourrions-nous nous demander, Jésus nous dit il d’imiter son humilité ? En quoi Jésus a-t-il été humble ? En feuilletant les Evangiles, nous ne trouvons pas la moindre admission de faute dans la bouche de Jésus, ni quand il converse avec les hommes, ni quand il converse avec le Père. Cela dit en passant, c’est une des preuves à la fois les plus cachées et les plus convaincantes de la divinité du Christ et de l’absolue unicité de sa conscience. Chez aucun saint, chez aucun grand de l’histoire et chez aucun fondateur de religion, on ne trouve une telle conscience d’innocence.
Tous reconnaissent, plus ou moins, d’avoir commis quelque faute et d’avoir quelque chose à se faire pardonner, du moins par Dieu. Gandhi, par exemple, avait bien conscience d’avoir pris, en certaines circonstances, des positions erronées ; il avait lui aussi ses remords. Jésus jamais. Il peut dire en s’adressant à ses adversaires: « Qui d’entre vous peut m’accuser de péché ? » (Jn 8, 46). Jésus proclame qu’il est « Maître et Seigneur » (cf. Jn 13, 13), plus qu’Abraham, plus que Moïse, que Jonas, que Salomon. Où est donc l’humilité de Jésus, pour pouvoir dire: « Prenez sur vous mon joug car je suis humble de cœur » ?
Nous découvrons ici une chose importante. L’humilité ne consiste pas essentiellement à être petits, car on peut être petits, sans être humbles; cela ne consiste pas essentiellement à se sentir petits, car on peut se sentir petit et l’être réellement, mais cela serait de l’objectivité et pas encore de l’humilité; sans compter que se sentir petits et insignifiants peut naître aussi d’un complexe d’infériorité et porter au repliement sur soi, au désespoir, plutôt qu’à l’humilité. Donc l’humilité, pour soi, au degré le plus parfait, ne réside pas dans « l’être petit », dans le « se sentir petit », ou se proclamer petit. Mais dans le « se faire » petit, et non pour une quelconque nécessité ou utilité personnelle, mais par amour, pour « élever » les autres.
C’était ça l’humilité de Jésus ; lui s’est fait si petit qu’il est allé jusqu’à s’ « annuler » pour nous. L’humilité de Jésus est celle qui descend de Dieu et qui a son modèle suprême en Dieu, et non dans l’homme. Dieu se trouve dans une position où il ne peut pas « s’élever » ; il n’y a rien au-dessus de Lui. Si Dieu sort de lui-même et fait quelque chose en dehors de la Trinité, cela ne pourra être qu’un abaissement : s’abaisser et se faire petit; il ne pourra être, autrement dit, qu’humilité, ou, comme disaient les Pères grecs, synkatabasis, c’est-à-dire condescendance.
Saint François fait de « sœur eau » le symbole de l’humilité, la définissant comme « utile, humble, précieuse et chaste ». En effet l’eau ne « s’élève » jamais, elle ne « monte » pas, mais « descend » toujours, jusqu’à atteindre son point le plus bas. La vapeur monte et c’est pourquoi elle est le symbole traditionnel de l’orgueil et de la vanité ; l’eau descend, et donc symbole d’humilité.
Maintenant nous savons ce que veut dire la parole de Jésus : « Prenez sur vous mon joug car je suis humble de cœur ». C’est une invitation à se faire petits par amour, à laver comme lui les pieds de nos frères. Mais Jésus nous montre aussi qu’il s’agit d’un choix sérieux. Il n’est en effet pas question de descendre et de se faire petit de temps en temps, comme un roi qui, dans sa générosité, se daigne de temps à autre, à descendre au milieu du peuple et, pourquoi pas, de le servir aussi en quelque chose. Jésus se fit « petit », comme il « se fit chair », c’est-à-dire de manière stable, jusqu’au fond. Il a choisi d’appartenir à la catégorie des petits et des humbles.
Ce nouveau visage de l’humilité se résume en un mot: service. Un jour – lit-on dans l’Evangile – les disciples discutaient entre eux pour savoir qui était « le plus grand » ; alors Jésus, « s’étant assis » – comme pour donner plus de solennité à la leçon qu’il allait donner –, appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous” (Mc 9, 35). Qui veut être le « premier » soit « le dernier », c’est-à-dire qu’il descende, s’abaisse. Mais il explique aussitôt après ce qu’il entend par « dernier »: qu’il soit le « serviteur » de tous. L’humilité proclamée par Jésus est donc un service. Dans l’Évangile de Matthieu, cette leçon de Jésus s’accompagne d’un exemple: « Ainsi, le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28).

4. Une Eglise humble
Quelque considération concrète sur la vertu de l’humilité, prise dans toutes ses manifestations, c’est-à-dire, tant vis-à-vis de Dieu que vis-à-vis des hommes. Il ne faut pas croire qu’on arrive à l’humilité uniquement parce que la parole de Dieu nous a conduits à découvrir notre néant et nous a montré que celui-ci doit se traduire en service fraternel. En fait d’humilité, on voit qu’on y est arrivé quand l’initiative passe de nous aux autres, soit quand ce n’est plus nous qui reconnaissons nos défauts et nos torts, mais d’autres ; quand nous ne sommes pas uniquement capables de nous dire la vérité, mais aussi de nous la laisser dire, de plein gré, par d’autres. Avant de se reconnaitre devant frère Matthieu comme le plus vil des hommes, François avait accepté, de plein gré et pendant longtemps, d’être raillé, considéré par ses amis, parents et par tout le village d’Assise comme un ingrat, un exalté, comme quelqu’un qui n’aurait jamais rien fait de bon dans la vie.
Autrement dit, dans notre lutte contre l’orgueil, le niveau que l’on atteint dépend de comment nous réagissons, extérieurement ou intérieurement, quand nous sommes contredits, corrigés, critiqués ou laissés de côté. Prétendre de tuer son orgueil en le frappant tout seul, sans que personne n’intervienne de l’extérieur, est comme utiliser son propre bras pour se punir soi-même: on ne se fera jamais vraiment mal. C’est comme si un médecin voulait s’extraire tout seul une tumeur.
Quand je cherche à recevoir la gloire d’un homme pour quelque chose que je dis ou je fais, il est pratiquement certain que celui qui est devant moi, dans sa manière d’écouter et de répondre, recherche lui aussi la gloire de moi. Il arrive donc que chacun recherche sa propre gloire et personne ne l’obtient, et si par hasard il l’obtenait ce n’est que « vaine gloire », c’est-à-dire une gloire vide, destinée à partir en fumée avec la mort. Mais l’effet est tout aussi terrible; Jésus allait jusqu’à attribuer à cette recherche de gloire l’impossibilité de croire. Il disait aux pharisiens: « Comment pourriez-vous croire, vous qui recevez votre gloire les uns des autres, et qui ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ! » (Jn 5, 44).
Quand on se retrouve enlisés dans des pensées et des aspirations de gloire humaine, nous jetons dans la mêlée de telles pensées, comme une torche ardente, la parole que Jésus lui-même utilisa et qu’il nous a laissée: « Ce n’est pas moi qui recherche ma gloire ! » (Jn 8, 50). Cette lutte de l’humilité est une lutte qui dure toute la vie et s’étend à chacun de ses aspects. L’orgueil est capable de se nourrir du mal comme du bien; même plus, contrairement à ce qui se passe pour tout autre vice, le bien, non le mal, est le terrain de culture préféré de ce terrible « virus ». Le philosophe Pascal nous éclaire en disant ceci :
« La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un gougeât, un cuisinier, un crocheteur, se vante et veut avoir des admirateurs : et les philosophes mêmes· en veulent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront l’auront aussi. »[14].
Pour que l’homme « ne se surestime pas », Dieu le fixe généralement au sol comme une sorte d’ancre; il méta ses côtés, comme pour Paul, un « envoyé de Satan qui le gifle », « une écharde dans la chair » (2 Cor 12,7). Nous ne savons pas ce que fut exactement pour l’Apôtre cette « écharde dans la chair », mais nous savons bien ce qu’elle est pour nous! Tous ceux qui veulent suivre le Seigneur et servir l’Eglise l’ont. Ce sont des situations humiliantes qui nous renvoient constamment, parfois nuit et jour, à la dure réalité de ce que nous sommes. Cela peut être un défaut, une maladie, une faiblesse, une impuissance, que le Seigneur nous laisse, malgré toutes les suppliques ; une tentation persistante et humiliante, voire une tentation à se surestimer; une personne avec laquelle ont est obligé de vivre et qui, malgré la rectitude des deux parties, a le pouvoir de mettre à nu notre fragilité, de démolir notre présomption.
L’humilité n’est néanmoins pas qu’une vertu privée. Il existe une humilité qui doit briller dans l’Eglise comme institution et peuple de Dieu. Si Dieu est humilité, l’Eglise aussi doit être humilité; si le Christ a servi, l’Eglise aussi doit servir, et servir par amour. Pendant trop longtemps l’Eglise, dans son ensemble, a représenté devant le monde la vérité du Christ, mais peut-être pas assez l’humilité du Christ. Pourtant c’est avec elle, mieux qu’avec toute apologétique, que s’apaisent les hostilités et les préjugés à son égard et que s’aplanit le chemin qui amène à accueillir l’Evangile.
Il y a un épisode des « Promessi Sposi » (Les fiancés) d’Alessandro Manzoni qui renferme une profonde vérité psychologique et évangélique. Frère Christophe, après avoir terminé son noviciat, décide de demander publiquement pardon aux parents de l’homme qu’il a tué en duel avant de devenir frère. La famille s’aligne d’un côté, formant une sorte de fourches caudines, de manière ce que le geste soit le plus humiliant possible pour le frère et source de plus grande satisfaction pour l’orgueil de la famille. Mais quand ils voient le jeune frère avancer la tête basse, s’agenouiller aux pieds du frère de l’homme qu’il a tué et demander pardon, leur morgue retombe et ils se sentent à leur tour confus, s’excusent auprès de lui, et tous finissent par l’entourer et lui baiser la main, à se recommander à ses prières[15]. Ce sont les miracles de l’humilité.
Dans le livre du prophète Sophonie Dieu affirme : « Je ne laisserai subsister au milieu de toi qu’un peuple petit et pauvre, qui aura pour refuge le nom du Seigneur » (Soph. 3,12). Cette parole est encore d’actualité et c’est peut-être d’elle que dépendra le succès de l’évangélisation dans laquelle l’Eglise est engagée.

Maintenant c’est moi qui, avant de terminer, dois rappeler à moi-même une maxime chère à saint François. Celui-ci avait l’habitude de répéter : « L’empereur Charles, Roland, Olivier, et tous les grands héros, ont fini par emporter une glorieuse et mémorable victoire … Mais aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui veulent se gagner de la gloire et des louanges auprès des hommes »[16]. François utilisait cet exemple pour dire que les saints ont pratiqué les vertus et que d’autres recherchent la gloire dans le seul fait de les raconter[17].
Pour ne pas compter moi aussi parmi eux, je m’efforce de mettre en pratique le conseil qu’un ancien Père du désert, Isaac de Ninive, donnait à celui qui s’était plié au devoir de parler de choses spirituelles, auxquelles il n’était pas encore arrivés par sa vie: « Parle comme quelqu’un qui appartient à la classe des disciples et non avec [ton] autorité, après avoir humilié ton âme et t’être fait le plus petit de tous tes auditeurs ». C’est dans cet esprit, Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs, que j’ai osé vous parler d’humilité.

Traduction de Zenit, Océane Le Gall*

PÈRE CANTALAMESSA :L’HUMILITÉ COMME VERITÉ ET COMME SERVICE CHEZ FRANCOIS D’ASSISE

21 avril, 2015

http://www.cantalamessa.org/?p=2267&lang=fr

PÈRE CANTALAMESSA :L’HUMILITÉ COMME VERITÉ ET COMME SERVICE CHEZ FRANCOIS D’ASSISE

Avent : seconde prédication
1. Humilité objective et humilité subjective
François d’Assise, nous l’avons vu la fois passée, est la démonstration vivante que la réforme la plus utile pour l’Eglise est celle par voie de sainteté, que celle-ci consiste à chaque fois en un courageux retour à l’Evangile et doit commencer par soi-meme. Dans cette deuxième mèditation je voudrais approfondir un aspect de ce retour à l’Evangile, vertu de François. Selon Dante Alighieri, toute la gloire de François repose sur son « se faire petit »[1], c’est-à-dire sur son humilité. Mais en quoi consiste la proverbiale humilité de saint François?
Dans toutes les langues, par lesquelles la Bible est passée pour arriver jusqu’à nous, soit l’hébreu, le grec, le latin et l’italien, le mot « humilité » possède deux significations fondamentales: un sens objectif qui indique un état de fait – bassesse, petitesse ou misère – et un sens subjectif qui indique le sentiment et la reconnaissance de sa propre petitesse. Ce dernier est ce que nous entendons pas vertu de l’humilité.
Quand dans le Magnificat Marie dit : « Il a regardé l’humilité (tapeinosis) de sa servante », elle le dit dans un sens objectif et non subjectif ! C’est pourquoi très opportunément dans diverses langues, par exemple en allemand, ce terme est traduit par « petitesse » (Niedrigkeit). Comment peut-on d’ailleurs penser que Marie exalte son humilité et attribue à celle-ci le choix de Dieu sans la détruire en même temps ? Il est pourtant arrivé que l’on écrive maladroitement que Marie ne se reconnaissait aucune autre vertu que celle de l’humilité, comme si on faisait, de cette façon, un grand honneur et non un grand tort, à telle vertu.
La vertu de l’humilité a un statut spécial : le possède celui qui croit ne pas l’avoir, ne l’a pas celui qui croit l’avoir. Seul Jésus peut se dire « humble de cœur » et l’être vraiment; c’est, comme nous le verrons, la caractéristique unique de l’humilité de l’homme-Dieu. Marie n’avait-elle donc pas cette vertu de l’humilité ? Bien entendu qu’elle l’avait et à un niveau supérieur, mais seul Dieu le savait, pas elle. Et c’est qui fait toute la valeur de la vraie humilité : son parfum n’est senti que par Dieu, pas par celui qui l’émane. Saint Bernard écrit: « Celui qui est vraiment humble veut être estimé vil et abject, non pas humble »[2].
L’humilité de François s’inscrit dans cette ligne. Ses Fioretti y font allusion dans un épisode significatif, et au fond, certainement historique.
Un jour que saint François revenait du bois où il avait prié et qu’il était à l’orée du bois, ledit frère Massée voulut éprouver son humilité, alla ò sa rencontre et lui dit comme en plaisantant : « Pourquoi à toi ? Pourquoi à toi ? Pourquoi à toi ? » Saint François répondit : Qu’est-ce que tu veux dire ? » Frère Massée dit : « Je dis : pourquoi tout le monde court-il après toi et pourquoi chacun semble-t-il désirer te voir, et t’entendre, et t’obéir ? De corps, tu n’est pas bel homme, tu n’as pas grande science, tu n’es pas noble ; d’où te vient-il donc que tout le monde après toi ? » Entendant cela, saint François, tout réjoui en esprit […], se tourna vers frère Massée et dit : « Tu veux savoir pourquoi à moi ? Tu veux savoir pourquoi à moi, tout le monde me court après ? Cela je tiens de ces yeux de Dieu très haut, qui en tous lieux contemplent les bons et les méchants : car ces yeux très saints n’ont vu parmi les pécheurs que moi » [3]
2. L’humilité comme vérité
L’humilité de François a deux sources lumineuses, une de nature théologique et une de nature christologique. Réfléchissons à la première. Dans la Bible nous trouvons des actes d’humilité qui ne partent pas de l’homme, de la considération de sa propre misère ou de son propre péché, mais qui a pour unique cause Dieu et sa sainteté. Telle est l’exclamation d’Isaïe « je suis un homme aux lèvres impures », face à la manifestation inattendue de la gloire et de la sainteté de Dieu dans le temple (Is 6, 5 s); mais aussi le cri de Pierre après la pêche miraculeuse : « Eloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur ! » (Lc 5,8).
Nous voici devant l’humilité essentielle, celle de la créature qui prend conscience d’elle-même aux côtés de Dieu. Tant que la personne se mesure à soi-même, aux autres, à la société, elle n’aura jamais l’idée exacte de ce qu’elle est; il lui manque la mesure. « Quel accent infini Dieune donne-t-ilaumoien devenant samesure! »[4]. François possédait cette humilité de manière remarquable. Une de ses grandes maximes était : « tant vaut l’homme devant Dieu, tant vaut-il en réalité, sans plus. »[5].
Les Fioretti racontent qu’une nuit, frère Léon voulut épier de loin ce que faisait François durant sa prière nocturne dans le bois d’Alverne et qu’il l’entendait de loin murmurer longtemps certaines paroles. Le lendemain, le saint l’appela et, après l’avoir aimablement réprimandé d’avoir enfreint son ordre, lui révéla le contenu de sa prière:
« Sache, frère brebis de Jésus-Christ, que quand je disais ces paroles que tu ouïs, alors étaient montrées à mon âme deux lumières l’une de l’intelligence et connaissance de moi-même, l’autre de l’intelligence et connaissance du Créateur. Quand je disais : Qui es-tu, ô Dieu mien très doux ? Alors j’étais en une lumière de contemplation, en laquelle je voyais l’abîme de l’infinie bonté et sagesse et puissance de Dieu; et quand je disais : Qui suis-je, j’étais en une lumière de contemplation, en laquelle je voyais la profondeur déplorable de ma vileté et misère ? »[6]
C’était ce que saint Augustin demandait à Dieu et qui était pour lui le summum de toute la sagesse: « Noverim me, noverim te. Que je me connaisse et que je te connaisse ; et que je me connaisse pour m’humilier et que je te connaisse pour t’aimer »[7].
L’épisode de frère Léon est certainement embelli, comme toujours dans les Fioretti, mais le contenu correspond parfaitement à l’idée que François se faisait de lui-même et de Dieu. En est la preuve le début du Cantique des créatures et la distance infinie qu’il met entre Dieu « Très-Haut, Tout puissant, Tout Bon Seigneur », à qui l’on doit « louanges, gloire, honneur et toute bénédiction », et que nul homme, même le plus miséreux des mortels, n’est digne de « nommer », soit de prononcer son nom.
Altissimu, onnipotente, bon Signore,
Tue so’ le laude, la gloria e l’honore et onne benedictione.
Ad Te solo, Altissimo, se konfane,
et nullu homo ène dignu Te mentovare.
Cette source lumineuse, que j’ai appelée théologique, nous montre que l’humilité est vérité. « Je me demandais un jour, écrit sainte Thérèse d’Avila, pour quelle raison le Seigneur aime tant l’humilité et subitement, sans aucune réflexion de ma part, il me vint à l’esprit que ce doit être parce qu’Il est la suprême Vérité et que l’humilité est vérité »[8].
C’est une lumière qui n’humilie pas, mais donne au contraire une joie immense et exalte. En effet, être humble ne veut pas dire être mécontent de soi, ni même reconnaître sa propre misère, ou, sous certains côtés, sa petitesse. C’est regarder Dieu avant de se regarder soi-même et prendre la mesure du fossé qui sépare le fini de l’infini. Plus on se rend compte de cela, plus on devient humble. Et l’on finit alors par se réjouir de son propre néant, car c’est grâce à lui que l’on peut offrir à Dieu un visage dont la petitesse, la misère, a fasciné le cœur de la Trinité dès d’éternité.
Une grande disciple du Poverello, que le pape François a proclamée sainte récemment, Angela da Foligno, juste avant de mourir, déclara : « O néant inconnu, o néant inconnu! L’âme ne peut avoir meilleure vision dans ce monde que contempler son propre néant et habiter en lui comme dans la cellule d’une prison »[9].Il y a un secret dans ce conseil, une vérité qui s’expérimente en essayant. On découvre alors que cette cellule existe vraiment et que l’on peut y entrer vraiment à chaque fois qu’on le veut. Celle-ci consiste en un calme et tranquille sentiment d’être « un rien » devant Dieu, mais « un rien » aimé par lui!
Quand on est à l’intérieur de cette prison lumineuse, on ne voit plus les défauts de notre prochain, ou bien on les voit sous une autre lumière. On comprend qu’il est possible, avec la grâce et en le pratiquant, de réaliser ce que dit l’Apôtre et qui paraît à première vue excessif, soit « estimer les autres supérieurs à soi-même » (cf. Phi 2, 3), ou du moins on comprend comment cela a pu être possible pour les saints.
S’enfermer dans cette prison n’est donc pas s’enfermer en soi-même, absolument pas : c’est au contraire s’ouvrir aux autres, à l’être, à l’objectivité des choses. Le contraire de ce que les ennemis de l’humilité chrétienne ont toujours pensé. C’est se fermer à l’égoïsme, et non dans l’égoïsme. C’est la victoire contre un des maux que la psychologie moderne estime d’ailleurs elle aussi funeste pour la personne humaine: le narcissisme. D’autre part, dans cette cellule, l’ennemi n’entre pas. Un jour, Antoine Le Grand eut une vision ; il vit, en un instant, tous les filets de l’ennemi déployés sur la terre et il dit en gémissant: « Qui donc passe outre ces pièges ? ». Et il entendit une voix lui répondre : « Antoine, l’humilité! »[10]. « Rien, écrit l’auteur de l’Imitation du Christ, ne portera à l’orgueil celui qui est fondé et affermi en Dieu »[11].
3. L’humilité comme service d’amour
Nous avons parlé de l’humilité comme vérité de la créature devant Dieu, mais paradoxalement, ce qui surprend le plus l’âme de François n’est pas tant la gloire de Dieu, mais son humilité. Dans les Louanges à Dieu le Très-Haut, écrites de sa main et conservées à Assise, à un certain moment François, au milieu des perfections de Dieu – « Tu es saint. Tu es Fort. Tu es Trine et Un, Tu es Amour, Charité. Tu es Sagesse… »-, en glisse une autre, insolite: « Tu es humilité ! ». Ce titre n’est pas mis là par hasard. François a saisi une vérité très profonde sur Dieu qui devrait nous remplir, nous aussi, de stupeur.
Dieu est humilité parce qu’il est Amour. Face aux créatures humaines, Dieu se trouve dépourvu de toute capacité non seulement créatrice mais aussi défensive. Si les êtres humains choisissent, comme ils l’ont fait, de refuser son amour, il ne peut intervenir de manière autoritaire pour s’imposer à eux. Il ne peut que respecter le libre choix des hommes. On pourra le rejeter, l’éliminer : lui ne se défendra pas, il laissera faire. Ou mieux, sa manière de se défendre et de défendre les hommes contre leur propre destruction, sera d’aimer encore et toujours, éternellement. L’amour crée, de par sa nature même, de la dépendance et la dépendance crée l’humilité. Il en est ainsi, mystérieusement, aussi pour Dieu.
L’amour fournit donc la clef pour comprendre l’humilité de Dieu: se faire remarquer ne demande pas beaucoup d’efforts, il en faut par contre beaucoup pour se mettre de côté, pour s’effacer. Dieu possède en lui cette force illimitée d’effacement et comme tel il se révèle dans l’incarnation. La manifestation visible de l’humilité de Dieu passe par la contemplation du Christ qui se met à genou devant ses disciples pour leur laver les pieds – et c’était, on peut l’imaginer, des pieds sales -, et plus encore, lorsque, réduit à la plus radicale impuissance sur la croix, il continue à aimer, sans jamais condamner.
François a saisi ce lien très étroit entre l’humilité de Dieu et l’incarnation. Voici quelques unes de ses paroles enflammées :
« Voyez: chaque jour il s’abaisse, exactement comme à l’heure où, quittant son palais royal, il s’est incarné dans le sein de la Vierge; chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles; chaque jour il descend du sein du Père sur l’autel entre les mains du prêtre. [12] » . « O humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites lui l’hommage de vos cœurs. »[13].
Nous connaissons maintenant le deuxième mobile de l’humilité de François: l’exemple du Christ. C’est le même que celui indiqué par Paul aux Philippiens, quand il leur recommandait d’être dans les mêmes dispositions que le Christ Jésus qui « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir » (Phil 2, 5.8). Avant Paul, c’était Jésus en personne qui avait invité les disciples à imiter son humilité: « Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de Cœur ! » (Mt 11, 29).
En quoi, pourrions-nous nous demander, Jésus nous dit il d’imiter son humilité ? En quoi Jésus a-t-il été humble ? En feuilletant les Evangiles, nous ne trouvons pas la moindre admission de faute dans la bouche de Jésus, ni quand il converse avec les hommes, ni quand il converse avec le Père. Cela dit en passant, c’est une des preuves à la fois les plus cachées et les plus convaincantes de la divinité du Christ et de l’absolue unicité de sa conscience. Chez aucun saint, chez aucun grand de l’histoire et chez aucun fondateur de religion, on ne trouve une telle conscience d’innocence.
Tous reconnaissent, plus ou moins, d’avoir commis quelque faute et d’avoir quelque chose à se faire pardonner, du moins par Dieu. Gandhi, par exemple, avait bien conscience d’avoir pris, en certaines circonstances, des positions erronées ; il avait lui aussi ses remords. Jésus jamais. Il peut dire en s’adressant à ses adversaires: « Qui d’entre vous peut m’accuser de péché ? » (Jn 8, 46). Jésus proclame qu’il est « Maître et Seigneur » (cf. Jn 13, 13), plus qu’Abraham, plus que Moïse, que Jonas, que Salomon. Où est donc l’humilité de Jésus, pour pouvoir dire: « Prenez sur vous mon joug car je suis humble de cœur » ?
Nous découvrons ici une chose importante. L’humilité ne consiste pas essentiellement à être petits, car on peut être petits, sans être humbles; cela ne consiste pas essentiellement à se sentir petits, car on peut se sentir petit et l’être réellement, mais cela serait de l’objectivité et pas encore de l’humilité; sans compter que se sentir petits et insignifiants peut naître aussi d’un complexe d’infériorité et porter au repliement sur soi, au désespoir, plutôt qu’à l’humilité. Donc l’humilité, pour soi, au degré le plus parfait, ne réside pas dans « l’être petit », dans le « se sentir petit », ou se proclamer petit. Mais dans le « se faire » petit, et non pour une quelconque nécessité ou utilité personnelle, mais par amour, pour « élever » les autres.
C’était ça l’humilité de Jésus ; lui s’est fait si petit qu’il est allé jusqu’à s’ « annuler » pour nous. L’humilité de Jésus est celle qui descend de Dieu et qui a son modèle suprême en Dieu, et non dans l’homme. Dieu se trouve dans une position où il ne peut pas « s’élever » ; il n’y a rien au-dessus de Lui. Si Dieu sort de lui-même et fait quelque chose en dehors de la Trinité, cela ne pourra être qu’un abaissement : s’abaisser et se faire petit; il ne pourra être, autrement dit, qu’humilité, ou, comme disaient les Pères grecs, synkatabasis, c’est-à-dire condescendance.
Saint François fait de « sœur eau » le symbole de l’humilité, la définissant comme « utile, humble, précieuse et chaste ». En effet l’eau ne « s’élève » jamais, elle ne « monte » pas, mais « descend » toujours, jusqu’à atteindre son point le plus bas. La vapeur monte et c’est pourquoi elle est le symbole traditionnel de l’orgueil et de la vanité ; l’eau descend, et donc symbole d’humilité.
Maintenant nous savons ce que veut dire la parole de Jésus : « Prenez sur vous mon joug car je suis humble de cœur ». C’est une invitation à se faire petits par amour, à laver comme lui les pieds de nos frères. Mais Jésus nous montre aussi qu’il s’agit d’un choix sérieux. Il n’est en effet pas question de descendre et de se faire petit de temps en temps, comme un roi qui, dans sa générosité, se daigne de temps à autre, à descendre au milieu du peuple et, pourquoi pas, de le servir aussi en quelque chose. Jésus se fit « petit », comme il « se fit chair », c’est-à-dire de manière stable, jusqu’au fond. Il a choisi d’appartenir à la catégorie des petits et des humbles.
Ce nouveau visage de l’humilité se résume en un mot: service. Un jour – lit-on dans l’Evangile – les disciples discutaient entre eux pour savoir qui était « le plus grand » ; alors Jésus, « s’étant assis » – comme pour donner plus de solennité à la leçon qu’il allait donner –, appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous” (Mc 9, 35). Qui veut être le « premier » soit « le dernier », c’est-à-dire qu’il descende, s’abaisse. Mais il explique aussitôt après ce qu’il entend par « dernier »: qu’il soit le « serviteur » de tous. L’humilité proclamée par Jésus est donc un service. Dans l’Évangile de Matthieu, cette leçon de Jésus s’accompagne d’un exemple: « Ainsi, le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28).
4. Une Eglise humble
Quelque considération concrète sur la vertu de l’humilité, prise dans toutes ses manifestations, c’est-à-dire, tant vis-à-vis de Dieu que vis-à-vis des hommes. Il ne faut pas croire qu’on arrive à l’humilité uniquement parce que la parole de Dieu nous a conduits à découvrir notre néant et nous a montré que celui-ci doit se traduire en service fraternel. En fait d’humilité, on voit qu’on y est arrivé quand l’initiative passe de nous aux autres, soit quand ce n’est plus nous qui reconnaissons nos défauts et nos torts, mais d’autres ; quand nous ne sommes pas uniquement capables de nous dire la vérité, mais aussi de nous la laisser dire, de plein gré, par d’autres. Avant de se reconnaitre devant frère Matthieu comme le plus vil des hommes, François avait accepté, de plein gré et pendant longtemps, d’être raillé, considéré par ses amis, parents et par tout le village d’Assise comme un ingrat, un exalté, comme quelqu’un qui n’aurait jamais rien fait de bon dans la vie.
Autrement dit, dans notre lutte contre l’orgueil, le niveau que l’on atteint dépend de comment nous réagissons, extérieurement ou intérieurement, quand nous sommes contredits, corrigés, critiqués ou laissés de côté. Prétendre de tuer son orgueil en le frappant tout seul, sans que personne n’intervienne de l’extérieur, est comme utiliser son propre bras pour se punir soi-même: on ne se fera jamais vraiment mal. C’est comme si un médecin voulait s’extraire tout seul une tumeur.
Quand je cherche à recevoir la gloire d’un homme pour quelque chose que je dis ou je fais, il est pratiquement certain que celui qui est devant moi, dans sa manière d’écouter et de répondre, recherche lui aussi la gloire de moi. Il arrive donc que chacun recherche sa propre gloire et personne ne l’obtient, et si par hasard il l’obtenait ce n’est que « vaine gloire », c’est-à-dire une gloire vide, destinée à partir en fumée avec la mort. Mais l’effet est tout aussi terrible; Jésus allait jusqu’à attribuer à cette recherche de gloire l’impossibilité de croire. Il disait aux pharisiens: « Comment pourriez-vous croire, vous qui recevez votre gloire les uns des autres, et qui ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ! » (Jn 5, 44).
Quand on se retrouve enlisés dans des pensées et des aspirations de gloire humaine, nous jetons dans la mêlée de telles pensées, comme une torche ardente, la parole que Jésus lui-même utilisa et qu’il nous a laissée: « Ce n’est pas moi qui recherche ma gloire ! » (Jn 8, 50). Cette lutte de l’humilité est une lutte qui dure toute la vie et s’étend à chacun de ses aspects. L’orgueil est capable de se nourrir du mal comme du bien; même plus, contrairement à ce qui se passe pour tout autre vice, le bien, non le mal, est le terrain de culture préféré de ce terrible « virus ». Le philosophe Pascal nous éclaire en disant ceci :
« La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un gougeât, un cuisinier, un crocheteur, se vante et veut avoir des admirateurs : et les philosophes mêmes· en veulent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront l’auront aussi. »[14].
Pour que l’homme « ne se surestime pas », Dieu le fixe généralement au sol comme une sorte d’ancre; il méta ses côtés, comme pour Paul, un « envoyé de Satan qui le gifle », « une écharde dans la chair » (2 Cor 12,7). Nous ne savons pas ce que fut exactement pour l’Apôtre cette « écharde dans la chair », mais nous savons bien ce qu’elle est pour nous! Tous ceux qui veulent suivre le Seigneur et servir l’Eglise l’ont. Ce sont des situations humiliantes qui nous renvoient constamment, parfois nuit et jour, à la dure réalité de ce que nous sommes. Cela peut être un défaut, une maladie, une faiblesse, une impuissance, que le Seigneur nous laisse, malgré toutes les suppliques ; une tentation persistante et humiliante, voire une tentation à se surestimer; une personne avec laquelle ont est obligé de vivre et qui, malgré la rectitude des deux parties, a le pouvoir de mettre à nu notre fragilité, de démolir notre présomption.
L’humilité n’est néanmoins pas qu’une vertu privée. Il existe une humilité qui doit briller dans l’Eglise comme institution et peuple de Dieu. Si Dieu est humilité, l’Eglise aussi doit être humilité; si le Christ a servi, l’Eglise aussi doit servir, et servir par amour. Pendant trop longtemps l’Eglise, dans son ensemble, a représenté devant le monde la vérité du Christ, mais peut-être pas assez l’humilité du Christ. Pourtant c’est avec elle, mieux qu’avec toute apologétique, que s’apaisent les hostilités et les préjugés à son égard et que s’aplanit le chemin qui amène à accueillir l’Evangile.
Il y a un épisode des « Promessi Sposi » (Les fiancés) d’Alessandro Manzoni qui renferme une profonde vérité psychologique et évangélique. Frère Christophe, après avoir terminé son noviciat, décide de demander publiquement pardon aux parents de l’homme qu’il a tué en duel avant de devenir frère. La famille s’aligne d’un côté, formant une sorte de fourches caudines, de manière ce que le geste soit le plus humiliant possible pour le frère et source de plus grande satisfaction pour l’orgueil de la famille. Mais quand ils voient le jeune frère avancer la tête basse, s’agenouiller aux pieds du frère de l’homme qu’il a tué et demander pardon, leur morgue retombe et ils se sentent à leur tour confus, s’excusent auprès de lui, et tous finissent par l’entourer et lui baiser la main, à se recommander à ses prières[15]. Ce sont les miracles de l’humilité.
Dans le livre du prophète Sophonie Dieu affirme : « Je ne laisserai subsister au milieu de toi qu’un peuple petit et pauvre, qui aura pour refuge le nom du Seigneur » (Soph. 3,12). Cette parole est encore d’actualité et c’est peut-être d’elle que dépendra le succès de l’évangélisation dans laquelle l’Eglise est engagée.
Maintenant c’est moi qui, avant de terminer, dois rappeler à moi-même une maxime chère à saint François. Celui-ci avait l’habitude de répéter : « L’empereur Charles, Roland, Olivier, et tous les grands héros, ont fini par emporter une glorieuse et mémorable victoire … Mais aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui veulent se gagner de la gloire et des louanges auprès des hommes »[16]. François utilisait cet exemple pour dire que les saints ont pratiqué les vertus et que d’autres recherchent la gloire dans le seul fait de les raconter[17].
Pour ne pas compter moi aussi parmi eux, je m’efforce de mettre en pratique le conseil qu’un ancien Père du désert, Isaac de Ninive, donnait à celui qui s’était plié au devoir de parler de choses spirituelles, auxquelles il n’était pas encore arrivés par sa vie: « Parle comme quelqu’un qui appartient à la classe des disciples et non avec [ton] autorité, après avoir humilié ton âme et t’être fait le plus petit de tous tes auditeurs ». C’est dans cet esprit, Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs, que j’ai osé vous parler d’humilité.

Traduction de Zenit, Océane Le Gall

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NOTES SUR LE SITE

P. CANTALAMESSA – AVENT 2012: 1. LE LIVRE « MANGÉ »

16 décembre, 2014

http://www.cantalamessa.org/?p=1876&lang=fr

PREMIÈRE PRÉDICATION DE L’AVENT 2012

1. LE LIVRE « MANGÉ »

P. CANTALAMESSA

Dans ma prédication à la Maison pontificale, j’essaie de me laisser guider, dans le choix des thèmes, par les grâces ou les événements que l’Eglise est en train de vivre à un moment donnée de son histoire. Récemment, nous avons eu l’ouverture de l’Année de la foi, le cinquantième anniversaire du concile Vatican II et le synode pour l’évangélisation et la transmission de la foi chrétienne. J’ai donc pensé centrer ma réflexion de l’Avent sur chacun de ces trois évènements.
Je commence par l’Année de la foi. Pour ne pas me perdre dans un thème aussi vaste que la foi, je me concentre sur un point de la lettre « Porta fidei » du Saint-Père Benoit XVI, à l’endroit précis où il exhorte chaleureusement à faire du Catéchisme de l’Eglise Catholique, dont on fête cette année le vingtième anniversaire de publication, un outil de prédilection pour vivre fructueusement la grâce de cette année. Voici les mots du pape :
« L’Année de la foi devra exprimer un engagement général pour la redécouverte et l’étude des contenus fondamentaux de la foi qui trouvent dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique leur synthèse systématique et organique. Ici, en effet, émerge la richesse d’enseignement que l’Église a accueillie, gardée et offerte au cours de ses deux mille ans d’histoire. De l’Écriture sainte aux Pères de l’Église, des maîtres de théologie aux saints qui ont traversé les siècles, le Catéchisme offre une mémoire permanente des nombreuses façons dans lesquelles l’Église a médité sur la foi et produit un progrès dans la doctrine pour donner certitude aux croyants dans leur vie de foi »[1].
Je ne parlerai certes pas du contenu du Catéchisme de l’Eglise Catholique, de ses répartitions, des critères informatifs ; ce serait comme vouloir expliquer la Divine Comédie à Dante Alighieri. Je voudrais plutôt m’efforcer de montrer comment on peut transformer ce livre, muet comme un précieux instrument musical posé sur du velours, en un instrument qui joue et secoue les cœurs. La Passion selon Matthieu de Bach est restée pendant près d’un siècle à l’état de partition écrite, conservée au fond d’archives musicales, jusqu’au moment où Félix Mendelssohn l’a fait connaître par une exécution magistrale à Berlin en 1829 ; depuis ce jour-là tout le monde connait les mélodies et les chœurs sublimes que ces pages renfermaient.
C’est un peu ce qui arrive avec chaque livre qui parle de la foi, y compris le Catéchisme de l’Eglise Catholique: on doit passer de la partition à l’exécution, d’une page muette à quelque chose de vivant qui touche le cœur. L’image d’Ézéchiel tenant un rouleau dans sa main tendue nous aide à comprendre ce qui est demandé pour que cela ait lieu :
« Alors je vis une main tendue vers moi : elle tenait un livre en forme de rouleau; et le déroula devant moi ; ce rouleau était écrit au-dedans et au-dehors, il contenait des chants de deuil, des plaintes et des lamentations. Le Seigneur me dit : « Fils d’homme, mange ce qui est devant toi, mange ce rouleau, et va parler à la maison d’Israël. ». J’ouvris la bouche, il me fit manger le rouleau, et il me dit : « Fils d’homme, remplis ton ventre, rassasie tes entrailles avec ce rouleau que je te donne ». Je le mangeai donc, et dans ma bouche il fut doux comme du miel » (Ez 2,9-3,3).
Le pape est la main qui tend, encore une fois, à l’Eglise, le Catéchisme de l’Eglise Catholique, disant à chaque catholique: « Prends ce livre, mange-le, remplis ton ventre de lui». Que veut dire « manger » un livre ? Pas seulement l’étudier, l’analyser, le mémoriser, mais en faire la chair de sa propre chair et le sang de son propre sang, « l’assimiler », comme on le fait matériellement avec la nourriture que nous mangeons. Passer de la foi étudiée ou proclamée à la foi vécue.
C’est quelque chose qu’on ne peut pas faire avec le livre tout entier, vu son volume, et avec chaque chose qu’on y lit. Impossible donc de le faire de manière analytique, mais seulement synthétique. Je m’explique. Il nous faut saisir le principe qui informe et unifie le tout, en somme le cœur battant du Catéchisme de l’Eglise Catholique. Et quel est ce cœur ? Pas un dogme, ni une vérité, une doctrine ou un principe éthique. C’est une personne: Jésus Christ! « Page après page – écrit le Saint-Père à propos du Catéchisme de l’Eglise Catholique, dans cette même lettre apostolique – on découvre que tout ce qui est présenté n’est pas une théorie, mais la rencontre avec une Personne qui vit dans l’Église ».
Si les Ecritures, comme Jésus lui-même l’affirme, parlent de lui (cf. Jn 5, 39), si elles sont pleines du Christ et se résument toutes en lui, comment pourrait-il en être autrement pour le Catéchisme de l’Eglise Catholique qui n’est qu’une exposition systématique, élaborée par la Tradition, sous la conduite du Magistère, de ces même Ecritures ?
Dans la première partie, consacrée à la foi, le Catéchisme de l’Eglise Catholique renvoie au grand principe de saint Thomas d’Aquin selon lequel « l’acte de foi du croyant ne s’arrête pas à l’énoncé, mais va à la réalité » (« Fides non terminatur ad enunciabile sed ad rem »)[2]. Maintenant, quelle est la réalité, la « chose » ultime de la foi ? Dieu, assurément! Mais pas un Dieu quelconque imaginé selon les goûts et le bon plaisir de chacun, mais le Dieu qui s’est révélé en Jésus Christ, qui « s’identifie » à lui jusqu’à dire : « Qui me voit, voit le Père » et « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, c’est lui qui a conduit à le connaître » (Jn 1,18).
Quand nous disons foi « en Jésus Christ » nous ne détachons pas le Nouveau de l’Ancien Testament, nous ne faisons pas commencer la vraie foi à partir de la venue du Christ sur terre. S’il en était ainsi, nous exclurions du nombre des croyants Abraham que nous appelons « notre père dans la foi » (cf. Rm 4,16). En identifiant son Père au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Mt 22, 32) et au Dieu « de la loi et des prophètes » (Mt 22, 40), Jésus proclame l’authenticité de la foi juive, il montre son caractère prophétique, affirmant que c’est de lui qu’ils parlaient (cf. Lc 24, 27. 44; Jn 5, 46). C’est ce qui fait la différence, aux yeux des chrétiens, entre la foi juive et toutes les autres religions et qui justifie le statut spécial dont bénéficie, depuis le concile Vatican II, le dialogue avec les juifs par rapport à celui avec les autres religions.
2. Kérygme et didachè
Au début de l’Eglise, il y avait une distinction claire entre le kérygme et la didaché. Dans le kérygme, que Paul appelle aussi « l’Evangile », il était question de l’action de Dieu en Jésus Christ, du mystère pascal de la mort et de la résurrection, qui se traduisaient par de courtes formules de foi, comme celle que suggèrent les propos de Pierre le jour de la Pentecôte: « Vous l’avez fait mourir en le faisant clouer à la croix, Dieu l’a ressuscité et a fait de lui le Seigneur » (cf. Ac 2, 23-36), ou alors: « Si tu affirmes de ta bouche que Jésus est Seigneur et tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, alors tu seras sauvé » (Rm 10, 9).
La didaché indiquait, par contre, l’enseignement donné à ceux qui avaient accepté la foi, le développement, la formation complète du croyant. On était convaincu (St. Paul surtout) que la foi, en tant que telle, ne surgit qu’en présence du kérygme. Celui-ci qui n’était pas un résumé de la foi ou une partie d’elle, mais la semence d’où sortait tout le reste. Les quatre évangiles aussi ont été écrits après, précisément pour expliquer le kérygme.
Il en était de même pour le noyau le plus ancien du Credo, qui n’avait pour objet que la personne de Jésus-Christ, montré sous ses deux natures humaine et divine. Nous en avons un exemple dans la Lettre aux Romains, où on parle du Christ « né de la race de David selon la chair, établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts, selon l’Esprit qui sanctifie » (Rm 1, 3-4). Très vite, ce noyau des origines, ou credo christologique, a été englobé dans un contexte plus large, en tant que deuxième article du Symbole de la foi, donnant ainsi naissance, aussi pour des exigences liées au baptême, aux Symboles trinitaires que nous connaissons aujourd’hui.
Ce processus fait partie de ce que Newman appelle « le développement de la doctrine chrétienne » ; il est un enrichissement et non un éloignement de la foi des origines. Et c’est à nous aujourd’hui – d’abord aux évêques, aux prédicateurs, aux catéchistes – de faire ressortir le caractère « à part » du kérygme comme étant le moment germinatif de la foi. Dans une œuvre lyrique, pour reprendre l’image musicale, il y a le « récitatif » et le « chanté », et dans le chanté il y a les « aigus » qui secouent l’auditoire et provoquent des émotions fortes, parfois même des frissons. Nous savons maintenant quel est l’aigu de chaque catéchèse.
Notre situation est à nouveau la même que celle du temps apôtres. Ces derniers avaient devant eux un monde préchrétien à évangéliser ; nous, on a devant nous, au moins pour certains côtés et dans certains milieux, un monde postchrétien à évangéliser de nouveau. Nous devons revenir à leur méthode, ramener au jour « le glaive de l’Esprit » qui est l’annonce, en Esprit et puissance, du Christ livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification (cf. Rm 4,25).
Mais le kérygme n’est pas seulement l’annonce de faits ou de vérités de foi bien précis : c’est aussi un certain climat spirituel que l’on peut créer, quoi qu’on est en train de dire, un horizon qui est derrière tout. C’est à l’annonceur, par sa foi, de permettre à l’Esprit Saint de créer cette atmosphère.
Quel est alors le sens du Catéchisme de l’Eglise Catholique ? Le même que, dans l’Eglise apostolique, celui de la didachè: former la foi, lui donner du contenu, montrer ses exigences éthiques et concrètes, amener la foi à être « agissante par la charité » (cf. Gal 5,6). Un paragraphe du Catéchisme met bien cela en évidence. Après avoir rappelé le principe thomiste selon lequel « la foi ne s’arrête pas aux formulations mais aux réalités », celui-ci ajoute :
« Cependant, ces réalités, nous les approchons à l’aide des formulations de la foi. Celles-ci permettent d’exprimer et de transmettre la foi, de la célébrer en communauté, de l’assimiler et d’en vivre de plus en plus »[3].
De là l’importance de l’adjectif « catholique » dans le titre du livre. La force de certaines Eglises non catholiques est de tout miser sur le moment initial, quand on découvre la foi, on adhère au kérygme et on accepte Jésus comme Seigneur -, ce qu’on appelle « renaissance », ou « seconde conversion ». Tout cela peut devenir une limite si l’on s’y arrête et si tout continue à tourner autour de ce point de départ.
Nous, catholiques, nous avons à apprendre quelque chose de ces Eglises, mais nous avons aussi beaucoup à donner. Dans l’Église catholique, tout ceci est le début, et non pas la fin de la vie chrétienne. Après cette décision, s’ouvre un chemin de croissance et de progrès dans la vie spirituelle. Et l’Eglise catholique, par sa richesse sacramentelle, par le magistère et l’exemple de tant de saints, se trouve dans une situation privilégiée pour conduire les croyants à la perfection de la vie chrétienne. Dans sa lettre « Porta fidei », le pape écrit ceci:
« De la Sainte Ecriture aux Pères de l’Église, des Maîtres de théologie aux Saints qui ont traversé les siècles, le Catéchisme offre une mémoire permanente des nombreuses façons dans lesquelles l’Eglise a médité sur la foi et produit un progrès dans la doctrine pour donner certitude aux croyants dans leur vie de foi ».
3. L’onction de la foi
J’ai dit du kérygme qu’il est le « aigu » de la catéchèse. Mais pour produire cet aigu, il ne suffit pas de hausser la voix d’un ton, il faut autre chose. « Nul ne peut dire : ‘Jésus est le Seigneur!’ [C’est l’aigu par excellence!] sans l’action de l’Esprit Saint » (1 Co 12,3). Ce que St. Jean dit, dans sa Première Lettre, à propos de l’onction nous est particulièrement utile à cet égard. Il écrit:
« Quant à vous, celui qui est saint vous a consacrés par l’onction, et ainsi vous avez tous la connaissance, […] l’onction par laquelle il vous a consacrés demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous instruise. Vous êtes instruits de tout par cette onction, qui est vérité et non pas mensonge : suivant ce qu’elle vous a enseigné, vous demeurez en lui » (1 Jn 2, 20.27).
L’Esprit Saint est l’auteur de cette onction, comme le suggère le fait qu’ailleurs la fonction d’« enseigner chaque chose » est attribuée au Paraclet comme « Esprit de vérité » (Jn 14, 26). Il s’agit, comme l’écrivent plusieurs Pères, d’une « onction de la foi » : « L’onction qui vient du Saint, écrit Clément d’Alexandrie, se réalise dans la foi ». « L’onction est la foi en Jésus-Christ », dit un autre auteur de la même école[4].
Dans son commentaire, Augustin pose à ce propos une question à l’évangéliste. Pourquoi, dit-il, as-tu écrit ta lettre, si ceux à qui tu t’adresses ont reçu l’onction qui enseigne toute chose et n’ont pas besoin qu’on les instruise? A quoi bon parler et instruire les fidèles ? Et voici sa réponse, fondée sur le thème du Maître intérieur :
« Le son de nos paroles frappe vos oreilles, mais le vrai Maître est au-dedans. […] J’ai parlé à tous; mais ceux à qui cette onction ne parle pas au-dedans, ceux que l’Esprit Saint n’instruit pas au-dedans, s’en vont sans avoir rien appris […]. Il est donc à l’intérieur, le Maître qui enseigne ; c’est le Christ qui enseigne ; c’est son inspiration qui enseigne »[5].
Une instruction de l’extérieur est donc nécessaire, il faut des maîtres; mais leurs voix ne pénètreront les cœurs que si l’instruction intérieure de l’Esprit Saint vient s’ajouter à elles. « Quant à nous, nous sommes les témoins de tout cela, avec l’Esprit Saint, que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent. » (Ac 5, 32). Par ces paroles, prononcées devant le sanhédrin, l’apôtre Pierre affirme la nécessité d’un témoignage intérieur de l’Esprit, mais indique aussi quelle est la condition pour le recevoir : la disponibilité à obéir, à se soumettre à la Parole.
C’est l’onction de l’Esprit qui fait passer des énoncés de la foi à leur réalité. C’est un thème cher à St. Jean que celui d’un « croire » qui est aussi « connaître »: « Nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4,16). « Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 69). « Connaître », dans ce cas, comme pour l’ensemble des Ecritures en général, n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui, c’est-à-dire avoir l’idée ou le concept d’une chose. Cela signifie faire une expérience, entrer en relation avec la chose ou avec la personne. L’affirmation de la Vierge: « Je ne connais pas d’homme », ne voulait certes pas dire j’ignore ce qu’est un homme…
Un exemple évident d’onction de la foi est le « Mémorial » de Blaise Pascal, cette expérience faite par lui dans la nuit du 23 novembre 1654, fixée par de courtes exclamations, qu’on a retrouvé après sa mort, à l’intérieur de sa veste:
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus Christ […]. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile. […] Joie, joie. Joie, larmes de joie. […] Ceci est la vie éternelle, qu’ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ »[6].
En général on expérimente une onction de foi quand sur une Parole de Dieu ou une affirmation de foi, tombe la lumière de l’Esprit Saint, un moment qui s’accompagne aussi d’habitude d’une forte émotion. Une fois, à l’occasion de la fête du Christ Roi, j’écoutais dans la première lecture de la Messe la prophétie de Daniel sur le Fils de l’homme:
« Je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui; Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ; tous les peuples, toutes les nations et toutes les langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite » (Dn 7,13-14).
Le Nouveau Testament, on le sait, a vu se réaliser la prophétie de Daniel en Jésus; lui-même devant le sanhédrin l’a fait sienne (cf. Mt 26, 64); une phrase de la prophétie est entrée dans le Credo : « et son règne n’aura pas de fin » (« cuius regnum non erit finis »). Je connaissais tout cela, pour l’avoir étudié, mais là c’était autre chose. C’était comme si la scène se déroulait sous mes yeux. Oui, ce fils de l’homme qui avançait était Jésus en personne. Tous les doutes et toutes les explications alternatives des savants, que je connaissais bien aussi, me semblaient, à ce moment-là, de simples prétextes pour ne pas croire. Je vivais, sans le savoir, une onction de la foi.
Une autre fois (je crois avoir déjà mentionnée cette expérience autrefois, mais elle aide a comprendre l’idée), j’étais en train d’assister à la messe de minuit de Jean-Paul II à Saint-Pierre. Le moment arriva de chanter la Calende, c’est-à-dire la proclamation solennelle de la naissance du Sauveur, présente dans l’ancien Martyrologe et réintroduite dans la liturgie de Noël après Vatican II:
« Beaucoup de siècles après la création du monde …
Treize siècles après la sortie d’Egypte …
A la cent quatre-vingt-quinzième Olympiade,
En l’an 752 de la fondation de Rome …
Dans la quarante-deuxième année de l’empire de César Auguste,
Jésus-Christ, Dieu éternel et Fils du Père éternel, ayant été conçu du Saint Esprit, et neuf mois s’étant écoulés depuis sa conception, est né à Bethléem de Juda, fait homme de la Vierge Marie ».
A ces dernières paroles, une soudaine clarté se fit en moi et je disait à moi-même: « C’est vrai! Tout ce que l’on chante est vrai! Ce ne sont pas que des mots. L’éternel est donc entré dans le temps. Le dernier événement de la série a fait éclater la série; il a créé un « avant » et un « après » irréversibles; le temps qui, avant, se calculait en fonction des divers évènements (telle olympiade, règne d’untel), se calcule maintenant par rapport à un seul événement : avant lui, et après lui. Une émotion subite s’empara de ma personne, et tout ce que j’arrivais à dire c’était: « Merci, très sainte Trinité, et merci aussi à toi, sainte Mère de Dieu ! »
L’onction de l’Esprit Saint produit un autre effet, pour ainsi dire, « collatéral » chez l’annonciateur: elle lui fait éprouver la joie de proclamer Jésus et son Evangile. Elle transforme l’obligation et le devoir de l’évangélisation en un honneur et un motif de fierté. C’est la joie que connaît bien le messager qui porte à une ville assiégée l’annonce que son siège a été levé, ou le héraut qui dans l’Antiquité arrivait à la ville pour annoncer qu’une victoire décisive avait été remporter par son armée. L’« heureuse nouvelle », procure d’abord du bonheur à celui qui la porte avant même de la procurer à celui qui la reçoit.
La vision d’Ézéchiel et du rouleau mangé s’est réalisée une fois dans l’histoire au sens littéral aussi et non seulement métaphorique. C’est au moment où le rouleau de la parole de Dieu s’est concentré en une seule Parole, le Verbe. Le Père l’a offert à Marie ; Marie l’a accueilli, en a rempli aussi physiquement ses entrailles, puis elle l’a donné au monde. Marie est le modèle de tout évangélisateur, de tout catéchiste. Elle nous enseigne à nous remplir de Jésus pour le donner aux autres. Marie a conçu Jésus « du Saint Esprit » et il doit en être ainsi de chaque annonciateur.
Le Saint-Père conclut sa lettre pour l’Année de la foi par un renvoi à la Vierge : « Confions à la Mère de Dieu, proclamée « bienheureuse parce qu’elle a cru » (Lc 1, 45), ce temps de grâce »[7]. Demandons-lui de nous obtenir la grâce de faire l’expérience, en cette année, de tant de moments d’onction de foi : « Virgo fidelis, ora pro nobis », Vierge croyante, prie pour nous.
(Prochaine prédication de l’Avent, vendredi prochain, 14 décembre 2012)
Traduction d’Isabelle Cousturié
***
Notes:
[1] Benoît XVI, Lettre apostolique « Porta fidei », n.11
[2] Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II-II, 1, 2, ad 2; cit. in CEC, n.170.
[3] CEC, n. 170
[4] Clément d’Alexandrie, Adumbrationes in 1 Johannis (PG 9, 737B); Homélies pascales (SCh 36, p.40): textes cités par I. de la Potterie, L’onction du chrétien par la foi, dans Biblica 40, 1959, 12-69.
[5] Saint Augustin, Commentaire de la Première Epître de saint Jean 3,13 (PL 35, 2004 s).
[6] B. Pascal, Mémorial, éd. Brunschvicg.
[7] « Porta fidei », n. 15.

« SI JE N’AI PAS LA CHARITÉ… » MÉDITATION DU PÈRE CANTALAMESSA

6 octobre, 2014

http://www.theotokos.fr/prieres-chretiennes/prieres.php?action=detail&id_priere=173

« SI JE N’AI PAS LA CHARITÉ… »

MÉDITATION DU PÈRE CANTALAMESSA

« SI JE N’AI PAS LA CHARITÉ, CELA NE SERT DE RIEN « 

Homélie sur la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 12,31.13,1-13

« Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu’il y a de meilleur. Eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres.
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
La charité ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra.
Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie.
Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant.
Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu.
Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité.

« Si je n’ai pas la charité »
Nous consacrons notre réflexion à la deuxième lecture qui contient un message très important. Il s’agit du célèbre hymne de saint Paul à la charité. « Charité » est le terme religieux signifiant « amour ». Il s’agit donc d’un hymne à l’amour, peut-être le plus célèbre et le plus sublime ayant jamais été écrit.
Lorsque le christianisme apparut sur la scène du monde, divers auteurs avaient déjà chanté l’amour. Le plus célèbre était Platon qui avait écrit un traité entier sur ce thème. Le nom commun de l’amour était alors eros (d’où viennent nos termes « érotique » et « érotisme »). Le christianisme sentit que cet amour passionnel de recherche et de désir ne suffisait pas pour exprimer la nouveauté du concept biblique. Il évita donc complètement le terme eros et le remplaça par celui de agape, qui devrait se traduire par « amour spirituel » ou par « charité », si ce terme n’avait pas désormais acquis un sens trop restreint (faire la charité, œuvre de charité).
La principale différence entre les deux amours est la suivante : l’amour de désir, ou érotique, est exclusif ; il se consume entre deux personnes ; l’ingérence d’une troisième personne signifierait sa fin, la trahison. Parfois l’arrivée même d’un enfant parvient à mettre en crise ce type d’amour. L’amour de don, ou agape embrasse en revanche toute personne, il n’en exclut aucune, pas même l’ennemi. La formule classique du premier amour est celle que nous entendons sur les lèvres de Violetta dans la Traviata de Verdi : « Aime-moi Alfredo, aime-moi autant que je t’aime ». La formule classique de la charité est celle de Jésus qui dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il s’agit d’un amour fait pour circuler, pour se diffuser.
Il existe une autre différence : l’amour érotique, dans sa forme la plus typique qui est l’état amoureux, ne dure pas, de par sa nature, ou ne dure qu’en changeant d’objet, c’est-à-dire en tombant successivement amoureux de différentes personnes. Saint Paul dit en revanche que la charité « demeure », que c’est même la seule chose qui demeure éternellement, et qui demeurera même lorsque la foi et l’espérance auront disparu.
Entre ces deux amours – celui de recherche et de don – il n’existe toutefois pas de séparation nette et d’opposition, mais plutôt un développement, une croissance. Le premier, l’eros est pour nous le point de départ, le deuxième, la charité est le point d’arrivée. Entre les deux existe tout un espace pour une éducation à l’amour et pour grandir dans l’amour. Prenons le cas le plus commun qui est l’amour du couple. Dans l’amour entre deux époux, au début dominera l’eros, l’attrait, le désir réciproque, la conquête de l’autre, et donc un certain égoïsme. Si, chemin faisant, cet amour ne s’efforce pas de s’enrichir d’une dimension nouvelle, faite de gratuité, de tendresse réciproque, de capacité à s’oublier pour l’autre et se projeter dans les enfants, nous savons tous comment il se terminera.
Le message de Paul est d’une grande actualité. L’ensemble du monde du spectacle et de la publicité semble s’être aujourd’hui engagé à enseigner aux jeunes que l’amour se réduit à l’eros et l’eros au sexe ; que la vie est une idylle permanente, dans un monde où tout est beau, jeune, sain, où la vieillesse et la maladie n’existent pas, et où tous peuvent dépenser autant qu’ils le désirent. Mais ceci est un mensonge colossal qui génère des attentes disproportionnées qui, déçues, provoquent des frustrations, des rébellions contre la famille et la société et ouvrent souvent la voie au crime. La parole de Dieu nous aide à faire en sorte que le sens critique ne s’éteigne pas complètement chez les personnes, face à ce qui leur est servi quotidiennement.

Père Raniero Cantalamessa OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale.

Source : AELF

P. CANTALAMESSA – DIEU EST AMOUR – DEUXIÉME PREDICATION DE CARÊME

7 mars, 2014

http://www.cantalamessa.org/?p=268&lang=fr

P. CANTALAMESSA

DIEU EST AMOUR – DEUXIÉME PREDICATION DE CARÊME

La première annonce fondamentale que l’Eglise a pour mission de porter au monde et que le monde attend de l’Eglise est celle de l’amour de Dieu. Mais pour que les évangélisateurs soient en mesure de transmettre cette certitude, il faut qu’ils en soient eux-mêmes imprégnés, qu’elle soit la lumière de leur vie. C’est à cette fin que voudrait servir, modestement, la présente méditation.
L’expression « amour de Dieu » revêt deux acceptions très différentes : dans l’une Dieu est objet, dans l’autre Dieu est sujet; l’une indique notre amour pour Dieu, l’autre l’amour de Dieu pour nous. L’homme, naturellement enclin à être davantage actif que passif, a toujours donné la primauté à la première, autrement dit à ce que nous faisons, nous, pour Dieu. La prédication chrétienne a également suivi cette voie, en parlant, à certaines époques, presque uniquement du « devoir » d’aimer Dieu (« De diligendo Deo »).
Cependant, la révélation biblique donne la primauté au second sens : à l’amour « de » Dieu, non à l’amour « pour » Dieu. Aristote disait que Dieu meut le monde « en tant qu’il est aimé », c’est-à-dire en tant qu’il est objet d’amour et cause finale de toutes les créatures[1]. Mais la Bible dit exactement le contraire : que Dieu crée et meut le monde en tant qu’il aime le monde. La chose la plus importante, s’agissant de l’amour de Dieu, n’est donc pas que l’homme aime Dieu, mais que Dieu aime l’homme et l’aime « le premier » : « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4, 10). De ceci dépend tout le reste, y compris notre possibilité même d’aimer Dieu : « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19).
1. L’amour de Dieu dans l’éternité
Jean est l’homme des grands sauts. En reconstituant l’histoire terrestre du Christ, les autres se sont arrêtés à sa naissance, de Marie; Jean, quant à lui, fait un grand bond en arrière, du temps à l’éternité : « Au commencement était le Verbe ». Il fait de même à propos de l’amour. Tous les autres, y compris Paul, ont parlé de l’amour de Dieu qui se manifeste dans l’histoire et culmine dans la mort du Christ; Jean, lui, remonte au-delà de l’histoire. Il ne nous présente pas seulement un Dieu qui aime, mais un Dieu qui est amour. « Au commencement était l’amour, et l’amour était auprès de Dieu, et l’amour était Dieu » : nous pouvons donc expliciter son affirmation : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 10).
A propos de cette affirmation, Augustin a écrit : « Si, dans toute cette Lettre de Jean et dans toutes les pages de Ì1criture, il n’y avait aucun autre éloge de l’amour que cette seule parole, que Dieu est amour…, nous ne devrions demander rien de plus »[2]. Toute la Bible ne fait que « raconter l’amour de Dieu « [3]. C’est la nouvelle qui soutient et explique toutes les autres. On discute à n’en plus finir, et cela ne date pas d’aujourd’hui, pour savoir si Dieu existe; mais je crois que la chose la plus importante n’est pas de savoir si Dieu existe, mais s’il est amour[4]. Si, par hasard, il existait mais n’était pas amour, il y aurait bien plus à craindre qu’à se réjouir de son existence, comme cela a été le cas dans divers peuples et civilisations. La foi chrétienne nous garantit justement ceci : Dieu existe et il est amour !
Le point de départ de notre voyage est la Trinité. Pourquoi les chrétiens croient-ils à la Trinité ? La réponse est : parce qu’ils croient que Dieu est amour. Là où Dieu est conçu comme la Loi suprême, il n’y a évidemment pas besoin d’une pluralité de personnes et la Trinité est alors incompréhensible. Le droit et le pouvoir peuvent être exercés par une seule personne, l’amour non.
Il n’y a pas d’amour qui ne soit amour de quelque chose ou de quelqu’un, de même que – dit le philosophe Edmund Husserl – il n’y a pas de connaissance qui ne soit pas connaissance de quelque chose. Qui aime Dieu au point de pouvoir se définir amour ? L’humanité ? Mais les hommes n’existent que depuis quelques millions d’années; avant ce moment-là, qui aimait Dieu de façon à pouvoir se définir « amour »? On ne peut pas avoir commencé à être amour à un moment donné du temps, parce que Dieu ne peut modifier son essence. Le cosmos ? Mais l’univers existe depuis quelques milliards d’années; auparavant, qui aimait Dieu pour pouvoir se définir amour ? On ne peut pas dire : il s’aimait soi-même, parce que s’aimer soi-même n’est pas de l’amour, mais de l’égoïsme ou, comme disent les psychologues, du narcissisme.
Et voici la réponse de la révélation chrétienne que l’Eglise a recueillie du Christ et a explicitée dans son credo. Dieu est amour en soi, avant le Temps, parce que depuis toujours il a en lui un Fils, le Verbe, qui aime d’un amour infini qui est l’Esprit Saint. Dans tout amour, il y a toujours trois réalités ou sujets : un qui aime, un qui est aimé et l’amour qui les unit.
2. L’amour de Dieu dans la création
Lorsque cet amour fontal, amour source, se déploie dans le temps, on a l’histoire du salut. La première étape est la création. L’amour est, par essence, diffusion de soi (diffusivum sui), c’est-à-dire qu’il tend à se communiquer ». Puisque « l’agir suit l’être », Dieu étant amour, crée par amour. « Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? » : c’est la deuxième question du catéchisme d’autrefois, et la réponse était : « Pour le connaître, l’aimer et le servir dans cette vie et pour jouir de lui pour toujours dans l’autre, au Paradis ». Réponse irréprochable, mais partielle. Elle répond à la question sur la cause : « dans quel but, pour quelle fin Dieu nous a-t-il créés »; elle ne répond pas à la question sur la cause causante : « pourquoi nous a-t-il créés, quelle raison l’a poussé à nous créer ». A cette question, on ne doit pas répondre : « pour que nous l’aimions », mais « parce qu’il nous aimait ». « Etre, c’est être aimés » : tel est le principe de la métaphysique chrétienne, selon le philosophe catholique Gabriel Marcel.
Selon la théologie rabbinique, que le Saint-Père a faite sienne dans son dernier livre sur Jésus, « le cosmos est créé non pour que s’y multiplient les astres et tant d’autres choses, mais pour que s’y trouve un espace pour l »alliance’, pour le ‘oui’ de l’amour entre Dieu et l’homme qui lui répond »[5]. La création est en vue du dialogue d’amour de Dieu avec ses créatures.
Combien, sur ce point, la vision chrétienne de l’origine de l’univers est loin de celle du scientisme athée que nous évoquions dans notre prédication de l’Avent ! Une des souffrances les plus profondes pour un jeune homme ou une jeune fille, est de découvrir un jour qu’il (ou elle) est venu au monde un jour par hasard, peut-être par une erreur des parents, qu’il n’a pas été voulu, ni attendu. Un certain scientisme athée semble s’appliquer à infliger ce type de souffrance à l’humanité tout entière. Personne ne saurait mieux nous convaincre du fait que nous sommes créés par amour que sainte Catherine de Sienne dans son ardente prière à la Trinité :
«Comment se fait-il, Père éternel, que vous ayez créé votre créature ? [...]. Le feu de ta charité t’a contraint. Oh amour ineffable, bien que dans ta lumière tu aies vu toutes les iniquités que ta créature devait commettre contre toi, infinie bonté, tu as fait comme si tu ne le voyais pas, mais tu as posé ton regard sur la ‘beauté’ de ta créature, de laquelle, comme fou et enivré d’amour, tu t’es énamouré – et par amour tu l’as tirée de toi et lui as donné l’être à ton image et ressemblance. Toi, vérité éternelle, tu as éclairé pour moi ta vérité, c’est-à-dire que l’amour t’a contraint à la créer ».
Ceci n’est pas seulement agapè, amour de miséricorde, de don, amour descendant; c’est aussi eros, et à l’état pur; attraction vers l’objet de l’amour, considération et fascination devant sa beauté.
3. L’amour de Dieu dans la révélation
La seconde étape de l’amour de Dieu est la révélation, l’Ecriture. Dieu nous parle de son amour surtout par les prophètes. Il dit dans Osée : « Quand Israël était jeune, je l’aimai [...]. Et moi j’avais appris à marcher à Ephraïm, je le prenais par les bras [...]. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour; j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson, tout contre leur joue, je m’inclinais vers lui et le faisais manger [...]. Comment t’abandonnerais-je, Ephraïm ? [...] Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. » (Os 11, 1-8).
Nous retrouvons ce même langage chez Isaïe : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? » (Is 49, 15) et dans Jérémie : » Ephraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j’en parle, je veuille encore me souvenir de lui ? C’est pour cela que mes entrailles s’émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse » (Jr 31, 20).
Dans ces oracles, l’amour de Dieu s’exprime simultanément comme amour paternel et maternel. L’amour paternel est fait d’encouragement et de sollicitude; le père veut faire grandir le fils et le conduire à la pleine maturité. C’est pourquoi il le corrige et difficilement fera son éloge en sa présence, de peur que celui-ci se croit ‘arrivé’ et qu’il cesse de progresser. En revanche, l’amour maternel est fait d’accueil et de tendresse; c’est un amour « viscéral »; il part des fibres profondes de l’être de la mère, là où la créature s’est formée, et de là saisit toute sa personne en faisant « frémir ses entrailles ».
Dans la sphère humaine, ces deux types d’amour – masculin et maternel- sont toujours, plus ou moins nettement, répartis. Le philosophe Sénèque disait : « Vois quelle différence entre la tendresse d’un père et celle d’une mère ! Le père réveille son fils de bonne heure pour qu’il se livre à l’étude, il ne le souffre pas à rien faire, il fait couler ses sueurs et quelquefois ses larmes. La mère, au contraire, le réchauffe sur son sein, toujours elle veut le tenir tout près, éloigner de lui les pleurs, le chagrin, le travail »[6]. Mais, alors que le dieu du philosophe païen a pour l’homme uniquement « les sentiments d’un père qui aime sans faiblesse » (ce sont ses propres mots), le Dieu biblique a en plus les sentiments d’une mère qui aime « avec faiblesse ».
L’homme connaît par expérience un autre type d’amour, celui dont on dit qu’il est « fort comme la Mort et ses traits sont des traits de feu » (cf. Ct 8, 6). Et Dieu a même recours dans la Bible à ce type d’amour, pour nous donner une idée de son amour passionné pour nous. Toutes les phases et les vicissitudes de l’amour sont évoquées et utilisées à cette fin : l’enchantement de l’amour naissant au moment des fiançailles (cf. Jr 2, 2); la plénitude de la joie le jour du mariage (cf. Is 62, 5); le drame de la rupture (cf. Os 2, 4 ss) et enfin le rétablissement, plein d’espérance, du lien ancien (cf. Os 2, 16; Is 54, 8).
L’amour sponsal est, fondamentalement, un amour de désir et de choix. S’il est vrai que l’homme désire Dieu, le contraire est également vrai, de manière mystérieuse, à savoir que Dieu désire l’homme, veut et apprécie son amour, éprouve à son sujet « la joie de l’époux au sujet de l’épouse » (Is 62, 5) !
Comme le fait observer le Saint-Père dans son encyclique « Deus caritas est », la métaphore nuptiale qui traverse quasiment toute la Bible et inspire le langage de l’ »alliance », est la meilleure preuve que même l’amour de Dieu pour nous est à la fois eros et agapè, donner et chercher. Il ne peut être réduit à la seule miséricorde, à un « faire la charité » à l’homme, au sens le plus limité du terme.
4. L’amour de Dieu dans l’incarnation
C’est ainsi que nous arrivons à l’étape décisive de l’amour de Dieu, l’incarnation : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16). Face à l’incarnation, on se pose la même question que pour la création. Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Cur Deus homo ? Pendant longtemps la réponse a été : pour nous racheter du péché. Duns Scot a approfondi cette réponse, faisant de l’amour le motif fondamental de l’incarnation, comme de toutes les autres œuvres ad extra de la Trinité.
En premier lieu, dit Scot, Dieu s’aime lui-même; en deuxième lieu, il veut être aimé par d’autres êtres ( secundo vult alios habere condiligentes ). S’il décide l’incarnation, c’est pour qu’il y ait un autre être qui l’aime d’un amour le plus grand possible, en dehors de lui-même[7]. L’incarnation aurait donc eu lieu même si Adam n’avait pas péché. Le Christ a été le premier pensé, le premier voulu, le « Premier-Né de toute créature » (Col 1,15), non la solution à un problème intervenu à la suite du péché d’Adam.
Mais la réponse de Scot est partielle et peut être complétée en se fondant sur ce que nous dit l’Ecriture. Dieu a voulu l’incarnation de son Fils, non seulement pour avoir quelqu’un à l’extérieur de lui qui l’aimât de façon digne de lui, mais aussi et surtout pour avoir à l’extérieur de lui quelqu’un à aimer de façon digne de lui ! Et c’est le Fils fait homme, en lequel le Père « mets toute sa complaisance » et avec lui nous tous devenus « fils dans le Fils ».
Le Christ est la preuve suprême de l’amour de Dieu pour l’homme pas seulement objectivement, à la manière d’un gage d’amour que l’on donne à quelqu’un ; il l’est aussi subjectivement. En d’autres termes, il n’est pas seulement la preuve de l’amour de Dieu, mais il est l’amour même de Dieu qui a revêtu une forme humaine pour pouvoir aimer et être aimé de l’intérieur de notre situation. Au commencement était l’ »amour » et l’ »amour s’est fait chair » : c’est ainsi qu’un très ancien écrit chrétien paraphrase les paroles du Prologue de Jean[8].
Saint Paul forge une expression appropriée pour cette nouvelle modalité de l’amour de Dieu, il l’appelle « l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus » (Rm 8, 39). Si, comme nous le disions la dernière fois, notre amour pour Dieu doit désormais s’exprimer concrètement en amour pour le Christ, c’est parce que tout amour de Dieu pour nous s’est d’abord exprimé et recueilli dans le Christ.
5. L’amour de Dieu répandu dans les coeurs
L’histoire de l’amour de Dieu ne se termine pas avec la Pâque du Christ mais se prolonge à travers la Pentecôte qui rend présent et agissant « l’amour de Dieu en Jésus Christ » jusqu’à la fin du monde. Nous ne sommes pas contraints, par conséquent, à vivre seulement du souvenir de l’amour de Dieu, comme d’une chose passée. « L’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné ». (Rm 5, 5).
Mais qu’est ce que cet amour reversé dans notre coeur à travers le baptême ? Un sentiment de Dieu pour nous ? Une attitude bienveillante à notre égard ? Une inclination ? C’est-à-dire quelque chose d’intentionnel ? C’est bien plus que cela; c’est quelque chose de réel. C’est, littéralement, l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour qui circule dans la Trinité entre le Père et le Fils et qui, à travers l’incarnation, a pris une forme humaine et devient maintenant participant de nous-mêmes en « demeurant » en nous. « Mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14, 23).
Nous devenons « participants de la divine nature » (2 P 1, 4), c’est-à-dire participants de l’amour divin. Nous nous retrouvons, par grâce, explique saint Jean de la Croix, dans le tourbillon d’amour qui passe depuis toujours, dans la Trinité, entre le Père et le Fils[9]. Mieux encore : dans le tourbillon d’amour qui passe, maintenant, au ciel, entre le Père et son Fils Jésus Christ ressuscité d’entre les morts, dont nous sommes les membres.
6. Nous avons cru à l’amour de Dieu !
Vénérables pères, frères et soeurs, ce que je viens de tracer pauvrement est la révélation objective de l’amour de Dieu dans l’histoire. Venons-en maintenant à nous : que ferons-nous, que dirons-nous après avoir entendu combien Dieu nous aime ? Une première réponse est : aimer Dieu en retour ! N’est-ce pas le premier et le plus grand commandement de la loi ? Oui, mais il vient après. Autre réponse possible : nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés ! L’évangéliste Jean ne dit-il pas que, si Dieu nous a aimés, « nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres « (1 Jn 4, 11) ? Cela aussi vient après; avant, il y a une autre chose à faire. Croire à l’amour de Dieu ! Après avoir dit que « Dieu est amour », l’évangéliste Jean s’exclame : « Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous » (cf. 1 Jn 4, 16).
La foi, par conséquent. Mais ici, il s’agit d’une foi spéciale : la foi-étonnement, la foi incrédule (un paradoxe, je sais, mais c’est bien ça !), la foi qui ne réussit pas à comprendre ce à quoi elle croit, même si elle y croit. Comment se peut-il que Dieu, infiniment heureux dans son éternité tranquille, ait eu le désir non seulement de nous créer mais aussi de venir, en personne, souffrir au milieu de nous ? Comment cela est-il possible ? Eh bien, c’est cela la foi-étonnement, la foi qui rend heureux.
Le grand converti et apologiste de la foi Clive Staples Lewis (l’auteur de la série des « Chroniques de Narnia », récemment portée à l’écran), a écrit un roman insolite intitulé « Tactique du diable ». Ce sont des lettres qu’un diable ancien écrit à un petit diable, jeune et inexpérimenté occupé sur la terre à séduire un jeune londonien qui vient tout juste de renouer avec la pratique chrétienne. Son intention est de lui enseigner la stratégie pour y parvenir. Il s’agit d’un traité de morale et d’ascèse, moderne et d’une très grande finesse, à lire à l’envers, c’est-à-dire en faisant exactement le contraire de ce qui est suggéré.
A un moment donné, l’auteur nous fait assister à une sorte de discussion entre les démons. Ils sont incapables de comprendre que l’Ennemi (c’est ainsi qu’il nomme Dieu) puisse vraiment aimer ces « vers que sont les hommes et désire leur liberté ». Ils sont certains que cela n’est pas possible. Il doit forcément y avoir une tromperie, une astuce. Nous enquêtons, disent-ils, depuis le jour où « Notre Père » (c’est ainsi qu’ils appellent Lucifer), a, précisément pour cette raison, pris ses distances par rapport à lui; nous ne l’avons pas encore découverte mais un jour, nous la trouverons[10]. L’amour de Dieu pour ses créatures est, pour eux, le mystère des mystères. Et je crois que, là au moins, les démons ont raison.
On dirait qu’il s’agit d’une foi facile et agréable; et pourtant c’est peut-être la chose la plus difficile qui soit, même pour nous, créatures humaines. Croyons-nous vraiment que Dieu nous aime ? Ce n’est pas que nous n’y croyons pas vraiment, mais au moins que nous n’y croyons pas assez ! Si nous y croyions, notre vie, nous-mêmes, les choses, les événements, la souffrance même, tout se transformerait immédiatement sous nos yeux. Nous serions aujourd’hui même au paradis parce que le paradis n’est rien d’autre que cela : jouir pleinement de l’amour de Dieu.
Le monde a fait qu’il est de plus en plus difficile de croire à l’amour. Qui a été trahi ou blessé un jour, a peur d’aimer et d’être aimé parce qu’il sait combien cela fait mal d’être trompé. Si bien que la foule de ceux qui ne réussissent pas à croire à l’amour de Dieu – et même à n’importe quel amour – ne cesse de grossir; la marque de notre culture sécularisée est le désenchantement et le cynisme. Sur le plan personnel il y a ensuite l’expérience de notre pauvreté et de notre misère qui nous fait dire : « Oui, cet amour de Dieu est beau, mais il n’est pas pour moi ! Je n’en suis pas digne… ».
Les hommes ont besoin de savoir que Dieu les aime et personne mieux que les disciples du Christ n’est en mesure de leur apporter cette bonne nouvelle. D’autres, à travers le monde, partagent avec les chrétiens la crainte de Dieu, la préoccupation pour la justice sociale et le respect de l’homme, pour la paix et la tolérance; mais personne – je dis bien personne – ni parmi les philosophes, ni parmi les religions, ne dit à l’homme que Dieu l’aime, qu’il l’a aimé le premier, qu’il l’aime d’un amour de miséricorde et de désir : avec eros et agape.
Saint Paul nous suggère une méthode pour appliquer la lumière de l’amour de Dieu à notre existence concrète. Voici ce qu’il écrit : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? (…) Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés » (Rm 8, 35-37). Les périls et les ennemis de l’amour de Dieu qu’il énumère sont ceux qu’il a, de fait, expérimentés durant sa vie : l’angoisse, la persécution, le glaive… (cf. 2 Co 11, 23 ss). Il les passe en revue dans son esprit et constate qu’aucun d’eux n’est assez fort pour l’emporter dans une confrontation avec la pensée de l’amour de Dieu.
Nous sommes invités à faire comme lui : à regarder notre vie, telle qu’elle se présente, à faire remonter à la surface les peurs qui s’y cachent, les tristesses, les menaces, les complexes, tel défaut physique ou moral, ce souvenir pénible qui nous humilie, et à tout exposer à la lumière de la pensée que Dieu nous aime.
L’Apôtre fait passer son regard de sa vie personnelle au monde qui l’entoure. « Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 38-39). Il observe « son » monde, avec les puissances qui le rendaient alors menaçant : la mort avec son mystère, la vie présente avec ses illusions, les puissances astrales ou de l’enfer qui inspiraient tant de terreur à l’homme antique.
Nous pouvons faire la même chose : regarder le monde qui nous entoure et qui nous fait peur. La « hauteur » et la « profondeur » sont pour nous aujourd’hui l’infiniment grand, vers le haut et l’infiniment petit, vers le bas, l’univers et l’atome. Tout est prêt à nous écraser; l’homme est faible et seul, dans un univers tellement plus grand que lui et devenu même encore plus menaçant après les découvertes scientifiques qu’il a faites et qu’il ne réussit pas à maîtriser, comme nous le montre de façon dramatique l’affaire des réacteurs nucléaires de Fukushima.
Tout peut être remis en question, toutes les sécurités peuvent venir à nous manquer mais jamais celle-ci : que Dieu nous aime et est plus fort que tout. « Le secours me vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ».
[1] Aristotele, Metafisica, XII, 7, 1072b.
[2] S. Agostino, Trattati sulla Prima lettera di Giovanni, 7, 4.
[3] S. Agostino, De catechizandis rudibus, I, 8, 4: PL 40, 319.
[4] Cf. S. Kierkegaard, Discorsi edificanti in diverso spirito, 3: Il Vangelo delle sofferenze, IV.
[5] Joseph Razinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Editions du Rocher 2011, p. 101
[6] Seneca, De Providentia, 2, 5 s.
[7] Duns Scoto, Opus Oxoniense, I,d.17, q.3, n.31; Rep., II, d.27, q. un., n.3
[8] Evangelium veritatis (dai Codici di Nag-Hammadi).
[9] Cf. S. Giovanni della Croce, Cantico spirituale A, strofa 38.
[10] C.S. Lewis, The Screwtape Letters, 1942, cap. XIX

 

QUAND VINT LA PLÉNITUDE DU TEMPS DIEU ENVOYA SON FILS NÉ D’UNE FEMME (Père Cantalamessa)

30 décembre, 2013

http://www.cantalamessa.org/?p=1035&lang=fr

QUAND VINT LA PLÉNITUDE DU TEMPS DIEU ENVOYA SON FILS NÉ D’UNE FEMME

Vendredi 19 Décembre 2008

Troisième prédication d’Avent

1. Paul et le dogme de l’Incarnation Commençons, cette fois-ci encore, par écouter le passage de Paul sur lequel nous voulons méditer : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! Aussi n’es-tu plus esclave mais fils ; fils, et donc héritier de par Dieu » (Ga 4, 4-7). Nous entendrons souvent ce texte biblique durant la période de Noël, à commencer par les Premières Vêpres de la solennité de Noël. Disons tout d’abord un mot de ses implications théologiques. Il s’agit du passage qui, dans le corpus paulinien, se rapproche le plus de l’idée de préexistence et d’incarnation. L’idée d’ « envoi » (« Dieu envoya, exapesteilen, son Fils ») est mise en parallèle avec l’envoi de l’Esprit dont il est fait mention deux versets plus loin. Elle rappelle ce qui est dit dans l’Ancien Testament de l’envoi sur le monde, par Dieu, de la Sagesse et de l’Esprit saint (Sg 9, 10.17). Ces rapprochements indiquent qu’il ne s’agit pas d’un envoi « depuis la terre », comme dans le cas des prophètes, mais du haut « du ciel ». Cette idée de la préexistence du Christ est implicite dans les textes pauliniens où il est question d’un rôle du Christ dans la création du monde (1 Co 8,6 ; Col 1, 15-16) et quand Paul dit que le rocher qui suivait le peuple dans le désert était le Christ (1 Co 10, 4). L’idée d’incarnation, elle aussi, est sous-jacente dans l’hymne christologique de l’Epître aux Philippiens, chapitre 2 : « De condition divine, il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave ». Il faut, toutefois, reconnaître que, chez Paul, préexistence et incarnation sont des vérités en gestation, qui n’ont pas encore trouvé une pleine formulation. Et ceci parce que, pour lui, le centre d’intérêt et le point de départ de tout est le mystère pascal, autrement dit l’acte (du Salut), plus que la personne du Sauveur. Le contraire de Jean, pour qui le point de départ et l’épicentre de l’attention sont justement la préexistence du Christ et l’incarnation. Il s’agit de deux « voies », ou chemins, différents dans la découverte de qui est Jésus Christ : l’une, celle de Paul, part de l’humanité pour parvenir à la divinité, de la chair pour atteindre l’Esprit, de l’histoire du Christ pour arriver à la préexistence du Christ ; l’autre voie, celle de Jean, emprunte le chemin inverse : elle part de la divinité du Verbe pour atteindre et affirmer son humanité, de son existence dans l’éternité pour descendre à son existence dans le temps ; l’une met à la charnière des deux étapes la résurrection du Christ là où l’autre voit le passage d’un état à l’autre dans l’incarnation. Dès l’époque suivante, les deux voies ont tendance à s’affirmer, donnant lieu à deux modèles ou archétypes et, pour finir, à deux écoles christologiques : l’école antiochienne qui se réfère de préférence à Paul, et l’école alexandrine rattachée plutôt à Jean. Aucun des adeptes de l’une ou l’autre voie n’a conscience de choisir entre Paul et Jean ; chacun est convaincu de les avoir tous deux de son côté. Ce qui est sûrement vrai ; il n’en reste pas moins que les deux mouvances restent parfaitement visibles et distinguables, tels deux fleuves qui, tout en confluant ensemble, se distinguent par la couleur différente de leurs eaux. Cette différenciation se reflète, par exemple, dans l’interprétation différente que les deux écoles proposent de la kénose du Christ telle qu’elle est exprimée dans l’Epître aux Philippiens, chapitre 2. Dès le II-IIIème siècle se dessinent deux lectures différentes de ce texte, que l’on retrouve aussi dans l’exégèse moderne. Selon l’école alexandrine, c’est le Fils de Dieu préexistant dans sa condition divine qui est le sujet initial de l’hymne. Par conséquent, dans ce cas, la kénose consisterait dans l’incarnation, Dieu qui se fait homme. Selon l’interprétation prédominante dans l’école antiochienne, le sujet unique de l’hymne du début à la fin est le Christ historique, Jésus de Nazareth. Dans ce cas, la kénose consisterait dans le mouvement d’abaissement inhérent au fait qu’il prend la condition d’esclave, dans son obéissance jusqu’à la Passion et la mort. La différence entre les deux écoles n’est pas tant que certains suivent Paul et d’autres Jean ; mais que certains interprètent Jean à la lumière de Paul et d’autres interprètent Paul à la lumière de Jean. La différence est dans le schéma, ou dans la perspective de fond, que l’on adopte pour illustrer le mystère du Christ. C’est en quelque sorte dans la confrontation entre ces deux écoles, que se sont formées les « lignes porteuses » du dogme et de la théologie de l’Eglise, restées en vigueur jusqu’à nos jours. 2. Né d’une femme Le silence relatif sur l’incarnation comporte, chez Paul, un silence quasi total sur Marie, la Mère du Verbe incarné. L’incise « né d’une femme » (factum sub muliere) dans notre texte constitue l’allusion à Marie la plus explicite que l’on trouve dans le corpus paulinien. Elle est l’équivalente de l’autre expression : « issu de la lignée de David selon la chair » « factum ex semine David secundum carnem » (Rm 1, 3). Mais si mince soit-elle, cette affirmation de l’Apôtre est d’une importance capitale. Elle a été l’un des pivots de l’opposition au docétisme gnostique, à partir du IIe siècle. Elle dit en effet que Jésus n’est pas une apparition céleste ; par sa naissance d’une femme, il s’est pleinement inséré dans l’humanité et dans l’histoire, « en tout semblable aux hommes » (Ph 2, 7). « Pourquoi disons-nous que le Christ est homme, écrit Tertullien, sinon parce qu’il est né de Marie qui est une créature humaine ? » (1). Tout bien considéré, l’expression « né d’une femme » est plus adéquate pour exprimer la véritable humanité du Christ que le titre de « fils de l’homme ». Littéralement parlant, Jésus n’ayant pas eu pour père un homme, n’est pas le fils de l’homme, alors qu’il est vraiment « fils de la femme ». Le texte paulinien sera également au centre du débat sur le titre de mère de Dieu (theotokos) dans les querelles théologiques postérieures. Ce qui explique pourquoi la liturgie nous le fera entendre dans la seconde lecture de la messe de la solennité de Sainte Marie Mère de Dieu, le premier janvier. Un détail est à noter. Si Paul avait dit : « né de Marie », il se serait agi d’un simple détail biographique ; ayant dit « né d’une femme », il a conféré à son affirmation une portée universelle et immense. C’est la femme même, chaque femme, qui a été élevée, en Marie, à une hauteur inimaginable. Marie est ici la femme par antonomase. 3. « A quoi me sert-il que le Christ soit né de Marie ? » C’est à l’approche de Noël et dans l’esprit de la lectio divina que nous méditons le texte paulinien. Aussi, nous ne nous attarderons pas trop sur l’élément exégétique. Mais, après avoir contemplé la vérité théologique contenue dans le texte biblique, nous devrons en tirer des conséquences pour notre vie spirituelle, en mettant en lumière le « pour moi » de la parole de Dieu. Une phrase d’Origène, reprise par saint Augustin, saint Bernard, par Luther et par d’autres dit : « A quoi me sert-il que le Christ soit né une fois de Marie à Bethléem, s’il ne naît pas aussi par la foi dans mon âme ? » (2). La maternité divine de Marie se réalise sur deux plans : sur un plan physique et sur un plan spirituel. Marie est mère de Dieu pas seulement parce qu’elle l’a porté physiquement en son sein, mais aussi parce qu’elle l’a conçu d’abord dans son coeur, par la foi. Il ne nous est pas possible, naturellement, d’imiter Marie dans le premier sens, en engendrant à nouveau le Christ, mais nous pouvons l’imiter dans le second sens, celui de la foi. Jésus lui-même a initié cette application à l’Eglise du titre de « Mère du Christ », quand il déclara : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8, 21 ; Mc 3, 31 ss ; Mt 12, 49). Dans la tradition, cette vérité a connu deux niveaux d’application complémentaires, un de type pastoral et l’autre de type spirituel. Dans un cas, cette maternité se voit réalisée, dans l’Eglise considérée dans son ensemble, en tant que « sa­crement universel de salut » ; dans l’autre, réalisée dans chaque personne, chaque âme qui croit. Un écrivain du Moyen Age, le Bienheureux Isaac de l’Etoile a opéré une sorte de synthèse de ces questions. Dans une homélie célèbre que nous avons lue dans la Liturgie des heures de samedi dernier, il déclare : « Ma­rie et l’Eglise sont une mère et plusieurs mères ; une vierge et plusieurs vierges. L’une et l’autre mère, l’une et l’autre vierge…C’est à juste titre que, dans les Ecritures, inspirées par Dieu, ce qui est dit de façon générale pour l’Église vierge et mère, s’applique individuellement à Marie, vierge et mère et ce qui est dit en particulier de la Vierge mère qu’est Marie se comprend en général de l’Eglise vierge mère… Enfin, chaque âme croyante est également, à sa manière, épouse du Verbe de Dieu, mère, fille et soeur du Christ, à la fois vierge et féconde » (3). Le Concile Vatican II se situe dans la première perspective quand il écrit : « L’Eglise… devient mère, elle aussi … Car, par la prédication et le baptême, elle engendre à la vie nouvelle et immortelle des fils conçus du Saint-Esprit nés de Dieu » (4). Concentrons-nous sur l’application personnelle à chaque âme : « tout chrétien qui croit, écrit saint Ambroise, conçoit et engendre le Verbe de Dieu. S’il n’existe qu’une unique mère du Christ selon la chair, selon la foi, au contraire, le Christ est le fruit de tous, tous ceux qui écoutent la parole de Dieu » (5). Un autre Père d’Orient lui fait écho : « Le Christ naît toujours mystiquement de son propre chef, en assumant la chair, à travers ceux qui sont sauvés. Et il rend l’âme par laquelle il est né mère et vierge » (6). Comment devient-on, concrètement, mère de Jésus ? Il nous l’a indiqué lui-même dans l’évangile : en écoutant la Parole de Dieu et en la mettant en pratique (cf. Lc 8, 21 ; Mc 3, 31 s. ; Mt 12, 49). Repensons, pour bien comprendre, à la manière dont Marie est devenue mère : en concevant Jésus et en le mettant au monde. Dans l’Ecriture Sainte, ces deux moments sont mis en lumière : « Voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils », lit-on dans Isaïe, et « Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils », dit l’ange à Marie. Il existe deux maternités incomplètes ou deux types d’interruption de maternité. L’une est celle, ancienne et bien connue, de l’avortement. Elle se produit lorsqu’on conçoit une vie, mais sans lui donner le jour parce que, entre-temps, pour des causes naturelles ou à cause du péché des hommes, le foetus est mort. Récemment encore, l’avortement était l’unique cas connu de maternité incomplète. Aujourd’hui, on en connaît un autre qui consiste, à l’opposé, à donner naissance à un enfant sans l’avoir conçu. C’est le cas de bébés conçus en éprouvette et réimplantés, dans un second temps, dans le sein d’une femme ; le cas aussi de l’utérus « prêté » pour héberger, quand ce n’est pas contre rémunération, des vies humaines conçues ailleurs. Dans ce cas, ce que la femme met au monde, ne vient pas d’elle, n’est pas conçu « dans son cœur avant de l’être dans son corps ». Malheureusement, ces deux tristes possibilités de maternité incomplète existent également sur le plan spirituel. Conçoit Jésus sans l’enfanter celui qui accueille la Pa­role, sans la mettre en pratique, celui qui accumule les avortements spirituels les uns après les autres, en formulant des intentions de conversion, lesquelles sont ensuite systématiquement abandonnées à mi-chemin ; celui qui se comporte à l’égard de la Parole comme l’homme pressé observant sa physionomie dans un miroir. Il s’observe, part, et oublie comment il était. (Jc 1, 23-24). Bref, celui qui a la foi, mais sans les oeuvres. Enfante le Christ, au contraire, sans l’avoir conçu celui qui accomplit des quantités d’oeuvres, même bonnes, mais qui ne viennent pas du coeur, de l’amour pour Dieu et d’une intention droite, mais plutôt de l’habitude, de l’hypocrisie, de la recherche de sa propre gloire et de son intérêt, ou simplement de la satisfaction que donne le fait de faire. Bref, celui qui a les œuvres, mais sans la foi. Saint François d’Assise a une pa­role qui résume, positivement, en quoi consiste la véritable maternité à l’égard du Christ : « Nous sommes mères du Christ – dit-il – lorsque nous le portons dans notre coeur et dans notre corps par amour, par la pureté et la loyauté de notre conscience ; et que nous l’enfantons par nos bonnes actions, qui doivent être pour autrui une lumière et un exemple… Oh ! qu’il est saint et qu’il est cher, plaisant, humble, pacifique, doux, aimable et par-dessus tout désirable d’avoir un tel frère et un tel Fils, notre Seigneur Jésus Christ ! » (7). Nous concevons le Christ – veut dire le saint – quand nous l’aimons d’un coeur sincère et avec une conscience droite ; et nous le faisons naître quand nous accomplissons de bonnes et saintes actions qui le manifestent au monde. 4. Les deux fêtes de l’Enfant Jésus Saint Bonaventure, disciple et fils spirituel du Poverello, a recueilli et développé cette pensée dans un opuscule intitulé « Les cinq fêtes de l’Enfant Jésus ». Dans l’introduction du livre, il raconte comment un jour, alors qu’il faisait une retraite à La Verna, il repensa à ce que disent les Pères de l’Eglise, à savoir que l’âme fidèle à Dieu peut, par la grâce de l’Esprit Saint et la puissance du Très-haut, concevoir spirituellement le Verbe béni et Fils unique du Père, le mettre au monde, lui donner un nom, le chercher et l’adorer avec les Mages et enfin le présenter avec joie à Dieu le Père dans son temple (8). Parmi ces cinq moments ou fêtes de l’Enfant Jésus que l’âme doit revivre, celles qui nous intéressent le plus sont les deux premières : la conception et la naissance. Pour saint Bonaventure, l’âme conçoit Jésus quand, mécontente de la vie qu’elle mène, stimulée par de saintes inspirations, embrasée par une sainte ardeur, et, enfin, s’étant résolument détachée de ses anciennes habitudes et de ses défauts, elle est comme fécondée spirituellement par la grâce de l’Esprit Saint et conçoit l’intention de mener une vie nouvelle. Le Christ a été conçu ! Une fois conçu, le Fils béni de Dieu naît dans le cœur lorsque, après avoir fait un sain discernement, demandé conseil de façon opportune, invoqué l’aide de Dieu, l’âme met immédiatement en pratique sa sainte intention, en commençant à faire ce qu’elle projetait depuis longtemps mais ne cessait de reporter, par peur de ne pas en être capable. Mais il faut insister sur une chose : cette intention de mener une vie nouvelle doit se traduire immédiatement par quelque chose de concret, un changement, si possible même externe et visible, dans notre vie et dans nos habitudes. Si l’intention n’est pas mise en pratique, Jésus est conçu mais il n’est pas mis au monde. Nous nous retrouvons devant l’un des nombreux avortements spirituels. Et on ne célèbrera jamais « la deuxième fête » de l’Enfant Jésus qui est Noël ! C’est un report parmi tant d’autres, qui est l’une des principales raisons pour lesquelles il y a si peu de saints. Si tu décides de changer de style de vie et d’entrer dans la catégorie des pauvres et des humbles qui, comme Marie, se soucient uniquement de trouver grâce auprès de Dieu, sans se préoccuper de plaire aux hommes, alors, écrit saint Bonaventure, tu dois t’armer de courage car tu en auras besoin. Tu devras affronter deux types de tentation. D’abord les hommes charnels qui t’entourent se présenteront à toi et te diront : « ce que tu entreprends est trop dur ; tu n’y arriveras jamais, tu n’en auras pas la force, tu vas sacrifier ta santé ; cela ne sied pas à ton état, tu compromets ta réputation et la dignité de ta charge… . » Quand tu auras surmonté cet obstacle, des personnes qui ont la réputation d’être – peut-être à juste titre – des personnes pieuses et religieuses, mais qui ne croient pas vraiment à la puissance de Dieu et de son Esprit, se présenteront à toi. Elles te diront que si tu commences à vivre de cette manière – en accordant une grande place à la prière, en évitant de prendre part aux ragots et aux discussions inutiles, en faisant des œuvres de charité – on verra vite en toi un saint, un homme dévot, spirituel, et puisque tu sais très bien que tu ne l’es pas encore, tu finiras par tromper les gens et être un hypocrite, et tu attireras ainsi sur toi la réprobation de Dieu qui scrute les cœurs. A toutes ces tentations il faut répondre avec foi : « Non, la main du Seigneur n’est pas trop courte pour sauver ! » (Is 59, 1) et presque en nous mettant en colère contre nous-mêmes, nous exclamer, comme Augustin à la veille de sa conversion . « Se ceux-ci et celles-ci y arrivent, pourquoi pas moi ? Si isti et istae, cur non ego ?(9). 5. Marie a dit Oui L’exemple de la Mère de Dieu nous montre ce qu’il faut faire, concrètement, pour donner à notre vie spirituelle ce nouvel élan, pour concevoir et faire vraiment naître Jésus en nous à Noël. Marie a dit un « oui » déterminé et total à Dieu. On insiste beaucoup sur le fiat de Marie, sur Marie comme « la Vierge du fiat ». Mais Marie ne parlait pas en latin et par conséquent elle n’a pas dit « fiat » ; elle n’a pas non plus dit genoito qui est le mot utilisé dans le texte grec de Luc, car elle ne parlait pas grec. S’il est légitime de chercher à remonter, à travers une pieuse réflexion, à l’ipsissima vox, la parole exacte sortie de la bouche de Marie – ou du moins la parole qui se trouvait à cet endroit dans la source en hébreu utilisée par Luc – cela devait être le mot « amen ». Amen – mot hébreu dont la racine signifie solidité, certitude – était utilisé dans la liturgie comme réponse de foi à la Parole de Dieu. Là où, à la fin de certains psaumes, on lisait « fiat, fiat » dans la Vulgate, dans la nouvelle version des textes originaux on lit : Amen, amen. Même chose pour le mot grec : là où, dans la Bible des Septante on lit, dans ces mêmes psaumes génoito, génoito, l’original en hébreu dit : Amen, amen ! Avec l’amen on reconnaît ce qui a été dit comme parole ferme, définitive, valide et qui engage. La traduction exacte quand il s’agit d’une réponse à la parole de Dieu est : « Il en est ainsi et qu’il en soit ainsi ». Il indique en même temps la foi et l’obéissance ; il reconnaît que ce que Dieu dit est vrai et s’y soumet. C’est dire « oui » à Dieu. On le trouve en ce sens dans la bouche même de Jésus : « Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir » (cf. Mt 11, 26). Il est même l’Amen personnifié : « Ainsi parle l’Amen… » (Ap 3, 14) et c’est par lui, ajoute Paul, que tout « amen » prononcé sur la terre monte désormais à Dieu (cf. 2 Co 1, 20). Dans presque toutes les langues humaines la parole qui exprime l’assentiment est un monosyllabe : sì, ja, yes, oui, tag, etc. Le mot le plus court du vocabulaire mais celui avec lequel aussi bien les époux que les personnes consacrées prennent une décision de vie, pour toujours. En effet, dans le rite de la profession religieuse et de l’ordination sacerdotale il y a aussi un moment où l’on prononce un « oui ». Il y a une nuance dans l’Amen de Marie qu’il est important de noter. Dans les langues modernes, nous utilisons le mode indicatif du verbe pour indiquer une chose passée ou qui aura lieu, le mode conditionnel pour indiquer une chose qui pourrait se produire à certaines conditions etc. ; le grec possède un mode particulier qui s’appelle l’optatif. C’est un mode que l’on utilise quand on veut exprimer le souhait ou l’impatience qu’une certaine chose se produise. Le verbe utilisé par Luc, genoito, est précisément dans ce mode ! Saint Paul dit que « Dieu aime celui qui donne avec joie » (2 Co 9, 7) et Marie a dit son « oui » à Dieu, avec joie. Demandons-lui de nous obtenir la grâce de dire à Dieu un « oui » joyeux et renouvelé afin de concevoir et de mettre nous aussi son Fils Jésus Christ au monde, à Noël. Traduit de l’italien par Zenit _____________________________________

NOTES SUR LE SITE

QUE VOTRE CHARITE SOIT SANS FEINTE – (Père Cantalamessa, prédication de Carême)

25 septembre, 2013

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QUE VOTRE CHARITE SOIT SANS FEINTE

(Père Cantalamessa, vendredi 8 avril, 2011, troisième prédication de Carême)

1. Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Un phénomène a été observé. Le Jourdain, en suivant son cours, forme deux petites mers: la mer de Galilée et la mer Morte. Mais tandis que la mer de Galilée est une mer grouillante de vie, parmi les eaux les plus poissonneuses de la terre, la mer Morte, comme son nom l’indique, est une mer « morte » : il n’y a aucune trace de vie, ni en elle ni aux alentours, seulement du sel. Il s’agit pourtant de la même eau du Jourdain. L’explication, du moins partielle, est celle-ci: la mer de Galilée reçoit les eaux du Jourdain, mais ne les retient pas pour elle, les laisse s’écouler pour permettre d’irriguer toute la vallée du Jourdain. La mer Morte reçoit les eaux et les retient pour elle, elle n’a pas d’émissaires, il n’en sort pas une goutte d’eau. C’est un symbole. Pour recevoir l’amour de Dieu, nous devons en donner à nos frères, et plus nous en donnons, plus nous en recevons. C’est sur quoi nous voulons réfléchir dans cette méditation.
Après avoir réfléchi dans les premières méditations sur l’amour de Dieu comme don, le moment est venu de méditer sur le devoir d’aimer, et en particulier sur le devoir d’aimer son prochain. Le lien entre les deux amours est exprimé de manière programmatique par la parole de Dieu: « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11).
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » était un commandement ancien, écrit dans la loi de Moïse (Lv 19, 18) et Jésus le cite comme tel (Lc 10, 27). Comment se fait-il donc que Jésus l’appelle « son » commandement et le commandement « nouveau » ? La réponse est qu’avec lui ont changé l’objet, le sujet et le motif de l’amour du prochain.
Tout d’abord, l’objet a changé, c’est-à-dire celui qui est le prochain à aimer. Celui-ci n’est plus le compatriote ou, tout au plus, l’hôte qui habite avec le peuple, mais tout homme, même l’étranger (le Samaritain !), même l’ennemi. Il est vrai que la seconde partie de la phrase « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi » ne se trouve pas littéralement dans l’Ancien Testament, mais elle en résume l’orientation générale, exprimée dans la loi du talion « oeil pour œil, dent pour dent » (Lv 24, 20), surtout si on la met en parallèle avec ce que Jésus exige des siens: « Eh bien ! moi je vous dis: aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 44-47).
A changé aussi le sujet de l’amour du prochain, autrement dit la signification du mot prochain. Celui-ci n’est pas l’autre ; c’est moi ; ce n’est pas celui qui est proche, mais celui qui se fait proche. Avec la parabole du bon Samaritain, Jésus montre qu’il ne faut pas attendre passivement que le prochain surgisse sur ma route, précédé d’une multitude de signaux lumineux, toutes sirènes déployées. Le prochain, c’est toi, c’est-à-dire celui que tu peux devenir. Le prochain n’existe pas au départ, il n’y aura un prochain que s’il devient prochain de quelqu’un.
A changé surtout le modèle ou la mesure de l’amour du prochain. Jusqu’à Jésus, le modèle était l’amour de soi: « comme toi-même ». Dieu, a-t-on dit, ne pouvait fixer l’amour du prochain à un « pieu » plus solide que celui-ci ; il n’aurait pas atteint non plus le même objectif s’il avait dit: « Tu aimeras ton prochain comme ton Dieu ! », parce que sur l’amour de Dieu – c’est-à-dire sur ce que signifie aimer Dieu – l’homme peut encore tricher, mais sur l’amour de soi, non. L’homme sait très bien ce que signifie, en toute circonstance, s’aimer soi-même ; c’est un miroir qu’il a toujours devant soi, qui ne laisse pas d’échappatoire[1].
En revanche, Dieu laisse une échappatoire, et c’est pourquoi il remplace ce modèle par un autre modèle et une autre mesure: « Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). L’homme peut mal s’aimer, autrement dit désirer le mal, non le bien, aimer le vice, non la vertu. Si pareil homme aime les autres comme lui-même et veut pour les autres les choses qu’il veut pour lui-même, elle est bien à plaindre la personne qui est aimée de la sorte ! Nous savons, en revanche, où nous conduit l’amour de Jésus: à la vérité, au bien, au Père. Celui qui le suit, lui, « ne marche pas dans les ténèbres ». Il nous a aimés en mourant pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, c’est-à-dire ennemis (Rm 5, 6 ss).
On comprend alors ce que veut dire l’évangéliste Jean avec son affirmation apparemment contradictoire: « Bien-aimés, ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, c’est un commandement ancien, que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c’est un commandement nouveau que je vous écris » (1 Jn 2, 7-8). Le commandement de l’amour du prochain est « ancien » littéralement, mais « nouveau » de la nouveauté même de l’évangile. Nouveau – explique le pape dans un chapitre de son nouveau livre sur Jésus – car il n’est plus seulement « loi », mais aussi, et avant tout, « grâce », s’il se fonde sur la communion avec le Christ, rendue possible par le don de l’Esprit.[2]
Avec Jésus on passe de la loi du talion, ou entre deux acteurs – « Ce que l’autre t’a fait, fais-le à lui » – à la loi de la transition, ou avec trois acteurs: « Ce que Dieu t’a fait, toi fais-le à l’autre », ou, en partant de la direction opposée: « Ce que tu auras fait avec l’autre, c’est ce que Dieu fera avec toi ». On ne compte plus les paroles de Jésus et des apôtres qui répètent ce concept: « Comme Dieu vous a pardonné, pardonnez-vous aussi les uns les autres »: « Si vous ne pardonnez pas de tout cœur à vos ennemis, votre Père qui est aux cieux Père ne vous pardonnera pas non plus ». Se trouve ainsi coupée à la racine l’excuse: « Mais lui ne m’aime pas, il m’offense… ». Ceci le regarde, lui, pas toi. Toi, seulement doit te concerner ce que tu fais à l’autre et comment tu te comportes face à ce que l’autre te fait.
La question principale reste en suspens: pourquoi ce curieux détournement, de l’amour de Dieu à l’amour du prochain ? Ne devrait-on pas s’attendre logiquement à: « Comme je vous ai aimés, aimez-moi »?, au lieu de: « Comme je vous ai aimés vous, aimez-vous les uns les autres »? Ici réside la différence entre l’amour purement eros et l’amour eros et agapè ensemble. L’amour purement érotique est en circuit fermé: « Aime-moi, Alfredo, aime-moi autant que moi je t’aime « , chante Violetta dans la Traviata de Verdi: je t’aime, tu m’aimes. L’amour agapè est à circuit ouvert: il vient de Dieu et retourne à lui, mais en passant par le prochain. Jésus a inauguré lui-même ce nouveau genre d’amour: « Comme Le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15, 9).
Sainte Catherine de Sienne nous en a donné l’explication la plus simple et convaincante. Elle fait dire à Dieu: « Je vous demande de m’aimer du même amour que je vous aime. Vous ne pouvez le faire complètement, puisque je vous ai aimés sans être aimé. Dès lors l’amour que vous avez pour moi est une dette que vous acquittez, non une grâce que vous me faites, tandis que l’amour que j’ai pour vous au contraire est une grâce que je vous accorde, et non une dette. Vous ne pouvez donc me rendre l’amour que je réclame, et cependant je vous en offre le moyen dans votre prochain : faites pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi. Mais je vous ai placés à côté de votre prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi: l’aimer par grâce, et avec désintéressement, sans en attendre aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi ce que vous faites au prochain »[3].
2. Aimez-vous de tout votre cœur
Après ces réflexions d’ordre général sur le commandement de l’amour du prochain, nous aborderons maintenant les qualités que doit revêtir cet amour. Elles sont fondamentalement au nombre de deux: il doit être un amour sincère et un amour actif, un amour du cœur et un amour en quelque sorte « des mains », d’action. Nous nous arrêterons ici sur la première qualité, en nous laissant guider par Paul, le grand chantre de l’amour.
La seconde partie de l’Epître aux Romains se présente comme une succession de recommandations sur l’amour mutuel au sein de la communauté chrétienne: « Que votre charité soit sans feinte [...] ; que l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous, chacun regardant les autres comme plus méritants… » (Rm 12, 9 ss). « N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi » (Rm 13, 8).
Pour saisir l’âme qui unifie toutes ces recommandations, l’idée fondamentale, ou mieux, le « sentiment » que Paul a de la charité, il faut partir de cette parole initiale: « Que votre charité soit sans feinte ! » Il ne s’agit pas d’une parmi les nombreuses exhortations, mais de la matrice d’où découlent toutes les autres. Elle renferme le secret de la charité. Nous essaierons, avec l’aide de l’Esprit, de percer ce secret.
Le terme original utilisé par saint Paul et qui est traduit par « sans feinte « , est anhypòkritos, c’est-à-dire sans hypocrisie. Ce vocable est une sorte de voyant ; c’est, en effet, un terme rare utilisé dans le Nouveau Testament, presque exclusivement pour définir l’amour chrétien. On retrouve encore l’expression « charité sans feinte » (anhypòkritos) dans 2 Corinthiens 6, 6 et dans 1 Pierre 1, 22. Ce dernier texte permet de saisir, en toute certitude, le sens du terme en question, car il l’explique par une périphrase ; l’amour sincère – dit-il – consiste à s’aimer sans défaillance « d’un cœur pur ».
Donc, Saint Paul, par cette simple affirmation: « que votre charité soit sans feinte ! », porte le propos à la racine même de la charité, qui est le cœur. Ce qui est requis de l’amour, c’est qu’il soit sincère, authentique, non feint. Comme le vin, pour être « pur », doit être pressé à partir du raisin, il en est de même pour l’amour qui vient du cœur. En cela aussi, l’Apôtre se fait l’écho fidèle de la pensée de Jésus ; en effet, à plusieurs reprises et avec force, il avait indiqué le cœur comme le « lieu » où se décide la valeur de ce qui fait l’homme, ce qui est pur, ou impur, dans la vie d’une personne (Mt 15, 19).
On peut parler d’une intuition paulienne, à propos de la charité ; celle-ci consiste à révéler, derrière l’univers visible et extérieur de la charité, fait d’œuvres et de paroles, un autre univers tout intérieur, qui est par rapport au premier ce que l’âme est pour le corps. On retrouve cette intuition dans l’autre grand texte sur la charité, qui est 1 Corinthiens 13. Au fond, ce que dit saint Paul se réfère entièrement à cette charité intérieure, aux dispositions et aux sentiments de la charité: la charité est patiente ; la charité est bienveillante ; elle n’est pas envieuse, ne s’irrite pas ; elle excuse tout, croit tout, espère tout… Rien à voir, directement, avec faire du bien, ou avec les œuvres de charité ; mais tout se ramène à la racine du vouloir du bien. La bienveillance vient avant la bienfaisance.
L’apôtre lui-même explicite la différence entre les deux sphères de la charité, en affirmant que le plus grand acte de charité extérieure – distribuer ses biens aux pauvres – ne sert de rien, sans la charité intérieure (cf. 1 Co 13, 3). Ce serait l’opposé de la charité « sincère ». La charité hypocrite, en effet, est précisément celle qui fait du bien, sans vouloir le bien, qui montre à l’extérieur quelque chose qui n’a pas son correspondant dans le cœur. Dans ce cas, on a une apparence de charité, qui peut, à la limite, dissimuler égoïsme, recherche de soi, instrumentalisation de son frère, ou même un simple remords de conscience.
Ce serait une erreur fatale d’opposer la charité du cœur et la charité des actes, ou de se réfugier dans la charité intérieure, pour y trouver une sorte d’alibi au manque de charité active. D’ailleurs, dire que sans la charité, « il ne sert de rien » même de tout donner aux pauvres, ne signifie pas dire que cela ne sert à personne et que c’est inutile ; mais cela signifie plutôt que ça ne me sert pas « à moi », alors que cela peut servir au pauvre qui la reçoit. Donc, il ne s’agit pas tant de minimiser l’importance des œuvres de charité (nous le verrons la prochaine fois), que d’assurer à celles-ci une base sûre contre l’égoïsme et ses ruses infinies. Saint Paul veut que les chrétiens soient « enracinés, fondés dans l’amour » (Ep 3, 17), autrement dit, que l’amour soit la racine et le fondement de tout.
Aimer sincèrement signifie aimer à cette profondeur, là où tu ne peux pas mentir, car tu es seul face à toi-même, seul devant le miroir de ta conscience, sous le regard de Dieu. « Aime son frère – écrit saint Augustin – celui qui, devant Dieu, là où lui seul voit, tranquillise son cœur et se demande en son for intérieur si vraiment il agit ainsi par amour de son frère ; et cet œil qui pénètre dans son cœur, là où l’homme ne peut atteindre, lui rend témoignage »[4]. C’était donc un amour sincère, celui de Paul pour les Hébreux s’il pouvait dire: « Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens point ; ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint – j’éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon cœur. Car je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma race selon la chair » (Rm 9, 1-3).
Pour être authentique, la charité chrétienne doit donc partir de l’intérieur, du cœur ; les œuvres de miséricorde, des « entrailles de la miséricorde  » (Col 3, 12). Cependant, il nous faut tout de suite préciser qu’il s’agit de quelque chose de beaucoup plus radical que la simple « intériorisation », c’est-à-dire de mettre l’accent non plus sur la pratique extérieure de la charité, mais sur la pratique intérieure. Ce n’est que le premier pas. L’intériorisation aboutit à la divinisation ! Le chrétien – disait saint Pierre – est celui qui aime « d’un cœur pur »: mais avec quel cœur ? Avec « le cœur nouveau et l’Esprit nouveau » reçus dans le baptême !
Quand un chrétien aime ainsi, c’est Dieu qui aime à travers lui ; il devient un canal de l’amour de Dieu. Comme pour la consolation qui n’est rien d’autre qu’une modalité de l’amour: « Dieu nous console dans toute notre tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit  » (2 Co 1, 4). Nous consolons avec la consolation même que nous recevons de Dieu, nous aimons avec l’amour que nous recevons de Dieu. Non avec un autre. Ce qui explique le retentissement, en apparence disproportionné, que peut parfois avoir un simple acte d’amour, souvent même caché, l’espérance et la lumière qu’elle créée tout autour.
3. La charité édifie
Quand on parle de la charité dans les écrits apostoliques, on n’en parle jamais de façon abstraite, de manière générale. Il y a toujours à la base l’édification de la communauté chrétienne. En d’autres termes, le premier domaine dans lequel doit s’exercer la charité est l’Eglise et plus concrètement encore, la communauté dans laquelle on vit, les personnes avec lesquelles on est en relation dans la vie quotidienne. C’est aussi ce qui doit se passer aujourd’hui, en particulier au coeur de l’Eglise, entre ceux qui travaillent en étroite relation avec le Souverain Pontife.
A une certaine période de l’antiquité, on désignait par le terme charité, agape, non seulement le repas fraternel que les chrétiens prenaient ensemble, mais toute l’Eglise[5]. Le martyr saint Ignace d’Antioche salue l’Eglise de Rome comme celle qui « préside à la charité (agape) », c’est-à-dire à la « fraternité chrétienne », à l’ensemble de toutes les Eglises[6]. Cette phrase n’exprime pas seulement le fait de la primauté, mais aussi sa nature, ou la manière de l’exercer: c’est-à-dire dans la charité.
L’Eglise a besoin, de façon urgente, d’une bouffée de charité qui guérisse ses fractures. Dans un de ses discours, Paul VI disait: « L’Eglise a besoin de sentir refluer par toutes ses facultés humaines, la vague d’amour, cet amour qui s’appelle charité, précisément répandue dans nos coeurs par l’Esprit saint qui nous a été donné »[7]. Seul l’amour guérit. C’est l’huile du samaritain. De l’huile, aussi parce qu’elle doit flotter au-dessus de tout comme le fait l’huile par rapport aux liquides. « Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection » (Col 3, 14). Au-dessus de tout, super omnia ! Et donc aussi au-dessus de la foi et de l’espérance, de la discipline, de l’autorité, même si, il est évident, la discipline et l’autorité elles-mêmes peuvent être une expression de la charité. Il n’y a pas d’unité sans la charité mais s’il y en avait une, ce serait une unité de peu de valeur pour Dieu.
Il y a un domaine important à travailler: celui des jugements réciproques. Saint Paul écrivait aux Romains: « Mais toi, pourquoi juger ton frère ? Et toi, pourquoi mépriser ton frère ?… Finissons-en donc avec ces jugements les uns sur les autres » (Rm 14, 10.13). Avant lui, Jésus avait dit: « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés (…) Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’oeil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton oeil à toi, tu ne la remarques pas ! » (Mt 7, 1-3). Il compare le péché du prochain (le péché jugé), quel qu’il soit, à de la paille, et celui de qui juge (le péché de juger) à une poutre. La poutre est le fait même de juger, tellement il est grave aux yeux de Dieu.
Le discours sur le jugement est certes délicat et complexe et il manquera de réalisme s’il n’est pas mené jusqu’au bout. Comment fait-on, en effet à vivre sans jamais juger ? Le jugement est implicite en nous, même dans un regard. On ne peut pas observer, écouter, vivre, sans donner des appréciations, c’est-à-dire sans juger. Un parent, un supérieur, un confesseur, un juge, quiconque a une responsabilité sur les autres, doit juger. Parfois, comme c’est le cas de nombreuses personnes ici à la Curie, le jugement est même le type de service qu’elles sont appelées à rendre à la société ou à l’Eglise.
En effet, ce n’est pas tant le jugement que nous devons ôter de notre coeur, mais le venin qui vient de notre jugement ! C’est-à-dire la rancune, la condamnation. Dans l’Evangile de Luc, le commandement de Jésus: « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme pour expliquer le sens de ces paroles, par le commandement: « ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). En soi, l’action de juger est neutre, le jugement peut se terminer aussi bien par une condamnation que par une absolution ou une justification. Ce sont les jugements négatifs qui sont repris et bannis de la parole de Dieu, ceux qui condamnent le pécheur en même temps que le péché, ceux qui visent davantage la punition que la correction du frère.
Il y a un autre point qui qualifie la charité sincère: l’estime. « Que l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous » (Rm 12, 10). Pour estimer son frère, il ne faut pas s’estimer trop soi-même, il ne faut pas être toujours sûr de soi ; il ne faut pas « se surestimer », dit l’Apôtre (Rm 12, 3). Celui qui se surestime est comme un homme qui, la nuit, a devant les yeux une source de lumière intense: il ne voit rien au-delà de cette lumière ; il ne parvient pas à voir les lumières de ses frères, leurs mérites et leurs valeurs.
« Minimiser » doit devenir notre verbe préféré dans les relations avec les autres: minimiser nos mérites et les défauts des autres. En revanche – chose diamétralement opposée – ne pas minimiser nos défauts et les mérites des autres, comme nous avons souvent tendance à le faire. Il y a une fable d’Esope à ce sujet, adaptée par La Fontaine, qui dit:
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui:
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui[8]
Il faudra tout simplement inverser les choses: mettre nos défauts dans la besace que nous avons devant et les défauts des autres dans celle de derrière. Saint Jacques avertit: « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4, 11). On ne parle plus maintenant de commérages, on parle de gossip, et on dirait que c’est devenu une chose innocente, alors qu’en réalité il s’agit de l’une des choses qui empoisonnent le plus la vie commune. Il ne suffit pas de ne pas dire du mal des autres ; il faut aussi empêcher que les autres le fassent en notre présence, leur faire comprendre, même sans rien dire, qu’on n’est pas d’accord. L’ambiance d’un lieu de travail ou d’une communauté est tellement différente quand on prend au sérieux l’avertissement de saint Jacques ! Dans beaucoup de lieux publics, à une certaine époque il était écrit: « Interdiction de fumer » ou même « Interdiction de blasphémer ». Ce ne serait pas mal de le remplacer, dans certains cas, par « Commérages interdits ».
Ecoutons pour terminer, comme si elle nous était adressée, l’exhortation de l’Apôtre à la communauté des Philippiens qu’il aimait tant: « Mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments: ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment ; n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 2-5).
[1] Cf. S. Kierkegaard, Gli atti dell’amore, Milano, Rusconi, 1983, p. 163.
[2] Benoît XVI, Jésus de Nazareth, De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Editions du Rocher
[3] S. Caterina da Siena, Dialogo 64.
[4] S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni, 6,2 (PL 35, 2020).
[5] Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 8
[6] S. Ignazio d’Antiochia, Lettera ai Romani, saluto iniziale.
[7] Discorso all’udienza generale del 29 Novembre 1972 (Insegnamenti di Paolo VI, Tipografia Poliglotta Vaticana, X, pp. 1210s.).
Copyright © 2011, Padre Raniero Cantalamessa. Tutti i diritti riservati. Una realizzazione Er

« SI JE N’AI PAS LA CHARITÉ… » : MÉDITATION DU PÈRE CANTALAMESSA – 2007

19 mars, 2013

http://www.zenit.org/fr/articles/si-je-n-ai-pas-la-charite-meditation-du-pere-cantalamessa

« SI JE N’AI PAS LA CHARITÉ… » : MÉDITATION DU PÈRE CANTALAMESSA

HOMÉLIE SUR LA DEUXIÈME LECTURE DU DIMANCHE 28 JANVIER

26 JANVIER 2007

ROME, Vendredi 26 janvier 2007 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le commentaire de la deuxième lecture de ce dimanche proposé par le père Raniero Cantalamessa OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale.

PREMIÈRE LETTRE DE SAINT PAUL APÔTRE AUX CORINTHIENS 12,31.13,1-13
Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu’il y a de meilleur. Eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres.
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
La charité ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra.
Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie.
Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant.
Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu.
Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité.

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« SI JE N’AI PAS LA CHARITÉ »

Nous consacrons notre réflexion à la deuxième lecture qui contient un message très important. Il s’agit du célèbre hymne de saint Paul à la charité. « Charité » est le terme religieux signifiant « amour ». Il s’agit donc d’un hymne à l’amour, peut-être le plus célèbre et le plus sublime ayant jamais été écrit.

Lorsque le christianisme apparut sur la scène du monde, divers auteurs avaient déjà chanté l’amour. Le plus célèbre était Platon qui avait écrit un traité entier sur ce thème. Le nom commun de l’amour était alors eros (d’où viennent nos termes « érotique » et « érotisme »). Le christianisme sentit que cet amour passionnel de recherche et de désir ne suffisait pas pour exprimer la nouveauté du concept biblique. Il évita donc complètement le terme eros et le remplaça par celui de agape, qui devrait se traduire par « amour spirituel » ou par « charité », si ce terme n’avait pas désormais acquis un sens trop restreint (faire la charité, œuvre de charité).

La principale différence entre les deux amours est la suivante : l’amour de désir, ou érotique, est exclusif ; il se consume entre deux personnes ; l’ingérence d’une troisième personne signifierait sa fin, la trahison. Parfois l’arrivée même d’un enfant parvient à mettre en crise ce type d’amour. L’amour de don, ou agape embrasse en revanche toute personne, il n’en exclut aucune, pas même l’ennemi. La formule classique du premier amour est celle que nous entendons sur les lèvres de Violetta dans la Traviata de Verdi : « Aime-moi Alfredo, aime-moi autant que je t’aime ». La formule classique de la charité est celle de Jésus qui dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il s’agit d’un amour fait pour circuler, pour se diffuser.

Il existe une autre différence : l’amour érotique, dans sa forme la plus typique qui est l’état amoureux, ne dure pas, de par sa nature, ou ne dure qu’en changeant d’objet, c’est-à-dire en tombant successivement amoureux de différentes personnes. Saint Paul dit en revanche que la charité « demeure », que c’est même la seule chose qui demeure éternellement, et qui demeurera même lorsque la foi et l’espérance auront disparu.

Entre ces deux amours – celui de recherche et de don – il n’existe toutefois pas de séparation nette et d’opposition, mais plutôt un développement, une croissance. Le premier, l’eros est pour nous le point de départ, le deuxième, la charité est le point d’arrivée. Entre les deux existe tout un espace pour une éducation à l’amour et pour grandir dans l’amour. Prenons le cas le plus commun qui est l’amour du couple. Dans l’amour entre deux époux, au début dominera l’eros, l’attrait, le désir réciproque, la conquête de l’autre, et donc un certain égoïsme. Si, chemin faisant, cet amour ne s’efforce pas de s’enrichir d’une dimension nouvelle, faite de gratuité, de tendresse réciproque, de capacité à s’oublier pour l’autre et se projeter dans les enfants, nous savons tous comment il se terminera.

Le message de Paul est d’une grande actualité. L’ensemble du monde du spectacle et de la publicité semble s’être aujourd’hui engagé à enseigner aux jeunes que l’amour se réduit à l’eros et l’eros au sexe ; que la vie est une idylle permanente, dans un monde où tout est beau, jeune, sain, où la vieillesse et la maladie n’existent pas, et où tous peuvent dépenser autant qu’ils le désirent. Mais ceci est un mensonge colossal qui génère des attentes disproportionnées qui, déçues, provoquent des frustrations, des rébellions contre la famille et la société et ouvrent souvent la voie au crime. La parole de Dieu nous aide à faire en sorte que le sens critique ne s’éteigne pas complètement chez les personnes, face à ce qui leur est servi quotidiennement.

Vraiment, celui-ci etait Fils de Dieu! – Vendredi Saint 2011, Père Cantalamessa

4 avril, 2012

http://www2.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=425

Vraiment, celui-ci etait Fils de Dieu!

Père Cantalamessa

2011-04-22- Prédication du Vendredi Saint 2011 en la basilique Saint-Pierre

(anné liturgique A)

Dans sa Passion – écrit saint Paul à Timothée – le Christ Jésus « a rendu son beau témoignage » (1 Tm 6, 13). On se demande: témoignage de quoi ? Pas de la vérité de sa vie et de sa cause. Beaucoup sont morts, et meurent encore aujourd’hui, pour une mauvaise cause, pensant qu’elle est juste. La résurrection elle, oui, rend témoignage de la vérité du Christ: « Dieu a offert à tous une garantie sur Jésus, en le ressuscitant des morts », dira l’apôtre à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 31).
La mort ne témoigne pas de la vérité, mais de l’amour du Christ. Ou plutôt, elle constitue la preuve suprême de cet amour: « Nul n’a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). On pourrait objecter qu’il existe un amour plus grand que donner sa vie pour ses amis, et c’est donner sa vie pour ses ennemis. C’est justement ce que Jésus a fait: « Le Christ est mort pour des impies, écrit l’apôtre dans l’Epître aux Romains. A peine, en effet, voudrait-on mourir pour un homme juste; pour un homme de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir ; mais la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous » (Rm 5, 6-8). « Il nous a aimés alors que nous étions ses ennemis, pour faire de nous ses amis »[1].
Une certaine « théologie de la croix » unilatérale peut nous faire oublier l’essentiel. La croix n’est pas seulement jugement de Dieu sur le monde, réfutation de sa sagesse et révélation de son péché. Elle n’est pas le NON de Dieu au monde, mais son ‘OUI’ d’amour: « L’injustice, le mal comme réalité – écrit le Saint-Père dans son dernier livre sur Jésus –, ne peut pas être simplement ignoré, ne peut être laissé là. Il doit être éliminé, vaincu. C’est là seulement la vraie miséricorde. Et puisque les hommes n’en sont pas capables, Dieu lui-même s’en charge maintenant – c’est là la bonté ‘inconditionnelle’ de Dieu »[2].
Mais comment avoir le courage de parler de l’amour de Dieu, alors que se déroulent sous nos yeux tant de tragédies humaines, comme la catastrophe qui s’est abattue sur le Japon, ou les hécatombes en mer des dernières semaines? Ne pas en parler du tout ? Mais garder totalement le silence serait trahir la foi et ignorer le sens du mystère que nous célébrons.
Il y a une vérité qui doit être proclamée haut et fort le Vendredi Saint. Celui que nous contemplons sur la croix est Dieu « en personne ». Il est aussi l’homme Jésus de Nazareth, oui, mais celui-ci et le Fils du Père éternel ne sont qu’une seule et même personne. Tant qu’on ne reconnaîtra pas et qu’on ne prendra pas au sérieux le dogme de foi fondamental des chrétiens – la première définition dogmatique formulée à Nicée – à savoir que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, Dieu lui-même, de même nature que le Père, la souffrance humaine restera sans réponse.
On ne peut pas dire que « la demande de Job est restée sans réponse », ni que la foi chrétienne ne donne pas de réponse par rapport à la souffrance humaine, si au départ on refuse la réponse que celle-ci dit avoir. Que faire pour garantir à quelqu’un qu’une certaine boisson ne contient pas de poison ? La boire avant lui, devant lui! C’est ce que Dieu a fait avec les hommes. Il a bu le calice amer de la passion. La souffrance humaine ne peut donc pas être empoisonnée, ne peut être seulement négativité, perte, absurdité, si Dieu lui-même a choisi de la goûter. Au fond du calice, il doit y avoir une perle.
Le nom de la perle, nous le connaissons: résurrection! « J’estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm 8, 18), et encore « Il essuiera toute larme de leurs yeux: de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé » (Ap 21, 4).
Si la course pour la vie devait finir ici-bas, il y aurait vraiment de quoi désespérer à la pensée des millions et peut-être des milliards d’êtres humains qui partent avec un tel désavantage, cloués au point de départ par la pauvreté et le sous-développement, sans pouvoir même participer à la compétition. Mais il n’en est pas ainsi. La mort non seulement annule les différences, mais les renverse. « Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche aussi mourut et on l’ensevelit, dans l’Hadès » (cf. Lc 16, 22-23). On ne peut pas appliquer de façon simpliste ce schéma à la réalité sociale, mais il est là pour nous avertir que la foi en la résurrection ne laisse personne dans la tranquillité de sa vie. Il nous rappelle que la formule « vivre et laisser vivre » ne doit jamais se transformer en « vivre et laisser mourir ».
La réponse de la Croix n’est pas seulement pour nous chrétiens, elle est pour tous, car le Fils de Dieu est mort pour tous. Il y a dans le mystère de la rédemption un aspect objectif et un aspect subjectif ; il y a le fait en soi et la prise de conscience, la réponse de foi à celui-ci. Le premier aspect s’étend au-delà du second. « L’Esprit Saint – dit un texte de Vatican II – offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. »[3].
Une façon d’être associé au mystère pascal est justement la souffrance: « Souffrir – écrivait Jean-Paul II au lendemain de son attentat et de la longue période d’alitement qui s’ensuivit – signifie devenir particulièrement réceptif, particulièrement ouvert à l’action des forces salvifiques de Dieu offertes à l’humanité dans le Christ »[4]. La souffrance, toute souffrance, mais particulièrement celle des innocents, met en contact de façon mystérieuse, « connue seulement de Dieu », avec la croix du Christ.
Après Jésus, ceux qui ont « rendu leur beau témoignage » et qui « ont bu le calice » sont les martyrs! Les récits de leur mort s’intitulaient au début « passio », passion, comme celui des souffrances de Jésus, que nous venons tout juste d’entendre. Le monde chrétien est revisité par l’épreuve du martyre que l’on pensait révolue avec la chute des régimes totalitaires athées. On ne peut passer sous silence leur témoignage. Les premiers chrétiens honoraient leurs martyrs. Les actions de leur martyre étaient lues et diffusées dans l’Eglise avec un immense respect. Aujourd’hui même, en ce Vendredi Saint 2011, dans un grand pays d’Asie, les chrétiens ont prié et marché en silence dans les rues pour conjurer la menace qui plane sur eux.
Il y a une chose qui distingue les actes authentiques des martyrs de ceux légendaires, forgés sur le papier après la fin des persécutions. Dans les premiers, il n’y a pour ainsi dire pas trace de polémique contre les persécuteurs ; l’attention tout entière est concentrée sur l’héroïsme des martyrs, non sur la perversité des juges et des bourreaux. Saint Cyprien ira jusqu’à ordonner aux siens de donner vingt-cinq monnaies d’or au bourreau qui lui tranchera la tête. Ils sont les disciples de celui qui est mort en disant: « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». « Le sang de Jésus – nous rappelle le Saint-Père dans son dernier livre – parle un autre langage que celui d’Abel (cf. He 12, 24): il n’exige ni vengeance ni punition, mais il est réconciliation »[5].
De même, le monde s’incline devant les témoins modernes de la foi. Ainsi s’explique le succès inattendu en France du film « Des hommes et des dieux », qui relate l’histoire des sept moines cisterciens massacrés à Tibhirine en mars 1996. Et comment ne pas être admiratifs des paroles écrites dans son testament par Shahbaz Bhatti, homme politique catholique tué pour sa foi, le mois dernier ? Son testament nous est laissé à nous aussi, ses frères dans la foi, et ce serait de l’ingratitude de le laisser vite tomber dans l’oubli.
« De hautes responsabilités au gouvernement – écrivait-il – m’ont été proposées et on m’a demandé d’abandonner ma bataille, mais j’ai toujours refusé, même si je sais que je risque ma vie. Je ne cherche pas la popularité, je ne veux pas de positions de pouvoir. Je veux seulement une place aux pieds de Jésus. Je veux que ma vie, mon caractère, mes actions parlent pour moi et disent que je suis en train de suivre Jésus-Christ. Ce désir est si fort en moi que je me considérerai comme un privilégié si – dans mon effort et dans cette bataille qui est la mienne pour aider les nécessiteux, les pauvres, les chrétiens persécutés du Pakistan – Jésus voulait accepter le sacrifice de ma vie. Je veux vivre pour le Christ et pour Lui je veux mourir ».
On a l’impression de réentendre le martyr Ignace d’Antioche, lorsqu’il venait à Rome pour subir le martyre. Mais le silence des victimes ne justifie pas l’indifférence coupable du monde face à leur sort. « Le juste périt, et personne ne s’en inquiète, les hommes pieux sont moissonnés, et nul n’y prend garde » (Is 57,1)!
Les martyrs chrétiens ne sont pas les seuls, nous l’avons vu, à souffrir et mourir autour de nous. Que pouvons-nous offrir à celui qui ne croit pas, en dehors de notre certitude de foi qu’il y a un rachat pour la souffrance ? Nous pouvons souffrir avec qui souffre, pleurer avec qui pleure (Rm 12,15). Avant d’annoncer la résurrection et la vie, devant le deuil des sœurs de Lazare, Jésus « pleura  » (Jn 11, 35). En ce moment, souffrir et pleurer, en particulier, avec le peuple japonais, qui vient de sortir d’une des plus effroyables catastrophes naturelles de l’histoire. Nous pouvons aussi dire à ces frères en humanité que nous admirons leur dignité et l’exemple de tenue et de solidarité mutuelle qu’ils ont donné au monde.
La mondialisation produit au moins cet effet positif: la souffrance d’un peuple devient la souffrance de tous, suscite la solidarité de tous. Elle nous offre l’occasion de découvrir que nous formons une seule famille humaine, liée dans le bien comme dans le mal. Elle nous aide à dépasser les barrières de race, de couleur et de religion. Comme dit le verset d’un de nos poètes italiens, « Hommes, paix! Sur la terre penchée il y a trop de mystère »[6].
Mais nous devons aussi tirer la leçon d’évènements comme celui que nous venons d’évoquer. Séismes, cyclones et autres catastrophes qui frappent en même temps coupables et innocents ne sont jamais un châtiment de Dieu. Affirmer le contraire, signifie offenser Dieu et les hommes. Mais ils constituent un avertissement: dans ce cas, l’avertissement à ne pas nous bercer d’illusions en pensant que la science et la technique suffiront à nous sauver. Si nous ne savons pas nous imposer des limites, celles-ci justement peuvent devenir, nous le voyons, la menace la plus grave de toutes.
Il y eut un tremblement de terre au moment de la mort du Christ: « Quant au centurion et aux hommes qui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent: ‘Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu » (Mt 27, 54). Mais un autre séisme encore « plus grand » se produisit au moment de sa résurrection. « Et voilà que se fit un grand tremblement de terre: l’Ange du Seigneur descendit du ciel et vint rouler la pierre, sur laquelle il s’assit » (Mt 28,2). Il en sera toujours ainsi. A chaque tremblement de terre de mort succèdera un tremblement de terre de vie. Quelqu’un a dit: « Désormais seul un dieu peut nous sauver », « Nur noch ein Gott kann uns retten »[7]. Nous sommes assurés qu’il le fera car « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16).
Nous nous apprêtons à chanter avec une conviction renouvelée et une gratitude émue les paroles de la liturgie: « Ecce lignum crucis, in quo salus mundi pependit: Voici le bois de la croix, auquel a été suspendu le salut du monde. Venite, adoremus: venez, adorons-Le ».

[Traduit de l'italien par ZENIT]

[1] S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni 9,9 (PL 35, 2051).
[2] Cf. J. Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Editions du Rocher 2011, p. 157
[3] Gaudium et spes, 22.
[4] Salvifici doloris, 23.
[5] J. Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Editions du Rocher 2011, p.215.
[6] G. Pascoli, I due fanciulli (Les deux enfants).
[7] Antwort. Martin Heidegger im Gespräch, Pfullingen 1988.

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