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LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT
La liturgie du 15 août, pour l’Assomption de la Vierge Marie, nous donne d’entendre l’évangile de la Visitation. A cette occasion, Mgr Lustiger propose aux lecteurs de Paris Notre-Dame une méditation sur le Magnificat de la Vierge Marie. Une bonne manière d’entrer dans ce mystère et surtout dans ce que Dieu nous demande aujourd’hui.
[| »Mon âme exalte le Seigneur ;
Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur.
Il s’est penché sur son humble servante ;
désormais tous les âges me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles : saint est son Nom ». (Lc 1, 46-55)|]
D’abord, nous aurions tort de comprendre ces mots qui nous sont si familiers comme une sorte d’improvisation où la Vierge Marie ferait des confidences sur son état d’esprit. Si vous regardez attentivement votre bible, vous voyez dans la marge une colonne entière de références de citations de l’Ancien Testament. Le langage du Magnificat est totalement biblique. Si vous en aviez le temps, il vaudrait la peine de relire dans la bible ces différents passages et de découvrir pourquoi la Vierge Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d’elle mais qui ont nourri sa prière. C’est elle qui parle d’une manière très personnelle et pourtant c’est la Parole de Dieu qui est sa parole. Nous sommes à l’opposé de l’entreprise poétique quand nous cherchons à dire les choses et à traduire nos sentiments avec une expression neuve et originale. Marie représente le destin le plus singulier dans toute l’histoire de l’humanité, au centre de l’ouvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au jour unique de la Visitation et qu’il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants. Le « je » du Magnificat est celui de Marie. Et par le « je » de Marie, c’est toute l’histoire d’Israël qui nous est rappelée. Le « je » de Marie c’est le « je » de tous les croyants qui l’ont précédée. Mais, le « je » de Marie, c’est aussi le nôtre. Par sa bouche, c’est l’Eglise entière qui parle, l’Eglise concrète constituée « d’âge en âge », de « génération en génération » par ces hommes et ces femmes qui se sont succédés dans l’histoire et dont nous faisons partie. Qui a chanté ce chant ? Marie, une fois ou plusieurs fois, nous n’en savons rien. Mais combien plus, des milliards de fois plus, les générations successives de chrétiens qui ont pris ces mots, en ont reçu une lumière et ont trouvé le sens de leur vie dans ce mystère donné à chacun de nous en Marie. Le Magnificat, loin d’être une projection sur Marie toute seule, nous prend, avec Marie, dans le faisceau lumineux de l’histoire du salut et nous fait entrer dans notre vocation, alors même que nous rendons grâce à Dieu pour l’appel qu’elle a reçu et la grâce qui lui est faite, à elle, pour nous. Enfin, lorsque Marie prononce ces paroles, elle porte Jésus en son sein. Le récit de la Visitation est cet extraordinaire dialogue sans paroles des deux enfants dans le sein de leur mère, enfants-prophètes qui tressaillent de joie l’un à l’égard de l’autre. Les merveilles que chante Marie, elles lui sont d’abord données, en sa chair et son cour. Le Magnificat propose à notre méditation et à notre adoration le plus extrême réalisme de l’Incarnation dans sa condition la plus secrète et la plus fragile. Il nous place devant la réalité charnelle, humaine du Verbe de Dieu fait homme : Dieu lui-même veut se rendre présent parmi nous en celle qui, en ce moment précis de l’histoire du salut, est « la Demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21,3), figure de l’Eglise. Le « je » de Marie, c’est à la fois elle, Marie ; c’est la Parole de Dieu, l’histoire d’Israël, toute l’Eglise. Les merveilles que Dieu fait pour elle sont les merveilles qu’il fait pour nous et pour toute l’humanité appelée à la sainteté. Et ce « je » de Marie est totalement centré sur Dieu. Le sujet du verbe, c’est le Seigneur (« il fit, il s’est penché. Saint est son Nom »).
« Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». L’idée que nous nous faisons de l’amour dans la culture contemporaine est floue, parfois dévalorisée et réduite à la réalité physique, et souvent marquée par la fragilité, l’inconsistance ou la seule affectivité. Lorsque nous entendons Marie employer ce mot, nous pouvons mettre dessous les synonymes suggérés par les diverses traductions. Son amour, c’est-à-dire sa miséricorde, sa bienveillance, sa tendresse, sa fidélité. « Sur ceux qui le craignent ». Dans la bible, l’expression « les craignant-Dieu » ne recouvre d’aucune façon une crainte d’esclave ou une notion de servitude. Ce n’est ni la peur du gendarme, ni celle du knout, ni celle du surveillant, ni celle du tyran ! La crainte de Dieu, « commencement de la sagesse » dit le livre de La Sagesse, exprime ce qu’un être humain, découvrant Dieu, saisit dans ce vis-à-vis : Dieu est plus grand que lui. La crainte de Dieu (le mot est trompeur en français) n’est pas faite de peur, mais d’un infini et confondant respect devant un amour si grand que nous nous en jugeons indignes et dont cependant nous voulons faire la règle de notre vie. La crainte de Dieu est empreinte non seulement de déférence respectueuse, mais surtout du sentiment de notre propre indignité et de la nécessité pour nous de donner toute notre vie à Dieu, en découvrant ainsi la réalité de Dieu. C’est l’éblouissement de l’amour véritable. Car l’amour véritable n’est pas un amour où on est seul à aimer et dont on se grise de façon narcissique, tel le jeune et beau Narcisse – qui se contemple dans le miroir de l’eau et finit par se noyer dans sa propre image ! « L’amour qui s’étend d’âge en âge » est l’amour du Tout Autre qui se fait tout proche. La crainte de Dieu est l’amour véritable par lequel le vis-à-vis de Dieu et de sa créature est donné comme une grâce. Cette découverte fondamentale d’une telle relation à Dieu est peut-être un des aspects de la grâce du Renouveau [charismatique NDLR], offerte à notre siècle. Siècle souvent de grande sécheresse spirituelle et de profond oubli de la réalité divine, car l’idée chrétienne – la Révélation que le Christ a faite du mystère de Dieu-Amour – s’est effacée devant la puissance grandissante de l’homme. Plus qu’une découverte de l’affectivité ou de la sensibilité, le Renouveau a été, par le don de l’Esprit, la re-découverte, l’irruption de Dieu lui-même en notre siècle qui s’était séparé de Dieu en s’enfermant dans sa propre suffisance. Le Renouveau n’est pas un renouveau fabriqué par l’homme, mais c’est le Renouveau que Dieu opère dans les hommes en les changeant, en se manifestant « à nouveau » à eux, en ouvrant la porte qu’ils ont fermée sur eux-mêmes pour empêcher Dieu. « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est la découverte de Dieu et que Dieu nous aime. Et parce qu’il nous aime, nous pouvons, pauvrement, l’aimer. Notre amour n’est que la réponse à son amour ; il est toujours insuffisant, toujours en deçà ; mais il est notre joie.
[|
« Déployant la force de son bras,
il disperse les superbes ;
il renverse les puissants de leur trône,
il élève les humbles ».|]
Toutes ces expressions se trouvent dans l’Ecriture. Souvent on s’étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l’a parfois interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique ! Quels sont ces humbles que Dieu élève ? Et s’agirait-il d’une subversion systématique de l’ordre établi ? En vérité, cette phrase nous pose, aujourd’hui plus que jamais, la question de l’ensemble du projet humain. Quel monde l’homme se construit-il pour lui-même ? Quels sont ces puissants, les superbes, les orgueilleux ? Pour répondre je prendrai comme guide cette parole de Jésus : « Là où est ton trésor, là est ton cour » (Mt 6, 21). Quel est le trésor dans lequel l’homme investit son cour, c’est-à-dire sa liberté ? Le mot « cour » dans la bible dépasse largement les sentiments pour signifier l’intelligence, la capacité de choix, tout ce qui constitue un destin humain. Bref, c’est le choix que l’homme fait de ce à quoi il va consacrer non seulement son temps, son énergie, mais lui-même. Il va s’y donner au point d’être pris entièrement. On en a des exemples multiples à l’échelle de toute une civilisation ou à l’échelle des destins personnels. Prenez un sportif de compétition : l’entraînement est tel qu’il ne fait plus que cela, il est son sport ; c’est la condition de sa réussite. Le tout est de savoir ce qu’on fait de sa vie. Chacun de nous est bien obligé de répondre lorsqu’il se pose lui-même un certain nombre de questions ou lorsque le Seigneur lui en pose ! Rappelez-vous la parabole de Jésus (Lc 12, 16-21) : un homme riche avait accumulé des richesses ; il s’était dit : « Je vais démolir mes greniers pour en construire de plus grands ; j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai : Repose-toi, fais bombance ! » – « Insensé, cette nuit même on te redemandera ta vie et ce que tu as accumulé, qui l’aura ? » Jésus le dit encore d’une autre manière : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Lc 9, 25) ou « Que donnera l’homme qui ait valeur de sa vie, en échange de son âme ? » (Mt 16, 26). Réponse : rien ; elle n’a pas de prix. Prenez une civilisation maintenant. Que sommes-nous en train de construire ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L’univers social dans lequel nous vivons, univers de l’image, de la représentation, des apparences, sur quoi repose-t-il ? Quel univers construisons-nous ? Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle ? D’abord, la fascination du pouvoir jusqu’à la violence la plus extrême ; et le pouvoir engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique – au Burundi, au Rwanda : l’épreuve de ces peuples est terrible ; l’héroïsme des chrétiens qui résistent à cette idole de la violence remplit d’admiration et force le respect. Donc, la volonté de puissance, l’amour de l’argent, la possession des biens, l’ambition de maîtriser la vie. Mais au prix de combien de meurtres ? Combien de gens sacrifiés et de victimes de toute espèce ? Et encore, l’érotisation d’une société, souvent pour des raisons bassement mercantiles. Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les traits d’un paganisme moderne, idolâtrique. Il a pour caractéristique première que l’homme s’investit dans les objets de son désir et en devient prisonnier. Et ce faisant, il entend déployer sa propre suffisance, mais il arrive à la négation de lui-même. C’est l’image de Babel. Alors, quel monde voulons-nous construire ? Ce monde suffit-il à combler le cour de l’homme ? A cette question fondamentale dont nous sommes les témoins, Marie déjà dans son Magnificat répondait par une phrase jugée subversive, nous montrant par toute sa vie le chemin. Pour nous, êtres humains « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu », la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse radicalement l’homme. Nous sommes faits pour Dieu. Non pas comme des esclaves seraient faits pour leur maître ou des outils pour ceux qui les manient. Nous sommes faits pour Dieu comme l’aimé pour celui qui l’aime ; et celui qui aime trouve sa joie dans celui dont il tient la vie. Nous sommes faits pour Dieu. Seul, lui, notre Créateur, notre Père, notre Rédempteur est le terme que nous pouvons proposer à l’ambition humaine. Car seul il correspond à notre désir le plus profond et il nous rend libres à l’égard de tout. Comme l’a écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cour est sans repos tant qu’il ne repose en toi » (en latin : « Fecisti nos ad te, Domine ; et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te »). Ce qu’il faut compléter par « Ama et fac quod vis » : « Aime et fais ce que tu veux ». Les humbles sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir – et de se recevoir – de la main de Dieu. Sinon, toutes choses deviennent périlleuses lorsque l’homme en fait le but exclusif de son existence ; elles se retournent tôt ou tard contre lui. Ainsi en va-t-il du mauvais usage des techniques et du savoir-humain (le courant écologique, pour sa part, le met en évidence) avec leur lot de conséquences néfastes sur l’alimentation, la nature, l’urbanisme, etc. Comme si l’homme abusait de ce qu’il se proposait comme objectif ; comme si, à un moment donné, il ne parvenait plus à maîtriser, dans un juste équilibre, les réalités auxquelles il se consacre ; comme s’il allait toujours au-delà de la limite, au prix d’une destruction de soi-même ; comme s’il était incapable non pas de mesurer exactement son effort, mais de garder la bonne cible. Il croyait trouver une porte, un chemin de liberté et il se heurte à un mur. Il croyait vivre et il se tue. Il croyait construire une société conviviale et il déclenche la haine. Il croyait produire des richesses et il fait des pauvres. Il croyait aimer la vie et il la limite jusqu’à la détruire. Il croyait en la puissance de sa raison et de son intelligence et il tombe dans le mensonge. Il y a une perversion des meilleures choses parce qu’on ne s’en sert pas de la bonne façon ; comme celui qui voudrait se saisir d’un couteau en le prenant par la lame, il se blesserait lui-même. Rien de tout cela n’est Dieu. L’homme se construit des dieux avec des choses qui ne sont pas dignes de lui. Seul Dieu est digne de l’homme parce que c’est Dieu qui nous a faits, je le répète, à son image et à sa ressemblance. Cette humilité de la Vierge Marie qui reconnaît le don de Dieu lui permet de recevoir aussi en ce don toutes les réalités que l’homme, par ailleurs, veut s’approprier. Le monde nous est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes faits pour l’adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien et le bien de nos frères. A partir du moment où nous oublions le Donateur, le don lui-même est perdu. Jésus le dit dans une formule paradoxale : « A celui qui a il sera donné ; à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré » (Mt 13, 12). En perdant le Donateur, nous perdons la réalité humaine, historique, dans laquelle l’homme grandit. Cette strophe du Magnificat nous montre en peu de mots le but de l’existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même temps, elle trace le chemin d’une civilisation où la vie de l’homme trouve sa dimension véritable dans l’accueil de l’amour qui vient de Dieu, qui est Dieu.
[| »Il comble de biens les affamés
il renvoie les riches
les mains vides ».|]
De quelle faim s’agit-il ? De la faim la plus fondamentale comme le suggère la béatitude de Jésus en saint Matthieu (5, 6) : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés ». De quelle justice s’agit-il ? Non seulement de la justice entre tous les hommes, l’équité dans la distribution des biens ou la considération des personnes ; mais de la justice divine : la sainteté même de Dieu qui est la perfection de la vie humaine. La faim qui apparaît en notre siècle est finalement, quoi qu’on en dise, la faim de la vie avec Dieu. Dans le verset précédent, nous avons vu comment la Vierge Marie nous met sur le chemin de la construction d’une société humaine digne de ce nom, avec le combat constant que cela implique de par le choix de nos libertés. Ici, elle nous montre et veut nous faire découvrir l’appétit insatiable de l’homme pour celui qui l’a créé. Ces dernières décennies, nous avons vu une résurgence, une remontée à la conscience commune de l’Occident des recherches de type dit « spirituel ». Alors que notre siècle, avait parié sur une destruction de la religion avec « la mort de Dieu », sur une raison ou une science triomphante qui aurait remplacé toutes les autres sources de comportement. Aujourd’hui, à nouveaux frais, on s’aperçoit avec le foisonnement du « spirituel » que la dimension religieuse fait partie de la condition humaine, que l’homme est un animal à fabriquer du divin ou, plutôt, à diviniser toutes choses. Sous couvert soit de bouddhisme ou de religion orientale, soit de technique psychologique ou de méthode de méditation, beaucoup de nos contemporains se sont engagés sans trop savoir où ils allaient ni pourquoi, si ce n’est en raison de cette recherche intérieure qui les habite. Ils se sont trompés, ceux qui prédisaient que tout cela appartenait à un âge révolu de l’humanité. Au contraire, dans le vide et la sécheresse actuels, l’instinct religieux réapparaît, foisonnant jusqu’à se fabriquer de nouveaux dieux. On a été étonné de la crédulité de certains contemporains face à des inventions fantasmatiques qui comblent leur soif ou leur faim par une nourriture creuse, telle une drogue, qui endort cette faim. Dans certains pays, en particulier de l’Est qui, pendant un demi-siècle, parfois presque un siècle, ont été sous la dure loi d’un athéisme d’Etat et de la persécution de la religion, des peuples entiers ont été dépossédés de leur mémoire et de leurs traditions chrétiennes, comme culture. En raison de cette déculturation de la foi chrétienne, ils sont dans un état de désert inouï. Et on s’aperçoit que dans ce désert calciné les gens se jettent sur n’importe quel substitut et peuvent prendre « des vessies pour des lanternes ». Le Curé d’Ars disait plus cruellement : « Laissez un village sans prêtre, bientôt ils adoreront les bêtes ». Sur de grandes étendues de l’humanité le déracinement de la mémoire chrétienne, au sens de la présence de l’Evangile, peut engendrer une fausse expérience spirituelle qui asservit plus lourdement encore. Il y a là un enjeu capital pour notre mission en ce siècle. En effet, la raison humaine n’est pas suffisante pour fournir un outil critique permettant de discerner entre les idoles qui aliènent, les mensonges qui falsifient comme une drogue le désir de Dieu ou de vie mystique et la rencontre véritable de Dieu. La législation actuelle sur les sectes, telle qu’on la voit s’élaborer pour les pays européens en est la preuve. Vous savez les débats qui existent entre les Etats-Unis et l’Europe à ce sujet ; et, sur ce point, nous ne sommes probablement qu’au début d’une période difficile. Comment distinguer la vraie mystique de la fausse mystique ? Comment reconnaître le véritable chemin qui conduit à découvrir le mystère de Dieu et avancer dans cette direction, au lieu de s’engager dans une impasse pour se repaître d’expériences illusoires qui asservissent l’homme ou le laissent sur sa faim ? Nous savons, nous, que seul Dieu, Vivant et Vrai, est capable de nous désapprendre des idoles et des fausses visions que l’homme se donne à lui-même. Voilà des millénaires que le Seigneur a commencé à faire comprendre la différence entre le vrai prophète et le faux prophète, entre le Dieu vivant et les dieux morts. Voilà des millénaires qu’un croyant a eu l’audace de regarder le sphinx dans le blanc des yeux en lui faisant les cornes et de lui dire avec le psalmiste : « Il a des yeux et il ne voit pas, il a des oreilles et il n’entend pas. Que ceux qui les ont faits leur deviennent semblables » (Ps 115, 5). Il fallait avoir de l’audace et le courage de la foi pour braver ainsi la fascination de ces idoles majestueuses ! Les idoles de notre temps le sont moins et sont moins esthétiquement accomplies que le Sphinx d’Egypte ; mais leur fascination ne s’en exerce pas moins. Alors, le témoignage d’une vie spirituelle forte qui ouvre un vrai chemin de liberté intérieure ; qui humanise en plénitude en nous libérant de nous-mêmes tout en nous donnant le goût de Dieu, l’expérience véritable de la prière qui n’est pas superstitieuse mais nous fait grandir et entrer dans le mystère de Dieu en nous identifiant au Christ (la prière chrétienne n’est rien d’autre que de suivre le Christ), sont le seul chemin pour aider notre monde à trouver sa liberté et la voie qui le mènera à la vérité. Nous sommes responsables en notre temps d’une plus grande exigence spirituelle chrétienne. Précisément parce qu’il existe un foisonnement de revendications ou de demandes spirituelles. Il y a un siècle, dans une atmosphère de rationalisme desséché, on pouvait se dire : toute reconnaissance de la force du religieux est un peu un réconfort pour le croyant. Aujourd’hui, la crédulité est générale et les gens risquent de prendre n’importe quoi pour argent comptant, fût-ce les superstitions les plus grossières ; regardez la place que les horoscopes occupent dans l’univers médiatique ! Pensez à l’imaginaire de la science-fiction. Beaucoup de jeunes, parmi les moins armés et les moins éduqués à l’esprit critique, le prennent pour un intermédiaire presque réel. On est très loin des contes de fées d’autrefois avec toute l’extension de l’image virtuelle ! Il y a là une fascination et une perversion de la liberté humaine. Certes, le travail de la raison consiste à dire : ne prenez pas des vessies pour des lanternes, car, pour parler comme le psalmiste : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. ». Mais la vraie réponse au problème actuel est de montrer où est la Vie. Et comment montre-t-on où est la Vie ? En vivant. Comment montre-t-on où est Dieu ? En priant. Comment l’amour de Dieu se fait-il découvrir ? En rendant témoignage de l’amour qu’il nous porte et en commençant à l’aimer ; en entrant dans cette grâce qui nous est faite d’être « rassasiés de son amour ». Car « Il comble de bien les affamés » chante Marie. La faim de l’homme est rassasiée. Tandis que Jésus promettra à ses disciples : « Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif. Celui qui mangera de ce Pain que je lui donnerai vivra pour l’éternité ; il aura en lui la vie éternelle » (Jn 6, 35. 58). Cette nourriture divine est Dieu lui-même. Nous devons à nos frères contemporains ce témoignage qui seul peut les libérer.
[| »Il relève Israël, son serviteur
il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères
en faveur d’Abraham
et de sa race à jamais ».|]
« Israël, son serviteur ». Déjà lorsque Marie répond à l’Ange de l’Annonciation qu’elle est « la servante du Seigneur », « son humble servante » dans le Magnificat, ce mot éveille immédiatement en résonance le « Serviteur » tel qu’Isaïe le décrit, à la fois Israël, un peuple, et le Messie, « le » Serviteur souffrant dont il est écrit : « C’était nos souffrances qu’il portait, nos péchés dont il était accablé. Nous le croyions châtié, humilié, mais il nous apportait la rédemption, la libération et la guérison » (cf. Is 53, 4-5). C’est Jésus, Fils de Dieu, fils d’Abraham, fils de David, qui a pris chair dans le sein de la Vierge Marie ; c’est Jésus dans sa réalité historique et singulière qui est l’objet de l’action de grâce de Marie. Mais, en même temps, elle nous met sur la voie de notre propre Magnificat. Car, dire « qu’il relève Israël son serviteur, qu’il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères », c’est évoquer la résurrection du Seigneur, avant même que Marie ne puisse le savoir ou le pressentir. Le « relevé d’entre les morts » est le secret ultime que le Christ confiera à ses apôtres, lors de la purification du Temple : « Détruisez ce Temple, en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 19 sq). Saint Jean ajoute : « Lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi et ils crurent à l’Ecriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite ». Nous aussi, le Christ ressuscité nous charge d’en « être les témoins » (cf. Lc 24, 48). Avec Marie, il nous invite à participer à cet acte de rédemption. Dans la situation présente du monde où nous vivons, nous savons que nous sommes les bénéficiaires d’une grâce incommensurable : avoir part à cette promesse faite aux pères, être entré dans cette alliance pour laquelle Dieu a disposé de son peuple et singulièrement de la Vierge Marie. N’a-t-il pas voulu que « depuis la fondation du monde nous soyons les uns et les autres appelés et choisis pour rendre témoignage à son amour » ? (cf. Ep 1, 4). Toute l’histoire du salut est ainsi évoquée ; non pas seulement comme un spectacle devant nos yeux, mais comme un acte dans lequel nous sommes impliqués : la rédemption du monde ici et maintenant, l’ouvre de Dieu en train de s’accomplir en son Fils Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Il est « la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Il n’est pas une forme possible de l’idéal humain. Il n’est pas une expression supérieure de l’homme transfiguré. Il est celui que la Vierge Marie porte dans son sein et qui, Verbe de Dieu fait homme, au jour de la Visitation fait bondir de joie Jean Baptiste dans le sein de sa mère (Lc 1, 41). Il est celui qui est mort, crucifié à Jérusalem, et qui est ressuscité au jour de Pâques. Ses apôtres l’ont vu ; Thomas a touché ses plaies. Il est celui dont le corps livré pour la multitude est la source de Vie qui repose sur nos lèvres et habite notre cour. Il est celui qui nous a donné son Esprit saint. Et nous, nous sommes chrétiens, non seulement en raison des déterminations de l’histoire, des cultures et des civilisations. Nous ne sommes pas chrétiens seulement comme en Asie d’autres sont bouddhistes ou comme ailleurs d’autres sont musulmans. Certes, c’est une ouvre de grâce qui passe par ces conditions de la naissance. Mais Dieu nous a choisis et appelés pour que le mystère de la rédemption s’accomplisse et se déploie dans le temps de l’histoire. La grâce qui vous est donnée d’être disponibles à l’appel du Christ, de rendre témoignage à son amour, en un mot, la mission, n’est donc pas une spécialité parmi d’autres, un choix parmi d’autres offerts à l’Eglise comme certains auront une activité de caractère social, d’autres s’occuperont de loisir, d’éducation, d’autres auront une plus grande sensibilité à tel aspect du christianisme, chacun dans ce grand magasin ecclésial étant attiré par l’article de son choix, faisant de la mission une option toute facultative ! Non ! Car c’est la volonté de Dieu que son serviteur soit dans le monde celui par qui la vie est donnée. Volonté de Dieu que la Vierge Marie accueille et reçoit : « Qu’il me soit fait selon ta Parole », rejoignant d’avance ce que Jésus dira à Gethsémani : « Non pas ma volonté, Père, mais la tienne » (Lc 22, 42), « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Ce consentement à la volonté de Dieu est un enfantement de la liberté humaine par ce mystère d’amour qu’est le mystère de la Croix. Et nous y sommes associés. Pourquoi ? Comment ? Non seulement par le don de notre vie et l’offrande de nous-mêmes, unis au Christ, grâce à l’Esprit qui nous habite et nous rend semblables au Fils ; mais aussi en annonçant ce mystère pour que d’autres naissent à la vie, comme Dieu le veut. Ceux à qui nous annonçons cette Parole et qui l’accueillent, Dieu les a destinés à poursuivre, à leur tour, son ouvre de salut à travers les siècles, les cultures et les nations jusqu’à ce que le Jour du Seigneur soit accompli, avec le Jugement ultime de toutes choses. Il nous échappe et nous n’avons pas à nous en tourmenter. « Ne jugez pas, dit le Seigneur, et Dieu ne vous jugera pas » (Mt 7, 1) ; le Jugement ne vous appartient pas ; c’est Dieu lui-même qui juge et lui seul. « Lorsque Dieu essuiera toute larme de nos yeux » (Ap 7, 17), que « toutes les nations seront rassemblées devant le trône du Fils de l’Homme » (Mt 25, 32), lorsque nous verrons enfin la vérité de toutes les vies humaines, l’histoire de l’humanité nous apparaîtra sous un jour dont nous ne savons rien actuellement, si ce n’est que Dieu est miséricordieux et veut que tous les hommes soient sauvés. Mais il veut aussi que l’homme, dans sa liberté, respecte l’amour pour lequel il est fait, la vérité dont il a faim et dont il doit se rassasier, la beauté de la vie que Dieu en son Fils Jésus est venu lui « donner en abondance » (Jn 10, 10). Disciples de Jésus, nous sommes appelés à être le Christ présent en ce monde et dans l’histoire. Puisque Dieu vous a choisis, personne ne vous remplacera. Là où vous êtes, vous êtes les yeux du Christ, vous êtes les mains du Christ, vous êtes les pieds du Christ, vous êtes la parole du Christ. Nous n’en sommes pas dignes, ni les uns ni les autres. C’est pourquoi il nous faut sans cesse nous convertir et recevoir cette « miséricorde de Dieu qui s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est pourquoi il nous faut sans cesse recourir à l’intercession maternelle de Marie et de l’Eglise qui nous replonge dans ce flux de grâce et nous donne le courage de la foi. Le Christ lui-même est à l’ouvre en tous ceux qui, par la maternité de la Vierge et de l’Eglise, sont enfantés à la vie de Dieu. La fête de l’Assomption de la Vierge Marie n’est que l’anticipation de ce jour ultime auquel nous aurons accès.
En attendant, quelques repères :
La Promesse. « Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ».
La descendance : tous ceux aussi dont Jésus parle au soir de la dernière Cène : « Je ne prie pas seulement pour eux, dit-il, au Père (pensant à ses disciples présents autour de lui), mais pour tous ceux qui croiront en moi grâce à leur parole, grâce à leur témoignage » (Jn 17, 20).
Les témoins : vous et le Christ en vous qui accomplit l’ouvre du salut.