Archive pour la catégorie 'Cardinal Lustiger'

L’ALLIANCE JUIFS-CHRÉTIENS SELON JEAN-MARIE LUSTIGER

20 janvier, 2016

http://laregledujeu.org/2011/03/18/5166/l%E2%80%99alliance-juifs-chretiens-selon-jean-marie-lustiger/

L’ALLIANCE JUIFS-CHRÉTIENS SELON JEAN-MARIE LUSTIGER

A PROPOS D’ALLIANCE, LE LIVRE POSTHUME DE LUSTIGER.

par Michaël de Saint-Cheron

18 MARS 2011

L’Alliance [1], ce livre posthume de Jean-Marie Lustiger, s’ouvre sur deux problématiques, celle de l’exergue d’abord : « Je le sais, je suis une provocation vivante qui oblige à s’interroger sur le christianisme historique du Messie. » Pourquoi la philosophie et la religion juives n’ont-elles pas provoqué des conversions ou des proximités de philosophes, de penseurs, comparables à celles exercées sur Bergson, Chestov, Simone Weil, Edith Stein, Lustiger, par le christianisme ? Pourquoi le destin de Lustiger n’a-t-il pas d’équivalent dans le monde juif ? La seconde problématique est celle de Paul de Tarse, que le cardinal juif ne pouvait pas ne pas reprendre en la questionnant avec son regard si spécifique quant à la réponse qu’il apportait. Pourquoi le peuple juif suscite-t-il la haine et le rejet de la part « des nations païennes et de leurs rois » ? En quoi et pourquoi la haine et la persécution à l’égard des Juifs touchent-elles aux fondements mêmes de l’Histoire sainte et du Salut, selon une lecture chrétienne mais aussi juive du monde ? La première partie du livre reprend parallèlement à son chapitre du Choix de Dieu sur sa conversion, son discours « Les Juifs et Nous Chrétiens », prononcé au lendemain de l’attentat de la rue Copernic (Paris, 1980). Ce « Nous chrétiens » employé ici, par Lustiger, renvoie inéluctablement à un autre texte dont je cite plusieurs lignes : « Ainsi donc, pour répondre à notre question : « Pourquoi Dieu s’est-il tu ? », la Torah nous invite à nous demander : « Pourquoi Dieu a-t-il été fidèle à l’alliance conclue avec Noé jusqu’à en faire payer le prix, insupportable, à son peuple ? » Je ne crois pas que nous ayons d’autre réponse que celle-ci : Ensemble, juifs, nous nous découvrons survivants de la Shoah, vivants [2]. » Ces paroles stupéfiantes, il les a prononcées le 26 avril 1995 à l’Université de Tel Aviv, lors du colloque sur la Shoah, « Le silence de Dieu ». Voilà une amphibologie percutante, passage de l’un à l’autre qui mérite la plus haute attention. Il faut comprendre que le cardinal Lustiger se voulait signe vivant dans les deux sens de la signifiance : Juif converti au regard des chrétiens, en particulier des catholiques et catholique d’appartenance juive, dont la mère (même s’il n’en parlait que fort rarement) fut victime de la barbarie nazie face aux Juifs. La question est donc double. À l’antisémitisme de tant de chrétiens à travers l’Histoire et à la question qui leur est posée par le destin juif, la Shoah et la création de l’État d’Israël, correspond celle qui touche le peuple juif en propre, qui « doit accepter d’être sans cesse jugé par le jugement dont il est le signe » (p. 16). Si en devenant chrétiens, les païens prennent sur eux la réalisation « encore en espérance [de] la promesse, faite à Israël, que les païens connaîtraient Dieu », les Juifs n’en sont pas pour autant quittes avec les chrétiens. La question est là encore double : si les chrétiens ne peuvent prétendre être le verus Israël, quel est leur statut de peuple de Dieu à côté de leurs frères juifs et acceptent-ils ce rôle de frères cadets, que Jean-Paul II avait le premier accepté au regard de toute l’Église, le jour où il traversa le Tibre pour se rendre à la grande Synagogue de Rome ? L’autre question est celle-ci : que sont les chrétiens pour les juifs croyants ? Des païens, des adorateurs du vrai Dieu, leurs frères cadets ? Et que font-ils de la personne de Jésus ? Ils n’y adhèrent pas certes, mais qu’est-il pour eux ? Depuis Jules Isaac et tant d’autres nobles juifs comme le grand-père d’Amos Oz, Jésus est parfois considéré comme la plus haute figure du peuple juif, pourtant les Juifs dans leur majorité ne peuvent le reconnaître comme Messie, ainsi que de Maïmonide à Rosenzweig et Levinas nos plus éminents penseurs et philosophes le réaffirmèrent. Elie Wiesel, lui, lors d’un dialogue mémorable avec le cardinal Lustiger, sur le plateau d’un certain Frédéric Mitterrand (« Du côté de chez Fred », Antenne 2, 7 septembre 1989), lui avait dit : « Tu n’es pas un païen pour moi. Tu es un homme de foi et je respecte ta foi. » Ce dialogue unique entre deux hommes d’exception, a été oublié dans ce volume de L’Alliance [3]. On peut le regretter. Moins que jamais donc les chrétiens comme les juifs ne peuvent faire l’économie de ces questions et, c’est là toute la force du livre du cardinal Lustiger que de nous obliger à les regarder de face et à y répondre au moins à titre individuel. Il est temps que les Églises reconnaissent également, ce qui est une évidence pour tant de chrétiens, que les « juifs sont auprès du Père depuis le Sinaï » et qu’ils n’ont aucun besoin de l’intercession de Jésus pour cela, ainsi que Franz Rosenzweig l’avait  écrit à la veille du premier conflit mondial. Portons attention aux cruciales questions théologiques, philosophiques  et humaines que lègue aux uns et aux autres, Jean-Marie Aron Lustiger, à  l’orée du XXIe siècle, qui verra s’éteindre non pas la mémoire juive, mais les derniers Témoins de la Shoah… Le cardinal portait en lui au plus haut degré de conscience la certitude qu’une nouvelle phase des relations judéo-chrétiennes s’ouvrait à nous, celle d’une mission commune. Cette mission, trop peu sans doute en ont une profonde conscience. De quoi s’agit-il ? D’une transmission du message éthique de la Bible selon lequel le visage humain porte sur lui la trace d’une transcendance et qu’il est inviolable. Pour le cardinal Lustiger il ne faisait pas de doute que juifs et chrétiens doivent témoigner pour et devant l’humanité d’une nouvelle approche – fût-elle agnostique ! – de l’unicité de l’homme.

[1] Presses de la Renaissance, 2010. [2] La Promesse, Parole et silence, 2002. [3] J’en avais, pour ma part, publié les extraits les plus saisissants dans mon Wiesel, ce méconnu (précédé de mes Entretiens avec Elie Wiesel), Parole et Silence, 2008.

LA PROMESSE, DE JEAN-MARIE LUSTIGER

7 novembre, 2015

http://www.revue-resurrection.org/La-Promesse-de-Jean-Marie-Lustiger

LA PROMESSE, DE JEAN-MARIE LUSTIGER

Isabelle Rak

Le célèbre livre du Cardinal Lustiger, La Promesse, publié en 2002 aux éditions Parole et Silence, reprend les propos d’une retraite sur le mystère d’Israël, prêchée aux moniales de Sainte-Françoise-Romaine en 1979. L’ouvrage est complété par quatre conférences données par l’archevêque de Paris entre 1995 et 2002. Il s’inscrit dans la perspective de ce « nouveau regard chrétien sur Israël », issu du choc de la seconde guerre mondiale, et qui s’est traduit depuis un demi-siècle par l’établissement d’un véritable dialogue judéo-chrétien, marqué du côté catholique par de nombreux documents pontificaux ou conciliaires, de Nostra Aetate (1965) à l’enseignement de Jean-Paul II, et par diverses études théologiques [1]. Cela étant, certains n’ont pas attendu 1945 pour proposer une réflexion « positive » sur Israël ; on connaît les paroles de saint Bernard sur le peuple juif lors des pogromes de Rhénanie au XIIIème siècle [2] ; plus près de nous, Péguy [3], Bernanos [4], Maritain [5], Vladimir Soloviev [6] ont médité sur l’histoire et la vocation d’Israël, et souvent pour reprocher à leurs coreligionnaires d’être si peu fidèles à l’Évangile de Jésus-Christ. Certes, La Promesse reprend à son compte de tels reproches, en les approfondissant ; mais la grande originalité de cet ouvrage réside dans une démarche d’intégration du mystère chrétien de la Passion du Christ dans celui de l’élection d’Israël. Le Cardinal Lustiger s’appuie en premier lieu sur des passages de la vie de Jésus (par exemple, le massacre des Innocents, le baptême par Jean-Baptiste, la rencontre avec le jeune homme riche) pour méditer sur cette élection et la manière dont le Christ a accompli la « promesse » donnée à Israël du fait même de cette élection. Mais sa réflexion est essentiellement centrée sur le mystère de la Passion, qui « récapitule » tous les développements du livre autour de la notion d’accomplissement de la promesse donnée à Israël. Mystère qui se décline, dans l’ensemble du livre, autour des thèmes de la Loi, de l’élection, de la mémoire, à travers lesquels s’exprime avec force l’idée d’une « paganisation » des sociétés chrétiennes dès lors qu’elles persécutent le peuple juif, premier bénéficiaire de la promesse de Dieu.

L’accomplissement de la Loi Le Cardinal Lustiger fustige avec vigueur les « lecteurs modernes », qui opposent à un judaïsme légaliste, étroit et purement préoccupé de préceptes extérieurs, un christianisme « ouvert », qui pourrait se permettre de se passer de la Loi juive. Il montre à propos du sabbat à quel point il s’agit d’une caricature. Certes, la Loi ne peut être observée dans sa totalité : c’est dans ce sens qu’elle révèle le péché de l’homme, son incapacité à accomplir la volonté de son Créateur. Car la Loi et ses commandements révèlent l’agir de Dieu : « La Loi est révélation de l’action de Dieu et de son mystère » (p. 27). Et l’injonction qui est faite à Israël : « Soyez saints comme je suis saint » (Lv 11,44) montre en effet qu’obéir à la Loi, c’est entrer dans ce que l’on appellera plus tard « les mœurs divines ». Dans cette perspective, où l’homme est appelé à éprouver à l’extrême sa faiblesse et son incapacité à suivre la volonté de Dieu, la Promesse porte sur la capacité qui sera donnée à Israël d’observer entièrement la Loi. Et c’est le Christ qui sera le parfait Serviteur du Père, en observant parfaitement les commandements et en proposant à ses disciples d’entrer à leur tour dans cette forme d’accomplissement. Mais il ne s’agit pas d’une abolition de la Loi, ou de sa substitution par une autre loi, celle de l’amour du prochain, formule trop souvent vidée de son sens véritable, lorsqu’elle oublie le tout premier commandement, le seul qui la précède : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». Le Cardinal Lustiger met en garde contre une erreur tenace, qui consisterait à considérer la Loi comme abolie parce que le Christ en propose à maintes reprises des formules résumées. Cette manière de proposer une formulation synthétique de la Loi était d’usage courant parmi les maîtres juifs de son époque ou un peu plus tardifs, ceux-là mêmes, comme rabbi Aqiba (45-135 ap. J-C), qui établirent les fondements du judaïsme rabbinique après la destruction du Temple (p. 23). Le commandement de l’amour (de Dieu et du prochain) ne signifie pas la suppression des autres commandements, mais représente l’expression de leur totalité. La nouveauté réside dans cet ajout par Jésus au commandement de l’amour mutuel : « comme je vous ai aimés ». C’est là que réside la Loi nouvelle : ce n’est pas la substitution d’une Révélation par une autre, mais l’accomplissement parfait de cette Loi par le Christ, parfait adorateur du Père et parfait instrument de sa volonté. Même le passage de l’évangile de saint Matthieu (Mt 5, 21 et suivants) où Jésus semble opposer la « loi ancienne (on vous a dit) à la loi nouvelle (moi je vous dis) » est, selon le Cardinal Lustiger, une interprétation nouvelle d’une loi qu’il n’est pas question d’abolir, et non pas son remplacement par un unique commandement (pp. 33-34). Car, par son obéissance, le Christ « fait de la loi, non pas une prescription qui demeure étrangère, mais une loi intime, sa nourriture… Il est celui pour qui, par conséquent, la Loi ne sera plus révélatrice du péché, mais révélatrice de la grâce. Car à l’homme pécheur et faible (…), la Loi révèle la mesure de son infidélité. Alors que dans le Christ la Loi révèle l’amour, puisqu’il l’accomplit pleinement » (p. 96).

Mystère de l’élection Il s’agit là d’un point central, qui selon l’auteur est à rapprocher du cinquième commandement : « Honore ton père et ta mère » (p. 40), car il s’agit, à chaque génération, de revivre la vocation des patriarches, qui ont été choisis par Dieu pour former le peuple élu, en vue de la bénédiction de toutes les nations de la terre. Le Cardinal Lustiger met d’ailleurs en garde contre une notion par trop galvaudée de « peuple de Dieu », devenue courante pour désigner la communauté des chrétiens dans la deuxième moitié du XXème siècle. Or, dans le Nouveau Testament, cette expression n’est utilisée que trois fois, et elle désigne toujours, soit l’Israël historique, soit l’Israël eschatologique. D’autres passages dans les épîtres parlent du peuple que Dieu s’est choisi : mais il s’agit toujours d’Israël augmenté de ceux qui ont déjà reconnu le Christ comme Messie (p. 132). Cette élection n’est pas une forme particulièrement injuste et arbitraire de « favoritisme » ; il ne s’agit pas pour Dieu de choisir un peuple pour exclure tous les autres, mais de passer par un peuple particulier pour atteindre chaque homme, chaque peuple dans sa singularité concrète et non pas à travers un universalisme abstrait. Dieu s’est donné chez Israël une première habitation, une première visibilité, qui préfigure celle de l’Incarnation du Fils. Il n’est pas un concept pur, mais une présence visible et active dans l’histoire par l’action d’un peuple déterminé. En cela l’histoire d’Israël devient celle de tout homme qui devient disciple du Christ. Les nations ne sauraient prétendre substituer à l’Ancien Testament sémitique leurs propres mythologies fondatrices (p. 129) : les Védas de l’Inde ne peuvent remplacer la Bible. Car refuser l’élection d’Israël c’est nier celle du Christ, c’est ne plus comprendre en quoi il est, comme ce peuple dont Il est issu, « mis à part », « séparé », « saint » (ces deux derniers termes correspondant au même mot en hébreu). Car « la figure du Messie est en même temps la figure d’Israël ; la figure de Jésus est en même temps celle des siens, de son Église et celle d’Israël » (p. 57). C’est par et dans le Christ que les païens entrent à leur tour dans l’élection d’Israël, par le baptême. Le Cardinal Lustiger fait remarquer à ce propos qu’au temps du Christ, le baptême pouvait être pratiqué en milieu juif sur les prosélytes ; il s’agissait alors de leur proposer un rite de substitution à la circoncision, à laquelle beaucoup d’entre eux répugnaient (p. 87). L’incorporation des païens à Israël était donc déjà pratiquée, et sans doute bien plus aisément que dans le judaïsme actuel, avant la prédication de Jésus. Mais le Christ accomplit pleinement cette extension de l’élection d’Israël à toute l’humanité parce qu’il s’est lui-même soumis au rite du baptême de Jean : il a voulu montrer, par cette humble démarche, que l’élection n’est pas un dû dont on pourrait se glorifier, mais un don qui reste toujours à recevoir, de la part d’Israël et de la part de l’Église, comme une pure grâce. En permettant à tous d’entrer dans l’histoire du salut, Jésus invite Israël lui-même, le peuple élu par excellence, à pour ainsi dire « remettre » sa propre élection dans les mains de Dieu, reconnaissant ainsi qu’elle n’est pas sa propriété, mais qu’elle est appelée à être accordée à tous les hommes. « Pour le païen pécheur, c’est une grâce que d’avoir accès dans le Christ à la richesse d’Israël ; et pour le juif qui doit lui aussi se reconnaître pécheur par rapport à la Loi, la venue du païen lui démontre la gratuité et la fécondité du don qu’il a reçu » (p. 139). Le Christ vient donc accomplir l’élection en la renouvelant et en l’élargissant au monde entier. Dans cette perspective, et les Juifs et les païens doivent la recevoir comme un don gracieux, sans aucun mérite de leur part.

Entrer dans l’histoire La fidélité à sa propre élection implique pour Israël de « se souvenir » : il n’y a d’histoire que dans une durée habitée par Dieu, sans quoi elle n’est plus « qu’un gouffre d’insignifiance et d’horreur » (p. 48 ; voir aussi p. 142). C’est en faisant mémoire des hauts faits de Dieu pour son peuple que l’on peut donner à l’histoire une valeur et un sens. D’où le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », le rôle des généalogies, le rappel des grands événements de l’histoire du salut par la liturgie d’Israël comme par celle de l’Église. « Seul Dieu peut être la source de la mémoire de l’homme » (p. 48-49). Le Cardinal Lustiger, en deux pages magnifiques, évoque cette sanctification du temps par Dieu et le fait qu’Israël en reste le premier dépositaire. Les païens n’ont pas, comme on l’a dit plus haut, à « adapter » la Révélation à leur propre passé, et ils ne sauraient remplacer l’Ancien Testament par leurs propres récits historiques ou mythologiques. « La seule histoire qui ait un sens, c’est celle dont nous faisons mémoire constamment dans le Mémorial du Christ (…). Les païens eux-mêmes n’accèdent au salut que s’ils rentrent dans cette histoire et reçoivent la grâce qu’elle devienne leur propre histoire » (p. 49). C’est ainsi que tous peuvent appeler Abraham leur père. Cette histoire n’a trouvé son sens plénier et définitif que dans l’Incarnation et la Passion du Christ. De cette manière, c’est en lui qu’est réalisé l’accomplissement des temps. Cependant, l’eschatologie réalisée dans et par le Fils est encore à venir pour le reste de l’humanité, qui est appelée à prendre part à l’acte d’offrande du Christ pour le monde. Le temps actuel est encore, pour le Cardinal Lustiger, le temps de l’attente, de la vie cachée, de « l’enfouissement » (p. 68). Le Royaume de Dieu est « déjà là » du fait de la rédemption opérée par le Christ, mais pour nous cette rédemption n’est « pas encore » réalisée. Comme Israël, l’humanité doit passer par un temps d’exode, de désert (cf. p. 102). Elle doit accepter ce dépouillement du vieil homme, cet arrachement au paganisme qui fut celui d’Israël et reste toujours aux aguets. Parce que les chrétiens savent que le Royaume est déjà advenu dans le Christ, ils courent le risque de vouloir réaliser une eschatologie « au rabais », qui tend à confondre les fins dernières avec la construction d’une société qui, aussi chrétienne qu’elle se désire, n’est point l’aboutissement de l’histoire du salut. Or, la conversion n’est jamais définitivement acquise – l’histoire de l’Israël telle qu’elle se déploie dans la Bible est là pour le prouver — et le risque d’idolâtrie est toujours présent, surtout si l’on identifie les réalisations positives d’une chrétienté avec la venue du Royaume. « La tentation pour les chrétiens est d’imaginer que le règne de Dieu est arrivé … C’est toujours la tentation d’imaginer le Royaume de Dieu comme l’accomplissement visible et immédiat de la justice par la puissance humaine » (p. 173). Comme le disait déjà saint Paul d’une autre manière, le peuple d’Israël est le témoin d’une eschatologie non réalisée.

Scandale de l’antijudaïsme Le Cardinal Lustiger s’interroge longuement sur la nature des persécutions dont les Juifs ont été l’objet de la part de nombreuses sociétés chrétiennes tout au long de leur histoire. Il étudie en particulier l’épisode de l’évangile de Matthieu dans lequel Hérode cherche à faire tuer l’enfant Jésus. Il fait remarquer qu’Hérode est un païen usurpateur de la royauté en Israël : il redoute singulièrement la naissance d’un « roi des Juifs » qui lui confisquerait son pouvoir. « Le péché d’Hérode est de refuser l’élection d’Israël pour s’en emparer et se substituer à elle » (p. 51). Là est le péché des païens : ils refusent de reconnaître que le peuple juif est « le peuple élu », parce que cette élection manifeste la souveraineté absolue de Dieu sur toute puissance de ce monde. Le Cardinal Lustiger associe le comportement d’Hérode à celui de toute nation païenne qui refuse, à son tour, l’élection d’Israël : pour se débarrasser de l’autorité du seul vrai Dieu, c’est le massacre de la race de David qui est ordonné. Et lorsque ce sont des chrétiens qui à leur tour refusent l’élection et exterminent les Juifs, ils ne sont pas dignes d’être considérés comme tels : ce sont des « pagano-chrétiens ». Leur négation d’Israël les empêche d’entrer réellement dans l’Alliance nouvelle. Un des symptômes irréfutables de la paganisation d’une société chrétienne réside précisément dans son rejet d’Israël. « C’est l’aveu involontaire de leur paganisme et de leur péché » (p. 74). L’auteur l’affirme avec une vigueur particulière : « L’on ne peut recevoir l’Esprit de Jésus qu’à la condition stricte de partager l’espérance d’Israël et d’y accéder (…) Le baptême ( …) est une incorporation au Christ. Mais il est aussi, en même temps et indissolublement, une incorporation à Israël » (p. 99). Le « pagano-christinianisme », en rejetant le mystère d’Israël, fait de la figure du Christ, et même de sa Croix, une idole. « Le danger, à ce moment-là, est de ne recevoir le Christ que comme une nouvelle forme des dieux qui habitent le cœur de l’homme » (p. 100). Même l’exigence formulée par le Christ de porter sa croix peut donner naissance, quand elle est comprise hors de l’unique Alliance qui fut d’abord donnée à Israël, à des « phrases meurtrières, pleines d’auto-immolation et de perversité » (p. 110). Mais le pire est le « scandale », au sens évangélique, qui en résulte, et que le Cardinal Lustiger évoque à propos de la citation de Jérémie dans l’évangile de Matthieu au moment du massacre des Innocents : Rachel pleure ses enfants et ne veut pas être consolée. Selon lui, c’est de manière intentionnelle que l’évangéliste n’a pas voulu prolonger la citation du prophète, qui s’achève dans une promesse de renouveau. L’extermination des enfants de la maison de David tue dans l’homme la foi en Dieu. L’auteur associe cette citation à la négation de Dieu, que beaucoup de Juifs connurent après Auschwitz. « Le scandale, c’est de trébucher dans la fidélité à Dieu » (p. 54). C’est ce à quoi des sociétés qui se disaient chrétiennes ont pu acculer les Juifs, après l’horreur de l’extermination. Ici les mots du Cardinal Lustiger sont très durs, même s’ils visent, dans les chrétientés en question, non pas la foi chrétienne (certains lui reprocheront à ce propos d’innocenter trop rapidement le christianisme), mais ce qui reste de païen dans ces sociétés et dans le cœur de chaque homme. Et le Cardinal Lustiger de couronner ces considérations par l’identification d’Israël persécuté au Christ : « Toute la souffrance d’Israël persécuté par les païens en raison de son Élection fait partie de la souffrance du Messie » (p. 72). Il affirme même que le vrai déicide n’est pas la condamnation et la mise à mort de Jésus, mais le sort réservé au peuple juif par les nations chrétiennes (p. 75). On croit ici retrouver l’inspiration de Bernanos [7].

Accomplissement par la Croix du Christ La Passion du Christ comme accomplissement de la Promesse et comme lieu ultime d’une réconciliation qui, au vue de ce qui précède, pourrait sembler impossible, est au centre de l’ouvrage du Cardinal Lustiger, elle traverse tous les chapitres du livre comme la clé du mystère de l’histoire du salut. C’est la Croix qui dévoile la profondeur du péché. C’est elle qui en permet le pardon et le rachat. Pour les chrétiens, seule sa contemplation muette et priante, à l’image de Marie, peut sauver l’homme du désespoir devant le crime et les bourreaux. « La vocation chrétienne (…) trouve là une signification d’une force extrême : prendre part à la Passion du Christ qui porte la souffrance de son peuple et travaille à la rédemption du monde » (p. 79). L’entrée dans l’élection d’Israël et l’entrée dans la Passion du Christ sont indissociables : on ne peut bien saisir toute la profondeur du mystère de la Croix qu’en ayant déjà reconnu et accepté l’Ancienne Alliance et le peuple de l’Élection ; inversement, le chrétien qui, comme Thomas, « touche » les plaies du Christ et accède par là à sa Passion, est appelé à reconnaître d’un même mouvement l’unicité et la prééminence de l’élection d’Israël.

Pour conclure Le Cardinal Lustiger l’annonce au début de son ouvrage, certains passages choqueront les Juifs, d’autres les chrétiens. Ce n’est pas ici le propos de nous demander comment les Juifs du XXIème siècle peuvent comprendre les réflexions de l’un des leurs, passé au christianisme, sur l’identification du peuple juif au Messie souffrant. Mais du côté chrétien, son analyse sur la notion de « pagano-christianisme » éclaire bien des questions actuelles, au-delà même des relations entre Juifs et chrétiens. Dans une Europe qui s’enfonce chaque jour davantage dans un rejet militant des commandements de l’Ancienne comme de la Nouvelle Alliance, beaucoup de chrétiens s’interrogent sur l’extraordinaire capacité du peuple juif à transmettre et à enrichir sa propre tradition, durant des siècles de mise à l’écart, voire de persécutions, alors que le christianisme est de fait maintenant rejeté ou ignoré par près des trois quarts de la population d’un continent qui se disait encore massivement chrétien il y a moins d’un siècle. Même si les paroles du Cardinal Lustiger peuvent parfois choquer dans leur rigueur, ses considérations sur le « pagano-christianisme » des sociétés européennes semblent trouver là une justification supplémentaire. Écrit pour sa plus grande part en 1979, ce livre n’a donc rien perdu de sa pertinence. Depuis, les contacts entre Juifs et chrétiens se sont intensifiés, la tradition juive postérieure au Christ suscite un intérêt croissant dans des milieux chrétiens, pour la plupart considérés comme « conservateurs » par les médias d’aujourd’hui…, et le pontificat de Jean-Paul II s’est déroulé avec les événements que l’on sait. L’anti-judaïsme a pris, lui aussi, de nouvelles formes, les récents conflits au Proche et au Moyen-Orient en étant le plus souvent le prétexte. L’ouvrage du Cardinal Lustiger nous incite à toujours traquer avec une vigilance sans faille les relents de paganisme qui se cachent derrière les meilleures intentions sociales ou politiques ; on voit aujourd’hui encore qu’Israël (et pas seulement l’État qui porte ce nom) en fait rapidement les frais. Face à ces démons toujours redoutables, le Cardinal Lustiger nous propose de revenir sans cesse à la figure du Christ, en qui sont accomplies toutes les promesses de Dieu.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT

30 juin, 2014

http://www.paris.catholique.fr/311-20-Le-cardinal-Lustiger-medite.html

LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT

La liturgie du 15 août, pour l’Assomption de la Vierge Marie, nous donne d’entendre l’évangile de la Visitation. A cette occasion, Mgr Lustiger propose aux lecteurs de Paris Notre-Dame une méditation sur le Magnificat de la Vierge Marie. Une bonne manière d’entrer dans ce mystère et surtout dans ce que Dieu nous demande aujourd’hui.

[| »Mon âme exalte le Seigneur ;
Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur.
Il s’est penché sur son humble servante ;
désormais tous les âges me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles : saint est son Nom ». (Lc 1, 46-55)|]

D’abord, nous aurions tort de comprendre ces mots qui nous sont si familiers comme une sorte d’improvisation où la Vierge Marie ferait des confidences sur son état d’esprit. Si vous regardez attentivement votre bible, vous voyez dans la marge une colonne entière de références de citations de l’Ancien Testament. Le langage du Magnificat est totalement biblique. Si vous en aviez le temps, il vaudrait la peine de relire dans la bible ces différents passages et de découvrir pourquoi la Vierge Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d’elle mais qui ont nourri sa prière. C’est elle qui parle d’une manière très personnelle et pourtant c’est la Parole de Dieu qui est sa parole. Nous sommes à l’opposé de l’entreprise poétique quand nous cherchons à dire les choses et à traduire nos sentiments avec une expression neuve et originale. Marie représente le destin le plus singulier dans toute l’histoire de l’humanité, au centre de l’ouvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au jour unique de la Visitation et qu’il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants. Le « je » du Magnificat est celui de Marie. Et par le « je » de Marie, c’est toute l’histoire d’Israël qui nous est rappelée. Le « je » de Marie c’est le « je » de tous les croyants qui l’ont précédée. Mais, le « je » de Marie, c’est aussi le nôtre. Par sa bouche, c’est l’Eglise entière qui parle, l’Eglise concrète constituée « d’âge en âge », de « génération en génération » par ces hommes et ces femmes qui se sont succédés dans l’histoire et dont nous faisons partie. Qui a chanté ce chant ? Marie, une fois ou plusieurs fois, nous n’en savons rien. Mais combien plus, des milliards de fois plus, les générations successives de chrétiens qui ont pris ces mots, en ont reçu une lumière et ont trouvé le sens de leur vie dans ce mystère donné à chacun de nous en Marie. Le Magnificat, loin d’être une projection sur Marie toute seule, nous prend, avec Marie, dans le faisceau lumineux de l’histoire du salut et nous fait entrer dans notre vocation, alors même que nous rendons grâce à Dieu pour l’appel qu’elle a reçu et la grâce qui lui est faite, à elle, pour nous. Enfin, lorsque Marie prononce ces paroles, elle porte Jésus en son sein. Le récit de la Visitation est cet extraordinaire dialogue sans paroles des deux enfants dans le sein de leur mère, enfants-prophètes qui tressaillent de joie l’un à l’égard de l’autre. Les merveilles que chante Marie, elles lui sont d’abord données, en sa chair et son cour. Le Magnificat propose à notre méditation et à notre adoration le plus extrême réalisme de l’Incarnation dans sa condition la plus secrète et la plus fragile. Il nous place devant la réalité charnelle, humaine du Verbe de Dieu fait homme : Dieu lui-même veut se rendre présent parmi nous en celle qui, en ce moment précis de l’histoire du salut, est « la Demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21,3), figure de l’Eglise. Le « je » de Marie, c’est à la fois elle, Marie ; c’est la Parole de Dieu, l’histoire d’Israël, toute l’Eglise. Les merveilles que Dieu fait pour elle sont les merveilles qu’il fait pour nous et pour toute l’humanité appelée à la sainteté. Et ce « je » de Marie est totalement centré sur Dieu. Le sujet du verbe, c’est le Seigneur (« il fit, il s’est penché. Saint est son Nom »).

« Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». L’idée que nous nous faisons de l’amour dans la culture contemporaine est floue, parfois dévalorisée et réduite à la réalité physique, et souvent marquée par la fragilité, l’inconsistance ou la seule affectivité. Lorsque nous entendons Marie employer ce mot, nous pouvons mettre dessous les synonymes suggérés par les diverses traductions. Son amour, c’est-à-dire sa miséricorde, sa bienveillance, sa tendresse, sa fidélité. « Sur ceux qui le craignent ». Dans la bible, l’expression « les craignant-Dieu » ne recouvre d’aucune façon une crainte d’esclave ou une notion de servitude. Ce n’est ni la peur du gendarme, ni celle du knout, ni celle du surveillant, ni celle du tyran ! La crainte de Dieu, « commencement de la sagesse » dit le livre de La Sagesse, exprime ce qu’un être humain, découvrant Dieu, saisit dans ce vis-à-vis : Dieu est plus grand que lui. La crainte de Dieu (le mot est trompeur en français) n’est pas faite de peur, mais d’un infini et confondant respect devant un amour si grand que nous nous en jugeons indignes et dont cependant nous voulons faire la règle de notre vie. La crainte de Dieu est empreinte non seulement de déférence respectueuse, mais surtout du sentiment de notre propre indignité et de la nécessité pour nous de donner toute notre vie à Dieu, en découvrant ainsi la réalité de Dieu. C’est l’éblouissement de l’amour véritable. Car l’amour véritable n’est pas un amour où on est seul à aimer et dont on se grise de façon narcissique, tel le jeune et beau Narcisse – qui se contemple dans le miroir de l’eau et finit par se noyer dans sa propre image ! « L’amour qui s’étend d’âge en âge » est l’amour du Tout Autre qui se fait tout proche. La crainte de Dieu est l’amour véritable par lequel le vis-à-vis de Dieu et de sa créature est donné comme une grâce. Cette découverte fondamentale d’une telle relation à Dieu est peut-être un des aspects de la grâce du Renouveau [charismatique NDLR], offerte à notre siècle. Siècle souvent de grande sécheresse spirituelle et de profond oubli de la réalité divine, car l’idée chrétienne – la Révélation que le Christ a faite du mystère de Dieu-Amour – s’est effacée devant la puissance grandissante de l’homme. Plus qu’une découverte de l’affectivité ou de la sensibilité, le Renouveau a été, par le don de l’Esprit, la re-découverte, l’irruption de Dieu lui-même en notre siècle qui s’était séparé de Dieu en s’enfermant dans sa propre suffisance. Le Renouveau n’est pas un renouveau fabriqué par l’homme, mais c’est le Renouveau que Dieu opère dans les hommes en les changeant, en se manifestant « à nouveau » à eux, en ouvrant la porte qu’ils ont fermée sur eux-mêmes pour empêcher Dieu. « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est la découverte de Dieu et que Dieu nous aime. Et parce qu’il nous aime, nous pouvons, pauvrement, l’aimer. Notre amour n’est que la réponse à son amour ; il est toujours insuffisant, toujours en deçà ; mais il est notre joie.

[|
« Déployant la force de son bras,
il disperse les superbes ;
il renverse les puissants de leur trône,
il élève les humbles ».|]

Toutes ces expressions se trouvent dans l’Ecriture. Souvent on s’étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l’a parfois interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique ! Quels sont ces humbles que Dieu élève ? Et s’agirait-il d’une subversion systématique de l’ordre établi ? En vérité, cette phrase nous pose, aujourd’hui plus que jamais, la question de l’ensemble du projet humain. Quel monde l’homme se construit-il pour lui-même ? Quels sont ces puissants, les superbes, les orgueilleux ? Pour répondre je prendrai comme guide cette parole de Jésus : « Là où est ton trésor, là est ton cour » (Mt 6, 21). Quel est le trésor dans lequel l’homme investit son cour, c’est-à-dire sa liberté ? Le mot « cour » dans la bible dépasse largement les sentiments pour signifier l’intelligence, la capacité de choix, tout ce qui constitue un destin humain. Bref, c’est le choix que l’homme fait de ce à quoi il va consacrer non seulement son temps, son énergie, mais lui-même. Il va s’y donner au point d’être pris entièrement. On en a des exemples multiples à l’échelle de toute une civilisation ou à l’échelle des destins personnels. Prenez un sportif de compétition : l’entraînement est tel qu’il ne fait plus que cela, il est son sport ; c’est la condition de sa réussite. Le tout est de savoir ce qu’on fait de sa vie. Chacun de nous est bien obligé de répondre lorsqu’il se pose lui-même un certain nombre de questions ou lorsque le Seigneur lui en pose ! Rappelez-vous la parabole de Jésus (Lc 12, 16-21) : un homme riche avait accumulé des richesses ; il s’était dit : « Je vais démolir mes greniers pour en construire de plus grands ; j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai : Repose-toi, fais bombance ! » – « Insensé, cette nuit même on te redemandera ta vie et ce que tu as accumulé, qui l’aura ? » Jésus le dit encore d’une autre manière : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Lc 9, 25) ou « Que donnera l’homme qui ait valeur de sa vie, en échange de son âme ? » (Mt 16, 26). Réponse : rien ; elle n’a pas de prix. Prenez une civilisation maintenant. Que sommes-nous en train de construire ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L’univers social dans lequel nous vivons, univers de l’image, de la représentation, des apparences, sur quoi repose-t-il ? Quel univers construisons-nous ? Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle ? D’abord, la fascination du pouvoir jusqu’à la violence la plus extrême ; et le pouvoir engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique – au Burundi, au Rwanda : l’épreuve de ces peuples est terrible ; l’héroïsme des chrétiens qui résistent à cette idole de la violence remplit d’admiration et force le respect. Donc, la volonté de puissance, l’amour de l’argent, la possession des biens, l’ambition de maîtriser la vie. Mais au prix de combien de meurtres ? Combien de gens sacrifiés et de victimes de toute espèce ? Et encore, l’érotisation d’une société, souvent pour des raisons bassement mercantiles. Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les traits d’un paganisme moderne, idolâtrique. Il a pour caractéristique première que l’homme s’investit dans les objets de son désir et en devient prisonnier. Et ce faisant, il entend déployer sa propre suffisance, mais il arrive à la négation de lui-même. C’est l’image de Babel. Alors, quel monde voulons-nous construire ? Ce monde suffit-il à combler le cour de l’homme ? A cette question fondamentale dont nous sommes les témoins, Marie déjà dans son Magnificat répondait par une phrase jugée subversive, nous montrant par toute sa vie le chemin. Pour nous, êtres humains « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu », la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse radicalement l’homme. Nous sommes faits pour Dieu. Non pas comme des esclaves seraient faits pour leur maître ou des outils pour ceux qui les manient. Nous sommes faits pour Dieu comme l’aimé pour celui qui l’aime ; et celui qui aime trouve sa joie dans celui dont il tient la vie. Nous sommes faits pour Dieu. Seul, lui, notre Créateur, notre Père, notre Rédempteur est le terme que nous pouvons proposer à l’ambition humaine. Car seul il correspond à notre désir le plus profond et il nous rend libres à l’égard de tout. Comme l’a écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cour est sans repos tant qu’il ne repose en toi » (en latin : « Fecisti nos ad te, Domine ; et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te »). Ce qu’il faut compléter par « Ama et fac quod vis » : « Aime et fais ce que tu veux ». Les humbles sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir – et de se recevoir – de la main de Dieu. Sinon, toutes choses deviennent périlleuses lorsque l’homme en fait le but exclusif de son existence ; elles se retournent tôt ou tard contre lui. Ainsi en va-t-il du mauvais usage des techniques et du savoir-humain (le courant écologique, pour sa part, le met en évidence) avec leur lot de conséquences néfastes sur l’alimentation, la nature, l’urbanisme, etc. Comme si l’homme abusait de ce qu’il se proposait comme objectif ; comme si, à un moment donné, il ne parvenait plus à maîtriser, dans un juste équilibre, les réalités auxquelles il se consacre ; comme s’il allait toujours au-delà de la limite, au prix d’une destruction de soi-même ; comme s’il était incapable non pas de mesurer exactement son effort, mais de garder la bonne cible. Il croyait trouver une porte, un chemin de liberté et il se heurte à un mur. Il croyait vivre et il se tue. Il croyait construire une société conviviale et il déclenche la haine. Il croyait produire des richesses et il fait des pauvres. Il croyait aimer la vie et il la limite jusqu’à la détruire. Il croyait en la puissance de sa raison et de son intelligence et il tombe dans le mensonge. Il y a une perversion des meilleures choses parce qu’on ne s’en sert pas de la bonne façon ; comme celui qui voudrait se saisir d’un couteau en le prenant par la lame, il se blesserait lui-même. Rien de tout cela n’est Dieu. L’homme se construit des dieux avec des choses qui ne sont pas dignes de lui. Seul Dieu est digne de l’homme parce que c’est Dieu qui nous a faits, je le répète, à son image et à sa ressemblance. Cette humilité de la Vierge Marie qui reconnaît le don de Dieu lui permet de recevoir aussi en ce don toutes les réalités que l’homme, par ailleurs, veut s’approprier. Le monde nous est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes faits pour l’adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien et le bien de nos frères. A partir du moment où nous oublions le Donateur, le don lui-même est perdu. Jésus le dit dans une formule paradoxale : « A celui qui a il sera donné ; à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré » (Mt 13, 12). En perdant le Donateur, nous perdons la réalité humaine, historique, dans laquelle l’homme grandit. Cette strophe du Magnificat nous montre en peu de mots le but de l’existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même temps, elle trace le chemin d’une civilisation où la vie de l’homme trouve sa dimension véritable dans l’accueil de l’amour qui vient de Dieu, qui est Dieu.

[| »Il comble de biens les affamés
il renvoie les riches
les mains vides ».|]

De quelle faim s’agit-il ? De la faim la plus fondamentale comme le suggère la béatitude de Jésus en saint Matthieu (5, 6) : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés ». De quelle justice s’agit-il ? Non seulement de la justice entre tous les hommes, l’équité dans la distribution des biens ou la considération des personnes ; mais de la justice divine : la sainteté même de Dieu qui est la perfection de la vie humaine. La faim qui apparaît en notre siècle est finalement, quoi qu’on en dise, la faim de la vie avec Dieu. Dans le verset précédent, nous avons vu comment la Vierge Marie nous met sur le chemin de la construction d’une société humaine digne de ce nom, avec le combat constant que cela implique de par le choix de nos libertés. Ici, elle nous montre et veut nous faire découvrir l’appétit insatiable de l’homme pour celui qui l’a créé. Ces dernières décennies, nous avons vu une résurgence, une remontée à la conscience commune de l’Occident des recherches de type dit « spirituel ». Alors que notre siècle, avait parié sur une destruction de la religion avec « la mort de Dieu », sur une raison ou une science triomphante qui aurait remplacé toutes les autres sources de comportement. Aujourd’hui, à nouveaux frais, on s’aperçoit avec le foisonnement du « spirituel » que la dimension religieuse fait partie de la condition humaine, que l’homme est un animal à fabriquer du divin ou, plutôt, à diviniser toutes choses. Sous couvert soit de bouddhisme ou de religion orientale, soit de technique psychologique ou de méthode de méditation, beaucoup de nos contemporains se sont engagés sans trop savoir où ils allaient ni pourquoi, si ce n’est en raison de cette recherche intérieure qui les habite. Ils se sont trompés, ceux qui prédisaient que tout cela appartenait à un âge révolu de l’humanité. Au contraire, dans le vide et la sécheresse actuels, l’instinct religieux réapparaît, foisonnant jusqu’à se fabriquer de nouveaux dieux. On a été étonné de la crédulité de certains contemporains face à des inventions fantasmatiques qui comblent leur soif ou leur faim par une nourriture creuse, telle une drogue, qui endort cette faim. Dans certains pays, en particulier de l’Est qui, pendant un demi-siècle, parfois presque un siècle, ont été sous la dure loi d’un athéisme d’Etat et de la persécution de la religion, des peuples entiers ont été dépossédés de leur mémoire et de leurs traditions chrétiennes, comme culture. En raison de cette déculturation de la foi chrétienne, ils sont dans un état de désert inouï. Et on s’aperçoit que dans ce désert calciné les gens se jettent sur n’importe quel substitut et peuvent prendre « des vessies pour des lanternes ». Le Curé d’Ars disait plus cruellement : « Laissez un village sans prêtre, bientôt ils adoreront les bêtes ». Sur de grandes étendues de l’humanité le déracinement de la mémoire chrétienne, au sens de la présence de l’Evangile, peut engendrer une fausse expérience spirituelle qui asservit plus lourdement encore. Il y a là un enjeu capital pour notre mission en ce siècle. En effet, la raison humaine n’est pas suffisante pour fournir un outil critique permettant de discerner entre les idoles qui aliènent, les mensonges qui falsifient comme une drogue le désir de Dieu ou de vie mystique et la rencontre véritable de Dieu. La législation actuelle sur les sectes, telle qu’on la voit s’élaborer pour les pays européens en est la preuve. Vous savez les débats qui existent entre les Etats-Unis et l’Europe à ce sujet ; et, sur ce point, nous ne sommes probablement qu’au début d’une période difficile. Comment distinguer la vraie mystique de la fausse mystique ? Comment reconnaître le véritable chemin qui conduit à découvrir le mystère de Dieu et avancer dans cette direction, au lieu de s’engager dans une impasse pour se repaître d’expériences illusoires qui asservissent l’homme ou le laissent sur sa faim ? Nous savons, nous, que seul Dieu, Vivant et Vrai, est capable de nous désapprendre des idoles et des fausses visions que l’homme se donne à lui-même. Voilà des millénaires que le Seigneur a commencé à faire comprendre la différence entre le vrai prophète et le faux prophète, entre le Dieu vivant et les dieux morts. Voilà des millénaires qu’un croyant a eu l’audace de regarder le sphinx dans le blanc des yeux en lui faisant les cornes et de lui dire avec le psalmiste : « Il a des yeux et il ne voit pas, il a des oreilles et il n’entend pas. Que ceux qui les ont faits leur deviennent semblables » (Ps 115, 5). Il fallait avoir de l’audace et le courage de la foi pour braver ainsi la fascination de ces idoles majestueuses ! Les idoles de notre temps le sont moins et sont moins esthétiquement accomplies que le Sphinx d’Egypte ; mais leur fascination ne s’en exerce pas moins. Alors, le témoignage d’une vie spirituelle forte qui ouvre un vrai chemin de liberté intérieure ; qui humanise en plénitude en nous libérant de nous-mêmes tout en nous donnant le goût de Dieu, l’expérience véritable de la prière qui n’est pas superstitieuse mais nous fait grandir et entrer dans le mystère de Dieu en nous identifiant au Christ (la prière chrétienne n’est rien d’autre que de suivre le Christ), sont le seul chemin pour aider notre monde à trouver sa liberté et la voie qui le mènera à la vérité. Nous sommes responsables en notre temps d’une plus grande exigence spirituelle chrétienne. Précisément parce qu’il existe un foisonnement de revendications ou de demandes spirituelles. Il y a un siècle, dans une atmosphère de rationalisme desséché, on pouvait se dire : toute reconnaissance de la force du religieux est un peu un réconfort pour le croyant. Aujourd’hui, la crédulité est générale et les gens risquent de prendre n’importe quoi pour argent comptant, fût-ce les superstitions les plus grossières ; regardez la place que les horoscopes occupent dans l’univers médiatique ! Pensez à l’imaginaire de la science-fiction. Beaucoup de jeunes, parmi les moins armés et les moins éduqués à l’esprit critique, le prennent pour un intermédiaire presque réel. On est très loin des contes de fées d’autrefois avec toute l’extension de l’image virtuelle ! Il y a là une fascination et une perversion de la liberté humaine. Certes, le travail de la raison consiste à dire : ne prenez pas des vessies pour des lanternes, car, pour parler comme le psalmiste : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. ». Mais la vraie réponse au problème actuel est de montrer où est la Vie. Et comment montre-t-on où est la Vie ? En vivant. Comment montre-t-on où est Dieu ? En priant. Comment l’amour de Dieu se fait-il découvrir ? En rendant témoignage de l’amour qu’il nous porte et en commençant à l’aimer ; en entrant dans cette grâce qui nous est faite d’être « rassasiés de son amour ». Car « Il comble de bien les affamés » chante Marie. La faim de l’homme est rassasiée. Tandis que Jésus promettra à ses disciples : « Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif. Celui qui mangera de ce Pain que je lui donnerai vivra pour l’éternité ; il aura en lui la vie éternelle » (Jn 6, 35. 58). Cette nourriture divine est Dieu lui-même. Nous devons à nos frères contemporains ce témoignage qui seul peut les libérer.

[| »Il relève Israël, son serviteur
il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères
en faveur d’Abraham
et de sa race à jamais ».|]

« Israël, son serviteur ». Déjà lorsque Marie répond à l’Ange de l’Annonciation qu’elle est « la servante du Seigneur », « son humble servante » dans le Magnificat, ce mot éveille immédiatement en résonance le « Serviteur » tel qu’Isaïe le décrit, à la fois Israël, un peuple, et le Messie, « le » Serviteur souffrant dont il est écrit : « C’était nos souffrances qu’il portait, nos péchés dont il était accablé. Nous le croyions châtié, humilié, mais il nous apportait la rédemption, la libération et la guérison » (cf. Is 53, 4-5). C’est Jésus, Fils de Dieu, fils d’Abraham, fils de David, qui a pris chair dans le sein de la Vierge Marie ; c’est Jésus dans sa réalité historique et singulière qui est l’objet de l’action de grâce de Marie. Mais, en même temps, elle nous met sur la voie de notre propre Magnificat. Car, dire « qu’il relève Israël son serviteur, qu’il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères », c’est évoquer la résurrection du Seigneur, avant même que Marie ne puisse le savoir ou le pressentir. Le « relevé d’entre les morts » est le secret ultime que le Christ confiera à ses apôtres, lors de la purification du Temple : « Détruisez ce Temple, en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 19 sq). Saint Jean ajoute : « Lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi et ils crurent à l’Ecriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite ». Nous aussi, le Christ ressuscité nous charge d’en « être les témoins » (cf. Lc 24, 48). Avec Marie, il nous invite à participer à cet acte de rédemption. Dans la situation présente du monde où nous vivons, nous savons que nous sommes les bénéficiaires d’une grâce incommensurable : avoir part à cette promesse faite aux pères, être entré dans cette alliance pour laquelle Dieu a disposé de son peuple et singulièrement de la Vierge Marie. N’a-t-il pas voulu que « depuis la fondation du monde nous soyons les uns et les autres appelés et choisis pour rendre témoignage à son amour » ? (cf. Ep 1, 4). Toute l’histoire du salut est ainsi évoquée ; non pas seulement comme un spectacle devant nos yeux, mais comme un acte dans lequel nous sommes impliqués : la rédemption du monde ici et maintenant, l’ouvre de Dieu en train de s’accomplir en son Fils Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Il est « la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Il n’est pas une forme possible de l’idéal humain. Il n’est pas une expression supérieure de l’homme transfiguré. Il est celui que la Vierge Marie porte dans son sein et qui, Verbe de Dieu fait homme, au jour de la Visitation fait bondir de joie Jean Baptiste dans le sein de sa mère (Lc 1, 41). Il est celui qui est mort, crucifié à Jérusalem, et qui est ressuscité au jour de Pâques. Ses apôtres l’ont vu ; Thomas a touché ses plaies. Il est celui dont le corps livré pour la multitude est la source de Vie qui repose sur nos lèvres et habite notre cour. Il est celui qui nous a donné son Esprit saint. Et nous, nous sommes chrétiens, non seulement en raison des déterminations de l’histoire, des cultures et des civilisations. Nous ne sommes pas chrétiens seulement comme en Asie d’autres sont bouddhistes ou comme ailleurs d’autres sont musulmans. Certes, c’est une ouvre de grâce qui passe par ces conditions de la naissance. Mais Dieu nous a choisis et appelés pour que le mystère de la rédemption s’accomplisse et se déploie dans le temps de l’histoire. La grâce qui vous est donnée d’être disponibles à l’appel du Christ, de rendre témoignage à son amour, en un mot, la mission, n’est donc pas une spécialité parmi d’autres, un choix parmi d’autres offerts à l’Eglise comme certains auront une activité de caractère social, d’autres s’occuperont de loisir, d’éducation, d’autres auront une plus grande sensibilité à tel aspect du christianisme, chacun dans ce grand magasin ecclésial étant attiré par l’article de son choix, faisant de la mission une option toute facultative ! Non ! Car c’est la volonté de Dieu que son serviteur soit dans le monde celui par qui la vie est donnée. Volonté de Dieu que la Vierge Marie accueille et reçoit : « Qu’il me soit fait selon ta Parole », rejoignant d’avance ce que Jésus dira à Gethsémani : « Non pas ma volonté, Père, mais la tienne » (Lc 22, 42), « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Ce consentement à la volonté de Dieu est un enfantement de la liberté humaine par ce mystère d’amour qu’est le mystère de la Croix. Et nous y sommes associés. Pourquoi ? Comment ? Non seulement par le don de notre vie et l’offrande de nous-mêmes, unis au Christ, grâce à l’Esprit qui nous habite et nous rend semblables au Fils ; mais aussi en annonçant ce mystère pour que d’autres naissent à la vie, comme Dieu le veut. Ceux à qui nous annonçons cette Parole et qui l’accueillent, Dieu les a destinés à poursuivre, à leur tour, son ouvre de salut à travers les siècles, les cultures et les nations jusqu’à ce que le Jour du Seigneur soit accompli, avec le Jugement ultime de toutes choses. Il nous échappe et nous n’avons pas à nous en tourmenter. « Ne jugez pas, dit le Seigneur, et Dieu ne vous jugera pas » (Mt 7, 1) ; le Jugement ne vous appartient pas ; c’est Dieu lui-même qui juge et lui seul. « Lorsque Dieu essuiera toute larme de nos yeux » (Ap 7, 17), que « toutes les nations seront rassemblées devant le trône du Fils de l’Homme » (Mt 25, 32), lorsque nous verrons enfin la vérité de toutes les vies humaines, l’histoire de l’humanité nous apparaîtra sous un jour dont nous ne savons rien actuellement, si ce n’est que Dieu est miséricordieux et veut que tous les hommes soient sauvés. Mais il veut aussi que l’homme, dans sa liberté, respecte l’amour pour lequel il est fait, la vérité dont il a faim et dont il doit se rassasier, la beauté de la vie que Dieu en son Fils Jésus est venu lui « donner en abondance » (Jn 10, 10). Disciples de Jésus, nous sommes appelés à être le Christ présent en ce monde et dans l’histoire. Puisque Dieu vous a choisis, personne ne vous remplacera. Là où vous êtes, vous êtes les yeux du Christ, vous êtes les mains du Christ, vous êtes les pieds du Christ, vous êtes la parole du Christ. Nous n’en sommes pas dignes, ni les uns ni les autres. C’est pourquoi il nous faut sans cesse nous convertir et recevoir cette « miséricorde de Dieu qui s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est pourquoi il nous faut sans cesse recourir à l’intercession maternelle de Marie et de l’Eglise qui nous replonge dans ce flux de grâce et nous donne le courage de la foi. Le Christ lui-même est à l’ouvre en tous ceux qui, par la maternité de la Vierge et de l’Eglise, sont enfantés à la vie de Dieu. La fête de l’Assomption de la Vierge Marie n’est que l’anticipation de ce jour ultime auquel nous aurons accès.

En attendant, quelques repères :
La Promesse. « Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ».
La descendance : tous ceux aussi dont Jésus parle au soir de la dernière Cène : « Je ne prie pas seulement pour eux, dit-il, au Père (pensant à ses disciples présents autour de lui), mais pour tous ceux qui croiront en moi grâce à leur parole, grâce à leur témoignage » (Jn 17, 20).
Les témoins : vous et le Christ en vous qui accomplit l’ouvre du salut.

MÉDITATION DU CARD. LUSTIGER: « LA NUIT DU JEUDI SAINT, PRIEZ LA NUIT ! »

7 mai, 2014

http://www.zenit.org/fr/articles/meditation-du-card-lustiger-la-nuit-du-jeudi-saint-priez-la-nuit

MÉDITATION DU CARD. LUSTIGER: « LA NUIT DU JEUDI SAINT, PRIEZ LA NUIT ! »

Extraits publiés sur le site du diocèse de Paris

12 avril 2001

ROME, Jeudi 12 avril 2001 (ZENIT.org) – « En cette anticipation de l´épreuve qui doit venir, désirez que la Passion nous soit douce : d´abord, le Salut reçu ! », invite l´archevêque de Paris, en ce Jeudi Saint.

« Je vous invite à prier les Jours Saints », c´est sous ce titre que les méditations du cardinal Jean-Marie Lustiger sont publiées par le site (http://catholique-paris.cef.fr). Nous reprenons ci-dessous les méditations pour le Jeudi Saint et pour le Vendredi Saint.
L´intégralité du texte est publié dans l´hebdo de l´Eglise de Paris: « Paris-Notre Dame » (Contact: ++ 33 (0)1 56 56 44 11).
La méditation du Jeudi saint s´achève par cette autre invitation: « La nuit du Jeudi Saint, priez la nuit ! »

Le Jeudi Saint
« Le mystère de la croix nous est déjà donné dans sa plénitude puisque le Christ offre et célèbre au Cénacle le sacrifice qu´il va accomplir le lendemain sur la Croix. Vraiment, c´est une bénédiction que l´institution de l´Eucharistie ait lieu avant la Passion. Le Seigneur nous instruit et donne d´abord à son Eglise, constituée par les Douze, la réalité sacramentelle de l´Amour, du pardon, de la Rédemption, le Sacrifice de l´Alliance nouvelle en son sang, avant de les entraîner, à sa suite, dans l´offrande de sa vie par le supplice de la croix. Comment réagirions-nous si nous étions face au Crucifié sans avoir d´abord reçu l´Eucharistie ? Probablement comme les passants qui, regardant la croix, sont pris dans les ténèbres (cf. Luc 23, 44), foudroyés par l´incompréhensible signe dressé entre ciel et terre.
L´attitude spirituelle du Jeudi Saint nous demande d´accepter la bénédiction que représente l´Eucharistie, dans la mémoire de la délivrance d´Israël. Dieu fait naître en nous la joie profonde de l´action de grâce. Demandez alors à Dieu, avec force, la grâce de le bénir dans l´Eucharistie et de recevoir le Corps livré et le Sang versé comme un don de paix, de bénédiction et de réconciliation.
En cette anticipation de l´épreuve qui doit venir, désirez que la Passion nous soit douce : d´abord, le Salut reçu ! Qu´elle nous soit communion et union au Christ, lui qui est « avec nous, tous les jours jusqu´à la fin des temps » (Mt 28, 20). Le mystère eucharistique nous est « transmis », nous dit saint Paul, pour constituer l´Eglise tout au long de l´Histoire.
- Le Christ nous donne son Corps et son Sang, vraie nourriture, vrai breuvage, Pain de Vie, gage de résurrection ultime.
- L´Esprit saisit nos corps mortels, nous donne la Vie, nous transfigure, nous divinise.
Voici, au-delà de notre sensibilité et de ses obscurcissements, le signe et le gage de la Présence du Seigneur donnée à son Eglise et gardée dans son Eglise par son acte liturgique.
Rendez grâce ce jour-là, même si, pour quelque motif que ce soit, votre peine est grande ! Ne vous laissez pas accabler. Avec le Christ, rendez grâce. Epousez l´action de grâce de tout le peuple de Dieu. Laissez-vous porter par cette vague d´action de grâce, par les psaumes du Hallel (113 à 118) que le Christ chante cette nuit-là. Laissez cette action de grâce monter de plus loin que vous et vous porter au-delà de vous-mêmes. Car, à ce moment-là, vous accomplissez le mystère sacerdotal du peuple de Dieu.
Le Jeudi Saint, il vaut la peine de méditer la trahison de Judas. Ne pas prendre ce récit avec horreur, mais comprendre par la foi que cette trahison est le signe déchiffrable de la réalité du péché – infidélité, rupture, division – qui mène le Christ à la Croix. Et, pourtant, Judas n´est pas d´un autre bois que les Onze. Judas demeure pour nous un frère aimé et perdu que nous ne devons pas exécrer. Si Pierre pleure et reçoit la miséricorde, Judas désespère et se détruit. Mais c´est le secret de Dieu de savoir où l´a conduit son désespoir et jusqu´où l´amour du Rédempteur va le chercher. Le Christ l´a aimé et est mort pour lui aussi. Le Christ, descendu aux enfers, a parcouru tous les abîmes de la mort. Judas, brebis perdue, aurait-il le pouvoir de se dérober au Bon Pasteur qui veut le retrouver ? La trahison de Judas nous permet de mesurer la gravité de notre péché, d´éclairer le véritable enjeu de nos choix face à l´amour du Christ. A cet égard, le verset 23 « Et eux (les Douze) se mirent à se demander quel était donc parmi eux celui qui allait faire cela » est remarquable. Tous se jugent donc capables de trahir ! Ils sont moins sûrs d´eux-mêmes que nous.

La nuit du Jeudi Saint, priez la nuit ! »

LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT

11 février, 2014

http://www.paris.catholique.fr/311-20-Le-cardinal-Lustiger-medite.html

LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT

La liturgie du 15 août, pour l’Assomption de la Vierge Marie, nous donne d’entendre l’évangile de la Visitation. A cette occasion, Mgr Lustiger propose aux lecteurs de Paris Notre-Dame une méditation sur le Magnificat de la Vierge Marie. Une bonne manière d’entrer dans ce mystère et surtout dans ce que Dieu nous demande aujourd’hui.

[|"Mon âme exalte le Seigneur ; Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur. Il s’est penché sur son humble servante ; désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles : saint est son Nom". (Lc 1, 46-55)|]

D’abord, nous aurions tort de comprendre ces mots qui nous sont si familiers comme une sorte d’improvisation où la Vierge Marie ferait des confidences sur son état d’esprit. Si vous regardez attentivement votre bible, vous voyez dans la marge une colonne entière de références de citations de l’Ancien Testament. Le langage du Magnificat est totalement biblique. Si vous en aviez le temps, il vaudrait la peine de relire dans la bible ces différents passages et de découvrir pourquoi la Vierge Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d’elle mais qui ont nourri sa prière. C’est elle qui parle d’une manière très personnelle et pourtant c’est la Parole de Dieu qui est sa parole. Nous sommes à l’opposé de l’entreprise poétique quand nous cherchons à dire les choses et à traduire nos sentiments avec une expression neuve et originale. Marie représente le destin le plus singulier dans toute l’histoire de l’humanité, au centre de l’ouvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au jour unique de la Visitation et qu’il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants. Le « je » du Magnificat est celui de Marie. Et par le « je » de Marie, c’est toute l’histoire d’Israël qui nous est rappelée. Le « je » de Marie c’est le « je » de tous les croyants qui l’ont précédée. Mais, le « je » de Marie, c’est aussi le nôtre. Par sa bouche, c’est l’Eglise entière qui parle, l’Eglise concrète constituée « d’âge en âge », de « génération en génération » par ces hommes et ces femmes qui se sont succédés dans l’histoire et dont nous faisons partie. Qui a chanté ce chant ? Marie, une fois ou plusieurs fois, nous n’en savons rien. Mais combien plus, des milliards de fois plus, les générations successives de chrétiens qui ont pris ces mots, en ont reçu une lumière et ont trouvé le sens de leur vie dans ce mystère donné à chacun de nous en Marie. Le Magnificat, loin d’être une projection sur Marie toute seule, nous prend, avec Marie, dans le faisceau lumineux de l’histoire du salut et nous fait entrer dans notre vocation, alors même que nous rendons grâce à Dieu pour l’appel qu’elle a reçu et la grâce qui lui est faite, à elle, pour nous. Enfin, lorsque Marie prononce ces paroles, elle porte Jésus en son sein. Le récit de la Visitation est cet extraordinaire dialogue sans paroles des deux enfants dans le sein de leur mère, enfants-prophètes qui tressaillent de joie l’un à l’égard de l’autre. Les merveilles que chante Marie, elles lui sont d’abord données, en sa chair et son cour. Le Magnificat propose à notre méditation et à notre adoration le plus extrême réalisme de l’Incarnation dans sa condition la plus secrète et la plus fragile. Il nous place devant la réalité charnelle, humaine du Verbe de Dieu fait homme : Dieu lui-même veut se rendre présent parmi nous en celle qui, en ce moment précis de l’histoire du salut, est « la Demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21,3), figure de l’Eglise. Le « je » de Marie, c’est à la fois elle, Marie ; c’est la Parole de Dieu, l’histoire d’Israël, toute l’Eglise. Les merveilles que Dieu fait pour elle sont les merveilles qu’il fait pour nous et pour toute l’humanité appelée à la sainteté. Et ce « je » de Marie est totalement centré sur Dieu. Le sujet du verbe, c’est le Seigneur (« il fit, il s’est penché. Saint est son Nom »). « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». L’idée que nous nous faisons de l’amour dans la culture contemporaine est floue, parfois dévalorisée et réduite à la réalité physique, et souvent marquée par la fragilité, l’inconsistance ou la seule affectivité. Lorsque nous entendons Marie employer ce mot, nous pouvons mettre dessous les synonymes suggérés par les diverses traductions. Son amour, c’est-à-dire sa miséricorde, sa bienveillance, sa tendresse, sa fidélité. « Sur ceux qui le craignent ». Dans la bible, l’expression « les craignant-Dieu » ne recouvre d’aucune façon une crainte d’esclave ou une notion de servitude. Ce n’est ni la peur du gendarme, ni celle du knout, ni celle du surveillant, ni celle du tyran ! La crainte de Dieu, « commencement de la sagesse » dit le livre de La Sagesse, exprime ce qu’un être humain, découvrant Dieu, saisit dans ce vis-à-vis : Dieu est plus grand que lui. La crainte de Dieu (le mot est trompeur en français) n’est pas faite de peur, mais d’un infini et confondant respect devant un amour si grand que nous nous en jugeons indignes et dont cependant nous voulons faire la règle de notre vie. La crainte de Dieu est empreinte non seulement de déférence respectueuse, mais surtout du sentiment de notre propre indignité et de la nécessité pour nous de donner toute notre vie à Dieu, en découvrant ainsi la réalité de Dieu. C’est l’éblouissement de l’amour véritable. Car l’amour véritable n’est pas un amour où on est seul à aimer et dont on se grise de façon narcissique, tel le jeune et beau Narcisse – qui se contemple dans le miroir de l’eau et finit par se noyer dans sa propre image ! « L’amour qui s’étend d’âge en âge » est l’amour du Tout Autre qui se fait tout proche. La crainte de Dieu est l’amour véritable par lequel le vis-à-vis de Dieu et de sa créature est donné comme une grâce. Cette découverte fondamentale d’une telle relation à Dieu est peut-être un des aspects de la grâce du Renouveau [charismatique NDLR], offerte à notre siècle. Siècle souvent de grande sécheresse spirituelle et de profond oubli de la réalité divine, car l’idée chrétienne – la Révélation que le Christ a faite du mystère de Dieu-Amour – s’est effacée devant la puissance grandissante de l’homme. Plus qu’une découverte de l’affectivité ou de la sensibilité, le Renouveau a été, par le don de l’Esprit, la re-découverte, l’irruption de Dieu lui-même en notre siècle qui s’était séparé de Dieu en s’enfermant dans sa propre suffisance. Le Renouveau n’est pas un renouveau fabriqué par l’homme, mais c’est le Renouveau que Dieu opère dans les hommes en les changeant, en se manifestant « à nouveau » à eux, en ouvrant la porte qu’ils ont fermée sur eux-mêmes pour empêcher Dieu. « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est la découverte de Dieu et que Dieu nous aime. Et parce qu’il nous aime, nous pouvons, pauvrement, l’aimer. Notre amour n’est que la réponse à son amour ; il est toujours insuffisant, toujours en deçà ; mais il est notre joie. [| "Déployant la force de son bras, il disperse les superbes ; il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles".|] Toutes ces expressions se trouvent dans l’Ecriture. Souvent on s’étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l’a parfois interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique ! Quels sont ces humbles que Dieu élève ? Et s’agirait-il d’une subversion systématique de l’ordre établi ? En vérité, cette phrase nous pose, aujourd’hui plus que jamais, la question de l’ensemble du projet humain. Quel monde l’homme se construit-il pour lui-même ? Quels sont ces puissants, les superbes, les orgueilleux ? Pour répondre je prendrai comme guide cette parole de Jésus : « Là où est ton trésor, là est ton cour » (Mt 6, 21). Quel est le trésor dans lequel l’homme investit son cour, c’est-à-dire sa liberté ? Le mot « cour » dans la bible dépasse largement les sentiments pour signifier l’intelligence, la capacité de choix, tout ce qui constitue un destin humain. Bref, c’est le choix que l’homme fait de ce à quoi il va consacrer non seulement son temps, son énergie, mais lui-même. Il va s’y donner au point d’être pris entièrement. On en a des exemples multiples à l’échelle de toute une civilisation ou à l’échelle des destins personnels. Prenez un sportif de compétition : l’entraînement est tel qu’il ne fait plus que cela, il est son sport ; c’est la condition de sa réussite. Le tout est de savoir ce qu’on fait de sa vie. Chacun de nous est bien obligé de répondre lorsqu’il se pose lui-même un certain nombre de questions ou lorsque le Seigneur lui en pose ! Rappelez-vous la parabole de Jésus (Lc 12, 16-21) : un homme riche avait accumulé des richesses ; il s’était dit : « Je vais démolir mes greniers pour en construire de plus grands ; j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai : Repose-toi, fais bombance ! » – « Insensé, cette nuit même on te redemandera ta vie et ce que tu as accumulé, qui l’aura ? » Jésus le dit encore d’une autre manière : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Lc 9, 25) ou « Que donnera l’homme qui ait valeur de sa vie, en échange de son âme ? » (Mt 16, 26). Réponse : rien ; elle n’a pas de prix. Prenez une civilisation maintenant. Que sommes-nous en train de construire ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L’univers social dans lequel nous vivons, univers de l’image, de la représentation, des apparences, sur quoi repose-t-il ? Quel univers construisons-nous ? Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle ? D’abord, la fascination du pouvoir jusqu’à la violence la plus extrême ; et le pouvoir engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique – au Burundi, au Rwanda : l’épreuve de ces peuples est terrible ; l’héroïsme des chrétiens qui résistent à cette idole de la violence remplit d’admiration et force le respect. Donc, la volonté de puissance, l’amour de l’argent, la possession des biens, l’ambition de maîtriser la vie. Mais au prix de combien de meurtres ? Combien de gens sacrifiés et de victimes de toute espèce ? Et encore, l’érotisation d’une société, souvent pour des raisons bassement mercantiles. Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les traits d’un paganisme moderne, idolâtrique. Il a pour caractéristique première que l’homme s’investit dans les objets de son désir et en devient prisonnier. Et ce faisant, il entend déployer sa propre suffisance, mais il arrive à la négation de lui-même. C’est l’image de Babel. Alors, quel monde voulons-nous construire ? Ce monde suffit-il à combler le cour de l’homme ? A cette question fondamentale dont nous sommes les témoins, Marie déjà dans son Magnificat répondait par une phrase jugée subversive, nous montrant par toute sa vie le chemin. Pour nous, êtres humains « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu », la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse radicalement l’homme. Nous sommes faits pour Dieu. Non pas comme des esclaves seraient faits pour leur maître ou des outils pour ceux qui les manient. Nous sommes faits pour Dieu comme l’aimé pour celui qui l’aime ; et celui qui aime trouve sa joie dans celui dont il tient la vie. Nous sommes faits pour Dieu. Seul, lui, notre Créateur, notre Père, notre Rédempteur est le terme que nous pouvons proposer à l’ambition humaine. Car seul il correspond à notre désir le plus profond et il nous rend libres à l’égard de tout. Comme l’a écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cour est sans repos tant qu’il ne repose en toi » (en latin : « Fecisti nos ad te, Domine ; et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te »). Ce qu’il faut compléter par « Ama et fac quod vis » : « Aime et fais ce que tu veux ». Les humbles sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir – et de se recevoir – de la main de Dieu. Sinon, toutes choses deviennent périlleuses lorsque l’homme en fait le but exclusif de son existence ; elles se retournent tôt ou tard contre lui. Ainsi en va-t-il du mauvais usage des techniques et du savoir-humain (le courant écologique, pour sa part, le met en évidence) avec leur lot de conséquences néfastes sur l’alimentation, la nature, l’urbanisme, etc. Comme si l’homme abusait de ce qu’il se proposait comme objectif ; comme si, à un moment donné, il ne parvenait plus à maîtriser, dans un juste équilibre, les réalités auxquelles il se consacre ; comme s’il allait toujours au-delà de la limite, au prix d’une destruction de soi-même ; comme s’il était incapable non pas de mesurer exactement son effort, mais de garder la bonne cible. Il croyait trouver une porte, un chemin de liberté et il se heurte à un mur. Il croyait vivre et il se tue. Il croyait construire une société conviviale et il déclenche la haine. Il croyait produire des richesses et il fait des pauvres. Il croyait aimer la vie et il la limite jusqu’à la détruire. Il croyait en la puissance de sa raison et de son intelligence et il tombe dans le mensonge. Il y a une perversion des meilleures choses parce qu’on ne s’en sert pas de la bonne façon ; comme celui qui voudrait se saisir d’un couteau en le prenant par la lame, il se blesserait lui-même. Rien de tout cela n’est Dieu. L’homme se construit des dieux avec des choses qui ne sont pas dignes de lui. Seul Dieu est digne de l’homme parce que c’est Dieu qui nous a faits, je le répète, à son image et à sa ressemblance. Cette humilité de la Vierge Marie qui reconnaît le don de Dieu lui permet de recevoir aussi en ce don toutes les réalités que l’homme, par ailleurs, veut s’approprier. Le monde nous est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes faits pour l’adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien et le bien de nos frères. A partir du moment où nous oublions le Donateur, le don lui-même est perdu. Jésus le dit dans une formule paradoxale : « A celui qui a il sera donné ; à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré » (Mt 13, 12). En perdant le Donateur, nous perdons la réalité humaine, historique, dans laquelle l’homme grandit. Cette strophe du Magnificat nous montre en peu de mots le but de l’existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même temps, elle trace le chemin d’une civilisation où la vie de l’homme trouve sa dimension véritable dans l’accueil de l’amour qui vient de Dieu, qui est Dieu.

[|"Il comble de biens les affamés il renvoie les riches les mains vides".|]

De quelle faim s’agit-il ? De la faim la plus fondamentale comme le suggère la béatitude de Jésus en saint Matthieu (5, 6) : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés ». De quelle justice s’agit-il ? Non seulement de la justice entre tous les hommes, l’équité dans la distribution des biens ou la considération des personnes ; mais de la justice divine : la sainteté même de Dieu qui est la perfection de la vie humaine. La faim qui apparaît en notre siècle est finalement, quoi qu’on en dise, la faim de la vie avec Dieu. Dans le verset précédent, nous avons vu comment la Vierge Marie nous met sur le chemin de la construction d’une société humaine digne de ce nom, avec le combat constant que cela implique de par le choix de nos libertés. Ici, elle nous montre et veut nous faire découvrir l’appétit insatiable de l’homme pour celui qui l’a créé. Ces dernières décennies, nous avons vu une résurgence, une remontée à la conscience commune de l’Occident des recherches de type dit « spirituel ». Alors que notre siècle, avait parié sur une destruction de la religion avec « la mort de Dieu », sur une raison ou une science triomphante qui aurait remplacé toutes les autres sources de comportement. Aujourd’hui, à nouveaux frais, on s’aperçoit avec le foisonnement du « spirituel » que la dimension religieuse fait partie de la condition humaine, que l’homme est un animal à fabriquer du divin ou, plutôt, à diviniser toutes choses. Sous couvert soit de bouddhisme ou de religion orientale, soit de technique psychologique ou de méthode de méditation, beaucoup de nos contemporains se sont engagés sans trop savoir où ils allaient ni pourquoi, si ce n’est en raison de cette recherche intérieure qui les habite. Ils se sont trompés, ceux qui prédisaient que tout cela appartenait à un âge révolu de l’humanité. Au contraire, dans le vide et la sécheresse actuels, l’instinct religieux réapparaît, foisonnant jusqu’à se fabriquer de nouveaux dieux. On a été étonné de la crédulité de certains contemporains face à des inventions fantasmatiques qui comblent leur soif ou leur faim par une nourriture creuse, telle une drogue, qui endort cette faim. Dans certains pays, en particulier de l’Est qui, pendant un demi-siècle, parfois presque un siècle, ont été sous la dure loi d’un athéisme d’Etat et de la persécution de la religion, des peuples entiers ont été dépossédés de leur mémoire et de leurs traditions chrétiennes, comme culture. En raison de cette déculturation de la foi chrétienne, ils sont dans un état de désert inouï. Et on s’aperçoit que dans ce désert calciné les gens se jettent sur n’importe quel substitut et peuvent prendre « des vessies pour des lanternes ». Le Curé d’Ars disait plus cruellement : « Laissez un village sans prêtre, bientôt ils adoreront les bêtes ». Sur de grandes étendues de l’humanité le déracinement de la mémoire chrétienne, au sens de la présence de l’Evangile, peut engendrer une fausse expérience spirituelle qui asservit plus lourdement encore. Il y a là un enjeu capital pour notre mission en ce siècle. En effet, la raison humaine n’est pas suffisante pour fournir un outil critique permettant de discerner entre les idoles qui aliènent, les mensonges qui falsifient comme une drogue le désir de Dieu ou de vie mystique et la rencontre véritable de Dieu. La législation actuelle sur les sectes, telle qu’on la voit s’élaborer pour les pays européens en est la preuve. Vous savez les débats qui existent entre les Etats-Unis et l’Europe à ce sujet ; et, sur ce point, nous ne sommes probablement qu’au début d’une période difficile. Comment distinguer la vraie mystique de la fausse mystique ? Comment reconnaître le véritable chemin qui conduit à découvrir le mystère de Dieu et avancer dans cette direction, au lieu de s’engager dans une impasse pour se repaître d’expériences illusoires qui asservissent l’homme ou le laissent sur sa faim ? Nous savons, nous, que seul Dieu, Vivant et Vrai, est capable de nous désapprendre des idoles et des fausses visions que l’homme se donne à lui-même. Voilà des millénaires que le Seigneur a commencé à faire comprendre la différence entre le vrai prophète et le faux prophète, entre le Dieu vivant et les dieux morts. Voilà des millénaires qu’un croyant a eu l’audace de regarder le sphinx dans le blanc des yeux en lui faisant les cornes et de lui dire avec le psalmiste : « Il a des yeux et il ne voit pas, il a des oreilles et il n’entend pas. Que ceux qui les ont faits leur deviennent semblables » (Ps 115, 5). Il fallait avoir de l’audace et le courage de la foi pour braver ainsi la fascination de ces idoles majestueuses ! Les idoles de notre temps le sont moins et sont moins esthétiquement accomplies que le Sphinx d’Egypte ; mais leur fascination ne s’en exerce pas moins. Alors, le témoignage d’une vie spirituelle forte qui ouvre un vrai chemin de liberté intérieure ; qui humanise en plénitude en nous libérant de nous-mêmes tout en nous donnant le goût de Dieu, l’expérience véritable de la prière qui n’est pas superstitieuse mais nous fait grandir et entrer dans le mystère de Dieu en nous identifiant au Christ (la prière chrétienne n’est rien d’autre que de suivre le Christ), sont le seul chemin pour aider notre monde à trouver sa liberté et la voie qui le mènera à la vérité. Nous sommes responsables en notre temps d’une plus grande exigence spirituelle chrétienne. Précisément parce qu’il existe un foisonnement de revendications ou de demandes spirituelles. Il y a un siècle, dans une atmosphère de rationalisme desséché, on pouvait se dire : toute reconnaissance de la force du religieux est un peu un réconfort pour le croyant. Aujourd’hui, la crédulité est générale et les gens risquent de prendre n’importe quoi pour argent comptant, fût-ce les superstitions les plus grossières ; regardez la place que les horoscopes occupent dans l’univers médiatique ! Pensez à l’imaginaire de la science-fiction. Beaucoup de jeunes, parmi les moins armés et les moins éduqués à l’esprit critique, le prennent pour un intermédiaire presque réel. On est très loin des contes de fées d’autrefois avec toute l’extension de l’image virtuelle ! Il y a là une fascination et une perversion de la liberté humaine. Certes, le travail de la raison consiste à dire : ne prenez pas des vessies pour des lanternes, car, pour parler comme le psalmiste : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. ». Mais la vraie réponse au problème actuel est de montrer où est la Vie. Et comment montre-t-on où est la Vie ? En vivant. Comment montre-t-on où est Dieu ? En priant. Comment l’amour de Dieu se fait-il découvrir ? En rendant témoignage de l’amour qu’il nous porte et en commençant à l’aimer ; en entrant dans cette grâce qui nous est faite d’être « rassasiés de son amour ». Car « Il comble de bien les affamés » chante Marie. La faim de l’homme est rassasiée. Tandis que Jésus promettra à ses disciples : « Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif. Celui qui mangera de ce Pain que je lui donnerai vivra pour l’éternité ; il aura en lui la vie éternelle » (Jn 6, 35. 58). Cette nourriture divine est Dieu lui-même. Nous devons à nos frères contemporains ce témoignage qui seul peut les libérer.

[|"Il relève Israël, son serviteur il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa race à jamais".|]

« Israël, son serviteur ». Déjà lorsque Marie répond à l’Ange de l’Annonciation qu’elle est « la servante du Seigneur », « son humble servante » dans le Magnificat, ce mot éveille immédiatement en résonance le « Serviteur » tel qu’Isaïe le décrit, à la fois Israël, un peuple, et le Messie, « le » Serviteur souffrant dont il est écrit : « C’était nos souffrances qu’il portait, nos péchés dont il était accablé. Nous le croyions châtié, humilié, mais il nous apportait la rédemption, la libération et la guérison » (cf. Is 53, 4-5). C’est Jésus, Fils de Dieu, fils d’Abraham, fils de David, qui a pris chair dans le sein de la Vierge Marie ; c’est Jésus dans sa réalité historique et singulière qui est l’objet de l’action de grâce de Marie. Mais, en même temps, elle nous met sur la voie de notre propre Magnificat. Car, dire « qu’il relève Israël son serviteur, qu’il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères », c’est évoquer la résurrection du Seigneur, avant même que Marie ne puisse le savoir ou le pressentir. Le « relevé d’entre les morts » est le secret ultime que le Christ confiera à ses apôtres, lors de la purification du Temple : « Détruisez ce Temple, en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 19 sq). Saint Jean ajoute : « Lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi et ils crurent à l’Ecriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite ». Nous aussi, le Christ ressuscité nous charge d’en « être les témoins » (cf. Lc 24, 48). Avec Marie, il nous invite à participer à cet acte de rédemption. Dans la situation présente du monde où nous vivons, nous savons que nous sommes les bénéficiaires d’une grâce incommensurable : avoir part à cette promesse faite aux pères, être entré dans cette alliance pour laquelle Dieu a disposé de son peuple et singulièrement de la Vierge Marie. N’a-t-il pas voulu que « depuis la fondation du monde nous soyons les uns et les autres appelés et choisis pour rendre témoignage à son amour » ? (cf. Ep 1, 4). Toute l’histoire du salut est ainsi évoquée ; non pas seulement comme un spectacle devant nos yeux, mais comme un acte dans lequel nous sommes impliqués : la rédemption du monde ici et maintenant, l’ouvre de Dieu en train de s’accomplir en son Fils Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Il est « la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Il n’est pas une forme possible de l’idéal humain. Il n’est pas une expression supérieure de l’homme transfiguré. Il est celui que la Vierge Marie porte dans son sein et qui, Verbe de Dieu fait homme, au jour de la Visitation fait bondir de joie Jean Baptiste dans le sein de sa mère (Lc 1, 41). Il est celui qui est mort, crucifié à Jérusalem, et qui est ressuscité au jour de Pâques. Ses apôtres l’ont vu ; Thomas a touché ses plaies. Il est celui dont le corps livré pour la multitude est la source de Vie qui repose sur nos lèvres et habite notre cour. Il est celui qui nous a donné son Esprit saint. Et nous, nous sommes chrétiens, non seulement en raison des déterminations de l’histoire, des cultures et des civilisations. Nous ne sommes pas chrétiens seulement comme en Asie d’autres sont bouddhistes ou comme ailleurs d’autres sont musulmans. Certes, c’est une ouvre de grâce qui passe par ces conditions de la naissance. Mais Dieu nous a choisis et appelés pour que le mystère de la rédemption s’accomplisse et se déploie dans le temps de l’histoire. La grâce qui vous est donnée d’être disponibles à l’appel du Christ, de rendre témoignage à son amour, en un mot, la mission, n’est donc pas une spécialité parmi d’autres, un choix parmi d’autres offerts à l’Eglise comme certains auront une activité de caractère social, d’autres s’occuperont de loisir, d’éducation, d’autres auront une plus grande sensibilité à tel aspect du christianisme, chacun dans ce grand magasin ecclésial étant attiré par l’article de son choix, faisant de la mission une option toute facultative ! Non ! Car c’est la volonté de Dieu que son serviteur soit dans le monde celui par qui la vie est donnée. Volonté de Dieu que la Vierge Marie accueille et reçoit : « Qu’il me soit fait selon ta Parole », rejoignant d’avance ce que Jésus dira à Gethsémani : « Non pas ma volonté, Père, mais la tienne » (Lc 22, 42), « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Ce consentement à la volonté de Dieu est un enfantement de la liberté humaine par ce mystère d’amour qu’est le mystère de la Croix. Et nous y sommes associés. Pourquoi ? Comment ? Non seulement par le don de notre vie et l’offrande de nous-mêmes, unis au Christ, grâce à l’Esprit qui nous habite et nous rend semblables au Fils ; mais aussi en annonçant ce mystère pour que d’autres naissent à la vie, comme Dieu le veut. Ceux à qui nous annonçons cette Parole et qui l’accueillent, Dieu les a destinés à poursuivre, à leur tour, son ouvre de salut à travers les siècles, les cultures et les nations jusqu’à ce que le Jour du Seigneur soit accompli, avec le Jugement ultime de toutes choses. Il nous échappe et nous n’avons pas à nous en tourmenter. « Ne jugez pas, dit le Seigneur, et Dieu ne vous jugera pas » (Mt 7, 1) ; le Jugement ne vous appartient pas ; c’est Dieu lui-même qui juge et lui seul. « Lorsque Dieu essuiera toute larme de nos yeux » (Ap 7, 17), que « toutes les nations seront rassemblées devant le trône du Fils de l’Homme » (Mt 25, 32), lorsque nous verrons enfin la vérité de toutes les vies humaines, l’histoire de l’humanité nous apparaîtra sous un jour dont nous ne savons rien actuellement, si ce n’est que Dieu est miséricordieux et veut que tous les hommes soient sauvés. Mais il veut aussi que l’homme, dans sa liberté, respecte l’amour pour lequel il est fait, la vérité dont il a faim et dont il doit se rassasier, la beauté de la vie que Dieu en son Fils Jésus est venu lui « donner en abondance » (Jn 10, 10). Disciples de Jésus, nous sommes appelés à être le Christ présent en ce monde et dans l’histoire. Puisque Dieu vous a choisis, personne ne vous remplacera. Là où vous êtes, vous êtes les yeux du Christ, vous êtes les mains du Christ, vous êtes les pieds du Christ, vous êtes la parole du Christ. Nous n’en sommes pas dignes, ni les uns ni les autres. C’est pourquoi il nous faut sans cesse nous convertir et recevoir cette « miséricorde de Dieu qui s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est pourquoi il nous faut sans cesse recourir à l’intercession maternelle de Marie et de l’Eglise qui nous replonge dans ce flux de grâce et nous donne le courage de la foi. Le Christ lui-même est à l’ouvre en tous ceux qui, par la maternité de la Vierge et de l’Eglise, sont enfantés à la vie de Dieu. La fête de l’Assomption de la Vierge Marie n’est que l’anticipation de ce jour ultime auquel nous aurons accès.

En attendant, quelques repères : La Promesse. « Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ». La descendance : tous ceux aussi dont Jésus parle au soir de la dernière Cène : « Je ne prie pas seulement pour eux, dit-il, au Père (pensant à ses disciples présents autour de lui), mais pour tous ceux qui croiront en moi grâce à leur parole, grâce à leur témoignage » (Jn 17, 20). Les témoins : vous et le Christ en vous qui accomplit l’ouvre du salut.

LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT

5 janvier, 2014

http://www.paris.catholique.fr/311-20-Le-cardinal-Lustiger-medite.html

LE CARDINAL LUSTIGER MÉDITE LE MAGNIFICAT

La liturgie du 15 août, pour l’Assomption de la Vierge Marie, nous donne d’entendre l’évangile de la Visitation. A cette occasion, Mgr Lustiger propose aux lecteurs de Paris Notre-Dame une méditation sur le Magnificat de la Vierge Marie. Une bonne manière d’entrer dans ce mystère et surtout dans ce que Dieu nous demande aujourd’hui.

[| »Mon âme exalte le Seigneur ;
Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur.
Il s’est penché sur son humble servante ;
désormais tous les âges me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles : saint est son Nom ». (Lc 1, 46-55)|]

D’abord, nous aurions tort de comprendre ces mots qui nous sont si familiers comme une sorte d’improvisation où la Vierge Marie ferait des confidences sur son état d’esprit. Si vous regardez attentivement votre bible, vous voyez dans la marge une colonne entière de références de citations de l’Ancien Testament. Le langage du Magnificat est totalement biblique. Si vous en aviez le temps, il vaudrait la peine de relire dans la bible ces différents passages et de découvrir pourquoi la Vierge Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d’elle mais qui ont nourri sa prière. C’est elle qui parle d’une manière très personnelle et pourtant c’est la Parole de Dieu qui est sa parole. Nous sommes à l’opposé de l’entreprise poétique quand nous cherchons à dire les choses et à traduire nos sentiments avec une expression neuve et originale. Marie représente le destin le plus singulier dans toute l’histoire de l’humanité, au centre de l’ouvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au jour unique de la Visitation et qu’il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants. Le « je » du Magnificat est celui de Marie. Et par le « je » de Marie, c’est toute l’histoire d’Israël qui nous est rappelée. Le « je » de Marie c’est le « je » de tous les croyants qui l’ont précédée. Mais, le « je » de Marie, c’est aussi le nôtre. Par sa bouche, c’est l’Eglise entière qui parle, l’Eglise concrète constituée « d’âge en âge », de « génération en génération » par ces hommes et ces femmes qui se sont succédés dans l’histoire et dont nous faisons partie. Qui a chanté ce chant ? Marie, une fois ou plusieurs fois, nous n’en savons rien. Mais combien plus, des milliards de fois plus, les générations successives de chrétiens qui ont pris ces mots, en ont reçu une lumière et ont trouvé le sens de leur vie dans ce mystère donné à chacun de nous en Marie. Le Magnificat, loin d’être une projection sur Marie toute seule, nous prend, avec Marie, dans le faisceau lumineux de l’histoire du salut et nous fait entrer dans notre vocation, alors même que nous rendons grâce à Dieu pour l’appel qu’elle a reçu et la grâce qui lui est faite, à elle, pour nous. Enfin, lorsque Marie prononce ces paroles, elle porte Jésus en son sein. Le récit de la Visitation est cet extraordinaire dialogue sans paroles des deux enfants dans le sein de leur mère, enfants-prophètes qui tressaillent de joie l’un à l’égard de l’autre. Les merveilles que chante Marie, elles lui sont d’abord données, en sa chair et son cour. Le Magnificat propose à notre méditation et à notre adoration le plus extrême réalisme de l’Incarnation dans sa condition la plus secrète et la plus fragile. Il nous place devant la réalité charnelle, humaine du Verbe de Dieu fait homme : Dieu lui-même veut se rendre présent parmi nous en celle qui, en ce moment précis de l’histoire du salut, est « la Demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21,3), figure de l’Eglise. Le « je » de Marie, c’est à la fois elle, Marie ; c’est la Parole de Dieu, l’histoire d’Israël, toute l’Eglise. Les merveilles que Dieu fait pour elle sont les merveilles qu’il fait pour nous et pour toute l’humanité appelée à la sainteté. Et ce « je » de Marie est totalement centré sur Dieu. Le sujet du verbe, c’est le Seigneur (« il fit, il s’est penché. Saint est son Nom »).

« Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». L’idée que nous nous faisons de l’amour dans la culture contemporaine est floue, parfois dévalorisée et réduite à la réalité physique, et souvent marquée par la fragilité, l’inconsistance ou la seule affectivité. Lorsque nous entendons Marie employer ce mot, nous pouvons mettre dessous les synonymes suggérés par les diverses traductions. Son amour, c’est-à-dire sa miséricorde, sa bienveillance, sa tendresse, sa fidélité. « Sur ceux qui le craignent ». Dans la bible, l’expression « les craignant-Dieu » ne recouvre d’aucune façon une crainte d’esclave ou une notion de servitude. Ce n’est ni la peur du gendarme, ni celle du knout, ni celle du surveillant, ni celle du tyran ! La crainte de Dieu, « commencement de la sagesse » dit le livre de La Sagesse, exprime ce qu’un être humain, découvrant Dieu, saisit dans ce vis-à-vis : Dieu est plus grand que lui. La crainte de Dieu (le mot est trompeur en français) n’est pas faite de peur, mais d’un infini et confondant respect devant un amour si grand que nous nous en jugeons indignes et dont cependant nous voulons faire la règle de notre vie. La crainte de Dieu est empreinte non seulement de déférence respectueuse, mais surtout du sentiment de notre propre indignité et de la nécessité pour nous de donner toute notre vie à Dieu, en découvrant ainsi la réalité de Dieu. C’est l’éblouissement de l’amour véritable. Car l’amour véritable n’est pas un amour où on est seul à aimer et dont on se grise de façon narcissique, tel le jeune et beau Narcisse – qui se contemple dans le miroir de l’eau et finit par se noyer dans sa propre image ! « L’amour qui s’étend d’âge en âge » est l’amour du Tout Autre qui se fait tout proche. La crainte de Dieu est l’amour véritable par lequel le vis-à-vis de Dieu et de sa créature est donné comme une grâce. Cette découverte fondamentale d’une telle relation à Dieu est peut-être un des aspects de la grâce du Renouveau [charismatique NDLR], offerte à notre siècle. Siècle souvent de grande sécheresse spirituelle et de profond oubli de la réalité divine, car l’idée chrétienne – la Révélation que le Christ a faite du mystère de Dieu-Amour – s’est effacée devant la puissance grandissante de l’homme. Plus qu’une découverte de l’affectivité ou de la sensibilité, le Renouveau a été, par le don de l’Esprit, la re-découverte, l’irruption de Dieu lui-même en notre siècle qui s’était séparé de Dieu en s’enfermant dans sa propre suffisance. Le Renouveau n’est pas un renouveau fabriqué par l’homme, mais c’est le Renouveau que Dieu opère dans les hommes en les changeant, en se manifestant « à nouveau » à eux, en ouvrant la porte qu’ils ont fermée sur eux-mêmes pour empêcher Dieu. « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est la découverte de Dieu et que Dieu nous aime. Et parce qu’il nous aime, nous pouvons, pauvrement, l’aimer. Notre amour n’est que la réponse à son amour ; il est toujours insuffisant, toujours en deçà ; mais il est notre joie.

[|
« Déployant la force de son bras,
il disperse les superbes ;
il renverse les puissants de leur trône,
il élève les humbles ».|]

Toutes ces expressions se trouvent dans l’Ecriture. Souvent on s’étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l’a parfois interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique ! Quels sont ces humbles que Dieu élève ? Et s’agirait-il d’une subversion systématique de l’ordre établi ? En vérité, cette phrase nous pose, aujourd’hui plus que jamais, la question de l’ensemble du projet humain. Quel monde l’homme se construit-il pour lui-même ? Quels sont ces puissants, les superbes, les orgueilleux ? Pour répondre je prendrai comme guide cette parole de Jésus : « Là où est ton trésor, là est ton cour » (Mt 6, 21). Quel est le trésor dans lequel l’homme investit son cour, c’est-à-dire sa liberté ? Le mot « cour » dans la bible dépasse largement les sentiments pour signifier l’intelligence, la capacité de choix, tout ce qui constitue un destin humain. Bref, c’est le choix que l’homme fait de ce à quoi il va consacrer non seulement son temps, son énergie, mais lui-même. Il va s’y donner au point d’être pris entièrement. On en a des exemples multiples à l’échelle de toute une civilisation ou à l’échelle des destins personnels. Prenez un sportif de compétition : l’entraînement est tel qu’il ne fait plus que cela, il est son sport ; c’est la condition de sa réussite. Le tout est de savoir ce qu’on fait de sa vie. Chacun de nous est bien obligé de répondre lorsqu’il se pose lui-même un certain nombre de questions ou lorsque le Seigneur lui en pose ! Rappelez-vous la parabole de Jésus (Lc 12, 16-21) : un homme riche avait accumulé des richesses ; il s’était dit : « Je vais démolir mes greniers pour en construire de plus grands ; j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai : Repose-toi, fais bombance ! » – « Insensé, cette nuit même on te redemandera ta vie et ce que tu as accumulé, qui l’aura ? » Jésus le dit encore d’une autre manière : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Lc 9, 25) ou « Que donnera l’homme qui ait valeur de sa vie, en échange de son âme ? » (Mt 16, 26). Réponse : rien ; elle n’a pas de prix. Prenez une civilisation maintenant. Que sommes-nous en train de construire ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L’univers social dans lequel nous vivons, univers de l’image, de la représentation, des apparences, sur quoi repose-t-il ? Quel univers construisons-nous ? Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle ? D’abord, la fascination du pouvoir jusqu’à la violence la plus extrême ; et le pouvoir engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique – au Burundi, au Rwanda : l’épreuve de ces peuples est terrible ; l’héroïsme des chrétiens qui résistent à cette idole de la violence remplit d’admiration et force le respect. Donc, la volonté de puissance, l’amour de l’argent, la possession des biens, l’ambition de maîtriser la vie. Mais au prix de combien de meurtres ? Combien de gens sacrifiés et de victimes de toute espèce ? Et encore, l’érotisation d’une société, souvent pour des raisons bassement mercantiles. Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les traits d’un paganisme moderne, idolâtrique. Il a pour caractéristique première que l’homme s’investit dans les objets de son désir et en devient prisonnier. Et ce faisant, il entend déployer sa propre suffisance, mais il arrive à la négation de lui-même. C’est l’image de Babel. Alors, quel monde voulons-nous construire ? Ce monde suffit-il à combler le cour de l’homme ? A cette question fondamentale dont nous sommes les témoins, Marie déjà dans son Magnificat répondait par une phrase jugée subversive, nous montrant par toute sa vie le chemin. Pour nous, êtres humains « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu », la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse radicalement l’homme. Nous sommes faits pour Dieu. Non pas comme des esclaves seraient faits pour leur maître ou des outils pour ceux qui les manient. Nous sommes faits pour Dieu comme l’aimé pour celui qui l’aime ; et celui qui aime trouve sa joie dans celui dont il tient la vie. Nous sommes faits pour Dieu. Seul, lui, notre Créateur, notre Père, notre Rédempteur est le terme que nous pouvons proposer à l’ambition humaine. Car seul il correspond à notre désir le plus profond et il nous rend libres à l’égard de tout. Comme l’a écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cour est sans repos tant qu’il ne repose en toi » (en latin : « Fecisti nos ad te, Domine ; et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te »). Ce qu’il faut compléter par « Ama et fac quod vis » : « Aime et fais ce que tu veux ». Les humbles sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir – et de se recevoir – de la main de Dieu. Sinon, toutes choses deviennent périlleuses lorsque l’homme en fait le but exclusif de son existence ; elles se retournent tôt ou tard contre lui. Ainsi en va-t-il du mauvais usage des techniques et du savoir-humain (le courant écologique, pour sa part, le met en évidence) avec leur lot de conséquences néfastes sur l’alimentation, la nature, l’urbanisme, etc. Comme si l’homme abusait de ce qu’il se proposait comme objectif ; comme si, à un moment donné, il ne parvenait plus à maîtriser, dans un juste équilibre, les réalités auxquelles il se consacre ; comme s’il allait toujours au-delà de la limite, au prix d’une destruction de soi-même ; comme s’il était incapable non pas de mesurer exactement son effort, mais de garder la bonne cible. Il croyait trouver une porte, un chemin de liberté et il se heurte à un mur. Il croyait vivre et il se tue. Il croyait construire une société conviviale et il déclenche la haine. Il croyait produire des richesses et il fait des pauvres. Il croyait aimer la vie et il la limite jusqu’à la détruire. Il croyait en la puissance de sa raison et de son intelligence et il tombe dans le mensonge. Il y a une perversion des meilleures choses parce qu’on ne s’en sert pas de la bonne façon ; comme celui qui voudrait se saisir d’un couteau en le prenant par la lame, il se blesserait lui-même. Rien de tout cela n’est Dieu. L’homme se construit des dieux avec des choses qui ne sont pas dignes de lui. Seul Dieu est digne de l’homme parce que c’est Dieu qui nous a faits, je le répète, à son image et à sa ressemblance. Cette humilité de la Vierge Marie qui reconnaît le don de Dieu lui permet de recevoir aussi en ce don toutes les réalités que l’homme, par ailleurs, veut s’approprier. Le monde nous est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes faits pour l’adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien et le bien de nos frères. A partir du moment où nous oublions le Donateur, le don lui-même est perdu. Jésus le dit dans une formule paradoxale : « A celui qui a il sera donné ; à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré » (Mt 13, 12). En perdant le Donateur, nous perdons la réalité humaine, historique, dans laquelle l’homme grandit. Cette strophe du Magnificat nous montre en peu de mots le but de l’existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même temps, elle trace le chemin d’une civilisation où la vie de l’homme trouve sa dimension véritable dans l’accueil de l’amour qui vient de Dieu, qui est Dieu.

[| »Il comble de biens les affamés
il renvoie les riches
les mains vides ».|]

De quelle faim s’agit-il ? De la faim la plus fondamentale comme le suggère la béatitude de Jésus en saint Matthieu (5, 6) : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés ». De quelle justice s’agit-il ? Non seulement de la justice entre tous les hommes, l’équité dans la distribution des biens ou la considération des personnes ; mais de la justice divine : la sainteté même de Dieu qui est la perfection de la vie humaine. La faim qui apparaît en notre siècle est finalement, quoi qu’on en dise, la faim de la vie avec Dieu. Dans le verset précédent, nous avons vu comment la Vierge Marie nous met sur le chemin de la construction d’une société humaine digne de ce nom, avec le combat constant que cela implique de par le choix de nos libertés. Ici, elle nous montre et veut nous faire découvrir l’appétit insatiable de l’homme pour celui qui l’a créé. Ces dernières décennies, nous avons vu une résurgence, une remontée à la conscience commune de l’Occident des recherches de type dit « spirituel ». Alors que notre siècle, avait parié sur une destruction de la religion avec « la mort de Dieu », sur une raison ou une science triomphante qui aurait remplacé toutes les autres sources de comportement. Aujourd’hui, à nouveaux frais, on s’aperçoit avec le foisonnement du « spirituel » que la dimension religieuse fait partie de la condition humaine, que l’homme est un animal à fabriquer du divin ou, plutôt, à diviniser toutes choses. Sous couvert soit de bouddhisme ou de religion orientale, soit de technique psychologique ou de méthode de méditation, beaucoup de nos contemporains se sont engagés sans trop savoir où ils allaient ni pourquoi, si ce n’est en raison de cette recherche intérieure qui les habite. Ils se sont trompés, ceux qui prédisaient que tout cela appartenait à un âge révolu de l’humanité. Au contraire, dans le vide et la sécheresse actuels, l’instinct religieux réapparaît, foisonnant jusqu’à se fabriquer de nouveaux dieux. On a été étonné de la crédulité de certains contemporains face à des inventions fantasmatiques qui comblent leur soif ou leur faim par une nourriture creuse, telle une drogue, qui endort cette faim. Dans certains pays, en particulier de l’Est qui, pendant un demi-siècle, parfois presque un siècle, ont été sous la dure loi d’un athéisme d’Etat et de la persécution de la religion, des peuples entiers ont été dépossédés de leur mémoire et de leurs traditions chrétiennes, comme culture. En raison de cette déculturation de la foi chrétienne, ils sont dans un état de désert inouï. Et on s’aperçoit que dans ce désert calciné les gens se jettent sur n’importe quel substitut et peuvent prendre « des vessies pour des lanternes ». Le Curé d’Ars disait plus cruellement : « Laissez un village sans prêtre, bientôt ils adoreront les bêtes ». Sur de grandes étendues de l’humanité le déracinement de la mémoire chrétienne, au sens de la présence de l’Evangile, peut engendrer une fausse expérience spirituelle qui asservit plus lourdement encore. Il y a là un enjeu capital pour notre mission en ce siècle. En effet, la raison humaine n’est pas suffisante pour fournir un outil critique permettant de discerner entre les idoles qui aliènent, les mensonges qui falsifient comme une drogue le désir de Dieu ou de vie mystique et la rencontre véritable de Dieu. La législation actuelle sur les sectes, telle qu’on la voit s’élaborer pour les pays européens en est la preuve. Vous savez les débats qui existent entre les Etats-Unis et l’Europe à ce sujet ; et, sur ce point, nous ne sommes probablement qu’au début d’une période difficile. Comment distinguer la vraie mystique de la fausse mystique ? Comment reconnaître le véritable chemin qui conduit à découvrir le mystère de Dieu et avancer dans cette direction, au lieu de s’engager dans une impasse pour se repaître d’expériences illusoires qui asservissent l’homme ou le laissent sur sa faim ? Nous savons, nous, que seul Dieu, Vivant et Vrai, est capable de nous désapprendre des idoles et des fausses visions que l’homme se donne à lui-même. Voilà des millénaires que le Seigneur a commencé à faire comprendre la différence entre le vrai prophète et le faux prophète, entre le Dieu vivant et les dieux morts. Voilà des millénaires qu’un croyant a eu l’audace de regarder le sphinx dans le blanc des yeux en lui faisant les cornes et de lui dire avec le psalmiste : « Il a des yeux et il ne voit pas, il a des oreilles et il n’entend pas. Que ceux qui les ont faits leur deviennent semblables » (Ps 115, 5). Il fallait avoir de l’audace et le courage de la foi pour braver ainsi la fascination de ces idoles majestueuses ! Les idoles de notre temps le sont moins et sont moins esthétiquement accomplies que le Sphinx d’Egypte ; mais leur fascination ne s’en exerce pas moins. Alors, le témoignage d’une vie spirituelle forte qui ouvre un vrai chemin de liberté intérieure ; qui humanise en plénitude en nous libérant de nous-mêmes tout en nous donnant le goût de Dieu, l’expérience véritable de la prière qui n’est pas superstitieuse mais nous fait grandir et entrer dans le mystère de Dieu en nous identifiant au Christ (la prière chrétienne n’est rien d’autre que de suivre le Christ), sont le seul chemin pour aider notre monde à trouver sa liberté et la voie qui le mènera à la vérité. Nous sommes responsables en notre temps d’une plus grande exigence spirituelle chrétienne. Précisément parce qu’il existe un foisonnement de revendications ou de demandes spirituelles. Il y a un siècle, dans une atmosphère de rationalisme desséché, on pouvait se dire : toute reconnaissance de la force du religieux est un peu un réconfort pour le croyant. Aujourd’hui, la crédulité est générale et les gens risquent de prendre n’importe quoi pour argent comptant, fût-ce les superstitions les plus grossières ; regardez la place que les horoscopes occupent dans l’univers médiatique ! Pensez à l’imaginaire de la science-fiction. Beaucoup de jeunes, parmi les moins armés et les moins éduqués à l’esprit critique, le prennent pour un intermédiaire presque réel. On est très loin des contes de fées d’autrefois avec toute l’extension de l’image virtuelle ! Il y a là une fascination et une perversion de la liberté humaine. Certes, le travail de la raison consiste à dire : ne prenez pas des vessies pour des lanternes, car, pour parler comme le psalmiste : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. ». Mais la vraie réponse au problème actuel est de montrer où est la Vie. Et comment montre-t-on où est la Vie ? En vivant. Comment montre-t-on où est Dieu ? En priant. Comment l’amour de Dieu se fait-il découvrir ? En rendant témoignage de l’amour qu’il nous porte et en commençant à l’aimer ; en entrant dans cette grâce qui nous est faite d’être « rassasiés de son amour ». Car « Il comble de bien les affamés » chante Marie. La faim de l’homme est rassasiée. Tandis que Jésus promettra à ses disciples : « Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif. Celui qui mangera de ce Pain que je lui donnerai vivra pour l’éternité ; il aura en lui la vie éternelle » (Jn 6, 35. 58). Cette nourriture divine est Dieu lui-même. Nous devons à nos frères contemporains ce témoignage qui seul peut les libérer.

[| »Il relève Israël, son serviteur
il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères
en faveur d’Abraham
et de sa race à jamais ».|]

« Israël, son serviteur ». Déjà lorsque Marie répond à l’Ange de l’Annonciation qu’elle est « la servante du Seigneur », « son humble servante » dans le Magnificat, ce mot éveille immédiatement en résonance le « Serviteur » tel qu’Isaïe le décrit, à la fois Israël, un peuple, et le Messie, « le » Serviteur souffrant dont il est écrit : « C’était nos souffrances qu’il portait, nos péchés dont il était accablé. Nous le croyions châtié, humilié, mais il nous apportait la rédemption, la libération et la guérison » (cf. Is 53, 4-5). C’est Jésus, Fils de Dieu, fils d’Abraham, fils de David, qui a pris chair dans le sein de la Vierge Marie ; c’est Jésus dans sa réalité historique et singulière qui est l’objet de l’action de grâce de Marie. Mais, en même temps, elle nous met sur la voie de notre propre Magnificat. Car, dire « qu’il relève Israël son serviteur, qu’il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères », c’est évoquer la résurrection du Seigneur, avant même que Marie ne puisse le savoir ou le pressentir. Le « relevé d’entre les morts » est le secret ultime que le Christ confiera à ses apôtres, lors de la purification du Temple : « Détruisez ce Temple, en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 19 sq). Saint Jean ajoute : « Lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi et ils crurent à l’Ecriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite ». Nous aussi, le Christ ressuscité nous charge d’en « être les témoins » (cf. Lc 24, 48). Avec Marie, il nous invite à participer à cet acte de rédemption. Dans la situation présente du monde où nous vivons, nous savons que nous sommes les bénéficiaires d’une grâce incommensurable : avoir part à cette promesse faite aux pères, être entré dans cette alliance pour laquelle Dieu a disposé de son peuple et singulièrement de la Vierge Marie. N’a-t-il pas voulu que « depuis la fondation du monde nous soyons les uns et les autres appelés et choisis pour rendre témoignage à son amour » ? (cf. Ep 1, 4). Toute l’histoire du salut est ainsi évoquée ; non pas seulement comme un spectacle devant nos yeux, mais comme un acte dans lequel nous sommes impliqués : la rédemption du monde ici et maintenant, l’ouvre de Dieu en train de s’accomplir en son Fils Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Il est « la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Il n’est pas une forme possible de l’idéal humain. Il n’est pas une expression supérieure de l’homme transfiguré. Il est celui que la Vierge Marie porte dans son sein et qui, Verbe de Dieu fait homme, au jour de la Visitation fait bondir de joie Jean Baptiste dans le sein de sa mère (Lc 1, 41). Il est celui qui est mort, crucifié à Jérusalem, et qui est ressuscité au jour de Pâques. Ses apôtres l’ont vu ; Thomas a touché ses plaies. Il est celui dont le corps livré pour la multitude est la source de Vie qui repose sur nos lèvres et habite notre cour. Il est celui qui nous a donné son Esprit saint. Et nous, nous sommes chrétiens, non seulement en raison des déterminations de l’histoire, des cultures et des civilisations. Nous ne sommes pas chrétiens seulement comme en Asie d’autres sont bouddhistes ou comme ailleurs d’autres sont musulmans. Certes, c’est une ouvre de grâce qui passe par ces conditions de la naissance. Mais Dieu nous a choisis et appelés pour que le mystère de la rédemption s’accomplisse et se déploie dans le temps de l’histoire. La grâce qui vous est donnée d’être disponibles à l’appel du Christ, de rendre témoignage à son amour, en un mot, la mission, n’est donc pas une spécialité parmi d’autres, un choix parmi d’autres offerts à l’Eglise comme certains auront une activité de caractère social, d’autres s’occuperont de loisir, d’éducation, d’autres auront une plus grande sensibilité à tel aspect du christianisme, chacun dans ce grand magasin ecclésial étant attiré par l’article de son choix, faisant de la mission une option toute facultative ! Non ! Car c’est la volonté de Dieu que son serviteur soit dans le monde celui par qui la vie est donnée. Volonté de Dieu que la Vierge Marie accueille et reçoit : « Qu’il me soit fait selon ta Parole », rejoignant d’avance ce que Jésus dira à Gethsémani : « Non pas ma volonté, Père, mais la tienne » (Lc 22, 42), « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Ce consentement à la volonté de Dieu est un enfantement de la liberté humaine par ce mystère d’amour qu’est le mystère de la Croix. Et nous y sommes associés. Pourquoi ? Comment ? Non seulement par le don de notre vie et l’offrande de nous-mêmes, unis au Christ, grâce à l’Esprit qui nous habite et nous rend semblables au Fils ; mais aussi en annonçant ce mystère pour que d’autres naissent à la vie, comme Dieu le veut. Ceux à qui nous annonçons cette Parole et qui l’accueillent, Dieu les a destinés à poursuivre, à leur tour, son ouvre de salut à travers les siècles, les cultures et les nations jusqu’à ce que le Jour du Seigneur soit accompli, avec le Jugement ultime de toutes choses. Il nous échappe et nous n’avons pas à nous en tourmenter. « Ne jugez pas, dit le Seigneur, et Dieu ne vous jugera pas » (Mt 7, 1) ; le Jugement ne vous appartient pas ; c’est Dieu lui-même qui juge et lui seul. « Lorsque Dieu essuiera toute larme de nos yeux » (Ap 7, 17), que « toutes les nations seront rassemblées devant le trône du Fils de l’Homme » (Mt 25, 32), lorsque nous verrons enfin la vérité de toutes les vies humaines, l’histoire de l’humanité nous apparaîtra sous un jour dont nous ne savons rien actuellement, si ce n’est que Dieu est miséricordieux et veut que tous les hommes soient sauvés. Mais il veut aussi que l’homme, dans sa liberté, respecte l’amour pour lequel il est fait, la vérité dont il a faim et dont il doit se rassasier, la beauté de la vie que Dieu en son Fils Jésus est venu lui « donner en abondance » (Jn 10, 10). Disciples de Jésus, nous sommes appelés à être le Christ présent en ce monde et dans l’histoire. Puisque Dieu vous a choisis, personne ne vous remplacera. Là où vous êtes, vous êtes les yeux du Christ, vous êtes les mains du Christ, vous êtes les pieds du Christ, vous êtes la parole du Christ. Nous n’en sommes pas dignes, ni les uns ni les autres. C’est pourquoi il nous faut sans cesse nous convertir et recevoir cette « miséricorde de Dieu qui s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est pourquoi il nous faut sans cesse recourir à l’intercession maternelle de Marie et de l’Eglise qui nous replonge dans ce flux de grâce et nous donne le courage de la foi. Le Christ lui-même est à l’ouvre en tous ceux qui, par la maternité de la Vierge et de l’Eglise, sont enfantés à la vie de Dieu. La fête de l’Assomption de la Vierge Marie n’est que l’anticipation de ce jour ultime auquel nous aurons accès.

En attendant, quelques repères :
La Promesse. « Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ».
La descendance : tous ceux aussi dont Jésus parle au soir de la dernière Cène : « Je ne prie pas seulement pour eux, dit-il, au Père (pensant à ses disciples présents autour de lui), mais pour tous ceux qui croiront en moi grâce à leur parole, grâce à leur témoignage » (Jn 17, 20).
Les témoins : vous et le Christ en vous qui accomplit l’ouvre du salut.

LA PROMESSE. « MES YEUX DEVANCENT LA FIN DE LA NUIT POUR MÉDITER SUR TA PROMESSE » – JEAN-MARIE LUSTIGER

4 février, 2013

http://www.esprit-et-vie.com/article.php3?id_article=275&var_recherche=Lustiger

JEAN-MARIE LUSTIGER

LA PROMESSE. « MES YEUX DEVANCENT LA FIN DE LA NUIT POUR MÉDITER SUR TA PROMESSE »

SR CÉCILE RASTOIN, O.C.D.

PARIS, ÉD. PAROLE ET SILENCE, COLL. « ESSAIS DE L’ÉCOLE CATHÉDRALE », 2002. -

ESPRIT & VIE N°75 / FÉVRIER 2003 – 1E QUINZAINE, P. 7-9.

La promesse : « Mes yeux devancent la fin de la nuit pour méditer sur ta promesse (Ps 119, 148) ». Reprenant les mots du psalmiste, l’auteur s’adresse au Dieu d’Israël pour lui confier son espérance. C’est en lui seul que l’on peut trouver le courage d’aborder le mystère d’Israël : « Je sais le risque que je prends en mettant ces propos à la disposition de tous. Certains passages pourront paraître excessifs ou parfois déconcertants à des lecteurs juifs, et d’autres, déconcertants ou parfois excessifs à des lecteurs catholiques. Que les uns et les autres m’accordent le crédit de la bonne foi, dans le service de la Parole de Dieu livrée aux hommes pour le bonheur et le salut de tous » (Introduction, p. 9-10).

1. MYSTÈRE D’ISRAËL AU CŒUR DE LA RÉALITÉ CHRÉTIENNE
La première partie de l’ouvrage est une méditation prêchée à des moniales, où le P. Jean-Marie LUSTIGER, alors jeune prêtre du diocèse de Paris, prie à haute voix l’évangile de saint Matthieu. Nous sommes en 1979 et les moines du Bec- Hellouin viennent de commencer la fondation d’Abu Gosh. Il s’agit de conduire les moniales, qui les soutiennent par leur prière, à pénétrer l’enjeu de l’événement et approfondir le mystère d’Israël. Le choix de l’évangile de Matthieu n’est pas un hasard : le plus visiblement pétri des Écritures [d'Israël !], il manifeste aussi que l’Église est « le peuple de l’Alliance destiné à ouvrir aux païens la richesse d’Israël en attendant sa venue [du Messie] dans la gloire » (p. 106). À travers les pages d’évangile se déploie le grand midrash sur l’appel lancé aux juifs et aux païens à suivre Jésus, le Messie. Les bergers et les mages dans leur consentement, les scribes et Hérode en leur opposition manifestent que les deux grandes catégories de l’histoire du salut (p. 119) que sont les juifs et les païens semblent éclater en présence de Jésus de Nazareth…
« Dieu n’est pas adultère en ce sens qu’il est absolument fidèle à son Alliance » (p. 36). L’Alliance avec Israël est irrévocable ; en douter est blasphématoire car cela reviendrait à mettre en doute la fidélité de Dieu. « La réponse de Jésus [sur l'indissolubilité du mariage] vise l’Alliance de Dieu et de son peuple : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas. » Elle s’applique donc à Israël et à l’indissolubilité de la promesse » (p. 19). Cette reconnaissance de la permanence de l’Alliance d’Israël est donc la première condition exigée des païens pour pouvoir être greffés sur la promesse. Et « les païens n’entreront dans l’histoire du salut que s’ils font de cette histoire [d'Israël] leur propre histoire » (p. 48). Ils ont alors accès aux « richesses d’Israël » : l’histoire sainte, la Loi de Dieu, la Parole inspirée, la prière d’Israël, la terre, le règne, la rédemption, la repentance… Chasser les marchands du Temple, du parvis des païens, c’est d’abord pour le Christ une manière d’annoncer que le parvis des païens est désormais soumis aux mêmes exigences de sainteté que le parvis des juifs, c’est annoncer par un geste prophétique l’entrée des païens dans l’Alliance (p. 149).
Il n’y a pas rejet d’Israël de la part de Dieu, ni substitution de l’Église de Jésus au peuple d’Israël (voir p. 131). « Il n’y a pas substitution mais agrégation » (p. 132). Tel est le signe de Jonas proposé aux juifs : voir les païens entrer dans l’Alliance. Que ce signe n’ait pas été « lu » par tout le peuple juif, mais seulement par une partie, les juifs devenus disciples de Jésus, donne à réfléchir et conduit à un sérieux examen de conscience de la part des « pagano-chrétiens ».

2. UNE HISTOIRE QUI FAIT PLEURER RACHEL
La méditation du P. J.-M. LUSTIGER rejoint ici l’histoire en ce qu’elle a de plus douloureux. La grande fracture, au-delà des polémiques initiales, est sans doute l’extinction de l’Église de Jérusalem, qui représentait justement l’Église issue de la circoncision. L’Église, en devenant quasi exclusivement pagano-chrétienne (et qui plus est religion d’État !), devenait plus vulnérable encore à la tentation de rejeter Israël et de s’accaparer par la violence ce qui lui était offert dans la gratuité de la miséricorde de Dieu. « L’Église, là où elle s’est pratiquement identifiée à un pagano-christianisme, voit celui-ci s’effondrer sous ses propres critiques et perd de vue sa propre identité chrétienne. La raison qui l’explique en partie est qu’elle s’est coupée de ses racines juives… » (p. 80). On retrouve déjà ici la pensée du futur cardinal sur l’évolution de la civilisation occidentale et de la philosophie des Lumières [1].
Le midrash de Matthieu nous propose son éclairage cru et dense sur cette histoire douloureuse : la mort des enfants de Bethléem et les pleurs de Rachel. « Si Rachel refuse le Consolateur, c’est à cause du péché des païens, sa douleur est trop grande. Elle masque jusqu’à son espérance et elle ne peut reconnaître, dans le massacre de ses fils qu’elle pleure, l’espérance du Consolateur qui cependant lui est donné » (p. 53). Méditant sur l’histoire à la suite de Matthieu, l’auteur explicite comment l’hostilité des pagano-chrétiens a empêché une grande partie d’Israël de reconnaître son Messie, et que ce refus par les seconds a exacerbé l’hostilité des premiers. Boucle mortelle de haine et d’incompréhension dont la Shoah fut, sans doute, comme le paroxysme, mais aussi peut-être la fin en réveillant la conscience chrétienne.
Le P. Jean-Marie LUSTIGER, s’aventurant dans la prière aux frontières de l’indicible, trouve des accents proprement juifs pour marquer les limites de la parole, quand le respect impose silence : « Nous ne pouvons méditer sur Israël à la place de celui-ci ; nous devons méditer sur nous-mêmes, à notre place » (p. 127). « Même pour Israël, sa propre souffrance est une énigme. Le chrétien ne peut la lui expliquer ; il ne peut que faire comme le Christ qui entre dans le silence de sa Passion. Le Christ n’explique pas sa Passion ; il l’annonce et il y entre en se taisant » (p. 75). Le chrétien est alors acculé à prier au pied de la croix, « prier à la fois pour que les péchés soient pardonnés et pour que cette Passion trouve son sens. C’est un immense secret, qui ne peut être partagé que par ceux qui acceptent de porter le même poids. Mais il ne faut pas chercher à consoler Rachel » (p. 64). Le P. LUSTIGER retrouve ici presque littéralement les mots d’une fille d’Israël disciple de Jésus, sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, qui, devenue carmélite, mourut à Auschwitz en 1942 [2].

3. UNE PROMESSE PLUS GRANDE QUE LE CŒUR DE L’HOMME
Paradoxalement, c’est dans la souffrance d’Israël, persécuté au nom de son rejet de Jésus, que transparaît le visage du serviteur souffrant, indissociablement figure d’un peuple-serviteur et d’un homme-serviteur. Le peuple juif en son histoire dit à la conscience chrétienne quelque chose du Christ humilié et souffrant pour nos péchés : « Si l’on a osé parler de déicide à propos d’Israël et du Christ, il faudrait parler de déicide à propos des peuples dits chrétiens d’Occident et du sort qu’ils ont réservé au peuple juif » (p. 76). « Les pagano-chrétiens ont tué les juifs sous le prétexte que ceux-ci ont tué le Christ ; ce qui est blasphème manifeste, révélation claire que c’est l’esprit du monde et non pas l’esprit du Christ qui les animait » (p. 76). On pourrait aussi mentionner la contagion d’aveuglement qui a saisi aussi de nombreux juifs devenus chrétiens, et antisémites, au cours de l’histoire, même si l’auteur ne s’étend pas sur ce point.
La conclusion, toute paulinienne, reprend l’épître aux Romains (voir p. 157) : nous avons tous besoin d’un salut offert en toute gratuité. Tous, le fils aîné comme le fils prodigue. Le fils aîné peut accueillir le salut dans la mesure où il accepte ce cadet pécheur, gracié sans mérite de sa part ; et le cadet peut entrer dans la joie de son Père par son humilité, en reconnaissant que seul l’aîné avait encore le droit d’être appelé fils (voir p. 139). N’est-ce pas la promesse, cette joie partagée des fils enfin réunis dans la maison de leur Père prodigue ? Et l’espérance partagée d’une terre nouvelle, sans pleurs ni souffrances, n’est-elle pas déjà promesse ?
La repentance de la conscience pagano-chrétienne face aux juifs, que Jean-Marie LUSTIGER appelle de ses vœux, en 1979, a commencé à s’accomplir en acte sous l’impulsion du pape, dans la grâce jubilaire. Mais il faut encore qu’elle pénètre tout le corps de l’Église, qu’elle évangélise en profondeur les cœurs. L’Église prend conscience qu’elle ne saurait être vraiment « catholique » si elle se coupe de ses racines juives, qu’elle défigure le Christ et l’outrage quand elle dénie le droit d’exister au peuple juif. Les textes de la deuxième partie du livre ont été prononcés en 2002 devant des interlocuteurs juifs, à Tel-Aviv, Paris, Bruxelles et Washington. Les lieux ne sont pas sans importance. La reconnaissance de l’État d’Israël par le Vatican, dont le P. LUSTIGER parle en 1979, s’est produite, non sans manifester d’une manière toute nouvelle la complexité de la condition juive, l’enchevêtrement humainement inextricable des conflits, des droits et des torts. Le cardinal LUSTIGER peut en parler ouvertement à Washington devant le Congrès juif mondial, pour la simple raison qu’il peut dire « nous » : « Nous sommes un peuple différent des Nations, parce que formé par Dieu pour le servir ; et nous sommes une Nation semblable aux autres, lorsqu’elle réclame roi et pouvoir comme les autres nations du monde » (p. 211). Chacun est renvoyé à sa propre responsabilité, et non pas à celle de l’autre ! Il y a deux paraboles : la parabole des talents et celle du jugement entre brebis et boucs. Selon la parabole des talents, qui concerne Israël, ce dernier sera jugé sur la manière dont il aura géré les dons irrévocables de son Maître, apparemment absent de la scène de l’histoire ; et viendra aussi le jugement des nations païennes, quand elles découvriront Dieu au dernier jour et seront jugées sur leur relation à autrui.
Mais ces deux catégories de l’histoire du salut, juifs et païens, ont justement éclaté depuis la mort de Jésus de Nazareth : les chrétiens forment l’assemblée messianique composée de juifs et de païens, qui ont reçu la mission de suivre le Christ jusqu’au bout (voir p. 66-67).
Ce livre, qui explore une déchirure énigmatique, porte aussi une espérance immense : si la résurrection de l’Église de Jérusalem porte déjà de tels fruits, que sera-ce à la fin des temps lorsque ceux, qui furent mis à l’écart, seront admis et à nouveau greffés sur leur propre olivier ?… Ô abîme de la sagesse et de la science de Dieu ! À lui soit la gloire éternellement [3] !
[1] Voir, entre autres, Osez croire, osez vivre, Paris, Éd. du Centurion, 1985, et Le choix de Dieu, Paris, Éd. de Fallois, 1987.
[2] Edith Stein écrit en 1933 :« Je parlais avec le Sauveur et lui dis que je savais que c’était sa croix dont était maintenant chargé le peuple juif. La plupart ne le comprendraient pas ; mais ceux qui le comprendraient devaient la prendre sur eux de plein gré au nom de tous » (Vie d’une famille juive, Éd. du Cerf-Ad Solem, 2001, p. 492). Le P. Lustiger conclut de même sa méditation douloureuse : « La vocation chrétienne, au sens le plus fondamental et le plus rigoureux du mot, trouve là une signification d’une force extrême : prendre part à la Passion du Christ qui porte la souffrance de son peuple et travaille à la rédemption du monde » (p. 79).
[3] Voir Rm 11.

Le cardinal Lustiger médite le Magnificat

4 juin, 2012

http://www.paris.catholique.fr/311-20-Le-cardinal-Lustiger-medite.html

Le cardinal Lustiger médite le Magnificat

La liturgie du 15 août, pour l’Assomption de la Vierge Marie, nous donne d’entendre l’évangile de la Visitation. A cette occasion, Mgr Lustiger propose aux lecteurs de Paris Notre-Dame une méditation sur le Magnificat de la Vierge Marie. Une bonne manière d’entrer dans ce mystère et surtout dans ce que Dieu nous demande aujourd’hui.
[|"Mon âme exalte le Seigneur ; Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur. Il s’est penché sur son humble servante ; désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles : saint est son Nom". (Lc 1, 46-55)|]

D’abord, nous aurions tort de comprendre ces mots qui nous sont si familiers comme une sorte d’improvisation où la Vierge Marie ferait des confidences sur son état d’esprit. Si vous regardez attentivement votre bible, vous voyez dans la marge une colonne entière de références de citations de l’Ancien Testament. Le langage du Magnificat est totalement biblique. Si vous en aviez le temps, il vaudrait la peine de relire dans la bible ces différents passages et de découvrir pourquoi la Vierge Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d’elle mais qui ont nourri sa prière. C’est elle qui parle d’une manière très personnelle et pourtant c’est la Parole de Dieu qui est sa parole. Nous sommes à l’opposé de l’entreprise poétique quand nous cherchons à dire les choses et à traduire nos sentiments avec une expression neuve et originale. Marie représente le destin le plus singulier dans toute l’histoire de l’humanité, au centre de l’ouvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au jour unique de la Visitation et qu’il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants. Le « je » du Magnificat est celui de Marie. Et par le « je » de Marie, c’est toute l’histoire d’Israël qui nous est rappelée. Le « je » de Marie c’est le « je » de tous les croyants qui l’ont précédée. Mais, le « je » de Marie, c’est aussi le nôtre. Par sa bouche, c’est l’Eglise entière qui parle, l’Eglise concrète constituée « d’âge en âge », de « génération en génération » par ces hommes et ces femmes qui se sont succédés dans l’histoire et dont nous faisons partie. Qui a chanté ce chant ? Marie, une fois ou plusieurs fois, nous n’en savons rien. Mais combien plus, des milliards de fois plus, les générations successives de chrétiens qui ont pris ces mots, en ont reçu une lumière et ont trouvé le sens de leur vie dans ce mystère donné à chacun de nous en Marie. Le Magnificat, loin d’être une projection sur Marie toute seule, nous prend, avec Marie, dans le faisceau lumineux de l’histoire du salut et nous fait entrer dans notre vocation, alors même que nous rendons grâce à Dieu pour l’appel qu’elle a reçu et la grâce qui lui est faite, à elle, pour nous. Enfin, lorsque Marie prononce ces paroles, elle porte Jésus en son sein. Le récit de la Visitation est cet extraordinaire dialogue sans paroles des deux enfants dans le sein de leur mère, enfants-prophètes qui tressaillent de joie l’un à l’égard de l’autre. Les merveilles que chante Marie, elles lui sont d’abord données, en sa chair et son cour. Le Magnificat propose à notre méditation et à notre adoration le plus extrême réalisme de l’Incarnation dans sa condition la plus secrète et la plus fragile. Il nous place devant la réalité charnelle, humaine du Verbe de Dieu fait homme : Dieu lui-même veut se rendre présent parmi nous en celle qui, en ce moment précis de l’histoire du salut, est « la Demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21,3), figure de l’Eglise. Le « je » de Marie, c’est à la fois elle, Marie ; c’est la Parole de Dieu, l’histoire d’Israël, toute l’Eglise. Les merveilles que Dieu fait pour elle sont les merveilles qu’il fait pour nous et pour toute l’humanité appelée à la sainteté. Et ce « je » de Marie est totalement centré sur Dieu. Le sujet du verbe, c’est le Seigneur (« il fit, il s’est penché. Saint est son Nom »).
« Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». L’idée que nous nous faisons de l’amour dans la culture contemporaine est floue, parfois dévalorisée et réduite à la réalité physique, et souvent marquée par la fragilité, l’inconsistance ou la seule affectivité. Lorsque nous entendons Marie employer ce mot, nous pouvons mettre dessous les synonymes suggérés par les diverses traductions. Son amour, c’est-à-dire sa miséricorde, sa bienveillance, sa tendresse, sa fidélité. « Sur ceux qui le craignent ». Dans la bible, l’expression « les craignant-Dieu » ne recouvre d’aucune façon une crainte d’esclave ou une notion de servitude. Ce n’est ni la peur du gendarme, ni celle du knout, ni celle du surveillant, ni celle du tyran ! La crainte de Dieu, « commencement de la sagesse » dit le livre de La Sagesse, exprime ce qu’un être humain, découvrant Dieu, saisit dans ce vis-à-vis : Dieu est plus grand que lui. La crainte de Dieu (le mot est trompeur en français) n’est pas faite de peur, mais d’un infini et confondant respect devant un amour si grand que nous nous en jugeons indignes et dont cependant nous voulons faire la règle de notre vie. La crainte de Dieu est empreinte non seulement de déférence respectueuse, mais surtout du sentiment de notre propre indignité et de la nécessité pour nous de donner toute notre vie à Dieu, en découvrant ainsi la réalité de Dieu. C’est l’éblouissement de l’amour véritable. Car l’amour véritable n’est pas un amour où on est seul à aimer et dont on se grise de façon narcissique, tel le jeune et beau Narcisse – qui se contemple dans le miroir de l’eau et finit par se noyer dans sa propre image ! « L’amour qui s’étend d’âge en âge » est l’amour du Tout Autre qui se fait tout proche. La crainte de Dieu est l’amour véritable par lequel le vis-à-vis de Dieu et de sa créature est donné comme une grâce. Cette découverte fondamentale d’une telle relation à Dieu est peut-être un des aspects de la grâce du Renouveau [charismatique NDLR], offerte à notre siècle. Siècle souvent de grande sécheresse spirituelle et de profond oubli de la réalité divine, car l’idée chrétienne – la Révélation que le Christ a faite du mystère de Dieu-Amour – s’est effacée devant la puissance grandissante de l’homme. Plus qu’une découverte de l’affectivité ou de la sensibilité, le Renouveau a été, par le don de l’Esprit, la re-découverte, l’irruption de Dieu lui-même en notre siècle qui s’était séparé de Dieu en s’enfermant dans sa propre suffisance. Le Renouveau n’est pas un renouveau fabriqué par l’homme, mais c’est le Renouveau que Dieu opère dans les hommes en les changeant, en se manifestant « à nouveau » à eux, en ouvrant la porte qu’ils ont fermée sur eux-mêmes pour empêcher Dieu. « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est la découverte de Dieu et que Dieu nous aime. Et parce qu’il nous aime, nous pouvons, pauvrement, l’aimer. Notre amour n’est que la réponse à son amour ; il est toujours insuffisant, toujours en deçà ; mais il est notre joie.
[| "Déployant la force de son bras, il disperse les superbes ; il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles".|]
Toutes ces expressions se trouvent dans l’Ecriture. Souvent on s’étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l’a parfois interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique ! Quels sont ces humbles que Dieu élève ? Et s’agirait-il d’une subversion systématique de l’ordre établi ? En vérité, cette phrase nous pose, aujourd’hui plus que jamais, la question de l’ensemble du projet humain. Quel monde l’homme se construit-il pour lui-même ? Quels sont ces puissants, les superbes, les orgueilleux ? Pour répondre je prendrai comme guide cette parole de Jésus : « Là où est ton trésor, là est ton cour » (Mt 6, 21). Quel est le trésor dans lequel l’homme investit son cour, c’est-à-dire sa liberté ? Le mot « cour » dans la bible dépasse largement les sentiments pour signifier l’intelligence, la capacité de choix, tout ce qui constitue un destin humain. Bref, c’est le choix que l’homme fait de ce à quoi il va consacrer non seulement son temps, son énergie, mais lui-même. Il va s’y donner au point d’être pris entièrement. On en a des exemples multiples à l’échelle de toute une civilisation ou à l’échelle des destins personnels. Prenez un sportif de compétition : l’entraînement est tel qu’il ne fait plus que cela, il est son sport ; c’est la condition de sa réussite. Le tout est de savoir ce qu’on fait de sa vie. Chacun de nous est bien obligé de répondre lorsqu’il se pose lui-même un certain nombre de questions ou lorsque le Seigneur lui en pose ! Rappelez-vous la parabole de Jésus (Lc 12, 16-21) : un homme riche avait accumulé des richesses ; il s’était dit : « Je vais démolir mes greniers pour en construire de plus grands ; j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je me dirai : Repose-toi, fais bombance ! » – « Insensé, cette nuit même on te redemandera ta vie et ce que tu as accumulé, qui l’aura ? » Jésus le dit encore d’une autre manière : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Lc 9, 25) ou « Que donnera l’homme qui ait valeur de sa vie, en échange de son âme ? » (Mt 16, 26). Réponse : rien ; elle n’a pas de prix. Prenez une civilisation maintenant. Que sommes-nous en train de construire ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L’univers social dans lequel nous vivons, univers de l’image, de la représentation, des apparences, sur quoi repose-t-il ? Quel univers construisons-nous ? Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle ? D’abord, la fascination du pouvoir jusqu’à la violence la plus extrême ; et le pouvoir engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique – au Burundi, au Rwanda : l’épreuve de ces peuples est terrible ; l’héroïsme des chrétiens qui résistent à cette idole de la violence remplit d’admiration et force le respect. Donc, la volonté de puissance, l’amour de l’argent, la possession des biens, l’ambition de maîtriser la vie. Mais au prix de combien de meurtres ? Combien de gens sacrifiés et de victimes de toute espèce ? Et encore, l’érotisation d’une société, souvent pour des raisons bassement mercantiles. Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les traits d’un paganisme moderne, idolâtrique. Il a pour caractéristique première que l’homme s’investit dans les objets de son désir et en devient prisonnier. Et ce faisant, il entend déployer sa propre suffisance, mais il arrive à la négation de lui-même. C’est l’image de Babel. Alors, quel monde voulons-nous construire ? Ce monde suffit-il à combler le cour de l’homme ? A cette question fondamentale dont nous sommes les témoins, Marie déjà dans son Magnificat répondait par une phrase jugée subversive, nous montrant par toute sa vie le chemin. Pour nous, êtres humains « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu », la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse radicalement l’homme. Nous sommes faits pour Dieu. Non pas comme des esclaves seraient faits pour leur maître ou des outils pour ceux qui les manient. Nous sommes faits pour Dieu comme l’aimé pour celui qui l’aime ; et celui qui aime trouve sa joie dans celui dont il tient la vie. Nous sommes faits pour Dieu. Seul, lui, notre Créateur, notre Père, notre Rédempteur est le terme que nous pouvons proposer à l’ambition humaine. Car seul il correspond à notre désir le plus profond et il nous rend libres à l’égard de tout. Comme l’a écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cour est sans repos tant qu’il ne repose en toi » (en latin : « Fecisti nos ad te, Domine ; et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te »). Ce qu’il faut compléter par « Ama et fac quod vis » : « Aime et fais ce que tu veux ». Les humbles sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir – et de se recevoir – de la main de Dieu. Sinon, toutes choses deviennent périlleuses lorsque l’homme en fait le but exclusif de son existence ; elles se retournent tôt ou tard contre lui. Ainsi en va-t-il du mauvais usage des techniques et du savoir-humain (le courant écologique, pour sa part, le met en évidence) avec leur lot de conséquences néfastes sur l’alimentation, la nature, l’urbanisme, etc. Comme si l’homme abusait de ce qu’il se proposait comme objectif ; comme si, à un moment donné, il ne parvenait plus à maîtriser, dans un juste équilibre, les réalités auxquelles il se consacre ; comme s’il allait toujours au-delà de la limite, au prix d’une destruction de soi-même ; comme s’il était incapable non pas de mesurer exactement son effort, mais de garder la bonne cible. Il croyait trouver une porte, un chemin de liberté et il se heurte à un mur. Il croyait vivre et il se tue. Il croyait construire une société conviviale et il déclenche la haine. Il croyait produire des richesses et il fait des pauvres. Il croyait aimer la vie et il la limite jusqu’à la détruire. Il croyait en la puissance de sa raison et de son intelligence et il tombe dans le mensonge. Il y a une perversion des meilleures choses parce qu’on ne s’en sert pas de la bonne façon ; comme celui qui voudrait se saisir d’un couteau en le prenant par la lame, il se blesserait lui-même. Rien de tout cela n’est Dieu. L’homme se construit des dieux avec des choses qui ne sont pas dignes de lui. Seul Dieu est digne de l’homme parce que c’est Dieu qui nous a faits, je le répète, à son image et à sa ressemblance. Cette humilité de la Vierge Marie qui reconnaît le don de Dieu lui permet de recevoir aussi en ce don toutes les réalités que l’homme, par ailleurs, veut s’approprier. Le monde nous est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes faits pour l’adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien et le bien de nos frères. A partir du moment où nous oublions le Donateur, le don lui-même est perdu. Jésus le dit dans une formule paradoxale : « A celui qui a il sera donné ; à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré » (Mt 13, 12). En perdant le Donateur, nous perdons la réalité humaine, historique, dans laquelle l’homme grandit. Cette strophe du Magnificat nous montre en peu de mots le but de l’existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même temps, elle trace le chemin d’une civilisation où la vie de l’homme trouve sa dimension véritable dans l’accueil de l’amour qui vient de Dieu, qui est Dieu.
[|"Il comble de biens les affamés il renvoie les riches les mains vides".|]
De quelle faim s’agit-il ? De la faim la plus fondamentale comme le suggère la béatitude de Jésus en saint Matthieu (5, 6) : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés ». De quelle justice s’agit-il ? Non seulement de la justice entre tous les hommes, l’équité dans la distribution des biens ou la considération des personnes ; mais de la justice divine : la sainteté même de Dieu qui est la perfection de la vie humaine. La faim qui apparaît en notre siècle est finalement, quoi qu’on en dise, la faim de la vie avec Dieu. Dans le verset précédent, nous avons vu comment la Vierge Marie nous met sur le chemin de la construction d’une société humaine digne de ce nom, avec le combat constant que cela implique de par le choix de nos libertés. Ici, elle nous montre et veut nous faire découvrir l’appétit insatiable de l’homme pour celui qui l’a créé. Ces dernières décennies, nous avons vu une résurgence, une remontée à la conscience commune de l’Occident des recherches de type dit « spirituel ». Alors que notre siècle, avait parié sur une destruction de la religion avec « la mort de Dieu », sur une raison ou une science triomphante qui aurait remplacé toutes les autres sources de comportement. Aujourd’hui, à nouveaux frais, on s’aperçoit avec le foisonnement du « spirituel » que la dimension religieuse fait partie de la condition humaine, que l’homme est un animal à fabriquer du divin ou, plutôt, à diviniser toutes choses. Sous couvert soit de bouddhisme ou de religion orientale, soit de technique psychologique ou de méthode de méditation, beaucoup de nos contemporains se sont engagés sans trop savoir où ils allaient ni pourquoi, si ce n’est en raison de cette recherche intérieure qui les habite. Ils se sont trompés, ceux qui prédisaient que tout cela appartenait à un âge révolu de l’humanité. Au contraire, dans le vide et la sécheresse actuels, l’instinct religieux réapparaît, foisonnant jusqu’à se fabriquer de nouveaux dieux. On a été étonné de la crédulité de certains contemporains face à des inventions fantasmatiques qui comblent leur soif ou leur faim par une nourriture creuse, telle une drogue, qui endort cette faim. Dans certains pays, en particulier de l’Est qui, pendant un demi-siècle, parfois presque un siècle, ont été sous la dure loi d’un athéisme d’Etat et de la persécution de la religion, des peuples entiers ont été dépossédés de leur mémoire et de leurs traditions chrétiennes, comme culture. En raison de cette déculturation de la foi chrétienne, ils sont dans un état de désert inouï. Et on s’aperçoit que dans ce désert calciné les gens se jettent sur n’importe quel substitut et peuvent prendre « des vessies pour des lanternes ». Le Curé d’Ars disait plus cruellement : « Laissez un village sans prêtre, bientôt ils adoreront les bêtes ». Sur de grandes étendues de l’humanité le déracinement de la mémoire chrétienne, au sens de la présence de l’Evangile, peut engendrer une fausse expérience spirituelle qui asservit plus lourdement encore. Il y a là un enjeu capital pour notre mission en ce siècle. En effet, la raison humaine n’est pas suffisante pour fournir un outil critique permettant de discerner entre les idoles qui aliènent, les mensonges qui falsifient comme une drogue le désir de Dieu ou de vie mystique et la rencontre véritable de Dieu. La législation actuelle sur les sectes, telle qu’on la voit s’élaborer pour les pays européens en est la preuve. Vous savez les débats qui existent entre les Etats-Unis et l’Europe à ce sujet ; et, sur ce point, nous ne sommes probablement qu’au début d’une période difficile. Comment distinguer la vraie mystique de la fausse mystique ? Comment reconnaître le véritable chemin qui conduit à découvrir le mystère de Dieu et avancer dans cette direction, au lieu de s’engager dans une impasse pour se repaître d’expériences illusoires qui asservissent l’homme ou le laissent sur sa faim ? Nous savons, nous, que seul Dieu, Vivant et Vrai, est capable de nous désapprendre des idoles et des fausses visions que l’homme se donne à lui-même. Voilà des millénaires que le Seigneur a commencé à faire comprendre la différence entre le vrai prophète et le faux prophète, entre le Dieu vivant et les dieux morts. Voilà des millénaires qu’un croyant a eu l’audace de regarder le sphinx dans le blanc des yeux en lui faisant les cornes et de lui dire avec le psalmiste : « Il a des yeux et il ne voit pas, il a des oreilles et il n’entend pas. Que ceux qui les ont faits leur deviennent semblables » (Ps 115, 5). Il fallait avoir de l’audace et le courage de la foi pour braver ainsi la fascination de ces idoles majestueuses ! Les idoles de notre temps le sont moins et sont moins esthétiquement accomplies que le Sphinx d’Egypte ; mais leur fascination ne s’en exerce pas moins. Alors, le témoignage d’une vie spirituelle forte qui ouvre un vrai chemin de liberté intérieure ; qui humanise en plénitude en nous libérant de nous-mêmes tout en nous donnant le goût de Dieu, l’expérience véritable de la prière qui n’est pas superstitieuse mais nous fait grandir et entrer dans le mystère de Dieu en nous identifiant au Christ (la prière chrétienne n’est rien d’autre que de suivre le Christ), sont le seul chemin pour aider notre monde à trouver sa liberté et la voie qui le mènera à la vérité. Nous sommes responsables en notre temps d’une plus grande exigence spirituelle chrétienne. Précisément parce qu’il existe un foisonnement de revendications ou de demandes spirituelles. Il y a un siècle, dans une atmosphère de rationalisme desséché, on pouvait se dire : toute reconnaissance de la force du religieux est un peu un réconfort pour le croyant. Aujourd’hui, la crédulité est générale et les gens risquent de prendre n’importe quoi pour argent comptant, fût-ce les superstitions les plus grossières ; regardez la place que les horoscopes occupent dans l’univers médiatique ! Pensez à l’imaginaire de la science-fiction. Beaucoup de jeunes, parmi les moins armés et les moins éduqués à l’esprit critique, le prennent pour un intermédiaire presque réel. On est très loin des contes de fées d’autrefois avec toute l’extension de l’image virtuelle ! Il y a là une fascination et une perversion de la liberté humaine. Certes, le travail de la raison consiste à dire : ne prenez pas des vessies pour des lanternes, car, pour parler comme le psalmiste : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. ». Mais la vraie réponse au problème actuel est de montrer où est la Vie. Et comment montre-t-on où est la Vie ? En vivant. Comment montre-t-on où est Dieu ? En priant. Comment l’amour de Dieu se fait-il découvrir ? En rendant témoignage de l’amour qu’il nous porte et en commençant à l’aimer ; en entrant dans cette grâce qui nous est faite d’être « rassasiés de son amour ». Car « Il comble de bien les affamés » chante Marie. La faim de l’homme est rassasiée. Tandis que Jésus promettra à ses disciples : « Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif. Celui qui mangera de ce Pain que je lui donnerai vivra pour l’éternité ; il aura en lui la vie éternelle » (Jn 6, 35. 58). Cette nourriture divine est Dieu lui-même. Nous devons à nos frères contemporains ce témoignage qui seul peut les libérer.
[|"Il relève Israël, son serviteur il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa race à jamais".|]
« Israël, son serviteur ». Déjà lorsque Marie répond à l’Ange de l’Annonciation qu’elle est « la servante du Seigneur », « son humble servante » dans le Magnificat, ce mot éveille immédiatement en résonance le « Serviteur » tel qu’Isaïe le décrit, à la fois Israël, un peuple, et le Messie, « le » Serviteur souffrant dont il est écrit : « C’était nos souffrances qu’il portait, nos péchés dont il était accablé. Nous le croyions châtié, humilié, mais il nous apportait la rédemption, la libération et la guérison » (cf. Is 53, 4-5). C’est Jésus, Fils de Dieu, fils d’Abraham, fils de David, qui a pris chair dans le sein de la Vierge Marie ; c’est Jésus dans sa réalité historique et singulière qui est l’objet de l’action de grâce de Marie. Mais, en même temps, elle nous met sur la voie de notre propre Magnificat. Car, dire « qu’il relève Israël son serviteur, qu’il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères », c’est évoquer la résurrection du Seigneur, avant même que Marie ne puisse le savoir ou le pressentir. Le « relevé d’entre les morts » est le secret ultime que le Christ confiera à ses apôtres, lors de la purification du Temple : « Détruisez ce Temple, en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 19 sq). Saint Jean ajoute : « Lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi et ils crurent à l’Ecriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite ». Nous aussi, le Christ ressuscité nous charge d’en « être les témoins » (cf. Lc 24, 48). Avec Marie, il nous invite à participer à cet acte de rédemption. Dans la situation présente du monde où nous vivons, nous savons que nous sommes les bénéficiaires d’une grâce incommensurable : avoir part à cette promesse faite aux pères, être entré dans cette alliance pour laquelle Dieu a disposé de son peuple et singulièrement de la Vierge Marie. N’a-t-il pas voulu que « depuis la fondation du monde nous soyons les uns et les autres appelés et choisis pour rendre témoignage à son amour » ? (cf. Ep 1, 4). Toute l’histoire du salut est ainsi évoquée ; non pas seulement comme un spectacle devant nos yeux, mais comme un acte dans lequel nous sommes impliqués : la rédemption du monde ici et maintenant, l’ouvre de Dieu en train de s’accomplir en son Fils Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Car l’unique Sauveur des hommes, c’est le Christ Jésus. Il est « la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Il n’est pas une forme possible de l’idéal humain. Il n’est pas une expression supérieure de l’homme transfiguré. Il est celui que la Vierge Marie porte dans son sein et qui, Verbe de Dieu fait homme, au jour de la Visitation fait bondir de joie Jean Baptiste dans le sein de sa mère (Lc 1, 41). Il est celui qui est mort, crucifié à Jérusalem, et qui est ressuscité au jour de Pâques. Ses apôtres l’ont vu ; Thomas a touché ses plaies. Il est celui dont le corps livré pour la multitude est la source de Vie qui repose sur nos lèvres et habite notre cour. Il est celui qui nous a donné son Esprit saint. Et nous, nous sommes chrétiens, non seulement en raison des déterminations de l’histoire, des cultures et des civilisations. Nous ne sommes pas chrétiens seulement comme en Asie d’autres sont bouddhistes ou comme ailleurs d’autres sont musulmans. Certes, c’est une ouvre de grâce qui passe par ces conditions de la naissance. Mais Dieu nous a choisis et appelés pour que le mystère de la rédemption s’accomplisse et se déploie dans le temps de l’histoire. La grâce qui vous est donnée d’être disponibles à l’appel du Christ, de rendre témoignage à son amour, en un mot, la mission, n’est donc pas une spécialité parmi d’autres, un choix parmi d’autres offerts à l’Eglise comme certains auront une activité de caractère social, d’autres s’occuperont de loisir, d’éducation, d’autres auront une plus grande sensibilité à tel aspect du christianisme, chacun dans ce grand magasin ecclésial étant attiré par l’article de son choix, faisant de la mission une option toute facultative ! Non ! Car c’est la volonté de Dieu que son serviteur soit dans le monde celui par qui la vie est donnée. Volonté de Dieu que la Vierge Marie accueille et reçoit : « Qu’il me soit fait selon ta Parole », rejoignant d’avance ce que Jésus dira à Gethsémani : « Non pas ma volonté, Père, mais la tienne » (Lc 22, 42), « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mc 14, 36). Ce consentement à la volonté de Dieu est un enfantement de la liberté humaine par ce mystère d’amour qu’est le mystère de la Croix. Et nous y sommes associés. Pourquoi ? Comment ? Non seulement par le don de notre vie et l’offrande de nous-mêmes, unis au Christ, grâce à l’Esprit qui nous habite et nous rend semblables au Fils ; mais aussi en annonçant ce mystère pour que d’autres naissent à la vie, comme Dieu le veut. Ceux à qui nous annonçons cette Parole et qui l’accueillent, Dieu les a destinés à poursuivre, à leur tour, son ouvre de salut à travers les siècles, les cultures et les nations jusqu’à ce que le Jour du Seigneur soit accompli, avec le Jugement ultime de toutes choses. Il nous échappe et nous n’avons pas à nous en tourmenter. « Ne jugez pas, dit le Seigneur, et Dieu ne vous jugera pas » (Mt 7, 1) ; le Jugement ne vous appartient pas ; c’est Dieu lui-même qui juge et lui seul. « Lorsque Dieu essuiera toute larme de nos yeux » (Ap 7, 17), que « toutes les nations seront rassemblées devant le trône du Fils de l’Homme » (Mt 25, 32), lorsque nous verrons enfin la vérité de toutes les vies humaines, l’histoire de l’humanité nous apparaîtra sous un jour dont nous ne savons rien actuellement, si ce n’est que Dieu est miséricordieux et veut que tous les hommes soient sauvés. Mais il veut aussi que l’homme, dans sa liberté, respecte l’amour pour lequel il est fait, la vérité dont il a faim et dont il doit se rassasier, la beauté de la vie que Dieu en son Fils Jésus est venu lui « donner en abondance » (Jn 10, 10). Disciples de Jésus, nous sommes appelés à être le Christ présent en ce monde et dans l’histoire. Puisque Dieu vous a choisis, personne ne vous remplacera. Là où vous êtes, vous êtes les yeux du Christ, vous êtes les mains du Christ, vous êtes les pieds du Christ, vous êtes la parole du Christ. Nous n’en sommes pas dignes, ni les uns ni les autres. C’est pourquoi il nous faut sans cesse nous convertir et recevoir cette « miséricorde de Dieu qui s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ». C’est pourquoi il nous faut sans cesse recourir à l’intercession maternelle de Marie et de l’Eglise qui nous replonge dans ce flux de grâce et nous donne le courage de la foi. Le Christ lui-même est à l’ouvre en tous ceux qui, par la maternité de la Vierge et de l’Eglise, sont enfantés à la vie de Dieu. La fête de l’Assomption de la Vierge Marie n’est que l’anticipation de ce jour ultime auquel nous aurons accès.
En attendant, quelques repères : La Promesse. « Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ». La descendance : tous ceux aussi dont Jésus parle au soir de la dernière Cène : « Je ne prie pas seulement pour eux, dit-il, au Père (pensant à ses disciples présents autour de lui), mais pour tous ceux qui croiront en moi grâce à leur parole, grâce à leur témoignage » (Jn 17, 20). Les témoins : vous et le Christ en vous qui accomplit l’ouvre du salut.

Aux yeux de la Foi, il n’y a pas de vie ratée ! (Lustiger)

31 janvier, 2012

http://www.mavocation.org/vocation/spiritualite/catechese/50-pas-de-vie-ratee-avec-le-cardinal-lustiger.html

(un ami visiteur m’a écrit sur Lustiger, j’ai lu:  » Le choix de Dieu » et je l’ai trouvé très beau, ainsi vous propose écrit du Cardinal que j’ai trouvé sur internet)

Aux yeux de la Foi, il n’y a pas de vie ratée !

Cardinal Jean-Marie Lustiger, Archevêque de Paris

Extrait d’une catéchèse sur la sainteté lors des JMJ à Rome le 18 août 2000

Cette nuit, je me demandais : que vais-je leur raconter ?
Comme d’habitude, j’ai feuilleté mon Nouveau Testament en pensant à vous. Je ne me suis pas laissé décourager par la remarque de saint Jean à la fin de son Évangile : « Jésus a fait encore bien d’autres choses. Si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait contenir les livres qu’on écrirait » (Jn 21, 25).
Je vous propose de voir qui Jésus désigne comme des saints.
Comment ? Me direz-vous. Il y a des saints dans le Nouveau Testament ? – Certes. Devinez qui. – la Sainte Vierge. – D’accord.- Saint Joseph. -D’accord. – Les apôtres. – Entendu. Et puis ?
En réalité, il y en a une foule immense ! Si pour la sainteté du 21ème siècle – la sainteté de votre génération – il faut chercher un programme, une identification, l’Évangile y pourvoit. Nous trouvons les compagnons qui nous ont précédés, les frères et les sœurs qui marchent en avant de nous ; non qu’ils réalisent un modèle, mais ils tracent un chemin de sainteté, des chemins de sainteté, ceux dans lesquels le Seigneur vous appelle à vous engager, vous, aujourd’hui. Car c’est la sainteté des chrétiens qui fera de ce monde un monde vivable et heureux pour l’homme ; sinon, à nouveau, un enfer ! La sainteté des chrétiens, voilà la question-clé de l’avenir de l’humanité.

Un enfant perdu
Le premier de tous que je vous présenterai va sans doute vous étonner. Je l’ai choisi parce que, en vous voyant, j’ai pensé aussi à un certain nombre de jeunes de la Région parisienne, perdus, paumés, détruits, drogués ; d’autres sont livrés à des violences qu’ils ont subies ou qu’ils commettent. Parmi vos amis, parmi les jeunes que vous côtoyez, peut-être y en a-t-il qui ont sombré de la même façon ; des jeunes dont les éducateurs et les travailleurs sociaux disent : « On ne peut pas faire grand chose pour eux ! »
Dans l’Évangile, il y en a un. Je vous lis le début du chapitre 5 de saint Marc. Jésus a traversé le lac et est allé de l’autre côté, en territoire païen. « Comme il descendait de la barque, un homme possédé d’un esprit impur vint aussitôt à sa rencontre, sortant des tombeaux ».
La force de ce détail est inouïe. Cet homme perdu vit dans les tombes. Cette tentation existe encore aujourd’hui chez des jeunes ou des moins jeunes ; au cimetière du Père Lachaise ou dans d’autres cimetières, des groupes se réunissent, habités par une terrible morbidité.
« Il habitait dans les tombeaux et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. Car il avait souvent été lié avec des entraves et des chaînes ; mais il avait rompu les chaînes, brisé les entraves ; et personne n’avait la force de le maîtriser. Nuit et jour, il était sans cesse dans les tombeaux et dans les montagnes, poussant des cris, se déchirant avec des pierres ».
Voilà un homme perdu. Combien d’enfants perdus dans notre siècle ! Et combien sommes-nous en train d’en fabriquer ? Drogués, prostitués, irrémédiablement blessés dans leur âme ou leur corps, humiliés, affamés ? Faut-il les laisser pour compte, les passer aux profits et pertes ? Faut-il considérer qu’ils sont exclus de tout projet de sainteté?
Lisez la suite du récit. Jésus s’approche et, dans un enchaînement de faits extraordinaires, il commence à vaincre la mort, à faire mourir la mort. Et cet homme, au bout du compte, apparaît habillé, sain, maître de lui et il veut suivre Jésus. À ce moment-là, Jésus lui dit: « Va dans ta maison, auprès des tiens, et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde ». L’homme s’en alla et se mit à proclamer dans cette région (la région païenne des Dix Villes, la Décapole) tout ce que Jésus avait fait pour lui et tous étaient dans l’étonnement, conclut saint Marc.
Les saints ne sont pas forcément des enfants modèles. Ils peuvent être des enfants perdus que Dieu trouve et guérit. Car cet homme était vraiment perdu, prisonnier de lui-même, prisonnier de la mort qui le possédait. Et Jésus l’a trouvé et l’a délivré de la mort. Voilà donc le premier saint et presque le premier évangélisateur d’un pays païen, parce qu’il a été celui à qui cette grâce a été donnée de redevenir vivant par la puissance du Seigneur Jésus Christ.
Dieu fait des vivants à partir des morts; le Christ ressuscite les morts. L’homme mort, c’est celui dont le cœur est mort, dont le cœur est plein de haine, celui qui se détruit lui-même. L’homme vivant, c’est celui qui apprend à recevoir sa vie de Dieu et goûte la joie de vivre en donnant à son tour sa propre vie.
Alors, cet homme de Gérasa, regardez-le. Je voudrais qu’il soit comme le premier des saints du 21ème siècle que nous ayons devant les yeux. Il est celui qui manifeste cette puissance de salut qui est dans le Seigneur.

Le Bon larron
Une phrase m’est venue à l’esprit : Dieu fait des saints avec des pécheurs. Mais le Diable tente de faire des pécheurs avec les saints!
Nous sommes dans un siècle – et le temps qui vient ne diminuera pas cette tendance – où on valorise la réussite. Après tout, cela se comprend- la réussite aux yeux des hommes, celle du savoir, du pouvoir, de la richesse, de la force physique, de la beauté apparente, de la bonne renommée. Bref, tout ce qui flatte le regard que l’homme porte sur lui-même. Lorsque, dans une béatification ou une canonisation, l’Église propose comme exemple et comme modèle de sainteté tel homme ou telle femme qui a vécu par le passé, nous serions tentés de penser que la canonisation est l’équivalent de Paris-Match pour les vedettes, la réussite suprême : devenir une idole pour les cathos!
S’il en est ainsi, le Seigneur n’avait pas pris de leçons de publicité ! En effet, quel est le premier dont la canonisation est absolument assuré ? Le premier qui, à un jour qu’on pourrait dater, a été accueilli dans la communion et l’amour de Dieu avec le Christ ? Nous le connaissons bien, c’est le Bon Larron (Lc 23, 39-43).
Un condamné de droit commun ; on ne sait pas ce qu’il a fait; mais il est condamné par la justice romaine, ce n’est pas rien ! Ils étaient deux condamnés, crucifiés avec Jésus. Vous vous souvenez de la dispute entre ces deux bandits à côté du Seigneur au Golgotha. L’un insultait Jésus en disant: « N’es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même et nous aussi! ». L’autre de le reprendre: « Tais-toi ! Pour nous, c’est juste; nous recevons ce que nos actes ont mérité (c’est dur, mais c’est comme ça!) mais lui, n’a rien fait de mal » (c’est un innocent, donc respecte-le).
Puis il se tourne vers Jésus et il lui dit: « Jésus, souviens-toi de moi quand tu entreras dans ton Royaume ». C’est le plus bel acte de foi qui ait jamais été prononcé. Vous rappelez la réponse de Jésus : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui avec moi, tu seras en paradis » c’est-à-dire ce lieu auprès de Dieu dans l’attente de la résurrection. Cet homme sur la croix, à qui, avant Pierre, avant Marie, avant tout le monde, de telles paroles ont été adressées, est le premier de notre humanité pécheresse à recevoir l’assurance de cette communion pleine et totale et de cette vie en Dieu que le Seigneur sur la croix lui promet.
Pourquoi ? Alors que cet homme est un condamné, justement condamné, il l’a reconnu lui-même (la justice avec le droit romain est une institution des plus respectables, source de progrès et de civilisation dans les sociétés humaines). Pourquoi donc ? Parce que sa vie, une vie perdue, une vie fichue, une vie finie, ne s’achève pas par ces actes qu’il a accumulés et qui l’ont mené à cet échec radical. On ne sait même pas le nom de cet homme ! Sa liberté n’est pas emprisonnée par tout ce qu’il a fait, sa liberté n’est pas close. Dans son cœur, il peut encore poser un geste d’amour qui dépasse tous les refus d’aimer de sa vie, un geste de liberté qui le délivre de toutes les contraintes dont il était lui-même l’auteur, de tous les esclavages dont il a été la source pour lui-même. Il peut encore obtenir de Dieu le pardon des fautes qu’il a commises. Et ce pardon lui donne la plénitude de la vie. La sainteté, c’est précisément cela.
Il faut réfléchir à ce que représente cette histoire du Bon Larron pour vous, au point où vous en êtes. Bien sûr, vous n’êtes pas condamnés de droit commun ! Il est probable que vous n’avez pas commis de crimes graves contre la loi, n’êtes pas recherchés pour des trafics ignobles, n’êtes pas sur le point d’être exécutés parce que la peine de mort a été abolie dans la plupart des pays!
Mais vous vous posez peut-être la question : « Que vais-je faire de ma vie ? Vais-je la réussir? Dès à présent, n’ai-je pas l’impression que ma vie est ratée et que je fais partie du lot des perdants ? » Beaucoup peuvent le penser; même ceux qui, en certains domaines, ont déjà fait la preuve qu’ils étaient capables de réussir. En effet, tout être humain est incertain de lui-même et on peut toujours se demander: « Où vais-je prendre mon assurance ? Que vais-je faire pour tenter de réussir ma vie? » Pensez au souci des parents : « Si tu ne réussis pas tes études, quel métier auras-tu ? Si tu t’engages comme ceci, que vas-tu faire de ta vie? »
Aux yeux des hommes, il n’y a pas de réponse à ce sentiment d’une vie à moitié ratée, aux trois-quarts ratée, qui est à côté de ce qu’elle aurait pu être ; de sorte que tôt ou tard, certains portent en eux une nostalgie inguérissable ou la blessure d’une humiliation impossible à consoler.
Aux yeux de la foi, il n’y a pas de vie ratée, il n’y a pas de vie perdue, il n’y a pas de vie détruite au point qu’elle ne puisse aboutir à sa plénitude. Dieu qui vous aime, chacun, tels que vous êtes, quel que soit le chemin que vous prenez présentement, Dieu veut que vous ne désespériez pas et que vous ambitionniez la plus haute réalisation qu’un être humain puisse ambitionner dans sa vie : être habité par la plénitude de l’amour comme une grâce, comme un don gratuit et sans mesure, qui comble, au-delà de tout, nos désirs les plus fous, nos aspirations les plus grandes et nous délivre de toute servitude.

La veuve et ses deux piécettes
Une autre figure. Lors de son dernier séjour à Jérusalem (Mc 12, 41-44), Jésus s’est assis dans le Temple où il enseigne ; il regarde les foules qui passent mettre des offrandes dans le trésor. Il remarque une veuve, pauvre, qui s’approche et dépose son obole dans le tronc : deux petites pièces. Jésus, appelant ses disciples, fait cette réflexion à haute voix, lui qui lit dans les cœurs et connaît le secret de chacun: « Cette femme, elle a donné plus que tous les autres. Car elle a pris de sa pauvreté pour mettre tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ». En réalité, avec toutes ses ressources, c’est toute sa vie qu’elle donne à Dieu. Voilà une femme dont on ne sait rien. Pourtant sa vie est la plus belle aux yeux de Dieu.

Deux hommes en prière
Un autre épisode, presque du même ton. Saint Luc (18, 9-14) le présente comme une parabole. Je suis persuadé que Jésus qui a un sens aigu de l’observation, ne l’a pas inventée de toutes pièces ; il a été témoin d’un fait et il le raconte ensuite sous forme de parabole. « Deux hommes montaient au Temple pour prier. L’un était publicain », c’est-à-dire que chargé de lever l’impôt, il en gardait une partie à son profit, légitimement d’ailleurs, mais en tirant au maximum sur les marges… En vérité il était exclu du peuple de Dieu parce qu’il était tenu pour un trafiquant qui abuse du pouvoir. « Et l’autre était un pharisien », quelqu’un qui cherchait à faire le mieux possible. Le publicain reste à distance, au fond et se frappe la poitrine en disant: « O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ». Le pharisien, debout, prie en lui-même: « O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes qui sont voleurs, malfaisants, adultères et encore comme ce collecteur d’impôts. Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme », en un mot, je fais bien toutes choses, je fais tout ce qu’il faut. Jésus dit : « Je vous le déclare, le premier rentre chez lui justifié (c’est-à-dire saint), le second, non. »
Cherchez l’erreur ! Faut-il jouer la comédie et dire: « Je suis pécheur, je suis pécheur » sans savoir si on l’est vraiment, ni pourquoi on le serait ? Quelle est la faute du second et quelle est la justesse du premier ? Pourquoi le publicain est-il tenu pour saint auprès de Dieu et pourquoi le pharisien ne l’est-il pas?
Le publicain, à qui s’adresse-t-il ? A Dieu et il lui demande d’agir: « Prends pitié de moi; sois miséricordieux avec moi, pécheur ». C’est donc sur Dieu que se porte son regard, bien qu’il n’ose même pas lever les yeux vers le ciel. Il reste comme quelqu’un qui n’ose pas s’avancer vers Dieu, tout en le désirant ; comme quelqu’un qui se sait indigne de l’amour qu’il réclame et n’ose même pas le demander ; comme quelqu’un qui ne sait pas si Dieu va accepter de l’aimer malgré ce qu’il est ; si Dieu va l’aimer au point qu’il pourra l’aider à s’en sortir. Bref, il se tient comme un serviteur devant un maître aimé ; comme un enfant perdu devant le Père des cieux qu’il voudrait bien retrouver.
L’autre qui fait bien toutes choses – et il a raison-, que dit-il à Dieu ? « Je te bénis, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes » et il se raconte: « Je fais ceci, je fais cela il fait sa comptabilité lui-même. Et que lui manque-t-il ? La colonne qu’il n’a pas remplie ! « Qu’est-ce que tu ne fais pas ? Comment te comportes-tu à l’égard de Dieu ? Tu obéis aux commandements, oui ; mais regardes-tu celui qui te donne les commandements ? Tu agis aussi bêtement que le chien qui rapporte le bâton mais ne reconnaît pas celui qui le lui a jeté !
Les commandements trouvent leur sens profond à partir de Celui qui nous les donne. Les commandements sont une loi d’amour. Les observer, c’est aimer celui qui les donne. Jésus lui-même l’a dit : « Si quelqu’un m’aime, il observera mes commandements, ma Parole » (Jn 14, 23). Pour observer les commandements, il faut donc d’abord aimer Jésus et, avec Jésus, aimer Dieu, « son Père et notre Père » (Jn 20, 17). Et ne pas commencer par dire : « J’observe les commandements donc j’aime Dieu ; Dieu devrait bien le reconnaître puisque je fais ce qu’il me dit! »
Dieu n’a pas besoin d’esclaves, il a besoin de fils. Jésus dit encore : « Je ne vous appelle plus ’serviteurs’, je vous appelle ’amis’. » (Jn 15,15) et « libres sont les fils » (Mt 17,26). Le fils agit librement, par amour du Père; cet amour le rend libre. Car l’amour ne réside pas d’abord dans la conformité des gestes, mais dans le don de sa vie à Dieu qui est source de la vie. C’est parce que Dieu nous aime et que nous l’aimons que nous agissons selon sa volonté et que nous trouvons la vie. Les commandements sont une loi de liberté puisque c’est Dieu qui nous les propose et nous donne la force d’y obéir.

Simon et la pécheresse
Un dernier exemple. La scène se passe chez Simon, un ami de Jésus, Simon le lépreux qui avait été purifié de sa lèpre, déjà une grande merveille de Dieu ! Comme saint Luc le rapporte (7,36-50), il avait invité Jésus à un festin. Une femme entre dans la salle à manger où les convives étaient étendus selon l’usage antique elle prend un parfum très précieux et le répand sur les pieds de Jésus après les avoir baignés de ses larmes et essuyés avec ses cheveux. Simon se dit en lui-même : « Si cet homme Jésus, (qui est mon ami) était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, une prostituée », et il ne l’aurait pas acceptée, il l’aurait chassée puisque c’est une pécheresse et qu’à ce titre elle ne peut s’approcher de la sainteté de Dieu. Jésus lit dans le regard et dans le cœur de Simon les pensées qui l’habitent; il l’appelle : « Simon, j’ai quelque chose à te dire : un créancier avait deux débiteurs, l’un lui devait cinq cents pièces d’argent, l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi le rembourser, il leur fit grâce de leur dette à tous les deux. Lequel des deux l’aimera le plus? ». Simon répondit: « Je pense que c’est celui auquel il a fait grâce de la plus grande dette ». Jésus lui dit: « Tu as bien jugé. » Et se tournant vers la femme, il dit à Simon : « Tu vois cette femme : je suis entré dans ta maison tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds mais elle, elle a baigné mes pieds de ses larmes et elle les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser- le signe de l’hospitalité -, mais elle, depuis qu’elle est entrée, elle ne cesse de me couvrir les pieds de baisers. Tu n’as pas répandu d’huile odorante, de parfum sur ma tête, mais elle a répandu du parfum sur mes pieds. Si je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés (c’est-à-dire que Dieu les a pardonnés) c’est parce qu’elle montre beaucoup d’amour. Celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour ». Et il dit à la femme : « Tes péchés sont pardonnés. »
Les convives se mettent à dire entre eux « Mais enfin, qui est cet homme qui va jusqu’à donner le pardon des péchés ? » Et Jésus dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée ; va en paix ».
Cette expression implique la sainteté. Cette prostituée est devenue sainte. L’Évangile ne nous dit pas la suite ; il y a tout lieu de penser qu’elle s’est arrachée à la prostitution ; un tel pardon après un tel aveu et une telle contrition ! Ce qui l’a bouleversée, c’est ce qu’elle a entendu des paroles et des actes de Jésus. Ce qui l’a poussée à aller jusque-là et à entrer dans cette sorte d’église, la maison de Simon le pharisien, puisque Jésus y était pour quelques instants, c’est le désir de la vie de Dieu. Elle n’osait rien demander ni dire; elle n’en avait pas besoin, elle était connue ! Mais Jésus lisait dans son cœur et comprenait ce qu’elle faisait ; par ses gestes elle a tout dit. Et Jésus lui a tout dit et tout donné avec cette parole.
Je pourrais continuer la liste de ces personnages de l’Évangile, des ratés aux yeux des hommes. Pourtant ils déploient la beauté intérieure de leur vie dans l’accueil à l’amour que Dieu leur porte, laissant leur liberté s’ouvrir à cet amour pour qu’à leur tour, ils aiment. Car Dieu leur apprend à aimer, leur donne de pouvoir aimer. Voilà les premiers exemples de sainteté à garder dans les yeux et dans le cœur. Si, par la grâce de Dieu, ils peuvent être des saints, nous aussi nous le pouvons et le devons.

CULTURE MEDIATIQUE ET ANNONCE DE L’EVANGILE (Cardinal Jean-Marie LUSTIGER, 1994)

2 août, 2011

du site:

http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/cultr/documents/rc_pc_cultr_01101994_doc_iii-1994-ple-94_en.html#2

CULTURE MEDIATIQUE ET ANNONCE DE L’EVANGILE

Cardinal Jean-Marie LUSTIGER

Archevêque de Paris, France

1. Nous sommes un vieux pays riche de souvenirs et d’oeuvres innombrables. Lorsque nous parlons de culture, nous pensons aux oeuvres, célèbres ou célébrées. Celles du passé, bien sûr, et celles du présent que nous voudrions sacraliser tout autant. Pour les sauver du gouffre de l’oubli, nous avons inventé les musées d’Art moderne ou contemporain. Ainsi, la culture, serait-ce les oeuvres que nous conservons et que les touristes viennent admirer?
Dissipons cette illusion. La culture, ce ne sont pas d’abord les oeuvres, mais la Vie et l’énergie qui les produisent.
En ce sens, la foi n’entre pas dans une culture, comme un visiteur entre dans un palais ou un musée! La foi est source de Vie et de culture. La foi fait naître des oeuvres de culture qui la font reconnaître: «Supposez qu’un arbre soit bon, son fruit sera bon; supposez-le mauvais, son fruit sera mauvais; c’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre» (Mt 12, 33).
2. Nous sommes, dit-on, dans une civilisation technique, technologique, de masse … et Dieu sait quoi encore! Permettez-moi de mettre en lumière deux caractéristiques de cet état de choses: l’opinion et l’imaginaire médiatique.

2.1. L’opinion
Il ne s’agit plus ici de la définition soupçonneuse de Parménide opposée à la vérité de la pensée. Aujourd’hui, la raison même est soupçonnée. Comme un sophiste, elle semble démontrer n’importe quoi et son contraire. Le grand nombre s’habitue à penser que la certitude d’hier, obsolète aujourd’hui, sera, demain, erronée, tant les progrès de la science et de la technique provoquent d’incessants bouleversements des évidences.
En revanche, l’opinion est souveraine. L’opinion? La France fait une très grande consommation de sondages d’opinion. Que 51% d’un échantillon représentatif soient du même avis suffit pour que le débat paraisse tranché et que l’opinion dominante s’impose à tous. Ou, du moins pour que les opposants, s’ils s’obstinent, deviennent quelque peu suspects. Alors que l’indépendance est prônée comme valeur suprême, que le non-conformisme est donné en exemple, la puissance de l’opinion conduit le grand nombre à devenir aussitôt conforme à l’avis supposé d’une majorité prétendue! … Le conformisme des idées reçues et l’extrême fragilité des moeurs démontrent cette tentation de la culture inscrite dans la versatilité de l’imaginaire.

2.2. L’imaginaire médiatique
L’imaginaire, non pas celui des éveilleurs, du poète, du peintre ou du romancier; mais celui des producteurs, l’imaginaire médiatique. Les images de la télévision ou de la publicité se substituent à la réalité, au prix d’illusions et de mensonges. Ces images, fabriquées par quelques-uns, captivent l’imagination de nations entières; elles enferment les spectateurs qu’elles fascinent, dans le huis clos de leur solitude. Pour retenir le public, elles s’ajustent aux obscurs objets de son désir.
Il s’agit d’une drogue, parfois plus asservissante que toutes les autres, tant qu’elle n’est pas identifiée. En touchant et en captant des populations entières, elle alimente et conforte la tyrannie de l’opinion.
La domination par l’image introduit une régression terrifiante, car la culture, fruit des plus hautes activités humaines, se fonde sur la parole; elle suppose l’esprit, la capacité d’abstraire et de réfléchir, de contempler et d’aimer. La civilisation de l’image, fictive ou virtuelle, asservit l’intelligence du spectateur et l’aliène dans une passivité irresponsable. Elle fixe l’esprit dans les sens – vision sans regard, audition sans écoute, bientôt goûter, toucher, et déjà odorat. Et cette réduction, par la puissance de l’opinion, menace la force personnalisante de la culture humaine: elle ramène les personnes à se comporter comme les individus d’une espèce animale. Cette civilisation est vraiment mortelle.

3. Peut-on encore nommer culture ce fonctionnement social de l’opinion conjuguée à l’imaginaire médiatique?
Certes, comme en tout temps, des personnalités peuvent surgir en opposition à ces mécanismes. Mais, aussi fortes soient-elles, leurs réactions en restent tributaires: elles contribuent à les faire vivre, et, en les contestant, les renforcent. La récupération du mouvement hippy par la publicité américaine est une bonne illustration de ce mécanisme.
Telle serait l’attitude illusoire des chrétiens s’ils voulaient naïvement annoncer l’Evangile par la voie royale de l’opinion et par les figures idolâtriques du rêve et de l’imaginaire.
3.1. Dans cette culture de l’opinion, prédomine un souci de correction, ou, dira-t-on encore, de communication. Si l’Evangile n’est pas reçu, c’est, prétend-on, que le medium est inadapté. Il faudrait donc s’efforcer de mieux transmettre le message.
Mais, pour qu’il soit jugé accessible, lui faut-il devenir conforme à l’opinion dominante? Et faudrait-il taire ce qui éveille des résistances? La tyrannie du «pensable disponible» est sans mesure. Elle provoque les tumultes et les déplacements de l’imaginaire ainsi que les brouhahas de l’opinion. Dans une inflation des bruits, la parole humaine, dépréciée, dévaluée, devient insignifiante.
Ecoutons ce que nous dit le Seigneur: «Engeance de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses, alors que vous êtes mauvais? Car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du coeur … Or, je vous le dis: les hommes rendront compte au jour du jugement de toute parole sans portée (sans fondement, vaine) qu’ils auront proférée. Car c’est d’après tes paroles que tu seras justifié, et c’est d’après tes paroles que tu seras condamné» (Mt 12, 34-37).
Le Christ, Verbe de Dieu, nous oblige à reconnaître à la parole humaine sa singulière et rare puissance. La présence du Christ en son Corps qui est l’Eglise infléchit la trajectoire de la culture. Le Verbe incarné suscite et transfigure les oeuvres de l’intelligence humaine. La Parole de Vérité purifie l’imaginaire, rappelle à la liberté, demande le témoignage de la personne. La parole des croyants devient le lieu de leur martyre.
Car le chrétien et l’Eglise entrent toujours en procès avec la culture pour la délivrer: «Cela vous donnera une occasion de martyre» dit le Seigneur Jésus en annonçant à ses disciples la persécution, la passion qui les fait participer à l’oeuvre du salut. Il précise: «Je vous donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous» (Lc 21, 13-15).
3.2. Dans une civilisation de l’imaginaire médiatique, l’esprit de l’homme devient prisonnier de l’objet proposé – imposé – à ses sens. Le Christ appelle la personne à reconnaître sa dignité en lui rappelant qu’elle est le sujet de son regard. Car il nous promet à la suprême vision où nous recevrons la pleine liberté des élus. «Nous serons semblables au Christ dans sa gloire, car nous le verrons tel qu’il est» (1 Jn 3 ,2). Tel est notre enfantement à la vie éternelle. Tel est aussi le combat où se manifestent, en notre existence terrestre, la splendeur de la Vérité, l’éclat du Verbe et la beauté du regard.
«La lampe du corps, c’est l’oeil. Si donc ton oeil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière. Mais si ton oeil est malade, ton corps tout entier sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres!» (Mt 6, 22-23).
Ainsi, annonçant l’Évangile, les chrétiens travaillent à sauver notre culture. Mais ne nous y trompons pas. Il ne suffirait pas de travailler l’opinion ou d’accroître la masse des images en y ajoutant des images médiatiques supposées chrétiennes. Nous appelons nos contemporains à purifier leur regard, à permettre à la lumière d’écarter les ténèbres, à laisser la parole faire la vérité. Le Christ nous en avertis: pour chacun de nous peut advenir, en ce rude combat, l’heure des ténèbres: «Si ton oeil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi…» (Mt 5, 29). Le Seigneur parle ainsi de l’adultère, donc de l’idolâtrie. L’oeil, fasciné par l’image – eidolon, idole – n’est pas libre de contempler l’Image – Icône – du Dieu invisible.

4. Mon désir était d’esquisser un diagnostic et de demander à la Parole de Dieu un chemin de guérison.
Que les croyants découvrent la racine de leur choix et la radicalité à laquelle leur baptême les appelle.
la visión empobrecida a través de una nueva escucha de la Palabra
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