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« LA BEAUTÉ, LA NOSTALGIE DE DIEU » – Joseph Ratzinger (2002)

19 février, 2019

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Mount Tabor

(traduction Google de l’italien)

« LA BEAUTÉ, LA NOSTALGIE DE DIEU » – Joseph Ratzinger (2002)

Nous publions un large extrait de la réflexion théologique que Ratzinger a écrite pour commenter le thème de l’édition 2002 de la réunion de Rimini:

« Le sentiment des choses, la contemplation de la beauté ».

Chaque année, dans la liturgie des heures de carême, il revient à frapper un paradoxe que l’on retrouve dans les vêpres le lundi de la deuxième semaine du psautier. Ici, côte à côte, il y a deux antiennes, l’une pour le carême, l’autre pour la semaine sainte. Tous deux introduisent le Psaume 44, mais ils anticipent une clé d’interprétation complètement opposée. C’est le psaume qui décrit le mariage du roi, sa beauté, ses vertus, sa mission et se transforme ensuite en une exaltation de la mariée. À l’époque du Carême, le psaume est encadré par le même antienne que le reste de l’année. C’est le troisième verset du psaume qui dit: « Vous êtes le plus beau parmi les fils de l’homme, la grâce se répand sur vos lèvres ». Il est clair que l’Église lit ce psaume comme une représentation poétique et prophétique de la relation conjugale du Christ avec l’Église. Reconnaît le Christ comme le plus beau des hommes; la grâce répandue sur ses lèvres indique la beauté intérieure de sa parole, la gloire de sa proclamation. Ainsi, ce n’est pas simplement la beauté extérieure de l’apparition du Rédempteur qui doit être glorifiée: en lui apparaît plutôt la beauté de la Vérité, la beauté de Dieu lui-même qui nous attire à lui et nous donne en même temps la blessure de l’Amour, le saint. passion (eros) qui nous fait aller à la rencontre, avec et dans l’Église de la mariée, de l’Amour qui nous appelle … la grâce répandue sur ses lèvres indique la beauté intérieure de sa parole, la gloire de sa proclamation. Ainsi, ce n’est pas simplement la beauté extérieure de l’apparition du Rédempteur qui doit être glorifiée: en lui apparaît plutôt la beauté de la Vérité, la beauté de Dieu lui-même qui nous attire à lui et nous donne en même temps la blessure de l’Amour, le saint. passion (eros) qui nous fait aller à la rencontre, avec et dans l’Église de la mariée, de l’Amour qui nous appelle … la grâce répandue sur ses lèvres indique la beauté intérieure de sa parole, la gloire de sa proclamation. Ainsi, ce n’est pas simplement la beauté extérieure de l’apparition du Rédempteur qui doit être glorifiée: en lui apparaît plutôt la beauté de la Vérité, la beauté de Dieu lui-même qui nous attire à lui et nous donne en même temps la blessure de l’Amour, le saint. passion (eros) qui nous fait aller à la rencontre, avec et dans l’Église de la mariée, de l’Amour qui nous appelle …
Qui croit en Dieu, le Dieu qui s’est manifesté dans les traits altérés du Christ crucifié comme amour « jusqu’au bout » (Jn 13, 1) sait que la beauté est la vérité et que la vérité est la beauté, mais dans le Christ souffrant, il apprend de plus, la beauté de la vérité inclut l’infraction, la douleur et, oui, même le mystère obscur de la mort, et elle ne peut être trouvée que dans l’acceptation de la douleur et non dans son ignorance.
Une première prise de conscience du fait que la beauté a à voir avec la douleur est certainement aussi présente dans le monde grec. Pensons, par exemple, au « Fedro » de Platon. Platon considère la rencontre avec la beauté comme ce choc émotionnel sain qui chasse l’homme de lui-même, « l’excite » en l’attirant vers autre chose. Comme le dit Platon, l’homme a perdu pour lui sa perfection d’origine conçue. Maintenant, il recherche continuellement la forme de guérison primigéniale. Je me souviens de la nostalgie et l’incite à la recherche, et la beauté l’arrache de l’habitat quotidien. Cela le fait souffrir. On pourrait dire, au sens platonicien, que la rayure de la nostalgie frappe l’homme, ça lui fait mal et de cette manière il met ses ailes, le relève vers le haut …
La beauté fait mal, mais c’est précisément ainsi qu’elle rappelle à l’homme son destin ultime … Etre frappé et vaincu à travers la beauté du Christ est une connaissance plus réelle et plus profonde de la simple déduction rationnelle …
La rencontre avec la beauté peut devenir le coup de la fléchette qui blesse l’âme et ouvre ainsi les yeux, de sorte que l’âme, à partir de l’expérience, a des critères de jugement et est également capable de évaluer les sujets correctement. Pour moi, le concert de Bach dirigé par Leonard Bernstein à Munich après la mort prématurée de Karl Richter reste une expérience inoubliable. J’étais assis à côté de l’évêque évangélique Hanselmann. Lorsque la dernière note de l’un des grands Thomas-Kantor-Kantaten s’est éteinte de façon triomphale, nous avons tourné notre regard spontanément l’un vers l’autre et tout aussi spontanément, nous avons dit: – « Qui a entendu cela, sait que la foi est vraie ». Dans cette musique était perçue une force si extraordinaire de la réalité actuelle à réaliser, non plus par déductions, mais par le choc du cœur, cela ne pourrait pas provenir de rien, mais ne pourrait naître que grâce au pouvoir de la vérité qui se concrétise dans l’inspiration du compositeur. Et la même chose ne se voit-elle pas lorsque nous nous laissons émouvoir par l’icône de la Trinité de Rublëv? Dans l’art des icônes, ainsi que dans les grandes œuvres picturales romanes et gothiques occidentales, l’expérience décrite par Kabasilas, à partir de l’intériorité, est devenue visible et participative. Pavel Evdokimov a indiqué de manière si significative quel cheminement interne l’icône présuppose. L’icône n’est pas simplement la reproduction de ce qui est perceptible avec les sens, mais présuppose plutôt, comme il l’affirme, un « jeûne de la vue ». La perception intérieure doit se libérer de la simple impression des sens et, dans la prière et l’ascèse, acquérir une capacité nouvelle et plus profonde de voir, de faire la transition de ce qui est simplement extérieur à la profondeur de la réalité, de sorte que l’artiste voie ce les sens en tant que tels ne voient pas et ce qui apparaît toutefois dans le sensible: la splendeur de la gloire de Dieu, la « gloire de Dieu sur la face du Christ » (2 Cor 4: 6). Admirer les icônes, et en général les grandes peintures de l’art chrétien, nous conduit par un chemin intérieur, une manière de nous dépasser et donc, dans cette purification du regard, qui est une purification du cœur, nous révèle la beauté, ou au moins un rayon de celui-ci. C’est précisément ainsi que cela nous met en relation avec le pouvoir de la vérité. J’ai déjà souvent affirmé être convaincu que la véritable apologie de la foi chrétienne, la preuve la plus convaincante de sa vérité, contre toute négation, concerne d’une part les saints, d’autre part la beauté que la foi a générée. Pour que la foi grandisse aujourd’hui, nous devons nous-mêmes et les hommes que nous rencontrons à rencontrer les saints, à entrer en contact avec la beauté.
Mais maintenant, nous n’avons pas encore répondu à une objection. Nous avons déjà rejeté l’affirmation selon laquelle ce qui a été préconisé jusqu’ici constituerait une évasion dans l’irrationnel, dans un pur esthétisme. Au contraire, le contraire est vrai: c’est précisément ainsi que la raison est libérée de sa torpeur et rendue capable d’agir. Aujourd’hui, une autre objection a plus de poids: le message de la beauté est complètement remis en question par le pouvoir du mensonge, de la séduction, de la violence, du mal. La beauté peut-elle être authentique ou est-ce finalement une illusion? La réalité n’est-elle pas vraiment mauvaise? La peur qui, en fin de compte, n’est pas le fil de la beauté qui nous mène à la vérité, mais que le mensonge, ce qui est laid et vulgaire, constitue la véritable « réalité » a angoissé les hommes de tous les temps. Dans le présent, il trouve son expression dans la déclaration selon laquelle, après Auschwitz, il ne serait plus possible de faire de la poésie, mais après, Auschwitz ne pourrait plus parler d’un bon Dieu. On se demande: où était Dieu quand les fours crématoires fonctionnaient? Or, cette objection, pour laquelle des raisons suffisantes existaient même avant Auschwitz, dans toutes les atrocités de l’histoire, indique en tout cas qu’un concept purement harmonieux de la beauté n’est pas suffisant. Elle ne résiste pas à la gravité de la question de Dieu, de la vérité et de la beauté. Apollon, qui pour Socrates de Platon était « le Dieu » et le garant de la beauté imperturbable en tant que « véritablement divin », n’est plus assez suffisant. De cette façon, nous retournons aux « deux trompettes » de la Bible à partir de laquelle nous avions commencé, au paradoxe selon lequel on peut dire que le Christ est « Vous êtes le plus beau des fils de l’homme » et « Il n’a aucune apparence ni beauté … son visage est défiguré par la douleur ». Dans la passion du Christ, l’esthétique grecque, si digne d’admiration pour son contact actuel avec le divin, qui reste innommable, n’est pas supprimée, mais dépassée. L’expérience de la beauté a reçu une nouvelle profondeur, un nouveau réalisme. Celui qui est la Beauté elle-même s’est laissé frapper au visage, cracher dessus, couronne d’épines – le Saint Suaire de Turin peut nous faire imaginer tout cela d’une manière touchante. Mais justement dans ce visage défiguré, apparaît la beauté authentique et extrême: la beauté de l’amour qui se termine « au bout » et cela, précisément en cela, elle se révèle plus forte que le mensonge et la violence. Qui a perçu cette beauté sait que la vérité, et non le mensonge, est la dernière instance du monde. Ce n’est pas le mensonge qui est « vrai », mais la vérité. C’est, pour ainsi dire, un nouveau tour de menteur pour se présenter comme « vérité » et nous dire: au-delà de moi, il n’y a rien du tout, arrêtez de chercher la vérité ou même aimez-la; Ce faisant, vous êtes sur le mauvais chemin. L’icône du Christ crucifié nous libère de cette déception qui sévit aujourd’hui. Cependant, cela pose comme condition que nous nous permettions d’être blessés avec lui et que nous croyions en l’Amour, qui peut risquer de déposer une beauté extérieure pour annoncer, précisément de cette manière, la vérité de la beauté … Qui a perçu cette beauté sait que la vérité, et non le mensonge, est la dernière instance du monde. Ce n’est pas le mensonge qui est « vrai », mais la vérité. C’est, pour ainsi dire, un nouveau tour de menteur pour se présenter comme « vérité » et nous dire: au-delà de moi, il n’y a rien du tout, arrêtez de chercher la vérité ou même aimez-la; Ce faisant, vous êtes sur le mauvais chemin. L’icône du Christ crucifié nous libère de cette déception qui sévit aujourd’hui. Cependant, cela pose comme condition que nous nous permettions d’être blessés avec lui et que nous croyions en l’Amour, qui peut risquer de déposer une beauté extérieure pour annoncer, précisément de cette manière, la vérité de la beauté … Qui a perçu cette beauté sait que la vérité, et non le mensonge, est la dernière instance du monde. Ce n’est pas le mensonge qui est « vrai », mais la vérité. C’est, pour ainsi dire, un nouveau tour de menteur pour se présenter comme « vérité » et nous dire: au-delà de moi, il n’y a rien du tout, arrêtez de chercher la vérité ou même aimez-la; Ce faisant, vous êtes sur le mauvais chemin. L’icône du Christ crucifié nous libère de cette déception qui sévit aujourd’hui. Cependant, cela pose comme condition que nous nous permettions d’être blessés avec lui et que nous croyions en l’Amour, qui peut risquer de déposer une beauté extérieure pour annoncer, précisément de cette manière, la vérité de la beauté … L’icône du Christ crucifié nous libère de cette déception qui sévit aujourd’hui. Cependant, cela pose comme condition que nous nous permettions d’être blessés avec lui et que nous croyions en l’Amour, qui peut risquer de déposer une beauté extérieure pour annoncer, précisément de cette manière, la vérité de la beauté … L’icône du Christ crucifié nous libère de cette déception qui sévit aujourd’hui. Cependant, cela pose comme condition que nous nous permettions d’être blessés avec lui et que nous croyions en l’Amour, qui peut risquer de déposer une beauté extérieure pour annoncer, précisément de cette manière, la vérité de la beauté …
Qui n’a pas connu la phrase tant citée de Dostoïevski: « La beauté nous sauvera? » Cependant, dans la plupart des cas, nous oublions que Dostoïevski entend ici la beauté rédemptrice du Christ. Nous devons apprendre à le voir. Si nous le connaissons non seulement par des mots, mais que nous sommes frappés par le signe de sa beauté paradoxale, nous faisons réellement sa connaissance et nous le connaissons, non seulement pour en avoir entendu parler par d’autres. Nous avons ensuite rencontré la beauté de la vérité, de la vérité rédemptrice. Rien ne peut nous mettre plus en contact avec la beauté du Christ lui-même que le monde de la beauté créé par la foi et la lumière qui brille sur le visage des saints, à travers lesquels sa propre lumière devient visible.

 

CHEMIN DE CROIX AU COLISÉE – MÉDITATIONS ET PRIÈRES DU CARDINAL JOSEPH RATZINGER

24 mars, 2016

http://www.vatican.va/news_services/liturgy/2005/via_crucis/fr/station_01.html

CHEMIN DE CROIX AU COLISÉE

(Je ne mets la première Station  je mets le lien à l’autre, cliquez sur les images

http://www.vatican.va/news_services/liturgy/2005/documents/ns_lit_doc_20050325_via-crucis_fr.html

VENDREDI SAINT 2005

MÉDITATIONS ET PRIÈRES DU CARDINAL JOSEPH RATZINGER

PREMIÈRE STATION

Jésus est condamné à mort 

/V. Adoramus te, Christe, et benedicimus tibi. /R. Quia per sanctam crucem tuam redemisti mundum. De l’Évangile selon saint Matthieu 27, 22-23.26

Pilate reprit : «Que ferais-je donc de Jésus, celui qu’on appelle le Messie?» Ils répondirent tous : «Qu’on le crucifie!» Il poursuivit : «Quel mal a-t-il donc fait?» Ils criaient encore plus fort : «Qu’on le crucifie!». Il leur relâcha donc Barabbas ; quant à Jésus, il le fit flageller, et le leur livra pour qu’il soit crucifié.

MÉDITATION Le Juge du monde, qui reviendra un jour pour nous juger, est là, anéanti, déshonoré et sans défense face au juge de la terre. Pilate n’est pas totalement mauvais. Il sait que ce condamné est innocent; il cherche le moyen de le libérer. Mais Pilate est indécis. Et en définitive, sur le droit, il fait prévaloir sa position, il se fait prévaloir lui-même. Et les hommes qui vocifèrent et demandent la mort de Jésus ne sont pas non plus totalement mauvais. Beaucoup parmi eux, le jour de la Pentecôte, seront «remués jusqu’au fond d’eux-mêmes» (Ac 2, 37), quand Pierre leur dira : «Jésus de Nazareth – cet homme dont Dieu avait fait connaître la mission – … vous l’avez fait mourir en le faisant clouer à la croix par la main des païens…» (Ac 2, 22s). Mais en cet instant, ils subissent l’influence de la foule. Ils vocifèrent parce que les autres vocifèrent, et ils vocifèrent comme les autres. Et ainsi, la justice est piétinée par lâcheté, par faiblesse, par peur du diktat de la mentalité dominante. La voix ténue de la conscience est étouffée par les vociférations de la foule. L’indécision, le respect humain confèrent leur force au mal.

PRIÈRE Seigneur, tu as été condamné à mort car la peur du regard des autres a étouffé la voix de la conscience. Tout au long de l’histoire, il en a toujours été ainsi, des innocents ont été maltraités, condamnés et tués. Combien de fois n’avons-nous pas, nous aussi, préféré le succès à la vérité, notre réputation à la justice ! Donne force, dans notre vie, à la voix ténue de la conscience, à ta voix. Regarde-moi comme tu as regardé Pierre après le reniement. Fais en sorte que ton regard pénètre nos âmes et indique à notre vie la direction. A ceux qui ont vociféré contre toi le Vendredi saint, tu as donné l’émotion du coeur et la conversion au jour de la Pentecôte. Et ainsi, tu nous as donné à tous l’espérance. Donne-nous aussi, toujours de nouveau, la grâce de la conversion.

Tous: Pater noster, qui es in cælis: sanctificetur nomen tuum; adveniat regnum tuum; fiat voluntas tua, sicut in cælo, et in terra. Panem nostrum cotidianum da nobis hodie; et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris; et ne nos inducas in tentationem; sed libera nos a malo.

Stabat mater dolorosa iuxta crucem lacrimosa, dum pendebat Filius.

Debout, la Mère douloureuse près de la Croix était en larmes  devant son Fils suspendu.

 

 

L’ANGOISSE D’UNE ABSENCE. TROIS MÉDITATIONS SUR LE SAMEDI SAINT PAR LE CARDINAL JOSEPH RATZINGER

16 novembre, 2015

L'ANGOISSE D’UNE ABSENCE. TROIS MÉDITATIONS SUR LE SAMEDI SAINT  PAR LE CARDINAL JOSEPH RATZINGER dans Pape Benoit/Card. Ratzinger 1147329964485

Sur ces pages, des miniatures tirées de l’évangéliaire du début du XIIIe siècle conservé dans l’abbaye bénédictine de Groß Sankt Martin, à Cologne; la crucifixion

http://www.30giorni.it/articoli_id_10336_l4.htm

L’ANGOISSE D’UNE ABSENCE. TROIS MÉDITATIONS SUR LE SAMEDI SAINT

PAR LE CARDINAL JOSEPH RATZINGER

1. Méditation

À notre époque, on entend parler avec une insistance croissante de la mort de Dieu. Pour la première fois, chez Jean Paul, il ne s’agit que d’un cauchemar: Jésus mort annonce aux morts, depuis le toit du monde, que pendant son voyage dans l’au-delà il n’a rien trouvé, ni ciel, ni Dieu miséricordieux, mais seulement le néant infini, le silence du vide grand ouvert. Il s’agit encore d’un horrible rêve que l’on écarte en gémissant, au réveil, comme un rêve, justement, même si l’on ne parviendra plus jamais à effacer l’angoisse, qui était depuis toujours en embuscade, sombre, au fond de l’âme. 

Un siècle plus tard, chez Nietzsche, c’est une idée d’un sérieux mortel qui s’exprime dans un cri strident de terreur: «Dieu est mort! Dieu reste mort! Et nous l’avons tué!». Cinquante ans plus tard, on en parle avec un détachement académique et l’on se prépare à une «théologie après la mort de Dieu». On regarde autour de soi pour voir comment l’on peut continuer et l’on encourage les hommes à se préparer à prendre la place de Dieu. Le mystère terrible du Samedi saint, son abîme de silence, a donc acquis, à notre époque, une réalité écrasante. Car c’est cela le Samedi saint: jour du Dieu caché, jour de ce paradoxe inouï que nous exprimons dans le Credo avec ces mots: «descendu en enfer», descendu à l’intérieur du mystère de la mort. Le Vendredi saint, nous pouvions encore regarder le Crucifié. Le Samedi saint est vide, la lourde pierre du sépulcre neuf couvre le défunt, tout est passé, la foi semble être définitivement démasquée comme illusion. Aucun Dieu n’a sauvé ce Jésus qui prétendait être son Fils. Nous pouvons nous tranquilliser: les prudents qui, auparavant, avaient été quelque peu ébranlés au fond d’eux-mêmes à l’idée qu’ils s’étaient peut-être trompés, ont eu raison en fait. Samedi saint: jour de la sépulture de Dieu; n’est-ce pas là, de façon impressionnante, notre jour? Notre siècle ne commence-t-il pas à être un grand Samedi saint, jour de l’absence de Dieu, jour où le cœur des disciples est également envahi par un vide effrayant, un vide qui s’élargit de plus en plus, si bien qu’ils se préparent, remplis de honte et d’angoisse, à rentrer chez eux? N’est-ce pas le jour où, sombres et brisés par le désespoir, ils se dirigent vers Emmaüs, sans du tout se rendre compte que celui qu’ils croyaient mort est au milieu d’eux?
Dieu est mort et nous l’avons tué: nous sommes-nous précisément aperçus que cette phrase est prise, presque à la lettre, à la tradition chrétienne et que souvent, dans nos viae crucis, nous avons répété quelque chose de semblable sans nous rendre compte de la terrible gravité de ce que nous disions? Nous l’avons tué, en l’enfermant dans l’enveloppe usée des pensées habituelles, en l’exilant dans une forme de piété sans contenu réel qui se perd toujours dans des phrases toutes faites ou dans la recherche d’objets archéologiques de valeur; nous l’avons tué à travers l’ambiguïté de notre vie qui a étendu sur lui aussi un voile d’obscurité: en effet, dans ce monde, qu’est-ce qui aurait pu désormais rendre Dieu plus problématique, sinon le caractère problématique de la foi et de l’amour de ceux qui croient en lui?
L’obscurité divine de ce jour, de ce siècle qui devient dans une mesure grandissante un Samedi saint, parle à notre conscience. Nous aussi avons affaire à elle. Mais, malgré tout, elle a en soi quelque chose de consolant. La mort de Dieu en Jésus-Christ est en même temps l’expression de sa solidarité radicale avec nous. Le mystère le plus obscur de la foi est en même temps le signe le plus clair d’une espérance qui n’a pas de limites. Et une chose encore: ce n’est qu’à travers l’échec du Vendredi saint, à travers le silence de mort du Samedi saint, que les disciples purent être conduits à la compréhension de ce que Jésus était vraiment et de ce que son message signifiait en réalité. Dieu devait mourir pour eux afin de pouvoir vivre réellement en eux. L’image qu’ils s’étaient faite de Dieu, dans laquelle ils avaient tenté de le faire entrer, devait être détruite pour que, à travers les décombres de la maison démolie, ils pussent voir le ciel, le voir Lui, qui reste toujours l’infiniment plus grand. Nous avons besoin du silence de Dieu pour faire de nouveau l’expérience de l’abîme de sa grandeur et de l’abîme de notre néant, qui s’ouvrirait tout grand s’il n’y avait pas Dieu.
Il y a dans l’Évangile une scène qui annonce de manière extraordinaire le silence du Samedi saint et qui apparaît donc, encore une fois, comme la description de notre moment historique. Jésus-Christ dort dans une barque qui, battue par la tempête, est sur le point de couler. Une fois, le prophète Elie avait tourné en dérision les prêtres de Baal, qui invoquaient inutilement, à grands cris, leur dieu pour qu’il fît descendre le feu sur le sacrifice, les exhortant à crier plus fort, au cas où leur dieu dormirait. Mais Dieu ne dort-il pas réellement? La raillerie du prophète n’atteint-elle pas aussi, pour finir, ceux qui croient dans le Dieu d’Israël, ceux qui voyagent avec lui dans une barque sur le point de couler? Dieu dort alors que les choses sont sur le point de couler: n’est-ce pas là l’expérience de notre vie? L’Église, la foi, ne ressemblent-elles pas à une petite barque qui va couler, qui lutte inutilement contre les vagues et le vent, alors que Dieu est absent? Au comble du désespoir, les disciples crient et secouent le Seigneur pour le réveiller, mais lui se montre étonné et leur reproche leur peu de foi. En va-t-il autrement pour nous? Quand la tempête sera passée, nous verrons combien de stupidité il y avait dans notre peu de foi. Et toutefois, ô Seigneur, nous ne pouvons que te secouer, toi, Dieu qui demeures en silence et qui dors, et te crier: réveille-toi, ne vois-tu pas que nous coulons? Réveille-toi, ne laisse pas durer pour l’éternité l’obscurité du Samedi saint, laisse aussi tomber sur nos jours un rayon de Pâques, joins-toi à nous lorsque nous nous dirigeons, désespérés, vers Emmaüs, pour que notre cœur puisse s’enflammer à ta proximité. Toi qui as guidé de façon cachée les chemins d’Israël pour être finalement homme avec les hommes, ne nous laisse pas dans les ténèbres, ne permets pas que ta parole se perde dans le grand gaspillage de mots de cette époque. Seigneur, accorde-nous ton aide, car sans toi nous coulerons.
Amen.

2 Méditation
Le Dieu caché en ce monde constitue le vrai mystère du Samedi saint, mystère auquel il est déjà fait allusion dans les paroles énigmatiques selon lesquelles Jésus est «descendu en enfer». En même temps, l’ expérience de notre époque nous a offert une approche complètement nouvelle du Samedi saint, puisque le fait que Dieu se cache dans le monde qui lui appartient et qui devrait, avec mille langues, annoncer son nom, l’expérience de l’impuissance de Dieu qui est pourtant l’Omnipotent – ce sont là l’expérience et la misère de notre temps.
Mais même si le Samedi saint est devenu de cette façon plus profondément proche de nous, même si nous comprenons le Dieu du Samedi saint mieux que la manifestation puissante de Dieu au milieu des coups de tonnerre et des éclairs dont parle l’Ancien Testament, reste non résolue la question de savoir ce que l’on entend vraiment quand on dit de manière mystérieuse que Jésus «est descendu en enfer». Disons-le aussi nettement que possible: personne n’est en mesure de vraiment l’expliquer. Les choses ne deviennent pas plus claires si l’on dit que le mot enfer est ici une mauvaise traduction du mot hébreu shêol, qui désigne simplement tout le royaume des morts; cette formule, à l’origine, voulait donc dire seulement que Jésus est descendu dans la profondeur de la mort, est réellement mort et a participé à l’abîme de notre destin de mort. En effet, une question se pose alors: qu’est réellement la mort et qu’arrive-t-il effectivement quand on descend dans la profondeur de la mort? Nous devons ici prendre garde au fait que la mort n’est plus la même chose depuis que Jésus-Christ l’a subie, depuis qu’Il l’a acceptée et pénétrée, de même que la vie, l’être humain, ne sont plus la même chose depuis qu’en Jésus-Christ la nature humaine a pu venir en contact, et a été effectivement en contact, avec l’être propre de Dieu. Avant, la mort était seulement mort, séparation d’avec le pays des vivants, et signifiait, fût-ce avec une profondeur différente, quelque chose comme «enfer», aspect nocturne de l’existence, ténèbre impénétrable. Mais à présent la mort est aussi vie et, quand nous franchissons la solitude glaciale du seuil de la mort, nous rencontrons toujours de nouveau Celui qui est la vie, qui a voulu devenir le compagnon de notre solitude ultime et qui, dans la solitude mortelle de son angoisse au Jardin des oliviers et de son cri sur la croix «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?», est devenu Celui qui partage nos solitudes. Si un enfant devait s’aventurer tout seul dans la nuit noire au milieu d’un bois, il aurait peur même si on lui démontrait des centaines de fois qu’il n’y a aucun danger. L’enfant n’a pas peur de quelque chose de précis, à quoi on puisse donner un nom, mais il expérimente dans l’obscurité l’insécurité, la condition d’orphelin, le caractère sinistre de l’existence en soi. Seule une voix humaine pourrait le consoler; seule la main d’une personne chère pourrait chasser l’angoisse comme on chasse un mauvais rêve. Il y a une angoisse – la vraie, celle qui est nichée dans la profondeur de nos solitudes – qui ne peut pas être surmontée au moyen de la raison, mais seulement par la présence d’une personne qui nous aime. Cette angoisse, en effet, n’a pas d’objet auquel on puisse donner un nom, elle est seulement l’expression terrible de notre solitude ultime. Qui n’a pas déjà ressenti la sensation effrayante de cette condition d’abandon? Qui ne percevrait pas le miracle saint et consolateur d’une parole d’affection dans ces cirsonstances? Mais lorsqu’on se trouve devant une solitude telle qu’elle ne peut plus être atteinte par la parole transformatrice de l’amour, alors nous parlons de l’enfer. Et nous savons que bon nombre d’hommes de notre époque, en apparence si optimiste, sont de l’avis que toute rencontre reste superficielle, qu’aucun homme n’a accès à l’ultime et véritable profondeur d’autrui et donc que, tout au fond de chaque existence, gisent le désespoir, et même l’enfer. Jean-Paul Sartre a exprimé cela de façon poétique dans l’un de ses drames, et a exposé en même temps le cœur de sa doctrine sur l’homme. Une chose est sûre: il y a une nuit dans l’obscur abandon de laquelle ne pénètre aucune parole de réconfort, il y a une porte que nous devons franchir dans une solitude absolue: la porte de la mort. Toute l’angoisse de ce monde est en dernière analyse l’angoisse provoquée par cette solitude. C’est pourquoi le terme qui désignait, dans l’Ancien Testament, le royaume des morts, était identique à celui par lequel on désignait l’enfer: shêol. La mort, en effet, est solitude absolue. Mais elle est cette solitude qui ne peut plus être éclairée par l’amour, qui est tellement profonde que l’amour ne peut plus accéder à elle: elle est l’enfer.
«Descendu en enfer» – cette confession du Samedi saint signifie que Jésus-Christ a franchi la porte de la solitude, qu’il est descendu dans le fond impossible à atteindre et à surmonter de notre condition de solitude. Mais cela signifie aussi que, même dans la nuit extrême où aucune parole ne pénètre, dans laquelle nous sommes tous comme des enfants qui ont été chassés et qui pleurent, il y a une voix qui nous appelle, une main qui nous prend et qui nous conduit. La solitude insurmontable de l’homme a été surmontée depuis qu’Il s’est trouvé en elle. L’enfer a été vaincu depuis le moment où l’amour a également pénétré dans la région de la mort, depuis que le no man’s land de la solitude a été habité par Lui. Dans sa profondeur, l’homme ne vit pas de pain; dans l’authenticité de son être, il vit du fait qu’il est aimé et qu’il lui est permis d’aimer. À partir du moment où, dans l’espace de la mort, il y a la présence de l’amour, alors la vie pénètre dans la mort: à tes fidèles, ô Seigneur, la vie n’est pas enlevée, elle est transformée – prie l’Église dans la liturgie funèbre.
Personne ne peut mesurer, en dernière analyse, la portée de ces mots: «Descendu en enfer». Mais s’il nous est donné une fois de nous approcher de l’heure de notre solitude ultime, il nous sera permis de comprendre quelque chose de la grande clarté de ce mystère obscur. Dans la certitude qui espère que nous ne serons pas seuls à cette heure d’extrême solitude, nous pouvons dès maintenant avoir le présage de ce qui adviendra. Et au milieu de notre protestation contre l’obscurité de la mort de Dieu, nous commençons à devenir reconnaissants pour la lumière qui vient à nous, précisément de cette obscurité.

3 Méditation
Dans le bréviaire romain, la liturgie du Triduum sacré est structurée avec un soin particulier: dans sa prière, l’Église veut pour ainsi dire nous transférer dans la réalité de la passion du Seigneur et, au-delà des mots, au centre spirituel de ce qui est arrivé. Si l’on voulait tenter de caractériser par quelques mots de la prière liturgique du Samedi saint, il faudrait surtout parler de l’effet de paix profonde qui émane d’elle. Jésus-Christ a pénétré dans l’occultation (Verborgenheit), mais en même temps, au cœur précisément de l’obscurité impénétrable, il a pénétré dans la sécurité (Geborgenheit): il est même devenu la sécurité ultime. La parole hardie du psalmiste est deveue vérité: et même si je voulais me cacher en enfer, tu y serais toi aussi. Et plus on parcourt cette liturgie, plus on voit briller en elle, comme une aurore du matin, les premières lumières de Pâques. Si le Vendredi saint présente à nos yeux le visage défiguré du Crucifié, la liturgie du Samedi saint, elle, s’inspire plutôt de l’image de la croix chère à l’Église antique: à la croix entourée de rayons lumineux, signe de la mort comme de la résurrection.
Le Samedi saint nous renvoie ainsi à un aspect de la piété chrétienne qui a peut-être été perdu au fil du temps. Quand nous regardons vers la croix dans la prière, nous voyons souvent en elle un signe de la passion historique du Seigneur au Golgotha. L’origine de la dévotion à la croix est pourtant différente: les chrétiens priaient tournés vers l’Orient pour exprimer leur espoir que Jésus-Christ, le soleil véritable, se lèverait sur l’histoire, par conséquent pour exprimer leur foi dans le retour du Seigneur. Dans un premier temps, la croix est étroitement associée à cette orientation de la prière, elle est représentée pour ainsi dire comme une enseigne que le roi arborera lors de sa venue; dans l’image de la croix, l’avant du cortège est déjà arrivé au milieu de ceux qui prient. Pour le christianisme antique, la croix est donc surtout un signe d’espérance. Elle n’implique pas tant une référence au Seigneur passé qu’au Seigneur qui va venir. Certes, il était impossible de se soustraire à la nécessité intrinsèque que, le temps passant, le regard se tournât aussi vers l’événement advenu: contre toute fuite dans le spirituel, contre toute méconnaissance de l’incarnation de Dieu, il fallait que fût défendue la prodigalité profondément inimaginable de l’amour de Dieu, qui, par amour de la misérable créature humaine, s’est fait lui-même homme, et quel homme! Il fallait défendre la sainte folie de l’amour de Dieu, qui n’a pas choisi de prononcer une parole de puissance, mais de parcourir la voie de l’impuissance pour clouer au pilori notre rêve de puissance et le vaincre de l’intérieur.
Ce faisant, n’avons-nous pas un peu trop oublié la relation entre croix et espérance, l’unité entre l’Orient et la direction de la croix, entre passé et avenir, qui existe dans le christianisme? L’esprit de l’espérance qui souffle sur les prières du Samedi saint devrait de nouveau pénétrer toute notre façon d’être chrétien. Le christianisme n’est pas seulement une religion du passé, mais aussi, dans une mesure égale, de l’avenir; sa foi est en même temps espérance, car Jésus-Christ n’est pas seulement le mort et le ressuscité, mais aussi Celui qui va venir.
O Seigneur, éclaire nos âmes par ce mystère de l’espérance, afin que nous reconnaissions la lumière qui a rayonné de ta croix; accorde-nous, comme chrétiens, de marcher tendus vers l’avenir, à la rencontre du jour de ta venue.
Amen.

PRIÈRE
Seigneur Jésus-Christ, dans l’obscurité de la mort Tu as fait lumière; dans l’abîme de la solitude la plus profonde, habite désormais pour toujours la puissante protection de Ton amour; alors même que tu restes caché, nous pouvons désormais chanter l’alléluia de ceux qui sont sauvés. Accorde-nous l’humble simplicité de la foi, qui ne se laisse pas dévier de son chemin quand Tu nous appelles aux heures de l’obscurité et de l’abandon, quand tout semble problématique; accorde-nous, en ce temps où se livre autour de Toi un combat mortel, assez de lumière pour que nous ne te perdions pas; assez de lumière pour que nous puissions en donner à ceux qui en ont encore plus besoin que nous. Fais briller le mystère de Ta joie pascale, comme l’aurore du matin, dans nos jours; accorde-nous de pouvoir être vraiment des hommes pascals au milieu du Samedi saint de l’histoire. Accorde-nous de pouvoir toujours marcher avec joie, à travers les jours lumineux et sombres de ce temps, vers ta gloire future.
Amen.

NOTRE RÉDEMPTEUR VIT, IL A UN VISAGE ET UN NOM: JÉSUS-CHRIST – PAR LE CARDINAL JOSEPH RATZINGER

30 juillet, 2015

http://www.30giorni.it/articoli_id_4379_l4.htm

DOCUMENTS Tiré du n° 09 – 2004

NOTRE RÉDEMPTEUR VIT, IL A UN VISAGE ET UN NOM: JÉSUS-CHRIST

Nous publions l’homélie que le cardinal Ratzinger a prononcée durant la messe en mémoire des Souverains Pontifes défunts Paul VI et Jean Paul Ier Chapelle papale, 28 septembre 2004

PAR LE CARDINAL JOSEPH RATZINGER

Paul VI avec le patriarche de Venise Albino Luciani durant la visite du Pape à Venise, en septembre 1972
Paul VI avec le patriarche de Venise Albino Luciani durant la visite du Pape à Venise, en septembre 1972
Chers frères et chères sœurs !
La liturgie nous offre dans la collecte et dans la prière après la communion une interprétation du ministère pétrinien, qui apparaît également comme un portrait spirituel des deux Papes Paul VI et Jean-Paul Ier, que nous commémorons à travers la célébration de cette Messe. La collecte dit que les Papes ont «dans l’amour du Christ… présidé [son] Église» et la prière après la communion implore le Seigneur de concéder aux Souverains Pontifes, ses serviteurs, «d’entrer… en pleine possession de la vérité, dans laquelle, avec un courage apostolique, ils confirmèrent leurs frères». Amour et vérité apparaissent ainsi comme les deux pôles de la mission confiée aux successeurs de saint Pierre.
Présider l’Église dans l’amour du Christ – ces paroles font naturellement penser à la lettre de saint Ignace à l’Église de Rome, à laquelle le saint martyr, qui vient d’Antioche, le premier siège de Pierre, reconnaît la «présidence dans l’amour»; sa lettre continue en disant que l’Église de Rome «est dans la loi du Christ»; il fait ici référence aux paroles de saint Paul dans l’Épître aux Galates: «Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la loi du Christ» (Ga 6,2). Présider dans la charité, c’est avant tout précéder «dans l’amour du Christ». Rappelons-nous ici le fait que la remise définitive de la Primauté à Pierre après la résurrection est liée à la demande trois fois répétée par le Seigneur: «Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci?» (Jn 21,15sq). Paître le troupeau du Christ et aimer le Seigneur sont la même chose. C’est l’amour du Christ qui guide les brebis sur la bonne voie et édifie l’Église. Ici, nous ne pouvons pas manquer de penser au grand discours par lequel Paul VI inaugura la deuxième session du Concile Vatican II. «Te, Christe, solum novimus», furent les paroles déterminantes de ce sermon. Le Pape parla de la mosaïque de Saint-Paul-hors-les-Murs, avec la grandiose figure du Pantocrator et, prosterné à ses pieds, le pape Honorius III, de petite stature et presque insignifiant devant la grandeur du Christ. Le Pape poursuivit: cette scène se répète ici dans toute sa réalité à l’occasion de notre réunion. Telle fut sa vision du Concile, sa vision également de la Primauté: nous tous aux pieds du Christ, pour être des serviteurs du Christ, pour servir l’Évangile. L’essence du christianisme est le Christ – non pas une doctrine, mais une personne, et évangéliser, c’est conduire à l’amitié avec le Christ, à la communion d’amour avec le Seigneur, qui est la véritable lumière de notre vie.
Présider dans la charité signifie – répétons-le – précéder dans l’amour du Christ. Mais l’amour du Christ implique la connaissance du Christ – la foi – et implique la participation à l’amour du Christ: porter les fardeaux les uns des autres, comme le dit saint Paul. La Primauté, dans son essence intime, n’est pas un exercice de pouvoir, mais c’est «porter les fardeaux des autres», c’est la responsabilité de l’amour. L’amour est précisément le contraire de l’indifférence à l’égard de l’autre, il ne peut admettre que s’éteigne dans l’autre l’amour du Christ, que l’amitié et la connaissance du Seigneur puissent s’atténuer, que «le souci du monde et la séduction de la richesse étouffent cette parole» (Mt 13,22). Et enfin: l’amour du Christ est l’amour pour les pauvres, pour les personnes qui souffrent. Nous savons combien ces Papes étaient engagés avec force contre l’injustice, pour les droits des opprimés, de ceux qui n’ont aucun pouvoir: l’amour du Christ n’est pas quelque chose d’individualiste, d’uniquement spirituel – il concerne la chair, il concerne le monde et doit transformer le monde.
Christ en majesté, détail de la mosaïque de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs
Christ en majesté, détail de la mosaïque de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs
Présider dans la charité concerne enfin l’Eucharistie, qui est la présence réelle de l’amour incarné, présence du Corps du Christ offert pour nous. L’Eucharistie crée l’Église, crée ce grand réseau de communion, qui est le Corps du Christ, et crée ainsi la charité. Dans cet esprit, nous célébrons, avec les vivants et avec les défunts, la Messe – le sacrifice du Christ, d’où jaillit le don de la charité. L’amour serait aveugle sans la vérité. Et c’est pourquoi celui qui doit précéder dans l’amour reçoit du Seigneur la promesse: «Simon, Simon… mais moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas» (Lc 22,32). Le Seigneur voit que Satan cherche «pour vous cribler comme le froment» (Lc 22,31). Alors que cette épreuve concerne tous les disciples, le Christ prie en particulier «pour [lui]» – pour la foi de Pierre et sur cette prière est fondée la mission «Confirme tes frères». La foi de Pierre ne vient pas de ses propres forces – l’indéfectibilité de la foi de Pierre est fondée sur la prière de Jésus, le Fils de Dieu: «J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas». Cette prière de Jésus est le fondement sûr de la fonction de Pierre pour tous les siècles et la prière après la communion peut, à juste titre, dire que les Souverains Pontifes Paul VI et Jean-Paul I ont «avec un courage apostolique» confirmé leurs frères: à une époque où nous voyons comment Satan «crible comme le froment» les disciples du Christ, la foi imperturbable des Papes, fut de façon visible le roc sur lequel repose l’Église.
«Je sais que mon Rédempteur est vivant», dit dans la première lecture de notre liturgie le texte de Job – il le dit à un moment d’épreuve extrême; il le dit alors que Dieu se cache et semble être son adversaire. Couvert par le voile de la souffrance, sans connaître son nom ni son visage, Job “sait” que son Rédempteur est vivant, et cette certitude est sa grande consolation dans les ténèbres de l’épreuve. Jésus a levé le voile qui couvrait pour Job le visage de Dieu: oui, notre Rédempteur est vivant, «et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image» dit saint Paul (2Co 3,18). Notre Rédempteur est vivant – il a un visage et un nom: Jésus-Christ. Nos «yeux le contempleront» – c’est cette certitude que nous donnent les Papes défunts et ils nous guident ainsi «vers la pleine possession de la vérité», en nous confirmant dans la foi de notre Rédempteur. Amen.

OBSÈQUES DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II (8 avril 2005) – HOMÉLIE DU CARD. JOSEPH RATZINGER

8 avril, 2015

http://www.vatican.va/gpII/documents/homily-card-ratzinger_20050408_fr.html

OBSÈQUES DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II (8 avril 2005)

HOMÉLIE DU CARD. JOSEPH RATZINGER

Place Saint-Pierre

Vendredi 8 avril 2005

«Suis-moi», dit le Seigneur ressuscité à Pierre; telle est sa dernière parole à ce disciple, choisi pour paître ses brebis. «Suis-moi» – cette parole lapidaire du Christ peut être considérée comme la clé pour comprendre le message qui vient de la vie de notre regretté et bien-aimé Pape Jean-Paul II, dont nous déposons aujourd’hui le corps dans la terre comme semence d’immortalité – avec le cœur rempli de tristesse, mais aussi de joyeuse espérance et de profonde gratitude.
Tels sont les sentiments qui nous animent, Frères et Sœurs dans le Christ, présents sur la place Saint Pierre, dans les rues adjacentes et en divers autres lieux de la ville de Rome, peuplée en ces jours d’une immense foule silencieuse et priante. Je vous salue tous cordialement. Au nom du Collège des Cardinaux, je désire aussi adresser mes salutations respectueuses aux Chefs d’État, de Gouvernement et aux délégations des différents pays. Je salue les Autorités et les Représentants des Églises et des Communautés chrétiennes, ainsi que des diverses religions. Je salue ensuite les Archevêques, les Évêques, les prêtres, les religieux, les religieuses et les fidèles, venus de tous les continents; et de façon particulière les jeunes, que Jean-Paul II aimait définir comme l’avenir et l’espérance de l’Église. Mon salut rejoint également tous ceux qui, dans chaque partie du monde, nous sont unis par la radio et la télévision, dans cette participation unanime au rite solennel d’adieu à notre Pape bien-aimé.
Suis-moi – depuis qu’il était jeune étudiant Karol Wojtyła s’enthousiasmait pour la littérature, pour le théâtre, pour la poésie. Travaillant dans une usine chimique, entouré et menacé par la terreur nazie, il a entendu la voix du Seigneur: Suis-moi! Dans ce contexte très particulier il commença à lire des livres de philosophie et de théologie, il entra ensuite au séminaire clandestin créé par le Cardinal Sapieha et, après la guerre, il put compléter ses études à la faculté de théologie de l’université Jagellon de Cracovie. Très souvent, dans ses lettres aux prêtres et dans ses livres autobiographiques, il nous a parlé de son sacerdoce, lui qui fut ordonné prêtre le 1er novembre 1946. Dans ces textes, il interprète son sacerdoce en particulier à partir de trois paroles du Seigneur. Avant tout celle-ci: «Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous partiez, que vous donniez du fruit, et que votre fruit demeure» (Jn 15, 16). La deuxième parole est celle-ci: «Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis» (Jn 10, 11). Et finalement: «Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour» (Jn 15, 9). Dans ces trois paroles, nous voyons toute l’âme de notre Saint-Père. Il est réellement allé partout, et inlassablement, pour porter du fruit, un fruit qui demeure. «Levez-vous, allons!», c’est le titre de son avant-dernier livre. «Levez-vous, allons!» – par ces paroles, il nous a réveillés d’une foi fatiguée, du sommeil des disciples d’hier et d’aujourd’hui. «Levez-vous, allons!» nous dit-il encore aujourd’hui. Le Saint-Père a été ensuite prêtre jusqu’au bout, parce qu’il a offert sa vie à Dieu pour ses brebis, et pour la famille humaine tout entière, dans une donation de soi quotidienne au service de l’Église et surtout dans les épreuves difficiles de ces derniers mois. Ainsi, il s’est uni au Christ, le bon pasteur qui aime ses brebis. Et enfin, «demeurez dans mon amour»: le Pape, qui a cherché la rencontre avec tous, qui a eu une capacité de pardon et d’ouverture du cœur pour tous, nous dit, encore aujourd’hui, avec ces différentes paroles du Seigneur: en demeurant dans l’amour du Christ nous apprenons, à l’école du Christ, l’art du véritable amour.
Suis-moi! En juillet 1958, commence pour le jeune prêtre Karol Wojtyła une nouvelle étape sur le chemin avec le Seigneur et à la suite du Seigneur. Karol s’était rendu comme d’habitude avec un groupe de jeunes passionnés de canoë aux lacs Masuri pour passer des vacances avec eux. Mais il portait sur lui une lettre qui l’invitait à se présenter au Primat de Pologne, le Cardinal Wyszyński et il pouvait deviner le but de la rencontre: sa nomination comme évêque auxiliaire de Cracovie. Laisser l’enseignement académique, laisser cette communion stimulante avec les jeunes, laisser le grand combat intellectuel pour connaître et interpréter le mystère de la créature humaine, pour rendre présent dans le monde d’aujourd’hui l’interprétation chrétienne de notre être – tout cela devait lui apparaître comme se perdre soi-même, perdre précisément ce qui était devenu l’identité humaine de ce jeune prêtre. Suis-moi – Karol Wojtyła accepta, entendant la voix du Christ dans l’appel de l’Église. Et il a compris ensuite jusqu’à quel point était vraie la parole du Seigneur: «Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la sauvegardera» (Lc 17, 33). Notre Pape – nous le savons tous – n’a jamais voulu sauvegarder sa propre vie, la garder pour lui; il a voulu se donner lui-même sans réserve, jusqu’au dernier instant, pour le Christ et de ce fait pour nous aussi. Il a fait ainsi l’expérience que tout ce qu’il avait remis entre les mains du Seigneur lui était restitué de manière nouvelle. Son amour du verbe, de la poésie, des lectures, fut une part essentielle de sa mission pastorale et a donné une nouvelle fraîcheur, une nouvelle actualité, un nouvel attrait à l’annonce de l’Évangile, même lorsque ce dernier est signe de contradiction.
Suis-moi ! En octobre 1978, le Cardinal Wojtyła entendit de nouveau la voix du Seigneur. Se renouvelle alors le dialogue avec Pierre, repris dans l’Évangile de cette célébration: «Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Sois le pasteur de mes brebis !» À la question du Seigneur, Karol, m’aimes-tu ? l’Archevêque de Cracovie répond du plus profond de son cœur: «Seigneur, tu sais tout: tu sais bien que je t’aime». L’amour du Christ fut la force dominante de notre bien-aimé Saint-Père; ceux qui l’ont vu prier, ceux qui l’ont entendu prêcher, le savent bien. Ainsi, grâce à son profond enracinement dans le Christ, il a pu porter une charge qui est au-delà des forces purement humaines: être le pasteur du troupeau du Christ, de son Église universelle. Ce n’est pas ici le moment de parler des différents aspects d’un pontificat aussi riche. Je voudrais seulement relire deux passages de la liturgie de ce jour, dans lesquels apparaissent des éléments centraux qui l’annoncent. Dans la première lecture, saint Pierre nous dit – et le Pape le dit aussi avec saint Pierre: «En vérité, je le comprends: Dieu ne fait pas de différence entre les hommes; mais, quelle que soit leur race, il accueille les hommes qui l’adorent et qui font ce qui est juste. Il a envoyé la Parole aux fils d’Israël, pour leur annoncer la paix par Jésus Christ : c’est lui, Jésus, qui est le Seigneur de tous» (Ac 10, 34-36). Et, dans la deuxième lecture, – saint Paul, et avec saint Paul notre Pape défunt – nous exhorte à haute voix : «Mes frères bien-aimés que je désire tant revoir, vous, ma joie et ma récompense; tenez bon dans le Seigneur, mes bien-aimés» (Ph 4, 1).
Suis-moi ! En même temps qu’il lui confiait de paître son troupeau, le Christ annonça à Pierre son martyre. Par cette parole qui conclut et qui résume le dialogue sur l’amour et sur la charge de pasteur universel, le Seigneur rappelle un autre dialogue, qui s’est passé pendant la dernière Cène. Jésus avait dit alors : «Là où je m’en vais, vous ne pouvez pas y aller». Pierre lui dit : «Seigneur, où vas-tu ?». Jésus lui répondit : « Là où je m’en vais, tu ne peux pas me suivre pour l’instant; tu me suivras plus tard» (Jn 13, 33.36). Jésus va de la Cène à la Croix, et à la Résurrection – il entre dans le mystère pascal; Pierre ne peut pas encore le suivre. Maintenant – après la Résurrection – ce moment est venu, ce «plus tard». En étant le Pasteur du troupeau du Christ, Pierre entre dans le mystère pascal, il va vers la Croix et la Résurrection. Le Seigneur le dit par ces mots, «Quand tu étais jeune … tu allais où tu voulais, mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller» (Jn 21, 18). Dans la première période de son pontificat, le Saint-Père, encore jeune et plein de force, allait, sous la conduite du Christ, jusqu’aux confins du monde. Mais ensuite il est entré de plus en plus dans la communion aux souffrances du Christ, il a compris toujours mieux la vérité de ces paroles: «C’est un autre qui te mettra ta ceinture …». Et vraiment, dans cette communion avec le Seigneur souffrant, il a annoncé infatigablement et avec une intensité renouvelée l’Évangile, le mystère de l’amour qui va jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1).
Il a interprété pour nous le mystère pascal comme mystère de la Divine miséricorde. Il écrit dans son dernier livre la limite imposée au mal «est en définitive la Divine miséricorde» (Mémoire et identité, p. 71). Et en réfléchissant sur l’attentat, il affirme : «En souffrant pour nous tous, le Christ a conféré un sens nouveau à la souffrance, il l’a introduite dans une nouvelle dimension, dans un nouvel ordre: celui de l’amour [...]. C’est la souffrance qui brûle et consume le mal par la flamme de l’amour et qui tire aussi du péché une floraison multiforme de bien» (ibid., p. 201-202).
Animé par cette perspective, le Pape a souffert et aimé en communion avec le Christ et c’est pourquoi le message de sa souffrance et de son silence a été si éloquent et si fécond.
Divine miséricorde : le Saint-Père a trouvé le reflet le plus pur de la miséricorde de Dieu dans la Mère de Dieu. Lui, qui tout jeune avait perdu sa mère, en a d’autant plus aimé la Mère de Dieu. Il a entendu les paroles du Seigneur crucifié comme si elles lui étaient personnellement adressées: «Voici ta Mère». Et il a fait comme le disciple bien-aimé : il l’a accueillie au plus profond de son être (eis ta idia : Jn 19, 27) – Totus tuus. Et de cette Mère il a appris à se conformer au Christ.
Pour nous tous demeure inoubliable la manière dont en ce dernier dimanche de Pâques de son existence, le Saint-Père, marqué par la souffrance, s’est montré encore une fois à la fenêtre du Palais apostolique et a donné une dernière fois la Bénédiction Urbi et Orbi. Nous pouvons être sûrs que notre Pape bien-aimé est maintenant à la fenêtre de la maison du Père, qu’il nous voit et qu’il nous bénit. Oui, puisses-tu nous bénir, Très Saint Père, nous confions ta chère âme à la Mère de Dieu, ta Mère, qui t’a conduit chaque jour et te conduira maintenant à la gloire éternelle de son Fils, Jésus Christ, notre Seigneur. Amen.

QUELQUES ASPECTS DE LA MÉDITATION CHRÉTIENNE – CARD. RATZINGER

12 février, 2015

http://www.meditation-chretienne.org/meditation_chretienne_aspects.htm

QUELQUES ASPECTS DE LA MÉDITATION CHRÉTIENNE – CARD. RATZINGER

Lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi aux évêques de l’Église catholique

L’expérience humaine démontre que la position et l’attitude du corps ne sont pas sans influence sur le recueillement et la disposition de l’esprit.

I. Introduction
1. Chez beaucoup de chrétiens de notre temps, le désir est très vif d’apprendre à prier d’une manière authentique et approfondie, malgré les nombreuses difficultés que la culture moderne oppose à l’exigence ressentie de silence, de recueillement et de méditation. L’intérêt que des formes de méditation liées à certaines religions orientales et à leurs modes particuliers de prière ont suscité ces dernières années, même parmi les chrétiens, est un signe non négligeable de ce besoin de recueillement spirituel et de profond contact avec le mystère divin. Toutefois, face à ce phénomène, on a aussi ressenti de divers côtés la nécessité de pouvoir disposer de critères sûrs, au plan doctrinal et pastoral, qui permettent d’éduquer à la prière, dans ses multiples manifestations, tout en demeurant dans la lumière de la vérité révélée en Jésus, grâce à l’authentique tradition de l’Église. La présente Lettre entend répondre à cette urgence, afin que dans les diverses Eglises particulières, la pluralité des formes de prière, y compris les nouvelles, ne fasse jamais perdre de vue leur nature précise, personnelle et communautaire. Ces indications sont adressées avant tout aux évêques, afin qu’ils en fassent l’objet de leur sollicitude pastorale à l’égard des Eglises qui leur sont confiées, de sorte que tout le Peuple de Dieu, prêtres, religieux et laïcs, soit invité à prier avec une vigueur nouvelle Dieu notre Père, dans l’Esprit du Christ notre Seigneur.
2. Le contact toujours plus fréquent avec d’autres religions et leurs différents styles et méthodes de prière a, durant ces dernières décennies, conduit de nombreux fidèles à s’interroger sur la valeur que peuvent avoir pour les chrétiens des formes non chrétiennes de méditation. La question concerne surtout les méthodes orientales. Certains s’adressent aujourd’hui à ces méthodes pour des raisons thérapeutiques : l’instabilité spirituelle d’une vie soumise au rythme obsédant de la société technologiquement avancée pousse aussi un certain nombre de chrétiens à chercher en elles la voie de la tranquillité intérieure et de l’équilibre psychique. Cet aspect psychologique ne sera pas considéré dans la présente Lettre, qui entend au contraire mettre en évidence les implications théologiques et spirituelles du problème. D’autres chrétiens, dans le sillage du mouvement d’ouverture et d’échange avec les religions et les cultures diverses, sont d’avis que leur prière a beaucoup à gagner en s’inspirant de ces méthodes. Observant que dans des temps récents, bien des méthodes de méditation spécifiques au christianisme sont tombées dans l’abandon, ces chrétiens se demandent : ne serait-il pas alors possible, par une nouvelle éducation à la prière, d’enrichir notre héritage, en y incorporant aussi ce qui lui était jusqu’ici étranger ?
3. Pour répondre à cette question, il faut avant tout considérer, ne fût-ce qu’à grands traits, en quoi consiste la nature infime de la prière chrétienne, pour voir ensuite si et comment elle peut être enrichie par des méthodes de méditation nées dans le contexte de religions et de cultures différentes. A cette fin, il est nécessaire de formuler une observation préliminaire fondamentale. La prière chrétienne est toujours déterminée par la structure de la foi chrétienne, dans laquelle resplendit la vérité même de Dieu et de la créature. C’est pourquoi elle se présente, à proprement parler, comme un dialogue personnel, intime et profond, entre l’homme et Dieu. Elle exprime donc la communion des créatures rachetées à la vie intime des Personnes trinitaires. Dans cette communion qui se fonde sur le baptême et l’Eucharistie, source et sommet de la vie de l’Eglise, est impliquée une attitude de conversion, un exode du  » moi  » vers le  » Tu  » de Dieu. La prière chrétienne est donc toujours en même temps authentiquement personnelle et communautaire. Elle repousse les techniques impersonnelles ou centrées sur le moi, capables de produire des automatismes dans lesquels celui qui prie reste prisonnier d’un spiritualisme intimiste, incapable d’une libre ouverture au Dieu transcendant. Dans l’Eglise, la légitime recherche de nouvelles méthodes de méditation devra toujours considérer que pour une prière authentiquement chrétienne, il faut essentiellement la rencontre de deux libertés : la liberté infinie de Dieu et la liberté finie de l’homme.

Il. La prière chrétienne à la lumière de la Révélation

4. Comment doit prier l’homme qui accueille la révélation biblique, la Bible elle-même nous l’enseigne. Dans l’Ancien Testament se trouve un merveilleux recueil de prières resté vivant au long des siècles même dans L’Eglise de Jésus-Christ, où il est devenu la base de la prière officielle : le Livre des Louanges ou des Psaumes. Des prières de forme psalmique se trouvent déjà dans des textes plus anciens, ou bien on en retrouve un écho dans des textes plus récents de l’Ancien Testament. Les prières du Livre des Psaumes narrent avant tout les grandes œuvres de Dieu en faveur du peuple élu. Israël médite, contemple et rend à nouveau présentes les merveilles de Dieu, en en faisant mémoire à travers la prière. Dans la révélation biblique, Israël arrive à reconnaître et à louer Dieu présent dans toute la création et dans le destin de chaque homme. Ainsi l’invoque-t-il, par exemple, comme Celui qui secourt dans le danger, la maladie, la persécution, la tribulation. Enfin, toujours à la lumière de ses œuvres salvifiques, Dieu est célébré dans sa divine puissance et sa bonté, dans sa justice et sa miséricorde, dans sa royale grandeur.
5. Grâce aux paroles, aux œuvres, à la Passion et à la Résurrection de Jésus-Christ, dans le Nouveau Testament la foi reconnaît en lui la définitive auto-révélation de Dieu, la Parole incarnée qui dévoile les profondeurs les plus intimes de son amour. C’est l’Esprit-Saint qui fait pénétrer dans ces profondeurs de Dieu, lui qui, envoyé dans le cœur des croyants,  » sonde tout, jusqu’aux profondeurs de Dieu  » (1 Co.2,10). L’Esprit, selon la promesse de Jésus à ses disciples, expliquera tout ce que lui ne pouvait pas encore leur dire. Cependant l’Esprit  » ne parlera pas de lui-même, (…) mais il me glorifiera car c’est de mon bien qu’il recevra et il vous le dévoilera  » (Jn.16,13s). Ce que Jésus appelle  » son bien  » est, comme il l’explique ensuite, également celui de Dieu le Père, car  » tout ce qu’a le Père est à moi. Voilà pourquoi j’ai dit que c’est de mon bien qu’il reçoit et qu’il vous le dévoilera  » (Jn.16,15).
Les auteurs du Nouveau Testament ont, en pleine conscience, toujours parlé de la révélation de Dieu dans le Christ à l’intérieur d’une vision illuminée par le Saint-Esprit. Les Évangiles synoptiques rapportent les œuvres et les paroles de Jésus-Christ sur la base d’une compréhension plus profonde, acquise après Pâques, de ce que les disciples avaient vu et entendu. Tout l’Evangile de Jean respire la contemplation de celui qui, dès le début, est le Verbe de Dieu fait chair. Paul, à qui Jésus est apparu sur la route de Damas dans sa majesté divine, tente d’éduquer les fidèles pour qu’ils soient en mesure  » de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (du Mystère du Christ) et de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, pour être comblés de toute la plénitude de Dieu  » (Ep.3,18s). Pour Paul, le mystère de Dieu est le Christ  » dans lequel se trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la science  » (Col.2,3) et, précise l’Apôtre :  » Je dis cela pour que nul ne vous abuse par des discours séduisants  » (v.4).
6. Il existe donc un étroit rapport entre la révélation et la prière. La Constitution dogmatique Dei Verbum nous enseigne que par sa révélation, le Dieu invisible  » s’adresse aux hommes en son immense amour ainsi qu’à des amis (cf. Ex.33,11 ; Jn.15,14-15) ; il s’entretient avec eux (cf. Ba.3,38) pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie « .
Cette révélation s’est faite à travers des paroles et des œuvres qui renvoient toujours réciproquement les unes aux autres ; dès le début et dans la suite, tout converge vers le Christ, plénitude de la révélation et de la grâce, et vers le don de l’Esprit-Saint. Celui-ci rend l’homme capable d’accueillir et de contempler les paroles et les œuvres de Dieu, de le remercier et de l’adorer, dans l’assemblée des fidèles et dans l’intimité du cœur illuminé par la grâce.
C’est pourquoi l’Église recommande toujours la lecture de la Parole de Dieu comme source de la prière chrétienne, et en même temps elle exhorte à découvrir le sens profond de la Sainte Ecriture au moyen de la prière, pour que s’établisse le dialogue entre Dieu et l’homme, car nous lui parlons quand nous prions, mais nous l’écoutons quand nous lisons les oracles divins.
7. De ce qui vient d’être rappelé découlent aussitôt plusieurs conséquences. Si la prière du chrétien doit s’insérer dans le mouvement trinitaire de Dieu, son contenu essentiel devra nécessairement être aussi déterminé par la double direction de ce mouvement : dans l’Esprit-Saint, le Fils vient dans le monde pour le réconcilier avec le Père par ses œuvres et ses souffrances ; d’autre part, dans le même mouvement et dans le même Esprit, le Fils incarné retourne au Père, accomplissant sa volonté par la Passion et la Résurrection. Le  » Notre Père « , la prière de Jésus, indique clairement l’unité de ce mouvement : la volonté du Père doit se réaliser sur la terre comme au ciel (les demandes de pain, de pardon, de protection, explicitent les dimensions fondamentales de la volonté de Dieu envers nous), afin qu’une nouvelle terre vive dans la Jérusalem céleste.
C’est à l’Église que la prière de Jésus est remise ( » vous donc, priez ainsi  » Mt.6,9), et pour cette raison, la prière chrétienne, même lorsqu’elle s’élève dans la solitude, est en réalité toujours située à l’intérieur de cette  » communion des saints  » dans laquelle et avec laquelle on prie, tant en forme publique et liturgique qu’en forme privée. C’est pourquoi elle doit se faire toujours dans l’esprit authentique de l’Église en prière et donc sous sa conduite, qui peut se concrétiser parfois sous forme d’une direction spirituelle expérimentée. Même quand il est seul et prie dans le secret, le chrétien a conscience de prier toujours en union avec le Christ, dans l’Esprit-Saint, en union avec tous les saints, pour le bien de l’Église.

III. Manières erronées de prier
8. Déjà au cours des premiers siècles, s’insinuèrent dans l’Église des manières erronées de prier. Quelques textes du Nouveau Testament en font connaître les traces (cf. 1 Jn.4,3 ; 1 Tm.1,3-7 et 4,3-4). Dans la suite, on peut remarquer deux déviations fondamentales : la fausse gnose et le messalianisme, dont se sont occupés les Pères de l’Eglise. De cette expérience chrétienne primitive et de l’attitude des Pères, on peut apprendre beaucoup pour faire face à la problématique contemporaine.
Contre la déviation de la fausse gnose, les Pères affirment que la matière est créée par Dieu, et que comme telle, elle n’est pas mauvaise. Ils soutiennent en outre que la grâce, dont la source est toujours l’Esprit-Saint, n’est pas un bien propre de l’âme, mais doit être implorée de Dieu comme un don. L’illumination ou connaissance supérieure de l’Esprit (« gnose ») ne rend donc pas superflue la foi chrétienne. Enfin pour les Pères le signe authentique d’une connaissance supérieure, fruit de la prière, est toujours l’amour chrétien.
9. Si la perfection de la prière chrétienne ne peut être jugée sur la base de la sublimité de la connaissance gnostique, elle ne peut pas l’être davantage en référence à l’expérience du divin, à la manière du messalianisme. Les faux charismatiques du IVe siècle identifiaient la grâce de l’Esprit-Saint avec l’expérience psychologique de sa présence dans l’âme. S’opposant à eux, les Pères insistèrent sur le fait que l’union de l’âme orante avec Dieu s’accomplit dans le mystère, en particulier à travers les sacrements de l’Eglise. Elle peut ainsi se réaliser jusque dans des expériences d’affliction et aussi de désolation. Contrairement à l’opinion des Messaliens, ces expériences ne sont pas nécessairement un signe que l’Esprit a abandonné l’âme. Comme l’ont toujours clairement reconnu les maîtres spirituels, elles peuvent être au contraire une authentique participation à l’état d’abandon sur la croix de Notre Seigneur, qui demeure toujours modèle et médiateur de la prière.
10. Ces deux formes d’erreur continuent d’être une tentation pour l’homme pécheur. Elles l’incitent à essayer de surmonter la distance qui sépare la créature du Créateur, comme quelque chose qui ne devrait pas exister ; à considérer le cheminement du Christ sur la terre, grâce auquel il a voulu nous conduire au Père, comme une réalité dépassée ; enfin à rabaisser ce qui est accordé comme une pure grâce au niveau de la psychologie naturelle, comme  » connaissance supérieure  » ou comme  » expérience « .
Réapparues de temps à autres aux marges de la prière de l’Église, ces formes erronées semblent aujourd’hui impressionner à nouveau de nombreux chrétiens, se présentant à eux comme un remède psychologique et spirituel, et comme un procédé rapide pour trouver Dieu.
11. Mais ces formes erronées, où qu’elles surgissent, peuvent être diagnostiquées d’une manière très simple. La méditation chrétienne orante cherche à cueillir, dans les œuvres salvifiques de Dieu en Jésus-Christ, Verbe Incarné, et dans le don de son Esprit, la profondeur divine qui s’y révèle toujours à travers la dimension humaine et terrestre. Dans de semblables méthodes de méditation, au contraire, même lorsque l’on part des paroles et des œuvres de Jésus, on cherche à faire abstraction le plus possible de ce qui est terrestre, sensible et conceptuellement limité pour s’élever ou s’immerger dans la sphère du divin qui n’est en tant que telle ni terrestre, ni sensible, ni conceptualisable. Déjà présente dans la religiosité grecque tardive (surtout celle du néoplatonisme), cette tendance se rencontre au fond dans l’inspiration religieuse de nombreux peuples, aussitôt qu’ils ont reconnu le caractère précaire de leurs représentations du divin et de leurs tentatives de s’en approcher.
12. Avec la diffusion actuelle des méthodes orientales de méditation dans le monde chrétien et dans les communautés ecclésiales, on se trouve en face d’un renouvellement aigu de la tentative, non exempte de risques et d’erreurs, de mélanger la méditation chrétienne et la méditation non chrétienne. Les propositions en ce sens sont nombreuses et plus ou moins radicales : certaines utilisent des méthodes orientales seulement aux fins d’une préparation psychophysique pour une contemplation réellement chrétienne ; d’autres vont plus loin et cherchent a engendrer, par diverses techniques, des expériences spirituelles analogues à celles dont on parle dans les écrits de certains mystiques catholiques ; d’autres encore ne craignent pas de placer l’absolu sans images ni concepts, propre à la théorie bouddhiste, sur le même plan que la majesté de Dieu, révélée dans le Christ, qui s’élève au-dessus de la réalité finie ; et dans ce but, ils se servent d’une  » théologie négative  » qui transcende toute affirmation de contenu sur Dieu, niant que les réalités du monde puissent être une trace qui renvoie à l’infinité de Dieu. Aussi proposent-ils d’abandonner non seulement la méditation des œuvres salvifiques que le Dieu de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance a accomplies dans l’histoire, mais aussi l’idée même du Dieu un et trine, qui est amour, cela en faveur d’une immersion dans l’abîme indéterminé de la divinité.
Ces propositions, ou d’autres analogues, pour harmoniser méditation chrétienne et techniques orientales, devront être continuellement examinées avec un soigneux discernement des contenus et de la méthode, pour éviter de tomber dans un pernicieux syncrétisme.

IV. La voie chrétienne de l’union a Dieu
13. Pour trouver la juste  » voie  » de la prière, le chrétien considèrera ce qui a été dit précédemment à propos des traits saillants de la voie du Christ, dont  » la nourriture est de faire la volonté de Celui qui l’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin  » (Jn.4,34). Jésus ne vit pas une union plus intime et plus stricte avec le Père que celle qui pour lui se traduit continuellement dans une profonde prière. La volonté du Père l’envoie aux hommes, aux pécheurs, même à ses bourreaux, et il ne peut être plus intimement uni au Père qu’en obéissant à cette volonté. Cela n’empêche nullement que dans son cheminement terrestre, il se retire aussi dans la solitude pour prier, pour s’unir au Père et recevoir de lui une force nouvelle pour sa mission dans le monde. Sur le Thabor, où certainement il est uni au Père d’une façon manifeste, sa passion est évoquée (cf. Lc.9,31) et la possibilité de demeurer dans les  » trois tentes  » sur le mont de la transfiguration n’est pas même prise en considération. Toute prière contemplative chrétienne renvoie continuellement à l’amour du prochain, à l’action et à la passion, et c’est ainsi qu’elle rapproche le plus de Dieu.
14. Pour s’approcher de ce mystère de l’union à Dieu, que les Pères grecs appelaient divinisation de l’homme, et pour saisir avec précision les modalités selon lesquelles elle se réalise, il faut tenir compte avant tout du fait que l’homme est essentiellement créature et qu’il reste tel pour l’éternité, de sorte qu’une absorption du moi humain dans le moi divin ne sera jamais possible, pas même dans les états de grâce les plus élevés. On doit cependant reconnaître que la personne humaine est créée à l’image et ressemblance de Dieu, et que l’archétype de cette image est le Fils de Dieu, dans lequel et pour lequel nous avons été créés (cf. Col.1,16). Or cet archétype nous révèle le plus grand et le plus beau mystère chrétien : de toute éternité, le Fils est autre par rapport au Père, et toutefois, dans l’Esprit-Saint, il est de la même substance ; en conséquence, le fait qu’il existe une altérité n’est pas un mal, mais plutôt le plus grand des biens. Il y a altérité en Dieu même, qui est une seule nature en trois personnes, et il y a altérité entre Dieu et la créature, qui sont par nature différents. Enfin, dans la sainte Eucharistie comme dans les autres sacrements, et analogiquement dans ses actions et ses paroles, le Christ se donne lui-même à nous, et nous fait participer à sa nature divine, sans pour autant supprimer notre nature créée, à laquelle lui-même participe avec son Incarnation.
15. Si l’on considère ensemble ces vérités, on découvre avec un profond émerveillement que dans la réalité chrétienne, toutes les aspirations présentes dans la prière des autres religions sont comblées, sans pour autant que le moi personnel et son caractère de créature doivent être annulés et disparaître dans l’océan de l’Absolu.  » Dieu est amour  » (1 Jn.4,8) : cette affirmation profondément chrétienne peut concilier l’union parfaite avec l’altérité entre l’être qui aime et l’être aimé, avec l’éternel échange et l’éternel dialogue. Dieu lui-même est cet éternel échange, et nous pouvons en pleine vérité devenir participants du Christ, comme fils adoptifs, et crier avec le Fils dans l’Esprit-Saint :  » Abba, Père « . En ce sens, les Pères de l’Eglise ont pleinement raison de parler de divinisation de l’homme qui, incorporé au Christ Fils de Dieu par nature, devient par sa grâce participant de la nature divine, fils dans le Fils. Le chrétien, en recevant l’Esprit-Saint, glorifie1e Père et participe réellement à la vie trinitaire de Dieu.

V. Questions de méthode
16. La majeure partie des grandes religions qui ont cherché l’union avec Dieu dans la prière, ont aussi indiqué des voies pour l’atteindre. Comme l’Eglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions, on ne devra pas rejeter a priori ces indications parce que non chrétiennes. On pourra au contraire recueillir en elles ce qui s’y rencontre d’utile, à condition de ne jamais perdre de vue la conception chrétienne de la prière, sa logique et ses exigences, puisque c’est à l’intérieur de cette totalité que ces fragments devront être reformulés et assumés. Parmi eux, on peut compter avant tout l’humble acceptation d’un maître expert dans la vie de prière et de ses directives ; c’est là une chose dont on a toujours eu conscience dans l’expérience chrétienne, depuis les temps anciens, dès l’époque des Pères du désert. Ce maître, expert dans le sentire cum Ecclesia, doit non seulement guider et appeler l’attention sur certains dangers, mais comme  » père spirituel « , il doit aussi introduire d’une manière vivante, dans le cœur à cœur, dans la vie de prière qui est un don de l’Esprit-Saint.
17. L’époque classique tardive non chrétienne distinguait volontiers trois stades dans la vie de perfection : la voie de la purification, de l’illumination et de l’union. Cette doctrine a servi de modèle à beaucoup d’écoles de spiritualité chrétienne. Le schéma, en soi valable, réclame toutefois quelques précisions qui en permettent une correcte interprétation chrétienne pour éviter de dangereuses méprises.
18. La recherche de Dieu moyennant la prière doit être précédée et accompagnée par l’ascèse et la purification des propres péchés et erreurs, car selon la parole de Jésus, seuls  » ceux qui ont le cœur pur verront Dieu  » (Mt.5,8). L’Evangile vise surtout à une purification morale du manque de vérité et d’amour, et sur un plan plus profond, de tous les instincts égoïstes qui empêchent à l’homme de reconnaître et d’accepter la volonté de Dieu dans toute sa pureté. Ce ne sont pas les passions en tant que telles qui ont un caractère négatif (comme le pensaient les stoïciens et les néoplatoniciens), mais leur tendance égoïste. C’est de celle-ci que le chrétien doit se libérer pour arriver à cet état de liberté positive, que l’époque classique chrétienne appelait  » apatheia « , le Moyen Age  » impassibilitas « , et les exercices spirituels ignaciens  » indiferencia « .
Cela est impossible sans une abnégation radicale, comme on le voit aussi dans saint Paul qui utilise ouvertement le mot mortification (des tendances peccamineuses). Seule cette abnégation rend l’homme Libre de réaliser la volonté de Dieu et de participer à la liberté de l’Esprit-Saint.
19. Il conviendra donc d’interpréter correctement l’enseignement des maîtres qui recommandent de  » vider  » l’esprit de toute représentation sensible et de tout concept, en maintenant toutefois une aimante attention à Dieu, de sorte qu’il y ait en celui qui prie un vide qui peut alors être rempli par la richesse divine. Le vide dont Dieu a besoin est celui du renoncement au propre égoïsme, pas nécessairement celui du renoncement aux réalités créées qu’il nous a données et au milieu desquelles il nous a placés. Il n’y a pas de doute que dans la prière, on doive se concentrer entièrement sur Dieu et exclure le plus possible les choses du monde qui enchaînent notre égoïsme. Saint Augustin est sur ce point un maître insigne : si tu veux trouver Dieu, dit-il, abandonne le monde extérieur et rentre en toi-même. Toutefois, poursuit-il, ne demeure pas en toi-même, mais surpasse-toi, car tu n’es pas Dieu : Lui est plus profond et plus grand que toi.  » Je cherche sa substance dans mon âme, et je ne la trouve pas ; j’ai toutefois médité sur la recherche de Dieu et, tendu vers lui, à travers les choses créées, j’ai cherché à connaître les perfections invisibles de Dieu « .  » Demeurer en soi-même  » : voilà le vrai danger. Le grand Docteur de l’Église recommande de se concentrer en soi-même, mais aussi de transcender le moi qui n’est pas Dieu, mais une créature. Car Dieu est bien en nous et avec nous, mais il nous transcende dans son mystère.
20. Du point de vue dogmatique, il est impossible d’arriver à l’amour parfait de Dieu si l’on fait abstraction du don qu’il fait de lui-même dans le Fils incarné crucifié et ressuscité. En lui, sous l’action de l’Esprit-Saint et par pure grâce, nous prenons part à la vie intradivine. Lorsque Jésus déclare :  » Qui m’a vu a vu le Père  » (Jn.14,9), il n’entend pas simplement la vision et la connaissance extérieures de sa figure humaine ( » la chair ne sert de rien  » Jn.6,63). Ce qu’il entend est plutôt une vision rendue possible par la grâce de la foi : voir, à travers la manifestation sensible de Jésus ce que comme Verbe incarné il veut vraiment nous montrer de Dieu ( » C’est l’esprit qui vivifie [...]; les paroles que je vous ai dites sont esprit, et elles sont vie  » ibid.). Dans ce  » voir « , il ne s’agit pas de l’abstraction purement humaine de la figure en qui Dieu s’est révélé, mais de saisir la réalité divine dans la figure humaine de Jésus, de saisir sa dimension divine et éternelle dans sa temporalité. Comme le dit saint Ignace dans les Exercices spirituels, nous devrions essayer de saisir  » le parfum infini et la douceur infinie de la divinité  » (n° 124) en partant de la vérité révélée finie par laquelle nous avons commencé. Tandis qu’il nous élève, Dieu est libre de nous  » vider  » de tout ce qui nous retient en ce monde, de nous attirer complètement dans la vie trinitaire de son amour éternel. Toutefois, ce don ne peut nous être concédé que dans le Christ par l’Esprit-Saint, et non à travers nos propres forces, en faisant abstraction de sa révélation.
21. Dans le chemin de la vie chrétienne, la purification est suivie de l’illumination par l’amour que le Père nous donne dans le Fils et l’onction que nous recevons de lui dans l’Esprit-Saint (cf. 1 Jn.2,20). Dès l’antiquité chrétienne, on fait référence à l’illumination reçue au baptême. Elle introduit les fidèles, initiés aux divins mystères, à la connaissance du Christ par la foi qui opère au moyen de la charité. Bien plus, certains écrivains ecclésiastiques parlent d’une manière explicite de l’illumination recue dans le baptême comme du fondement de la sublime connaissance du Christ Jésus (cf. Ph.3,8) qui est définie comme contemplation.
Par la grâce du baptême, les fidèles sont appelés à progresser dans la connaissance et le témoignage des mystères de la foi moyennant l’intelligence intérieure qu’ils éprouvent des choses spirituelles. Aucune lumière venant de Dieu ne rend superflues les vérités de foi. Les grâces éventuelles d’illumination que Dieu peut concéder aident plutôt à mieux clarifier la dimension plus profonde des mystères professés et célébrés par l’Eglise, en attendant que le chrétien puisse contempler Dieu tel qu’il est dans sa gloire (cf. 1 Jn.3,2).
22. Enfin le chrétien qui prie peut arriver, si Dieu le veut, à une expérience particulière d’union. Les sacrements, surtout le baptême et l’Eucharistie, sont le commencement objectif de l’union du chrétien à Dieu. Sur cette base, par une grâce spéciale de l’Esprit, celui qui prie peut être appelé à ce type particulier d’union à Dieu qui, dans le milieu chrétien, est qualifiée de mystique.
23. Assurément, le chrétien a besoin de temps déterminés de retraite dans la solitude pour se recueillir et retrouver près de Dieu son chemin. Mais à cause de son caractère de créature, et de créature qui sait n’avoir de sécurité que dans la grâce, sa manière de s’approcher de Dieu ne se fonde sur aucune technique au sens strict du mot. Cela contredirait l’esprit d’enfance requis par l’Evangile. La mystique chrétienne authentique n’a rien à voir avec la technique : elle est toujours un don de Dieu, dont le bénéficiaire se sent indigne.
24. Il existe des grâces mystiques spéciales, conférées, par exemple, aux fondateurs d’institutions ecclésiales en faveur de toute leur fondation, ainsi qu’à d’autres saints, et qui caractérisent leur expérience particulière de prière; comme telles, elles ne peuvent pas être objet d’imitation et d’aspiration pour d’autres fidèles, même s’ils appartiennent à la même institution et aspirent à une prière toujours plus parfaite. Il peut y avoir divers niveaux et diverses modalités de participation à l’expérience de prière d’un fondateur, sans que la même forme doive être conférée à tous. Du reste, l’expérience de prière, qui a une place privilégiée dans toutes les institutions authentiquement ecclésiales anciennes et modernes, est toujours, en dernière analyse, quelque chose de personnel. Et c’est à la personne que Dieu donne ses grâces en vue de la prière.
25. A propos de la mystique, on doit distinguer entre les dons du Saint-Esprit et les charismes accordés par Dieu d’une manière totalement libre. Les premiers sont quelque chose que tout chrétien peut raviver en soi par une intense vie de foi, d’espérance et de charité ; ainsi, grâce également à une sérieuse ascèse, il peut arriver à une certaine expérience de Dieu et des contenus de la foi. Quant aux charismes, saint Paul dit qu’ils sont surtout donnés en faveur de 1’Eglise, des autres membres du Corps mystique du Christ (cf. 1 Co.12,7). A ce propos, il faut rappeler d’abord que les charismes ne peuvent pas être identifiés avec des dons extraordinaires (cf. Rm.12, 3-21), ensuite que la distinction entre les  » dons du Saint-Esprit  » et les  » charismes  » peut être souple. Il est certain que, dans le cadre néotestamentaire, un charisme fécond pour l’Eglise ne peut être exercé sans un degré déterminé de perfection personnelle, et que, d’autre part, tout chrétien vivant possède un devoir particulier (et en ce sens, un  » charisme « ) pour l’édification du Corps du Christ (cf. Ep.4,15-16), en communion avec la hiérarchie, à laquelle il revient spécialement de ne pas éteindre l’Esprit, mais de tout examiner pour retenir ce qui est bon.

VI. Méthodes psychophysiques et corporelles
26. L’expérience humaine démontre que la position et l’attitude du corps ne sont pas sans inflence sur le recueillement et la disposition de l’esprit. C’est là une donnée à laquelle certains auteurs spirituels de l’Orient et de l’Occident chrétien ont prêté attention. Leurs réflexions, tout en présentant des points communs avec les méthodes orientales non chrétiennes de méditation, évitent les exagérations ou les unilatéralités qui, par contre, sont souvent proposées aujourd’hui à des personnes insuffisamment préparées.
Ces auteurs spirituels ont adopté les éléments qui facilitent le recueillement dans la prière, reconnaissant en même temps aussi leur valeur relative : ceux-ci sont utiles s’ils sont reformulés en vue du but de la prière chrétienne. Ainsi, par exemple, le jeûne possède avant tout, dans le christianisme, la signification d’un exercice de pénitence et de sacrifice ; mais déjà chez les Pères, il avait aussi pour fin de rendre l’homme plus disponible à la rencontre avec Dieu, et le chrétien plus capable de se dominer et en même temps plus attentif à ceux qui sont dans le besoin.
Dans la prière, c’est l’homme tout entier qui doit entrer en relation avec Dieu, et donc son corps aussi doit prendre la position la mieux adaptée au recueillement. Cette position peut exprimer d’une manière symbolique la prière elle-même, variant selon les cultures et la sensibilité personnelle. Dans certaines zones, les chrétiens acquièrent aujourd’hui une conscience plus grande du fait que l’attitude du corps peut favoriser la prière.
27. La méditation chrétienne de l’Orient a valorisé le symbolisme psychophysique, souvent absent de la prière de l’Occident. Il peut aller d’une attitude corporelle déterminée jusqu’aux fonctions vitales, comme la respiration et le battement cardiaque. Ainsi l’exercice de la  » prière de Jésus « , qui s’adapte au rythme respiratoire naturel, peut, au moins pour un certain temps, être d’une aide réelle à beaucoup.
D’autre part, les mêmes maîtres orientaux ont aussi constaté que tous ne sont pas également aptes à utiliser ce symbolisme, parce que tous ne sont pas en mesure de passer du signe matériel à la réalité spirituelle recherchée. Compris d’une manière inadéquate et incorrecte, le symbolisme peut même devenir une idole, et par conséquent un obstacle à l’élévation de l’esprit vers Dieu. Vivre dans le cadre de la prière toute la réalité de son propre corps comme symbole est encore plus difficile : cela peut dégénérer dans un culte du corps, et porter à identifier subrepticement toutes ses sensations avec des expériences spirituelles.
28. Certains exercices physiques produisent automatiquement des sensations de quiétude et de détente, des sentiments gratifiants, voire même des phénomènes de lumière et de chaleur qui ressemblent à un bien-être spirituel. Les prendre pour d’authentiques consolations de l’Esprit-Saint serait une manière totalement erronée de concevoir le cheminement spirituel. Leur attribuer des significations symboliques typiques de l’expérience mystique, alors que l’attitude morale de l’intéressé ne lui correspond pas, représenterait une sorte de schizophrénie mentale, pouvant même conduire à des troubles psychiques et parfois à des aberrations morales. Cela n’empêche pas que d’authentiques pratiques de méditation provenant de l’Orient chrétien et des grandes religions non chrétiennes, qui attirent l’homme d’aujourd’hui divisé et désorienté, puissent constituer un moyen adapté pour aider celui qui prie à se tenir devant Dieu dans une attitude de détente intérieure, même au milieu des sollicitations extérieures.
Il faut toutefois rappeler que l’union habituelle à Dieu, à savoir cette attitude de vigilance intérieure et d’invocation de l’aide divine que le Nouveau Testament nomme la prière continuelle, ne s’interrompt pas nécessairement lorsque l’on s’adonne aussi, selon la volonté de Dieu, au travail et au soin du prochain.  » Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu « , nous dit l’Apôtre (1 Co.10,31). En effet, comme le soutiennent les grands maîtres spirituels, la prière authentique réveille en ceux qui prient une ardente charité, qui les pousse à collaborer à la mission de l’Église et au service de leurs frères, pour la plus grande gloire de Dieu.

VII.  » Je suis le chemin « 
29. Tout fidèle devra chercher et pourra trouver, dans la variété et la richesse de la prière chrétienne enseignée par l’Église, sa propre manière de prier ; mais toutes ces voies personnelles se rejoignent finalement dans cette voie vers le Père, que Jésus-Christ a déclaré être. Dans la recherche de sa propre voie, chacun se laissera donc guider moins par ses goûts personnels que par l’Esprit-Saint, qui, dans le Christ, le conduit jusqu’au Père.
30. Pour qui s’engage sérieusement, il y aura toutefois des moments où il lui semblera errer dans un désert et, malgré tous ses efforts, ne rien sentir de Dieu. Il doit savoir que ces épreuves ne sont épargnées à aucun de ceux qui prennent la prière au sérieux. Mais il ne doit pas identifier immédiatement cette expérience, commune a tous les chrétiens qui prient, avec la nuit obscure de type mystique. De toute manière, pendant ces périodes, la prière qu’il s’efforcera de maintenir fermement pourra lui donner l’impression d’avoir un caractère artificiel, bien qu’il s’agisse en réalité d’une chose tout à fait différente : elle est, en effet, justement alors, expression de sa fidélité à Dieu, en la présence duquel il veut demeurer même lorsqu’il n’est récompensé par aucune consolation subjective. Dans ces moments apparemment négatifs, devient manifeste ce que la personne qui prie cherche réellement : si elle cherche vraiment Dieu qui la dépasse toujours dans son infinie liberté, ou bien si elle se recherche elle-même, sans réussir à dépasser ses propres expériences, qu’elles lui apparaissent comme des expériences positives d’union à Dieu ou comme des expériences négatives de vide mystique.
31. L’amour de Dieu, unique objet de la contemplation chrétienne, est une réalité qu’on ne peut s’approprier par aucune méthode ni aucune technique ; au contraire, nous devons toujours avoir le regard fixé sur Jésus-Christ, en qui l’amour divin est arrivé pour nous sur la Croix à un tel point que lui-même a voulu assumer même la condition d’éloignement du Père (cf. Mc.15,34). Nous devons donc laisser décider par Dieu la manière dont il veut nous faire participer à son amour. Mais nous ne pouvons jamais, en aucune manière, chercher à nous mettre au même niveau que l’objet contemplé, l’amour libre de Dieu ; pas même lorsque, par la miséricorde de Dieu le Père, grâce à l’Esprit-Saint envoyé dans nos cœurs, nous est donné gratuitement dans le Christ un reflet sensible de cet amour divin, et que nous nous sentons comme attirés par la vérité, la bonté et la beauté du Seigneur.
Plus il est accordé à une créature de s’approcher de Dieu et plus grandit en elle la révérence face au Dieu trois fois Saint. On comprend alors la parole de saint Augustin :  » Tu peux m’appeler ami, je me reconnais serviteur « . Ou mieux encore la parole qui nous est encore plus familière, prononcée par celle qui a été gratifiée de la plus haute intimité avec Dieu :  » Il a jeté les yeux sur l’humilité de sa servante.  » (Lc.1,48).

A Rome, au siège de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 15 octobre 1989, en la fête de sainte Thérèse de Jésus.

Joseph card. Ratzinger