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LA LOI, LE TEMPLE ET L’ESPRIT SAINT : JÉSUS ET LES TRADITIONS JUIVES DU IER SIÈCLE

3 avril, 2013

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LA LOI, LE TEMPLE ET L’ESPRIT SAINT : JÉSUS ET LES TRADITIONS JUIVES DU IER SIÈCLE

Lise Barucq, Léonard Dauphant

« N’allez pas croire que je sois venu
abolir la loi et les Prophètes,
je ne suis pas venu abolir,
mais accomplir.» Mt 5,17.

Jésus de Nazareth est juif. Pourtant, à sa suite, une nouvelle tradition s’est peu à peu construite, en opposition aux autorités du judaïsme. Pour celui qui s’interroge sur l’élaboration de cette divergence , il peut déjà être intéressant de chercher à comprendre, à la lecture des Évangiles, la position de Jésus au sein du judaïsme de son temps. Il faut d’abord se mettre à l’esprit ce que signifie la religion biblique au Ier siècle. C’est à cette époque charnière et sanglante que se bousculent les événements: foisonnement de courants religieux en Judée, naissance du Messie attendu, révoltes juives contre l’administration romaine, destruction du Temple. C’est donc il y a deux mille ans que sont nés et le christianisme, communauté de ceux qui reconnaissent Jésus comme Seigneur, et le judaïsme rabbinique, qui se forme après la destruction du Temple de Jérusalem. Il faut alors étudier l’enseignement du Christ dans un contexte religieux disparu, autour d’une seule Bible matrice de deux religions différentes.
OÙ EN ÉTAIT LE JUDAÏSME AU TEMPS DE JÉSUS?
A l’époque de Ponce Pilate (qui opprime la Judée de 26 à 36), la Bible est à peu près fixée, on la divise en trois ensembles de livres : la Loi (Torah), les Prophètes (Neviim), et les Ecrits (Kétouvim), historiques, poétiques ou de sagesse. La religion juive s’articule alors autour de deux affirmations essentielles: l’unité de Dieu et l’élection d’Israël («Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur.» Dt 6,4, affirmation qui avait sa place dans la litugie au début de notre ère). De ces deux affirmations découlent d’une part un sentiment national et religieux, dont le coeur identitaire est Sion, le Temple, d’autre part un respect nécessaire de l’Alliance conclue sur le Mont Sinaï, qui se manifeste dans la Parole, c’est-à-dire dans la Loi.
Les fidèles se divisent en revanche en un certain nombre de courants de pensée. Tous les Juifs n’appartiennent pas à un groupe, une « philosophie » pour reprendre le terme de Flavius Joseph, mais ceux-ci structurent les élites et la société juive.
Les Saducéens (qui se réclament du Grand-Prêtre Saddock) forment l’élite sacerdotale du temple de Jérusalem. Ces aristocrates règnent sur leurs immenses domaines et pratiquent autour du Sanctuaire une religion traditionaliste à l’extrême, qui refuse la résurrection des morts et marginalise l’enseignement des Prophètes au profit des sacrifices.
Les Esséniens sont une petite élite monastique, très ascétique et très fermée. Leur sensibilité religieuse est aussi ritualiste que celle des Saducéens mais, retirés du monde, ils se passent du Temple dont ils méprisent les compromissions avec l’occupant.
Les Pharisiens sont une élite intellectuelle influencée par la conception grecque de l’enseignement et placent au centre de leur vie spirituelle l’étude de la Loi de Moïse, écrite (la Torah) et orale (celle-ci ne sera fixée par écrit dans le Talmud qu’à partir du IIème siècle). Cette connaissance approfondie du texte biblique va de pair avec une ouverture de la pratique des règles de pureté sur le monde profane. Ainsi, la sainteté n’est plus réservée aux prêtres ou aux pélerins le temps de leur passage à Sion, elle est accessible au quotidien; le Temple n’est plus exactement le centre. Cette conception de la Loi, appuyée sur le réseau naissant des maisons communes (synagogues) leur assure une grande popularité. Ils sont de loin les plus nombreux, présents partout jusqu’en Galilée, et les plus proches de Jésus.
Il s’ajoute à cela une autre division: l’importance accordée au messianisme, à l’attente d’un roi (ou d’un roi-prêtre) qui chassera les Païens pour restaurer la puissance du peuple élu. Si les Esséniens sont très marqués par cette attente, les Pharisiens et les prêtres sont divisés. La division est aussi avant tout sociale: l’attente de la libération est la plus forte dans les milieux populaires.
JÉSUS, PROPHÈTE RÉFORMATEUR?
Jésus est juif. Sa vie quotidienne s’est inscrite dans le cadre de l’obéissance à la Loi de son peuple.Jésus se présente aussi comme un rabbin de son temps qui développe une autorité particulière sur la Loi, et s’oppose de manière plus ou moins virulente aux autres docteurs.Le rabbi, au premier siècle comme aujourd’hui, a deux rôles: résoudre les questions pratiques et chercher ce qu’il y a d’essentiel dans la Loi. Ainsi, comme tous les docteurs prestigieux, Jésus doit répondre à la question: « Quel est le premier de tous les commandements?» (Mt 22,34-40). La réponse de Jésus est double: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit», puis « Tu aimeras ton prochain comme toi-même». Jésus utilise donc le Texte et réalise ici, démarche toute pharisienne, une hiérarchisation au sein de la Loi en mettant en avant Deut 6,4 et Lv 19,18. Sa réponse également est celle d’un pharisien: Hillel donne la même. D’ailleurs, elle satisfait le scribe qui interroge ici Jésus, selon le récit que fait Marc de cet épisode (Mc 12,28-34). Cependant, Jésus montre une certaine autorité sur la Loi. En effet, si l’on suit Matthieu : «Les foules étaient frappées de son enseignement: car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes.» (Mtt 7,28-29). Son autorité semble même supérieure à celle de Moïse. Ainsi, en Mtt 19,9, Jésus relativise le certificat de divorce, qui appartient à la Loi de Moïse, en s’appuyant sur la Genèse. Et là, comme souvent, Jésus ne se contente pas de commenter le Texte, il prend une position tranchée.
Il est important de remarquer que ce qu’enseigne Jésus tout au long de sa prédication n’est rien d’autre que ce que contient le Texte, mais c’est la lecture qu’il en fait qui est nouvelle, recentrée. Ainsi, le commandement nouveau que nous avons reçu (Jn 13,34): «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés», trouve sa nouveauté dans le «comme je vous ai aimés», puisque le commandement est celui de Lv 19, 18 précédemment cité.
Alors, Jésus juif libéral? Tout à l’opposé, il prend, sur le mariage par exemple, des positions extrêmement exigeantes, en décalage avec son époque. Son enseignement n’est donc pas un laxisme, au contraire. Il cherche au-delà de la stricte observance, en son nom même, ce qui la motive : un lien direct avec Dieu, si proche qu’il se révèle notre Père. Et un père doit être aimé selon la droiture du coeur. On ne pourrait recenser dans la Bonne Nouvelle tous les épisodes où Jésus viole la lettre de la Loi pour accomplir la Loi, c’est-à-dire l’amour. Il est un passage étrange, inclassable : Marc 7,1-23. Emporté par son indignation face aux casuistes qui retournent la tradition orale contre la Loi écrite, c’est-à-dire la loi contre elle-même, il se prend à proclamer ce qui est la négation même des prescriptions juridiques alimentaires.

L’EXTASE DE SAINT PIERRE
« Ce que Dieu a purifié, toi, ne le dis pas souillé. » Actes 10,15
Regardons l’articulation du passage, le seul où le mot « tradition » apparaît dans l’Evangile.
7,1-8: Des Pharisiens et des « scribes de Jérusalem », peut-être des Saducéens, en tout cas des Juifs traditionalistes, interrogent Jésus car ses disciples n’observent pas la coutume des ablutions rituelles. Jésus leur répond par un extrait d’Isaïe 29,13. Ainsi, face à ceux qui parlent de loi orale, le Messie annoncé par les Prophètes réplique par le message d’intériorité de ces derniers, donc il oppose aux « nouvelles traditions », aux jurisprudences rabbiniques, la source la plus ancienne du Judaïsme. Jésus, fondamentaliste de l’Esprit, face aux traditions des hommes.
7,9-13 : « Vous rejetez le commandement de Dieu pour établir votre tradition». Dénoncant un abus, c’est toute la loi orale, c’est-à-dire ce qui permet d’appliquer concrètement les prescriptions juridiques de la Bible, qui se trouve entachée de soupçons. Au nom des dix Commandements, unifiés dans l’Amour, tout ce qui en découle est marginalisé.
7,14-23 : Que se passe-t-il alors? Jésus aurait pu donner un ordre de priorité, plaçant la pureté du coeur avant celle des rites. Il profère au lieu de cela une parole qui porte en elle la négation pure et simple des prescriptions alimentaires. Or le Christ n’a jamais pratiqué cette parole («rien d’extérieur qui pénètre dans l’homme ne peut le souiller»), et pour preuve, les Apôtres se sont déchirés sur la question des rites alimentaires. Si Jésus avait mangé du boudin, ça se saurait. Décalage entre l’enseignement du Messie, poussé dans ses dernières conséquences, et sa sensibilité, modelée par la coutume nationale? Pour nous qui ne respectons pas les prescriptions alimentaires, cette parole du Christ enfonce des portes ouvertes. Mais c’est inouï, inaudible pour ses disciples qui préfèrent prendre cela pour une parabole. Pourtant ce qui est dit est dit, pour l’éternité. Mot à mot il leur répète que le mal provient de l’intérieur de l’homme, et que nous péchons exclusivement (et non pas surtout) par notre coeur, pas par le ventre. « C’était purifier tous les aliments», comme l’indique, a posteriori, l’évangéliste.
Pour garder l’Alliance avec Dieu il fallait jusque là une conduite droite, guidée par les préceptes de la Torah. Jésus privilégie un coeur pur : mais ça se raccroche à quoi un coeur pur? Le culte en « esprit » et en « vérité », (c’est-à-dire en hébreu selon le « souffle » et la « solidité ») n’a plus besoin de rites : L’Esprit « solide », voilà le nouvel appui du croyant.
JÉSUS, MESSIE
Au centre de la conscience nationale juive et de la vie spirituelle du peuple était le Temple. Or l’épisode dit de la « purification du Temple », qui pourrait aussi s’appeler « substitution des Temples », remet profondément en cause ce pilier de la pratique religieuse où Jésus lui-même, comme ses parents, vient pour se recueillir et enseigner.
LA PURIFICATION DU TEMPLE, LE GRECO
Cet épisode, le plus violent de sa prédication si l’on suit le texte de Jean, voit Jésus chasser les marchands, pour affirmer qu’il est le nouveau Temple promis pour adorer le Père. Étudions le passage (là, le lecteur est de nouveau invité à ouvrir sa Bible..).
2,13-17 : Il chasse non seulement les changeurs (refus des transactions, de l’argent dans le culte), mais aussi les animaux de sacrifice eux-mêmes, qui sont en vente. Le culte est donc rendu impossible. Ce qui est extraordinaire, c’est que cette action évoque aussitôt aux disciples un verset du psaume 69, où le psalmiste est persécuté à mort pour la foi. C’est donc une évocation implicite mais nette de la Passion, la première de l’Évangile de Jean.
2,18-20 : Jésus se livre à une mise en scène telle qu’en faisaient les prophètes; il n’agit pas pour empêcher les sacrifices mais pour enseigner. Ce n’est pas une manif., ni une émeute, mais un signe, au sens d’action symbolique, visible, d’une réalité spirituelle cachée à venir. Ses auditeurs ne s’y trompent pas. Passé le premier moment de stupeur, ils demandent au prophète de s’identifier en tant que tel, de leur donner un signe, au sens cette fois de manifestation d’autorité, qui le rend apte à agir ainsi. Or ce signe, il l’a déjà donné, dans l’interpellation «Ne faites pas de la maison de mon Père..», qui révèle aux croyants son autorité, fruit de ses relations privilégiées avec Dieu. L’incompréhension s’instaure.
Il leur répond : «Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relève». Le sens premier défie l’intelligence. Ca fait quarante-six ans que le Temple est en travaux, et lui, en trois jours…? Notons que cette réponse et cette manière de la comprendre signifient moins pour les Juifs la « purification » du Temple que sa destruction. Par ailleurs dans le prophète Zacharie (Zc 14,20-21), la fin du cantonnement de la pureté dans le Temple est le signe des temps messianiques.
2,21-22 : Or Jésus ne parle plus de ce temple de pierre, qu’il a symboliquement aboli; il annonce le nouveau Temple, lieu de présence de Dieu sur Terre : lui-même, sanctuaire voué à la destruction par ses auditeurs, mais que Dieu va ressusciter. Le seuil d’incompréhension est franchi, seuls les disciples, a posteriori, comprendront cette parole et ainsi, croiront à l’Écriture. Cette révolution, le passage du culte sacrificiel du temple à celui du Fils de Dieu mis en croix, réalise les prophéties. Pour les disciples, loin de trahir le judaïsme, le bouleversemnt messianique accomplit la Loi et la justifie.
Ainsi, Jésus place l’intériorité, la conscience avant la pratique rituelle. Son message ne renie pas l’enseignement biblique, il ne s’oppose pas au judaïsme, il énonce une nouvelle attitude spirituelle. La présence de Dieu parmi son peuple ne se fait plus par des usages mais par une attitude intérieure tout aussi exigeante, mais d’une autre manière. La nouveauté radicale est la venue du Messie en elle-même. Jésus fait du neuf, non pas contre la Bible, mais parce que telle est la promesse de Dieu. Il innove en proposant, par sa venue même, un nouvel éclairage sur le sur l’Alliance, qui résidait dans le Texte.
Face à ses adversaires docteurs de la Loi, scrupuleux, attentifs au détail, qui innovent pour vivre leur vie heure après heure dans une obéissance méticuleuse à la volonté de Dieu, Jésus se place dans une situation eschatologique, celle du Royaume de Dieu. Le Messie bouleverse les coutumes pour faire émerger un culte préparé de toute éternité. Désormais dans la cité sainte s’effacera la limite entre le pur et l’impur, la pureté s’étendra à tout le peuple. Or voici que nous croyons que cet événement est arrivé : l’Esprit souffle non seulement à Jérusalem, mais sur toute chair. Peu importe la lettre, l’Esprit l’emporte. Et ce n’est pas uhn hasard si c’est à la Pentecôte, fête juive commémorant le don de la Loi au peuple que l’Esprit Saint vient sur les Apôtres. Les prescriptions juridiques, les élaborations de la jurisprudence, ce que nous nommons « tradition », n’ont plus lieu d’être, puisque toute la Loi est désormais accomplie, c’est-à-dire réduite à l’essentiel en Jésus, modèle de l’amour du Père, et est relayée dans la vie des croyants par la liberté du souffle de Dieu, venu sur toute chair, jusqu’à la nôtre.

L.B., L.D.