DIETRICH BONHOEFFER, UN PASTEUR VISIONNAIRE – 11 AVRIL
11 avril, 2016DIETRICH BONHOEFFER, UN PASTEUR VISIONNAIRE – 11 AVRIL
Ce pasteur luthérien, théologien allemand, fut l’un des premiers à dénoncer le sort fait aux juifs dans l’Allemagne nazie.
Parce que sa théologie rassemble protestants, catholiques et orthodoxes en la personne du Christ, Dietrich Bonhoeffer est une des figures spirituelles les plus éclairantes pour ce début de XXIe siècle.
Nous sommes en 1937, au séminaire de Finkenwalde, en Allemagne du nord. Assis sur les marches d’un escalier en bois, le pasteur Bonhoeffer, 31 ans, captive son auditoire. Tous les jours, les jeunes séminaristes mesurent la chance qu’ils ont d’avoir un tel formateur?! Mais ce soir, l’heure est grave. Dans la matinée, le Journal Officiel allemand a décrété l’Église confessante – leur Église – illégale?! Ils ont à prendre une terrible décision?: entrer dans la clandestinité ou capituler. Peut-être Dietrich, ce soir-là, pense-t-il à sa grand-mère, Julie Bonhoeffer, qui, en 1933, avait franchi une barrière de S.A. interdisant l’accès à des magasins juifs. Julie lui a appris que tout homme digne de ce nom doit savoir se décider pour ce qu’il croit juste et agir en conséquence. Le jeune homme saura très tôt écouter ce qui l’anime intérieurement. À 17 ans, il décide qu’il sera théologien, en dépit de l’opinion de son père. À ses frères qui estiment que l’Église est dépassée, Dietrich réplique?: «Alors je réformerai l’Église!»
Une certaine idée de l’Église À 18 ans à peine, il assiste à la messe des Rameaux dans la basilique Saint-Pierre, à Rome. C’est un véritable coup de cœur?: «?Voilà ce qui donne une impression fabuleuse de l’universalité de l’Église?: on voit des Blancs, des Noirs, des Jaunes, tous rassemblés dans l’Église.?» La dimension œcuménique de sa vocation s’amorce. Dans sa thèse de doctorat, «?La communion des saints. Réflexion dogmatique sur la sociologie de l’Église?», Bonhoeffer tente de répondre à une question essentielle, récurrente dans son œuvre?: «?Comment être croyant dans la vie actuelle???» Il va de soi pour le jeune Bonhoeffer que l’Église est le lieu du Christ présent dans le monde, et que c’est au cœur de cette communauté que se réalise la rencontre entre l’homme et Dieu. Le futur pasteur de 21 ans étonne ses aînés par l’audace de sa pensée?: réfléchir à partir du Christ sur ce que devrait être l’Église est tout à fait novateur. En 1931, il part à New York où il découvre la détresse des populations noires, et s’engage dans le mouvement œcuménique. À son retour, il est nommé pasteur et enseigne, comme prévu, la christologie et l’ecclésiologie à l’université de Berlin. Mais le jeune homme a changé. Il pressent le danger que représente Hitler et dénonce dès avril 1933 la politique menée contre les juifs allemands. La validation de cette politique par l’Église protestante d’Allemagne est pour lui un point de non-retour. Il lui est impossible de rester lié à cette Église qui rejette les pasteurs d’origine juive et qui devient l’Église du Reich. Il contribue alors à la naissance de l’Église «?confessante?» (fondée sur la Bible et la confession adoptée en 1934). Le théologien évolue vers une foi plus personnelle en se référant à Jésus disant?: Viens et suis-moi.?» Il fait cette expérience exigeante de «?suivance?» en renonçant à partir en Inde rencontrer Gandhi, pour prendre la direction du séminaire de Finkenwalde. Ses deux livres, Le Prix de la grâce et De la vie communautaire, révèlent combien cette expérience pastorale lui fut décisive. Il y plaide en faveur d’une Église «?responsable?» qui doit inviter le chrétien à trouver par lui-même la solution à ses problèmes.
Vivre en chrétien responsable Dans Le Prix de la grâce, Dietrich critique la banalisation de la théorie fondamentale de Luther selon laquelle?l’homme est sauvé par la seule grâce de Dieu, et non par ses œuvres. Pour Bonhoeffer, profondément ancré dans l’héritage luthérien, c’est un «?mépris de la grâce?» intolérable. Il rappelle que la grâce qui sauve l’homme a coûté la vie au Christ. Le théologien oppose ainsi la «?grâce à bon marché, pire ennemi de notre Église, à la grâce qui coûte?» (1), qui résulte de l’obéissance au Christ. Pour lui, selon Arnaud Corbic, «?l’Église de la grâce coûteuse?reste bien le lieu où la réalité de Dieu rencontre le monde?». Bonhoeffer sait de quoi il parle?! Depuis 1936, l’étau se resserre?: le théologien ne peut plus enseigner en université et, en 1938, il est interdit de séjour à Berlin. En 1940, Bonhoeffer n’a plus le droit de prendre la parole en public. Il s’engage alors dans le combat politique et entre dans le réseau qui fomente un attentat contre Hitler. Il est arrêté en 1943. Au cours de sa captivité, le théologien mûrit encore sa réflexion. Il ose s’interroger sur les fondements mêmes de son engagement dans la résistance, lui, le pacifiste, avec ceux qui projettent de supprimer Hitler. Au prix d’un long dépouillement, il a cessé d’être «?pieux?» pour devenir un homme de la réalité, solidaire de «?ses frères en servitude?». Ce qui rend la pensée théologique de Bonhoeffer si prégnante, c’est qu’elle est portée par un homme qui est en totale adéquation avec ce qu’il vit. Les lettres écrites en captivité destinées à son ami et condisciple Eberhard Bethge, publiées sous le titre symbolique Résistance et soumission, témoignent des profondes interrogations du théologien confronté à un «?monde sans Dieu?». Le pasteur y découvre que des hommes, résistants comme lui, se passent de Dieu tout en restant «?humains?» jusqu’au bout.
Théologien de la réalité Au lieu de chercher à justifier la foi, Bonhoeffer s’interroge?dans la lettre du 30 avril 1944?: «?La question est de savoir ce qu’est le christianisme et qui est le Christ, pour nous aujourd’hui. […] Le temps où l’on pouvait tout dire aux hommes par des paroles théologiques ou pieuses est passé. […] Nous allons au-devant d’une époque totalement non religieuse?» (2). Cette réflexion est prophétique pour notre temps de sécularisation avancée. Comment ne pas se sentir proche de ce théologien visionnaire dans un monde où règne le relativisme?? Avant de mourir, il a le temps de nous laisser quelques balises, comme la lettre du 16 juillet 1944, où il explique qu’à la suite du siècle des Lumières, le monde s’est libéré de ses tuteurs, mais que cette «?libération?» aboutit à la?responsabilité individuelle?: «?En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître réellement notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. […] On peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte, faisant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance.?» (3) Bonhoeffer est devenu «?un homme de la réalité?», mais n’a jamais remis en cause le christianisme auquel il adhère de tout son être. Le christianisme est au cœur de ce monde parce qu’il est au cœur de l’homme?: «?Les chrétiens vont devoir désormais penser et agir sans tutelle?pour constater ce qu’ils croient eux-mêmes?» sans «?se retrancher?derrière la foi de l’Église?» (4). C’est ce que fit Dietrich Bonhoeffer en son temps troublé. Il vécut l’expérience douloureuse d’être peu à peu dépouillé de toutes ses «?qualités sociales?» jusqu’à finir nu, pendu par les nazis au camp de Flossenbürg, le 9 avril 1945.