QU’EST-CE QUE LE « DON DES LARMES » ? (interview)
27 février, 2018http://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Vie-spirituelle/Qu-est-ce-que-le-don-des-larmes
Les larmes de Dieu
QU’EST-CE QUE LE « DON DES LARMES » ? (interview)
Les larmes, c’est d’abord un signe de faiblesse, de souffrance, que l’on cache. Pourtant, la spiritualité médiévale parlait du « don des larmes »… De quoi s’agit-il ? La réponse d’Anne Lécu, religieuse, médecin en prison, auteur de l’essai Des larmes (Cerf).
Les larmes ont-elles toujours la même signification ?
A. L. : Cela dépend des époques. Aujourd’hui, on pleure parfois pour des bêtises, et certains pleurent de joie. Les larmes vont de la tristesse à la joie, et comme Marie Madeleine quand Jésus l’appelle par son nom, on peut passer en un même moment d’un état à l’autre. Le rire a quelque chose de mécanique, tandis que les larmes dessinent une continuité dans la gamme des sentiments.
Vous dites dans votre livre que les larmes sont une sécrétion du corps. Est-ce que c’est à traiter, à soigner ?
A. L. : C’est la question. Aujourd’hui on a tendance à vouloir tout médicaliser, et on peut avoir la tentation de se dire qu’il faut supprimer les larmes, qui sont un signe de souffrance. C’est parfois le cas, mais pas toujours. Pour moi, les larmes sont d’abord un débordement, qui manifeste un excès de quelque chose. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’elles disent de la personne qui pleure, ce qu’elle-même a à entendre de ses propres larmes. On est souvent débordé par ses larmes. Il m’arrive de pleurer alors que je ne le voudrais pas.
Nos larmes sont très liées à ce qui nous arrive, à notre vie personnelle, psychologique ?
A. L. : A notre existence, à notre histoire, à notre passé, à notre manière d’être… Certains pleurent plus que d’autres, qui n’arrivent pas à extérioriser leur souffrance, et qui en souffrent et le disent. J’ai le souvenir d’une personne en prison qui était couverte de grosses plaques suintantes, et qui me disait : « Mon corps qui suinte, c’est mon âme qui pleure. » Il n’arrivait pas à pleurer. C’est plus triste finalement de ne pas arriver à pleurer, que de trop pleurer.
Dans les Ecritures, et même dans l’Ancien Testament, on pleure beaucoup.
A. L. : C’est parce que la Bible raconte notre histoire. Un frère dominicain que je connais dit qu’elle raconte ce qui se passe autour de nous dans un rayon de 5 m. Elle raconte donc forcément les émotions des gens, leurs conflits, leurs joies…
Les larmes de la Bible disent-elles quelque chose de particulier ?
A. L. : Elles disent que Dieu s’incarne dans nos vies, dans nos échecs, dans nos joies, dans nos rencontres…
Parce que Dieu a un rapport avec nos larmes ?
A. L. : Je le crois vraiment. Je crois que Dieu lui-même pleure. Le Christ pleure dans l’Evangile. Jésus s’est fait l’un de nous, aussi j’ai l’impression que nos larmes sont incluses dans les siennes. Il les porte. Quand il pleure, il pleure une fois pour toutes les larmes de tout le monde. Et si Dieu pleure, oui, il y a un rapport entre Dieu et les larmes. Les auteurs du Moyen-Age ne s’y sont pas trompés, puisqu’ils parlent du « don » des larmes.
Qu’est-ce c’est que ce fameux « don des larmes » ?
A. L. : Cela dit d’abord que les larmes sont à recevoir comme un cadeau. Elles sont un cadeau parce qu’elles signifient la présence de quelqu’un. Je pense que l’on ne pleure pas quand on est vraiment seul. Si l’on pleure et qu’on est seul, c’est qu’on pleure devant quelqu’un. Ce quelqu’un peut être Dieu, ce peut être aussi celui auquel on pense et qui s’est absenté ou qui est mort, mais qui est présent sous forme d’absence, si je puis dire. Celui qui est absolument déserté par ses proches ne pleure pas. Nous en avons tous fait l’expérience, quand nous sommes en présence d’une personne de confiance, nous nous mettons à pleurer. Un ami arrive, on se lâche et on se met à pleurer. Les larmes sont donc le signe d’une présence, c’est pourquoi elles sont un cadeau.
Cela veut dire qu’on pleure pour rien ?
A. L. : Ce n’est pas la question. Quand on relit les écrits des auteurs médiévaux, on trouve des larmes de contrition : on regrette ce qu’on a fait.
Les grands saints pleurent beaucoup sur leurs péchés.
A. L. : Sans aller chercher les grands saints, nous savons bien nous-mêmes que quand on a fait quelque chose qu’on aurait préféré ne pas faire et qu’on a blessé quelqu’un qu’on aime, les larmes, au moment où on les verse, sont une forme de libération.
Dans les récits de conversion aussi, de grandes larmes sont versées.
A. L. : Je pense que les larmes de conversion disent encore autre chose. Elles arrivent quand quelque chose dans notre vie est plus grand que nous-mêmes, quand notre vie est touchée par une transcendance. Les larmes de conversion sont des larmes de joie. Sans être de grands saints, et même peut-être hors de la foi, tout le monde peut faire cette expérience, quand on est devant une œuvre d’art qui nous émeut par exemple. Celui qui est amoureux et pleure de joie d’être dans les bras de sa compagne fait la même expérience, il est touché par plus grand que lui.
Cela aussi, on peut l’appeler « le don des larmes » ?
A. L. : Bien sûr ! C’est un cadeau ! Que nous le vivions ou non dans la foi, je pense que tout ce que nous vivons concerne Dieu. Sinon, Dieu ne s’est pas incarné en Jésus Christ.
Est-ce que c’est un don gratuit ?
A. L. : Oui, je crois qu’avec les larmes, on est dans le contraire de l’utile. On les verse quand on ne les cherche pas… Elles peuvent couler de colère, de fatigue, elles peuvent couler abondamment à des moments où l’on n’arrive pas à les retenir, parfois même on ne se rend pas compte qu’on pleure. Elles nous arrivent sans qu’on en ait la maîtrise, et quand on en a la maîtrise, on ne pleure plus ! J’aime parler de cadeau, parce qu’il nous arrive à tous de recevoir la présence de l’autre comme un cadeau. Et ça, c’est la présence de Dieu.
Ignace de Loyola, François d’Assise pleuraient abondamment…
A. L. : Saint Dominique aussi, qui pleurait la nuit parce que le sort des pécheurs l’inquiétait beaucoup. Dans la journée, il essayait d’être joyeux avec ceux qui étaient joyeux, et de pleurer avec ceux qui pleuraient. Ce qui est une belle image de la qualité de présence que nous pouvons avoir les uns pour les autres.
Et de la qualité des larmes aussi…
A. L. : C’est la même chose !
Quand on se sent débordé par ses larmes, sans raison particulière, que faut-il faire ?
A. L. : Rien.
On voit beaucoup de gens qui pleurent à la messe. A l’Eucharistie par exemple.
A. L. : Oui, et si vous leur posez la question, ils vous diront qu’ils sont très contents d’avoir pleuré.
Il y a donc un bienfait des larmes ?
A. L. : J’en suis sûre. Les médiévaux disaient qu’elles lavaient les yeux, elles avaient donc un rôle purificateur. Je crois vraiment que les larmes lavent les yeux. Quand on a la vue troublée par les larmes, on voit des choses qu’on ne verrait pas les yeux secs. C’est une antidote à la transparence.
C’est le médecin qui parle, là ?
A. L. : Non, c’est quelqu’un qui est exaspéré par la transparence ambiante. On imagine aujourd’hui qu’il faudrait tout savoir sur tout le monde, dans le milieu de la prison notamment, et que quand on saurait tout, on pourrait faire des choses pour les gens. Voir, ce serait savoir et donc pouvoir. Je pense que c’est une pure illusion, et je revendique l’opacité. Accepter de ne pas savoir, c’est la première des choses pour entrer en relation avec quelqu’un.
On pleure beaucoup en prison ?
A. L. : On pleure beaucoup et on se cache pour pleurer, par pudeur d’abord. En prison, on est toujours surveillé. On se cache donc aussi par crainte que l’on croie que vous ne vouliez vous suicider, et qu’on vous réveille du coup toutes les deux heures pour être sûr que vous dormez. Il m’est arrivé de recevoir une femme venue pleurer dans mon bureau parce qu’elle ne pouvait pas se permettre de pleurer dans le couloir. Les larmes, ça permet garder entre soi et les autres un certain mystère.
Propos recueillis par Sophie de Villeneuve