Archive pour la catégorie 'prière: le Notre Père'

LA PRIÈRE DU SEIGNEUR (1) (NOTRE PÈRE)

18 juin, 2015

http://www.jardinierdedieu.com/article-la-priere-du-seigneur-1-107226908.html

LA PRIÈRE DU SEIGNEUR (1) (NOTRE PÈRE)

PUBLIÉ LE 24 AVRIL 2010 PAR JARDINIER DE DIEU

NOTRE PRIÈRE EST PUBLIQUE ET COMMUNAUTAIRE.

Avant tout, le Christ, Docteur de la paix et Maître de l’unité, n’a pas voulu que la prière soit individuelle et privée, comme si l’on ne priait que pour soi. Nous ne disons pas: « Mon Père, qui es aux cieux », ni : « Donne-moi aujourd’hui mon pain de ce jour». Chacun ne demande pas pour lui seul, que sa dette lui soit remise, qu’il ne soit pas soumis à la tentation et qu’il soit délivré du Mal. Notre prière est publique et communautaire, et quand nous prions, ce n’est pas pour un seul, mais pour tout le peuple, car nous, le peuple entier, nous ne faisons qu’un. Le Dieu de la paix et le Maître de la concorde, qui nous a enseigné l’unité, a voulu qu’un seul prie pour tous comme lui-même a porté tous les hommes en lui seul. Les trois jeunes Hébreux, jetés à la fournaise, ont observé cette loi de la prière. Lorsqu’ils priaient, leurs voix n’en faisaient qu’une, leurs esprits étaient accordés, ils n’avaient qu’un seul coeur. Nous pouvons croire ce que déclare l’Écriture en nous enseignant, comment ils priaient, elle donne un exemple que nous pouvons imiter dans nos prières, pour que nous puissions être exaucés comme eux: Alors, dit-elle, tous trois, d’une seule voix, chantaient un hymne et bénissaient Dieu. Ils priaient d’une seule voix, et pourtant le Christ ne leur avait pas encore enseigné à prier. Leur prière méritait d’être exaucée, elle fut efficace parce que la faveur du Seigneur était acquise à une prière pacifique, humble et spirituelle.
Nous voyons les Apôtres prier ainsi avec les disciples, après l’ascension du Seigneur: D’un seul coeur, ils participaient fidèlement à la prière, avec quelques femmes et Marie, la mère de Jésus, et avec ses frères. D’un seul coeur, ils participaient fidèlement à la prière : l’assiduité en même temps que la concorde de leur prière montrait que Dieu, qui fait habiter dans sa maison ceux qui ont un seul coeur, n’admet dans sa demeure éternelle que ceux qui prient d’un seul coeur.
Comme les mystères de la prière du Seigneur, frères bien-aimes, sont nombreux et profonds! Ils sont contenus dans de brèves paroles, mais avec quelle richesse de vertu spirituelle. Absolument rien n’est omis, parmi tout ce que nous pouvons demander dans la prière; dans ce condensé de l’enseignement divin : Priez ainsi, dit le Seigneur: Notre Père qui es aux cieux.
L’homme nouveau, régénéré et rendu à son Dieu par la grâce divine, commence par dire Père, parce que désormais il est devenu fils. Le Verbe, dit saint Jean, est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais à tous ceux qui l’ont reçu, et qui croient en son nom, il leur a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu. Celui qui a cru en son nom et qui est devenu fils de Dieu doit donc commencer à rendre grâce et à professer qu’il est fils de Dieu, en appelant son Père le Dieu qui est aux cieux.

Commentaire de Saint Cyprien sur la prière du Seigneur,La liturgie des heures, 1980, aelf, paris, p.p. 172-173

NOTRE PÈRE

23 mars, 2015

http://www.revue-kephas.org/04/1/Airaud101-114.html

NOTRE PÈRE

Philippe-Marie Airaud *

Le Pater est la prière la plus précieuse de notre tradition chrétienne. Jésus lui-même l’enseigna à ses disciples et elle contient tout ce qu’il nous est bon de demander au Seigneur. Les Pères de l’Église l’ont dit : tout ce que l’on peut demander à Dieu est contenu dans la prière dominicale et il ne convient pas de demander quelque chose qui n’y est pas contenu.
« Si tu parcours toutes les formules des prières sacrées, dit saint Augustin, tu ne trouveras rien, je crois, qui ne soit contenu dans cette prière du Seigneur et n’y trouve sa conclusion. On est donc libre, lorsque l’on prie, de dire les mêmes choses avec des paroles diverses, mais on n’est pas libre de dire autre chose ».1 Méditer la prière du Seigneur, c’est se mettre à l’école du Maître par excellence, c’est apprendre de Lui comment prier, c’est rejoindre la question des apôtres : « Seigneur apprends-nous à prier ».2

Contexte
Tout d’abord, il faut scruter le contexte dans lequel les évangiles nous rapportent le texte magnifique que nous récitons si souvent. Nous pouvons le lire dans les évangiles selon saint Matthieu et selon saint Luc, avec quelques variantes.
1 – Matthieu situe le Notre Père dans le contexte du grand Discours de Jésus sur la montagne au chapitre 6. La Loi nouvelle ne vient pas abolir l’ancienne Loi mais l’accomplir. Jésus invite à l’amour des ennemis et au dépassement de la stricte justice par un surcroît de miséricorde. Les œuvres de conversion et de miséricorde doivent être vécues selon un esprit nouveau : l’aumône se faire discrète, le jeûne secret et joyeux et la prière dans l’intimité de la solitude avec le Seigneur. Nous savons comment les païens avaient l’habitude de prier en multipliant les formules incantatoires pour plier la divinité à leurs désirs. Cette conception magique de la prière est d’ailleurs toujours d’actualité, lorsqu’on garde une vision utilitariste d’un Dieu censé résoudre toutes les difficultés et les problèmes dépassant les capacités humaines.

Jésus met en garde contre cette manière de prier : « Lorsque vous priez, ne rabâchez pas comme les païens. Ils s’imaginent en effet qu’ils seront exaucés à cause de leur verbosité. Ne leur ressemblez donc pas. Car Il sait, votre Père, ce dont vous avez besoin, avant que vous lui demandiez ».3 Est-ce là une nouvelle conception de la religion ? En effet, à quoi bon invoquer Dieu dans les nécessités qui sont les nôtres puisqu’Il les connaît par avance ?
Et le texte du Notre Père de suivre sur les versets 9 à 15. Quelques versets plus loin (25–34), Jésus semble en quelque sorte commenter en invitant ses auditeurs à l’abandon à la Providence du Père. Ne pas s’inquiéter du lendemain, voilà le maître mot, ni pour la nourriture, ni pour le vêtement, « car Il sait, votre Père céleste, que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît ».4

2 – Le contexte de saint Luc est un peu différent.
Le passage précédant le Notre Père relate l’accueil chez Marthe et Marie et la plainte de Marthe que Marie laissait seule au service pour écouter le Seigneur. Marie devient par le fait même le modèle des contemplatifs assis aux pieds du Seigneur pour écouter sa parole. « Marthe, Marthe, dit Jésus, tu t’inquiètes et tu te troubles pour beaucoup de choses. Or il n’en faut que peu, une seule même. En effet, Marie a choisi la bonne part, laquelle ne lui sera pas enlevée ».5 C’est alors que les disciples demandent au Seigneur de leur apprendre à prier et que Jésus leur enseigne le Pater. Les passages suivant immédiatement rapportent d’une part, l’histoire de l’ami importun qui vient réclamer à une heure indue et à qui l’on donne malgré tout,6 et d’autre part, l’enseignement du Christ sur la nécessité de demander sans se lasser, sûr que la prière sera exaucée par le Père du Ciel.7
Il faut noter là des différences entre saint Matthieu et saint Luc. Les sept demandes de Matthieu ne sont que cinq chez Luc, où manquent : « Que ta volonté soit faite » et « Délivre-nous du mal ». En outre, Luc ne dit pas Notre Père, mais seulement Père.
Ainsi nous nous trouvons dans un contexte d’enseignement de la Loi nouvelle montrant comment la Loi ne doit pas être vécue dans un formalisme desséchant mais avec le cœur mû par l’amour. La relation à Dieu s’en trouve plus intime et concentrée sur l’essentiel de ce qui doit constituer les aspirations fondamentales de l’être humain. Trop souvent, l’homme cherche à obtenir ce qui est l’objet de ses désirs terrestres, sans se soucier de la gloire de Dieu et de son propre salut éternel.
Le Notre Père recentre sur le commandement fondamental de l’Amour de Dieu. Quand la prise de conscience des besoins vitaux de l’homme s’est opérée, il s’agit dès lors de demander avec insistance et sans se lasser ce qui est véritablement nécessaire. Nous mesurons mieux la portée pédagogique de la prière dominicale qui entraîne l’âme à se focaliser sur son vrai bien et à le désirer intensément. Dieu sait d’avance ce dont nous avons besoin, mais Il ne veut pas nous le donner malgré nous. La prière attise notre désir spirituel, nous fait comprendre à quel point tout est grâce divine et nous invite à engager résolument notre liberté dans l’acceptation oblative de notre vie à la suite du Christ.
En effet, la prière du Notre Père prend dans la bouche du Seigneur Jésus une portée unique. Elle émane d’une relation jamais égalée entre Dieu et l’homme par la grâce de l’union hypostatique. Jésus appelle Dieu, son Père, comme jamais auparavant il n’avait été possible de le faire et comme jamais après il ne sera possible de le faire. Si nous disons Notre Père, Jésus est le seul à pouvoir dire absolument Mon Père. Dans un acte d’adoration parfaite et l’offrande totale de Lui-même, il fait monter vers son Père la prière la plus excellente tant dans la forme, le fond que dans la disposition intérieure de sublime union à la divinité. Toutes les fois que nous prions le Pater, il nous faut nous unir à ce premier Pater et tendre, par la grâce, à le réciter avec les dispositions intérieures du Seigneur Jésus, qui demeurera pour toujours le modèle des priants.
Pater noster, qui es in cælis

1 – Pater
Dans un premier temps, il convient de s’arrêter sur le terme qui donne toute sa coloration à la prière dominicale. Jésus fait monter vers les cieux une prière qui s’adresse à Celui à qui l’unit un lien ineffable et unique. Nul n’a jamais dit avec tant de vérité : Père ! Le Fils a tout en commun avec le Père, si ce n’est la filiation. Une même nature divine constitue leur unité, et la seule chose qui les distingue est la relation elle-même qui les fait Père et Fils, l’un pour l’autre. Nous entendons résonner la parole du Christ : « Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler ».8
Jésus a défendu sévèrement : « Ne donnez à personne sur la terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est dans les cieux ».9 D’aucuns voudront appliquer littéralement la sentence en appelant les prêtres par leur prénom. C’est oublier qu’il faudrait alors interdire aux enfants de dire ’papa’, pour pousser la logique jusqu’au bout. Le seul Père absolu est le Père des cieux, et toute paternité sur terre est mesurée par la Paternité céleste. Bien loin de vouloir appliquer littéralement cette recommandation du Seigneur, il convient d’y lire un sens spirituel qui renvoie au mystère même de la Sainte Trinité et au type de relation que Dieu veut entretenir avec les hommes. Pour plagier saint Augustin, je dirais volontiers : « Non Pater a patribus, sed patres a Patre ».10 Ainsi donc, ce n’est pas le Père céleste qui tire son nom des pères de la terre, mais les pères de la terre qui tirent leur nom du Père céleste. Cela peut s’entendre d’ailleurs tant de la paternité physique que de la paternité spirituelle. Exercer la paternité ici-bas, c’est contempler la paternité de Dieu pour en tirer les conséquences pratiques vers un exercice équilibré de cette paternité, alliant la justice et l’amour.
Jésus, Fils par nature, nous a rachetés pour faire de nous des fils adoptifs par la grâce. Il nous a rendus dès lors capable de prier comme lui le Père des cieux. Saint Paul le dit admirablement : « Lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi, pour que nous recevions l’adoption. Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : « Abba ! Père ! » De sorte que tu n’es plus esclave, mais fils, et si tu es fils, tu es aussi héritier de par Dieu ».11
Dans l’Ancien Testament, Dieu est parfois appelé Père pour mettre en valeur son rôle de créateur, de rédempteur ou encore de celui qui protège la croissance.12 Israël est son fils premier-né.13 Il est Père de David,14 des orphelins,15 du juste.16 Jamais pourtant il n’est dit Père au sens fort qui est celui de Jésus. Les juifs du temps de Jésus ne s’y trompèrent point, comme le rapporte saint Jean : « Les juifs n’en cherchaient que plus à le tuer : parce que non seulement il violait le sabbat, mais il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant l’égal de Dieu ».17 Ainsi le Sauveur nous introduit dans une relation toute nouvelle avec Dieu et nous entraîne à sa suite à proclamer avec joie cette filiation divine à laquelle tous les hommes sont appelés.

2 – Noster
Matthieu ajoute pour sa part la précision de l’adjectif possessif. Cette précision est d’ailleurs double.
Elle souligne d’abord la différence de relation entre Jésus et son Père d’une part, et nous-mêmes et le Père d’autre part. Au matin de la résurrection, Jésus disait à sainte Marie-Madeleine : « Va t’en vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ».18 La filiation divine de Jésus est par nature et de toute éternité et c’est pourquoi Il peut dire « mon » Père, alors que nous recevons notre filiation divine en Jésus et par Jésus. La sienne est unique. La nôtre se multiplie à mesure que le saint baptême incorpore à l’Église les enfants que Dieu fait naître à sa vie divine. Cette filiation adoptive n’est pas mon monopole, je la partage avec tous mes frères chrétiens.
De là le second aspect de la précision. Même si mon lien personnel avec le Père du ciel est en quelque sorte unique, lorsque je prononce le Notre Père, je me reconnais comme appartenant à une famille, une fraternité d’enfants du même Père. Je ne peux pas prétendre l’accaparer pour le plier à mes exigences ou mes caprices, entretenant un lien secret au divin à la manière des gourous des sectes. La vie spirituelle se vérifie toujours par le discernement de l’Église et dans les fruits de charité qui doivent orner ma vie. « Je ne peux pas m’adresser à Dieu, dit le Cardinal Journet, en oubliant que je suis un parmi les enfants d’adoption. Ma prière est catholique. Dès que je dis le Pater avec sincérité, sans penser à personne, en pensant simplement à Dieu, ce sont tous mes frères humains contemporains, avec leurs souffrances, que je prends dans ma prière, que je rassemble dans ce « notre ». Je déborde les limites de mon moi ».19 Déjà enfants adoptifs ou appelés à l’être, tous les hommes ont au ciel un même Père.

3 – Qui es in cælis
Et précisément, Il est au Ciel. L’expression est de la Bible. Elle ne signifie pas un lieu matériel que Dieu ne saurait habiter puisque rien ne peut le contenir. Il n’habite pas notre terre, alors il faut bien dire de manière poétique qu’Il est ailleurs. Dieu se suffit à Lui-même et l’on peut bien dire qu’Il habite en Lui-même. La Sainte Trinité est ce sanctuaire caché, pierre précieuse qui n’a pas besoin d’écrin, dont la splendeur ne peut être contemplée que par ceux qu’Elle admet à entrer dans son mystère saint. Qui n’a pas été saisi par l’icône de Roublev, happé par elle, puisque le point focal des lignes de fuite se trouve à la place même de celui qui la regarde, comme si les Trois qui ne sont qu’Un entraînaient dans leur mystère d’échange, le contemplatif au cœur ouvert par la grâce. Les cieux sont en Dieu plus que Dieu n’est dans les cieux, car l’ailleurs auquel nous aspirons n’est pas un lieu mais un mystère infini d’échange d’amour.
Le reposoir du Père, c’est Lui-même, et tout endroit où Il aime à demeurer par sa grâce. « C’est avec raison que ces paroles « Notre Père qui es aux cieux » s’entendent du cœur des justes, où Dieu habite comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui Celui qu’il invoque ».20 Ces mots de saint Augustin, repris par le Catéchisme de l’Église Catholique, mettent en évidence la dignité qui est la nôtre et l’attention que nous devons avoir à cette présence divine en nos cœurs. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père »,21 disait Jésus ; n’est-ce pas là une façon de comprendre cette parole ?

Les sept demandes
Mais il est temps maintenant de méditer sur les sept demandes de la prière dominicale. Les trois premières se rapportent à Dieu et les quatre dernières expriment nos besoins fondamentaux. « Après nous avoir mis en présence de Dieu notre Père pour L’adorer, L’aimer et Le bénir, l’Esprit filial fait monter de nos cœurs sept demandes, sept bénédictions. Les trois premières, plus théologales, nous attirent vers la Gloire du Père, les quatre dernières, comme des chemins vers Lui, offrent notre misère à sa Grâce ».22

1 – Sanctificetur nomen tuum
« L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône haut et élevé, et les pans de son manteau emplissaient le Temple. Des Séraphins se tenaient au-dessus de Lui… L’un criait à l’autre et disait : « Saint, saint, saint est Yahvé des armées ! Toute la terre est pleine de sa gloire. » Les fondements des seuils vacillèrent à la voix de celui qui criait, et la maison se remplit de fumée. Je dis : « Malheur à moi ! Je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres impures et j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures ; et mes yeux ont vu le Roi, Yahvé des armées ! ».23 Ce récit biblique de la vocation du prophète Isaïe manifeste avec vigueur la transcendance de Dieu, sa majesté et sa sainteté. Dieu est la sainteté même en regard de laquelle toute chose paraît profane. Il est trop évident que nous ne pouvons ajouter quoi que ce soit à la sainteté divine en son infinie perfection.
La piété populaire voudrait commencer la prière par ce qu’il y a de plus utile et de plus immédiat. Nous sommes ainsi faits que nous avons tendance à demander d’abord quelque avantage et quelque bienfait qui contenteraient notre petite façon de concevoir ce qui nous est utile et qui satisferaient nos désirs liés à nos pauvres préoccupations terrestres. Il faut déjà un regard de contemplatif et de croyant pour penser à demander en premier lieu ce qui concerne la gloire du Seigneur. La prière du Notre Père fixe d’abord la fin à atteindre et, dans un mouvement descendant admirable, invite à mendier les moyens pour y parvenir.
Que le nom du Seigneur soit saint, cela ne fait aucun doute, ou alors nous ne nous serions fabriqué qu’un dieu imparfait, idolâtré à notre image. Mais ce nom divin chez les juifs, était le nom sacré imprononçable que seul le grand prêtre, en la fête du Grand Pardon (Yom Kippour), prononçait, tremblant, en entrant dans le Saint des saints du Temple de Jérusalem. En ce lieu, Dieu était rendu présent par le nom saint et emplissait de sa gloire le lieu sacré. Ainsi, sanctifier le nom de Dieu, ce n’est pas ajouter quelque chose à sa sainteté mais c’est inviter la sainteté divine à pénétrer toute réalité terrestre pour la sanctifier. Ceci n’est d’ailleurs possible que par la médiation éternelle du Christ Grand Prêtre.
S’éclairent alors ces mots de l’épître aux Hébreux : « Nous sommes sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus-Christ, une fois pour toutes. Tout prêtre se tient debout chaque jour pour faire le service et offrir maintes fois les mêmes sacrifices qui ne peuvent jamais ôter les péchés. Mais celui-ci, après avoir offert pour les péchés un sacrifice unique, s’est assis pour toujours à la droite de Dieu, attendant désormais que ses ennemis soient mis comme marchepied de ses pieds. Car par une offrande unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés ».24
Voici bien l’affaire : mener des œuvres dignes du Seigneur qui manifestent sa gloire et sa sainteté en notre monde. Par le baptême, cette sainteté est déjà en nos cœurs. « Qui me voit, voit le Père », disait Jésus à l’apôtre Philippe.25 Dans la logique et la suite de l’Incarnation du Seigneur, la sainteté du Père doit être répandue à travers les âges et le monde pour que tous les hommes reconnaissent le vrai Dieu et sa sainteté dans la sainteté de ses élus. Nous comprenons donc combien incessante doit monter notre prière pour que le nom du Père soit sanctifié en nous, ses enfants adoptifs, afin qu’il puisse l’être dans toute la création. « Quand nous disons « Que ton nom soit sanctifié », disait Tertullien, nous demandons qu’il soit sanctifié en nous, qui sommes en lui, mais aussi dans les autres que la grâce de Dieu attend encore, afin de nous conformer au précepte qui nous oblige de prier pour tous, même pour nos ennemis. Voilà pourquoi nous ne disons pas expressément : Que ton nom soit sanctifié « en nous », car nous demandons qu’il le soit dans tous les hommes ».26

2 – Advéniat regnum tuum
Que ton règne vienne, et saint Paul nous le dit : « Le règne de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit-Saint ».27 Cette prière de tous les jours stimule en nous le désir de la fin des temps, mais ne doit pas nous éloigner des devoirs qui sont les nôtres en ce monde. Regardez avec quel amour les moines font toutes choses jusque dans le détail, et pourtant, mieux que nous, ils savent combien ces choses sont précaires, éphémères et que finalement seule compte la venue du Seigneur. Quand le Christ reviendra dans la gloire, alors nous saurons que le règne du Père est prêt à se réaliser, pleinement dans nos cœurs et selon l’ordre qu’Il veut sur la création qui est la sienne.
Il serait sûrement plus correct de dire : que ton règne arrive. Ce dernier verbe souligne plus justement l’imminence de la parousie et nous incline plus volontiers à porter le souci constant de notre sanctification, le souci permanent d’être prêt pour l’heure de la grande rencontre, le souci aimant et impatient de la rencontre avec l’être aimé.
Mais hélas, la conjoncture nous entraîne si souvent à désespérer de la venue du règne du Père. Il semble que notre époque voit se déchaîner les puissances du mal en un paroxysme jamais égalé dans l’histoire. Certes, de tout temps, le péché a cherché à s’imposer dans le cœur de tous les hommes. Mais aujourd’hui advient une inversion des valeurs où le mal est appelé bien, le bien appelé mal, où tout semble être justifié au nom de l’autodétermination de l’être humain qui se croit investi de la lourde responsabilité de déterminer pour lui-même les critères et les normes de son comportement moral, sans mesurer comment, dans l’élaboration de ces normes, il se laisse influencer par ses intérêts du moment, dominé par son propre égoïsme et mû par son orgueil. L’aveuglement de l’esprit et les ténèbres de la conscience amènent à justifier l’injustifiable, conduisent l’homme à s’opposer au dessein originel du Seigneur sur l’humanité, à s’autodétruire par l’avortement, l’euthanasie ou la guerre sous une apparence de bien et une façade publique de bonne moralité. Comment Dieu peut-Il régner dans ces conditions radicalement contraires à la révélation et aux principes évangéliques ?
« Dieu peut régner de deux manières : selon l’inclination de son cœur, et alors Il règnera sur les âmes par son amour ; mais si son amour est refusé, il règnera bien encore sur elles, mais par l’éclat de sa justice ».28 Autrement dit, le triomphe des impies n’est qu’apparent et temporaire, car si l’amour de Dieu est refusé, sa justice n’en triomphera pas moins ultimement. Au Paradis, le Père régnera par l’amour dans une indicible liesse de tous ceux qui auront accepté le salut en Jésus-Christ. En enfer, Il régnera par la justice dans une indescriptible et abyssale tristesse de ceux qui n’auront pas accepté la rédemption et le triomphe du Crucifié, libres de ne pas avoir choisi le Seigneur, mais pas libres de ne pas dépendre du juste sort qui sera le leur. Ici bas, le règne de Dieu est déjà présent dans le cœur des saints, et l’enfer est déjà inauguré dans les sphères du péché, du refus de la loi divine et du dessein d’amour de Dieu pour tous les hommes.
Faut-il désespérer de notre temps et de son apostasie ? Non, bien sûr ! C’est une invitation à plus de courage et plus de vigilance, à plus de sainteté et un témoignage accru de l’espérance qui est la nôtre. Les fleurs ne sont jamais aussi belles que lorsqu’elles poussent sur le fumier. La grâce n’est jamais aussi prégnante que lorsque le mal se déchaîne, car « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé ».29 Le surcroît de la haine et du péché attire le surcroît de l’amour et de la grâce.

3 – Fiat volúntas tua, sicut in cælo, et in terra
Le but essentiel de la venue du Verbe sur terre est la réalisation de la volonté du Père. Jésus le dit lui-même à plusieurs reprises : « Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté à moi, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ».30
Pour ne pas risquer de tomber dans l’hérésie monothéliste du Ve siècle, il faut faire ici une distinction. Le nom de cette hérésie indique que ceux qui la professaient croyaient en une seule volonté dans le Christ. C’est en quelque sorte un avatar du monophysisme du IVe siècle. Pour eux, le Christ n’avait qu’une seule volonté : divine. Si tel était le cas, nous ne voyons pas comment le Christ pourrait dire qu’Il ne vient pas faire sa volonté mais la volonté de Celui qui l’a envoyé puisque, en tant qu’Il est Dieu, sa volonté ne fait qu’une avec celle de son Père. En Lui, il y a bien deux volontés : l’une divine et l’autre humaine. C’est cette volonté humaine du Seigneur qui n’a de cesse de s’unir en tout à la volonté divine, tout en restant distincte. Nous savons comment les tentations ont assailli le Seigneur et comment au Jardin des Oliviers, voyant approcher les terribles souffrances de la Passion, Il est tenté de demander que s’éloigne de lui ce calice. « Père… que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se fasse ».31 Dans ce déchirement qui est si souvent le nôtre, le Seigneur Jésus ne cède pas à la tentation et ne baisse jamais les bras, pour se conformer toujours et en toutes choses à la volonté paternelle. Sa sainte humanité n’est que pleine adhésion au dessein de salut du Père pour l’humanité. Ce dessein divin, saint Paul le rappelle en ces termes, alors qu’il exhorte Timothée à la prière pour tous ceux qui exercent ici-bas une autorité : « Cela est bon et agréé devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité ».32
La volonté de Dieu tout-puissant se réalisera immanquablement. Pourtant, Il a voulu qu’elle passe souvent par l’adhésion de notre propre volonté, quoiqu’Il ait prévu de toute éternité les moyens de parvenir aux fins dont Il a disposé l’ordre de la création. Nous nous trouvons là au croisement délicat de la prescience divine et de la liberté humaine, et il nous faut tenir tant l’une que l’autre. Ce qui nous paraît légitimement bon n’est pas forcément bon selon le projet de Dieu sur telle personne ou telle société. Nos projets à courte vue et à perspective limitée ne concordent pas toujours avec les projets de Dieu à long terme et pour un bien parfois plus large. Telle guérison que nous demandons et n’obtenons pas, tel plan honnête aux implications familiales, professionnelles ou autres qui aboutit à l’échec, tant de difficultés malgré l’offrande de tout au Seigneur et qui nous laissent dans le doute, l’incompréhension, l’impasse. Faire le bon plaisir de Dieu selon la sainte indifférence des saints, voilà qui éprouve notre foi et nous pousse à une confiance plus radicale dans le Seigneur, à une espérance qui ne repose pas dans les sécurités éphémères de ce monde.
L’exemplarité du Paradis nous est donnée pour que les cœurs de tous les hommes sur terre ne veuillent que ce que Dieu veut. En ce sens, nous disons : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». À l’instar du Christ, le chrétien doit s’efforcer de connaître la volonté du Père en toutes choses, y compris quand cette volonté vient contrarier ses propres vues sur les événements et les situations. Il apprend ainsi la véritable humilité, le renoncement à soi, l’obéissance filiale qui est l’œuvre par excellence de la vie spirituelle.

4 – Panem nostrum quotidiánum da nobis hódie
Avec cette quatrième demande, commence la série des demandes concernant nos besoins fondamentaux.
Dans l’Ancien Testament, nous lisons comment le Seigneur n’abandonna pas son peuple au désert et pourvut à sa faim. La manne descendait chaque matin comme la rosée et les Hébreux ramassaient ce dont ils avaient strictement besoin pour la journée. Certains essayèrent bien d’en ramasser pour constituer des réserves pour le lendemain, mais les vers s’y mettaient et la manne se gâtait. Et l’Écriture de rappeler aux juifs comment, pendant quarante ans, Dieu avait nourri son peuple quotidiennement au désert.33 Dans nos civilisations méditerranéennes, le pain constitue la nourriture de base, ou tout au moins était-ce vrai jusqu’à il y a peu. « Gagner son pain » est une expression qui recouvre beaucoup plus que la seule matérialité du produit du boulanger. Dieu peut-Il à ce point s’intéresser aux simples nécessités de notre subsistance quotidienne ?
Poser cette question aujourd’hui dans un un pays occidental nanti implique de ne pas oublier tous ces hommes qui, aujourd’hui encore, n’ont même pas le strict nécessaire pour vivre. Le pain de la terre doit être un pain commun et partagé équitablement entre tous. C’est ainsi que la doctrine sociale de l’Église allie tant la notion légitime de propriété privée que la nécessité de partager les ressources entre tous. Il faudrait un certain courage dans les pays riches pour reconnaître qu’une grande partie des problèmes d’instabilité mondiale que nous connaissons à l’heure actuelle dépendent largement de l’injustice criante de la répartition des richesses. Il faudrait plus de courage encore pour oser proposer de vraies solutions qui ne s’en tiennent pas qu’aux vœux pieux. De Rome, la voix du Pasteur suprême s’élève pourtant à temps et à contre temps pour rappeler cette grande vérité. Attendre tout du Seigneur comme si rien ne dépendait de nous suppose aussi de tout faire comme si tout dépendait de nous seuls. Dire « notre pain » dans la prière dominicale, crée pour celui qui la récite des obligations quant au souci qu’il doit porter d’une vraie justice tant à l’échelle locale, nationale qu’internationale.
En son temps, le livre de la Sagesse suggérait déjà que la manne n’avait pas qu’une portée matérielle, mais également spirituelle. « C’est une nourriture d’anges que tu as donnée à ton peuple, et c’est un pain tout préparé que, du ciel, tu leur as fourni sans qu’ils se fatiguent, un pain capable de procurer toutes les délices et de satisfaire tous les goûts. Et la substance que tu donnais manifestait ta douceur envers tes enfants, puisque, s’accommodant au goût de celui qui l’emportait, elle se changeait en ce que chacun voulait ».34 En effet, le terme grec epiousios peut revêtir deux sens, sans qu’il soit possible de pencher définitivement pour l’un ou l’autre. C’est ce que l’on appelle un hapax en exégèse, c’est-à-dire un terme qui ne se trouve qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, et qui plus est, dans le cas présent, n’est pas utilisé dans la langue classique.
Le premier sens est celui que l’on a évoqué plus haut et que l’on traduit par : « quotidien », « aujourd’hui » ou encore « de chaque jour », sens qui manifeste combien l’homme ne doit pas thésauriser sur cette terre en oubliant qu’il est fait pour le ciel, mais plutôt savoir faire confiance en la divine Providence en vivant le moment présent comme un mendiant de l’amour du Père.
« Pris dans un sens temporel, il est une reprise pédagogique de « aujourd’hui » pour nous confirmer dans une confiance « sans réserve ». Pris au sens qualitatif, il signifie le nécessaire à la vie, et plus largement tout bien suffisant pour la subsistance ».35 En ce deuxième sens, on pourrait donc traduire par : « superessentiel ». Dès lors, chacun pourra voir comment c’est aussi le Pain de Vie qui est à demander, le Corps Très Saint du Seigneur Jésus qui se donne à nous en nourriture, bien plus essentielle que toutes les nourritures terrestres, puisqu’elle ne nous obtient rien d’autre que l’union avec notre Sauveur et notre Dieu, prémices de l’union béatifiante en Paradis, anticipation du Banquet Céleste et avant-goût du Royaume à venir. Ce pain-là doit être pour le chrétien l’objet de ses plus vifs désirs, le désir pressant d’être transformé par Lui en offrande agréable au Père, l’aspiration quotidienne à la sainteté alors qu’il reçoit l’Infiniment Saint sous ces pauvres et fragiles apparences de l’hostie. Puissions-nous recueillir chaque jour dans notre pauvre âme le Pain Sacré de la miséricorde, Jésus-Eucharistie, bien plus essentiel que tout ce à quoi nous attachons tant d’importance ici-bas.

5 – Et dimitte nobis débita nostra, sicut et nos dimittimus debitóribus nostris
Pour saint Luc, ce sont les offenses, pour saint Matthieu les dettes, mais le sens est le même. « Le pain dont nous avons le plus besoin maintenant, dont j’aurai le plus besoin au moment de mourir, c’est le pardon des péchés ».36 La croissance de notre vie spirituelle devrait nous faire prendre conscience de plus en plus de la laideur du péché et de la souillure qui est la nôtre, nous empêchant de recevoir pleinement tous les trésors de grâce que Dieu a réservés à chacun d’entre nous. Le péché nous prive de la douce consolation des lumières qui viennent du Seigneur. Il met un obstacle en nous à recevoir la charité à profusion, charité qui dilate le cœur, affermit la vraie liberté intérieure et bâtit la paix dans la sérénité d’une maison intérieure bien en ordre. Le pardon du Seigneur est au cœur de tout l’élan de la Révélation et traverse la Bible comme un thème récurrent qui donne intelligence à tout. Rien d’étonnant alors qu’on retrouve ce désir exprimé dans la prière dominicale, cri du cœur jaillissant des profondeurs de l’être qui se sait abîmé et blessé par le mal, et dès lors incapable d’accéder à ce pour quoi il avait été fait à l’origine.
Après le Vendredi Saint, ce cri est lancé avec plus de force et de justesse, puisque le pardon a été obtenu définitivement, puisque l’homme a retrouvé l’image et la ressemblance, puisque sa destinée de gloire devient possible en Jésus-Christ. Malgré la faiblesse qui demeure et souille nos pauvres existences terrestres, la joie est immense de savoir que désormais aucun péché ne sera trop hideux qui ne puisse être lavé dans le sang du Christ. Tant d’exemples de la vie du Sauveur peuvent venir consoler nos âmes pliant sous le fardeau du péché ; et qui n’a pas ressenti un jour cette joie sainte à la lecture des paraboles de l’enfant prodigue ou de la brebis perdue.
Mais là encore, ce pardon de Dieu qui est gratuit et que personne ne peut se prévaloir d’avoir mérité, ce pardon n’est pas une affaire égoïste comme si mon rapport avec Dieu ne devait pour moi entraîner ni obligation ni devoir. Vous vous souvenez sûrement de la magnifique parabole du débiteur impitoyable qui devait dix mille talents à son maître ; comment celui-ci lui remit sa dette, touché de compassion. C’est alors que ce débiteur ne voulut pas lui-même remettre une dette dérisoire de cent deniers à l’un de ses débiteurs, le faisant jeter en prison. Le maître averti lui dit alors : « Ne devrais-tu pas avoir pitié de ton compagnon comme j’ai eu pitié de toi ? Et son maître, irrité, le livra aux exécuteurs jusqu’à ce qu’il eût payé toute sa dette ». Et Jésus de conclure : « Ainsi vous traitera mon Père céleste si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur ».37 Combien de fois Jésus a-t-Il rappelé ainsi l’obligation de pardonner à son prochain ! On peut même établir un parallèle entre le double commandement de l’amour et ce double mouvement du pardon. L’amour de Dieu doit se vérifier dans l’amour du prochain. La première Lettre de saint Jean est particulièrement explicite à ce sujet. De la même manière, recevoir le pardon du Père céleste implique de savoir donner le pardon à ceux qui nous ont offensés.
Ce discours est plus que jamais provocateur en un monde où chacun se croit dans son bon droit, où l’égoïsme interdit tout regard de miséricorde, où l’autre est trop souvent l’adversaire qui peut venir contrarier l’exercice de ma sacro-sainte liberté. Mais quoi qu’il en soit, et malgré le désir éventuel de pardonner sincèrement, demeure la blessure de l’impossible oubli quand le préjudice est trop grand. Jésus nous dit pourtant de pardonner du fond du cœur. « C’est là, en effet, « au fond du cœur » que tout se noue et se dénoue. Il n’est pas en notre pouvoir de ne plus sentir et d’oublier l’offense ; mais le cœur qui s’offre à l’Esprit-Saint retourne la blessure en compassion et purifie la mémoire en transformant l’offense en intercession ».38
Tout est dans le « comme », qui n’implique pas une causalité automatique, comme si Dieu était tenu de nous pardonner alors que nous pardonnons à notre prochain, mais plutôt qui établit un certain rapport de proportion entre le pardon que nous savons donner et le pardon que nous pourrons recevoir ; ce, bien dans la ligne des versets de l’Évangile de Matthieu qui commente le Notre Père immédiatement après, ainsi que du chapitre 7 qui rappelle comment la mesure dont nous nous servons servira également pour nous.39 Saint Césaire d’Arles le disait en son temps à ses fidèles de fort belle manière : « Il y a dans le ciel une miséricorde à laquelle on parvient par des miséricordes terrestres. Et donc, tant que nous le pouvons, hâtons-nous sur la terre de nous rendre favorable la miséricorde céleste ».40

6 – Et ne nos indúcas in tentatiónem
Cette sixième demande du Pater est l’objet de polémiques en raison de la traduction française officielle la plus récente. À vrai dire, et de l’avis des spécialistes, elle est la plus fidèle au sens littéral du terme grec, que reprend d’ailleurs le latin : « Et ne nos indúcas in tentatiónem ». L’ancienne traduction : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation » n’est pas mauvaise pour autant, comme le dit le Catéchisme de l’Église Catholique. Il en ajoute même une troisième : « Ne nous permets pas d’entrer dans la tentation ».41 C’est dire la difficulté de rendre parfaitement les nuances du terme original. Le Père Carmignac42 proposait : « Garde-nous d’entrer dans la tentation ». Cette dernière formule a le mérite de souligner à la fois la responsabilité qui est la nôtre de consentir à la tentation et l’action divine positive qui doit nous empêcher d’être soumis à des pressions trop fortes auxquelles nous ne pourrions pas résister.
L’apôtre saint Jacques décrit dans sa lettre le processus de la tentation où la responsabilité entière de l’homme est engagée : « Que personne, étant dans l’épreuve, ne dise : « C’est Dieu qui m’éprouve » ; car Dieu est à l’abri des épreuves du mal, et lui-même n’éprouve personne. Chacun est éprouvé par sa propre convoitise qui le tire et le prend à l’amorce ; puis la convoitise, ayant conçu, enfante le péché, et le péché, une fois consommé, donne naissance à la mort ».43
En somme, il est patent que la tentation ne peut être évitée puisque le Seigneur Jésus lui-même a voulu s’y soumettre. Précisément, ce combat contre Satan au désert nous indique le chemin de la lutte spirituelle et de la vigilance nécessaire à tout moment pour ne pas se laisser entraîner par la séduction de l’interdit et du mal, et glisser inexorablement vers les attraits trompeurs de la convoitise déréglée. Dieu ne soumet personne au mal comme s’Il voulait entraîner ses propres enfants à la chute, ce qui serait contradictoire. La prière qui Lui est faite vise un surcroît de miséricorde par laquelle Il nous éviterait les conséquences mêmes de nos négligences qui nous poussent si souvent vers les zones mouvantes de l’indécision et nous exposent à la fragilité, comme cet homme imprudent de l’Évangile qui a bâti sa maison sur le sable.44
Le Seigneur, en effet, n’a de cesse que de nous donner la force nécessaire pour vaincre la tentation, de sorte que la croix de son Fils n’ait pas été dressée en vain. Saint Paul nous l’assure : « Aucune tentation ne vous est survenue qui passât la mesure humaine. Dieu est fidèle : il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces, mais avec la tentation il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter ».45 Ainsi le démon n’a de prise sur nous que par la permission de Dieu. Si Dieu permet que nous soyons tentés, c’est pour nous éprouver et nous faire croître dans son amour. Dans la mesure où nous grandissons dans la vie spirituelle, les tentations deviennent plus subtiles et plus fortes, parce que le démon ne supporte pas de voir une âme lui échapper. Sortir vainqueur de la tentation nous affermit dans la grâce. Le diable cherche toujours à salir ce qu’il y a de plus beau, par une perversion fort intelligente des grandeurs que le Seigneur a disposées pour ses enfants. Qu’il suffise de regarder la vie des saints, de saint Padre Pio ou du saint Curé d’Ars par exemple.
Pour conclure, disons que le combat spirituel est au cœur de notre existence terrestre. Permis par Dieu pour notre croissance spirituelle, il ne faut pas chercher à l’éviter à tout prix, mais demander humblement au Père de nous délivrer de nos propres faiblesses et de nous éviter d’être exposés par notre imprudence aux tentations trop fortes qui risqueraient de corrompre tous nos beaux élans pour qu’en nous son Nom soit sanctifié.46

7 – Sed libera nos a malo
Cette nouvelle demande est un corollaire de la précédente. Elle s’inscrit dans la ligne de ce qui sera plus tard la prière sacerdotale de Jésus, qu’Il laissa à ses disciples comme une sorte de testament. « (Père) je ne te prie pas pour que tu les enlèves du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais ».47 En effet, « dans cette demande, le Mal n’est pas une abstraction, mais il désigne une personne, Satan, le Mauvais, l’ange qui s’oppose à Dieu. Le « diable » (dia-bolos) est celui qui « se jette en travers » du dessein de Dieu et de son « œuvre de salut » accomplie dans le Christ ».48
En cette conclusion du Notre Père, est rappelée la victoire définitive du Christ sur le Mal et le Malin pour qu’adviennent le Règne du Père et la sanctification de son Nom. Avant de mourir, Jésus déclarait : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; c’est maintenant que le chef de ce monde va être jeté dehors. Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes vers moi ».49
Reste que ce qui a été acquis irrémédiablement en Jésus-Christ, se réalise effectivement, in concreto, en chacun d’entre nous et pour tous les hommes pour lesquels l’Église intercède. Chasser le démon et son influence néfaste est la première étape chronologique d’un processus qui nous permet de lutter contre la tentation, d’obtenir la guérison du péché, d’être fortifiés par la nourriture céleste, d’accomplir la volonté du Père, dès lors de faire advenir son règne et ainsi de répandre la sainteté de son Nom. La prière dominicale nous fixe dès son début la finalité à atteindre et décline ensuite les étapes pour y parvenir. L’expérience de la vie nous fait emprunter le chemin inverse qui nous conduit vers la contemplation du Père qui, un jour, suffira à combler au-delà de toute mesure les plus nobles aspirations de notre être.
« Puis, la prière achevée, tu dis : Amen, contresignant par cet Amen, qui signifie « Que cela se fasse » ce que contient la prière que Dieu nous a enseignée ».50
À l’école de la grande Tradition de l’Église, nous avons suivi pas à pas la plus belle des prières ; puisse-t-elle nous accompagner toujours à chaque moment de la journée et laissons saint Ambroise nous exhorter : « Ô homme, tu n’osais pas lever ton visage vers le ciel, tu baissais les yeux vers la terre, et soudain tu as reçu la grâce du Christ : tous tes péchés t’ont été remis. De méchant serviteur tu es devenu un bon fils… Lève donc les yeux vers le Père qui t’a racheté par son Fils et dis : Notre Père… Mais ne te réclame d’aucun privilège. Il n’est le Père, d’une manière spéciale, que du Christ seul, tandis que nous, Il nous a créés. Dis donc toi aussi par grâce : Notre Père, pour mériter d’être son Fils ».51

* Aumônier du CHU à Poitiers. Licencié en patristique et histoire de la théologie, diplômé d’islamologie de l’Institut Pontifical des sciences arabes et islamiques à Rome.

 

LA PRIÈRE DU SEIGNEUR – ΠΑΤΕΡ ΗΜΩΝ – COMMENTAIRE PAR ST MAXIME LE CONFESSEUR

14 avril, 2014

 http://priere-orthodoxe.blogspot.it/p/la-priere-du-seigneur.html

LA PRIÈRE DU SEIGNEUR – ΠΑΤΕΡ ΗΜΩΝ  - COMMENTAIRE PAR ST MAXIME LE CONFESSEUR

Πάτερ ἡμῶν ὁ ἐν τοῖς οὐρανοῖς ·

ἁγιασθήτω τὸ ὄνομά σου ·

ἐλθέτω ἡ βασιλεία σου ·

γενηθήτω τὸ θέλημά σου, ὡς ἐν οὐρανῷ καὶ ἐπὶ τῆς γῆς ·

τὸν ἄρτον ἡμῶν τὸν ἐπιούσιον δὸς ἡμῖν σήμερον ·

καὶ ἄφες ἡμῖν τὰ ὀφειλήματα ἡμῶν,

ὡς καὶ ἡμεῖς ἀφίεμεν τοῖς ὀφειλέταις ἡμῶν ·

καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν,

ἀλλὰ ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ τοῦ πονηρο

COMMENTAIRE DU NOTRE PÈRE PAR ST MAXIME LE CONFESSEUR

1. « Notre Père qui es aux cieux, sanctifié soit ton nom, vienne ton règne »

Tout d’abord, par ces mots, le Seigneur enseigne à ceux qui prient de commencer comme il convient par la theologia, et il les conduit au mystère du mode de l’existence de la Cause Créatrice des êtres, lui qui est par essence la cause des êtres. En effet, les mots de la Prière montrent le Père, le Nom du Père et le Règne du Père pour nous enseigner à partir du Principe lui– même à honorer, à invoquer et adorer la Trinité Une. Car le Nom de Dieu le Père qui subsiste essentiellement, c’est le Fils Unique; et le Règne de Dieu le Père qui subsiste essentiellement, c’est l’Esprit Saint. En effet ce qu’ici Matthieu appelle « Règne », un autre évangéliste l’appelle ailleurs Esprit Saint : « Que vienne ton Esprit Saint et qu’il nous purifie. » En effet le Père n’a pas un Nom reçu d’ailleurs, et nous ne devons pas penser le Règne comme une dignité considérée postérieurement à lui. Car il n’a pas commencé à être pour commencer aussi à être Père ou Roi, mais lui qui est toujours il est aussi toujours Père et Roi, n’ayant absolument pas commencé à être, ni à être Père ou Roi. Et si lui qui est toujours, il est aussi toujours Père et Roi, alors aussi toujours le Fils et l’Esprit ont subsisté essentiellement avec le Père; ils sont naturellement à partir de lui et en lui, au delà de la cause et de la raison, mais ils ne sont pas après lui, comme s’ils étaient advenus postérieurement en tant que causés par lui. Car la relation possède la capacité de montrer l’un dans l’autre en même temps ceux dont elle est et est dite relation, en ne permettant pas qu’ils soient considérés l’un après l’autre.

Donc le commencement de cette prière nous conduit à honorer la Trinité coessentielle et suressentielle, en tant qu’elle est la Cause créatrice de notre venue à l’être.

En outre, il nous enseigne aussi à nous annoncer à nous-mêmes la grâce de la filiation, puisque nous sommes dignes d’appeler Père par grâce celui qui par nature nous a créés. Ainsi, par respect pour l’invocation de celui qui nous a fait naître selon la grâce, nous nous empressons de signifier dans notre manière de vivre l’empreinte de celui qui nous a fait naître : nous sanctifions son Nom sur la terre en l’imitant comme un Père, en nous montrant ses enfants par nos actions et en magnifiant par nos pensées et nos actes le Fils du Père par nature qui opère lui– même la filiation.

Nous sanctifions le Nom du Père par grâce dans les cieux en mortifiant évidemment la concupiscence pour la matière et en nous purifiant des passions corruptrices, puisque la sanctification c’est l’immobilité totale et la mortification de la concupiscence des sens. Parvenus à cela, nous assoupissons les aboiements inconvenants de l’agressivité qui n’a plus, pour l’exciter et la persuader de se laisser vaincre par les plaisirs familiers, la concupiscence qui est déjà mortifiée par la sainteté conforme au principe (logos) de nature.

En effet l’agressivité, qui par nature vient à la rescousse de la concupiscence, cesse naturellement de se mettre en furie quand elle a vu la concupiscence mortifiée.

C’est donc à bon droit qu’après le rejet de l’agressivité et de la concupiscence, vient, d’après la Prière, la possession du Règne de Dieu le Père pour ce qui, après les avoir rejetées, sont dignes de dire « Vienne ton Règne », c’est-à-dire ton Esprit Saint. Par le principe (logos) et le mode (tropos) de la douceur, ils sont déjà faits temples de Dieu par l’Esprit (Ep 2/21-22). En effet il est dit: «Sur qui donc me reposerai– je sinon sur celui qui est doux, sur celui qui est humble et qui craint mes paroles? » (Is 66/2). D’où il est visible que le Règne de Dieu le Père appartient aux humbles et aux doux. Car est– il dit, « Bienheureux les doux, car ils hériteront de la terre » (Mt 5/4). Ce n’est pas cette terre qui occupe par nature la place médiane de l’univers que Dieu a promise en héritage à ceux qui l’aiment, s’il dit vrai en disant : « Quand ils ressusciteront des morts, ils ne prendront ni femme ni mari, mais ils seront comme les anges dans le ciel » (Mt 22/30) et : « Venez les bénis de mon Père, vous hériterez du Règne préparé pour vous depuis la fondation du monde » (Mt 25/34). Et ailleurs de nouveau à un autre qui servait avec bienveillance : « Entre dans la joie de ton Seigneur» (Mt 25/21). Et après lui le divin Apôtre: « Car la trompette sonnera, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront les premiers, incorruptibles; ensuite nous les vivants, qui restons encore là, en même temps qu’eux, nous serons ravis dans les nuées à la rencontre du Seigneur dans les airs, et ainsi nous serons pour toujours avec le Seigneur » (1 Co 15/52 et 1 Th 4/15-17).

 

Puisque de telles promesses ont été faites à ceux qui aiment le Seigneur, qui donc dirait – s’il a fixé son intellect aux seules paroles, s’il est mû par le Verbe et s’il désire être serviteur du Verbe – que le « ciel », le « Règne préparé depuis la fondation du monde », la joie mystérieusement cachée du Seigneur, le séjour et la demeure continuels et absolument sans interruption de ceux qui sont dignes avec le Seigneur, sont en quelque sorte identiques à la terre ? Au contraire je pense pouvoir dire maintenant que la terre, c’est ce comportement et cette puissance que les doux ont fermement et tout à fait immuablement fixés dans le bien de l’immutabilité : parce qu’ils sont toujours avec le Seigneur, ils portent une joie sans éclipse, ils ont obtenu le Règne préparé depuis l’origine et ont été jugés dignes de se tenir et d’être placés dans le ciel, comme une terre occupant la position médiane de l’univers, c’est-à-dire le principe (logos) de la vertu. Selon ce principe, le doux, au milieu entre le bien et le mal qu’on dit de lui (2 Co 6/8), demeure dans l’apatheia, sans être enflé par ce qu’on dit de bien, ni attristé par ce qu’on dit de mal. Car ce dont par nature elle est libre, après avoir repoussé le désir, la raison (logos) n’est pas sensible à ses assauts quand cela la trouble : elle s’est reposée de toute agitation à ce sujet et elle a amarré toute la puissance de l’âme à l’immobile liberté divine. Voulant en faire don à ses disciples, le Seigneur dit : « Chargez– vous de mon joug et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez le repos pour vos âmes» (Mt II /29). Il appelle repos la possession du Règne divin, en tant qu’elle produit en ceux qui sont dignes une souveraineté débarrassée de toute servitude.

Si la possession inamissible du Règne indestructible est donnée aux humbles et aux doux, qui serait à ce point sans amour et sans désir des biens divins pour ne pas tendre à l’extrême vers l’humilité et la douceur pour devenir – autant qu’il est possible à l’homme – l’empreinte du Règne de Dieu en portant en lui par la grâce la configuration exacte en Esprit au Christ, qui est en vérité naturellement par essence le grand Roi ?

Dans cette configuration, dit le divin Apôtre, « il n’a plus ni mâle ni femelle» (Ga 3/28) : c’est- à- dire ni agressivité ni concupiscence. En effet l’agressivité détruit tyranniquement l’exercice de la raison et fait sortir la pensée de la loi de la nature. Et la concupiscence rend les êtres qui sont après la Cause et Nature unique, seule désirable et impassible, plus désirables que Celle-ci. Par là elle rend la chair plus appréciable que l’esprit et la jouissance de ce qui est visible plus agréable que la gloire et l’éclat de l’intelligence. Par la douceur du plaisir des sens, elle écarte l’intellect de la perception divine des intelligibles qui lui est connaturelle. Mais [dans cette configuration, il n'y a plus] que la raison toute seule, qui s’est dépouillée par un surcroît de vertu de cette tendresse et affection, tendresse et affection qui sont non seulement sans passion mais qui sont également naturelles pour le corps. L’esprit est alors parfaitement maître de la nature et persuade l’intellect d’abandonner la philosophie morale quand il doit s’unir au Verbe suressentiel par la contemplation simple et indivise (même si la raison pratique contribue naturellement à ce que l’intellect se coupe facilement de ce qui s’écoule dans le temps et le dépasse). Ce dépassement accompli, il n’est pas raisonnable d’imposer comme une mélote (lourd manteau) le fardeau du mode de vie selon la morale à celui qui s’est montré détaché des choses sensibles.

Et c’est ce mystère que montre clairement le grand Élie en en donnant en figure l’exemple dans ses actions (2 R 2/11). D’une part pendant son rapt, il donne à Élisée sa mélote (je veux dire la mortification de la chair par laquelle il a affermi la magnificence de la bonne ordonnance morale) pour qu’elle s’allie avec l’Esprit dans le combat contre toute puissance adverse et pour qu’il en frappe la nature instable et fluente (figurée par le Jourdain) afin que le disciple ne soit pas empêché de traverser en direction de la Terre sainte et ne soit pas englouti par le côté trouble et glissant du penchant pour la matière. D’autre part, quant à lui, il s’avance vers Dieu, libéré, n’étant soumis à absolument aucune relation aux êtres, simple en son désir et sans composition en son libre vouloir; il fixe son séjour auprès de Celui qui est simple par nature, à travers les vertus générales gnostiquement attelées les unes aux autres comme des chevaux de feu. Il savait en effet qu’il faut au disciple du Christ se tenir à l’écart des dispositions inégales dont les différences prouvent l’hostilité (car la passion de concupiscence produit un épanchement de sang autour du cœur et un mouvement d’agressivité produit évidemment le bouillonnement de ce sang). Parvenu à avoir la vie, le mouvement et l’être en Christ (Ac. 17/28), il avait éloigné de lui l’origine discordante des inégalités et il ne portait plus en lui les dispositions contraires – disais– je – de ces passions, à l’instar de (l’opposition] mâle– femelle. Ainsi la raison n’est pas asservie par elles, étant demeurée étrangère à leurs changements instables. En elle a été naturellement infusée la majesté de l’image divine pour persuader l’âme de se transformer par son libre vouloir à la ressemblance de Dieu et d’appartenir au grand Règne qui subsiste essentiellement avec le Dieu et Père de toutes choses; elle devient une habitation toute resplendissante de l’Esprit Saint qui reçoit – s’il est permis de le dire et selon qu’elle est capable – le pouvoir tout entier de connaître la nature divine. Par ce pouvoir est écartée l’origine de ce qui est inférieur et subsiste naturellement celle de ce qui est supérieur; l’âme pareillement à Dieu gardant intacte en elle par la grâce de sa vocation l’hypostase des biens qu’elle a reçus. Par ce pouvoir, le Christ naît toujours mystérieusement et volontairement, s’incarnant à travers ceux qui sont sauvés; il fait de l’âme qui l’enfante une mère vierge qui – pour parler bref – ne porte pas les marques de la nature soumise à la corruption et à la génération dans la relation entre mâle et femelle.

Que nul ne s’étonne donc d’entendre la corruption placée avant la génération. En effet celui qui examine sans passion et avec une raison droite la nature de ce qui vient à l’être et de ce qui s’en va, trouvera clairement que la génération prend son commencement de la corruption et s’achève dans la corruption. Les passions caractéristiques de cette génération et de cette corruption – comme je le disais – le Christ ne les possède pas (c’est- à-dire le mode de vie – et la raison du Christ et selon le Christ), si du moins est véridique celui qui dit: « Car en Christ, il n’y a ni mâle ni femelle» (Ga 3/28) (montrant évidemment par là les caractéristiques et les passions de la nature soumise à la corruption et à la génération), mais il y a seulement un principe (logos déiforme créé par la connaissance divine et un mouvement unique du libre vouloir qui choisit la seule vertu.

« Ni grec, ni juif» (Ga 3/28). Cela signifie des conceptions (logos) différentes ou – pour parler avec plus de vérité opposées de la notion de Dieu. L’une [la grecque] introduit de façon insensée une multiplicité de principes et partage le principe unique en énergies et puissances opposées : elle se façonne un culte polythéiste plein de dissensions par la pluralité de ce qu’on adore et risible à cause des manières (tropoi) différentes d’adorer. L’autre [la juive] introduit un principe unique, mais mesquin et imparfait, presque inconsistant, comme dépourvu de raison et de vie; par des voies contraires elle tombe dans le même mal que la première conception, l’athéisme: elle limite à une personne unique l’unique principe qui subsisterait sans le Verbe et sans l’Esprit, ou qui serait qualifié par le Verbe et par l’Esprit; elle ne voit pas quel Dieu serait ce Dieu qui n’a point part avec le Verbe et l’Esprit, ni comment il serait Dieu en ayant part avec eux comme avec des accidents, par une participation proche de celle des êtres rationnels soumis à la génération. En Christ il n’y a – comme je l’ai dit – aucune de ces conceptions, mais uniquement une conception de vraie piété, une solide loi de théologie mystique qui refuse de distendre la divinité comme la première conception et n’accepte pas de la comprimer comme la seconde. Ainsi n’y a-t-il pas dissension par une pluralité des natures [à la grecque] ni admission de l’unicité d’hypostase [à la juive], parce que, privé du Verbe et de l’Esprit ou qualifié par le Verbe et par l’Esprit, le divin n’est pas honoré comme Intellect, Verbe et Esprit. [Cette pieuse conception] nous apprend, à nous qui avons été introduits à la parfaite connaissance de la vérité par la vocation de la grâce selon la foi, à connaître qu’unique est la nature et la puissance de la Divinité, et donc qu’il y a un Dieu unique contemplé dans le Père, le Fils et le Saint– Esprit; c’est-à-dire un Intellect unique subsistant essentiellement sans être causé, qui a engendré l’unique Verbe subsistant sans principe selon l’essence, et qui est la source de l’unique Vie subsistant essentiellement de manière éternelle comme Esprit Saint. [Dieu est] Trinité en Unité et Unité en Trinité,

– non une autre en une autre. Car la Trinité n’est pas pour l’Unité comme un accident dans une essence, ni à l’inverse, l’Unité dans la Trinité, car elle n’est qualifiée;

– ni comme une autre et une autre. Car l’Unité ne diffère pas de la Trinité par une différence de nature, puisqu’elle est une nature simple et unique;

– ni comme une autre après une autre. Car la Trinité ne se distingue pas de l’Unité par une diminution de puissance, ni l’Unité de la Trinité. Et l’Unité ne se distingue pas de la Trinité comme quelque chose de commun et de général à des parties qu’on considérerait uniquement par la seule pensée, puisqu’elle est une essence qui existe proprement par elle-même et une puissance qui a réellement sa propre force;

– ni comme une autre à travers une autre. Car il n’y a pas de médiation de relation, comme de l’effet à la cause, entre ce qui est totalement identique et sans relation;

– ni comme une autre à partir d’une autre. Car la Trinité n’est pas produite à partir de l’Unité, puisqu’elle est sans venue à l’être et se produit elle-même au jour.

Au contraire, nous disons et pensons que la même est en vérité Unité et Trinité; Unité selon le principe (logos) de l’essence et Trinité selon le mode (tropos) de l’existence.

La même est tout entière Unité sans être partagée par les Hypostases, et la même est tout entière Trinité en qui l’Unité n’entraîne pas de confusion. Ainsi n’introduit– on pas de polythéisme par un partage, ni d’athéisme par une confusion. Fuyant l’un et l’autre, resplendit la conception [de Dieu] selon le Christ. J’appelle conception chrétienne la proclamation nouvelle de la vérité: « En lui il n’y a ni mâle ni femelle » (CoI3/n) – c’est- à-dire pas de marque ni de passions de la nature soumise à la corruption et à la génération – « ni grec ni juif» – c’est- à-dire pas de conceptions opposées sur Dieu – « ni circoncision ni incirconcision» – c’est-à-dire pas de religions différentes issues de ces conceptions opposées. La religion de la circoncision, à travers les symboles de la Loi, considère comme mauvaise la création visible et accuse le Créateur d’être l’auteur des maux. La religion de l’incirconcision déifie, à cause des passions, la création visible et dresse la créature contre le Créateur. Tous deux ensemble aboutissent au même mal, l’injure à Dieu. «Ni barbare ni Scythe » – c’est-à-dire pas de distension du libre vouloir qui pousse une nature unique à se révolter contre elle- même. Par cette distension s’est introduite parmi les hommes pour les détruire la loi antinaturelle qui les fait s’entretuer. «Ni esclave ni homme libre » – c’est-à-dire pas de division d’une même nature en opposition avec le libre vouloir. Cette division fait mépriser celui qui est par nature digne du même honneur et elle a pour corollaire l’attitude des despotes qui tyrannisent la dignité de l’image [divine]. «Mais le Christ est tout en tous» (Col 3/11), lui qui, par ce qui surpasse la nature et la loi, opère la configuration dans l’Esprit au Royaume sans commencement, configuration naturellement caractérisée – comme il a été montré – par l’humilité et la douceur du cœur. Leur concours fait voir la perfection de l’homme créé selon le Christ (Col 1/28). En effet tout homme humble est aussi tout à fait doux et tout homme doux est aussi tout à fait humble : humble parce qu’il sait que son être lui vient d’un prêt, doux parce qu’il sait utiliser les puissances naturelles qui lui ont été données; parce qu’il les met au service de la raison (logos) pour faire naître la vertu, et parce qu’il réprime parfaitement leur activité sensible. C’est pourquoi cet homme est toujours en mouvement vers Dieu par son intellect ; même s’il fait l’expérience simultanée de tout ce qui peut affliger le corps, il ne se meut nullement selon ses sens et il n’imprime en son âme aucune trace d’affliction pour l’y substituer à une attitude joyeuse, car il ne pense pas qu’une souffrance sensible soit une privation du bonheur. En effet il sait qu’il n’y a qu’un seul bonheur : la vie commune de l’âme avec le Verbe dont la privation est une mutilation éternelle qui circonscrit naturellement tous les âges. Et c’est pourquoi, abandonnant son corps et tout ce qui est du corps, il se porte intensément vers cette vie commune avec Dieu, pensant que le seul dommage – même s’il était maître de tout ce qu’il y a sur la terre – serait d’être frustré de la divinisation de grâce qu’il poursuit.

Purifions-nous donc de toute souillure de la chair et de l’esprit (2 Co 7/1) afin de sanctifier le Nom de Dieu en étouffant la concupiscence qui courtise les passions de manière inconvenante et, par la raison, enchaînons l’agressivité que les plaisirs incitent à une fureur désordonnée. Ainsi nous accueillerons le Règne de Dieu le Père qui vient par la douceur

 

 

LA TRADITION DU NOTRE-PÈRE – ST AUGUSTIN, SERMON 59

5 mars, 2014

http://peresdeleglise.free.fr/catechumenat/notrepere.htm

LA TRADITION DU NOTRE-PÈRE

ST AUGUSTIN, SERMON 59

Vous venez de réciter ce que vous devez croire [allusion à la tradition du Symbole de la Foi], vous avez entendu ce que vous devez demander dans la prière. Vous ne sauriez invoquer celui en qui vous n’auriez pas cru, comme dit l’Apôtre : « Comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? » (Rm 10,14). Aussi vous avez d’abord appris le Symbole, qui est la règle de votre foi brève et grande, brève par le nombre des mots, lourde du poids de leur signification. Quant à la prière que vous avez reçue aujourdhui pour la retenir et la réciter dans huit jours, le Seigneur, comme vous l’avez entendu à la lecture de l’Evangile, l’enseigna lui-même à ses disciples et, par eux, elle est parvenue jusqu’à nous, car « leur voix s’est répandue par tout l’univers » (Ps 18,5).

Notre Père. Quel père ?
Donc, ne vous attachez pas à ce qui est de la terre, vous qui avez trouvé un père dans les cieux ; car vous direz à l’avenir : Notre Père qui es dans les cieux. Vous allez appartenir à une grande famille. Devant ce père, le riche et le pauvre sont frères ; devant ce père, le maître et l’esclave sont frères ; devant ce père, le général et le simple soldat sont frères. Les fidèles chrétiens, tous tant qu’ils sont, ont sur terre des pères de conditions diverses, les uns nobles, les autres sans notoriété, mais ils invoquent un seul père qui est dans les cieux.
Si c’est là qu’est notre père, c’est là que se prépare notre héritage. Or notre père est tel que nous posséderons avec lui ce dont il nous fait largesse. Il nous donne son héritage, il n’a pas à nous quitter pour que nous lui succédions, mais il demeure pour que nous le rejoignions. Par conséquent, après avoir appris à qui demander, sachons en outre ce qu’il faut demander, car il ne faudrait pas risquer d’offenser un tel père par de mauvaises demandes.

Que le Nom de Dieu soit en nous sanctifié
Qu’est-ce que le Seigneur Jésus nous apprit à demander au père qui est dans les cieux ? Que ton Nom soit sanctifié. Quel bienfait demandons-nous là à Dieu : que son nom soit sanctifié, puisqu’il est impossible que son nom ne soit pas saint ? Le nom de Dieu est toujours saint ; pourquoi donc demander qu’il soit sanctifié, sinon pour que nous soyons, nous, sanctifiés par lui ? Ce nom de Dieu qui est toujours saint, nous demandons que ce soit en nous qu’il soit sanctifié. C’est au moment de votre baptême que sera sanctifié en vous le nom de Dieu. Et pourquoi ferez-vous encore cette demande, même après avoir été baptisé, si ce n’est pour que demeure en vous le don que vous aurez reçu ?

Que vienne, pour nous aussi, le royaume
Suit une autre demande: Que ton royaume vienne. Que nous le demandions ou que nous ne le demandions pas, le royaume de Dieu viendra. Pourquoi donc le demander, sinon pour qu’il vienne, pour nous aussi, ce royaume de Dieu qui viendra pour tous les saints, sinon pour que Dieu nous compte, nous aussi, au nombre des saints pour qui viendra son royaume ?

Trois interprétations de la troisième demande
Nous disons dans une troisième demande : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Qu’est-ce à dire ? Comme les anges te servent dans le ciel, que, nous aussi, nous te servions sur la terre. Or ses saints anges lui obéissent, ne l’offensent pas, exécutent ses ordres en l’aimant. Par conséquent, nous demandons nous aussi, d’accomplir le commandement de Dieu par amour.
On peut encore comprendre d’une autre manière ces paroles : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Le ciel en nous, c’est notre âme, et la terre notre corps. Que signifie donc : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ? De même que nous avons entendu tes commandements, de même que notre chair nous donne à son tour son assentiment pour que, dans le temps où luttent la chair et l’esprit, nous n’en puissions pas moins remplir les préceptes de Dieu. Cependant, très chers, lorsque « la chair convoite contre l’esprit » (Ga 5, 17), comme la terre contre le ciel, que l’esprit à son tour convoite contre la chair, pour que la terre ne renverse pas le ciel. Et si nous ne pouvons supprimer ce dissentiment, refusons notre assentiment.
On peut encore entendre ces paroles : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, de la façon suivante : le ciel, ce sont les fidèles qui ont revêtu la ressemblance de l’homme céleste, c’est-à-dire du Christ. Tandis que les infidèles, puisqu’ils portent la ressemblance de l’homme terrestre, sont appelés terre. Par conséquent, lorsque nous disons : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, nous disons à notre bon père : Que les infidèles aussi croient en toi, comme y ont cru les fidèles. Et ainsi nous apprenons à prier pour nos ennemis.

Trois sortes de pain
Vient ensuite dans la prière : Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour. Soit que nous demandions au père la subsistance nécessaire à notre corps – pain signifiant tout ce qui nous est nécessaire – soit que nous comprenions par pain quotidien celui que vous recevez de l’autel, il est bon de faire cette demande aujourd’hui, c’est-à-dire en ce temps présent. Car le pain nous est nécessaire en ce temps, quand nous avons faim. Quand nous serons dans l’autre vie, c’en sera fini de la faim. Qu’aurons-nous besoin de demander du pain ? Quant au pain dont j’ai dit que nous le recevons de l’autel, il est bon de demander qu’il nous soit donné. Que demandons-nous, en effet, sinon de ne commettre aucun mal qui nous séparerait d’un tel pain ?
La parole de Dieu qui nous est annoncée chaque jour est, elle aussi, du pain. Si ce n’est pas du pain pour le ventre, n’est-ce pas du pain pour l’intelligence ? Or quand cette vie aura passé, nous ne chercherons plus le pain que réclame la faim. Et nous n’aurons plus à recevoir le sacrement de l’autel, puisque nous serons là avec le Christ, dont nous recevons le corps, et nous n’aurons plus à prononcer les paroles que nous vous annonçons, ni à lire le livre, quand nous verrons en personne la Parole de Dieu par qui tout a été fait, dont se nourrissent les anges, qui illumine les anges, et par qui les anges acquièrent la science, non pas en scrutant les paroles d’une langue tortueuse, mais en buvant l’unique Parole dont l’ivresse les fait éclater en louanges, sans qu’ils puissent s’épuiser de louanges. « Bienheureux, dit le Psaume, ceux qui habitent dans ta maison ; dans les siècles des siècles ils te loueront » (Ps 83, 5).

La remise de nos dettes
Donc, en cette vie, nous demandons encore ce qui vient ensuite : Remets-noous nos dettes. Dans le baptême, toutes vos dettes, c’est-à-dire vos fautes, vous seront remises absolument toutes. Mais, parce qu’ici nul ne peut vivre sans péché, et – même s’il ne s’agit pas d’une grave faute qui nous séparerait du pain dont nous parlions – comme nul ne peut vivre sur cette terre sans commettre de péchés, et que nous ne pouvons recevoir qu’un seul baptême une seule fois, c’est dans la prière que nous recevons ce qui nous lave chaque jour, afin que chaque jour nos péchés nous soient remis. Mais à la condition suivante : … comme nous remettons à nos débiteurs.
Aussi je vous avertis, mes frères… vous allez être fils de Dieu, non d’un quelconque grand homme. Votre comte daigne-t-il adopter l’un de vous ? La grâce de Dieu fait, de vous tous, ses fils. C’est pourquoi, puisque chaque jour vous direz… – même après le baptême et surtout après le baptême ; car vous ne prierez cette prière qu’après le baptême ; dans huit jours ce sera une récitation, non une prière ; après le baptême, vous en ferez votre prière : comment, en effet, celui qui n’est pas encore né pourrait-il dire « notre père » ? – donc, puisque chaque jour vous direz cette prière, je vous avertis, mes frères, vous qui, dans la grâce de Dieu, êtes mes fils, et qui, devant un tel père, êtes mes frères, je vous avertis : quelqu’un vous offense, commet une faute contre vous, vient, s’accuse et vous demande de lui pardonner, tout de suite du fond du coeur remettez-lui, pour ne pas vous exclure du pardon qui vient de Dieu.
Car si vous ne faites pas rémission, lui non plus ne fera pas rémission. Voici ce que Dieu vous dit : Vous avez raison de me demander pardon, à moi qui ne peux pas commettre de faute ; cependant, bien que l’on ne puisse trouver en moi aucune faute, je pardonne et vous ne voulez pas pardonner. Eh bien ! soit, refusez de pardonner. Mais alors faites en sorte que je ne puisse trouver en vous obligation de me venger. Il t’est permis de te venger d’un homme qui t’offense. Mais il te demande pardon. Il a été ton ennemi, mais en te demandant pardon, il coupe court à son hostilité. Non, dis-tu, non, je veux me venger. Fais attention qu’il n’y ait pas en toi-même matière à vengeance. Tu veux te venger d’une faute, toi, un homme qui commet des fautes ! Prends garde que ne se venge de toi celui qui ne peut être trouvé en faute. Par conséquent, voilà encore une demande à faire en cette vie, ici où l’on peut commettre des fautes, les fautes peuvent être remises. Dans l’autre vie, elles ne sont pas remises, puisqu’il n’y en a pas.

Résister au mal
En suite de quoi, nos prions en disant : Ne nous fais pas entrer dans la tentation, mais délivre-nous du mal. Qui dit oui au tentateur entre dans la tentation. En effet, en cette vie, il est utile d’être tenté, mais il n’est pas bon d’entrer dans la tentation. On te tente en voulant te corrompre avec de l’argent, pour te faire accomplir quelque action mauvaise pour de l’argent ; tu es tenté, mais tu es aussi éprouvé ; si tu ne donnes pas ton consentement, tu seras trouvé pur. Je te donne un conseil : méprise la cupidité, et l’argent ne saurait te corrompre. Ferme la porte à la tentation, et tire le verrou : l’amour de Dieu. Qui le peut, sans l’aide de celui que nous prions ? Or les hommes sont tentés de bien des manières, tentations par des présents, tentations par des menaces ; si on ne peut séduire par la corruption, on cherche à séduire par des pressions. Mais l’homme solidement attaché à Dieu et dont Dieu exauce la demande : Ne nous fais pas entrer dans la tentation, triomphe des mauvais attachements, triomphe des vains tremblements. Par conséquent, il nous est, en cette vie, nécessaire de demander à ne pas entrer dans la tentation, puisqu’il est ici des tentations, et d’être délivrés du mal, puisque le mal est ici.

Récapitulation
Et avec cela le total des demandes est de sept ; trois ont trait à la vie présente. Que ton nom soit sanctifié, cela sera toujours. Que ton règne vienne, ce règne sera toujours. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, cela sera toujours. Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour, cela ne sera pas toujours. Remets-nous nos dettes, cela ne sera pas toujours. Ne nous fais pas entrer dans la tentation, cela ne sera pas toujours. Mais là où est la tentation, là où est le mal, il est nécessaire que nous fassions ces demandes.
Cette prière vous encourage, non seulement à apprendre à demander à votre père qui est dans les cieux ce que vous désirez, mais à apprendre aussi ce que vous devez désirer. Amen.

 

Le Pater de saint Matthieu

20 septembre, 2011

du site:

http://j.leveque-ocd.pagesperso-orange.fr/matthieu/noster.htm

Le Pater de saint Matthieu

Mt 6,7-15
 
Le Pater, dans l’Evangile de St Matthieu, vient en conclusion d’un long enseignement de Jésus sur la prière.
 
Quand tu pries, dit Jésus, ne va pas te camper aux carrefours pour te faire voir : prie ton Père sans être vu, ferme sur toi la porte; accepte ces moments où tu n’auras pas d’autre motivation pour la prière que la présence de ton Père.
Quand tu pries, ne rabâche pas, ne répète pas, ne t’énerve pas comme si, à force de tension, tu allais contraindre Dieu à te rendre la prière facile.
Derrière toute ostentation comme derrière toute impatience dans la prière se cache, en effet, une erreur sur Dieu ; et c’est surtout cela que Jésus veut nous faire comprendre.
Dès que l’on prie dans le secret, dès lors qu’on fait à Dieu cette politesse affectueuse de fermer la porte, il n’y a pas à « rejoindre » Dieu, car Dieu est là, déjà, dans le secret, dans son secret où il nous a admis.
« Dieu te le rendra », promet Jésus. Et que nous rendra-t-il ? – le secret ! Dieu te revaudra le secret que tu voulais pour lui. L’important n’est pas que nous voyions Dieu (du moins sur cette terre), mais que Dieu, qui voit dans le secret, nous regarde dans le secret où pour lui nous sommes entrés.
Et à partir du moment où Dieu nous voit, nous n’avons pas à  nous appesantir sur nos manques, sur nos impréparations, sur nos porte-à-faux, sur nos misères: « Votre Père, dit Jésus, sait bien de quoi vous avez besoin, avant même que vous demandiez ».
Il sait déjà, tout comme il est déjà. Nous sommes devancés, et c’est bien comme cela ; notre démarche déjà lui a tout dit, tout apporté ; notre fardeau est déjà déchargé, puisque Dieu sait déjà.
Quel va être, dans ces conditions, le premier mot de la prière pour celui qui est déjà accueilli, déjà entendu, déjà compris?
« Vous donc, dit Jésus, priez ainsi : Notre Père »,
Père de nous, Père de nous tous.
Au moment même où le Moi s’efface devant le Toi de Dieu, voilà que le Nous envahit tout le champ de la prière ; et le secret voulu pour Dieu nous fait communier, devant Dieu, à la prière des hommes de l’univers : »Notre Père, qui es aux cieux ».
 
Dans le Pater, c’est toujours un Nous qui s’adresse à Dieu, c’est toujours un nous qui dit Toi ;
c’est toujours l’Eglise de Jésus qui, tournée vers le Père, avant toute autre demande lui parle de trois choses :
son Nom,
son Règne,
 sa volonté.

Eclairages rabbiniques sur le Notre Père: Que ton nom soit sanctifié

4 mai, 2011

du site:

http://www.bible-service.net/site/634.html

Eclairages rabbiniques sur le Notre Père

Que ton nom soit sanctifié

Sanctifier le Nom de Dieu est la vocation-mission d’Israël (cf Lv 22,32 ; Ez 36,22-23). L’adjectif  » saint  » signifie en premier lieu  » séparé  » ; Dieu est le Saint par excellence car, s’il est le créateur, il ne se confond pas avec sa création. Il est le Tout-Autre.

Israël sanctifie le Nom de Dieu en se séparant du péché et de l’idolâtrie par l’observance des commandements ; les membres du peuple participent à la sanctification du nom divin ( » qiddouch ha-Chem  ») de trois façons : le martyre, une conduite exemplaire et la prière. Comme le verbe hébreu ( » leqadesh  », forme intensive) va jusqu’à signifier  » rendre Dieu saint  », on peut dire qu’Israël, en se séparant du péché, témoigne de l’unique Saint et permet donc que Dieu soit reconnu comme saint dans le monde.

Proclamer la sainteté de Dieu, c’est aussi affirmer sa transcendance. En sanctifiant le nom de Dieu, Israël fait entrer sa transcendance dans le monde. Cela s’opère dans la prière liturgique, principalement dans la qedouchah qui reprend :  » Saint, Saint, Saint le Seigneur des armées  » (Is 6,3), en le combinant avec son complément indissociable :  » Bénie soit la gloire du Seigneur depuis son lieu  » (Ez 3,12 ). Dieu est le tout Autre ( » saint, saint saint  ») ; cependant  » la terre est remplie de sa gloire  », c’est-à-dire le révèle. Mais cette gloire, la tradition l’affirme, vient d’un lieu encore inconnu du monde.

La  »qedouchah » est une prière communautaire : il faut au moins dix personnes ( »minyan ») pour former une communauté et réciter cette prière.
 
Troisième bénédiction de la  » Amidah  » : la sanctification ( »qedouchah »)
(À voix basse :) Tu es saint et ton nom est saint. Et les saints chaque jour te loueront,  » Selah  » ! Béni es-tu, Seigneur, le  » Dieu saint  » !
(À haute voix :) —Nous sanctifierons ton nom dans le monde, comme on le sanctifie dans les hauteurs célestes, ainsi qu’il est écrit par ton prophète :  » Saint ! Saint ! Saint ! est le Seigneur des armées, sa gloire remplit toute la terre  ».
— De leur côté, d’autres disent : Béni !
—  » Bénie soit la gloire du Seigneur depuis son Lieu !  »
— Et dans tes saints écrits il est dit :
—  » Le Seigneur règne éternellement, ton Dieu, ô Sion, d’âge en âge. Hallelouyah !  »
— D’âge en âge nous dirons ta grandeur et d’éternité en éternité nous proclamerons ta sainteté. Ta louange, ô notre Dieu, ne quittera jamais notre bouche car tu est Dieu, roi grand et saint.
— Béni es-tu Seigneur, le  » Dieu saint  » !

Que ton Règne vienne

Le  » Qaddish  » demande la sanctification du nom divin, mais aussi la venue du royaume. Prononcé à différentes occasions et jalonnant les différentes sections de la prière liturgique, il est surtout connu pour son usage auprès d’un défunt ; le plus proche parent doit le réciter : le défunt ne pouvant plus sanctifier le nom de Dieu sur la terre, cela se fera par ses descendants.
 
Qaddich
 » Que soit magnifié et sanctifié son grand nom dans le monde  » qu’il a créé selon sa volonté ; et qu’il établisse son règne de notre vivant et de vos jours et du vivant de toute la maison d’Israël, bientôt et dans un temps proche ; et dites : Amen !
Que son grand nom soit béni à jamais et d’éternité en éternité !
Que soit béni et célébré, glorifié et exalté, élevé et honoré, magnifié et loué, le nom du Saint, béni soit-il ! Lui qui est au-dessus de toute bénédiction et de tout cantique, de toute louange et de toute consolation qui sont proférées dans le monde ; et dites : Amen !
Que les prières et supplications de tout Israël soient accueillies par leur Père qui est aux cieux ; et dites : Amen !
Que la plénitude de la paix nous vienne des cieux, ainsi que la vie, pour nous et pour tout Israël ; et dites : Amen !
Que Celui qui établit la paix dans ses hauteurs l’établisse sur nous et sur tout Israël ; et dites : Amen !

Dieu est roi, sa qualité royale réfère à ses deux fonctions de créateur et de juge. Il est maître de la création et de l’histoire. Un jour il sera reconnu comme tel par tous :  » En ce jour-là, le Seigneur sera roi sur toute la terre ; en ce jour-là le Seigneur sera Un et son nom Un  » (cf. Za 14,9). Ce règne dont l’accomplissement est à venir est déjà présent dans la proclamation liturgique :  » Le Seigneur a régné, le Seigneur règne, le Seigneur règnera à jamais  » (office du samedi matin, avant la lecture de la Torah). Un règne donc déjà venu et encore à venir, objet d’espérance tant que Dieu ne sera pas reconnu roi par toute la terre.
Dans le cadre de la prière de Roch ha-chanah dont les éléments principaux sont antérieurs à l’an 70 de notre ère, Dieu est appelé  » Notre Père, notre roi  » ; c’est une autre façon de montrer l’équilibre entre la transcendance et l’immanence, entre la justice de Dieu et sa miséricorde.
L’expression  » recevoir sur soi le joug du royaume de cieux  », liée à la récitation du premier paragraphe du  » Chema Israël  », signifie reconnaître, accepter et recevoir cette souveraineté de Dieu sur la vie humaine. 
Michnah  » Berakhot  » 2,2
Rabbi Yehoshua ben Korha dit : pourquoi  » Écoute Israël  » précède-t-il  » Et voici, si vous écoutez  » ? C’est parce que l’on doit d’abord recevoir sur soi le joug du royaume des cieux et ensuite seulement celui des commandements

 Anne-Catherine Avril,
La Prière du Seigneur (Mt 6, 9-16 ; Lc 11, 2-4)
Supplément au Cahier Evangile n° 132 (pages 22-24)