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LA QUESTION DU CHRIST ET DE LA MORALE

31 janvier, 2011

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LA FOI AU CHRIST RÉDEMPTEUR COMME PREMIÈRE SOURCE DE LA MORALE CHRÉTIENNE

Servais PINCKAERS, o.p.
Professeur de théologie morale à l’Université de Fribourg (Suisse).
 
LA QUESTION DU CHRIST ET DE LA MORALE

La question de la morale chrétienne est une des plus importantes, à l’heure actuelle. Elle est sous-jacente à toutes les discussions entre moralistes catholiques. Il s’agit notamment de savoir où on prendra les critères de jugement sur les problèmes et les cas débattus jusque dans l’opinion publique : les tirera-t-on de l’Évangile ou suffit-il de consulter la seule raison humaine, et, par suite, sur quelle base et dans quelle mesure le Magistère de l’Église pourra-t-il y intervenir ? La question intéresse aussi les responsables de la catéchèse et de la prédication qui assurent une traduction de l’enseignement théologique pour le peuple chrétien. Chaque chrétien est d’ailleurs directement concerné par le problème et plus particulièrement à la suite du Concile. Celui-ci a, en effet, rendu aux fidèles l’accès direct à l’Écriture : quelle morale y trouvera-t-on et dans quels textes la chercher ? Comment aussi assimiler cette doctrine, l’organiser pour l’enseignement et la faire entrer dans la pratique, dans la vie ?
Nous nous attacherons particulièrement à la relation entre la morale et la personne du Christ : le Christ est-il venu simplement confirmer par son autorité une morale préexistante, la morale du Décalogue, qui a servi de base aux livres de morale catholique des derniers siècles comme étant l’expression de la loi naturelle accessible à la raison humaine, ou est-il venu enseigner une morale nouvelle, supérieure, qui établisse notamment un lien particulier avec sa personne même ? Comme vous le voyez, nous touchons au coeur du sujet proposé par notre titre et par ces journées : le Christ est-il un second Moïse ou un second Socrate, plus accompli sans doute que ces personnages n’ont pu l’être, mais du même type qu’eux, ou bien l’enseignement moral de Jésus établit-il un lien nouveau et spécial à l’égard de sa personne, auquel cas la foi au Christ jouera effectivement un rôle déterminant dans la morale chrétienne ?
Pour traiter brièvement ce problème, nous choisirons deux auteurs du Nouveau Testament chez qui nous avons, à première vue, toute chance d’obtenir un exposé autorisé sur la morale chrétienne : saint Paul dans ses grandes épîtres et saint Matthieu dans le Sermon sur la montagne. A la simple lecture, il apparaît que nous avons affaire avec eux à des témoins principaux de l’enseignement moral de Jésus tel qu’il a été compris par ses disciples immédiats. Voilà, semble-t-il, des sources textuelles de première importance pour la formation et l’alimentation d’une doctrine morale chrétienne.

1 – LA QUESTION DU CÔTÉ DES MORALES DE L’OBLIGATION
La distance entre les livres de morale et l’Écriture
Les choses ne sont pas si simples malheureusement. Pour s’en rendre compte, il suffit de consulter un manuel classique de théologie morale. Le moins qu’on puisse dire est qu’on y trouve peu de citations de l’Écriture et notamment de saint Paul. Quant au Sermon sur la montagne, c’est à peine si on lui accorde une mention de quelques lignes. On peut ainsi constater, même matériellement, qu’il s’est établi une distance entre les manuels de morale et l’Écriture. Mais ce n’est là que l’indice d’un phénomène plus profond.
Dès le début du XVIIe siècle, en effet, pour répondre aux besoins de l’enseignement dans les séminaires, la théologie morale a reçu une organisation nouvelle qui s’est progressivement imposée : la matière morale a été ordonnée suivant les commandements de Dieu et de l’Église, et non plus selon les vertus, comme chez saint Thomas, et elle a été conçue, conformément aux idées du temps, comme le domaine des obligations imposées par la volonté de Dieu exprimée dans sa loi. Cette loi est formulée dans le Décalogue qui correspond, estime-t-on, à la loi naturelle. Les vertus théologales, ainsi que les sacrements et l’état religieux seront abordés par les moralistes mais uniquement sous l’angle des obligations qu’ils comportent. L’idée de l’obligation devient centrale, dans la conception moderne de la morale, au point de circonscrire son domaine : appartient à la morale ce qui tombe sous une obligation ; ne lui appartient pas ce qui échappe à l’obligation ou la dépasse. La conséquence directe en est une séparation entre la morale, d’une part, et l’ascétique et mystique, d’autre part. Celle-ci, qu’on appellera ensuite la spiritualité, va constituer une science annexe dans les programmes d’enseignement, un domaine spécial et secondaire dans les catégories théologiques. La division va se prolonger jusqu’au plan ecclésial : la morale enseigne la loi morale qui s’impose à tous les chrétiens ; l’ascétique et mystique ne concerne guère que les religieux et une élite qui recherche librement une perfection plus haute.
En même temps, la théologie morale prend de la distance à l’égard de la dogmatique. Conçue comme le domaine des obligations, la morale n’a guère besoin que d’une confirmation du Décalogue par l’autorité du Christ, avec certaines précisions concernant l’obligation de croire. Pour le reste, la matière de la foi sera attribuée à la dogmatique, ainsi que le traité de la grâce considéré comme trop spéculatif et rentrant effectivement assez mal dans la perspective de l’obligation.
Les conséquences de ces divisions sont directes pour la lecture et l’utilisation de l’Écriture, et vont fonctionner suivant une logique qui se retrouvera jusqu’en exégèse. Voyons comment les choses vont se passer pour saint Paul et saint Matthieu.

Où est la morale de saint Paul ?

Prenons l’épître aux Romains et voyons les divisions et les titres introduits par les éditeurs français. La Bible de Crampon divise l’épître en deux grandes parties : la première est dogmatique et traite de la justification par la foi jusqu’au chapitre 11 ; la deuxième est appelée morale, avec des exhortations et préceptes, ce sont les chapitres 12 à 15. Le lecteur est ainsi conduit à penser que la doctrine sur la justification par la foi n’intéresse pas directement le moraliste.
Pour prendre un point de comparaison, remarquons que saint Thomas traite de la vertu de foi, de la justification et de la grâce en pleine Secunda Pars, qui est la partie morale de sa Somme Théologique.
La Bible de Jérusalem a évité, à dessein semble-t-il, cette division en dogme et morale, trop accentuée et de plus en plus critiquée ; mais elle a peut-être aggravé les choses, sans s’en rendre compte. Les chapitres 12 à 15 y ont reçu le titre de « parénèse », au lieu de « morale ». Or la parénèse est communément distinguée de la morale : celle-ci concerne les préceptes impératifs qui fixent des obligations, tandis que la parénèse est le domaine de la simple exhortation morale. Ainsi retrouvons-nous, sous d’autres termes, la distinction entre morale et spiritualité. Il semblerait, dès lors, que saint Paul nous propose surtout, dans l’épître aux Romains -et ceci vaut pour les autres grandes épîtres -, des exhortations spirituelles plutôt qu’une morale proprement dite. Le moraliste peut donc se demander dans quelle mesure la parénèse paulinienne le concerne ; il incline inévitablement à penser qu’elle est plutôt du ressort de la spiritualité.
Pourtant, en rédigeant sa Somme, saint Thomas s’est donné la peine de composer un nouveau commentaire de l’épître aux Romains pour en faire une source principale de plusieurs questions de la Secunda Pars, comme, par exemple, l’étude de la Loi nouvelle, où apparaît clairement le caractère spécifiquement chrétien de la morale.
La Bible oecuménique a eu la bonne idée de ne pas introduire de divisions avec titres dans le texte de saint Paul. Elle ne le pouvait guère, d’ailleurs, car les catégories catholiques et protestantes ne sont pas les mêmes. Cependant, la difficulté n’est nullement résolue par ce fait, car les divisions utilisées par Crampon et par la Bible de Jérusalem sont révélatrices des catégories générales qui subsistent dans les esprits, chez les moralistes et chez les exégètes, du côté catholique comme du côté protestant, malgré les différences : la morale est une question d’obligations ou d’impératifs, le reste s’y ajoute comme de la spiritualité ou de la parénèse. Mais alors on peut se poser la question : saint Paul aurait-il donc si peu de chose à apporter aux moralistes ?
Nous pensons, pour notre part, que toute l’épître aux Romains, prise dans son ensemble, et plus particulièrement les chapitres 12 à 15, constitue une source directe et principale pour la morale chrétienne. Mais nous y trouvons une morale autrement conçue : non plus une morale des obligations, mais une morale des vertus – comme toutes les morales antiques -, dont la première est précisément la foi au Christ, ce qui entraîne beaucoup de conséquences pour la formation d’une morale chrétienne.

Le Sermon sur la montagne appartient-il à la morale ?

Le Sermon sur la montagne pose un problème crucial aux théologiens et aux exégètes modernes : il semble nous placer par ses exigences morales devant une montagne insurmontable, devant l’impossible. Effectivement, si le Sermon est une loi comme on conçoit le Décalogue, imposant des obligations strictes sous peine de péché mortel, son observation dépasse largement les forces du commun des chrétiens.
A cette difficulté majeure, plusieurs réponses ont été données. En voici deux qui nous intéressent plus directement : du côté catholique, s’est répandue l’opinion que le Sermon n’était pas destiné à tous les chrétiens, auxquels suffisait la morale proprement dite basée sur les dix commandements, mais bien à une élite appelée librement à la perfection évangélique, c’est-à-dire concrètement aux religieux et religieuses. Ainsi le Sermon, à son tour, est-il écarté de la morale pour être relégué dans la spiritualité. Du côté protestant, Luther a reconnu qu’effectivement le Sermon nous plaçait devant l’impossible ; mais il a expliqué que c’était pour nous faire reconnaître notre péché et nous conduire à la foi, selon l’enseignement de l’épître aux Romains sur la Loi. Le Sermon n’est donc pas un enseignement éthique, mais dialectique ou « élenctique ». Par la suite, jusqu’à nos jours, les auteurs protestants conservent toujours une méfiance à l’égard du Sermon à cause des oeuvres qu’il réclame ; ils opposeront l’enseignement de saint Matthieu à la doctrine de saint Paul sur la justification par la seule foi et non par les oeuvres.
Ainsi voyons-nous de nouveau un grand texte du Nouveau Testament mis à l’écart de la réflexion théologique sur la morale. Tout se passe comme si, catholiques et protestants, nous avions perdu la clef du Sermon sur la montagne.
Pourtant saint Thomas, à la suite de saint Augustin, avait fait du Sermon le texte spécifique de la Loi nouvelle, comme le Décalogue l’était pour la Loi ancienne. Pour lui, comme pour les Pères, le Sermon s’adresse à tous les chrétiens et constitue la source première de la morale chrétienne : n’est-il pas le Sermon du Seigneur ? Pouvons-nous trouver un texte plus autorisé pour servir de base à une morale chrétienne ? Enfin saint Thomas, ni saint Augustin, n’imaginaient qu’on pût opposer saint Matthieu et saint Paul. Ils les interprétaient plutôt l’un par l’autre. L’épître aux Romains fournit la définition de la Loi nouvelle et saint Matthieu lui procure son texte propre.
Comme on le constate, du point de vue des morales de l’obligation, on rencontre de très sérieux obstacles quand on veut montrer quelle est la place et le rôle du Christ dans la morale ; on ne peut utiliser ni la doctrine de saint Paul sur la foi au Christ, attribuée à la dogmatique, ni les textes parénétiques des épîtres, ni le Sermon du Seigneur qu’on rapporte à la spiritualité. Il ne reste plus qu’à faire de Jésus un législateur à la manière de Moïse, reprenant l’oeuvre de celui-ci pour la confirmer et y ajoutant quelques conseils concernant une perfection supérieure.
On ajoutera toutefois que le Christ nous apporte le secours de sa grâce pour pratiquer les commandements ; mais, à la différence de saint Thomas, les moralistes abandonneront l’étude de la grâce aux dogmaticiens, comme aussi, d’ailleurs, celle de l’oeuvre rédemptrice et de la vie du Christ. Tout se passe comme si le moraliste pouvait travailler et régler les actions humaines, sans devoir prendre la grâce en considération. Elle n’interviendrait qu’au moment de l’exécution, comme un soutien.