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LETTRE SUR LA PRIÈRE – Monseigneur Bruno Forte

11 juin, 2014

http://www.clerus.org/pls/clerus/cn_clerus.h_centro?dicastero=2&tema=7&argomento=19&sottoargomento=0&lingua=1&Classe=1&operazione=ges_formaz&vers=3&rif=174&rif1=174sabato

LETTRE SUR LA PRIÈRE

 Monseigneur  Bruno Forte

Tu me demandes : pourquoi prier ? Je te réponds : pour vivre.

Oui : pour vivre vraiment, il faut prier. Pourquoi ? Parce que vivre, c’est aimer : une vie sans amour n’est pas une vie. C’est solitude vide, c’est prison et tristesse. Seul vit vraiment qui aime : et seul aime qui se sent aimé, rejoint et transformé par l’amour. Comme la plante ne peut épanouir son fruit si elle n’est rejointe des rayons du soleil, ainsi le cœur humain ne peut s’ouvrir à la vie vraie et pleine que s’il est touché par l’amour. Et l’amour naît de la rencontre et vit de la rencontre avec l’amour de Dieu, le plus grand et vrai de tous les amours possibles, davantage, l’amour au-delà de toutes nos définitions, toutes nos possibilités. Pour cela, qui prie vit, dans le temps et pour l’éternité. Mais celui qui ne prie pas ? Qui ne prie pas risque de mourir à l’intérieur, parce qu’il lui manquera un jour ou l’autre l’air pour respirer, la chaleur pour vivre, la lumière pour voir, la nourriture pour croître et la joie pour donner sens à la vie.
Tu me dis : mais moi, je ne sais pas prier ! Et tu me demandes : comment prier ? Je te réponds : commence par donner un peu de ton temps à Dieu. Au début, l’important ne sera pas que ce temps soit long, mais que tu le lui donnes fidèlement. Fixe toi-même un temps à donner chaque jour au Seigneur, et donne-le lui fidèlement chaque jour, quand tu as envie de le faire et quand tu n’en as pas envie. Cherche un lieu tranquille, où si possible il y ait quelque signe rappelant la présence du Seigneur (une croix, une icône, la Bible, le tabernacle avec la Présence eucharistique…). Recueille-toi en silence : invoque l’Esprit Saint, pour que ce soit Lui qui vienne crier en toi « Abba, Père ! ». Offre ton cœur à Dieu, même s’il est en tempête : n’aie pas peur de tout Lui dire, non seulement tes difficultés et ta douleur, ton péché et ton incrédulité, mais même ta rébellion et tes protestations, si tu les sens en toi.
Tout cela, mets-le entre les mains de Dieu : souviens-toi que Dieu est Père – Mère dans l’amour, qui tout accueille, tout pardonne, tout illumine, tout sauve. Écoute Son Silence : ne prétends pas avoir de suite la réponse. Persévère. Comme le prophète Élie, marche dans le désert vers la montagne de Dieu : et quand tu te seras approché de Lui, ne le cherche ni dans le vent, le tremblement de terre ou le feu, dans les signes de force ou de grandeur, mais dans la voix du silence subtil (cf. 1 R 19,12). Ne prétends pas t’emparer de Dieu, mais laisse Le passer dans ta vie et ton cœur, te toucher l’âme, se faire contempler par toi, même seulement de dos.
Écoute la voix de Son Silence. Écoute Sa Parole de vie : ouvre la Bible, médite-la avec amour, laisse la parole de Jésus te parler cœur à cœur ; lis les Psaumes, où tu trouveras l’expression de tout ce que tu voudrais dire à Dieu ; écoute les apôtres et les prophètes ; tombe amoureux de l’histoire des Patriarches, du peuple élu et de l’Église naissante, où tu rencontreras l’expérience de la vie vécue dans l’horizon de l’Alliance avec Dieu. Et quand tu auras écouté la Parole de Dieu, marche encore longtemps dans les sentiers du silence, laissant l’Esprit t’unir au Christ, Parole éternelle du Père. Laisse Dieu Père te modeler de Ses deux mains : le Verbe et l’Esprit Saint.
Au début, le temps passé à tout cela pourra te sembler trop long, ne jamais finir : persévère avec humilité, donnant à Dieu tout le temps que tu réussis à Lui donner, mais jamais moins que celui que tu as établi de pouvoir Lui donner chaque jour. Tu verras que de rendez-vous en rendez-vous ta fidélité sera récompensée, et tu te rendras compte que petit à petit le goût de la prière croîtra en toi, et ce qui au début te semblait inatteignable, deviendra toujours plus facile et beau. Tu comprendras alors que ce qui compte, ce n’est pas avoir des réponses, mais se mettre à la disposition de Dieu : et tu verras que ce que tu porteras dans la prière sera peu à peu transfiguré.
Ainsi, quand tu viendras prier avec le cœur en tempête, si tu persévères, tu t’apercevras qu’après avoir longtemps prié tu n’auras pas trouvé de réponses à tes demandes, mais ces mêmes demandes se seront dissoutes comme neige au soleil et dans ton cœur se fera une grande paix : la paix d’être dans les mains de Dieu et de te laisser docilement conduire par Lui, aux lieux que Lui a préparé pour toi. Alors, ton cœur refait à neuf pourra chanter le cantique nouveau, et le ‘Magnificat’ de Marie sortira spontanément de tes lèvres et sera chanté par l’éloquence de tes œuvres.
Sache, toutefois, que ne te manqueront pas en tout cela les difficultés : parfois, tu ne réussiras pas à faire taire le bruit qui est autour de toi et en toi ; parfois tu sentiras la fatigue ou même le dégoût de te mettre à prier ; ta sensibilité éclatera, et n’importe quel acte te semblera préférable à rester en prière devant Dieu, « perdant » ton temps. Tu sentiras, enfin, les tentations du Malin, qui cherchera par tous les moyens à te séparer du Seigneur, t’éloignant de la prière. Ne crains pas : les mêmes épreuves que tu vis, les saints les ont vécus avant toi, et souvent beaucoup plus pesantes que les tiennes. Toi, continue seulement à avoir foi. Persévère, résiste et souviens-toi que l’unique chose que nous pouvons vraiment donner à Dieu est la preuve de notre fidélité. Avec la persévérance tu sauveras ta prière, et ta vie.
Viendra l’heure de la « nuit obscure », où tout te sembleras aride et même absurde dans les choses de Dieu : ne crains pas. C’est l’heure où qui lutte avec toi est Dieu même : enlève de toi tout péché, par la confession humble et sincère de tes fautes et le pardon sacramentel ; donne à Dieu encore plus de temps, et laisse que l’heure de la nuit des sens et de l’esprit devienne pour toi l’heure de la participation à la Passion du Seigneur. À ce point, ce sera Jésus lui-même qui portera ta croix et te conduira avec lui vers la joie de Pâque. Tu ne t’étonneras pas, alors, d’aller jusqu’à considérer aimable cette nuit, parce que tu la verras transformée pour toi en nuit d’amour, inondée de la présence de l’Aimé, pleine du parfum du Christ, lumineuse de la lumière de Pâque.
N’aie donc pas peur, des épreuves et des difficultés dans la prière : souviens-toi seulement que Dieu est fidèle et qu’Il ne t’enverras jamais une épreuve sans te donner le moyen d’en sortir, et ne t’exposeras jamais à une tentation sans te donner la force de la supporter et la vaincre. Laisse-toi aimer par Dieu : telle une goutte d’eau qui s’évapore sous les rayons du soleil, et monte en haut, et retourne à la terre comme pluie féconde ou rosée consolatrice, ainsi laisse que tout ton être soit travaillé par Dieu, modelé par l’amour des Trois, absorbé en Eux et restitué à l’histoire comme un don fécond. Laisse que la prière fasse croître entre toi la liberté de toute peur, le courage et l’audace de l’amour, la fidélité aux personnes que Dieu t’a confié et aux situations dans lesquelles Il t’a mis, sans chercher des évasions ou des consolations bon marché. Apprend, en priant, à vivre la patience d’attendre les temps de Dieu, qui ne sont pas nos temps, et à suivre les voies de Dieu, qui si souvent ne sont pas nos voies.
Un don particulier que la fidélité à la prière t’offrira est l’amour des autres et le sens de l’Église : plus tu prieras, plus tu sentiras de miséricorde pour tous, plus tu voudras aider qui souffres, plus tu auras faim et soif de justice pour tous, spécialement les plus pauvres et faibles, plus tu accepteras de te charger des péchés des autres pour compléter en toi ce qui manque à la Passion du Christ pour tout Son Corps qui est l’Église. En priant, tu sentiras comme il est beau d’être dans la barque dans Pierre, solidaire avec tous, docile à la conduite des pasteurs, soutenu par la prière de tous, prêt à servir les autres avec gratuité, sans rien demander en échange. En priant, tu sentiras croître en toi la passion pour l’unité du Corps du Christ et de toute la famille humaine. La prière est l’école de l’amour, parce que c’est en elle que tu peux te reconnaître infiniment aimé et naître toujours de nouveau à la générosité qui prend l’initiative du pardon et du don sans calcul, au-delà de toute mesure de fatigue.
En priant, on apprend à prier, et on goûte les fruits de l’Esprit qui font vraie et belle la vie : « amour, joie, paix, patience, bienveillance, bonté, fidélité, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22). En priant, on devient amour, et la vie acquiert le sens et la beauté pour laquelle elle a été voulue par Dieu. En priant, on reconnaît toujours plus l’urgence de porter l’Évangile à tous, jusqu’aux extrêmes confins de la terre. En priant, on découvre les infinis dons de l’Aimé et on apprend toujours plus à Lui rendre grâce en toutes choses. En priant, on vit. En priant, on aime. En priant, on loue. Et la louange est la joie et la paix plus grande que notre cœur inquiet, dans le temps et l’éternité.
Si je devais, alors, te souhaiter le don le plus beau, si je voulais le demander pour toi à Dieu, je n’hésiterai pas à Lui demander le don de la prière. Je le Lui demande : et toi, n’hésite pas à le demander à Dieu pour moi. Et pour toi. La paix de notre Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit Saint soient toujours avec toi. Et toi en eux : parce que en priant tu entreras dans le cœur de Dieu, caché avec le Christ en Lui, entouré de Leur amour éternel, fidèle et toujours nouveau. Désormais tu le sais : qui prie avec Jésus et en Lui, qui prie Jésus ou le Père de Jésus ou invoque Son Esprit, ne prie pas un Dieu générique et lointain, mais prie en Dieu, dans l’Esprit, par le Fils, le Père. Et du Père, par Jésus, dans le souffle divin de l’Esprit, tu recevras tout don parfait, adapté à lui, et depuis toujours par lui préparé et désiré. Le don qui nous attend. Qui t’attend.

Bruno Forte

Mons. Bruno Forte: Lettre à Eluana (italien à traduire par…)

11 février, 2009

Mons. Bruno Forte a écrit une lettre très belle hier pour Eluana Englaro, est en italien naturellement, est très beau, ne me sens pas capable de la traduire, je vous mets le lien à teste italien publié par Zenith, peut-être avec un traducteur pouvez la lire, j’utilise Google,

le titre est :

 » j’écrit a toi Eluana »

http://www.zenit.org/article-17151?l=italian

 

Bruno Forte (article 2004) : «Dans le chemin vers l’unité, le rôle de Pierre et de ses successeurs a été d’une importance décisive pour l’Église»

26 février, 2008

du site:

http://www.30giorni.it/fr/articolo_stampa.asp?id=3000

L’évêque de Rome et l’unité des chrétiens

Le théologien Bruno Forte intervient sur les sujets abordés par le patriarche œcuménique Bartholomeos Ier dans le dernier numéro de 30Jours:

 «Dans le chemin vers l’unité, le rôle de Pierre et de ses successeurs a été d’une importance décisive pour l’Église»

par Gianni Valente

L’année 2004 est une année qui abonde en rendez-vous importants pour les rapports entre l’Église de Rome et les Églises orthodoxes. Après la rencontre du 22 février, à Moscou, entre le patriarche Alexis II et le cardinal Walter Kasper, le patriarche œcuménique de Constantinople Bartholomeos Ier,

acceptant l’invitation qui lui a été expressément et personnellement adressée pour cette date par Jean Paul II par une lettre datée du 16 janvier dernier (voir l’encadré), pourrait venir à Rome le 29 juin prochain, à l’occasion de la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul, patrons de Rome.
Les rencontres qui ont déjà eu lieu et celles qui sont prévues se mêlent aux nombreux anniversaires qui ponctuent l’année en cours. Au milieu de juillet prochain tombera le neuf cent cinquantième anniversaire de l’excommunication réciproque du légat du Pape, Umberto di Silvacandida, et du patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire. Un événement qui s’est produit en 1054 et que la vulgate historiographique présente comme le point de départ du schisme entre les Églises d’Orient et l’Église de Rome. Ce sera aussi cette année le huit centième anniversaire de la croisade de 1204, durant laquelle les milices chrétiennes d’Occident saccagèrent la ville schismatique de Byzance. Mais seront célébrés aussi en 2004 des anniversaires d’une tout autre nature qui rappelleront les moments importants où a commencé à luire l’espoir du dialogue œcuménique. Jean Paul II a évoqué dans son premier Angélus de l’année l’accolade entre son prédécesseur Paul VI et le patriarche œcuménique Athênagoras, le 5 janvier 1964. Et en novembre prochain sera organisé à Frascati par le Conseil pontifical pour l’Unité des Chrétiens un grand colloque qui célébrera les quarante ans de l’Unitas redintegratio, le décret sur l’œcuménisme promulgué par le dernier Concile œcuménique.
Dans ce contexte plein de rappels suggestifs, la longue interview du patriarche œcuménique Bartholomeos Ier
, publiée sur le dernier numéro de 30Jours, représente seulement la première publication d’une série d’interventions et d’articles que notre revue entend consacrer pendant toute l’année aux raisons théologiques et historiques de la séparation entre la plus grande partie des Églises d’Orient et l’Église de Rome, et aux incompréhensions présentes qui perpétuent la division. La fonction de l’évêque de Rome en tant que successeur de Pierre est dans cette question la principale pierre d’achoppement. Il s’agit d’un problème sur lequel Jean Paul II, avec l’encyclique Ut unum sint de 1995, a encouragé une discussion ecclésiale paisible mais libre. Il a en effet déclaré «significatif et encourageant le fait que la question de la primauté de l’Évêque de Rome soit actuellement devenue un objet d’étude» (n. 89) et a montré qu’il prenait au sérieux «la requête qui [lui] est adressée de trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission» (n. 95).
Dans cette perspective, les passages les plus provocateurs de l’interview citée peuvent susciter des interrogations positives. Comme, par exemple, la question de savoir s’il est possible et providentiel de séparer la primauté de l’évêque de Rome, telle qu’elle a été définie par l’Église, de projets d’hégémonie spirituelle, culturelle et politique.

30Jours a demandé à l’un des théologiens catholiques les plus connus et universellement appréciés son avis sur les jugements exprimés par le patriarche Bartholomeos Ier dans son interview. Il s’agit de Bruno Forte, qui a été appelé cette année à prêcher les exercices spirituels de début de Carême au Pape et à la Curie romaine. Né en 1949, à Naples, ordonné prêtre en 1973, Bruno Forte est professeur de Théologie dogmatique à la Faculté de Théologie de l’Italie méridionale. Il a poursuivi ses activités de recherche pendant de longues périodes à Tubingue et à Paris. Il est connu et apprécié du monde entier pour les leçons et les conférences qu’il a tenues dans de nombreuses universités européennes et américaines et pour ses cours de mise à jour et d’exercices spirituels dans les différents continents. Il est membre de la Commission théologique internationale et il a, à l’intérieur de cette Commission, présidé un groupe de travail qui a rédigé le document Mémoire et réconciliation: l’Église et les fautes du passé (février 2000). Parmi ses œuvres (dont beaucoup sont traduites dans les principales langues européennes et dans beaucoup d’autres), les principales sont la Simbolica ecclesiale (Éditions San Paolo, Milan), en huit volumes, et la Dialogica (Morcelliana, Brescia), en quatre volumes.

L’interview du patriarche Bartholmeos, publiée sur le dernier numéro de 30Jours a suscité des discussions. Avez-vous eu l’occasion de la lire?
BRUNO FORTE: Oui, elle m’a été signalée et je l’ai lue avec intérêt. J’ai une profonde estime pour sa Sainteté Bartholomeos Ier, une estime née il y a des années lorsque, jeune prêtre et délégué de l’Église de Naples pour l’œcuménisme, je l’ai invité à venir faire une conférence sur le dialogue entre Orient et Occident, bien avant qu’il n’ait été élu successeur du patriarche Dimitrios. Ce qui m’a frappé dès cette époque, c’est sa foi profonde, sa passion pour l’unité et sa grande connaissance du monde catholique, le tout accompagné d’une maîtrise singulière des langues (il parle, entre autres, très bien l’italien). J’ai eu ensuite l’occasion de lui rendre visite à Constantinople, au Phanar, alors que je guidais un groupe de pèlerins sur les traces de l’apôtre Paul: nous avons tous été conquis par son accueil et par son désir d’unité, un désir que ses paroles ont ravivé en nous aussi. Je crois que ses déclarations récentes doivent être lues elles aussi à la lumière de son engagement ancien et constant en faveur du dialogue œcuménique: isoler de leur contexte quelques-unes de ses déclarations ne rendraient pas compte de l’envergure théologique et spirituelle de l’
actuel patriarche de Constantinople.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé dans la présentation que fait Bartholomeos des raisons qui ont alimenté la division tout au long du second millénaire?
FORTE: Dans tout ce qu’a dit le patriarche dans son interview, il y a un point sur lequel je suis parfaitement d’accord: la cause profonde de la division et du scandale qu’elle comporte, c’est l’esprit de mondanité qui s’est insinué sous différentes formes et à des époques diverses dans la conscience des disciples du Christ. Lorsque la recherche du pouvoir de ce monde prend la place du seul titre de gloire des croyants, qui est le fait de suivre Jésus crucifié pour le salut du monde, toute déviation devient possible. La grande arme de l’Adversaire pour éloigner les hommes de l’Évangile du Christ est celle de diviser les chrétiens. Si le Seigneur lui-même a dit: «À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples: à cet amour que vous aurez les uns pour les autres» (Jn 13,35), il est évident que le manque d’amour réciproque, la division, cachera au monde le Visage du Rédempteur. Et rien ne favorise autant la division qu’une logique de pouvoir et de succès dans ce monde, logique qui prend la place de la charité vécue dans le don de soi jusqu’à la fin. Sur ce point, Sa Sainteté Bartholomeos Ier dit une grande vérité
.
Y a-t-il d’autres passages de l’interview qui vous ont paru moins convaincants?
FORTE: Le point sur lequel je me permets d’émettre un réserve, c’est l’insistance avec laquelle le patriarche attribue à l’Église d’Occident la responsabilité exclusive de ce péché de mondanité: l’Église d’Occident aurait «fondé son espoir dans sa force mondaine», à la différence de l’homme orthodoxe qui «met son espoir principalement en Dieu». Même si l’on admet que des fautes ont été commises par les fils de l’Église catholique – et Jean Paul II l’a fait avec décision durant le Jubilé de l’an 2000 en donnant un exemple extraordinaire de confiance dans la force de la Vérité qui libère et sauve –, il me semble impossible de penser que l’emprise de Satan ne se soit exercée facilement que sur les chrétiens d’Occident. En réalité, la tentation du pouvoir et de la mondanité s’est manifestée au cours de l’histoire dans toute la chrétienté, en Occident comme en Orient: si l’on voulait chercher des exemples historiques, il ne serait pas, me semble-t-il, difficile d’en trouver parmi les chrétiens orthodoxes, comme il n’a pas été difficile d’en repérer parmi les chrétiens catholiques. Bref, le Malin est en embuscade de tous les côtés et malheureusement personne ne peut attribuer à une partie de l’Église l’innocence de l’Éden ou la fidélité parfaite à la Croix et à l’autre toutes les fautes et les abandons à la logique de la mondanité. Sur ce point – qui me semble évident – l’interview de Sa Sainteté Bartholomeos me semble pour le moins incomplète, à moins qu’il n’y ait eu une méprise involontaire dans la transposition journalistique de ses propos. Je voudrais surtout dire clairement que pour l’Église catholique, comme pour l’Église orthodoxe, l’espoir ne se trouve pas dans ce monde, mais dans le Christ, mort et ressuscité pour nous. S’il n’en était pas ainsi, non seulement on ne s’expliquerait pas l’extraordinaire floraison de saints que l’Occident a connue tout comme l’Orient, mais encore la permanence de l’Église à travers les siècles, par-delà l’apogée et le déclin des pouvoirs de ce monde qui se sont succédé pendant les deux mille ans de christianisme, deviendrait totalement incompré
hensible.
Dans son interview, Bartholomeos relativise l’importance de l’épisode qui, selon la vulgate, aurait provoqué le schisme. Quoiqu’il en soit, dans le cours du second millénaire, la division a plusieurs fois dégénéré en conflits. Des conflits qui ont l’implacable irréversibilité des faits historiques.
FORTE: Sa Sainteté le Patriarche de Constantinople a raison lorsqu’il voit dans l’événement de division de 1054 la pointe d’un iceberg, c’est-à-dire d’un processus plus vaste et enraciné dans les consciences: je voudrais même préciser que c’est exactement là, à ce qu’il me semble, la position du cardinal Walter Kasper, que j’ai aussi le privilège de connaître depuis des années à travers ses importants textes de théologie mais aussi directement. Il n’a jamais, quant à lui, réduit le schisme à une simple opposition de caractères entre deux personnages de premier plan, le légat du Pape, Umberto di Silvacandida, et le patriarche, Michel Cérulaire, même s’il est évident que le poids des personnalités en jeu ne peut avoir été étranger à la façon dont se sont déroulés les événements. La division s’est ensuite renforcée en raison d’erreurs humaines dont nous devons tous être conscients et pour lesquelles l’Église demande pardon, faisant justement sienne la voix des victimes, par obéissance à la vérité: je pense aux victimes des atrocités – auxquelles fait référence Bartholomeos – accomplies lors du sac de Constantinople en 1204, mais je pense aussi aux très nombreuses victimes de la barbarie stalinienne qui voulait tout simplement effacer l’Église gréco-catholique dans les territoires de l’empire soviétique, en l’unissant de force à Moscou. Dans un cas comme dans l’autre il est bon de demander pardon pour les connivences qu’ont pu avoir avec ce qui s’est produit, aussi bien chez les catholiques que chez les orthodoxes, certains responsables ecclésiastiques qui n’ont pas fait to\t ce qu’ils pouvaient ou devaient faire pour arrêter la barbarie et défendre les opprimé
s.
On trouve aussi dans l’interview de Bartholomeos l’idée que, pour la pleine communion, l’accord sur le rôle de l’évêque de Rome est décisif. Le patriarche œcuménique écrit, entre autres, que «c’est pour justifier la primauté de pouvoir de Pierre que l’on souligne sa supériorité par rapport aux autres apôtres». Qu’est-ce qui peut, selon vous, favoriser un dialogue sur ce point?
FORTE: Je voudrais souligner les raisons d’espérer que Sa Sainteté Bartholomeos rappelle à plusieurs reprises, lorsque, par exemple, il déclare que «le dialogue est toujours utile et [qu’il espère] qu’il portera ses fruits, même si ceux-ci mûrissent lentement», ou lorsqu’il invite à compter «sur l’illumination de l’Esprit Saint, sur la grâce divine qui guérit les maladies et supplée ce qui manque». Dans ce chemin vers l’unité, le rôle de Pierre et de ses successeurs a été et est d’une importance décisive pour l’Église aussi bien en Orient qu’en Occident: il suffit de lire le Nouveau Testament pour le comprendre. Pierre est – après Jésus – le personnage le plus connu et cité dans le texte: il est mentionné cent cinquante-quatre fois avec son surnom de Pétros, “pierre”, “roche”, associé dans vingt-sept cas au nom juif de Siméon, forme grécisée de Simon, tandis que le nom araméen Kefa, qui signifie “roche”, revient neuf fois et est préféré par Paul. Cette simple donnée quantitative ne s’expliquerait pas sans une importance spécifique du rôle du ministère de Pierre pour toute l’Église, selon la volonté de Jésus, laquelle s’exprime dans des déclarations décisives comme, par exemple, celle-ci: «Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Église» (Mt 16,18), ou dans le mandat d’“affermir” ses frères (cf. Lc 22,32). Certes, l’exercice du ministère de Pierre a été accompli de façons diverses dans l’histoire et Jean Paul II lui-même – dans la lettre encyclique Ut unum sint (n. 88 et suiv.) – s’est dit prêt à écouter la demande qui lui a été adressée par de nombreux chrétiens qui ne sont pas en pleine communion avec Rome de «trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission» (n. 95). Dans un monde qui devient de plus en plus un “village global”, le ministère universel du successeur de Pierre apparaît plus nécessaire que jamais à toute l’oikouménè chrétiennne, comme l’a montré, par exemple, le rôle prophétique qu’a eu le Pape en ce qui concerne les récents événements de la guerre d’Irak. Il est souhaitable ici que les Églises orthodoxes ne s’abstiennent pas d’apporter leur précieuse contribution au développement d’un exercice de ce ministère qui serve l’unité de tous les disciples de Jésus dans leur témoignage au monde et puisse être accepté par tous, dans l’obéissance au dessein divin relatif à l’unité de l’Église. C’est une aide que, selon moi, l’Évêque de Rome peut attendre d’Églises aussi liées sur le plan de la doctrine de la foi et des sacrements à l’Église catholique, et en particulier du patriarche œcuménique de Constantinople qui, à l’exemple de ses prédécesseurs, à commencer par le grand Athênagoras, a tant fait et pourra tant faire pour le développement du dialogue entre Orient et Occident et pour la croissance dans l’unité voulue par le Seigneur. C’est une aide nécessaire pour que la totalité du peuple chrétien respire pleinement, avec ses deux poumons, et que les disciples du Christ soient visiblement un “comme” Jésus et le Père sont un (cf. Jn
17,21).
Dans son interview, Bartholomeos fait allusion à une idée qui est celle d’une grande partie de l’historiographie catholique, à savoir que la réforme grégorienne aurait fait apparaître une forme de structure ecclésiastique en Occident qui aurait contribué à creuser le fossé avec l’Orient. Partagez-vous cette vue de l’historiographie?
FORTE: La vie et le message de Grégoire VII sont résumés dans l’inscription que l’on peut lire sur sa tombe: «Dilexi iustitiam, odivi iniquitatem, propterea morior in exilio» – «J’ai aimé la justice, j’ai haï l’iniquité, c’est pourquoi je meurs en exil». Ces mots expriment le sens authentique de sa réforme, laquelle visait précisément à libérer l’Église de cet esprit de mondanité dans lequel Sa Sainteté Bartholomeos voit à juste titre la cause de tous les maux de l’existence chrétienne. Revendiquer la libertas ecclesiae contre un pouvoir politique envahissant et avide voulait dire combattre la simonie et l’immoralité parmi les disciples du Christ, des maux que favorisaient l’investiture laïque des ministres sacrés. Cette lutte a anticipé la distinction moderne entre Église et État, laquelle manque souvent dans l’expérience historique des Églises orthodoxes. Et ce manque s’est souvent révélé être pour elles et pour de nombreux chrétiens, même non orthodoxes, une source de souffrances et de maux. C’est pourquoi il est étrange que le patriarche œcuménique juge de façon si négative une réforme qui s’inspire de l’esprit anti-mondain qu’il considère comme si nécessaire au bien de l’Église et à la cause de l’unité. Mais il se peut que la transcription journalistique de ses paroles ait rendu tranchants des jugements historiques qui méritaient une grande attention et qui – s’ils sont fondés et présentés comme ils le doivent – ouvrent la voie à des résultats intéressants pour l’œcuménisme lui-même, comme le montrent, par exemple, les contributions fondamentales du père Yves Congar à l’histoire de l’ecclésiologie.

L’avenir du christianisme en occident, selon Mgr Bruno Forte

27 janvier, 2008

27-01-2008, du site:

http://www.zenit.org/article-17133?l=french 

L’avenir du christianisme en occident, selon Mgr Bruno Forte

Rencontre-débat du 24 janvier à Rome

ROME, Dimanche 27 janvier 2008 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de l’intervention de Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasto, à la rencontre-débat « Quel avenir pour le christianisme en Occident » organisée le jeudi 24 janvier au Centre culturel Saint-Louis de France, à Rome, par le quotidien « La Croix ». La rencontre était présidée par le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. 

Quel avenir pour le christianisme ?  

par 

+ Bruno Forte 

Archevêque de Chieti-Vasto 
  

      Pendant cinq semaines, en novembre et décembre dernier, le quotidien La Croix s’est interrogé sur l’avenir du christianisme en Occident, notant les motifs d’inquiétude comme les raisons d’espérer. L’enquête offre ainsi un panorama avec lequel se confronteront utilement ceux qui ont à cœur le futur de la cause de l’Evangile, en particulier dans les pays d’ancienne tradition chrétienne. Je voudrais réfléchir à partir de ce panorama, en élargissant l’horizon pour montrer comment, de manière assez singulière, de nombreux jugements recueillis par l’enquête coïncident avec divers modèles d’interprétation de la crise de l’Occident proposés au XXe siècle. Afin de dépasser cette identification absolue du christianisme avec la culture occidentale, je voudrais m’interroger sur la tâche qui semble la plus urgente pour les chrétiens et sur les priorités qui se dessinent pour l’action pastorale de l’Eglise. Je vais alors présenter un diptyque: d’une part, le tableau « Occident et Christianisme », dédié au conflit des interprétations et à la « réserve eschatologique » de la foi; d’autre part, le tableau « priorités pour l’avenir de la conscience chrétienne », touchant les voies de la « martyria », de la « koinonia » et de la « diakonia ».  

 1. Occident et Christianisme: le conflit des interprétations et la « réserve eschatologique » de la foi  

      Le destin de l’Occident s’est prêté aux interprétations les plus diverses au cours du XXe siècle. Parmi les métaphores utilisées, plusieurs expriment un jugement tragique, comme, par exemple, celles de « déclin » et de « naufrage ». C’est Oswald Spengler qui privilégie la catégorie du « déclin ». Né en opposition à la modernité décadente, son ouvrage Le déclin de l’Occident1 en est en réalité l’extrême épigone. Il veut montrer les tendances de destruction innées de la modernité occidentale, en lisant le processus en action sous le signe d’un déclin inévitable: les deux âmes du Faust, la technique et la tragique, sont polarisées au détriment de la seconde. La volonté de pouvoir tend à sacrifier la force de vie. Selon Spengler, le changement nécessaire ne pourra être provoqué ni par la démocratie, ni par la dictature de l’argent, ni par les idéologies du progrès esclaves de la technique, comme le socialisme, mais par une tension tragique, qui ira réconcilier histoire et nature dans un nouveau début. Il n’est pas difficile de constater comment ces analyses ont pût produire de terribles fruits, liée à des lectures idéologiques et violentes, tant de droite que de gauche. 

      Bien diverse est l’origine de la métaphore du « naufrage », que Hans Blumenberg prend comme clé pour analyser la condition actuelle de l’Occident dans son ouvrage Naufrage avec spectateur2. Il part d’un texte de Lucrèce: les spectateurs, de la rive, assistent, rassurés, à un naufrage3: l’opposition entre la sécurité de la terre ferme et la mer en tempête exprime la condition classique de l’existence, où celui qui peut regarder la scène de la vie et du monde parle à partir d’un point stable. C’est cette certitude qui s’est perdu avec la modernité. « Vous êtes embarqué », a dit  Pascal4. Le naufragé est désormais lui-même spectateur: il n’y a plus de lieu stable, à partir duquel on peut se poser comme un spectateur détaché. Nous sommes nous même la vague sur laquelle nous allons à la dérive dans l’océan. La condition postmoderne, à laquelle a abouti le voyage de l’Occident, consiste à voir les naufragés nager au milieu de la mer de la vie, cherchant à construire un radeau sur lequel se réfugier. 

      Les modèles interprétatifs de la crise de l’Occident, que je viens de rappeler, présentent une convergence très forte avec beaucoup des jugements recueillis par La Croix dans son enquête sur la condition du christianisme occidental aujourd’hui: si on substitue à l’idée de l’Occident celle du christianisme, la convergence saute aux yeux. Prenons quelques-uns des termes relevés par l’enquête à propos du présent et de l’avenir de l’aventure chrétienne: « déclin annoncé », « pessimisme lancinant », « enfouissement », « glissement d’identité »… Comme si, pour beaucoup, occident et christianisme s’identifiaient tout court, dans leur trajectoire de grandeur et décadence. En ce sens, l’enquête accueille les lieux communs souvent présentés pour interpréter l’actualité chrétienne. Cette identification absolue est-elle juste? Et peut-on en tirer la conclusion que « déclin de l’Occident » signifie au même temps « déclin du christianisme »? Ou au contraire, la « réserve eschatologique » de la foi ne comporte-t-elle pas des surprises, non quantifiables au regard d’un jugement historique, ou d’une évaluation des processus culturels purement mondains? 

      En réalité, il est relativement aisé d’observer que c’est justement à partir de la dimension religieuse de l’existence humaine que sont nés quelques-uns des processus les plus radicaux de contestation des univers totalisants et idéologiques, qui ont occupé la scène de la modernité en Occident. Le christianisme, loin de s’identifier avec la parabole de la modernité idéologique, en a constitué plutôt la plus forte réserve critique. Ainsi, Dietrich Bonhoeffer, le théologien mort martyr du nazisme, exprime sur l’histoire de l’Occident des deux derniers siècles un jugement très pertinent pour mesurer la « différence chrétienne ». Pour lui, la faillite des idéologies devait céder la place à une véritable « décadence », où il n’y a plus de confiance dans la vérité, et on lui substitue les sophismes de la propagande. La décadence prive l’homme de la passion pour la vérité et le dépouille des motivations fortes que l’idéologie encore semblait lui offrir. C’est la victoire du nihilisme, qui permet aux hommes d’échapper à l’infinie douleur de l’évidence du rien, se fabriquant des masques, derrière lesquels se trouve le vide. Face à cette situation, Bonhoeffer propose la centralité du Dieu souffrant et l’Evangile du christianisme non religieux, dans un net contraste avec les autres réponses théologiques, à son avis encore victimes des idéologies et compromises avec les séductions de l’esprit moderne. 

      De manière analogue et dans le même contexte (Berlin, 1939), le penseur catholique Romano Guardini, contraint par le régime national-socialiste à quitter l’enseignement, développe une réflexion sur les « choses ultimes »5, témoignage extraordinaire d’ »écriture codée ». Face à une vision du monde qui présume d’embrasser l’horizon entier, le message de la foi sur les choses ultimes résiste à toute explication seulement mondaine, et se présente comme la « réserve eschatologique » qui fait office d’alarme vers toute interprétation exclusivement idéologique. La priorité donnée au Dieu personnel et transcendant, contredit l’obéissance absolue demandée au « Führer ». C’est à Dieu seul, juge de l’humanité et de l’histoire, que reviennent la confiance et l’obéissance, dans la vie comme dans la mort. Loin de décliner parallèlement au déclin de l’Occident, le christianisme pourra se régénérer dans sa nature évangélique, centrée sur la bonne nouvelle du Dieu crucifié et ressuscité pour nous. 

      Ici, les voix de Bonhoeffer et de Guardini révèlent leur force prophétique, qui en font des témoignages significatifs du rôle joué par la foi chrétienne dans le développement effectif du processus critique du XXe siècle en Occident: dans l’écart entre pouvoir et valeurs, ils n’hésitent pas à choisir la valeur, comme l’on fait les martyrs et tous ceux qui, dans l’histoire, ont opposé la résistance au pouvoir au nom de l’obéissance à Dieu. C’est le primat inaliénable du bien et du vrai, à qui aucun pouvoir de ce monde n’a le droit de substituer d’autres priorités: et si ce constat inquiétant était prophétique dans la crise européenne il y a soixante ans, il ne l’est pas moins dans la culture faible de notre inquiète postmodernité. Une postmodernité qui, avec la fin des assurances idéologiques, abandonne souvent la passion de la vérité et le sens d’un horizon plus grand, capable de fonder l’engagement pour la justice et le bien, comme la responsabilité envers les autres. Ces voix chrétiennes nous aident ainsi à cueillir l’extraordinaire valeur que le Dieu vivant et transcendant a aussi pour nous, héritier du naufrage de la culture idéologique dominante jusqu’à il y a peu, et ayant besoin d’une espérance qui puisse nous porter au-delà de nos solitudes et de nos démissions. 

      Serait-ce cela, le devoir du christianisme prochain dans la culture de l’Occident? C’est ce que semblent relever de nombreux voix de l’enquête de La Croix: « Le passage d’un christianisme transmis de génération en génération, par une sorte d’appartenance passive, à une foi de libre choix, vécue comme une démarche délibérée d’adhésion, marque aujourd’hui les pays occidentaux hier encore dits ‘de chrétienté’ » – « Par dizaines de milliers, dans la plupart des pays concernés, des adultes sont en route pour devenir chrétiens. Ils ne demandent pas le baptême pour adopter un corps de doctrines, mais pour adhérer à une personne qu’ils ont rencontrée comme vivante et source de vie dans leur existence: Jésus, découvert dans les Évangiles, à travers des chrétiens ou à l’occasion d’un moment fort de l’existence »… Le diagnostic se concentre donc sur un devoir qui concernerait chaque croyant comme l’Eglise dans son ensemble et sur lequel se joue l’avenir du christianisme en Occident: « Croire plus, croire mieux ». C’était d’ailleurs le défi fait, plus de quarante années par le concile Vatican II dans la Constitution traitant l’Eglise dans le monde contemporain Gaudium et Spes : « On peut légitimement penser que l’avenir sera entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer »(n. 31).  

      2. Des priorités pour l’avenir de la conscience chrétienne: « martyria » – « koinonia » – « diakonia »  

      Comment vivre et transmettre ces raisons de vivre et d’espérer? Comment croire plus et croire mieux, afin que le monde croit? Quelques priorités se profilent pour la foi chrétienne, au seuil du troisième millénaire en Occident: elles semblent émerger, en effet, de manière diverse, même de l’enquête conduite par La Croix. Avec une terminologie ancienne, je voudrais les appeler « martyrìa », « koinonìa » et « diakonìa ». 

      La voie de la « martyrìa » correspond à une exigence renouvelée de spiritualité qui émerge de notre époque. La modernité avait opposé la vérité universelle et nécessaire de la raison et la vérité contingente de la vie, favorisant ce divorce entre réflexion et spiritualité, qui avait rendu souvent le discours sur Dieu plutôt aride et intellectualiste, alors qu’au contraire la spiritualité devenait plutôt sentimentale et intimiste. L’époque post-moderne pousse à dépasser ce fossé: l’alternative que la foi oppose à l’idéologie consiste précisément dans la possibilité d’expérimenter un rapport personnel avec la Vérité, nourri par l’écoute et le dialogue avec le Dieu vivant. Loin d’apparaître comme fuite hors du monde, selon la critique des années de l’idéologie dominante, la dimension contemplative de la vie et l’expérience spirituelle semblent s’offrir comme une réserve d’humanité et d’une authentique socialité. Cela signifie que, face à la chute des grands-récits des idéologies, les croyants sont appelés à dire par leur vie qu’il y a des raisons pour vivre et vivre ensemble, et que ces raisons nous ont étés données en Jésus-Christ. Il s’agit de retourner au primat de Dieu, reconnu dans la prière et dans la vie et célébré par la liturgie. Il y a besoin de chrétiens adultes, convaincus de leur foi, experts de la vie selon l’Esprit, prêts à rendre raison de leur espérance. Sur la base de ces considérations, on peut supposer que l’avenir du christianisme sera plus « spirituellement marqué », et mystique, ou bien ne pourra contribuer à vaincre la crise et les changements du présent. Avec les mots d’André Malraux, repris par Karl Rahner: « le christianisme du XXIe siècle sera plus mystique ou ne sera pas » 

      A côté de la voie de la « martyrìa », celle de la « koinonìa » me semble tout aussi nécessaire: elle correspond à la nostalgie de l’unité que l’on voit, même dans une forme ambiguë et complexe, dans le processus de globalisation de la planète. En particulier en Europe, la désagrégation qui a suivi la chute du mur de Berlin et l’émergence violente de régionalisme et de nationalisme, défient les Eglises à se poser comme signe et instruments de réconciliation entre et au service de leur peuple. La foule de solitudes est le produit typique du nihilisme de la postmodernité: en face, les chrétiens doivent témoigner la possibilité d’être ensemble, tous responsables dans l’Église, de se vouloir communion, rendant la communauté accueillante, attractive, où l’on se sent aimé, respecté, réconcilié dans la charité. Le monde sorti du naufrage du totalitarisme idéologique a plus que jamais besoin de cette charité concrète, qui sait se faire compagnie de la vie et construire le chemin en communion. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle attention à la catholicité se fait jour, que cela soit entendu dans la sens d’un universalisme géographique, rendu plus que jamais d’actualité par le processus de globalisation de la planète, ou d’une plénitude et totalité, inhérente à l’intégralité de la foi, et de l’actualisation pleine de la mémoire du Christ. On peut ainsi oser l’affirmation que le christianisme futur sera plus catholique – et donc pleinement de communion -, ou deviendra totalement inadapté à la proposition de l’Evangile pour le salut du monde. 

      Enfin, la « diakonìa », la charité vécue dans l’engagement pour la justice, la paix et la sauvegarde de la création, apparaît comme la troisième priorité pour le christianisme en ce début de troisième millénaire. Au regard de la globalisation, les défis de la justice sociale paraissent aujourd’hui clairement liés avec ceux des rapports internationaux de dépendance et avec la question écologique: les chrétiens, présents dans les contextes les plus divers de la planète, sont appelés à être les protagonistes privilégiés pour tenir en éveil une conscience critique attentive à défendre la qualité de la vie pour tous, à se faire la voix de ceux qui n’ont pas de voix, pour affronter les logiques égoïstes des intérêts économiques et politiques sur le plan mondial. Dans cet engagement, les croyants ne devront pas compter sur d’autres forces que celles de leur témoignage et de la vitalité de leur foi et efficacité évangélique. Le réveil d’une conscience de la responsabilité écologique apparaît tout aussi urgent, qui tienne ensemble le devoir de justice, la paix, et la sauvegarde de la création. Les chrétiens seront en somme appelés à se faire toujours plus serviteurs par amour, vivant le dépouillement de soi sans retour dans la suite de l’Abandonné, construisant un chemin en communion, solidaire envers les plus faibles, et les plus pauvres des compagnons de route. L’avenir du christianisme sera marqué par le primat de la charité, et donc de l’engagement pour la justice et la paix, ou ne sera pas. 

      Certes, ce style de partage et de solidarité comporte, sur le plan de la pensée comme celui de l’expérience vécue, la nécessité de prendre position et de dénoncer l’injustice et le péché: aimer concrètement les autres signifie aussi transformer leur forme de vie. Il s’agit dans chaque cas de mettre au premier rang, non pas l’intérêt mondain ou le calcul politique, mais l’engagement exclusif pour la vérité du Christ et sa justice; il s’agit de donner sa vie au nom de cela, en la mettant en jeu par son témoignage, si nécessaire même en portant la croix, cherchant toujours avec tous la voie en communion. La foi vécue et pensée des chrétiens doit avoir l’audace des idées et des gestes significatifs et non équivoques, vécus en suivant l’Abandonné de la Croix: le christianisme du troisième millénaire sera plus crédible dans le témoignage de la foi, de la charité et de l’espérance, ou bien il ne parlera pas au cœur des naufragés de l’époque moderne en Occident, qui restent, malgré tout, à la recherche du sens perdu, capable de donner saveur à la vie et à l’histoire, comme le Christ dans son amour crucifié a su faire pour chacun, pour tous…