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« CHERCHER DIEU ET SE LAISSER TROUVER PAR LUI » – PAR BENOÎT XVI

17 février, 2016

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« CHERCHER DIEU ET SE LAISSER TROUVER PAR LUI »

Deux ans exactement après Ratisbonne, le pape Joseph Ratzinger adresse un autre grand discours au monde de la culture. A Paris, au Collège des Bernardins, le 12 septembre 2008. En voici le texte intégral

PAR BENOÎT XVI

Monsieur le Cardinal, Madame le Ministre de la Culture, Monsieur le Maire, Monsieur le Chancelier de l’Institut de France, chers amis! Merci, monsieur le Cardinal, pour vos aimables paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le regretté Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement Madame le Ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi que Messieurs Giscard d’Estaing et Chirac. J’adresse également mes salutations aux ministres présents, aux représentants de l’Unesco, à Monsieur le Maire de Paris et à toutes les autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l’Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier le Prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin. Je remercie les délégués de la communauté musulmane française d’avoir accepté de participer à cette rencontre; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l’ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers invités. J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J’ai mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s’initier profondément à leur vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n’y rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu? Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme occidental. De quoi s’agissait-il alors? En considérant les fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s’est-il passé? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux? Quelles étaient leurs désirs? Comment ont-elles vécu? Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, « quaerere Deum ». Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante: s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’«eschatologie». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme – comme s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort – mais au sens existentiel: derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. « Quaerere Deum »: comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq (1): eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre (cf. « L’Amour des lettres et le désir de Dieu », p.14). Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l’école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère une « dominici servitii schola », une école du service du Seigneur. L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et la « eruditio », sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir, au milieu des paroles, la Parole. Pour avoir une vision d’ensemble de cette culture de la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin est une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu’au fond d’elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel. «Le plus souvent, quand « legere » et « lectio » sont employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le chant et l’écriture, occupe tout le corps et tout l’esprit», dit à ce propos Dom Leclercq (ibid., p. 21). Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquels nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges: le « Gloria » qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le « Sanctus » qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq: «Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre: les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant» (cf. ibid., p. 229). Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume: « Coram angelis psallam Tibi, Domine » – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême: prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la « regio dissimilitudinis », dans la « région de la dissimilitude ». Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. « Confessions », VII, 10.16): l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la « région de la dissimilitude », dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme. Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une «créativité» personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les «oreilles du cœur» les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité. Enfin, pour s’efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole, qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels cette Parole est parvenue jusqu’aux moines. Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas un simple livre, mais un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible d’Israël, que nous, chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est plus encore quand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d’Israël en l’interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée «l’Écriture» mais «les Écritures» qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne: l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui explique la formulation d’un distique médiéval qui, à première vue, apparaît déconcertant: « Littera gesta docet – quid credas allegoria… » (cf. Augustin de Dacie, « Rotulus pugillaris », I). La lettre enseigne les faits; l’allégorie ce qu’il faut croire, c’est-à-dire l’interprétation christologique et pneumatique. Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple: l’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme: il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire. À travers la perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n’est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C’est pourquoi le Catéchisme de l’Église catholique peut affirmer avec raison que le christianisme n’est pas au sens classique seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui «fondamentalisme». La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l’histoire humaines. Le caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a exprimé de manière radicale ce que signifient le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase: «La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie» (2 Co 3, 6). Et encore: «Là où est l’Esprit…, là est la liberté» (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de cette perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l’on écoute saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure: «Le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté» (2 Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l’idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit est Christ, et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre, mais en même temps, une limite claire est mise à l’arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l’individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte: le lien de l’intelligence et de l’amour. Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction. En considérant «l’école du service du Seigneur» – comme Benoît appelait le monachisme –, nous avons jusque-là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’«ora». Et, de fait, c’est à partir de là que se détermine l’ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme «labora». Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit; il abandonnait le travail physique, considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La tradition juive était très différente: tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il se situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme chrétien a accueilli cette tradition: le travail manuel en est un élément constitutif. Dans sa « Regula », Benoît ne parle pas au sens strict de l’école, même si l’enseignement et l’apprentissage – comme nous l’avons vu – étaient acquis dans les faits; en revanche, il parle explicitement du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens, s’inscrivant dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpellés par la parole de Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du shabbat: «Mon Père (…) est toujours à l’œuvre, et moi aussi je suis à l’œuvre» (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. L’«ordonnancement» du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent: Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, Il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. «Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre.» Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création n’est pas encore achevée. Dieu travaille! C’est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction. Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le « quaerere Deum » – se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique: regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui devenait moine s’engageait sur un chemin élevé et long, il était néanmoins déjà en possession de la direction: la Parole de la Bible dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au cœur de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est nécessaire qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir à Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est nécessaire. Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui peut devenir vie. Afin que s’ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être annoncée ouvertement. L’expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens: «Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance qui est en vous» (3, 15). (Logos doit devenir apo-logie, la Parole doit devenir réponse). De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et que, au plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes. Le schéma fondamental de l’annonce chrétienne « ad extra » – aux hommes qui, par leurs questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de saint Paul à l’Aréopage. N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait s’opposer à l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce dont on accuse Paul: «On dirait un prêcheur de divinités étrangères» (Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique: «J’ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription: “Au dieu inconnu”. Or, ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l’annoncer» (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent: l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d’une certaine façon – comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) – cette connaissance demeure ambiguë: un Dieu seulement pensé et élaboré par l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples: Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne réside en un fait: Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair. « Verbum caro factum est » (Jn 1, 14): il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu. Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d’autels et d’images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. « Quaerere Deum » – chercher Dieu et se laisser trouver par Lui: cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable.

 

 

LE PÈRE MICHEL-MARIE, UNE SOUTANE DANS LE MARSEILLE PROFOND (4.12.2012) – par Sandro Magister

23 novembre, 2015

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LE PÈRE MICHEL-MARIE, UNE SOUTANE DANS LE MARSEILLE PROFOND (4.12.2012)

La vie, l’œuvre et les miracles d’un curé dans une ville de France. Qui a fait refleurir la foi là où elle s’était desséchée

par Sandro Magister

ROME, le 4 décembre 2012 – Le titre de cet article est celui-là même que le journal « Avvenire » a donné à un reportage qui a été réalisé à Marseille par son envoyée spéciale Marina Corradi, sur les traces du curé d’un quartier situé derrière le Vieux Port. Un curé dont les messes sont célébrées dans une église pleine à craquer de fidèles. Qui confesse tous les jours jusqu’à une heure avancée de la soirée. Qui a baptisé un très grand nombre de convertis. Qui porte constamment la soutane de manière à ce que tout le monde puisse le reconnaître comme prêtre, même de loin. Michel-Marie Zanotti-Sorkine est né en 1959 à Nice, dans une famille en partie russe, en partie corse. Dans sa jeunesse, il chante dans les cabarets de Paris, mais ensuite, les années passant, la vocation sacerdotale, qu’il avait ressentie dès l’enfance, renaît en lui avec vigueur. Il a pour guides le père Joseph-Marie Perrin, qui fut le directeur spirituel de Simone Weil, et le père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la Communauté Saint-Jean. Il fait ses études à l’Angelicum, la faculté de théologie des dominicains, à Rome. Il est ordonné prêtre en 2004 par le cardinal Bernard Panafieu, alors archevêque de Marseille. Il écrit des livres, dont le dernier est intitulé « Au diable la tiédeur » et dédié aux prêtres. Il est curé de la paroisse Saint-Vincent-de-Paul. Et dans cette paroisse située en haut de la Canebière, une rue qui monte du Vieux-Port entre des immeubles et des magasins négligés, où l’on rencontre de nombreux clochards, immigrés, roms, et où les touristes ne s’aventurent pas, dans un Marseille et dans une France où la pratique religieuse est presque partout réduite au minimum, le père Michel-Marie a fait refleurir la foi catholique. Comment ? Marina Corradi l’a rencontré. Et elle raconte. Ce reportage a été publié le 29 novembre dans « Avvenire », le quotidien de la conférence des évêques d’Italie. C’est le premier d’une série ayant pour objectif de présenter des témoins de la foi, connus ou non, capables de faire naître l’étonnement évangélique chez ceux qui les rencontrent. __________

« LE PAPE A RAISON : TOUT DOIT RECOMMENCER À PARTIR DU CHRIST »

par Marina Corradi

Cette soutane noire qui voltige sur la Canebière, au milieu d’une foule plus maghrébine que française, fait se retourner les gens. Tiens, un prêtre, et habillé comme autrefois, dans les rues de Marseille. Un homme brun, souriant, mais qui a pourtant quelque chose de réservé, de monacal. Et quelle histoire que la sienne ! Il a chanté dans des cabarets à Paris, cela ne fait que huit ans qu’il a été ordonné prêtre et depuis lors il est curé ici, à la paroisse Saint-Vincent-de-Paul. Mais, en réalité, son histoire est encore plus compliquée que cela : Michel-Marie Zanotti-Sorkine, 53 ans, descend d’un grand-père juif russe, immigré en France, qui fit baptiser ses filles avant la guerre. Elles échappèrent à l’Holocauste et l’une d’elles a mis au monde le père Michel-Marie. En revanche, du côté paternel, celui-ci est à moitié corse et à moitié italien. (On pense : quel mélange bizarre et l’on regarde son visage avec étonnement, en essayant de comprendre ce que peut être un homme qui a en lui un tel nœud de racines). Mais si, un dimanche, on entre dans son église pleine à craquer de fidèles et si l’on écoute parler du Christ avec des mots simples de tous les jours ; si l’on observe la religieuse lenteur avec laquelle il élève l’hostie, dans un silence absolu, on se demande qui est ce prêtre et ce qui, en lui, fascine et fait revenir à la foi des gens qui s’en étaient éloignés. Enfin il est là, en face de vous, dans son presbytère blanc, claustral. Il a l’air plus jeune que son âge ; il n’a pas ces rides d’amertume qui, avec le temps, marquent le visage d’un homme. Il se dégage de lui une paix, une joie qui étonne. On voudrait lui demander tout de suite : mais qui êtes-vous ? Devant un repas frugal, il évoque sa vie toute entière en quelques indications. Deux parents merveilleux. La mère, baptisée mais catholique seulement de manière formelle, accepte que son fils aille à l’église. La foi lui est transmise « par un vieux prêtre, un salésien en soutane noire, un homme d’une foi généreuse, démesurée ». Le désir, à huit ans, d’être prêtre. À treize ans, il perd sa mère : « La douleur m’a ravagé. Et pourtant je n’ai jamais douté de Dieu ». L’adolescence, la musique, et cette belle voix. Les pianos-bars de Paris pourraient sembler peu adaptés au discernement d’une vocation religieuse. Et pourtant, tandis que la décision mûrit lentement, les pères spirituels de Michel-Marie lui disent de rester dans le monde des nuits parisiennes : parce que là aussi, il faut qu’il y ait un signe. Mais la vocation finit par se faire pressante. Et en 1999, alors qu’il a 40 ans, son désir d’enfant se réalise : il devient prêtre, et en soutane, comme le vieux salésien. Pourquoi la soutane ? « Pour moi – répond-il en souriant – c’est une tenue de travail. Elle est destinée à constituer un signe pour ceux qui me rencontrent et avant tout pour ceux qui ne sont pas croyants. Habillé de cette façon, je suis reconnaissable comme prêtre, tout le temps. Ainsi, dans la rue, je mets à profit toutes les occasions de créer de nouvelles amitiés. Mon père, me dit un homme, où est le bureau de poste ? Je lui réponds : Venez, je vous accompagne. Tout en marchant, nous bavardons et je découvre que les enfants de cet homme ne sont pas baptisés. Je finis par lui dire de me les amener et bien souvent, par la suite, je baptise ces enfants. Je fais tout ce que je peux pour que mon visage montre une humanité bonne. L’autre jour – raconte-t-il en riant – dans un bar, un vieil homme m’a demandé sur quels chevaux parier et je lui en ai conseillé. J’ai demandé pardon à la Sainte Vierge, à qui j’ai dit en moi-même : tu sais, c’est pour devenir l’ami de cet homme. Comme le disait un prêtre qui a été mon maître quand on lui demandait comment convertir les marxistes : ‘Il faut devenir leur ami’ ». Ensuite, à l’église, sa messe est austère et belle. Le prêtre affable de la Canebière est un prêtre rigoureux. Pourquoi donne-t-il tant de soin à la liturgie ? « Je veux que tout soit magnifique autour de l’eucharistie. Je veux que, au moment de l’élévation, les gens comprennent qu’Il est là, vraiment. Ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas de la pompe superflue : c’est habiter le Mystère. Le cœur a besoin, lui aussi, de ressentir ». Il insiste beaucoup sur la responsabilité du prêtre et dans l’un de ses livres – il en a écrit plusieurs et écrit encore, parfois, des chansons – il affirme qu’un prêtre dont l’église est vide doit s’interroger et dire : « C’est à nous que le feu fait défaut ». Et d’expliquer : « Le prêtre est un ‘alter Christus’, il est appelé à refléter en lui le Christ. Cela ne signifie pas nous demander à nous-mêmes la perfection, mais être conscients de nos péchés, de notre misère, afin d’être en mesure de comprendre tous ceux qui se présentent au confessional et de leur pardonner ». Le père Michel-Marie est tous les soirs dans son confessional, avec une parfaite ponctualité, à cinq heures, toujours. (Les gens, dit-il, doivent savoir que le prêtre est là, en tout cas). Puis il reste à la sacristie jusqu’à onze heures, afin d’accueillir quiconque désirerait s’y rendre : « Je veux donner le signe d’une disponibilité illimitée ». À en juger par le défilé ininterrompu de fidèles, le soir, on dirait que cela fonctionne. Comme une demande profonde qui émerge de cette ville apparemment lointaine. Que veulent-ils ? « La première chose, c’est de s’entendre dire : tu es aimé. La seconde : Dieu a un projet sur toi. Il faut qu’ils se sentent non pas jugés, mais accueillis. Il s’agit de leur faire comprendre que le seul qui puisse changer leur vie, c’est le Christ. Et Marie. Selon moi, il y a deux choses qui permettent un retour à la foi : l’amour de Marie et l’apologétique passionnée, qui touche le cœur ». « Ceux qui viennent me trouver – poursuit-il – me demandent avant tout une aide humaine et je m’efforce de leur apporter toute l’aide possible. En n’oubliant pas que le mendiant a besoin de manger mais qu’il a également une âme. À la femme offensée je dis : envoie-moi ton mari, je vais lui parler. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui viennent me dire qu’ils sont tristes, qu’ils vivent mal… Alors je leur demande : depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessé ? Parce que je sais que le péché pèse et que la tristesse du péché tourmente. Je suis arrivé à la conviction que ce qui fait souffrir beaucoup de gens, c’est le manque de sacrements. Le sacrement, c’est le divin à la portée de l’homme : et sans cette nourriture, on ne peut pas vivre. Je vois la grâce opérer et les personnes changer ». Des journées données totalement, dans la rue ou au confessional, jusqu’à la nuit. Où trouve-t-il les forces nécessaires ? Lui – presque pudiquement, comme on parle d’un amour – évoque un rapport profond avec Marie, la confiance absolue qu’il a en elle : « Marie, c’est l’acte de foi total, dans l’abandon sous la Croix. Marie, c’est la compassion absolue. C’est la pure beauté offerte à l’homme ». Et il aime le chapelet, l’humilité du chapelet, ce prêtre de la Canebière : « Souvent, pendant je confesse, je récite le chapelet, ce qui ne m’empêche pas d’écouter ; lorsque je donne la communion, je prie ». On est intimidé en l’écoutant. Mais alors, tous les prêtres devraient faire preuve d’un dévouement absolu, presque comme des saints ? « Je ne suis pas un saint et je ne crois pas que tous les prêtres doivent être saints. Mais ils peuvent être des hommes bons. Les gens seront attirés par la bonté présente sur leur visage ». A-t-il des problèmes, dans ces rues caractérisées par une très forte présence de musulmans immigrés ? Non, dit-il simplement : « Ils ont du respect pour moi et pour cette soutane ». À l’église, il accueille tout le monde avec joie : « Y compris les prostituées. Je leur donne la communion. Qu’est-ce que je devrais leur dire ? Devenez d’honnêtes femmes avant d’entrer ici ? Le Christ est venu pour les pécheurs et j’ai la crainte, si je refuse un sacrement, qu’un jour il puisse me demander d’en rendre compte. Mais est-ce que nous connaissons encore la puissance des sacrements ? Je me demande si nous n’avons pas trop bureaucratisé l’admission au baptême. Je pense au baptême de ma mère juive qui, pour ce qui est de la demande de mon grand-père, fut un acte purement formel : et pourtant, de ce baptême est venu un prêtre ». Et la nouvelle évangélisation ? « Voyez-vous – dit-il en prenant congé, dans son presbytère – plus je vieillis et plus je comprends ce que dit Benoît XVI : tout recommence vraiment à partir du Christ. Nous ne pouvons que remonter à la source ». Plus tard, on l’entrevoit au loin, dans la rue, avec sa soutane noire que son pas rapide met en mouvement. « Je la porte – a-t-il dit – afin d’être reconnu par quelqu’un que, sans cela, je ne rencontrerais peut-être jamais. Par cet inconnu, qui m’est extrêmement cher ».

LE « CREDO » CONTRE LES FAUX DIEUX – par Sandro Magister

8 juin, 2015

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LE « CREDO » CONTRE LES FAUX DIEUX

C’est l’objectif prioritaire de l’année de la foi que Benoît XVI a voulue. Rapprocher les hommes de l’unique vrai Dieu. Et renverser de leur trône les fausses divinités qui dominent le monde

par Sandro Magister

ROME, le 1er novembre 2012 – Une bataille navale dans l’obscurité de la tempête. C’est le spectacle que l’Église donnait d’elle-même après le premier concile œcuménique de l’histoire, celui de Nicée, au IVe siècle.
Benoît XVI aime à le rappeler aux prophètes de malheur d’aujourd’hui. Cette bataille de tous contre tous – dit-il – a fini par produire le « Credo », ce même « Credo » que l’on proclame à toutes les messes dominicales. Ce ne fut pas un désastre, mais une victoire de la foi.
C’est bien là que se trouve la différence entre jadis et aujourd’hui. La crise profonde que l’Église traverse actuellement est une crise de la foi. Le pape Joseph Ratzinger en est tellement convaincu que, le 11 octobre dernier, il a voulu inaugurer une année spéciale, une année de la foi, et que chaque mercredi, jour de ses audiences publiques hebdomadaires, il s’est mis à expliquer le « Credo » article par article.
Théologien, le pape se fait catéchiste. Son rêve est qu’un grand nombre de gens, dans le monde entier, prennent exemple sur lui et recommencent à enseigner aux hommes « les vérités centrales de la foi à propos de Dieu, de l’homme, de l’Église, de toute la réalité sociale et cosmique », en somme l’abc de la foi chrétienne.
Allant encore plus au fond des choses, Benoît XVI a indiqué, à plusieurs reprises, que la « priorité » de son pontificat était de ramener les hommes à Dieu, et « pas à un dieu quelconque », mais à ce Dieu qui a révélé son visage en Jésus crucifié et ressuscité.
Parce que le déclin du « Credo in unum Deum » dans les pays de vieille chrétienté a coïncidé précisément avec la montée d’autres dieux au firmament. Cela aussi, c’est un fait récurrent dans l’histoire. Dans l’Église des premiers siècles, celle des persécutions et des martyrs, le drame le plus aigu était celui des « lapsi », ceux qui succombaient à la tentation de brûler de l’encens en l’honneur du « divus imperator » pour sauver leur vie. Ils étaient extrêmement nombreux et les puristes, sectaires, voulaient les chasser en tant qu’apostats. L’Église les garda parmi ses enfants et élabora de nouvelles formes de confession, de pénitence, de pardon. Ce sacrement qui aujourd’hui, de nouveau, est le plus en danger.
Les nouveaux dieux, Benoît XVI les appelle par leur nom. Il l’a fait, par exemple, lors de la mémorable « lectio divina » qu’il a prononcée devant plus de deux cents évêques à l’occasion de l’avant-dernier synode.
Les nouveaux dieux, ce sont les « capitaux anonymes qui réduisent l’homme en esclavage ».
C’est la violence terroriste « exercée apparemment au nom de Dieu » mais en réalité « au nom de fausses divinités qu’il faut démasquer ».
C’est la drogue qui, « comme une bête vorace, étend ses mains sur toute la terre et détruit ».
C’est « la manière de vivre qui est répandue par l’opinion publique : aujourd’hui c’est comme cela, le mariage ne compte plus, la chasteté n’est plus une vertu, et ainsi de suite ».
L’opinion de Benoît XVI – une opinion qu’il a de nouveau exprimée récemment dans la préface aux deux volumes de ses « opera omnia » qui contiennent les écrits conciliaires – est que c’est justement là que se trouvent la force et la faiblesse de Vatican II, au cinquantième anniversaire duquel il a fixé l’année de la foi.
Le concile a voulu redonner de la vigueur à l’annonce de la foi chrétienne au monde d’aujourd’hui, sous des formes « mises à jour ». Et il y est en partie parvenu. Mais il n’a pas su aller jusqu’au cœur de « ce qui est essentiel et constitutif de l’époque moderne ».
Il est vrai, par exemple, qu’il a fallu à l’Église le coup de fouet des Lumières pour qu’elle redécouvre la conception de la liberté de religion qui avait été celle de la chrétienté de l’Antiquité. Sur ce point, le pape Ratzinger est d’accord avec le cardinal Carlo Maria Martini : l’Église était vraiment « en retard de deux cents ans en ce domaine ».
Mais le pape est encore davantage d’accord avec le cardinal Camillo Ruini, lorsque celui-ci objecte que, de toute façon, « il doit y avoir une distance de l’Église par rapport à n’importe quelle époque, y compris par rapport à la nôtre mais aussi par rapport à celle où Jésus a vécu », une distance « qui nous appelle à convertir non seulement les personnes, mais aussi la culture et l’histoire ».
Cette distance, les Parvis des Gentils organisés par le cardinal Gianfranco Ravasi la mettent en évidence, en donnant à la culture de notre époque, éloignée de Dieu, des occasions de s’exprimer.
Mais ce qui est le plus important pour le pape Ratzinger, c’est que les faux dieux soient renversés de leur trône, afin que les hommes retrouvent le seul vrai Dieu.
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Cette note a été publiée dans « L’Espresso » n° 33 du 2012, en vente en kiosque à partir du 2 novembre, à la page d’opinion intitulée « Settimo cielo », confiée à Sandro Magister.

 

« MIEUX VAUT SE MARIER QUE BRÛLER ». MÊME SI C’EST EN SECONDES NOCES – par Sandro Magister

13 avril, 2015

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« MIEUX VAUT SE MARIER QUE BRÛLER ». MÊME SI C’EST EN SECONDES NOCES

Les Églises orthodoxes appliquent aux divorcés cette formule de l’apôtre Paul. Et il y a des gens qui voudraient qu’une telle pratique soit également introduite dans l’Église catholique. L’un d’eux est un théologien du diocèse de Bologne, dont l’archevêque est le cardinal Caffarra

par Sandro Magister

ROME, le 2 avril 2015 – Le Jeudi Saint, on peut entendre cet avertissement, plus que jamais d’actualité, qui avait été adressé par l’apôtre Paul aux chrétiens de Corinthe : « Quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement… mange et boit sa propre condamnation ».
De cet avertissement l’Église catholique a tiré l’interdiction de donner la communion aux divorcés remariés.
Toutefois, dans les Églises orthodoxes, c’est une pratique différente qui a prévalu. Elle en arrive à bénir les secondes noces et à permettre la communion eucharistique aux divorcés remariés.
Les gens qui souhaitent que cette pratique soit également introduite dans l’Église catholique citent en effet les Églises orthodoxes comme un exemple de « miséricorde » qu’il conviendrait d’imiter. Ils se réfèrent, pour soutenir leur point de vue, à une remarque sibylline formulée par le pape François, le 28 juillet 2013, à bord de l’avion qui le ramenait de Rio de Janeiro à Rome :
« Les orthodoxes suivent la théologie de l’économie, comme ils l’appellent, et ils donnent une seconde possibilité [de mariage], ils le permettent. Je crois que ce problème, on doit l’étudier dans le cadre de la pastorale du mariage ».
Mais, à la veille de la première session du synode consacré à la famille, au mois d’octobre dernier, l’archevêque Cyril Vasil, secrétaire de la congrégation pour les Églises orientales au Vatican, a lancé une mise en garde contre une interprétation « naïve » de la pratique des Églises orthodoxes en matière de mariage.
Les remariages – a-t-il expliqué – sont entrés dans la pratique des Églises orientales à une époque tardive, vers la fin du premier millénaire. Ils y ont été introduits sous l’influence envahissante de la législation impériale byzantine, dont les Églises étaient les exécutrices. Et, à l’heure actuelle, la dissolution d’un premier mariage est encore pour ces Églises, dans presque tous les cas, la simple transcription d’un jugement de divorce qui a été rendu par l’autorité civile.
Vasil est une autorité en la matière. Slovaque de rite grec, jésuite, il a été doyen de la faculté de droit canonique de l’Institut Pontifical Oriental de Rome. Son essai consacré au divorce et aux remariages dans les Églises orthodoxes a été inclus dans un livre à plusieurs auteurs qui a été publié à la veille du synode et qui contient des textes rédigés par cinq cardinaux, tous opposés à l’accès des divorcés remariés à la communion :

« Permanere nella verità di Cristo. Matrimonio e Comunione nella Chiesa cattolica », Cantagalli, Sienne, 2014.
Les passages marquants de l’essai de Vasil sont reproduits dans cet article de www.chiesa :
> Divorce et remariages. La conciliante « oikonomia » des Églises orthodoxes
Cependant les experts ne sont pas tous d’accord avec lui.

Enrico Morini est professeur d’histoire des Églises orthodoxes à l’université d’état de Bologne et à la faculté de théologie d’Émilie-Romagne. Il a écrit – en note à un essai publié dans « Memorie Teologiche » [Mémoires Théologiques], la revue en ligne de sa faculté – le texte suivant à propos de la dissolution du lien nuptial et de la possibilité de contracter un second mariage, qui sont admis par les Églises orthodoxes :
« Cette donnée incontestable qu’est la modulation de la pratique ecclésiastique en tenant compte de la législation civile en matière de mariage paraît présentée par Cyril Vasil de manière négative, comme une adultération sécularisante de l’enseignement évangélique, presque comme une approbation donnée à des lois d’état qui sont en opposition avec la loi divine. Il me semble, au contraire, qu’elle constitue une pratique qui, avec sagesse, applique à la pastorale le critère salvifique de la miséricorde, sans compromettre pour autant le principe de l’indissolubilité. Dans les problématiques aigües qui sont suscitées par le contexte sociologique actuel, elle représente, à mon avis, une alternative valide à l’hypothèse de l’admission des divorcés remariés à la communion sacramentelle. En effet cette pratique, au lieu de permettre à des personnes qui vivent objectivement en état de péché d’accéder au sacrement, assainit plutôt la situation de péché au moyen d’une ratification ecclésiale non sacramentelle, qui valorise ce qu’il y a de positif dans une union naturelle, stable et fidèle ».
L’essai écrit par Morini peut être lu dans son intégralité sur le site web de « Memorie Teologiche » :
> Il matrimonio nella dottrina e nella prassi canonica della Chiesa ortodossa
Par ailleurs on pourra en lire ci-dessous les passages les plus marquants.
On notera que Morini est diacre et qu’il préside la commission per l’œcuménisme du diocèse de Bologne, diocèse dont l’archevêque est Carlo Caffara. Celui-ci est l’un des cinq cardinaux qui ont apporté leur contribution à l’ouvrage cité plus haut et le pape François lui témoigne une estime croissante :
> Cote des valeurs du synode. Kasper en baisse, Caffarra en hausse
Cela signifie qu’un diocèse dirigé par un évêque « intransigeant » peut très bien constituer un exemple de dialogue ouvert et fructueux entre des personnes ayant des points de vue différents ou même opposés, dans le respect réciproque et aux niveaux de compétence les plus élevés.
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LE MARIAGE DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE
par Enrico Morini

1. Théologie du mariage chrétien
Pour comprendre la réglementation de l’Église orthodoxe en matière de mariage, il est nécessaire de partir des prémisses théologiques. […]
Quelle est l’essence du sacrement de mariage ? Les époux sont des icônes vivantes – c’est-à-dire des images qui impliquent la présence réelle de ce qui est représenté – de deux associations surnaturelles parallèles, dans la mesure où l’une implique l’autre : l’union du Dieu Verbe, dans l’incarnation, avec la nature humaine et celle du Christ, Verbe incarné, avec l’Église. […]
Conséquences :
a. La nécessité absolue de l’hétérosexualité du mariage. L’union homosexuelle n’est pas simplement un désordre : c’est un monstre, qui profane la sacralité même du mariage, c’est une contrefaçon sacrilège de l’union divino-humaine et de l’union Christ-Église. Elle annihile le caractère iconique du mariage. […]
b. L’unité du mariage, qui exclut de la manière la plus absolue la polygamie simultanée, mais également la polygamie consécutive, après un ou plusieurs veuvages. En effet […], comme tous les autres sacrements, le mariage chrétien ne concerne pas seulement la vie terrestre, mais aussi la vie éternelle : par conséquent la grâce du sacrement ne cesse pas avec la mort, mais elle constitue une union éternelle entre ceux qui l’ont reçu. L’exercice du mariage cesse –comme l’a dit le Seigneur « neque nubent neque nubentur » – mais pas la grâce sacramentelle.
c. Son indissolubilité est tout aussi absolue. Si le mariage est une icône de l’incarnation, il ne peut pas être temporaire. Tout comme la consécration virginale dans le monachisme – pour laquelle, dans la religion orthodoxe, les dispenses ne sont pas admises – il se projette dans l’éternité. La grâce d’un sacrement – comme on le sait bien en ce qui concerne le baptême et la confirmation – ne peut pas être supprimée. […]
2. Mariage civil et cohabitations

Ce cadre théologique comporte des retombées bien précises lorsqu’il s’agit de porter un jugement, par exemple, le mariage civil et les cohabitations.
L’union entre un homme et une femme, contractée conformément aux lois civiles – ou conformément aux lois religieuses d’une autre confession – avec une volonté de stabilité et de fidélité réciproque, fait entrevoir en elle le mystère divino-humain du mariage, même si elle ne réalise pas le mystère du mariage humain et même si elle ne reproduit pas l’image de l’archétype divin. C’est un fait naturel et non pas surnaturel. […]
Toutefois, bien qu’elle ne soit pas un sacrement, elle constitue tout de même un lien sacré, dans la mesure où elle laisse entrevoir la véritable icône. Même si les deux époux ne sont pas transformés par la grâce divine, il y a néanmoins dans leur union une certaine présence de la grâce. Celle-ci sera encore plus réduite, évidemment, dans les cohabitations hors des liens du mariage qui, si elles ne comportent pas d’intention de stabilité et de fidélité, sont purement et simplement de la débauche.
C’est pour toutes ces raisons que l’Église de l’antiquité, avant que le rite chrétien du mariage ne se soit imposé, acceptait les mariages civils comme étant salvifiques.
3. L’économie ecclésiastique
L’Église s’est trouvée tout de suite confrontée au fait que non seulement la législation civile permettait aux veufs de contracter un second mariage, mais qu’elle prenait également en considération la dissolution du lien nuptial avec la possibilité de contracter un nouveau mariage.
Afin de résoudre ce grave problème pastoral – qui ne s’est pas seulement posé à l’Église de l’antiquité mais qui a aussi pris, à notre époque, une forme aigüe en raison de la sécularisation de la société et de l’affirmation de la laïcité de l’état – l’Église d’Orient a élaboré le concept d’“économie”. […]
Techniquement parlant, l’économie ecclésiastique est la possibilité d’accorder, sous une forme temporaire ou permanente, des dérogations par rapport à une prescription normative, sans pour autant invalider en aucune manière la validité de la prescription elle-même. Une telle procédure, grâce à laquelle on atténue la dureté d’une loi dans le moment même où l’on en réaffirme la validité, est justifiée uniquement par l’objectif supérieur de faciliter l’obtention du salut éternel dans les situations où la loi, si elle était appliquée dans toute sa rigueur, pourrait y faire obstacle.
L’Église, qui concrétise dans le temps et dans l’Histoire l’œuvre salvifique du Christ, est seule à pouvoir apporter des dérogations à la lettre de la loi. En agissant de cette façon, en effet, elle ne fait rien d’autre que d’imiter l’infinie miséricorde divine, qui veut que « tous les hommes soient sauvés » (1 Tim 2, 4) et elle considère par conséquent qu’elle est autorisée à accorder des dérogations même aux prescriptions qui remontent au Christ lui-même, ce qui fait que, en apparence, elle se montre parfois plus indulgente que son Seigneur lui-même. […]
De manière plus conceptuelle, l’économie canonique pourrait être définie comme la « pastorale de la miséricorde », qui parvient à adoucir les duretés de la loi, sans que la validité de celle-ci soit compromise en aucune manière. […]
4. Le mariage des veufs
C’est dans la Sainte Écriture que se trouverait le témoignage relatif au premier recours à l’économie en matière de mariage. L’apôtre Paul enseigne, dans la perspective d’une attente eschatologique imminente, que la virginité est préférable au mariage, mais que, en tout état de cause, « mieux vaut se marier que brûler de désir » (1 Cor 7, 8-9). S’il s’agit là d’une indication générale, elle est a fortiori valable pour les veufs, à qui il est d’autre part recommandé de ne pas se marier (1 Cor 7, 40). […] Par conséquent un second mariage est permis aux veufs en guise de remède contre la débauche. […]
Étant donné que ce mariage à caractère médicinal ne peut pas reproduire avec la perfection nécessaire le modèle nuptial divino-humain, il ne s’agit pas à proprement parler d’un sacrement : en effet il est en contradiction avec le principe de l’unité du mariage qui, appartenant à l’ordre surnaturel, se projette dans l’éternité. Cependant la mère Église le bénit tout de même : à la fois en raison du caractère salvifique en tout état de cause que comporte une union stable et fidèle et dans le but d’aider les nouveaux époux à éviter le péché de débauche.
Voilà pourquoi a été préparé, à l’usage des personnes qui contractaient un second mariage, un rite dans lequel le couronnement des époux n’était pas prévu à l’origine et qui est caractérisé par le fait que :
a. Les prières qui sont prononcées par le prêtre ont un caractère pénitentiel.
b. Les deux époux se voient imposer des pratiques pénitentielles, qui comportent entre autres une longue période pendant laquelle ils doivent s’abstenir de la communion eucharistique. […]
5. Le mariage des divorcés
Le caractère le plus frappant de la réglementation canonique de l’Église orthodoxe – mais il est le fruit d’une profonde cohérence – c’est le fait que, dans cette Église, le second mariage des divorcés est assimilé à celui des veufs.
Le divorce est contraire à la nature, dans la mesure où les deux époux deviennent une seule chair, et il est contraire à la loi divine, parce que Dieu l’a interdit : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Cependant l’homme, qui a en lui la liberté de pécher, a également la terrible possibilité de détruire, par le péché, l’intégrité de la communion matrimoniale, de provoquer la mort morale – non pas la mort sacramentelle, parce que le mariage est intrinsèquement indissoluble – du mariage lui-même. […].
On peut dire que, des deux aspects, sacramentel et contractuel, du mariage chrétien – que la manière de voir orientale considère comme plus distincts que la conception occidentale – c’est l’aspect contractuel qui est dissous par le divorce.
Cette concession est faite par l’Église non pas sur la base de la simple volonté des époux – dans les pays de religion orthodoxe l’Église s’est toujours opposée à ce que les lois civiles permettent le divorce par consentement mutuel – mais en présence de faits peccamineux graves, pouvant être qualifiés de « crimina » contre le mariage. […] il s’agit principalement :
a. De l’adultère commis par l’un des époux.
b. De l’abandon du domicile conjugal.
c. Des actes de violence, ceux-ci pouvant aller jusqu’à la tentative de mettre fin aux jours du conjoint.
d. De l’apostasie du christianisme par l’un des époux. […]
Il faut souligner que la rupture du mariage est toujours un acte répréhensible, dans la mesure où elle brise l’icône des noces divino-humaines et que, par conséquent, elle affecte en profondeur la relation qui existe entre les époux et Dieu. C’est pour cette raison que le coupable ne peut pas se réconcilier avec Dieu seulement par le sacrement de pénitence et qu’il est privé de la communion sacramentelle pendant un certain temps, même s’il ne se remarie pas. Une telle sanction signifie que le coupable a commis une faute contre la foi chrétienne, mais elle se présente toutefois comme une privation de communion seulement temporaire, dans la mesure où l’Église a pour but le salut des hommes et non pas leur condamnation.
Au contraire celui des deux époux qui n’est pas coupable, s’il reste continent, ne fait l’objet d’aucune sanction. Cependant, dans le cas où on lui permet de contracter un second mariage afin de lui éviter de « brûler de désir », les pénitences habituelles lui sont également imposées, de même que l’on prescrit à un malade les médicaments qui lui sont nécessaires. Ces pénitences montrent que le second mariage est une dérogation à la loi divine et qu’elle est justifiée – en tant qu’application miséricordieuse de la même loi – par la faiblesse de la chair.
L’exigence fondamentale, en effet, est d’éviter la débauche, qui serait mortelle pour le salut de l’individu. En tant que relation non stable et avec des personnes différentes, celle-ci est encore plus destructrice du mystère dont le mariage est l’image. Elle peut être assimilée à la polygamie simultanée et elle constitue le plus grand mal qui puisse exister dans l’éthique du mariage. En effet une relation sexuelle stable, entre un homme et une seule femme, est en tout état de cause une image affaiblie du mystère, même si cette relation est extrêmement imparfaite en dehors du sacrement, alors que la débauche ne peut jamais être une telle image. […]
L’évêque grec-catholique Dimitrios Salachas a écrit : « La pastorale de l’Église doit rechercher la solution qui soit la plus acceptable pour chacune des deux parties et pour leurs enfants. Dans un grand nombre de cas, une nouvelle union matrimoniale est inévitable mais, du point de vue de l’Église, ce nouveau mariage ne peut pas avoir la même plénitude sacramentelle que le premier : il faut alors recourir au rite utilisé pour les gens qui se marient deux fois ». […]

6. Conclusions
Il ne faut pas se laisser tromper par les différences qui existent entre les deux Églises, la catholique et l’orthodoxe, en ce qui concerne la réglementation relative au mariage. En effet il existe entre elles un consensus théologique de base, fondé sur l’unité et l’indissolubilité du sacrement, et la différence qui existe dans la pratique s’explique uniquement par une différence dans le relevé des données empiriques.
Pour l’Occident – qui, dans une conception principalement juridique, identifie contrat et sacrement – il peut arriver que des mariages qui ont été contractés et vécus soient déclarés nuls uniquement parce qu’une clause sociale – et non pas une clause théologique – n’a pas été totalement respectée.
Pour l’Orient orthodoxe, en revanche, ces mêmes mariages seraient parfaitement valides, dans la mesure où l’aspect contractuel n’est pas considéré comme un élément constitutif du sacrement, ce que sont plutôt les éléments essentiels iconiques du mystère du Verbe incarné.
Je voudrais conclure avec ces quelques phrases écrites par l’historien et théologien russo-américain John Meyendorff, qui résument de manière efficace le point de vue de l’Église orthodoxe :
« L’Église a toujours été compréhensive envers la faiblesse humaine et elle n’a pas cherché à imposer l’Évangile en utilisant des prescriptions purement formelles. Seule une consécration consciente de la vie tout entière au Christ rend compréhensible toute la signification et la plénitude de la doctrine évangélique à propos du mariage. Mais cette consécration reste inaccessible à beaucoup de gens ».
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Traduction française par Charles de Pechpeyrou, Paris, France.

LE CREDO DE PAUL VI. QUI L’A ÉCRIT ET POURQUOI – par Sandro Magister

13 janvier, 2014

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LE CREDO DE PAUL VI. QUI L’A ÉCRIT ET POURQUOI

L’Eglise aussi a eu son 1968, avec par exemple le Catéchisme hollandais. Paul VI y a répondu par son « Credo du peuple de Dieu ». On sait aujourd’hui que c’est son ami le philosophe Jacques Maritain qui l’a écrit

par Sandro Magister

ROMA, le 6 juin 2008 – Fin juin, Benoît XVI va inaugurer une année jubilaire consacrée à l’apôtre Paul, à l’occasion des 2 000 ans de sa naissance. La célébration débutera le samedi 28, la veille de la fête du saint, pour s’achever un an plus tard. Il y a quarante ans, entre 1967 et 1968, Paul VI avait agi de manière similaire en consacrant une année de célébrations aux apôtres Pierre et Paul, à l’occasion des 1 900 ans de leur martyre. Le pape avait clôturé ce qu’il nommait “l’Année de la Foi“ par une profession de foi solennelle, le “Credo du peuple de Dieu“, prononcée le 30 juin 1968 sur la place Saint-Pierre. Le texte de ce Credo s’inspirait de celui du Concile de Nicée, récité lors de chaque messe. Mais avec des compléments et des développements importants. Comment et pourquoi Paul VI a-t-il eu l’idée de couronner l’Année de la Foi par la proclamation du Credo du peuple de Dieu? Et comment ce texte a-t-il été rédigé? La réponse à ces deux questions se trouve dans un volume qui sortira bientôt en France, le sixième tome de la « Correspondance » entre le théologien et cardinal suisse Charles Journet et le philosophe français Jacques Maritain, à savoir 303 lettres échangées entre 1965 et 1973. C’est en effet Maritain lui-même qui a écrit l’ébauche du Credo du peuple de Dieu que Paul VI devait prononcer. Les deux textes seront publiés en regard dans le volume à paraître, afin de mettre en valeur leur ressemblance. Entretemps, le cardinal Georges Cottier – disciple de Journet et théologien émérite de la maison pontificale – a déjà révélé les dessous de ce Credo dans le mensuel international “30 Jours“, qui y a consacré la une de son dernier numéro.

* * * En 1967, Maritain a 85 ans. Il vit à Toulouse, chez les Petits Frères de Charles de Foucauld. Il vient de publier “Le paysan de la Garonne“, une critique impitoyable de l’Eglise postconciliaire “à genoux devant le monde“. Le 12 janvier, le cardinal Journet écrit à Maritain qu’il rencontrera bientôt le pape à Rome. Les deux hommes ignorent que Paul VI a l’intention de lancer l’Année de la Foi. Mais Maritain confie à Journet que depuis quelques jours, “une idée [lui] est venue à l’esprit“. Il la décrit en ces mots: “Que le Souverain Pontife rédige une profession de foi complète et détaillée, dans laquelle tout ce que contient réellement le Symbole de Nicée soit expliqué. Ce sera, pour l’histoire de l’Eglise, la profession de foi de Paul VI“. Sans que Maritain le lui ait demandé, Journet photocopie la lettre du philosophe et la remet au pape lorsqu’il rencontre le 18 janvier. A cette occasion, Paul VI demande au théologien son jugement sur l’état de santé de l’Eglise: “Tragique“, lui répond Journet. Lui-même comme le pape sont anéantis par la publication en Hollande, l’année précédente, avec la bénédiction des évêques, d’un nouveau Catéchisme ayant vraiment « pour objectif de substituer, au sein de l’Eglise, une orthodoxie à une autre, une orthodoxie moderne à l’orthodoxie traditionnelle » (ainsi s’exprime la commission cardinalice instituée par Paul VI pour examiner ce Catéchisme, dont Journet fait partie). Le 22 février 1967, Paul VI décrète l’Année de la Foi. Deux jours plus tard, Maritain note dans son journal: “C’est peut-être la préparation pour une profession de foi qu’il proclamera lui-même“. Cette même année le premier synode des évêques se réunit à Rome du 29 septembre au 29 octobre. Le rapport final de la commission doctrinale soumet au pape la proposition d’une déclaration sur les points essentiels de la foi. Le 14 décembre, Paul VI reçoit à nouveau le cardinal Journet, qui lui rapporte l’idée de Maritain. Paul VI lui rappelle que d’autres avaient déjà suggéré, à la fin du Concile Vatican II, de promulguer un nouveau symbole de la foi. Lui-même avait demandé au célèbre théologien dominicain Yves Congar de préparer un texte mais, le jugeant insatisfaisant, l’avait laissé de côté. Puis, à l’improviste, Paul VI dit à Journet: “Préparez-moi vous-même un plan de ce que vous jugez bon de faire“. De retour en Suisse, Journet raconte la demande du pape à Maritain. Ce dernier, étant à Paris au début de la nouvelle année, écrit un projet de profession de foi. Il le termine le 11 janvier 1968 et l’envoie le 20 à Journet, qui le transmet à Paul VI le lendemain. D’après la correspondance entre le théologien et le philosophe, Maritain ne voyait dans le texte qu’il avait élaboré qu’un projet destiné à aider Journet. C’est ce dernier qui, de sa propre initiative, a transmis le texte au pape sans aucun ajout. Selon Journet, le texte contenait déjà les réponses à toutes les interrogations soulevées par le Catéchisme hollandais et par d’autres théologiens renommés sur des dogmes tels que le péché originel, la messe comme sacrifice, la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, la création à partir du néant, le primat de Pierre, la virginité de Marie, l’immaculée conception, l’assomption. Le 6 avril, une lettre du théologien dominicain Benoît Duroux, consultant de la congrégation pour la doctrine de la foi, arrive de Rome. Elle fait l’éloge du texte de Maritain et y ajoute quelques commentaires, que Journet interprète comme venant de Paul VI lui-même. A son tour, le pape envoie au cardinal un mot de remerciement. Puis, plus rien. Le 30 juin 1968, place Saint-Pierre, Paul VI prononce solennellement le Credo du peuple de Dieu. Maritain ne l’apprend que le 2 juillet, en lisant le journal. Il déduit des citations que le Credo prononcé par le pape coïncide largement avec le projet qu’il avait écrit. C’est effectivement le cas. L’une des rares différences concerne les juifs et les musulmans. Dans un passage, Maritain avait rappelé explicitement que les juifs et les musulmans proclament, comme les chrétiens, que Dieu est unique. Dans son Credo, en revanche, Paul VI rend grâces à la bonté divine pour les “très nombreux croyants“ qui partagent avec les chrétiens la foi dans le Dieu unique, mais sans citer explicitement le judaïsme et l’islam. Dans les années 50, Maritain avait failli être condamné par le Saint Office à cause de sa pensée philosophique, soupçonnée de “naturalisme intégral“. Il échappa à la condamnation notamment grâce à l’intervention de Giovanni Battista Montini, le futur Paul VI, alors substitut de la secrétairerie d’état, lié depuis longtemps avec le penseur français. __________

Le texte intégral du Credo du peuple de Dieu, prononcé solennellement par Paul VI le 30 juin 1968, dans une traduction non officielle en français:

« Nous croyons en un seul Dieu… » Nous croyons en un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, Créateur des choses visibles comme ce monde où s’écoule notre vie passagère, des choses invisibles comme les purs esprits qu’on nomme aussi les anges, et Créateur en chaque homme de son âme spirituelle et immortelle. Nous croyons que ce Dieu unique est absolument un dans son essence infiniment sainte comme dans toutes ses perfections, dans sa toute-puissance, dans sa science infinie, dans sa providence, dans sa volonté et dans son amour. Il est Celui qui est, comme il l’a révélé à Moïse; et il est Amour, comme l’apôtre Jean nous l’enseigne: en sorte que ces deux noms, Être et Amour, expriment ineffablement la même divine réalité de Celui qui a voulu se faire connaître à nous, et qui, « habitant une lumière inaccessible », est en lui-même au-dessus de tout nom, de toutes choses et de toute intelligence créée. Dieu seul peut nous en donner la connaissance juste et plénière en se révélant comme Père, Fils et Esprit Saint, dont nous sommes par grâce appelés à partager, ici-bas dans l’obscurité de la foi et au-delà de la mort dans la lumière éternelle, l’éternelle vie. Les liens mutuels constituant éternellement les trois personnes, qui sont chacune le seul et même Être divin, sont la bienheureuse vie intime du Dieu trois fois saint, infiniment au-delà de ce que nous pouvons concevoir à la mesure humaine. Nous rendons grâce cependant à la bonté divine du fait que de très nombreux croyants puissent attester avec Nous devant les hommes l’unité de Dieu, bien qu’ils ne connaissent pas le mystère de la Très Sainte Trinité. Nous croyons donc au Père qui engendre éternellement le Fils, au Fils, Verbe de Dieu, qui est éternellement engendré, au Saint-Esprit, personne incréée qui procède du Père et du Fils comme leur éternel amour. Ainsi en les trois personnes divines, « coaeternae sibi et coaequales », surabondent et se consomment, dans la surexcellence et la gloire propres à l’être incréé, la vie et la béatitude de Dieu parfaitement un, et toujours « doit être vénérée l’unité dans la trinité et la trinité dans l’unité ». Nous croyons en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est le Fils de Dieu. Il est le Verbe éternel, né du Père avant tous les siècles et consubstantiel au Père, « homoousios to Patri », et par lui tout a été fait. Il s’est incarné par l’œuvre du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie et s’est fait homme: égal donc au Père selon la divinité, et inférieur au Père selon l’humanité et un lui-même, non par quelque impossible confusion des natures mais par l’unité de la personne. Il a habité parmi nous, plein de grâce et de vérité. Il a annoncé et instauré le Royaume de Dieu et nous a fait en lui connaître le Père. Il nous a donné son commandement nouveau de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés. Il nous a enseigné la voie des béatitudes de l’Évangile: pauvreté en esprit, douleur supportée dans la patience, soif de la justice, miséricorde, pureté du cœur, volonté de paix, persécution endurée pour la justice. Il a souffert sous Ponce Pilate, Agneau de Dieu portant sur lui les péchés du monde, et il est mort pour nous sur la croix, nous sauvant par son sang rédempteur. Il a été enseveli et, de son propre pouvoir, il est ressuscité le troisième jour, nous élevant par sa résurrection à ce partage de la vie divine qu’est la vie de la grâce. Il est monté au ciel et il viendra de nouveau, en gloire cette fois, pour juger les vivants et les mort: chacun selon ses mérites – ceux qui ont répondu à l’amour et à la pitié de Dieu allant à la vie éternelle, ceux qui les ont refusés jusqu’au bout allant au feu qui ne s’éteint pas. Et son règne n’aura pas de fin. Nous croyons en l’Esprit Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie, qui est adoré et glorifié avec le Père et le Fils. Il nous a parlé par les Prophètes, il nous a été envoyé par le Christ après sa Résurrection et son Ascension auprès du Père; il illumine, vivifie, protège et conduit l’Église; il en purifie les membres s’ils ne se dérobent pas à la grâce. Son action qui pénètre au plus intime de l’âme, rend l’homme capable de répondre à l’appel de Jésus: « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». Nous croyons que Marie est la Mère demeurée toujours vierge du Verbe incarné, notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ, et qu’en raison de cette élection singulière elle a été, en considération des mérites de son Fils, rachetée d’une manière plus éminente, préservée de toute souillure du péché originel et comblée du don de la grâce plus que toutes les autres créatures. Associée par un lien étroit et indissoluble aux mystères de l’Incarnation et de la Rédemption, la Très Sainte Vierge, l’Immaculée, a été, au terme de sa vie terrestre, élevée en corps et en âme à la gloire céleste et configurée à son Fils ressuscité en anticipation du sort futur de tous les justes; et Nous croyons que la Très Sainte Mère de Dieu, nouvelle Ève, mère de l’Église, continue au ciel son rôle maternel à l’égard des membres du Christ, en coopérant à la naissance et au développement de la vie divine dans les âmes des rachetés. Nous croyons qu’en Adam tous ont péché, ce qui signifie que la faute originelle commise par lui a fait tomber la nature humaine, commune à tous les hommes, dans un état où elle porte les conséquences de cette faute et qui n’est pas celui où elle se trouvait d’abord dans nos premiers parents, constitués dans la sainteté et la justice, et où l’homme ne connaissait ni le mal ni la mort. C’est la nature humaine ainsi tombée, dépouillée de la grâce qui la revêtait, blessée dans ses propres forces naturelles et soumise à l’empire de la mort, qui est transmise à tous les hommes et c’est en ce sens que chaque homme naît dans le péché. Nous tenons donc, avec le Concile de Trente, que le péché originel est transmis avec la nature humaine, « non par imitation, mais par propagation », et qu’il est ainsi « propre à chacun ». Nous croyons que Notre-Seigneur Jésus-Christ, par le sacrifice de la croix, nous a rachetés du péché originel et de tous les péchés personnels commis par chacun de nous, en sorte que, selon la parole de l’Apôtre, « là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé ». Nous croyons à un seul baptême institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour la rémission des péchés. Le baptême doit être administré même aux petits enfants qui n’ont pu encore se rendre coupables d’aucun péché personnel, afin que, nés privés de la grâce surnaturelle, ils renaissent « de l’eau et de l’Esprit Saint » à la vie divine dans le Christ Jésus. Nous croyons à l’Église une, sainte, catholique et apostolique, édifiée par Jésus-Christ sur cette pierre qui est Pierre. Elle est le corps mystique du Christ, à la fois société visible instituée avec des organes hiérarchiques et communauté spirituelle, l’Église terrestre; elle est le peuple de Dieu pérégrinant ici-bas et l’Église comblée des biens célestes; elle est le germe et les prémices du Royaume de Dieu, par lequel se continuent, au long de l’histoire humaine, l’œuvre et les douleurs de la Rédemption et qui aspire à son accomplissement parfait au-delà du temps dans la gloire. Au cours du temps, le Seigneur Jésus forme son Église par les sacrements qui émanent de sa plénitude. C’est par eux qu’elle rend ses membres participants au mystère de la mort et de la résurrection du Christ, dans la grâce du Saint-Esprit qui lui donne vie et action. Elle est donc sainte tout en comprenant en son sein des pécheurs, parce qu’elle n’a elle-même d’autre vie que celle de la grâce: c’est en vivant de sa vie que ses membres se sanctifient; c’est en se soustrayant à sa vie qu’ils tombent dans les péchés et les désordres qui empêchent le rayonnement de sa sainteté. C’est pourquoi elle souffre et fait pénitence pour ses fautes, dont elle a le pouvoir de guérir ses enfants par le sang du Christ et le don de l’Esprit Saint. Héritière des divines promesses et fille d’Abraham selon l’Esprit, par cet Israël dont elle garde avec amour les Écritures et dont elle vénère les patriarches et les prophètes; fondée sur les apôtres et transmettant de siècle en siècle leur parole toujours vivante et leurs pouvoirs de pasteur dans le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui; perpétuellement assistée par le Saint-Esprit, elle a charge de garder, enseigner, expliquer et répandre la vérité que Dieu a révélée d’une manière encore voilée par les prophètes et pleinement par le Seigneur Jésus. Nous croyons tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu, écrite ou transmise, et que l’Église propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par le magistère ordinaire et universel. Nous croyons à l’infaillibilité dont jouit le successeur de Pierre quand il enseigne ex cathedra comme pasteur et docteur de tous les fidèles, et dont est assuré aussi le corps des évêques lorsqu’il exerce avec lui le magistère suprême. Nous croyons que l’Église, fondée par Jésus-Christ et pour laquelle il a prié, est indéfectiblement une dans la foi, le culte et le lien de la communion hiérarchique. Au sein de cette Église, la riche variété des rites liturgiques et la légitime diversité des patrimoines théologiques et spirituels et des disciplines particulières, loin de nuire à son unité, la manifestent davantage. Reconnaissant aussi l’existence, en dehors de l’organisme de l’Église du Christ, de nombreux éléments de vérité et de sanctification qui lui appartiennent en propre et tendent à l’unité catholique, et croyant à l’action du Saint-Esprit qui suscite au cœur des disciples du Christ l’amour de cette unité, Nous avons l’espérance que les chrétiens qui ne sont pas encore dans la pleine communion de l’unique Église se réuniront un jour en un seul troupeau avec un seul pasteur. Nous croyons que l’Église est nécessaire au salut, car le Christ qui est seul médiateur et voie de salut se rend présent pour nous dans son Corps qui est l’Église. Mais le dessein divin du salut embrasse tous les hommes; et ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église mais cherchent Dieu sincèrement et, sous l’influence de la grâce, s’efforcent d’accomplir sa volonté reconnue par les injonctions de leur conscience, ceux-là, en un nombre que Dieu seul connaît, peuvent obtenir le salut. Nous croyons que la messe célébrée par le prêtre représentant la personne du Christ en vertu du pouvoir reçu par le sacrement de l’ordre, et offerte par lui au nom du Christ et des membres de son Corps mystique, est le sacrifice du calvaire rendu sacramentellement présent sur nos autels. Nous croyons que, comme le pain et le vin consacrés par le Seigneur à la Sainte Cène ont été changés en son Corps et son Sang qui allaient être offerts pour nous sur la croix, de même le pain et le vin consacrés par le prêtre sont changés au corps et au sang du Christ glorieux siégeant au ciel, et Nous croyons que la mystérieuse présence du Seigneur, sous ce qui continue d’apparaître à nos sens de la même façon qu’auparavant, est une présence vraie, réelle et substantielle. Le Christ ne peut être ainsi présent en ce sacrement autrement que par le changement en son corps de la réalité elle-même du pain et par le changement en son sang de la réalité elle-même du vin, seules demeurant inchangées les propriétés du pain et du vin que nos sens perçoivent. Ce changement mystérieux, l’Église l’appelle d’une manière très appropriée transsubstantiation. Toute explication théologique, cherchant quelque intelligence de ce mystère, doit pour être en accord avec la foi catholique, maintenir que, dans la réalité elle-même, indépendante de notre esprit, le pain et le vin ont cessé d’exister après la consécration, en sorte que c’est le corps et le sang adorables du Seigneur Jésus qui dès lors sont réellement devant nous sous les espèces sacramentelles du pain et du vin, comme le Seigneur l’a voulu, pour se donner à nous en nourriture et pour nous associer à l’unité de son Corps mystique. L’unique et indivisible existence du Seigneur glorieux au ciel n’est pas multipliée, elle est rendue présente par le sacrement dans les multiples lieux de la terre où la messe est célébrée. Et elle demeure présente, après le sacrifice, dans le Saint Sacrement, qui est, au tabernacle, le cœur vivant de chacune de nos églises. Et c’est pour nous un devoir très doux d’honorer et d’adorer dans la sainte hostie, que nos yeux voient, le Verbe incarné qu’ils ne peuvent pas voir et qui, sans quitter le ciel, s’est rendu présent devant nous. Nous confessons que le royaume de Dieu commencé ici-bas en l’Église du Christ n’est pas de ce monde, dont la figure passe, et que sa croissance propre ne peut se confondre avec le progrès de la civilisation, de la science ou de la technique humaines, mais qu’elle consiste à connaître toujours plus profondément les insondables richesses du Christ, à espérer toujours plus fortement les biens éternels, à répondre toujours plus ardemment à l’amour de Dieu, à dispenser toujours plus largement la grâce et la sainteté parmi les hommes. Mais c’est ce même amour qui porte l’Église à se soucier constamment du vrai bien temporel des hommes. Ne cessant de rappeler à ses enfants qu’ils n’ont pas ici-bas de demeure permanente, elle les presse aussi de contribuer, chacun selon sa vocation et ses moyens, au bien de leur cité terrestre, de promouvoir la justice, la paix et la fraternité entre les hommes, de prodiguer leur aide à leurs frères, surtout aux plus pauvres et aux plus malheureux. L’intense sollicitude de l’Église, épouse du Christ, pour les nécessités des hommes, leurs joies et leurs espoirs, leurs peines et leurs efforts, n’est donc rien d’autre que son grand désir de leur être présente pour les illuminer de la lumière du Christ et les rassembler tous en lui, leur unique Sauveur. Elle ne peut signifier jamais que l’Église se conforme elle-même aux choses de ce monde, ni que diminue l’ardeur de l’attente de son Seigneur et du royaume éternel. Nous croyons à la vie éternelle. Nous croyons que les âmes de tous ceux qui meurent dans la grâce du Christ, soit qu’elles aient encore à être purifiées au purgatoire, soit que dès l’instant où elles quittent leur corps, Jésus les prenne au paradis comme il a fait pour le bon larron, sont le peuple de Dieu dans l’au-delà de la mort, laquelle sera définitivement vaincue le jour de la résurrection où ces âmes seront réunies à leur corps. Nous croyons que la multitude de celles qui sont rassemblées autour de Jésus et de Marie au paradis forme l’Église du ciel, où dans l’éternelle béatitude elles voient Dieu tel qu’il est et où elles sont aussi, à des degrés divers, associées avec les saints anges au gouvernement divin exercé par le Christ en gloire, en intercédant pour nous et en aidant notre faiblesse par leur sollicitude fraternelle. Nous croyons à la communion de tous les fidèles du Christ, de ceux qui sont pèlerins sur la terre, des défunts qui achèvent leur purification, des bienheureux du ciel, tous ensemble formant une seule Église, et Nous croyons que dans cette communion l’amour miséricordieux de Dieu et de ses saints est toujours à l’écoute de nos prières, comme Jésus nous l’a dit: Demandez et vous recevrez. Aussi est-ce avec foi et dans l’espérance que Nous attendons la résurrection des morts et la vie du monde à venir.

Béni soit le Dieu trois fois saint. Amen.

Paul PP. VI 

LE CONCILE DANS LES CONFIDENCES DU PAPE JEAN XXIII – par Sandro Magister (23 octobre 2012)

4 juin, 2013

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350349?fr=y

LE CONCILE DANS LES CONFIDENCES DU PAPE JEAN XXIII

« La Civiltà Cattolica » publie les journaux intimes du père Roberto Tucci, qui en était le directeur à l’époque du concile. Voici le compte-rendu des cinq entretiens qu’il eut avec le pape qui convoqua Vatican I

par Sandro Magister

ROME, le 23 octobre 2012 – La documentation concernant le concile Vatican II s’est enrichie, il y a quelques jours, d’un nouveau texte inédit jusqu’à hier. Un texte d’une valeur notable.
Il s’agit de quelques extraits des journaux intimes du cardinal Roberto Tucci (photo), qui était, à l’époque du concile, directeur de « La Civiltà Cattolica ».
Et c’est précisément cette revue des jésuites de Rome qui – en prenant ces journaux intimes comme base – a ouvert son dernier numéro sur le compte-rendu des cinq entretiens que Tucci a eus avec le pape Jean XXIII entre 1959 et 1962, c’est-à-dire entre l’annonce et le début de Vatican II.
« La Civiltà Cattolica » est une revue très particulière. Avant impression, ses articles sont passés au crible par les autorités vaticanes, qui tantôt les approuvent, tantôt les modifient, ou encore les éliminent.
Au temps de Pie XII, c’était le pape en personne qui revoyait les articles. Jean XXIII confia cette charge à son secrétaire d’état.
Mais il continua à rencontrer le directeur de la revue. Et celui-ci, après chaque entretien, en faisait un compte-rendu dans son journal intime.
Le journal intime du père Tucci donne ainsi une description très fidèle de la manière dont Jean XXIII s’est approché du concile qu’il avait décidé.
Par exemple, on a la confirmation du fait que le pape fut frappé par le silence qu’il provoqua lorsque, en 1959, il annonça son projet de concile aux cardinaux réunis à Saint-Paul-hors-les-Murs : « Il a proposé la chose, leur a demandé de lui donner franchement leur avis et personne n’a parlé ».
À propos d’autres moments de la marche d’approche du pape vers le concile, il y a dans le journal intime de Tucci quelques notations inattendues.
Par exemple, l’idée du voyage en train par lequel Jean XXIII se rendit à Lorette afin d’appeler la protection de la Vierge sur le concile paraît avoir été le résultat de calculs politiques :
« En ce qui concerne son voyage à Lorette, le pape a dit qu’il devait le faire pour donner satisfaction au ministre des Travaux publics, qui a effectué d’importants investissements dans cette région, et pour donner l’occasion d’une rencontre au président Gronchi : celui-ci voulait que l’on trouve un moyen de faire venir le pape au Quirinal ».
On est également impressionné par les propos brusques de Jean XXIII contre « le mal subtil » dont souffrait la curie, un mal fait de carriérisme et de népotisme, et par sa répugnance pour l’apparat du Vatican.
Le pape Jean était encore plus irrité par ceux qu’il devait qualifier ultérieurement de « prophètes de malheur » dans le discours mémorable qu’il prononça pour ouvrir le concile.
Mais il y a encore bien d’autres choses dans les extraits du journal intime de celui qui était dans ces années-là le directeur de « La Civiltà Cattolica », extraits que cette revue a publiés dans son numéro daté du 20 octobre 2012.
On trouvera ci-dessous les passages marquants de cet article.
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LE PAPE JEAN ET LE CONCILE, DANS LE JOURNAL INTIME DU CARDINAL TUCCI

par Giovanni Sale
Grâce au journal intime du P. Roberto Tucci, directeur de la revue « La Civiltà Cattolica » à l’époque du concile et aujourd’hui cardinal, qui fut reçu à plusieurs reprises par Jean XXIII en raison de ses fonctions, il est possible de retrouver, pour les trois années de préparation de l’événement conciliaire, les thèmes auxquels le pape accordait le plus d’importance et les stratégies d’action qu’il mit en place pour donner plus d’élan au futur concile. [...]
La première audience fut fixée tout de suite après que le P. Tucci eut été nommé au poste de directeur de la revue romaine des jésuites. Elle eut lieu à Castel Gandolfo le 12 septembre 1959. À cette occasion, le directeur notait : « Simplicité impressionnante et affabilité de manières qui fait disparaître tout embarras et qui émeut. Ai été accueilli à la porte et raccompagné presque jusqu’au seuil ». Le pape, faisant plus que ne l’exigeait le protocole, était venu au-devant du jeune P. Tucci, qui avait alors 38 ans, et, restant debout, il s’entretint aimablement avec lui : il s’étonna de son jeune âge, parla des jésuites qu’il avait connus et de l’ouvrage que lui-même avait consacré aux visites pastorales de saint Charles Borromée dans le diocèse de Bergame.
A la fin de l’audience, écrivait le jésuite, le pape « est revenu sur le sérieux et la sûreté doctrinale de notre périodique et il a fait allusion au fait que, à l’époque où il était nonce à Paris, les bons pères jésuites français de la revue ‘Études’ s’étaient quelque peu laissé prendre, eux aussi, par le mouvement d’idées novatrices. Il a évoqué une forme de néo-modernisme qui, ‘d’après ce que l’on me dit’, s’introduit dans l’enseignement, y compris ecclésiastique : tout devient problème et les jeunes finissent par tout remettre en question ».
Le pape faisait référence aux théologiens de la « nouvelle théologie », condamnée à cette époque par Rome et regardée d’un œil soupçonneux dans certains milieux catholiques. Beaucoup de ces théologiens, en effet, étaient des jésuites ; parmi eux, les pères de Lubac, Daniélou, Teilhard de Chardin, Rahner et d’autres ; à la différence de leurs collègues romains de « La Civiltà Cattolica », ceux qui écrivaient dans la revue jésuite parisienne étaient des partisans enthousiastes de ce courant « novateur ». [...]
L’audience suivante, qui eut lieu cinq mois plus tard, c’est-à-dire le 1er février 1960, fut d’une grande importance ; à cette occasion, le pape parla abondamment du futur concile. [...]
« Il a montré clairement – notait le directeur de « La Civiltà Cattolica » – qu’il envisage le concile œcuménique en connexion avec le problème de la réunion, à tout le moins, avec les Églises orientales séparées. Il ne se fait pas d’illusions, mais il constate que le climat spirituel s’est grandement amélioré depuis l’époque de Léon XIII […]. On me dit de faire attention, mais comment puis-je répondre avec dureté à des gens qui s’adressent à moi d’une manière tellement amicale ? Mais je garde toujours les yeux un peu ouverts, pour ne pas me laisser tromper ».
Le pape parla, tout de suite après, de la nécessité de mettre à jour le langage de la théologie et de la doctrine catholique formulées au cours des siècles : « Il fait d’ailleurs – continuait le directeur – une distinction assez explicite entre le dogme proprement dit, les mystères qu’il faut accepter humblement, et les explications théologiques ». [...] Il dit ensuite qu’il fallait parler de l’enfer aux fidèles, mais en soulignant « que le Seigneur sera bon avec un grand nombre de gens ». Il ajouta encore, sur le ton de la plaisanterie : « Il est certain que nous pouvons tous y aller, mais je me dis : Seigneur, tu ne vas quand même pas permettre que ton vicaire y aille ? ». [...]
Lors de l’audience du 7 juin 1960, Jean XXIII se mit à parler avec le directeur de « La Civiltà Cattolica » de la préparation du concile. À cette date, la phase anté-préparatoire était déjà terminée et le pape avait déjà nommé les commissions chargées de rédiger les schémas à présenter au concile.
« L’intention du pape – écrivait le P. Tucci – est de faire entrer dans l’effort de préparation non seulement la curie romaine, mais un peu toute l’Église. Il fait remarquer que souvent, hors de Rome, les gens en veulent à la curie romaine, comme si l’Église était tout entière dans les mains des ‘romains’. Il y a également beaucoup de belles énergies ailleurs ; alors pourquoi ne pas chercher à les employer ? ». [...]
« [Le pape] reconnaît – écrivait le jésuite – qu’il y a eu une certaine résistance de la part des cardinaux [de curie] et que lui, d’autre part, ne veut pas agir sans ceux qui sont à ses côtés justement pour l’aider dans le gouvernement de l’Église. Il prévoit que, maintenant, une lutte plutôt tenace va commencer, parce que les cardinaux ont leurs secrétaires ou leurs protégés qu’ils veulent placer dans les commissions pour des motifs qui ne sont certainement pas surnaturels […]. C’est le mal subtil de la curie romaine : les prélatures, les avancements […]. Mais il souhaite utiliser aussi des étrangers : il a donc demandé à tous les évêques et à tous les nonces d’établir des listes de personnes qualifiées pour ce travail ». L’Église – concluait le pape – doit s’adapter d’une manière ou d’une autre à l’époque et il en est de même pour la curie romaine et pour la cour pontificale.
Il évoquait ensuite sa situation de « prisonnier de luxe » au Vatican et l’excès de faste et de cérémonial qui entourait sa personne. « Je n’ai rien contre ces bons gardes nobles – confiait le pontife – mais toutes ces révérences, toutes ces formalités, tout ce faste, toute cette parade, me font souffrir, croyez-moi. Lorsque je descends [à la basilique] et que je me vois précédé par tous ces gardes, j’ai l’impression d’être un détenu, un malfaiteur ; alors que je voudrais être le ‘bonus pastor’ de tous, proche du peuple. […] Le pape n’est pas un souverain de ce monde. Il raconte combien il a trouvé désagréable, au début, d’être porté sur la sedia gestatoria à travers les salles, précédé par des cardinaux souvent plus vieux et plus mal en point que lui (ajoutant que, en plus, ce n’était même pas tellement rassurant pour lui parce que, au fond, on est toujours un peu en équilibre instable) ». [...]
Lors de l’audience du 30 décembre 1961, Jean XXIII fit part au directeur de « La Civiltà Cattolica » du regret et du mécontentement qu’il avait éprouvés en lisant un article du P. Antonio Messineo, rédigé par celui-ci à la demande du Saint-Office et attaquant Giorgio La Pira en raison de ses prises de position en matière de politique, considérées comme trop indulgentes ou naïvement optimistes en ce qui concernait les partis de gauche. « On n’écrit pas de cette façon contre quelqu’un qui est catholique pratiquant et qui a des intentions droites – dit le pape au P. Tucci – même s’il est un peu fou et si parfois ses idées ne sont pas bien fondées doctrinalement». [...]
Au cours de cette même audience, le pape parla également de la situation politique et de la nécessité pour l’Église de sortir des vieux schémas d’opposition idéologique et de travailler à la réconciliation des hommes.
Il se plaignit des critiques dont il avait fait l’objet même dans certains milieux ecclésiastiques pour avoir répondu au message de vœux qui lui avait été envoyé par le président de l’Union Soviétique, Nikita Khrouchtchev, et il ajouta : « Le pape n’est pas un naïf, il savait très bien que le geste de Khrouchtchev était dicté par des objectifs politiques de propagande ; mais ne pas répondre aurait été un acte d’impolitesse non justifiée. En tout cas, la réponse était calibrée. Le Saint-Père se laisse guider par le bon sens et par le sens pastoral ». [...]
Le pape se plaignit, d’autre part, de certains de ses détracteurs qui l’accusaient d’être un « esprit accommodant » ; il affirma qu’il ne s’était jamais « détaché, pas même sur un seul point, de la saine doctrine catholique » et que ceux qui portaient cette accusation auraient dû en apporter les preuves. « Ensuite il s’en est pris – notait le P. Tucci – aux ‘zélotes’ qui veulent sans cesse se battre. Il y en a toujours eu dans l’Église, il y en aura toujours et il faut de la patience et du silence ! ». [...]
Par ailleurs, à propos de la politique italienne, le pape donna au directeur de « La Civiltà Cattolica » des indications très fortes et très contraignantes. « Le pape souhaite – notait le P. Tucci – une ligne moins engagée dans les affaires politiques italiennes». [...]
Le pape indiqua par ailleurs, gentiment mais fermement, qu’il n’appréciait pas beaucoup l’esprit militant, intransigeant, de la revue et il demanda à ce qu’elle s’adapte, dans son style et dans son contenu, aux temps nouveaux. Citant le commentaire de l’un de ses amis, il dit : « Les bons pères de ‘La Civiltà Cattolica’ sont toujours en train de pleurer pour une chose ou pour une autre ! Et qu’ont-ils obtenu ? [...] Il faut voir le bien et le mal – commenta-t-il – et ne pas être toujours pessimiste à propos de toutes choses ». [...]
Au cours des derniers mois de la longue phase préparatoire, peu de temps avant qu’elle ne s’achève, Jean XXIII était occupé à la lecture attentive des schémas rédigés par les commissions, avant qu’ils ne soient envoyés aux pères conciliaires. [...] Jean XXIII n’était pas très satisfait des schémas qui avaient été préparés et il fit part de cette insatisfaction au directeur de « La Civiltà Cattolica » lors de l’audience qu’il lui accorda le 27 juillet 1962.
Le pape, nota le P. Tucci, « m’a parlé de la révision des textes conciliaires à laquelle il est en train de procéder. [...] Il m’a montré quelques-unes des notes qu’il a rédigées dans la marge des textes : [entre autres] sur un texte dans lequel, sur une page et demie, étaient énumérées uniquement des erreurs, il a indiqué qu’il faudrait faire preuve de moins de dureté. Il m’a également expliqué qu’il avait dû faire comprendre qu’il avait l’intention de revoir les textes avant qu’ils ne soient envoyés aux évêques. Mais que cette intention n’avait pas été prise en compte dès le début, ce qui fait que certains textes avaient déjà été envoyés sans qu’il ait eu la possibilité de les voir ». [...]
Pour en revenir à la politique, rappelons que, à cette époque-là, il y avait chez les catholiques italiens, ainsi que chez les leaders de la Démocratie Chrétienne eux-mêmes, des discussions pour déterminer s’il était nécessaire ou non d’accepter la collaboration des socialistes de P. Nenni au gouvernement. Cette perspective [...] était fortement critiquée par le président de la conférence des évêques d’Italie, le cardinal Giuseppe Siri, et également par de nombreux prélats de la curie romaine, au premier rang desquels figurait le [cardinal Alfredo Ottaviani] pro-secrétaire du Saint-Office. L’administration américaine suivait cette question avec beaucoup d’appréhension et elle incitait son ambassadeur en Italie à faire tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher l’élargissement de l’équipe gouvernementale à la gauche. À cette époque-là, il y avait un grand nombre de catholiques qui considéraient que, du point de vue idéologique et politique, il n’y avait pas, en pratique, une grande différence entre la position des socialistes et celle des communistes, et que, par conséquent, accepter la collaboration des premiers signifiait implicitement accueillir également les seconds.
« Il faut que nous fassions très attention – confiait le pape au P. Tucci – parce que, aujourd’hui, les hommes politiques, y compris les démocrates-chrétiens, cherchent à attirer l’Église de leur côté et qu’ils finissent par se servir de l’Église dans des buts qui ne sont pas toujours de très haut niveau. [...] Je ne m’y connais pas mais, franchement, je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas accepter la collaboration d’autres personnes, qui ont une idéologie différente, pour faire des choses qui sont bonnes en elles-mêmes, pourvu qu’il n’y ait pas de concessions en matière de doctrine ».

LE PÈRE MICHEL-MARIE, UNE SOUTANE DANS LE MARSEILLE PROFOND – par Sandro Magister

9 janvier, 2013

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LE PÈRE MICHEL-MARIE, UNE SOUTANE DANS LE MARSEILLE PROFOND

La vie, l’œuvre et les miracles d’un curé dans une ville de France. Qui a fait refleurir la foi là où elle s’était desséchée

par Sandro Magister

ROME, le 4 décembre 2012 – Le titre de cet article est celui-là même que le journal « Avvenire » a donné à un reportage qui a été réalisé à Marseille par son envoyée spéciale Marina Corradi, sur les traces du curé d’un quartier situé derrière le Vieux Port.
Un curé dont les messes sont célébrées dans une église pleine à craquer de fidèles. Qui confesse tous les jours jusqu’à une heure avancée de la soirée. Qui a baptisé un très grand nombre de convertis. Qui porte constamment la soutane de manière à ce que tout le monde puisse le reconnaître comme prêtre, même de loin.
Michel-Marie Zanotti-Sorkine est né en 1959 à Nice, dans une famille en partie russe, en partie corse. Dans sa jeunesse, il chante dans les cabarets de Paris, mais ensuite, les années passant, la vocation sacerdotale, qu’il avait ressentie dès l’enfance, renaît en lui avec vigueur. Il a pour guides le père Joseph-Marie Perrin, qui fut le directeur spirituel de Simone Weil, et le père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la Communauté Saint-Jean. Il fait ses études à l’Angelicum, la faculté de théologie des dominicains, à Rome. Il est ordonné prêtre en 2004 par le cardinal Bernard Panafieu, alors archevêque de Marseille. Il écrit des livres, dont le dernier est intitulé « Au diable la tiédeur » et dédié aux prêtres. Il est curé de la paroisse Saint-Vincent-de-Paul.
Et dans cette paroisse située en haut de la Canebière, une rue qui monte du Vieux-Port entre des immeubles et des magasins négligés, où l’on rencontre de nombreux clochards, immigrés, roms, et où les touristes ne s’aventurent pas, dans un Marseille et dans une France où la pratique religieuse est presque partout réduite au minimum, le père Michel-Marie a fait refleurir la foi catholique.
Comment ? Marina Corradi l’a rencontré. Et elle raconte.
Ce reportage a été publié le 29 novembre dans « Avvenire », le quotidien de la conférence des évêques d’Italie. C’est le premier d’une série ayant pour objectif de présenter des témoins de la foi, connus ou non, capables de faire naître l’étonnement évangélique chez ceux qui les rencontrent.
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« LE PAPE A RAISON : TOUT DOIT RECOMMENCER À PARTIR DU CHRIST »

par Marina Corradi

Cette soutane noire qui voltige sur la Canebière, au milieu d’une foule plus maghrébine que française, fait se retourner les gens. Tiens, un prêtre, et habillé comme autrefois, dans les rues de Marseille. Un homme brun, souriant, mais qui a pourtant quelque chose de réservé, de monacal. Et quelle histoire que la sienne ! Il a chanté dans des cabarets à Paris, cela ne fait que huit ans qu’il a été ordonné prêtre et depuis lors il est curé ici, à la paroisse Saint-Vincent-de-Paul.
Mais, en réalité, son histoire est encore plus compliquée que cela : Michel-Marie Zanotti-Sorkine, 53 ans, descend d’un grand-père juif russe, immigré en France, qui fit baptiser ses filles avant la guerre. Elles échappèrent à l’Holocauste et l’une d’elles a mis au monde le père Michel-Marie. En revanche, du côté paternel, celui-ci est à moitié corse et à moitié italien. (On pense : quel mélange bizarre et l’on regarde son visage avec étonnement, en essayant de comprendre ce que peut être un homme qui a en lui un tel nœud de racines). Mais si, un dimanche, on entre dans son église pleine à craquer de fidèles et si l’on écoute parler du Christ avec des mots simples de tous les jours ; si l’on observe la religieuse lenteur avec laquelle il élève l’hostie, dans un silence absolu, on se demande qui est ce prêtre et ce qui, en lui, fascine et fait revenir à la foi des gens qui s’en étaient éloignés.
Enfin il est là, en face de vous, dans son presbytère blanc, claustral. Il a l’air plus jeune que son âge ; il n’a pas ces rides d’amertume qui, avec le temps, marquent le visage d’un homme. Il se dégage de lui une paix, une joie qui étonne. On voudrait lui demander tout de suite : mais qui êtes-vous ?
Devant un repas frugal, il évoque sa vie toute entière en quelques indications. Deux parents merveilleux. La mère, baptisée mais catholique seulement de manière formelle, accepte que son fils aille à l’église. La foi lui est transmise « par un vieux prêtre, un salésien en soutane noire, un homme d’une foi généreuse, démesurée ». Le désir, à huit ans, d’être prêtre. À treize ans, il perd sa mère : « La douleur m’a ravagé. Et pourtant je n’ai jamais douté de Dieu ». L’adolescence, la musique, et cette belle voix. Les pianos-bars de Paris pourraient sembler peu adaptés au discernement d’une vocation religieuse. Et pourtant, tandis que la décision mûrit lentement, les pères spirituels de Michel-Marie lui disent de rester dans le monde des nuits parisiennes : parce que là aussi, il faut qu’il y ait un signe. Mais la vocation finit par se faire pressante. Et en 1999, alors qu’il a 40 ans, son désir d’enfant se réalise : il devient prêtre, et en soutane, comme le vieux salésien.
Pourquoi la soutane ? « Pour moi – répond-il en souriant – c’est une tenue de travail. Elle est destinée à constituer un signe pour ceux qui me rencontrent et avant tout pour ceux qui ne sont pas croyants. Habillé de cette façon, je suis reconnaissable comme prêtre, tout le temps. Ainsi, dans la rue, je mets à profit toutes les occasions de créer de nouvelles amitiés. Mon père, me dit un homme, où est le bureau de poste ? Je lui réponds : Venez, je vous accompagne. Tout en marchant, nous bavardons et je découvre que les enfants de cet homme ne sont pas baptisés. Je finis par lui dire de me les amener et bien souvent, par la suite, je baptise ces enfants. Je fais tout ce que je peux pour que mon visage montre une humanité bonne. L’autre jour – raconte-t-il en riant – dans un bar, un vieil homme m’a demandé sur quels chevaux parier et je lui en ai conseillé. J’ai demandé pardon à la Sainte Vierge, à qui j’ai dit en moi-même : tu sais, c’est pour devenir l’ami de cet homme. Comme le disait un prêtre qui a été mon maître quand on lui demandait comment convertir les marxistes : ‘Il faut devenir leur ami’ ».
Ensuite, à l’église, sa messe est austère et belle. Le prêtre affable de la Canebière est un prêtre rigoureux. Pourquoi donne-t-il tant de soin à la liturgie ? « Je veux que tout soit magnifique autour de l’eucharistie. Je veux que, au moment de l’élévation, les gens comprennent qu’Il est là, vraiment. Ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas de la pompe superflue : c’est habiter le Mystère. Le cœur a besoin, lui aussi, de ressentir ».
Il insiste beaucoup sur la responsabilité du prêtre et dans l’un de ses livres – il en a écrit plusieurs et écrit encore, parfois, des chansons – il affirme qu’un prêtre dont l’église est vide doit s’interroger et dire : « C’est à nous que le feu fait défaut ». Et d’expliquer : « Le prêtre est un ‘alter Christus’, il est appelé à refléter en lui le Christ. Cela ne signifie pas nous demander à nous-mêmes la perfection, mais être conscients de nos péchés, de notre misère, afin d’être en mesure de comprendre tous ceux qui se présentent au confessional et de leur pardonner ».
Le père Michel-Marie est tous les soirs dans son confessional, avec une parfaite ponctualité, à cinq heures, toujours. (Les gens, dit-il, doivent savoir que le prêtre est là, en tout cas). Puis il reste à la sacristie jusqu’à onze heures, afin d’accueillir quiconque désirerait s’y rendre : « Je veux donner le signe d’une disponibilité illimitée ». À en juger par le défilé ininterrompu de fidèles, le soir, on dirait que cela fonctionne. Comme une demande profonde qui émerge de cette ville apparemment lointaine. Que veulent-ils ? « La première chose, c’est de s’entendre dire : tu es aimé. La seconde : Dieu a un projet sur toi. Il faut qu’ils se sentent non pas jugés, mais accueillis. Il s’agit de leur faire comprendre que le seul qui puisse changer leur vie, c’est le Christ. Et Marie. Selon moi, il y a deux choses qui permettent un retour à la foi : l’amour de Marie et l’apologétique passionnée, qui touche le cœur ».
« Ceux qui viennent me trouver – poursuit-il – me demandent avant tout une aide humaine et je m’efforce de leur apporter toute l’aide possible. En n’oubliant pas que le mendiant a besoin de manger mais qu’il a également une âme. À la femme offensée je dis : envoie-moi ton mari, je vais lui parler. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui viennent me dire qu’ils sont tristes, qu’ils vivent mal… Alors je leur demande : depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessé ? Parce que je sais que le péché pèse et que la tristesse du péché tourmente. Je suis arrivé à la conviction que ce qui fait souffrir beaucoup de gens, c’est le manque de sacrements. Le sacrement, c’est le divin à la portée de l’homme : et sans cette nourriture, on ne peut pas vivre. Je vois la grâce opérer et les personnes changer ».
Des journées données totalement, dans la rue ou au confessional, jusqu’à la nuit. Où trouve-t-il les forces nécessaires ? Lui – presque pudiquement, comme on parle d’un amour – évoque un rapport profond avec Marie, la confiance absolue qu’il a en elle : « Marie, c’est l’acte de foi total, dans l’abandon sous la Croix. Marie, c’est la compassion absolue. C’est la pure beauté offerte à l’homme ». Et il aime le chapelet, l’humilité du chapelet, ce prêtre de la Canebière : « Souvent, pendant je confesse, je récite le chapelet, ce qui ne m’empêche pas d’écouter ; lorsque je donne la communion, je prie ». On est intimidé en l’écoutant. Mais alors, tous les prêtres devraient faire preuve d’un dévouement absolu, presque comme des saints ? « Je ne suis pas un saint et je ne crois pas que tous les prêtres doivent être saints. Mais ils peuvent être des hommes bons. Les gens seront attirés par la bonté présente sur leur visage ».
A-t-il des problèmes, dans ces rues caractérisées par une très forte présence de musulmans immigrés ? Non, dit-il simplement : « Ils ont du respect pour moi et pour cette soutane ». À l’église, il accueille tout le monde avec joie : « Y compris les prostituées. Je leur donne la communion. Qu’est-ce que je devrais leur dire ? Devenez d’honnêtes femmes avant d’entrer ici ? Le Christ est venu pour les pécheurs et j’ai la crainte, si je refuse un sacrement, qu’un jour il puisse me demander d’en rendre compte. Mais est-ce que nous connaissons encore la puissance des sacrements ? Je me demande si nous n’avons pas trop bureaucratisé l’admission au baptême. Je pense au baptême de ma mère juive qui, pour ce qui est de la demande de mon grand-père, fut un acte purement formel : et pourtant, de ce baptême est venu un prêtre ».
Et la nouvelle évangélisation ? « Voyez-vous – dit-il en prenant congé, dans son presbytère – plus je vieillis et plus je comprends ce que dit Benoît XVI : tout recommence vraiment à partir du Christ. Nous ne pouvons que remonter à la source ».
Plus tard, on l’entrevoit au loin, dans la rue, avec sa soutane noire que son pas rapide met en mouvement. « Je la porte – a-t-il dit – afin d’être reconnu par quelqu’un que, sans cela, je ne rencontrerais peut-être jamais. Par cet inconnu, qui m’est extrêmement cher ».
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Le journal qui a publié le reportage :

> Avvenire

Journal du Vatican / Le consistoire des six cardinaux – (site du Sandro Magister)

29 octobre, 2012

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Journal du Vatican / Le consistoire des six cardinaux

Parmi eux pas d’homme de la curie, pas d’Italien, pas de ressortissant d’autres pays européens. L’Américain Harvey va quitter son poste de préfet de la maison pontificale. Et, en la personne du Philippin Tagle, c’est un adepte de « l’école de Bologne » qui va recevoir la pourpre

par ***

(site du Sandro Magister)

CITÉ DU VATICAN, le 24 octobre 2012 – Benoît XVI a provoqué la surprise en annonçant, ce matin, un consistoire au cours duquel seraient créés six nouveaux cardinaux.
On ne peut pas dire que ce nouveau consistoire soit inattendu. Déjà avant l’été, la création d’une nouvelle fournée de cardinaux au mois de novembre ou au plus tard en février 2013 était considérée dans les palais apostoliques comme hautement probable.
Ce qui a surpris, en revanche, c’est le fait que, parmi les nouveaux cardinaux, ne figurent ni Italiens, ni Européens, ni membres de la curie au sens strict. Cette exclusion a été voulue avec détermination par le pape, qui n’a pas accepté de faire des exceptions, même pour son compatriote, l’Allemand Gerhard Ludwig Müller, qu’il a placé à la tête de la première des congrégations vaticanes, celle de la doctrine de la foi.
En effet ceux qui recevront la pourpre le 24 novembre prochain sont un américain du nord (l’archevêque James M. Harvey, 63 ans, des États-Unis, préfet de la maison pontificale, fonction qui en elle-même n’est pas curiale), un latino-américain (Rubén Salazar Gómez, 70 ans, archevêque de Bogota), un africain (John Olorunfemi Onaiyekan, 68 ans, archevêque d’Abuja au Nigeria) et trois asiatiques (Bechara Rai, 72 ans, le patriarche maronite libanais ; Baselios Cleemis Thottunkal, 53 ans, l’archevêque majeur des syro-malankars en Inde ; et Luis Antonio Tagle, 55 ans, l’archevêque de Manille aux Philippines).
Il faut remonter jusqu’au pontificat de Pie XI pour trouver un autre consistoire sans création de nouveaux cardinaux italiens ou européens. C’est-à-dire au consistoire du 24 mars 1924, où le pape Achille Ratti fit cardinaux George Mundelein, archevêque de Chicago, et Patrick J. Hayes, archevêque de New-York. Et à celui du 19 décembre 1927, où il éleva à la pourpre deux Français, un Canadien, un Espagnol et un Hongrois.
Aux 33 consistoires suivants, célébrés en 85 ans par six pontifes, il y a toujours eu, à chaque fois, au moins un nouveau cardinal italien. Il en fut ainsi même lors de celui du 16 janvier 1960, où Jean XXIII, bien qu’il n’ait créé ce jour-là que quatre cardinaux, conféra la pourpre à l’Italien Giuseppe Ferretto.
En somme, Benoît XVI paraît avoir voulu compléter et équilibrer le consistoire de février dernier, qui avait été critiqué, y compris par des membres de la hiérarchie qui font autorité, comme étant trop marqué par des nominations d’Italiens, d’Européens et de membres de la curie.
Et, afin de rendre le signal encore plus clair, le pape Joseph Ratzinger s’est également abstenu d’allonger la liste des nouveaux cardinaux par adjonction d’un ou plusieurs prélats âgés de plus de 80 ans, possibilité qui avait aussi été prise en considération.
Voilà donc comment s’explique la décision, inhabituelle au cours des dernières décennies, de créer une nouvelle fournée de cardinaux quelques mois seulement après la précédente.
Il n’y a pas eu deux créations de cardinaux différentes dans une même année depuis 1929. Sous le pontificat de Jean XXIII, il y a eu deux consistoires à seulement trois mois et demi de distance, mais ils étaient répartis sur deux années solaires différentes, le premier ayant eu lieu le 14 décembre 1959 et le suivant le 28 mars 1960.
En dehors de la détermination de Benoît XVI à ne pas nommer d’Italiens, d’Européens ou de membres de la curie, les choix qui ont été faits en ce qui concerne les nouveaux cardinaux étaient donc plutôt prévisibles, à l’exception de celui de Harvey.
En Amérique latine, la Colombie était le seul grand pays à ne plus avoir aucun cardinal électeur, c’est-à-dire âgé de moins de 80 ans, alors que, il y a encore quelques années, il en avait jusqu’à trois. Sans compter que le pape a eu, cette année, l’occasion de connaître de près les problèmes de ce pays, lors de la visite « ad limina » de son épiscopat.
En ce qui concerne l’Asie, il est facile de comprendre que le choix du patriarche maronite a été fait dans le cadre du voyage au Liban et à la lumière de la dramatique situation en Syrie. Tandis que celui de l’archevêque majeur syro-malankar, en dépit de la jeunesse de celui-ci qui en fait le plus jeune membre du collège cardinalice, constitue une reconnaissance du grand dynamisme pastoral de cette communauté.
Par ailleurs il était naturel que les Philippines, seul grand pays d’Asie à majorité catholique, aient de nouveau au moins un cardinal électeur. Il fallait choisir entre deux diocèses : Cebu, le plus grand, ou Manille, celui de la capitale. C’est le second, dont Tagle est l’archevêque, qui a été retenu.
Un effet collatéral de ce dernier choix est que le collège cardinalice comptera donc aussi parmi ses membres l’un des auteurs de la très répandue et controversée « Histoire du concile Vatican II » de « l’école de Bologne », cette dernière défendant une herméneutique de la « rupture ».
Tagle en a en effet rédigé, étant alors un simple prêtre, un chapitre clé, intitulé “La tempête de novembre : la ‘semaine noire’”, du quatrième volume, publié en 1999. Ce chapitre a été défini par l’archevêque de curie Agostino Marchetto, dans un ouvrage où il critique sévèrement les travaux historiques de l’école de Bologne (« Le concile Vatican II. Contrepoint pour son histoire », publié par la Libreria Editrice Vaticana en 2005), comme « une étude certes riche et même approfondie, mais pas équilibrée », écrite en « langage journalistique » et ici ou là « dépourvue [de] cette dose d’objectivité que l’on attend du véritable historien ».
Les critiques de Marchetto n’ont en tout cas pas empêché Tagle, évêque d’Imus depuis 2001, de devenir d’abord archevêque de Manille en 2011 et aujourd’hui cardinal.
Pour en revenir à la liste des nouveaux cardinaux, on notera également que, en ce qui concerne le continent africain, le prélat choisi est l’archevêque de la capitale fédérale du Nigeria, pays qui compte déjà un cardinal en la personne de l’archevêque de Lagos. Dans ce cas aussi, la volonté de doubler le nombre de cardinaux dans le pays n’est pas une surprise, si l’on tient compte de l’attention et de l’implication avec lesquelles le Saint-Siège suit les informations relatives aux conflits ethnico-religieux entre musulmans et chrétiens qui ensanglantent ce grand pays africain.
En revanche la nomination au cardinalat de l’Américain Harvey reste surprenante par certains côtés. En effet les deux préfets de la maison pontificale précédents n’ont reçu la pourpre qu’en fin de carrière : Jacques Martin à 80 ans et Dino Monduzzi à 76 ans. Harvey, lui, a 63 ans et le fait que le pape, en lui accordant la pourpre, ait annoncé qu’il serait prochainement nommé archiprêtre de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs a un petit goût de promotion, bien que, ces derniers mois, son nom ait été mentionné parmi ceux des personnes qui, dans le passé, auraient favorisé la regrettable embauche de Paolo Gabriele comme majordome du pape.
Reste évidemment ouverte la question de savoir qui sera le nouveau préfet de la maison pontificale. Et il est facile de prévoir que ce sera une décision très personnelle du pape. Mais une décision qu’il ne prendra pas avant le consistoire du 24 novembre.
Enfin, on peut remarquer que, cette fois-ci, Benoît XVI n’a pas voulu dépasser le chiffre plafond de 120 cardinaux électeurs. C’est en effet le nombre de cardinaux ayant le droit de vote au conclave qu’il y aura à la date de la cérémonie.
Actuellement on compte 116 cardinaux électeurs, mais deux d’entre eux vont franchir la limite des 80 ans avant que le consistoire n’ait lieu : Francis Arinze le 1er novembre et Renato Raffaele Martino le 23.
Entre le 8 décembre 2012 et le 25 décembre 2013, onze autres cardinaux atteindront l’âge de 80 ans. Cela veut dire que, dans un an, il pourra y avoir un autre consistoire pour créer une douzaine de nouveaux cardinaux.
Mais, pour le moment, il est trop tôt pour faire des prévisions à ce sujet.
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POST-SCRIPTUM – Dans le bref discours qu’il a adressé aux pères synodaux, le matin du samedi 27 octobre, dernier jour du synode des évêques consacré à la nouvelle évangélisation, Benoît XVI a confirmé qu’il y avait un lien étroit entre le consistoire du 24 novembre prochain et celui qui a eu lieu au mois de février 2012.

Le pape a déclaré :
« J’ai voulu compléter, par ce petit consistoire, celui de février, précisément dans le contexte de la nouvelle évangélisation, en un geste concernant l’universalité de l’Église, pour montrer que l’Église est l’Église de tous les peuples, qu’elle parle toutes les langues, qu’elle est toujours l’Église de la Pentecôte ; non pas l’Église d’un continent, mais l’Église universelle. Mon intention était bien celle-là : exprimer ce contexte, cette universalité de l’Église ».
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Traduction française par Charles de Pechpeyrou.

2 octobre, 2012

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(suit, sur ce même article, la conversion de saint Augustin)

Pourquoi saint François “est un vrai maître“ pour les chrétiens d’aujourd’hui

Et pourquoi saint Augustin l’est aussi. Depuis Assise et Pavie, destinations de ses deux derniers voyages en Italie, Benoît XVI propose les deux grands convertis comme modèles. Et il critique leurs “mutilations“ modernes

par Sandro Magister

ROMA, le 20 juin 2007 – Benoît XVI a consacré ses deux derniers voyages en Italie, à Pavie et à Assise, à deux saints de tout premier rang et d’une influence exceptionnelle dans l’histoire de l’Eglise: Augustin et François.
Dans les deux cas, le pape a concentré son attention sur un moment précis de la vie des deux saints: la conversion.
La conversion – a expliqué le pape – est le tournant crucial de l’existence de chaque chrétien. La vie de chaque homme y prend une nouvelle forme grâce au Christ auquel il se confie. Dès lors, sa vie se distingue par le fait qu’elle est marquée par le Christ.
Si François est ainsi « un vrai maître » dans la recherche de la paix, dans la sauvegarde de la nature, dans la promotion du dialogue entre tous les hommes, il l’est d’une manière unique, qui ne peut pas être mutilée: « il l’est à partir du Christ ».
L’ »esprit d’Assise » n’a donc rien à voir avec l’indifférentisme religieux, justement parce que la vie et le message de François « reposent si visiblement sur le Christ »:
« Ne pas réussir à concilier l’accueil, le dialogue et les respect pour tous avec cette certitude de foi que chaque chrétien, à l’image du saint d’Assise, est tenu de cultiver, en annonçant le Christ comme le chemin, la vérité et la vie de l’homme (cf Jean 14,6) et l’unique Sauveur du monde, ne pourrait pas être un comportement évangélique, ni franciscain ».
D’autres fois, déjà, Benoît XVI avait critiqué les « abus » et les « trahisons » qui selon lui dénaturent la figure exemplaire de François.
Mais, le dimanche 17 juin à Assise, le pape a repris d’une manière plus organique sa prédication sur la personne du saint et en particulier sur sa conversion, dont on fête le huitième centenaire en 2007.
Il l’a fait en particulier lors de l’homélie de la messe. Comme il l’avait déjà fait à Pavie le dimanche 22 avril, évoquant saint Augustin, dont le corps repose dans cette ville.
Dans les autres discours ponctuant la journée passée à Assise, le pape a tout autant insisté sur la présentation du visage authentique du saint, en repoussant les travestissements qui en sont faits. Un exemple, lorsqu’il a adressé la recommandation suivante aux prêtres, aux diacres et au clergé régulier de la ville:
« Les millions de pèlerins qui empruntent ces rues, attirés par le charisme de François, doivent être aidés à cueillir le noyau essentiel de la vie chrétienne et à parvenir à sa ‘dimension la plus élevée, qui est justement la sainteté. Il ne suffit pas qu’ils admirent François: à travers lui, ils doivent pouvoir rencontrer le Christ, pour l’écouter et l’aimer avec ‘une foi droite, une espérance ferme et une charité parfaite’ (Prière de François devant le Crucifix, 1: FF 276). Les chrétiens de notre époque se retrouvent toujours plus souvent à devoir faire face à la tendance d’accepter un Christ diminué, c’est-à-dire un Christ admiré par son extraordinaire humanité, mais repoussé dans le mystère profond de sa divinité. François lui-même subit une sorte de mutilation quand on le fait intervenir comme témoin de valeurs certes importantes et appréciées dans la culture d’aujourd’hui, mais en oubliant que le choix profond – l’on pourrait dire le cœur de sa vie – est le choix du Christ. A Assise, une ligne pastorale exigeante est plus que jamais nécessaire. A cette fin, c’est à vous, prêtres et diacres, et à vous, qui avez consacré votre vie à Dieu, de sentir avec force le privilège et la responsabilité de vivre en ce territoire de grâce. Certes, nombreux sont ceux qui, en passant par cette ville, reçoivent un message bénéfique simplement par ses ‘pierres’ et son histoire. Cela ne dispense pas d’une proposition spirituelle robuste, qui aide aussi à affronter les nombreuses séductions du relativisme qui caractérise la culture de notre époque ».
Voici donc les deux homélies de Benoît XVI consacrées aux deux grands convertis François et Augustin. Deux homélies qui sont l’expression typique de la prédication de ce pape, toujours étroitement liée à la liturgie du jour:

1. La conversion de saint François

Assise, le 17 juin 2007
Chers frères et sœurs, que nous dit aujourd’hui le Seigneur, alors que nous célébrons l’Eucharistie dans le cadre suggestif de cette place, où se concentrent huit siècles de sainteté, de dévotion, d’art et de culture, liés au nom de François d’Assise? Aujourd’hui, tout parle ici de conversion. [...] Parler de conversion signifie aller au cœur du message chrétien et en même temps aux racines de l’existence de l’homme.
La Parole de Dieu à peine proclamée nous illumine, en mettant devant nos yeux trois figures de convertis.
La première figure est celle de David. Le passage qui le concerne, tiré du deuxième Livre de Samuel, nous présente un des entretiens les plus dramatiques de l’Ancien Testament. Au centre de ce dialogue, un verdict brûlant, par lequel la Parole de Dieu, proférée par le prophète Nathan, met à nu un roi arrivé au faîte de sa fortune politique, mais tombé jusqu’au niveau le plus bas de sa vie morale.
Pour ressentir la tension dramatique de ce dialogue, il convient de garder à l’esprit l’horizon historique et théologique dans lequel il s’intègre. C’est un horizon marqué par l’histoire d’amour avec laquelle Dieu choisit Israël comme son peuple, et établit avec lui une alliance, en se préoccupant de lui assurer terre et liberté.
David est un anneau de cette histoire de l’attention constante de Dieu pour son peuple. Il est choisi à un moment difficile et placé aux côtés du roi Saul, pour devenir par la suite son successeur. Le dessein de Dieu concerne également sa descendance, liée au projet messianique, qui trouvera en Christ, « fils de David », sa pleine réalisation.
La figure de David est ainsi une image de grandeur historique et religieuse à la fois. Tout à l’opposé de l’abjection dans laquelle il tombe quand, aveuglé par sa passion pour Bethsabée, il l’arrache à son époux, un de ses plus fidèles guerriers, et ordonne ensuite froidement l’assassinat de ce dernier.
C’est à en avoir des frissons: comment un élu de Dieu peut-il tomber aussi bas? L’homme est vraiment grandeur et misère: il est grandeur parce qu’il porte en lui l’image de Dieu et parce qu’il est l’objet de son amour; il est misère parce qu’il peut faire mauvais usage de la liberté – son grand privilège – en finissant par s’opposer à son Créateur. Le verdict de Dieu, prononcé par Nathan à David, porte la lumière au plus profond de la conscience, là où les armées, le pouvoir, l’opinion publique ne comptent pas, mais où l’on est seul avec Dieu seulement. « Tu es cet homme »: voilà la parole qui cloue David à ses responsabilités.
Profondément touché par ces mots, le roi développe un repentir sincère et s’ouvre à la miséricorde qui lui est offerte. C’est le chemin de la conversion.
Aujourd’hui, saint François nous invite à suivre ce chemin, à côté de David.
D’après ce que les biographes racontent de ses années de jeunesse, rien ne laisse à penser à des chutes aussi graves que celle qui est reprochée à l’ancien roi d’Israël. Mais François lui-même, dans le Testament rédigé dans les derniers mois de son existence, revoit ses vingt-cinq premières années comme une période où « il était dans le péché » (cf 2 Text 1: FF 110).
Au-delà des manifestations particulières, son péché était de concevoir et de s’organiser une vie entièrement centrée sur lui, en suivant des rêves vains de gloire terrestre. Lorsqu’il était le « roi des fêtes », parmi les jeunes d’Assise (cf 2 Cel I, 3, 7: FF 588), il possédait une générosité d’âme naturelle. Mais celle-ci était encore bien loin de l’amour chrétien que l’on donne sans réserve. Comme lui-même le rappelle, il lui était amer de voir les lépreux. Le péché l’empêchait de dominer la répugnance physique pour reconnaître en eux d’autres frères à aimer.
La conversion l’a amené à exercer la miséricorde et également à l’obtenir. Servir les lépreux, jusqu’à les embrasser, n’a pas seulement été un geste de philanthropie, une conversion, pour ainsi dire, « sociale », mais une véritable expérience religieuse, guidée par l’initiative de la grâce et de l’amour de Dieu: « Le Seigneur – dit-il – m’a conduit parmi eux » (2 Text 2: FF 110).
C’est alors que l’amertume s’est transformée en « douceur d’âme et de corps » (2 Text 3: FF 110). Oui, mes chers frères et sœurs, se convertir à l’amour c’est passer de l’amertume à la « douceur », de la tristesse à la vraie joie. L’homme est vraiment lui-même et se réalise pleinement dans la mesure où il vit avec Dieu et de Dieu, en le reconnaissant et en l’aimant dans ses frères.
Un autre aspect du chemin de la conversion apparaît dans le passage de la Lettre aux Galates. C’est un autre grand converti, saint Paul, qui nous l’explique.
Ses mots ont pour contexte le débat dans lequel la communauté primitive s’est trouvée impliquée: de nombreux chrétiens provenant du judaïsme avaient tendance à lier le salut à l’accomplissement des œuvres de l’ancienne Loi, rendant ainsi vaine la nouveauté du Christ et l’universalité de son message.
Paul se dresse comme témoin et comme héraut de la grâce. Sur la route de Damas, le visage radieux et la voix forte du Christ l’avaient arraché à son zèle violent de persécuteur et avaient allumé en lui le nouveau zèle du Crucifié, qui réconcilie ceux qui sont proches et ceux qui sont éloignés dans sa croix (cf Ephésiens 2,11-22). Paul avait compris que toute la loi est accomplie dans le Christ et que celui qui adhère au Christ s’unit à Lui, accomplit la loi.
Porter le Christ, et avec le Christ le Dieu unique, à toutes les personnes, telle était devenue sa mission. En effet, le Christ « est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un: il a renversé le mur de la séparation… » (Ephésiens 2,14). Sa confession d’amour très personnelle exprime en même temps l’essence commune de la vie chrétienne: « Ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré lui-même pour moi » (Gal 2, 20b). Et comment peut-on répondre à cet amour, sinon en embrassant le Christ crucifié, jusqu’à vivre de sa vie même? « J’ai été crucifié avec le Christ et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Galates 2, 20a).
En parlant de son être crucifié avec le Christ, saint Paul fait non seulement allusion à sa nouvelle naissance dans le baptême, mais aussi à toute sa vie au service du Christ. Cette connexion avec sa vie apostolique apparaît avec clarté dans les derniers mots de sa défense de la liberté chrétienne à la fin de la Lettre aux Galates: « Au reste, que personne désormais ne me suscite plus d’embarras; car je porte sur mon corps les stigmates de Jésus » (6,17).
C’est la première fois dans l’histoire du christianisme qu’apparaît le terme « stigmate de Jésus ». Dans le débat concernant la juste manière de voir et vivre l’Evangile, les arguments de notre pensée ne décident finalement pas; c’est la réalité de la vie, la communion vécue et soufferte avec Jésus qui décide, non seulement dans les idées ou dans les mots, mais jusqu’au plus profond de l’existence, en engageant aussi le corps, la chair.

Les meurtrissures reçues au cours d’une longue histoire de passion sont le témoignage de la présence de la croix de Jésus dans le corps de saint Paul, ce sont ses stigmates. Ce n’est pas la circoncision qui le sauve: les stigmates sont la conséquence de son baptême, l’expression de sa mort avec Jésus jour après jour, le signe certain de son existence en tant que nouvelle créature (cf Galates 6,15). Du reste, Paul fait référence avec l’utilisation du mot « stigmate » à l’ancien usage d’imprimer sur la peau de l’esclave le sceau de son propriétaire. Le serviteur était ainsi « stigmatisé » comme propriété de son patron et était sous sa protection. Le signe de la croix, inscrit lors de longues souffrances sur la peau de Paul, est sa fierté: il le légitime comme véritable serviteur de Jésus, protégé par l’amour de Dieu.
Chers amis, François d’Assise nous transmet aujourd’hui toutes ces paroles de Paul, avec la force de son témoignage.
Depuis que le visage des lépreux, qu’il a aimés par l’amour de Dieu, lui a fait comprendre, d’ une certaine manière, le mystère de la « kenosi » (cf Philippiens 2,7), l’abaissement de Dieu dans la chair du Fils de l’homme, et depuis que la voix du Crucifix de Saint-Damien lui a mis le programme de sa vie dans son cœur: « Va, François, répare ma maison » (2 Cel I, 6, 10: FF 593), son chemin n’a été que l’effort quotidien de s’identifier au Christ.
François est tombé amoureux du Christ. Les plaies du Crucifix ont blessé son cœur, avant de marquer son corps à La Verna. Il pouvait vraiment dire avec Paul « Ce n’est plus moi qui vis, le Christ vit en moi ».
Et venons-en au cœur évangélique de la Parole de Dieu d’aujourd’hui. Jésus lui-même, dans le passage de l’Evangile de Luc que nous avons à peine lu, nous explique le dynamisme de la conversion authentique, en s’appuyant sur le modèle de la femme pécheresse rachetée par l’amour.
Il faut reconnaître que cette femme avait beaucoup osé. La façon dont on elle s’approche de Jésus, mouillant ses pieds de ses larmes pour les essuyer ensuite avec ses cheveux, les embrasser et y verser de l’huile parfumée allait sans doute scandaliser ceux qui regardaient avec l’œil impitoyable du juge les femmes de sa condition.
Au contraire, la tendresse avec laquelle Jésus traite cette femme, dont on a si souvent profité et que tout le monde condamne, impressionne. Elle a trouvé enfin en Jésus un regard pur, un cœur capable d’aimer sans profiter. Dans le regard de Jésus, elle reçoit la révélation de Dieu-Amour!
Loin de toute équivoque, il faut remarquer que la miséricorde de Jésus ne s’exprime pas en mettant entre parenthèses la loi morale. Pour Jésus, le bien est le bien, le mal est le mal. La miséricorde ne change pas le contenu du péché, mais il le brûle dans un feu d’amour. Cet effet purificateur et guérisseur se réalise s’il y a dans l’homme une correspondance d’amour, qui implique la reconnaissance de la loi de Dieu, le repentir sincère, l’engagement d’une nouvelle vie. Beaucoup est pardonné à la pécheresse de l’Evangile, parce qu’elle a beaucoup aimé. En Jésus, Dieu vient pour nous donner l’amour et pour nous demander l’amour.
Qu’est-ce qu’a été, mes chers frères et sœurs, la vie de saint François converti, sinon un grand acte d’amour? Ses prières enflammées, riches de contemplation et de louanges, le geste tendre qu’il a envers l’enfant divin à Greccio, sa contemplation de la passion à La Verna, son « mode de vie selon la forme du saint Evangile » (2 Text 14: FF 116), son choix de pauvreté et sa recherche du Christ dans le visage des pauvres le révèlent.
Cette conversion au Christ, jusqu’au désir de « se transformer » en Lui, devenant une image accomplie, explique son vécu particulier, qui nous le fait apparaître si actuel, aussi par rapport aux grandes thématiques de notre époque, telles que la recherche de la paix, la sauvegarde de la nature, la promotion du dialogue entre tous les hommes.
François est un vrai maître dans ces domaines. Mais il l’est à partir du Christ. En effet, c’est le Christ qui est « notre paix » (cf Ephésiens 2,14). Le Christ est le principe même du Cosmos, car c’est en lui que tout a été fait (cf Jean 1,3). Le Christ est la vérité divine, le « Logos » éternel dans lequel tout « dia-logos » au cours du temps trouve son fondement ultime. François incarne profondément cette vérité « christologique » qui est à la racine de l’existence humaine, du cosmos, de l’histoire.
Je ne peux pas oublier, dans le contexte d’aujourd’hui, l’initiative de mon prédécesseur de vénérée mémoire, Jean-Paul II, qui a voulu réunir ici, en 1986, les représentants des confessions chrétiennes et des diverses religions du monde en une rencontre de prière pour la paix. Ce fut une intuition prophétique et un moment de grâce, comme je l’ai rappelé il y a quelques mois dans ma lettre à l’évêque de cette ville à l’occasion du vingtième anniversaire de cet événement.
Le choix d’organiser cette rencontre à Assise a été dicté précisément par le témoignage de François comme homme de paix, que beaucoup de gens regardent avec sympathie même si leurs positions culturelles et religieuses sont différentes. En même temps, la lumière que le Poverello jetait sur cette initiative était une garantie d’authenticité chrétienne puisque sa vie et son message reposent si visiblement sur le choix du Christ, qu’ils repoussent a priori toute tentation d’indifférentisme religieux, qui n’aurait rien à voir avec l’authentique dialogue interreligieux.
L’ »esprit d’Assise », qui depuis cet événement continue à se répandre dans le monde, s’oppose à l’esprit de violence, à l’utilisation abusive de la religion comme prétexte à la violence. Assise nous dit que la fidélité à ses convictions religieuses, la fidélité surtout au Christ crucifié et ressuscité ne s’expriment pas dans la violence et l’intolérance mais dans le respect sincère de l’autre, dans le dialogue, dans une annonce qui fait appel à la liberté et à la raison, dans l’engagement pour la paix et pour la réconciliation. Ce ne serait une attitude ni évangélique, ni franciscaine que de na pas réussir à associer l’accueil, le dialogue et le respect de tous avec la certitude de la foi que tout chrétien, comme le saint d’Assise est tenu de pratiquer, en annonçant le Christ comme le chemin, la vérité et la vie de l’homme (cf Jean 14,6), et l’unique sauveur du monde.
Que François d’Assise obtienne à cette Eglise en particulier, aux Eglises d’Ombrie, à toute l’Eglise d’Italie, dont il est le patron avec sainte Catherine de Sienne, et à ceux, si nombreux dans le monde, qui se réclament de lui, la grâce d’une authentique et complète conversion à l’amour du Christ.

Le roi Salomon et la découverte de la vraie croix : par Sandro Magister

18 septembre, 2012

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350326?fr=y

Le roi Salomon et la découverte de la vraie croix

Au Liban, Benoît XVI a demandé pour tous le bénéfice de cette grammaire commune qu’est le droit naturel. Et il a indiqué aux chrétiens la croix comme signe de la victoire. Suivant l’exemple de Constantin, l’empereur qui assura la liberté de religion

par Sandro Magister

ROME, le 16 septembre 2012 – À peine son avion avait-il atterri à l’aéroport de Beyrouth que Benoît XVI a demandé aux citoyens du Liban de faire preuve de la sagesse du roi Salomon. Afin de conserver cet « équilibre » essentiel entre les chrétiens et leurs frères appartenant à d’autres religions qui peut servir de « modèle pour les habitants de toute la région et pour le monde entier ».
Dans un pays qui porte les marques d’une guerre civile et qui a été plusieurs fois envahi par des armées étrangères, le pari était audacieux. Mais le pape Joseph Ratzinger n’a pas hésité à le faire, au cours des trois jours de sa visite.
Dans le discours qu’il a adressé, au palais présidentiel de Baadba, le samedi 15 septembre, aux représentants de la république libanaise, aux membres du gouvernement, aux dirigeants religieux et aux représentants du monde de la culture, il a demandé à tous de se retrouver unis autour de ces « valeurs communes à toutes les grandes cultures, parce qu’enracinées dans la nature de l’être humain ».
Parmi ces valeurs, il a mis au premier plan la liberté religieuse.
À partir d’une référence inattendue à Constantin, qui concéda, en 313 après J.-C., la liberté aux chrétiens dans l’empire, Benoît XVI a demandé à ce que, non seulement au Liban – seul pays de la région dans lequel la conversion des musulmans au christianisme soit socialement tolérée – mais dans tout le Moyen-Orient, on ait pleine liberté de pratiquer publiquement toute foi religieuse, « sans mettre sa vie en danger ».
En plus de cela, parmi les « bases » de cette « grammaire qu’est la loi naturelle inscrite dans le cœur de l’homme », le pape a particulièrement mis en valeur « le caractère sacré de la vie donnée par le Créateur ».
La défense de la vie, a-t-il dit, est la voie qui conduit à la véritable paix :
« Aujourd’hui, les différences culturelles, sociales, religieuses, doivent aboutir à vivre un nouveau type de fraternité, où justement ce qui unit est le sens commun de la grandeur de toute personne et le don qu’elle est à elle-même, aux autres et à l’humanité. Là se trouve la voie de la paix ! Là est l’engagement qui nous est demandé ! Là est l’orientation qui doit présider aux choix politiques et économiques, à chaque niveau et à l’échelle planétaire ! ».*
Mais, ayant dit cela à tous les citoyens du Liban sans distinction, Benoît XVI s’est aussi adressé directement aux chrétiens.
Il leur a simplement demandé de « se mettre à la suite de Jésus ». Et voici ce qu’il a expliqué, dans son homélie de la messe du dimanche 16 septembre :
« Se mettre à la suite de Jésus, c’est prendre sa croix pour l’accompagner sur son chemin, un chemin incommode qui n’est pas celui du pouvoir ou de la gloire terrestre, mais celui qui conduit nécessairement à se renoncer soi-même, à perdre sa vie pour le Christ et l’Évangile, afin de la sauver. Car nous sommes assurés que ce chemin conduit à la résurrection, à la vie véritable et définitive avec Dieu. Décider d’accompagner Jésus-Christ qui s’est fait le Serviteur de tous exige une intimité toujours plus grande avec lui, en se mettant à l’écoute attentive de sa Parole pour y puiser l’inspiration de nos actes. En promulguant l’Année de la foi, qui doit commencer le 11 octobre prochain, j’ai voulu que chaque fidèle puisse s’engager de manière renouvelée sur ce chemin de la conversion du cœur. Tout au long de cette année, je vous encourage donc vivement à approfondir votre réflexion sur la foi pour la rendre plus consciente et pour fortifier votre adhésion au Christ Jésus et à son Évangile ».
Deux jours plus tôt, le soir du vendredi 14 septembre, Benoît XVI avait également placé la croix de Jésus-Christ au centre du discours par lequel il a promulgué l’exhortation apostolique qui est le couronnement du synode pour le Moyen-Orient :
« Il est providentiel que cet acte ait lieu le jour même de la fête de la Croix Glorieuse, dont la célébration est née en Orient en 335, au lendemain de la dédicace de la basilique de la Résurrection construite sur le Golgotha et le sépulcre de Notre-Seigneur par l’empereur Constantin le Grand, que vous vénérez comme un saint. Dans un mois on célébrera le 1700e anniversaire de l’apparition qui lui fit voir, dans la nuit symbolique de son incroyance, le chrisme flamboyant, alors qu’une voix lui disait : Par ce signe, tu vaincras ! » [...]
« L’exhortation apostolique ‘Ecclesia in Medio Oriente’ permet de repenser le présent pour envisager l’avenir avec le regard même du Christ. Par ses orientations bibliques et pastorales, par son invitation à un approfondissement spirituel et ecclésiologique, par le renouveau liturgique et catéchétique préconisés, par ses appels au dialogue, elle veut tracer un chemin pour retrouver l’essentiel : la ‘sequela Christi’, dans un contexte difficile et quelquefois douloureux, un contexte qui pourrait faire naître la tentation d’ignorer ou d’oublier la Croix glorieuse. C’est justement maintenant qu’il faut célébrer la victoire de l’amour sur la haine, celle du pardon sur la vengeance, celle du service sur la domination, celle de l’humilité sur l’orgueil, celle de l’unité sur la division. [...] Tel est le langage de la Croix glorieuse ! Telle est la folie de la Croix : celle de savoir convertir nos souffrances en cri d’amour envers Dieu et de miséricorde envers le prochain ; celle de savoir aussi transformer des êtres attaqués et blessés dans leur foi et leur identité, en vases d’argile prêts à être comblés par l’abondance des dons divins plus précieux que l’or (cf. 2 Co 4, 7-18). Il ne s’agit pas là d’un langage purement allégorique, mais d’un appel pressant à poser des actes concrets qui configurent toujours davantage au Christ, des actes qui aident les différentes Églises à refléter la beauté de la première communauté des croyants (cf. Ac 2, 41-47) ; des actes similaires à ceux de l’empereur Constantin qui a su témoigner et sortir les chrétiens de la discrimination pour leur permettre de vivre ouvertement et librement leur foi dans le Christ crucifié, mort et ressuscité pour le salut de tous ».
En s’exprimant ainsi, Benoît XVI a déçu, une fois de plus, ceux qui attendent de lui des gestes politiques spectaculaires ou des solutions de stratégie internationale.
Mais justement, en agissant de cette façon, il a été à l’essentiel de ce que demande sa mission.
À tous, il a rappelé la grammaire du droit naturel. Aux chrétiens, il a rappelé le signe de la croix.
__________

Le programme et le texte intégral, en plusieurs langues, des discours prononcés par Benoît XVI au Liban, y compris l’exhortation apostolique post-synodale « Ecclesia in Medio Oriente » :

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/travels/2012/index_libano_fr.htm

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