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LE NOËL DE CHESTERTON

19 décembre, 2016

http://agora.qc.ca/documents/noel–le_noel_de_chesterton_par_gk_chesterton

LE NOËL DE CHESTERTON

G.K. Chesterton

Voir enfin ce que chacun avait cru voir.

Tout agnostique ou athée dont l’enfance a connu une véritable nuit de Noël voit toujours par la suite, qu’il le veuille ou non, un lien dans sa mémoire entre ces deux idées que la plupart des hommes considèrent naturellement comme contradictoires : l’idée d’un nouveau-né et l’idée d’une force inconnue qui soutient l’univers. L’instinct et l’imagination de celui qui fut chrétien peuvent encore les relier, alors que sa raison ne voit plus la nécessité de la relation; il y aura toujours pour lui quelque chose de religieux dans la simple image d’une mère portant son enfant, – une certaine évocation de clémence et d’attendrissement à la seule mention du nom terrible de Dieu. Pourtant ces deux idées n’ont aucune connexité naturelle ou nécessaire; elles ne seraient pas forcément associées pour un ancien Grec ni pour un Chinois, s’agit-il d’Aristote ou de Confucius; il n’est pas plus naturel de relier Dieu à un petit enfant que d’associer la gravitation à un petit chat. Cette association d’idées a profondément modifié la nature humaine. Il existe une différence réelle entre l’homme qui la connaît et l’homme qui ne la connaît pas. Il est possible que ce ne soit pas une différence de valeur morale; car le musulman ou le Juif peut avoir plus de mérite eu égard aux lumières qu’il a reçues; mais c’est un fait avéré touchant l’interférence de deux lumières particulières, la conjonction, sur notre horoscope, de deux astres déterminés. Toute-puissance et extrême faiblesse, divinité et première enfance, ont fini par former une sorte de cliché dont un million de répétitions ne pourront jamais faire une platitude : Bethléem est certainement le lieu où les extrêmes se touchent.
C’est aussi à Bethléem – est-il nécessaire de le dire? – qu’a pris origine une autre influence, puissante pour l’humanisation de la chrétienté. Si le monde cherchait ce qu’on appelle un aspect indiscutable du christianisme, il choisirait probablement Noël. Et cependant Noël est inséparable de ce qu’on croit en être un aspect discutable (je n’ai jamais pu, à aucun stade de mes opinions, me représenter pourquoi) : je veux parler de l’hommage rendu à la Sainte Vierge. Quand j’étais enfant, une génération plus puritaine qu’à l’heure actuelle trouvait à redire à la statue d’une église paroissiale représentant la Vierge et l’Enfant. Après pas mal de controverses, on se mit d’accord en enlevant l’enfant. On serait fondé à croire que cette solution était encore plus entachée de mariolâtrie, à moins que la mère ne fût tenue pour moins dangereuse, une fois privée de son labarum. Mais la difficulté pratique prend ici valeur de symbole. Impossible de faire disparaître la statue de la mère, tout à l’entoure de celle d’un nouveau-né! On ne peut pas suspendre l’enfant dans le vide; il ne resterait plus la moindre statue. Il en va de même de l’idée du nouveau-né, que nul ne peut poser dans l’espace ni se représenter sans évoquer sa mère. On ne peut aller voir l’enfant sans aller voir la mère. On ne peut aller voir l’enfant sans aller voir la mère; on ne peut dans la vie quotidienne approcher un enfant sans passer par sa mère. Si nous voulons, d’une manière ou d’une autre penser au Christ sous cet aspect, la seconde idée suivra, comme elle a suivi dans l’histoire. Il faut ou supprimer le Christ de la Nativité, ou la Nativité du Christ; faute de quoi il ne reste plus qu’à admettre, au moins comme on l’admet sur un tableau de primitif, que ces têtes sacrées sont trop proches l’une de l’autre pour qu’il n’y ait pas chevauchement et confusion des auréoles.
On pourrait suggérer par une image assez brutale que rien ne s’était passé dans ce repli ou cette crevasse des grandes collines grises, sauf que l’univers entier s’était retourné comme un gant. Je veux dire par-là que tous les yeux anxieux et adorateurs, qui jusqu’à ce moment regardaient au dehors vers l’incommensurable, s’étaient retournés à l’intérieur sur l’infiniment petit. Cette figure même évoque la multiple merveille des yeux convergents, qui fait ressembler tant d’images catholiques à des plumes de paon. Mais il est vrai, en un sens, que Dieu, qui n’avait encore été qu’une circonférence, apparut comme un centre; et un centre est infiniment petit.

TOLSTOÏ ET GANDHI – LES CHANTRES DE LA NON-VIOLENCE

12 septembre, 2015

http://www.indereunion.net/IREV/articles/koumarane15.htm

TOLSTOÏ ET GANDHI – LES CHANTRES DE LA NON-VIOLENCE

Dêva KOUMARANE

A travers le monde, Tolstoï et Gandhi, ces deux noms résonnent dans le cœur des chercheurs de la Vérité comme un silence chantant les mélodies de la Vie qui trouve sa force vitale dans l’Amour. Pour ces deux Géants du monde de la Sagesse, la Vie se ressource dans l’Amour, dans l’Abnégation.
L’Abnégation et l’Amour sont les rames qui permettent à l’être humain de voguer fraternellement dans la liberté vers ce rivage mystérieux pour s’unir à Dieu. Le Non-violent se détache du monde matériel pour marcher avec confiance vers le monde spirituel. La spiritualité est le miroir de la Foi.
Tolstoï et Gandhi continuent toujours de nous dire à travers leurs écrits et surtout à travers leur vie exceptionnellement remarquable que la foi appartient au monde sensible qui ignore ce qu’est la raison. Pascal répond à l’éternelle question sur la foi : « Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. »
Le Russe et l’Indien croyaient en Dieu dans la liberté la plus expressive. Ils n’avaient jamais voulu s’enfermer dans une cage philosophique, religieuse, politico-religieuse, scientifico-religieuse. Ils ont mis de l’Amour universel dans leur Religion. Cet Amour ne peut être réalisé que dans la force intérieure de l’âme humaine qui attend d’être divinisée. « Toute âme est en puissance divine. Le but est de manifester cette divinité » (Swami Vivékananda).
La Religion universelle est un vaste océan où se jettent les religions comme les fleuves dont les flots ondulants se perdent dans les vagues.
Pour Gandhi la Vérité est Dieu et non le contraire. Romain Rolland, frère spirituel de Tolstoï et de Gandhi, fut heureux de constater que Tolstoï « saluait dans ses jeunes récits de Sébastopol, comme son héroïne principale, la Vérité ».
C’est en cherchant la Vérité que l’être humain découvre en lui les forces de l’âme qui lui permettent d’acquérir la beauté de la Sagesse : « La sagesse humaine… consiste à savoir ranger ses connaissances d’après leur importance » Tolstoï (Romain Rolland Compagnons de route, Ed. A. Michel, 1972 – page 238).
L’important dans la vie c’est de chercher à réunir dans la fraternité tous les êtres humains aujourd’hui et demain tous les cœurs humains, dans l’Amour universel.
La réunion de toutes les femmes et de tous les hommes ouvrira les portes de la Paix, c’est-à-dire celles de la Non-violence, celles de la divine humanité.
La vie divine consiste à détruire dans le cœur humain tout ce qui touche de près ou de loin à l’animalité. Dieu n’est pas une équation mathématique. Dieu ressemble à un poète pour certains, à un enfant ou à un artiste pour d’autres. Shri Aurobindo (1872-1950), le philosophe-mystique de Pondichéry (chef-lieu des anciennes Indes françaises de 1674 à 1954) répond à cette question : « Après tout, qu’est Dieu ? Un enfant éternel jouant à un jeu éternel dans un éternel jardin » (Shri Aurobindo, Aperçus et Pensées, 1938).
Pour le jeune avocat installé en Afrique du Sud, Gandhi, Tolstoï fut l’indispensable, l’inespéré frère spirituel qui lui avait indiqué le lieu où rayonne le Royaume des cieux : « Le Royaume de Dieu est en vous de Tolstoï m’enthousiasma. J’en gardai une impression inoubliable… »
« … Je me livrai aussi à une étude très attentive des livres de Tolstoï. Le résumé des Évangiles, ce qu’il faut faire, d’autres œuvres de lui firent sur moi une profonde impression. Je me rendais, au fur et à mesure, de plus en plus compte des possibilités infinies de l’amour universel ». (Gandhi, Autobiographie ou Mes Expériences de Vérité, P.U.F. 1964).
Sur le sol sud-africain, victime de préjugés raciaux, le futur Mahatma (grande âme) fonda un « Ashram » appelé La Ferme Tolstoï. L’Amour universel a toujours besoin d’une maison où cohabitent des êtres humains comme des frères et sœurs d’une même famille, d’un même idéal.
C’est dans l’amour universel que peuvent croître les racines de la Non-violence. La violence est hideuse, haineuse, calomnieuse, rancunière, lâche. La Non-violence est belle, affectueuse, élogieuse, indulgente, brave. Entre la violence et la lâcheté, Gandhi, sans l’ombre d’un doute, préfère choisir la violence. Le chrétien Tolstoï et l’hindou Gandhi éprouvèrent une même et sincère admiration pour le Non-violent Jésus de Nazareth et pour les béatitudes du Sermon sur la Montagne. « … l’établissement d’une religion nouvelle correspondant au développement de l’humanité, la religion du Christ, mais dépouillée de la foi et de ses mystères, une religion pratique, ne permettant pas la béatitude à venir, mais donnant la béatitude ici-bas » (Journal intime – mars 1855, Tolstoï).
Mohandas Gandhi (1869-1948), Léon Tolstoï (1883-1945) pourraient ou devraient pouvoir être considérés, à notre époque où l’on tente en vain de résoudre tous les problèmes cruciaux par les moyens de la très haute technologie, de la politique clé en main, comme des guides, ou plus exactement des lumières pour éclairer les chemins caillouteux de notre existence.
« Prends les autres en toi-même, mais donne-leur en retour la pleine divinité de leur nature. Celui qui peut le faire est le guide et le gourou » (Shri Aurobindo, Aperçus et Pensées, 1938).
Dans l’âme de Tolstoï et dans celle de Gandhi, la Non-violence est l’unique clé qui pourra ouvrir un jour, les portes de l’Amour. Les bons livres, les authentiques conférenciers, les véritables philosophes, les lumineux artistes, les serviables Penseurs sont des lanternes, des phares pour éclairer sans éblouir la voie de l’humanité.
Tolstoï est affirmatif quand il écrit que « l’Art doit détruire la violence. Et c’est lui seul qui peut le faire ». Il y a un art de se faire beau dans la Non-violence, l’Art de prier. Gandhi aimait prier avec les fidèles des différentes religions. Les religions ne devraient pas diviser l’humanité. Apparemment elles divisent et la spiritualité rassemble.
Tolstoï et Gandhi connaissaient les écrits, les paroles de Sri Ramakrishna (1834-1886) et de son disciple Swami Vivékananda (1862-1902) Deux éminents mystiques du Bengale du XIXe siècle qui ont propagé l’amour universel. Un centre védantique Ramakrishna dispense également cet enseignement en France, à Gretz.
Tout au long de sa vie, Tolstoï avait eu soif de connaître les spiritualités des autres civilisations, des autres cultures que celles de l’Europe, c’est-à-dire de l’Occident.
Il envoya le 14 mai 1909 à son ami très proche J.J. Gorbunov-Posadov deux livres : The Gospel of Ramakrishna de Swami Abhedananda et Essai sur le baha’isme d’Hippolyte Dreyfus. Vers la fin de sa vie, l’auteur de Guerre et Paix tourna son regard hautement spiritualisé vers une « nouvelle religion », née en Perse dans la première moitié du XIXe siècle, appelée la Foi baha’ie. Dans son pays natal (maintenant l’Iran), cette Foi, malheureusement, ne peut pas vivre librement. Baha’u'llah (1817-1892) est le fondateur de cette Foi qui, aujourd’hui, est présente à travers le monde, y compris en France.
Les gares ont une mystérieuse importance dans la vie de ces deux chercheurs de Vérité. Tolstoï quitta ce monde dans la petite gare d’Astapovo le 7 novembre 1910. Le timide avocat Mohandas Gandhi vécut une certaine mort et en même temps une certaine naissance sur le quai de la gare de Maritzburg, en Afrique du Sud. C’était en 1893. Gandhi devenait le Mahatma (grande âme) qu’il n’a cessé d’être par la suite. Écoutons le :
« Mais j’ai un billet de première classe !
- N’importe, répliqua l’homme. Je vous dis que votre place est dans le fourgon.
- Eh bien, appelez la police. Je refuse de sortir de mon plein gré.
Survint l’agent de police. Il me prit par la main et m’expulsa.
[…] Je restais donc assis, à grelotter. La salle d’attente n’était pas éclairée.
Où était le devoir pour moi ? Songeais-je. Fallait-il lutter pour défendre mes droits ? Repartir précipitamment pour l’Inde sans m’acquitter de mes obligations, ce serait lâcheté !
[…]
Je décidais donc de prendre le premier train qui se présentait pour Pretoria. » (Autobiographie ou mes Expériences de Vérité, pages 142 et 143)

Tolstoï et Gandhi n’aimaient pas gémir, pleurer, supplier, quémander comme des personnes qui se trouvent sur le bord de la lâcheté.
La Non-violence est née et a vécu dans l’élévation de l’âme de Tolstoï et de l’âme de Gandhi. L’Amour ne peut être cultivé dans une âme et dans un corps qui sont au stade de la faim et la soif de l’héritage spirituel. Donc, « Il importe de sauver l’héritage spirituel » (Saint-Exupéry) pour que cet Amour vive en Vérité.
Pour Tolstoï et Gandhi, Amour est le véritable monde « Seigneur, donne-moi l’amour, toi qui as voulu être nommé Amour ! » (Guillaume de Saint Thierry). Pour eux la Non-violence est une maîtrise de soi, un renforcement de son for intérieur par une bonne nourriture spirituelle.
Gandhi ne fut qu’en relations épistolaires avec Tolstoï. Pourtant l’âme du premier fut fraternellement en communion avec celle du second. Aujourd’hui leurs écrits, leurs souvenirs nous attendent pour commencer à bâtir un monde nouveau, de Non-violence, pour faire évoluer l’humanité, qui, elle aussi, est en puissance divine.
La Non-violence vit dans l’Amour et l’Amour rayonne dans la Paix.

Dêva Koumarane, 2012

LE DERNIER RÊVE DU CHÊNE – ANDERSEN – (UN HISTOIRE DE NOËL)

3 janvier, 2015

http://feeclochette.chez.com/Andersen/chene.html

LE DERNIER RÊVE DU CHÊNE – ANDERSEN – (UN HISTOIRE DE NOËL)

Au sommet de la falaise haute et ardue, en avant de la forêt qui arrivait jusqu’aux bords de la mer, s’élevait un chêne antique et séculaire. Il avait justement atteint trois cent soixante-cinq ans ; on ne l’aurait jamais cru en voyant son apparence robuste.
Souvent, par les beaux jours d’été, les éphémères venaient s’ébattre et tourbillonner gaiement autour de sa couronne ; une fois, une de ces petites créatures, après avoir voltigé longuement au milieu d’une joyeuse ronde, vint se reposer sur une des belles feuilles du chêne.
- Pauvre mignonne ! dit l’arbre, ta vie entière ne dure qu’un jour. Que c’est peu ! Comme c’est triste !
- Triste ! répondit le gentil insecte, que signifie donc ce mot que j’entends parfois prononcer ? Le soleil reluit si merveilleusement ! l’air est si bon, si doux ! je me sens tout transporté de bonheur.
- Oui, mais dans quelques heures, ce sera fini ; tu seras trépassé.
- Trépassé ? s’écria l’éphémère. Qu’est-ce encore que ce mot ? Toi, es-tu aussi trépassé ?
- Non, j’ai déjà vécu bien des milliers de jours ; nos journées ce sont, à dire vrai, des saisons entières. Mais comment te faire comprendre cela ? C’est une telle longueur de temps que cela doit dépasser tout ce que tu peux imaginer.
- En effet, je ne me figure pas bien, reprit l’insecte, ce que cela peut durer, mille jours. N’est-ce pas ce qu’on appelle l’éternité ? En tout cas, si tu vis si longtemps, mon existence compte déjà mille moments où j’ai été joyeux et heureux. Et, quand tu mourras, est-ce que tout ce bel univers périra en même temps ?
- Non certes, répliqua le chêne, il durera bien plus longtemps que moi ; à mon tour, je ne puis me le figurer.
- Eh bien ! alors nous en sommes au même point, sauf que nous calculons d’une façon différente.
Et l’éphémère reprit sa danse folle et s’élança dans les airs, s’amusant de l’éclat de ses ailes transparentes qui brillaient comme le plus beau satin ; il respirait à pleins poumons l’air embaumé par les senteurs de l’églantier, des chèvrefeuilles, du sureau, de la menthe et par l’odeur du foin coupé ; et l’insecte se sentait comme enivré, à force de respirer ces parfum. La journée continua à être splendide ; l’éphémère se reposa encore plusieurs fois pour recommencer à tournoyer en ronde avec ses compagnons. Le soleil commença à baisser et l’insecte se sentit un peu fatigué de toute cette gaieté ; ses ailes faiblissaient, et tout lentement il glissa le long du chêne jusque sur le doux gazon. Il vint à choir sur la feuille d’une pâquerette, et souleva encore une fois sa petite tête pour embrasser d’un regard la campagne riante et la mer bleue. Puis ses yeux se fermèrent ; un doux sommeil s’empara de lui : c’était la mort.
Le lendemain, le chêne vit renaître d’autres éphémères ; il s’entretint avec eux aussi et il les vit de même danser, folâtrer joyeusement et s’endormir paisiblement en pleine félicité. Ce spectacle se répéta souvent ; mais l’arbre ne le comprenait pas bien ; il avait cependant le temps de réfléchir : car si, chez nous autres hommes, nos pensées sont interrompues tous les jours par le sommeil, le chêne, lui, ne dort qu’en hiver ; pendant les autres saisons, il veille sans cesse. Le temps approchait où il allait se reposer ; l’automne était à sa fin. Déjà les taupes commençaient leur sabbat. Les autres arbres étaient déjà dépouillés, et le chêne aussi perdait tous les jours de ses feuilles.
« Dors, dors, chantaient les vents autour de lui. Nous allons te bercer gentiment, puis te secouer si fort que tes branches en craqueront d’aise. Dors bien, dors. C’est ta trois cent soixante-cinquième nuit. En réalité, comparé à nous, tu n’es qu’un enfant au berceau. Dors, dors bien ! Les nuages vont semer de la neige ; ce sera une belle et chaude couverture pour tes racines.
Et le chêne perdit toutes ses feuilles, et, en effet, il s’endormit pour tout le long hiver ; et il eut bien des rêves, où sa vie passée lui revint en souvenir.
Il se rappela comment il était sorti d’un gland ; comment, étant encore un tout mince arbuste, il avait failli être dévoré par une chèvre. Puis il avait grandi à merveille ; plusieurs fois, les gardes de la forêt l’avaient admiré et avaient pensé à le faire abattre pour en tirer des mâts, des poutres, des planches solides. Il était cependant arrivé à son quatrième siècle, et aujourd’hui personne ne songeait plus à le faire couper ; il était devenu l’ornement de la forêt ; sa superbe couronne dépassait tous les autres arbres; et, de loin on l’apercevait de la mer et il servait de point de repère aux marins. Au printemps, dans ses hautes branches, les ramiers bâtissaient leur nid; le coucou y était à demeure et faisait, de là, résonner au loin son cri monotone. L’automne, quand les feuilles de chêne, toutes jaunies, ressemblent à des plaques de cuivre, les oiseaux voyageurs s’assemblaient de toutes parts sur ce géant de la forêt et s’y reposaient une dernière fois avant d’entreprendre le grand voyage d’outre- mer.
Maintenant donc, l’hiver était venu ; après avoir longtemps résisté aux aquilons, les feuilles du chêne étaient presque toutes tombées ; les corbeaux, les corneilles venaient se percher sur ses branches et taillaient des bavettes sur la dureté des temps, sur la famine prochaine qui s’annonçait pour eux.
Survint la veille du saint jour de Noël, et ce fut alors que le vieux chêne rêva le plus beau rêve de sa vie. Il avait le sentiment de la fête qui se préparait partout sur la terre, là où il y a des chrétiens ; il sentait les vibrations des cloches qui sonnaient de toutes parts. Mais il se croyait en été, par une splendide journée. Et voici ce qui lui apparut :
Sa haute et vaste couronne était fraîche et verte; les rayons de soleil y jouaient à travers les branches et le feuillage, et projetaient des reflets dorés. L’air était embaumé de senteurs vivifiantes; des papillons aux milles couleurs voltigeaient de toutes parts et jouaient à cache-cache, puis à qui volerait le plus haut. Des myriades d’éphémères donnaient une sarabande.
Voilà qu’un brillant cortège s’avance : c’étaient les personnages que le vieux chêne avait vus tour à tour passer devant lui pendant la longue suite d’années qu’il avait vécues. En tête marchait une cavalcade, des pages, des chevaliers aux armures étincelantes, qui revenaient de la croisade, des châtelains vêtus de brocart sur des palefrois caparaçonnés, et tenant sur la main des faucons encapuchonnés; le cor de chasse retentit, la meute aboyait, le cerf fuyait. Puis arriva une troupe de reîtres et de lansquenets, aux vêtements bouffants et bariolés, armés de hallebardes et d’arquebuses; ils dressèrent leur tente sous le vieux chêne, allumèrent le feu et, au milieu d’une orgie, ils entonnèrent des chants de guerre et des refrains bachiques.
Toute cette bande bruyante disparut, et l’on vit s’avancer en silence un jeune couple; ils avaient des cheveux poudrés et la dame était couverte de rubans aux couleurs tendres; et le monsieur tailla dans l’écorce du chêne les initiales de leurs deux noms; et ils écoutèrent avec ravissement les sons doux et étranges de la harpe éolienne qui était suspendue dans les branches de l’arbre.
Et, tout à coup, le chêne éprouva comme si un nouveau et puissant courant de vie partant des extrémités de ses racines le traversait de part en part, montant jusqu’à sa cime, jusqu’au bout de ses plus hautes feuilles.
Il lui semblait qu’il grandissait comme autrefois, que, du sein de la terre, il puisait une nouvelle vigueur; et, en effet, son tronc s’élançait, sa couronne s’étendait en dôme, et montait toujours plus haut vers le ciel; et plus le chêne s’élevait, plus il éprouvait de bonheur, et il ne désirait que monter encore au-delà, jusqu’au soleil, dont les rayons brillants le pénétraient d’une chaleur bienfaisante. Et sa couronne était déjà parvenue au-dessus des nuages qui, comme une troupe de grands cygnes blancs, flottaient sous le bleu firmament.
C’était en plein jour, et cependant les étoiles devinrent visibles ; elles luisaient de leur plus bel éclat ; elles rappelaient au vieux chêne les yeux brillants des joyeux enfants qui souvent étaient venus s’ébattre autour de lui.
Au spectacle de cette immensité, on était transporté de la félicité la plus pure. Mais le vieux chêne sentait qu’il lui manquait quelque chose; il éprouvait l’ardent désir de voir les autres arbres de la forêt, les plantes, les fleurs et jusqu’aux moindres broussailles enlevées comme lui et mises en présence de toutes ces splendeurs. Oui, pour qu’il fût entièrement heureux, il les lui fallait voir tous autour de lui, grands et petits, prenant part à sa félicité.
Et ce sentiment agitait, faisait vibrer ses branches, ses moindres feuilles ; sa couronne s’inclina vers la terre, comme s’il avait voulu adresser un signal aux muguets et aux violettes cachés sous la mousse, aussi bien qu’aux autres chênes, ses compagnons.
Il lui sembla apercevoir tout à coup un grand mouvement ; les cimes de la forêt se soulevaient, les arbres se mirent à pousser, à grandir jusqu’à percer les nues. Les ronces, les plantes, pour s’élever plus vite, quittaient terre avec leurs racines et accouraient au vol. Les plus vite arrivés, ce furent les bouleaux; leurs troncs droits et blancs traversaient les airs comme des flèches, presque comme des éclairs. Et l’on vit arriver les joncs, les genêts, les fougères, et aussi les oiseaux qui, émerveillés du voyage, chantaient à tue-tête leurs plus beaux airs de fête. Les sauterelles juchées sur les brins d’herbes jouaient leur petite musique, accompagnées par les grillons, le susurrement des abeilles et le faux bourdon des hannetons. Tout ce joyeux concert faisait une délicieuse harmonie.
- Mais, dit le chêne, où est donc restée la petite fleur bleue qui borde le ruisseau, et la clochette, et la pâquerette ?
- Nous y sommes tous, tous ! disaient en chœur les fleurettes, les arbres, les plantes, les habitants de la forêt.
Le vieux chêne jubilait.
- Oui, tous, grands et petits, disait-il, pas un ne manque. Nous nageons dans un océan de délices ! Quel miracle !
Et il se sentit de nouveau grandir; soudainement ses racines se détachèrent de terre. « C’est ce qu’il y a de mieux, pensa-t-il ; me voilà dégagé de tous liens ; je puis m’élancer vers la lumière éternelle et m’y précipiter avec tous les êtres chéris qui m’entourent, grands et petits, tous !
- Tous ! dit l’écho. Ce fut la fin du rêve du vieux chêne. Une tempête terrible soufflait sur mer et sur terre. Des vagues énormes assaillaient la falaise, enlevant des quartiers de roche; les vents hurlaient et secouaient le vieux chêne; sa vigueur éprouvée luttait contre la tourmente, mais un dernier coup de vent l’ébranla et l’enleva de terre avec sa racine; il tomba, au moment où il rêvait qu’il s’élançait vers l’immensité des cieux. Il gisait là; il avait péri après ses trois cent soixante-cinq ans, comme l’éphémère après sa journée d’existence.
Le matin, lorsque le soleil vint éclairer le saint jour de Noël, l’ouragan s’était apaisé. De toutes les églises retentissait le son des cloches; même dans la plus humble cabane régnait l’allégresse. La mer s’était calmée; à bord d’un grand navire qui, toute la nuit, avait lutté, tous les mâts étaient décorés, tous les pavillons hissés pour célébrer la grande fête.
- Tiens, dit un matelot, l’arbre de la falaise, le grand chêne, qui nous servait de point de repère pour reconnaître la côte, a disparu. Hier encore, je l’ai aperçu de loin; c’est la tempête qui l’a abattu.
- Que d’années il faudra pour qu’il soit remplacé, dit un autre matelot. Et encore, il n’y aura peut-être aucun autre arbre assez fort pour grandir, comme lui.
Ce fut l’oraison funèbre prononcée sur la fin du vieux chêne, qui était étendu sur la nappe de neige qui lui servait de linceul; elle était toute à son honneur et bien méritée, ce qui est si rare.
A bord du navire, les marins entonnèrent les psaumes et les cantiques de Noël, qui célèbrent la délivrance des hommes par le Fils de Dieu, qui leur a ouvert la voie de la vie éternelle: « La promesse est accomplie, chantaient-ils. Le Sauveur est né. Oh! joie sans pareille ! Alléluia ! alléluia ! »
Et ils sentaient leurs cœurs élevés vers le ciel et transportés, tout comme le vieux chêne, dans son dernier rêve, s’était senti entraîné vers la lumière éternelle.

NOËL : SARTRE INVOQUÉ DANS L’ÉLOGE DE LA TENDRESSE D’UN CARDINAL DU VATICAN

17 novembre, 2014

http://www.cardinalrating.com/cardinal_266__article.htm

NOËL : SARTRE INVOQUÉ DANS L’ÉLOGE DE LA TENDRESSE D’UN CARDINAL DU VATICAN

Jan 01, 2013

voir le site original:
http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/12/24/noel-sartre-invoque-dans-l-eloge-de-la-tendresse-d-un-cardinal-du-vatican_1810068_3214.html

Le cardinal Giafranco Ravasi, « ministre » de la culture du Vatican, a cité, à l’occasion de Noël, un écrit de Jean-Paul Sartre sur la naissance de Jésus et plusieurs images féminines de Dieu dans la Bible, dans une tribune de presse originale consacrée à la « tendresse de Dieu ».
Dans ce texte publié ce week-end dans le quotidien italien Il Sole 24 Ore et repris lundi dans plusieurs médias du Vatican, le prélat italien, connu pour son intérêt culturel à 360 degrés et son foisonnement d’idées, rapporte cette fois un écrit du prisonnier de guerre Jean-Paul Sartre au stalag XX-D où il était interné en Allemagne, et qui a été publié dans Baronia ou le fils du tonnerre (1940).
Le cardinal Ravasi cite ces phrases de Sartre, qui décrit l’étonnement de la Vierge Marie devant l’enfant à qui elle vient de donner le jour : « Elle pense : ce Dieu est mon fils, cette chair divine est ma chair (…) Il me ressemble et Dieu me ressemble. Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans les bras et couvrir de baisers ». Selon le prélat, ce texte de celui qui allait devenir l’écrivain existentialiste le plus célèbre met en lumière une « valeur en déclin dans nos jours un peu vulgaires : la tendresse, et ses déclinaisons diverses, comme la douceur, la délicatesse, l’affection, la modération ».
Mgr Ravasi relève aussi l’importance dans la Bible de la symbolique nuptiale et reproductrice pour décrire l’action de Dieu. Rappelant que le pape Jean Paul Ier avait déconcerté le monde catholique quand il avait évoqué durant son unique mois de pontificat en 1978 le caractère « maternel » de Dieu, le « ministre de la culture » du pape cite plusieurs passages des livres d’Isaïe. Il mentionne notamment l’un d’eux, qui donne de Yahvé, à côté d’un dieu guerrier tout-puissant, l’image d’un Dieu qui « crie comme une femme qui accouche, respirant et aspirant en même temps ».

CHATEAUBRIAND ET DOSTOÏEVSKI [1].

12 novembre, 2014

http://www.samizdat.qc.ca/arts/lit/c&d_al.htm

CHRISTIANISME ET CRÉATION LITTÉRAIRE:

CHATEAUBRIAND ET DOSTOÏEVSKI [1].

Andrea Link

Beaucoup de contrastes frappent le regard lorsqu’on compare les vies de François René de Chateaubriand (1768-1848) et Fiodor Dostoïevski (1822-1881). Ils venaient d’époques, de cultures et de traditions de famille différentes. Leurs tempéraments différaient beaucoup aussi. Chateaubriand grandit aristocrate et royaliste à Combourg à l’aube de la Révolution française. Toute au cours de sa vie, des sentiments de mélancolie et de désillusion au sujet du monde pesaient lourdement dans son cœur. Comme co-fondateur du romanticisme français il vivait comme héros romantique dont les souffrances devenaient une source de « fierté qui se limite elle-même » (Jackson, p. 29).
Fiodor DostoïevskiDostoïevski, appartenait à la basse aristocratie et fut élevé de manière modeste à Moscou. Il grandit sous l’ombre de l’insurrection décembriste de 1825 qui incita le tsar Nicolas I de gouverner avec une discipline militaire et bureaucratique sévère. Contrairement à Chateaubriand, Dostoïevski avait un tempérament énergique et une fierté « nerveuse et qui s’illuminait elle-même » (Jackson, p. 29).
Dostoïevski tentait de la comprendre par un examen profond de soi-même, des personnes qui l’entouraient ainsi que de leur environnement. Par conséquent Dostoïevski devenait un écrivain post-romantique ou romantique-réaliste. Tout de même, ces deux auteurs partagent un point commun: leur développement spirituel et religieux suivit un cheminement similaire. Chacun fut élevé dans une tradition religieuse; Chateaubriand était catholique romain et Dostoïevski un orthodoxe russe. Leurs mères servaient comme les modèles pleins de foi, dévots et religieux de leurs familles et c’était leur foi qui planta la semence de foi dans les cœurs de ces jeunes écrivains. Pourtant lorsqu’ils furent de jeunes hommes, Chateaubriand et Dostoïevski éprouvaient des périodes de doute. Au lieu de s’attacher fortement à leurs traditions chrétiennes, ils devenaient des rêveurs ardents, recherchant des notions idéales comme la beauté et la justice. Leurs désirs de trouver la vérité les attirait a étudier les idéologies courantes de leur époque. Par exemple, Chateaubriand embrassait quelques-unes des idées de Rousseau, et Dostoïevski s’engagea dans un groupe d’utopistes socialistes. Mais leurs quêtes romantiques laissèrent Chateaubriand et Dostoïevski déçus et désillusionnés lorsqu’ils comprirent que ces idéologies courantes ne leur apportait pas la vérité. Ces deux hommes éprouvaient une pauvreté humiliante et des souffrances psychique lorsqu’ils furent exilés de leurs patries. En tant qu’aristocrate, Chateaubriand était considéré un ennemi de la Révolution franchise et pour sauver sa vie il devint un émigré en Angleterre au début des années 1790. Tsar Nicolas I exila Dostoïevski en 1849 pour son engagement politique. À cause de leurs souffrances extrêmes, les deux écrivains eurent des expériences de conversion qui les conduisirent à embrasser la foi chrétienne. Quand la mère de Chateaubriand mourut, le chagrin le fit accepter la foi de sa mère. De manière similaire, lorsque Dostoïevski se trouva en face de la vie de prisonnier, il eut une renaissance de son âme.
François René de ChateaubriandTandis que tous deux éprouvaient des transformations similaires de leurs cœurs par leur foi en Christ, Chateaubriand et Dostoïevski développèrent des perspectives différentes du monde chrétiennes. Chateaubriand développait une perspective dualiste du christianisme. Le monde déchu qui est gouverné par Satan demeure séparé du monde spirituel de Dieu, le royaume des cieux. Ainsi la vie dans ce monde déchu d’ici-bas est tout à fait pénible, plein de désespoir et sans signification. Les idéaux du christianisme, y compris l’amour, la paix et la joie, ne seront réalisés qu’aux cieux. Chateaubriand croyait que « le chrétien se considère comme rien de plus qu’un pèlerin voyageant ici-bas à travers une vallée de larmes et qui ne trouve aucun repos jusqu’a ce qu’il arrive à la tombe » (Chateaubriand, 1976, p. 297). Les chrétiens peuvent espérer seulement qu’ils mourront bientôt et entreront aux cieux ou ils recevront leur rédemption et le bonheur éternel en communion avec Dieu.
À l’encontre de Chateaubriand, Dostoïevski développa une vue de la christianisme réconciliée. Ce monde-ci est déchu et les chrétiens éprouveront a la fin de toutes choses l’abondance complète du Royaume des cieux lorsqu’ils mouront. Pourtant un chrétien peut commencer d’éprouver la communion avec Dieu même tandis qu’il vit dans un monde déchu. Pour Dostoïevski, les mots du Christ, « Repentissez-vous, car le royaume des cieux est proche » (Matthieu 4: 17) impliquait qu’une réconciliation avec Dieu commence lorsqu’une personne se repens et accepte la mort de Christ comme sacrifice pour ses péchés. Dostoïevski croyait que le chrétien peut commencer d’éprouver le royaume des cieux dans son cœur. L’esprit de Dieu, Son amour et Son pouvoir peuvent commencer à sanctifier et transformer les cœurs de ceux qui ont foi.
Bien que tous les deux embrassaient la foi chrétienne, des questions de doute continuaient à attaquer leurs convictions. P. L. Jackson écrit que Chateaubriand et Dostoïevski partageaient « une affirmation de foi paradoxale (Jackson, p. 30). À la fin de sa vie, Chateaubriand dit, « quand elle grandissait, ma conviction religieuse a dévoré mes autres convictions, (mais) dans ce monde-ci il n’y a pas de chrétien plus croyant et plus remplis de doutes que moi » (ibid.) D’une manière similaire Dostoïevski écrivit en 1854: « Si quelqu’un prouvait pour moi que Christ était en dehors de la vérité, et si c’était ainsi que la vérité était en dehors de Christ, alors je resterais plutôt avec Christ qu’avec la vérité. Je suis un enfant de cet âge, un enfant du manque de foi et de doute jusqu’a maintenant et (je le sais bien) ce sera vrai jusqu’à ce que ma bière soit fermée … » (ibid.). Comme Chateaubriand et Dostoïevski comprenaient la dynamique d’être à la fois un fort croyant et un douteur vacillant, ils etaient capables de décrire vivement cette bataille intérieure éprouvée par les caractères dans leurs livres lorsqu’ils sont confrontés avec la foi chrétienne (par exemple, Chactas, René, et Raskolnikov).
Par conséquent, les batailles spirituelles de Chateaubriand et de Dostoïevski les aidèrent à discuter des idéologies de leurs temps qui sapaient le christianisme. Puisque Chateaubriand et Dostoïevski croyaient que leurs pays éprouvaient des crises spirituelles, ils voyaient leur mission comme celle d’apologistes de la foi chrétienne. Chateaubriand grandit à une époque de doute religieux et l’athéisme des Lumières, comme il le décrit dans Le Génie du christianisme: « La religion fut attaquée par tous les genres d’armes, du pamphlet au folio, de l’épigramme au sophisme. Aussitôt qu’un livre religieux apparut, l’auteur fut couvert de ridicule, tandis que des œuvres que Voltaire lui-même était le premier à moquer parmi ses amis furent louées jusqu’au ciel » (Chateaubriand, 1899, p. 124). Beaucoup de philosophes, comme Denis Diderot, Jean le Pond d’Alembert et Voltaire, etaient sceptiques envers la foi chrétienne parce qu’ils croyaient qu’elle était fondée sur la superstition et l’irrationnelle. Les Lumières supposaient que les problèmes de l’humanité et de la société pouvaient être résolus simplement par l’application de lois et de réformes fondées sur la raison humaine. Un grand nombre de penseurs au cours de « l’age de raison » aspiraient au positivisme et au scientisme au lieu de la foi en Dieu comme l’espoir de l’humanité. Lorsqu’éclata la Révolution française en 1789, des révolutionnaires furieux détruirent des vitraux, des statues religieuses et des cathédrales entières pour affirmer que l’Église Catholique doit être extirpée parce qu’elle représentait l’oppression et la corruption de la monarchie déchue.
Chateaubriand s’opposait à la notion des Lumières que l’humanité est rationnelle par nature. Il dit, « Le cœur de l’homme est le jouet de tout; et personne ne peut dire quelle circonstance frivole peut causer ses joies et ses chagrins » (Chateaubriand, 1899, p. 124). Il était en désaccord complet avec l’idée que des réformes rationnelles résoudraient les problèmes de l’humanité car il avait observé la violence inhumaine de la Révolution Française. Chateaubriand croyait que c’était sa mission de montrer que le christianisme était une religion inspirée par Dieu. Il raisonnait que la beauté esthétique du Christianisme y compris les rituels mystiques et les cathédrales ornées prouvait que Dieu seul pouvait avoir inspiré le christianisme. Par ses écrits, Chateaubriand appelait la France à retourner à sa foi chrétienne, ses valeurs et ses traditions.
Au cours de la dernière partie du dix-huitième siècle et la première partie du dix-neuvième siècle le scepticisme des Lumières dominait les idéologies des intellectuels russes. La pensée matérialiste devenait dominante parmi les fondateurs du socialisme russe (qui fondaient aussi la critique littéraire russe), y compris Vissarion Belinsky, Alexandre Herzen, Nicolay Chernyshevsky et Nicolay Dobrolyubov. Ils acceptaient les idéaux du positivisme, du scientisme, du matérialisme et de l’utilitarisme de l’occident européen. Par ses œuvres, comme Souvenirs de la maison des morts et Crime et châtiment, Dostoïevski s’opposait à l’idéal des Lumières qui affirme que l’humanité est rationnelle, perfectible et que toute la connaissance peut être atteint par la science. Pour Dostoïevski, le seul salut de l’humanité est dans la foi chrétienne; il considérait le rejet de Dieu et de Christ dangereuse puisqu’elle conduisait les gens à « s’engager dans l’impossible et dans la destruction de soi-même » pour transcender leur condition de vie (Frank, 1986, p. 198). Dostoïevski supposait que la crise spirituelle de l’Europe de l’ouest finirait par mener à son déclin et à son autodestruction et que la foi orthodoxe de la Russie deviendrait la grâce qui sauverait l’Europe. Comme Chateaubriand, Dostoïevski estimait que la beauté esthétique et la perfection morale du christianisme prouvait que Dieu l’inspirait divinement. Ainsi la mission d’évangélisation de Dostoïevski était d’appeler son pays à retourner et à demeurer fidèle à son héritage orthodoxe.
Chateaubriand et Dostoïevski incarnaient leur défense du christianisme dans des personnages féminines. Atala et Amelia dans les récits de Chateaubriand Atala et René, et Sonia dans le roman Crime et châtiment de Dostoïevski montrent la foi chrétienne. La symbolisation de femmes comme des figures rédemptrices dans les œuvres de Chateaubriand et de Dostoïevski peut être expliqué en partie par le fait que des femmes jouèrent un rôle majeur dans leur propre conversion au christianisme. Leurs mères étaient les gardiennes de la foi chrétienne puisqu’elles transmettaient la foi à leurs enfants. De plus, l’âme féminine à été décrit de manière traditionnelle dans la littérature comme incarnant les vertus chrétiennes de la compassion, le sacrifice de soi, la gentillesse, la fidélité, la dévotion et l’amour. Chateaubriand et Dostoïevski utilisèrent ces personnages pour défendre l’idée que les vérités transcendantes de Dieu ne sont pas révélées par la raison humaine. Atala, Amelia, et Sonia sont des femmes dont la foi passionnée domine leur raison, mais toutefois elles possèdent la sagesse de Dieu. Chateaubriand et Dostoïevski décrivent la foi de ces femmes comme divinement belles, ce qui coïncide avec leur vue de la perfection esthétique du christianisme comme la base de l’inspiration divine.
Néanmoins, la description de ces femmes par Chateaubriand et Dostoïevski diffère à cause de leurs perspectives du monde chrétien différentes. Atala et Amelia désirent la mort pour quitter le désespoir de ce monde et pour aller au ciel. Les désirs charnels d’Atala et d’Amelia, surtout le désir d’aimer un homme, les tourmentent parce qu’elles croient que ces désirs sont mauvais et inférieurs à un désir spirituel pour Dieu. Elles espèrent que le jour arrivera lorsqu’elles seront libérées de leurs désirs charnels. Seule leur réunion spirituelle avec Dieu au ciel soulagera la peine de leurs cœurs d’être profondément aimées.
De l’autre côté, Sonia voit que sa vie éternelle a commencé sur la terre. Ainsi sa foi en Dieu lui donne de l’inspiration et de l’espoir au milieu de la peine et du chagrin qui l’entourent. Sa communion avec Dieu lui donne la force de persévérer même au milieu de l’humiliation, de la pauvreté et de la prostitution. Sonia connaît bien sa nature pécheresse, mais puisqu’elle accepte la rédemption de Dieu, elle peut éprouver Son amour, donné sans conditions et Sa compassion ici-bas dans ce monde déchu. Atala, Amelia et Sonia servent toutes les trois comme messagères de la vérité de Dieu pour les personnages masculins incroyants, Chactus, René, et Raskolnikov. Tandis qu’Atala et Amelia communiquent leur foi ferme à Chactus et à René, leurs témoignages n’ont pas d’effet transformant sur eux. Chactus et René sont emprisonnés dans ce monde d’ici-bas, ce qui les empêche d’éprouver le royaume spirituel et éternel de Dieu.
Chez Dostoïevski, Sonia, en tant que messagère du salut de Dieu, conduit Raskolnikov à la foi et au salut. Ses paroles, ses prières et ses actions reflètent l’amour et le pardon de Dieu, et c’est son témoignage qui aide à produire un changement de cœur chez Raskolnikov. D’après la perspective chrétienne de Dostoïevski, l’esprit de Dieu peut transformer le cœur humain dans un monde déchu. Ainsi Chateaubriand et Dostoïevski répondent aux crises spirituelles de leurs pays par la création littéraire. Ces deux écrivains utilisèrent des voix féminines de foi dans l’espoir de combattre le scepticisme grandissant de leurs époques.

 

LA CONVERSION DE LÉON TOLSTOÏ.

13 octobre, 2014

http://www.samizdat.qc.ca/arts/lit/tolstoi_em.htm

LA CONVERSION DE LÉON TOLSTOÏ.

Vers la fin des années 1870, le comte Léon Tolstoï (1828-1910), auteur de grands romans Guerre et Paix et Anna Karénine, a traversé une crise intérieure grave. Sa vie, l’existence de toute l’humanité et l’univers, lui semblait totalement futile. Il surmonta son découragement en développant une religion où “l’infini” joue le rôle de Dieu, et comportant une morale exigeant une vie quotidienne simple, la non-violence et l’abolition de gouvernement, l’Église, la science et l’industrie. Il discutait de cette évolution dans sa pensée comme sa conversion. Cependant, son journal très riche rédigé entre 1847 et sa mort, ainsi que son livre Ma Confession, documentant sa crise jusqu’à la conversion, démontrent qu’avant et après cette crise sa préoccupation presque exclusive et obsessionnelle demeurait sa propre personne.
Examinons en détail la crise de Tolstoï et sa « conversion » à travers son essai, Ma Confession. Il a grandi dans la foi orthodoxe russe, mais l’avait perdue au moment de fréquenter l’université. Il dit que cela était chose habituelle chez les gens instruits, pour qui “la doctrine religieuse [était seulement] un phénomène extérieur, déconnecté de la vie[1]. » Il a cru vaguement en un Dieu non défini et se consacra à l’autoperfection physique, mentale et sociale, Dans son cercle, les ambitions mondaines et les désirs étaient prisés et la bonté morale était la cible de dédain.
Plus tard, il dit qu’il a acquis, de ses confrères écrivains, « une fierté anormalement développée et une assurance folle que c’était ma vocation d’enseigner aux hommes, sans savoir quoi les enseigner »[2]. Il retrouvait cette même croyance ainsi que la foi dans le “progrès” exprimé en termes évolutionnistes chez les chefs de fil et les savants de l’Europe occidentale: « Tout évolue et j’évolue avec elle: et pourquoi (c’est ainsi) sera connu un jour. »[3] Ce n’est que lorsque Tolstoï a essayé d’enseigner aux enfants des paysans sur sa propriété de campagne qu’il se rendit compte qu’il ne pouvait le faire sans savoir ce qu’il fallait enseigner. Cette impasse, dit-il, aurait pu le conduire “à cette l’état de désespoir que j’ai atteint quinze ans plus tard, »[4] si ce n’eut été de son mariage heureux, de la vie familiale et que ses publications lui permettant d’obtenir les richesses et les applaudissements. Sa “seule vérité” d’alors était “qu’il faut vivre de manière à avoir le meilleur pour soi et sa famille. »[5]
C’est alors que commença sa crise intérieure. D’abord graduellement, puis de plus en plus, il se trouvait perplexe et déprimé par les questions du sens de son existence et le but de sa vie. Il les chassaient de son esprit, mais comprit par la suite que ces questions étaient importantes et devaient être résolues. Au milieu de ses travaux quotidiens, il se demandait tout à coup ce que tout cela pouvait signifier, et
Ma vie s’est arrêtée. La vérité est que la vie n’a aucun sens. Et c’est alors que moi, un homme favorisé par la fortune, je me cachait la corde de moi-même de peur que je ne me pende… et j’ai cessé d’aller à la chasse avec un fusil de peur d’être tenté par un moyen aussi facile de mettre fin à ma vie.[6]
Il en est venu à voir la vie comme une plaisanterie stupide et méchante jouée sur lui par « quelqu’un », même si « je ne reconnais pas un “ quelqu’un ” qui m’aurait créé. » Maladie et mort, la puanteur et les vers » ‘viendront; « mes oeuvres … seront oubliées, et je n’existerai plus. Alors, à quoi bon tous ces efforts? »[7] Toutes les joies de la vie, y compris la famille et l’art, pouvaient le calmer seulement “lorsque, au fond de mon âme, je croyais que ma vie avait un sens. »[8]
Tolstoï rechercha une réponse dans les sciences naturelles. Celles-ci ne parlaient que de changements globaux et de l’évolution d’une infinité de petites particules dans l’espace infini, le temps et la complexité, ce qui ne réglait rien. Pour ce qui est des sciences sociales, et la philosophie, elles devaient admettre qu’elles n’avaient pas de réponse. Compte tenu de cette impasse touchant la quête humaine pour découvrir le but ultime de la vie, Tolstoï, citant Socrate, Schopenhauer, le livre de l’Ecclésiaste et Bouddha, a réaffirmé que la vie est mauvaise et absurde et que la mort et le néant lui sont préférables.
À ce stade critique, bien que Tolstoï s’accrochait toujours à sa foi dans la raison, il a pris conscience que les masses de gens simples et sans instruction étaient plus sages que lui:
C’est ainsi que la chose se présentait: moi, ma raison, a reconnu que la vie est insensée. S’il n’y a rien de supérieur à la raison (et il n’y en a pas: car rien ne peut prouver qu’une telle chose puisse exister), alors à mon avis la raison est le créateur de la vie… Comment la raison peut rejeter la vie tandis qu’elle est la créatrice de la vie?
Le raisonnement démontrant la vanité de la vie… est depuis longtemps connu des gens très simples, et pourtant ils ont vécu et vivent encore. Comment se fait-il qu’ils vivent tous sans jamais penser mettre en doute le caractère raisonnable de la vie?[9]
S’étant humilié en puisant chez les gens simples et sans instruction, Tolstoï a affirmé qu’ils avaient découvert la signification de la vie dans la “connaissance irrationnelle”, et
que cette connaissance irrationnelle, c’est la foi, justement la chose que je ne pouvais que rejeter. C’est Dieu, la Trinité, la création en six jours; les diables et les anges et tout le reste que je ne peux pas accepter aussi longtemps que je conserve ma raison. Il y avait là, dans la foi un rejet de la raison, qui m’est encore plus impossible que le rejet de la vie.[10]
Ce rejet catégorique du Dieu trinitaire ainsi que le Créateur de la Bible est en soi déraisonnable, car c’est un rejet de tout test rationnel possible. Tolstoï n’aurait-il pu raisonner de la manière suivante : “Peut-être ces simples croyants ne sont pas aussi irrationnelles que je le pense et que le Dieu auquel ils croient et prient existe réellement? Comment puis-je tester cette hypothèse? Il aurait pu faire alors ce qu’a fait un professeur de psychologie chinois incrédule invité par un ami chrétien à prier « O Dieu, si Dieu n’existe pas, alors ma prière est inutile et j’ai prié en vain, mais s’il y a un Dieu , alors trouve quelque moyen pour me le faire savoir.  » Le professeur se demanda ensuite:
Suis-je prêt à admettre [à mes étudiants], que j’ai eu tort tout ce temps? J’ai réfléchi longuement à la question, néanmoins j’ai senti que je devais être honnête. Car si, après tout, il y avait vraiment un Dieu, je serais fou de ne pas croire en Lui.
Alors, je me suis agenouillé et j’ai prié, et tandis que je priai j’ai eu la certitude qu’il y avait un Dieu. Puis je me suis souvenu de l’Évangile de Jean que j’avais lu, et comment il semblait être écrit par un témoin oculaire et je savais que si c’était le cas, alors Jésus était bien le Fils de Dieu et j’ai été sauvé![11]
Toutefois, Tolstoï n’a pas testé la croyance des chrétiens ni sa propre incrédulité. Il a raisonné plutôt que la solution résidait dans “une relation entre le fini et l’infini », qui était le centre de la foi.[12] Et Tolstoï définissait la foi comme “une connaissance de la signification de la vie humaine à la suite de laquelle l’homme ne se détruit pas lui-même, mais vit. »[13] Il sentait les gens de son entourage, menaient des vies inutiles parasites, tandis que les pauvres, les simples et les personnes sans instruction a vécu comme il le fallait, même si des superstitions se trouvaient mélangés à leurs vérités. Selon cette norme, il sentait qu’il était mauvais, “ et de me sentir convaincu de ma bonté était pour moi plus important et nécessaire que deux et deux font quatre. »[14] Dans la tentative de définir ses rapports avec Dieu, il a de nouveau nié que Dieu est « le créateur et sauveur ”. car ce concept le déprimait et lui ôtait ce qu’il fallait pour vivre. Puis il “ est devenu effrayé et se mit à prier à Celui que je cherchais. Mais plus je priais, plus il est devenu évident pour moi qu’il ne m’entendait pas… ”[15]. Cette expérience s’est répétée à maintes reprises. Après avoir d’abord rejeté le Dieu des Écritures, Tolstoï n’a reçu aucune réponse de “Celui que je cherchais », c’est-à-dire, non pas du Dieu transcendant, souverain, personnel qu’il détestait, mais une divinité vague de sa propre invention. Son expérience est inévitablement celle des prêtres de Baal au mont Carmel (I Rois 18:26-29).
Enfin, Tolstoï élabora sa solution: « Vivre en cherchant Dieu, et vous ne vivrez pas sans Dieu. » Il a estimé que cette formulation, dont il n’a jamais discerné l’illogisme, était la même que sa croyance d’enfance qu’il devait vivre en accord avec “la volonté qui m’a produit… je peux trouver l’expression de cette volonté dans ce que l’humanité… a produit pour se diriger »[16]. Le sens de la vie était de “sauver [son] âme, et pour sauver son âme, il faut vivre de manière sainte ” et pour vivre de manière sainte , il doit renoncer à tous les plaisirs de la vie, doit travailler de ses mains, s’humilier, souffrir et être miséricordieux . « [17]
Avec cette conclusion que Tolstoï aboutit à l’essence de la religion qu’il allait pratiquer et prêcher le reste de sa vie. Il l’appellera “le christianisme”, mais l’a conçu comme une combinaison de tout ce qu’il a considéré comme raisonnable dans toutes les religions et philosophies. Il rejetait la divinité de Christ ainsi que sa résurrection, tous les miracles et le surnaturel et il a réécrit les Évangiles en conséquence. Il insistait que l’homme doit se perfectionner par ses propres efforts, sans aide et à son avis la prière comme « évoquant de soi-même l’élément divin… tout en renonçant à tout ce qui peut distraire ses sentiments, [et] s’éprouver soi-même, ses actes, ses désirs … selon les exigences les plus élevées de l’âme. « [18] Les disciples de Tolstoï étaient, pour la plupart, des gens instruits comme lui. Et la plupart étaient malheureux, tout comme c’était son cas. Son journal intime démontre abondamment sa misère intérieure après sa “ conversion ”. Perçu de l’extérieur sa misère était dû au refus de sa famille à partager son nouveau moralisme ascétique, mais vu de l’intérieure, il était dû à l’échec quotidien et sans espoir de se perfectionner en dépit d’efforts continus, sincères et scrupuleux. Au début, il a brièvement rejoint l’Église orthodoxe et observait avec diligence ses rituels comme le faisaient les croyants paysans. Toutefois, lorsqu’il a reçu la communion pour la première fois après de nombreuses années, il a “ressenti une douleur dans mon cœur”; seulement son « sentiment déterminé d’abaissement et l’humilité” l’a aidé à le supporter, mais il “ne pouvait pas y aller une seconde fois. »[19] Tolstoï fut excommunié en 1901 par l’Église orthodoxe, une reconnaissance tardive de son apostasie.
La Confession de Tolstoï démontre qu’il n’était en aucune manière converti de son propre ego, certainement pas au Créateur et Rédempteur souverain, transcendant (“autre-que-moi ”) de la Bible qu’il a rejeté tout son cœur, âme, esprit et force. Plutôt il a été “converti” d’une dévotion périodique, à une dévotion à temps plein et tenace à sa propre personne et à sa perfection morale par ses propres efforts. Et cette « bonté » humaine, sans la grâce de Dieu, il ne pouvait qu’échouer, ce qui n’a pas manqué. Si on devait paraphraser Romains 8:28 « Toutes choses concourent au mal de ceux qui détestent Dieu”, cela a été corroboré par la suite de la vie inconvertie de Tolstoï.

Léon Tolstoï
« Ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur! n’entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. Plusieurs me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé par ton nom? n’avons-nous pas chassé des démons par ton nom? et n’avons-nous pas fait beaucoup de miracles par ton nom? Alors je leur dirai ouvertement: Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité. » (Matt 7: 21-23)
« Sache que, dans les derniers jours, il y aura des temps difficiles. Car les hommes seront égoïstes, (…) ayant l’apparence de la piété, mais reniant ce qui en fait la force. Éloigne-toi de ces hommes-là. Il en est parmi eux qui s’introduisent dans les maisons, et qui captivent des femmes d’un esprit faible et borné, chargées de péchés, agitées par des passions de toute espèce, apprenant toujours et ne pouvant jamais arriver à la connaissance de la vérité. » (2Tim 3: 1,5-7)
(Article traduit par Paul Gosselin 2010)
NdT: Pour accélérer le processus de traduction nous avons simplement traduit les citations anglaise de Tolstoï. Ceci dit, la majorité de l’oeuvre de Tolstoï a été traduite en français.

Notes et Commentaires du webmestre sur le site;

L’ESPÉRANCE DE CHARLES PEGUY

16 septembre, 2014

http://www.paroisse-sthugues-bonnevaux.fr/spip.php?article198&lang=fr

L’ESPÉRANCE DE CHARLES PEGUY

La foi que j’aime le mieux, dit Dieu,
c’est l’espérance.
La foi, ça ne m’étonne pas,
ça n’est pas étonnant.
J’éclate tellement dans ma création.

Mais l’espérance, dit Dieu,
voilà ce qui m’étonne.
Ça c’est étonnant,
que ces pauvres enfants voient comment tout ça se passe
et qu’ils croient que demain ça ira mieux,
qu’ils voient comment ça se passe aujourd’hui
et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin.

Ça c’est étonnant
et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce.
Et j’en suis étonné moi-même.

Il faut, en effet, que ma grâce soit d’une force incroyable,
et qu’elle coule d’une source
et comme un fleuve inépuisable.

La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs,
et on ne prend seulement pas garde à elle.
Sur le chemin du salut,
sur le chemin charnel,
sur le chemin raboteux du salut,
sur la route interminable,
sur la route entre ses deux sœurs,
la petite espérance s’avance.

C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la foi ne voit que ce qui est,
Et elle, elle voit ce qui sera.

La charité n’aime que ce qui est,
Et elle, elle voit ce qui sera.
La foi voit ce qui est dans le temps et l’éternité.

L’espérance voit ce qui sera dans le temps et l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité même.

Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu

LES DEUX INFINIS – BLAISE PASCAL, LES PENSÉES

8 octobre, 2013

http://www.bacdefrancais.net/pascal-deux-infinis.php

LES DEUX INFINIS

BLAISE PASCAL, LES PENSÉES

INTRODUCTION

L’œuvre Les Pensées, constituée de notes et fragments publiés à titre posthume, était destinée à la grande Apologie de la religion chrétienne à laquelle Pascal se consacra pendant les dernières années de sa vie. Dans cet extrait, l’objectif de ce célèbre auteur classique du 17ème était de ramener les incroyants à la religion en humiliant la raison de l’Homme et en effrayant son imagination.

LECTURE DU TEXTE

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti.

Les pensées de Pascal

DE S. S. BENOÎT XV (1921) LETTRE ENCYCLIQUE IN PRAECLARA SUMMORUM – SUR DANTE ALIGHIERI

10 août, 2011

du site:

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xv/encyclicals/documents/hf_ben-xv_enc_30041921_in-praeclara-summorum_fr.html

LETTRE ENCYCLIQUE IN PRAECLARA SUMMORUM

DE S. S. BENOÎT XV

À L’OCCASION DU SIXIÈME CENTENAIRE
DE LA MORT DE DANTE ALIGHIERI (*)

30 avril 1921

BENOÎT XV, PAPE

Chers Fils,
Salut et Bénédiction apostolique.
DANS LA GLORIEUSE LIGNÉE des génies dont l’éclatant renom fait l’honneur du Catholicisme et qui, soit dans tous les domaines, soit plus spécialement dans les lettres et les beaux-arts, ont, par les immortelles productions de leur talent, magnifiquement servi à la fois la société et l’Église, une place de choix revient à Dante Alighieri, mort il y aura bientôt six cents ans.

LE CATHOLICISME DE DANTE
Gloire commune de l’humanité,  » Dante est avant tout nôtre « .
Jamais peut-être plus que de nos jours on n’a rendu hommage à la supériorité de ce génie qu’est Dante. Ce n’est pas seulement l’Italie, justement fière de lui avoir donné le jour, qui se prépare avec enthousiasme à chanter sa mémoire ; Nous savons que, dans toutes les nations civilisées, des Comités spéciaux de savants se sont constitués afin que le monde entier ne fasse qu’un pour célébrer cette pure gloire de l’humanité.
Or, ce chœur si magnifique de voix autorisées, il convient d’y unir Notre voix ; bien plus, Nous devons en quelque sorte le diriger : n’est-ce point à l’Église, sa mère, de réclamer, la première et bien haut, l’Alighieri pour son enfant ? Dès le début de Notre Pontificat, Nous demandions, dans une lettre à l’archevêque de Ravenne, qu’on embellît, en vue du centenaire de l’Alighieri, la basilique voisine de son tombeau ; aujourd’hui, afin d’inaugurer les fêtes de ce centenaire, il Nous a paru bon de vous écrire à vous tous, chers Fils, qui, sous la direction de l’Église, vous appliquez à l’étude des lettres, pour vous montrer plus clairement encore quels liens étroits rattachent Dante à cette Chaire de Pierre, et comment il est de toute justice de rapporter pour une grande part au catholicisme les éloges décernés à un si grand nom.
Et d’abord, si l’on se rappelle que, toute sa vie durant, notre Dante a professé d’une façon exemplaire la religion catholique, il semble bien que ce soit répondre à ses propres vœux que de placer sous les auspices de la religion, comme Nous apprenons qu’on s’y apprête, les fêtes de son centenaire, et, si on doit les clôturer à San-Francesco de Ravenne, de les ouvrir à San-Giovanni de Florence, l’église magnifique vers laquelle, au soir de sa vie, Dante exilé reportait son souvenir chargé de regrets amers, nourrissant l’espoir passionné de ceindre les lauriers de poète dans ce Baptistère même qui l’avait vu naître à la foi.
Dante est redevable au catholicisme de sa culture, du fond doctrinal et de l’austère beauté de ses œuvres.
Né à une époque où florissaient la philosophie et la théologie, grâce aux docteurs scolastiques qui recueillaient les plus belles œuvres du passé pour les transmettre à l’avenir après y avoir mis l’empreinte de leur subtil génie, Dante, parmi la grande variété des opinions, prit pour guide principal Thomas d’Aquin, Prince de l’Ecole. C’est à ce maître, dont le génie intellectuel a été caractérisé par le titre d’angélique, qu’il doit presque tout ce que lui révélèrent la philosophie et la spéculation théologique, sans d’ailleurs négliger aucun genre de connaissance ou de science ni diminuer les longues heures consacrées à la méditation des Livres Saints et des écrits des Pères.
On comprend donc que, pourvu d’une culture aussi universelle et versé surtout dans les sciences sacrées, il ait trouvé, quand il eut pris la résolution d’écrire, dans le domaine même de la religion, un champ presque infini ouvert à son talent de poète et des sujets de ta plus haute portée.
Sans doute, il convient d’admirer la prodigieuse ampleur et la pénétration de son génie ; mais il faut se souvenir également qu’une grande part de sa force est puisée dans la foi divine ; ce qui explique que Dante soit redevable de la beauté de son œuvre principale autant aux splendeurs variées de la vérité révélée qu’à toutes les ressources de l’art.
Le dogme catholique dans l’œuvre de Dante.
De fait, la Divine Comédie – divine, le mot est très juste – n’a pour but, en définitive, même en ses éléments de fiction et d’imagination et dans les réminiscences profanes qu’elle renferme en de nombreux passages, que d’exalter la justice et la providence de Dieu, qui régit le monde dans le temps et dans l’éternité, qui distribue aux individus et aux sociétés récompenses ou châtiments suivant leurs mérites.
Aussi ce poème chante-t-il magnifiquement, et en parfaite conformité avec les dogmes de la foi catholique, l’auguste Trinité du Dieu un, la Rédemption du genre humain par le Verbe de Dieu Incarné, l’immense et généreuse bonté de la Vierge Marie, Mère de Dieu et Reine du ciel, la béatitude céleste des élus, anges et hommes, et, en un saisissant contraste, les supplices des impies dans les abîmes ; enfin, entre le paradis et l’enfer, la demeure des âmes qui, une fois consommé leur temps d’expiation, voient le ciel s’ouvrir devant elles. Et l’on constate, à travers tout le poème, que le sens le plus averti préside à l’exposé de ces dogmes et des autres dogmes catholiques.
Les progrès de la cosmographie ont pu révéler plus tard que le système cosmique et astral de la science antique n’était qu’un mythe, que la nature, le nombre et le cours des étoiles et autres astres sont tout différents de ce qu’elle pensait ; il n’en reste pas moins que l’univers, quelles que soient les lois qui en régissent les éléments, est soumis à la même volonté qui l’a créé, celle du Dieu tout-puissant, qui donne le mouvement à toute la nature et qui a mis partout un reflet plus ou moins puissant de sa gloire. Si la terre que nous habitons ne joue pas, comme on le croyait, le rôle de centre dans le système général du monde, c’est elle du moins qui a été le cadre du bonheur de nos premiers parents, puis le théâtre de la chute lamentable qui en marqua pour eux la perte, et de la rédemption des hommes par le sang de Jésus-Christ.
Aussi, la description qu’il a donnée du triple état des âmes que lui représentait son imagination montre que pour dépeindre, avant le jugement divin du dernier jour, la damnation des réprouvés, l’expiation des âmes justes, le bonheur des élus, c’est des données intimes de la foi qu’il tire les plus vives clartés.

LES GRANDES LEÇONS DU CENTENAIRE
Voici, pensons-Nous, les enseignements les plus féconds que nos contemporains peuvent retirer de l’héritage laissé par Dante, soit dans les autres œuvres, soit spécialement dans la Divine Comédie.
Vénérer la Sainte Écriture.
Tout d’abord, l’Ecriture Sainte a droit à la vénération la plus profonde de tous les fidèles, et c’est avec un souverain respect qu’il faut accepter tout ce qu’elle renferme. Dante appuie cette règle sur le fait que,  » encore qu’il y ait bien des secrétaires de la parole divine, ils n’écrivent que sous la dictée de Dieu seul, qui a daigné se servir de la plume de nombreux écrivains pour nous communiquer son message de bonté  » (1). Formule assurément heureuse et d’une parfaite exactitude. Comme aussi cette autre :  » Le Testament ancien et nouveau, promulgué pour l’éternité, dit le prophète « , contient des  » enseignements spirituels qui dépassent l’entendement humain « , donnés  » par le Saint-Esprit, qui, par les prophètes et les écrivains sacrés, par Jésus-Christ, Fils de Dieu et co-éternel à lui, ainsi que par ses disciples, a révélé la vérité surnaturelle et nécessaire à nos âmes  » (2).
C’est donc avec grande raison, disait-il, que pour l’éternité qui suivra le cours de la vie mortelle,  » nous tirons nos certitudes de la doctrine infaillible du Christ, qui est la Voie, la Vérité et la Lumière : la Voie, car c’est elle qui, à travers tous les obstacles, nous mène au bonheur éternel ; la Vérité, puisqu’elle est exempte de toute erreur ; la Lumière, puisqu’elle dissipe les ténèbres terrestres de l’ignorance  » (3). Dante entoure du même respect attentif  » ces vénérables Conciles généraux, auxquels pas un fidèle ne conteste que le Christ ait pris part « . Il tient aussi en grande estime  » les œuvres des docteurs Augustin et autres  » ;  » celui « , dit-il,  » qui doute qu’ils aient été assistés du Saint-Esprit, ou bien n’a rien découvert de leurs fruits ou, s’il l’a fait, n’a pas su le moins du monde les goûter  » (4).
Respecter filialement l’Église et le Souverain Pontife.
Ses propres infortunes et des abus réels excusent la dureté des invectives de Dante.
Alighieri a des égards tout particuliers pour l’autorité de l’Église catholique, pour le pouvoir du Pontife Romain, pouvoir qui, à ses yeux, donne leur force à chacune des lois et institutions de l’Église elle-même. De là l’énergique exhortation qu’il adresse aux chrétiens : dès lors qu’ils ont les deux Testaments, et en même temps le Pasteur de l’Église pour les guider, qu’ils se tiennent pour satisfaits de ces moyens de salut. Aussi bien, attristé des malheurs de l’Église comme s’ils eussent été les siens, pleurant et stigmatisant toute infidélité des chrétiens à l’égard du Souverain Pontife, voici en quels termes il interpelle les cardinaux italiens quand le Siège Apostolique a quitté Rome :  » Quelle honte pour nous aussi qui croyons au même Père et Fils, au même Dieu et homme, à la même Mère et Vierge ; nous pour qui et pour le salut de qui Pierre s’est entendu dire, après avoir eu à répondre trois fois de son amour : Pierre, sois le pasteur du troupeau sacrosaint. Quelle honte pour Rome qui, après avoir fêté tant de triomphateurs, s’est vu confirmer en parole et en acte par le Christ l’empire du monde ; Rome, que Pierre et Paul, l’apôtre des nations, ont consacrée Siège Apostolique en l’arrosant de leur propre sang ; Rome, dont, à la suite de Jérémie, nous lamentant pour les contemporains et non pour la postérité, il nous faut pleurer la viduité et l’abandon. Quelle honte ! aussi affreuse, hélas ! que le spectacle du lamentable déchirement des hérésies.  » (5)
Aussi appelle-t-il l’Église romaine  » la Mère très tendre ou l’Epouse du Crucifié  » ; Pierre, il le proclame le juge infaillible de la vérité divinement révélée, auquel tous sont obligés de se soumettre avec la plus entière docilité en tout ce qu’on doit croire ou pratiquer pour assurer son salut éternel. C’est pourquoi, encore qu’il professe que la dignité de l’empereur vienne directement de Dieu, cette  » vérité « , dit-il,  » ne doit pas se prendre dans un sens si absolu que le Prince Romain n’ait pas sur tel ou tel point à se soumettre au Pontife Romain, étant donné que la prospérité mortelle d’ici-bas est en quelque sorte ordonnée au bonheur éternel  » (6).
Principe excellent et plein de sagesse, qui, s’il est fidèlement observé, même aujourd’hui, ne manque pas de produire pour les États les plus abondants fruits de prospérité.
Il est vrai, Dante a des invectives extrêmement sévères et offensantes contre des Papes de son temps ; mais il visait ceux dont il ne partageait point les vues politiques et qui étaient, pensait-il, de connivence avec le parti qui l’avait exilé de son foyer et de sa patrie.
Mais on doit pardonner à un homme ballotté par un tel flot d’infortunes, si de son cœur ulcéré il laissa échapper quelque jugement qui semble avoir dépassé la mesure ; il est d’autant plus excusable qu’il n’est pas douteux que des esprits portés, comme il arrive fréquemment, à tout interpréter en mal chez leurs adversaires, aient alimenté sa colère de leurs calomnies.
Et puis, l’humaine faiblesse permettant que  » même aux âmes saintes il s’attache nécessairement quelque chose de la poussière du monde  » (7), qui niera qu’à cette époque certains membres du clergé aient eu une conduite peu édifiante, bien propre à plonger dans l’amertume et le chagrin ce cœur si dévoué à l’Église, puisque nous savons qu’elle souleva les plaintes sévères d’hommes éminents par la sainteté de leur vie en tout cas, quelques abus qu’à raison ou à tort son indignation ait dénoncés et stigmatisés chez les clercs, jamais il ne se permit de rien retrancher des égards dus à l’Église ni de la  » vénération due aux  » Clés souveraines  » ; aussi résolut-il de défendre ses idées personnelles en politique  » sans se départir du respect qu’un bon fils doit à son père, un bon fils à sa mère, un bon fils au Christ, un bon fils à l’Église, un bon fils au Pasteur, un bon fils à tous ceux qui professent la religion chrétienne pour la défense de la vérité  » (8).
Sauvegarder les droits souverains de Dieu et de l’Église dans le gouvernement des États. Puisque Dante a, pour ainsi dire, assis tout l’édifice de son poème sur le fondement de la religion, il n’est pas étonnant qu’on y trouve comme une mine précieuse d’enseignement catholique, la quintessence de la philosophie et de la théologie chrétienne, comme aussi la synthèse des lois divines sur le gouvernement et l’administration des États. Même pour justifier l’agrandissement de son pays ou pour flatter les princes, l’Alighieri n’était pas homme à déclarer que l’Etat puisse méconnaître la justice et les droits de Dieu, car il savait parfaitement que le maintien de ces droits est le premier et le plus sûr fondement de la cité.
 

UTILITÉ ACTUELLE DE L’ŒUVRE DE DANTE
Son efficacité apologétique
Par suite, si l’œuvre poétique de Dante nous ménage d’exquises jouissances par sa perfection, elle n’est pas moins riche en féconds enseignements pour l’initiation artistique et pour la formation à la vertu ; à condition, toutefois, que l’esprit qui l’aborde se dépouille de tous préjugés et ne s’inspire que de l’amour de la vérité. Si l’on compte bon nombre d’excellents poètes catholiques qui remportent, comme l’on dit, tous les suffrages en joignant l’utile à l’agréable, que dire de Dante ? S’il captive par une extraordinaire variété d’images, l’éclat des couleurs, la puissance de la pensée et du style, il use de ce charme pour amener le lecteur à l’amour de la vérité chrétienne ; au reste, comme chacun sait, Dante a déclaré ouvertement qu’il se proposait, en composant ce poème, de fournir à tous les esprits comme un aliment de vie. C’est ainsi que, sans remonter bien haut, nous savons quelques âmes, éloignées du Christ sans l’avoir toutefois renié, qui, alors qu’elles avaient principalement en vue de lire et d’étudier l’œuvre de Dante, ont d’abord, par un effet de la grâce divine, contemplé avec admiration la vérité de la foi catholique pour entrer ensuite avec allégresse dans le sein de l’Église. – Nous en avons dit assez pour montrer que l’élite des chrétiens a le devoir, à l’occasion de ce centenaire, de resserrer les liens qui l’unissent à la foi, protectrice des arts, puisque, si la vertu de foi a jamais brillé d’un grand éclat, c’est bien chez Alighieri. Ce qui, chez ce poète, force l’admiration, ce n’est pas seulement la puissance de son génie, mais encore la grandeur comme infinie du thème que la religion divine a fourni à son chant ; l’esprit si pénétrant que lui avait donné la nature s’affina longuement par l’étude approfondie des œuvres de l’antiquité, mais trouva plus d’acuité encore, comme Nous le disions, au contact des écrits des Docteurs et des Pères de l’Église ; c’est là ce qui ouvrit au vol de sa pensée un champ bien plus vaste et plus élevé que s’il se fût cantonné dans les limites toujours étroites de la nature. Voilà pourquoi Dante, séparé de nous par tant de siècles, semble être presque notre contemporain ou, au moins, bien plus rapproché de nous que tels chantres actuels de cette antiquité que le Christ a éclipsée par son triomphe sur la Croix.
Chez l’Alighieri et chez nous, mêmes aspirations de piété, mêmes sentiments religieux, mêmes voiles revêtant  » la vérité qui nous est venue du ciel pour nous élever à de si sublimes hauteurs « . La plus belle louange qu’on puisse lui décerner, c’est d’avoir été un poète chrétien, c’est-à-dire d’avoir trouvé des accents comme divins pour chanter les institutions chrétiennes, dont il contemplait de toute son âme la beauté et la splendeur, qu’il comprenait merveilleusement et qui étaient sa vie. Ceux qui osent lui refuser cet éloge et ne voient dans la trame religieuse de la Divine Comédie qu’un roman d’imagination, sans fond de vérité, ravissent incontestablement à notre poète son plus beau laurier et ce qui fonde ses autres titres de gloire.
L’étude de Dante est un remède au naturalisme de l’éducation actuelle.
Dès lors, si Dante est redevable à la foi catholique pour une si grande part de sa gloire et de sa grandeur, ce seul exemple suffit, sans parler du reste, à prouver que, loin de lui alourdir les ailes, l’hommage de l’esprit et du cœur à Dieu développe et enflamme le génie. On peut en conclure encore que ceux-là travaillent bien mal au progrès des études et de la culture qui refusent à la religion toute intervention dans la formation de la jeunesse. C’est, en effet, un fait déplorable : les méthodes officielles d’éducation de la jeunesse sont d’ordinaire conçues comme si l’homme n’avait aucun compte à tenir de Dieu, non plus que de toutes les réalités souverainement importantes du monde surnaturel. Là même où  » le poème sacré  » est admis dans les écoles publiques, dans les établissements où il est mis au nombre des ouvrages faisant l’objet d’études plus approfondies, les jeunes gens qu’une méthode défectueuse rend plus ou moins indifférents aux choses de la foi divine n’y puisent presque jamais l’aliment vital qu’il est appelé à produire.
Puissent les fêtes de ce centenaire avoir ce résultat d’assurer à Dante, partout où l’on se consacre à l’éducation littéraire de la jeunesse, l’honneur qu’il mérite et d’en faire pour les étudiants un maître de doctrine chrétienne, lui qui n’eut en vue, en composant son poème, que  » d’arracher les mortels d’ici-bas à leur condition misérable « , celle du péché,  » pour les conduire à l’état du bonheur « , celui de la divine grâce (9).
Quant à vous, chers Fils, qui avez la joie de vous livrer, sous la direction de l’Église, à l’étude des lettres et des beaux-arts, continuez, comme vous le faites déjà, à entourer d’un culte fervent ce poète, que Nous n’hésitons pas à proclamer le plus éloquent des panégyristes et des hérauts de la doctrine chrétienne.
A mesure que vous l’aimerez davantage, le rayonnement de la vérité transfigurera plus profondément vos âmes, et vous demeurerez des serviteurs plus fidèles et plus dévoués de notre foi.
Comme gage des divines faveurs et en témoignage de Notre paternelle bienveillance, Nous vous accordons à tous, chers Fils, et de tout cœur, la Bénédiction apostolique.
 

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 30 avril 1921, en la septième année de Notre Pontificat.

BENEDICTUS PP. XV

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Notes

(*) BENEDICTUS PP. XV, Litterae encyclicae In praeclara summorum, saeculo sexto exeunte ab obitu Dantis Aligherii [Dilectis filiis doctoribus et alumniis litterarum artiumque optimarum orbis catholici], 30 aprilis 1921 : AAS 13(1921) 209-217 ; traduction française, titres et sous-titres de la Documentation Catholique : DC 5(I-1921) 514-517.

(1) De Monarchia, III, 4.
(2) De Monarchia, III, 3, 16.
(3) Convivio, II, 9.
(4) De Monarchia, III, 3.
(5) Epist. VIII.
(6) De Monarchia, III, 16.
(7) S. LÉON LE GRAND, Sermon 29 (Ballerini-Migne : 42), 4 de Quadr. 1 : PL 54, 275 et SC 49, 43.
(8) De Monarchia, III, 3.
(9) Epist. X, § 15.

Le suicide de la pensée : extraits de G.K. Chesterton de l’ouvrage « Orthodoxie »

5 juillet, 2011

du site:

http://v.i.v.free.fr/pvkto/suicide-pensee.html

Le suicide de la pensée : extraits de G.K. Chesterton de l’ouvrage « Orthodoxie »

Traduction par Jean-Baptiste

Source : G.K.Chesterton’s Works on the Web

        Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est beaucoup trop bon. Il est plein de vertus désordonnées et décrépites. Quand un certain ordre religieux est ébranlé (comme le fut le christianisme à la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices que l’ont met en liberté. Les vices, une fois lâchés, errent à l’aventure et ravagent le monde. Mais les vertus, elles aussi, brisent leur chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. C’est ainsi que nous voyons des savants épris de vérité, mais dont la vérité est impitoyable ; des humanitaires éperdus de pitié mais dont la pitié (je regrette de le dire) est souvent un mensonge. Mr Blatchford attaque le christianisme parce que Mr Blatchford a la monomanie d’une seule vertu chrétienne, d’une charité purement mystique et presque irrationnelle. Il a une idée étrange : c’est qu’il rendra plus facile le pardon des péchés en disant qu’il n’y a pas de péchés. (…)
Or il est un cas beaucoup plus remarquable que cet antagonisme de la vérité et de la pitié, c’est celui de la déformation de l’humilité. (…)
Ce dont nous souffrons aujourd’hui, c’est d’un déplacement vicieux de l’humilité. La modestie a cessé tout rapport avec l’ambition pour entrer en contact intime avec la conviction, ce qui n’aurait jamais du se produire. Un homme peut douter de lui-même, mais non de la vérité, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, ce qu’un homme affirme, c’est exactement ce qu’il ne doit pas affirmer, c’est-à-dire lui-même ! Ce dont il doute est précisément ce dont il ne doit pas douter : la Raison Divine. (…)
Le nouveau septique est si humble qu’il doute de pouvoir apprendre. Ainsi nous aurions tort de nous presser de dire qu’il n’y a pas d’humilité propre à notre époque. Le vérité est qu’il en existe une, très réelle, mais pratiquement plus morbide que les farouches humiliations de l’ascète. L’ancienne humilité était un aiguillon qui empêchait l’homme de s’arrêter et non pas un clou dans la chaussure qui l’empêche d’avancer, car l’ancienne humilité faisait qu’un homme doutait de son effort et cela le poussait à travailler avec encore plus d’ardeur. Mais la nouvelle humilité fait que l’homme doute de son but, ce qui l’arrête tout à fait.
A tous les coins de rue nous sommes exposés à rencontrer un homme qui profère cette assertion frénétique et blasphématoire : « Je puis me tromper ». Chaque jour vous croisez quelqu’un qui vous dit : « Bien entendu, mon opinion n’est peut-être pas la bonne ». Or son opinion doit être la bonne, sinon, elle n’est pas son opinion. Nous sommes en train de créer une race d’homme d’une tournure d’esprit trop modeste pour croire à la table de multiplication ! Le danger est de voir des philosophes qui doutent de la pesanteur comme d’une simple fantaisie de leur cerveau. Les railleurs d’autrefois étaient trop orgueilleux pour être convaincus, mais ceux-ci sont trop humbles pour l’être. Les doux posséderont la terre mais les sceptiques modernes ont tant de douceur qu’ils ne veulent même plus réclamer leur héritage. (…)
Le péril, c’est que l’intelligence humaine est libre de se détruire elle-même. De même qu’une génération pourrait empêcher l’existence même de la génération suivante, si tous ceux qui la composent entraient au couvent ou se jetaient dans la mer, ainsi, un petit nombre de penseur peut, jusqu’à un certain point, faire obstacle à la pensée dans l’avenir en enseignant à la génération suivante qu’il n’y a rien de valide dans aucune pensée humaine.
Il est vain de parler de l’antagonisme de la raison et de la foi. La raison est elle même un sujet de foi. C’est un acte de foi de prétendre que nos pensées ont une relation quelconque avec une réalité quelle qu’elle soit. Si vous êtes vraiment un sceptique, vous devrez tôt ou tard vous poser la question : « Pourquoi y aurait-il quelque chose d’exact, même l’observation et la déduction ? Pourquoi la bonne logique ne serait-elle pas aussi trompeuse que la mauvaise ? L’une et l’autre ne sont que des mouvements dans le cerveau d’un singe halluciné ? ». le jeune sceptique dit : « J’ai le droit de penser par moi-même ». Mais le vieux sceptique, le sceptique complet dit : « Je n’ai pas le droit de penser par moi-même. Je n’ai pas le droit de penser du tout. »
Il y a une pensée qui arrête la pensée, et c’est à celle là qu’il faut faire obstacle. C’est le mal suprême contre lequel toute autorité religieuse a lutté. Ce mal n’apparaît qu’à la fin d’époques décadentes comme la notre…
Car nous pouvons entendre le scepticisme brisant le vieil anneau des autorités et voir au même moment la raison chanceler sur son trône. Si la religion s’en va, la raison s’en va en même temps. Car elles sont toutes les deux de la même espèce primitive et pleine d’autorité. Elles sont toutes les deux des méthodes de preuves qui ne peuvent elles-mêmes être prouvées. Et en détruisant l’idée de l’autorité divine, nous avons presque entièrement détruit l’idée de cette autorité humaine par laquelle nous pouvons résoudre un problème de mathématiques. Avec une corde longue et résistante, nous avons essayé  d’enlever sa mitre (la religion) à l’homme pontife et la tête (la raison) a suivi la mitre. (…)

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