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LA SIMPLICITÉ
27 février, 2014http://www.cairn.info/revue-etudes-2010-9-page-235.htm
LA SIMPLICITÉ
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Dans un monde soumis au règne de la complexité, rien ne paraît plus difficile que la simplicité. On prendrait presque la simplicité pour de la naïveté, quand ce n’est pas de la bêtise. De fait, la simplicité n’est pas au programme des vertus cardinales ou théologales. Il est vrai que toute seule, la simplicité semble bien légère. On peut être simplement égoïste, volage ou brutal. Se donner tel que l’on est, sans ruse ou détour encombrant, ne manque sans doute pas de charme, mais ne suffit pas à rendre vertueux. Si la simplicité s’oppose à la pensée calculatrice, à la duplicité et à la prétention, elle ne peut devenir une vertu intellectuelle, morale et spirituelle que dans la mesure où elle s’allie à d’autres forces de l’esprit qu’elle oriente alors vers l’essentiel. Alliée à l’intelligence, la simplicité devient un art de dégager d’une réalité problématique des idées claires et compréhensibles par tous. Alliée à la justice, elle dénoue des situations conflictuelles dans lesquelles un esprit trop raide se laisse facilement embourber. Alliée à l’amour, elle tranche avec les nœuds gordiens inhérents à l’ambivalence et à la confusion des sentiments. Alors la simplicité s’apparente à cette « faculté d’attention » chère à Simone Weil, cette qualité du regard et de l’écoute, cette présence au monde suffisamment détachée de soi pour opérer l’air de rien de véritables petites révolutions dans le domaine de la pensée, de l’art ou dans la vie quotidienne, en rappelant à la vie des êtres pétrifiés dans l’angoisse. La simplicité comme vertu est le fait d’« une âme qui s’ouvre » dirait Bergson, d’une âme qui ne se cramponne pas à ses blessures, à ses possessions, à sa réputation, parce qu’elle ne se sent plus obligée de tout résoudre ou supporter par elle-même et qu’elle consent à s’en remettre à un autre.
2. De l’idée simple à la simplicité du cœur
3. Marguerite Léna [*] Philosophe, membre de la Communauté Saint-François…[*]
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Dans le vaste champ sémantique de la langue française, un petit mot tient tête, à lui tout seul, à toute une batterie de substantifs : le mot de simplicité. Car la simplicité s’oppose à la fois à la duplicité, à la complexité, à la complication, à l’artifice et à la prétention. Elle se plaît dans ce qui va sans dire, ou se dit sans trop y songer. Ne dit-on pas « simple comme bonjour » ? Aussi n’est-il guère aisé d’en parler. Les savants nous apprennent que le mot vient d’une racine indo-européenne qui signifie « plié une fois ». Une fois, pas deux : l’unique pli que fait l’intériorité de l’âme sur la surface bruyante des choses du monde, l’unique pli que fait la spontanéité sur les conformismes, et l’esprit d’enfance sur l’esprit de sérieux.
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Pourquoi un pli ? Peut-être pour nous rappeler que la véritable unité, l’entière spontanéité ou la pure transparence ne sont pas de ce monde, et qu’à y prétendre on risque plutôt de les caricaturer. La merveille de la simplicité est justement de faire de l’un avec du multiple, du spontané avec du réfléchi, du visible avec de l’invisible, de la lumière avec du clair-obscur. Comme ces objets techniques très sophistiqués dont le maniement est si simple qu’un enfant nous y devance, les idées vraiment simples sont l’apanage du génie, et une âme vraiment simple est le privilège du saint.
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« Philosopher est un acte simple », écrivait Bergson [1] Bergson, La Pensée et le Mouvant, « L’intuition philosophique »,…[1]. L’idée simple n’est pas l’idée simpliste, raide et sommaire, l’idée toute faite des dogmatiques et des idéologues. Elle se laisse déplier, « expliquer », ce qui signifie étymologiquement déployer les voiles pour partir au large. Mais ce travail d’explication a son origine et son terme dans « quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. [2] Id. p. 137.[2] » L’idée vraiment simple est toujours une idée neuve, et qui redevient neuve, fût-elle née il y a des siècles, chaque fois qu’une intelligence s’en saisit. L’idée simple de justice, dans les mots d’Antigone ou dans ceux de Socrate, est plus neuve que les subtiles analyses de nos politologues. Et c’est elle, bien plus qu’eux, qui ouvre inlassablement des possibles inédits devant notre liberté en nous appelant à lui donner corps dans l’histoire : « En temps ordinaire les idées simples rôdent comme des fantômes de rêve. Quand une idée simple prend corps, il y a une révolution [3] Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie…[3] », écrivait Péguy.
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Il n’en va pas autrement dans l’ordre des choses de Dieu. La simplicité évangélique est une vertu du regard : « Si ton œil est simple, ap??u?, ton corps tout entier est dans la lumière », lisons-nous en Mt 6,22 et Lc 11,34. Pour saint Paul, elle est une vertu de la main : « Que celui qui donne le fasse avec simplicité » (Rm 12,8). Ainsi la simplicité selon Dieu prend corps de notre corps, regard limpide et mains ouvertes. Telle est la leçon des saints. « “Ma petite fille, dit à Thérèse de l’Enfant Jésus une vieille carmélite, il me semble que vous ne devez pas avoir grand-chose à dire à vos supérieures” – “Pourquoi, ma mère, dites-vous cela ?” – “Parce que votre âme est extrêmement simple, mais quand vous serez parfaite, vous serez encore plus simple, plus on s’approche du Bon Dieu, plus on se simplifie.” [4] Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, Manuscrits…[4] » Dieu est simple, et nous ne le devenons qu’à son contact. Dans la prière de l’Eglise, le Veni Sancte ne demande-t-il pas à l’Esprit Saint d’« assouplir ce qui est raide » et de « redresser ce qui est tordu » : de nous donner sa divine simplicité ? Car l’esprit de raideur est incapable d’accueillir simplement, sans le surcharger de préjugés ou de principes, l’encombrer de regrets ou d’anticipations, la grâce fugace du moment présent, fraîcheur d’aube et de fleur des champs. Et ce qui nous sépare de la simplicité n’est pas la complexité du monde et des situations, mais bien plutôt ces complicités secrètes qui gauchissent le regard et faussent le cœur.
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Quand le cœur devient simple sous la douce motion de l’Esprit, il n’y a plus de différence entre les plus difficiles et les plus aisées de nos tâches, entre ramasser une épingle par amour et partir en caravelle à l’autre bout du monde. « Prendre un tablier comme Jésus, cela peut être aussi grave et solennel que le don de la vie… et vice versa, donner sa vie peut être aussi simple que prendre un tablier [5] Christian de Chergé, L’invincible Espérance, Bayard/Centurion,…[5] », écrivait Christian de Chergé.
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L’amour fait de ces choses.
Simplicité et calcul, un équilibre difficile à tenir
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Dennis Gira [**] Spécialiste du bouddhisme japonais, actuellement enseignant…[**]
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Si nous parlons souvent de l’importance de la simplicité, n’est-ce pas parce que nous savons à quel point notre discours sur la foi est devenu complexe et donc quasiment incompréhensible, pour nous-mêmes et pour les gens à qui nous voulons annoncer la bonne nouvelle de Jésus-Christ ? De toute évidence, il faut remédier à cette situation, sans pourtant tomber dans un simplisme qui serait aussi dommageable pour la foi et pour les croyants que le sont certains discours de l’Eglise et des théologiens qui passent au-dessus de la tête de ceux auxquels ils sont destinés. Pourtant, aussi importante soit-elle, cette simplicité-là est secondaire par rapport à une autre dont l’ennemi n’est pas d’abord la complexité, mais le calcul.
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Quelle est donc cette « autre » simplicité et pourquoi le calcul en serait-il ennemi ? Avant de répondre directement à cette question, il faut préciser qu’il y a bien une place pour le calcul dans la vie chrétienne. Jésus-Christ explique à ses disciples qu’ils doivent être « prudents comme des serpents » (Mt 10, 16). Il leur dit aussi qu’ils doivent bien réfléchir avant d’agir pour ne pas être comme l’homme irréfléchi qui veut bâtir sa maison sur le sable (cf. Mt 7, 24-27), ou comme celui qui décide de construire un tour sans « calculer les dépenses » (Lc 14, 28). Il parle aussi du roi qui part à la guerre sans examiner s’il est capable de la gagner (cf. Lc 14). Le calcul semble donc bien faire partie de la vie d’un chrétien. Comment pourrait-il être l’ennemi de la simplicité quelle qu’elle soit ?
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Dans le cadre de la foi chrétienne, la simplicité la plus fondamentale consiste à reconnaître que nous ne sommes pas les initiateurs de notre propre salut. Nous oublions trop que les paroles de Jésus sur l’importance du « calcul » concernent la manière d’accomplir la mission que Dieu nous a confiée. Nous ne sommes pas invités à calculer ce qu’il faut faire pour être sauvé, pour plaire à Dieu, pour mériter l’amour de Dieu. Tout calcul dans ce sens va totalement à l’inverse de ce qui est au cœur de la foi et de l’expérience chrétiennes, si bien exprimées dans la première lettre de saint Jean : « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils. […] Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 10-11). Celui qui calcule risque donc de se mettre au centre du déroulement de son propre salut, ce qui est inévitablement catastrophique pour lui, pour les images de Dieu qu’il façonne, pour ceux à qui il va annoncer une « bonne nouvelle » qui au fond n’en est plus une. Voici en quoi le calcul, mal placé, peut être l’ennemi de la simplicité qui, elle, place Dieu au cœur de tout, y compris de notre salut, et de notre annonce de l’Evangile.
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Il est intéressant de noter que l’idée que le calcul qui est l’ennemi numéro un dans la vie spirituelle se trouve dans bien d’autres traditions, ce qui est sans doute une bonne illustration de ce que peuvent être les « semences du Verbe » et l’activité de l’Esprit Saint au sein des autres religions du monde (voir Redemptoris missio 28). Pour le bouddhisme de la Terre pure par exemple (peu connu en France mais beaucoup plus important que le Zen, au Japon), les actes que l’homme pose, et dont l’efficacité est bien calculée afin d’arriver à l’Eveil suprême, ne réussissent qu’à l’empêcher d’y arriver. Celui-là seul qui est conscient de ne rien pouvoir faire pour s’éveiller, est « capable » de se fier totalement au bouddha Amida (le bouddha vénéré dans cette tradition), lequel conduit à l’Eveil ceux qui peuvent reconnaître que tout vient de lui. Dans cette tradition, même la foi est un don total.
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Le calcul est l’ennemi de la simplicité de qui sait que tout vient de Dieu, même s’il peut être très utile dans l’effort que chacun fait pour vivre par le Christ et pour « aimer les autres comme Dieu nous a aimés », pour employer les mots de saint Jean. Mais il peut aussi devenir source d’erreur pour celui qui s’attache trop à cet effort. Il est vrai que nous sommes appelés à accomplir des œuvres encore plus grandes que celles du Christ lui-même : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais ; et il en fera même de plus grandes, parce que je vais vers le Père » (Jn 14, 12). L’audace devrait donc caractériser la vie d’un chrétien. Mais il ne faut pas imaginer que la grandeur de nos œuvres dépende d’abord de nous, car c’est ainsi que l’audace se transforme en orgueil. Il faut toujours avoir la lucidité de reconnaître que cette grandeur vient de l’activité de l’Esprit Saint qui œuvre en nous. Cette lucidité-là, toujours enracinée dans la simplicité fondamentale mentionnée plus haut, nous empêchera toujours de figer la dynamique de l’Esprit, de la réduire à nos calculs, de confondre notre volonté avec la volonté de Dieu. Celui qui peut intégrer tout cela à sa vie pourra maintenir un juste équilibre entre la simplicité et le calcul, ce qui lui permettra de travailler avec beaucoup de souplesse et d’audace pour que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne vienne et que la volonté de Dieu (et non la sienne) soit faite.
Insaisissable simplicité spirituelle
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Annie Wellens [***] Longtemps libraire à La Rochelle, écrivain ; dernier…[***]
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Les allitérations sifflantes, donc quelque peu serpentines mais sans connotation maligne, de ce titre, entendent faire écho à la difficulté de mettre la main sur la simplicité dans les répertoires de vertus, fussent-elles théologales ou cardinales. Elle n’y figure pas, tout en participant de ces « bonnes qualités » données par Dieu afin de bien vivre, selon Thomas d’Aquin. La simplicité serpente ainsi à travers de nombreux textes chrétiens d’époques différentes, perçue comme un don, mais sans davantage appartenir à la liste des dons de l’Esprit, ou comme le fruit d’une orientation intérieure fondée en vérité ou comme une vertu « mineure ». Quant à celui qui se qualifierait lui-même de « simple », il démériterait immédiatement de l’appellation, révélant par cette autoproclamation une « duplicité d’âme » qui trouble le regard jusqu’à le faire loucher vers autrui afin de mesurer les effets d’une telle déclaration. « Duplicité d’âme » ou « fille du diable », comme l’appellent les premiers écrits des Pères, ceux que l’on nomme Apostoliques, particulièrement dans le rafraîchissant récit d’initiation chrétienne qu’est Le Pasteur d’Hermas, où les images parlent aussi fort que les préceptes, à une époque où les grandes élaborations doctrinales ne sont pas davantage en chantier que l’arrêté des listes vertueuses. Hermas, considéré comme « plein de parfaite simplicité et de grande innocence », donc mûr pour entrer en résonance avec la pédagogie divine, pourra vivre joyeusement et sans se troubler (alors que les commentateurs ont rivalisé d’explications embarrassées) une douce nuit parmi la ronde de douze vierges, dont celle ayant pour nom « Simplicité », qui l’invitent à se coucher au milieu d’elles. « Et elles ne firent rien du tout, que prier », précise le récit [6] Hermas, Le Pasteur, Sources Chrétiennes 53, Cerf.[6].
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Ces images pourraient sembler, à première vue, trop polies pour être honnêtes, trop simples pour ne pas verser dans le simplisme. Un lecteur méfiant les classerait d’emblée dans les discours pieux ou, pire encore pour les défiants chroniques, dans les légendes, oubliant que la légende réclame étymologiquement d’être lue, et non survolée ou parcourue d’un œil qui sait déjà « ce qu’il faut » en penser. Et si l’une des premières tâches du lecteur était de lire en toute simplicité ce qui se donne à lire ? De laisser le texte prendre son essor et rencontrer en vol la mémoire d’autres écrits que tout bon lecteur porte en lui ? Comme cette tranquille affirmation concernant l’un des Pères du Jura qui, à la suite de Jean Cassien, ont acclimaté en Gaule les cépages orientaux des Pères du désert : « Le nouvel hôte, cherchant une demeure répondant à ses vœux, trouva du côté de l’orient, au pied d’une montagne rocheuse, un sapin très épais, écartant en cercle sa ramure et qui, déployant sa large chevelure, [le] couvrit. […] Il était largement dans l’abondance, puisqu’il n’avait besoin de rien […]. [7] Vie de saint Romain, 5-10, dans Vie des Pères du Jura,…[7] »
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L’authentification de l’attitude simple nécessite le regard d’autrui, mais un regard non sollicité, laissant le champ libre à la reconnaissance gracieuse. Chez les Pères du désert, le cultivateur Paul, d’une disposition naturelle « totalement simple et sans malice » deviendra spirituellement « Paul le Simple » à l’école du bienheureux Antoine. Après les premiers mois de discipline, « Antoine en fut convaincu : Paul avait une âme accomplie car, étant d’une totale simplicité, la grâce collaborait avec lui. [8] Histoire Lausiaque, Spiritualité Orientale 75, Bel…[8] » Plus complexes à discerner : les cas de ceux qui miment la simplicité d’esprit jusqu’à la folie. Tantôt il s’agira de reconnaître une vocation particulière d’union au Christ souffrant, comme pour cette moniale devenue volontairement « l’éponge du monastère », méprisée, battue par ses sœurs, jusqu’au jour où Abba Pitéroum vint révéler sa sainteté. Tantôt il conviendra de dévoiler, à travers les mêmes conduites excentriques, celles qui relèvent de charlatans y trouvant leur profit, et celles qui révèlent des ascètes sincères mais pris au piège de l’orgueil spirituel. Philon d’Alexandrie, expert en perturbations et oscillations menaçant la stabilité des amis de Dieu, conseillait de « se tenir debout en face de [Lui] regardant et regardé [9] Philon d’Alexandrie, De somnis II, Les Œuvres de Philon,…[9] ». Ce simple regard croisé entre Dieu et l’homme replante chacun à sa juste place. Des siècles plus tard, H.-U. von Balthasar pose un point d’orgue à la musique philonienne : la simplicité chrétienne opère « comme un mystère : le chrétien ne saurait y prétendre de lui-même et l’ériger en “vertu” par son effort propre, comme si elle pouvait être produite et qu’il en fût le maître, car elle est, en lui, le reflet d’une lumière divine qui se donne à lui. [10] Hans-Urs von Balthasar, Simplicité chrétienne, Desclée,…[10] »
La nostalgie de l’immédiateté
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Laurent Wolf [****] Journaliste, critique d’art.[****]
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Pablo Picasso a dit un jour qu’il lui avait fallu beaucoup de temps pour peindre enfin comme un enfant. A dix-sept ans, il réalisait des toiles que de vieux peintres expérimentés lui enviaient. Ses dessins et ses gravures témoignent d’une virtuosité inouïe. Si Picasso peint comme un enfant, un enfant ne peut pas peindre comme lui, parce que Picasso sait qu’il n’est pas un enfant, et qu’un enfant ne sait pas qu’il en est un ou, du moins, il ne sait pas ce que cela signifie quand il peint. Le rêve de simplicité est le nœud des relations avec l’art. Il faudrait que l’œuvre parle directement à l’esprit, à l’âme, au corps : que l’émotion surgisse, que la lumière se fasse.
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A la fin du xixe siècle, les artistes ont voulu rompre avec la tradition académique, avec ses codes et ses conventions. Ils se sont tournés vers l’ailleurs, comme Gauguin qui s’en est allé dans les îles ; comme les préraphaélites anglais qui ont prêté les vertus de l’innocence à l’art d’avant la Renaissance. Ailleurs, en Afrique, en Océanie. Ou dans un Moyen Age imaginaire qui était devenu à la mode après avoir été méprisé. Il fallait que ce soit primitif. Il y eut ensuite l’art des fous qu’aimaient les surréalistes, l’art des « outsiders » comme les Américains appellent les artistes sans formation, sans références autres que leurs propres pulsions actives ; plus tard l’art brut que défendait Jean Dubuffet, et toujours l’art naïf, avec son exotisme répétitif, ses petites taches de couleur et ses dessins précis.
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Le rêve de simplicité en art prend sa source dans la nostalgie de l’universel, d’une humanité partout capable de comprendre l’humanité, de pareils qui sont nos pareils. Et dans la nostalgie de l’immédiateté, d’un lien naturel avec l’autre, d’une connivence originelle qu’il suffirait de retrouver en abandonnant au passage tout ce qui lui fait obstacle. Nous serions tous égaux face à l’art, pour le voir et pour le faire. En même temps, les rêveurs égalitaires visitent les expositions avec un audioguide. Ils veulent savoir. Ce que c’est, comment c’est fait et pourquoi. Ils ont peur d’un rendez-vous manqué. Ils se soumettent à l’autorité du savoir. Qui a vraiment confiance dans la simplicité ?
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La simplicité est un objet de représentation, pas un moyen. Les personnages de Jan Vermeer (1632-1675) semblent dépourvus de complication. Derrière sa fameuse Laitière, il est possible d’apercevoir un clou planté dans le mur et son ombre, un détail matériel qui accompagne le geste de la servante et le réalisme de l’ensemble. Vermeer n’évoque pas les conflits et les guerres qui ont traversé le Siècle de d’or de la Hollande. Son monde réaliste est retranché des réalités de l’histoire. Chez Chardin (1699-1779), un siècle plus tard, même retrait dans un espace dépourvu de conflits. Il y a des fruits, des légumes, du poisson. Les cuisinières tranquilles s’affairent. Qui sait même si quelqu’un a mangé ce qu’elles préparent sous nos yeux ?
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L’humilité des personnages de Chardin et de Vermeer, l’humilité de leurs actes est très éloignée des grandes machines allégoriques et de la peinture d’histoire. Mais le savoir-faire est le même. Il n’est pas simple. C’est seulement à la fin du xixe et surtout dans les premières décennies du xxe siècle que les artistes ont commencé à vouloir associer la simplicité des moyens à la simplicité des fins.
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Vers 1915, Marcel Duchamp (1887-1968) réalise ses premiers ready-made, des « objets tout faits » dont on dit qu’ils ont changé la définition de l’art. A cette époque, il vient de terminer le Nu descendant un escalier ; il commence à préparer l’une de ses œuvres les plus complexes, Le Grand verre. Avec le ready-made, il élimine toute médiation. Il dépouille l’opération visuelle de l’artifice ; il la dégage du préconçu qui la rend, faussement, évidente. Il retranche tout de l’intervention artistique, sauf la décision (prendre un objet, le signer).
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En 1931, Mondrian (1872-1944) peint un tableau qui est la synthèse ultime des expériences menées depuis une dizaine d’années, une toile carrée sur la pointe, avec une ligne noire verticale tout à gauche qui croise à angle droit une ligne noire horizontale un peu plus large (Composition avec deux lignes). Mondrian a dit qu’il fallait que la peinture se libère de la chose vue, du témoignage, pour devenir une chose en soi. Il a aussi décrit cette peinture en évoquant un paysage marin nocturne avec la ligne d’horizon et le reflet de la lune sur la mer, dont il ne reste en négatif que ces deux lignes qui se croisent.
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Le ready-made et la peinture non-figurative (y compris quand elle est monochrome) renversent l’ordre de la perception et de la réception. Avant eux, il fallait lire les images, les décrypter, les vider progressivement de ce qu’elles recèlent et en dérouler l’histoire (l’historia dont parle déjà Alberti au xve siècle). A partir du xxe siècle, certains artistes conçoivent leur art comme une ascèse, une retraite, un dénuement. Leur art ne laisse qu’un presque rien, et il confie aux autres la tâche heureuse de le remplir.
LA SIMPLICITÉ (LE PARADIS DE L’ÂME) – PAR SAINT ALBERT LE GRAND
27 février, 2014http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/albert/albert/30simplicite.htm
LE PARADIS DE L’ÂME
PAR SAINT ALBERT LE GRAND
CHAPITRE XXX
LA SIMPLICITÉ
1. La simplicité véritable et parfaite consiste à ne nuire à personne, mais à être utile à tous, comme le dit la Glose sur les paraboles (1). C’est la première vertu que l’on fait valoir chez Job. « Il y avait, dans le pays de Hus, un homme du nom de Job, et cet homme était simple et droit » (ch. 1, v. 1). Apparemment, cette vertu l’emportait, en lui, sur toutes les autres.
C’est elle aussi que le Seigneur a ordonnée, lorsqu’il envoya ses apôtres dans le monde pour appeler les incrédules à l’unité de la foi catholique : « Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes » (Matt., ch. 10, v. 16). Dans son commandement, il joint la prudence à la simplicité ; car la prudence sans la simplicité, c’est de la ruse ; la simplicité sans la prudence, c’est de la sottise. La colombe ne blesse ni du bec ni des ongles ; de même, l’âme vraiment simple ne fait du mal ni en parole ni par action.
2. Il aime vraiment la simplicité, celui qui ne s’occupe pas, comme Marthe, à une multitude d’affaires, – car le grand nombre entraîne la complication– mais qui n’en cherche qu’une seule, celle dont Notre-Seigneur disait : « Une seule chose est nécessaire » (Luc, ch. 10, v. 42) ; et il en félicitait Marie-Madeleine : « Elle a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas enlevée. » Il s’agit du seul Bien, où se trouvent tous les biens, immenses et éternels.
3. Les avantages de la simplicité doivent nous exciter à l’amour de cette vertu. Il est écrit que Dieu aime à s’entretenir avec les âmes simples » (Prov., ch. 3, v. 32). Le Seigneur est familier avec elles et il ne dédaigne pas de leur révéler ses secrets. Ainsi, aux apôtres qui empêchaient les petits enfants d’aller jusqu’à lui, Notre-Seigneur disait : « Laissez-les, ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent » (Matt., ch. 19, v. 14). Sans cette vertu, le salut est impossible : « Si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux » (ch. 18, v. 3). Le Seigneur Jésus ne dit pas : Si vous ne devenez petits enfants, mais « comme les enfants », ce qui signifie simples et innocents.
Voici une autre utilité de cette vertu. « Celui qui marche dans la simplicité marche en confiance » (Prov., ch. 10, v. 9). La voie de la simplicité, c’est le chemin le plus sûr dans le royaume des cieux. « Dieu protégera ceux qui marchent dans la simplicité » (ch. 2, v. 7).
4. Les preuves de la simplicité véritable sont de bien présumer de tous, loin de tourner en mauvaise part les actions du prochain ; de ne dénaturer le bien de personne ni de le diminuer ; de ne souhaiter le mal à aucun et de désirer le salut de tous, de faire de bonnes actions et de les bien faire, d’avoir des idées justes sur Dieu et de le chercher dans la simplicité du cœur, de se soumettre aussi à sa volonté et de garder ses commandements.
5. Il est convaincu de duplicité, celui dont les paroles diffèrent des pensées et des actions. Ainsi Joab s’apprête à baiser Amasa en lui disant : Salut, mon frère ; mais en même temps il tire en secret son épée et le frappe mortellement (IIe livre des Rois, ch. 20, v. 9-10).
Le Seigneur Jésus s’oppose à cette duplicité : « Que votre langage soit : Cela est, cela n’est pas » (Matt., ch. 5, v. 37) ; autrement dit : Ce que vous avez dans le cœur, proférez-le de vive voix et montrez-le par vos œuvres. « L’homme à deux âmes est inconstant dans toutes ses voies » (Jacq., ch. 1, v. 8). Notre-Seigneur maudit les hommes de duplicité qui veulent servir en même temps Dieu et le diable, ou s’exercer au péché et aux bonnes œuvres. Et il disait à leur adresse : « Personne ne peut servir deux maîtres » (Matt., ch. 6, v. 24) ; il s’agit de deux maîtres qui s’opposent : le bien et le mal, la vertu et le vice sont absolument contraires. Et pour ceux qui voudraient plaire à Dieu et au monde, voici la pensée de saint Jacques : « Quiconque veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu » (ch. 4, v. 4).
Se montrer simple, à l’extérieur, dans la manière de se conduire, et porter la fourberie dans son mur, c’est une marque de fausse simplicité. Jérémie s’en plaignait de la sorte : « Que chacun de vous se garde de son ami ; et ne vous fiez à aucun frère, car les frères se supplanteront les uns les autres, et les amis sont des trompeurs » (ch. 9, v. 5).
(1) On n’a pas trouvé cette glose.