Archive pour la catégorie 'THÉOLIGIE'

LA DESCENTE AUX ENFERS : POURQUOI ?

2 juin, 2015

http://www.revue-resurrection.org/La-descente-aux-enfers-pourquoi

LA DESCENTE AUX ENFERS : POURQUOI ?

P. MICHEL GITTON

Le « petit Credo », comme on dit parfois, le Credo baptismal, appelé aussi Credo des Apôtres, renferme un article particulièrement encombrant : « il est descendu aux enfers ». Certains vont jusqu’à le faire sauter, comme on le voit dans la traduction française du Rituel du baptême des enfants. Pensez donc ! Que vont comprendre les gens ? Déjà l’Enfer, au singulier, est un sujet sur lequel on n’ose guère s’étendre, mais toute cette mythologie entre la mort du Christ et sa Résurrection, sortie tout droit des Évangiles apocryphes, mérite-t-elle qu’on s’y arrête plus longtemps ?
La descente aux enfers n’est pourtant pas une affirmation mineure. Si on la comprend bien, elle ouvre des perspectives dans plusieurs directions :
1- la réalité de la mort du Seigneur : le Christ est bien mort d’une vraie mort d’homme ; il n’a pas connu seulement l’instant de la mort, l’arrêt des fonctions vitales et la séparation de l’âme et du corps ; il « a été mort », comme il le déclare lui-même plus tard (Ap 1,18) ; il a connu l’état redoutable et mystérieux de l’après-mort, cette attente comateuse, cette survie diminuée, que la Bible désigne sous le nom de Shéol ou d’Hadès ;
2 – la solidarité avec l’homme jusqu’au bout : il n’a pas seulement touché du bout du doigt notre condition humaine, il s’y est immergé profondément, et, par là même, il a rejoint toute humanité passée, présente et future, qui connaît le même sort ; il s’est mis au degré zéro de notre humanité, pour que plus aucune situation humaine ne soit en dehors de sa victoire ;
3 – l’universalité du salut : en descendant au Shéol, Jésus éclaire ce lieu de ténèbres et d’ennui des clartés de la vraie lumière ; il y rencontre des pans entiers d’humanité qu’il n’avait pas connus durant sa vie sur terre et leur propose le chemin du salut ; celui-ci n’est jamais une promotion automatique ou la récompense d’une vie vertueuse, c’est l’accueil de l’initiative divine à travers la main tendue du Christ ; or le Christ vient tendre la main à Adam et Ève, à tous ceux qui sont morts avant lui et il entraîne ceux qui l’acceptent vers le bonheur du paradis .
On s’étonne que cette vérité si essentielle à l’équilibre du mystère soit à ce point méconnue des chrétiens. Il y a à cela plusieurs raisons, sans doute. Énumérons-en quelques unes
La première réside dans les suites de la « démythologisation » initiée par Rudolf Bultmann. La vision d’un univers partagé en trois secteurs (terre/ciel/enfers) serait l’héritage d’une cosmologie mythique définitivement dépassée. Seule parlerait à l’homme moderne la présentation de la foi en terme de relations interpersonnelles. Depuis, nous avons appris que l’homme « moderne », frustré des représentations symboliques de la foi par une religion de plus en plus intellectualisée et moralisante, a cherché ailleurs la nourriture de son imagination, dans la science fiction, par exemple. C’est la grandeur de Tolkien d’avoir su intégrer dans une optique chrétienne le monde féerique des contes, avec le succès qu’on a vu. D’autre part, les représentations bibliques, qui donnent évidemment une forme spatiale et temporelle à des réalités d’un autre ordre (mais peut-on faire autrement ?), sont bien moins naïves qu’on ne l’imagine, et portent déjà toute une critique des univers magiques qui avaient cours à l’époque.
L’autre objection qu’on peut faire à « descente aux enfers », c’est qu’elle morcelle en épisodes successifs et en états disparates la seule espérance qui ressorte clairement des évangiles : l’attente de la Résurrection finale. On est heureusement en train d’en finir avec les limbes des petits enfants morts sans baptême, faudrait-il encore compter avec les « limbes des Pères », comme on a longtemps dit pour désigner les « enfers ». En séparant le sort des morts avant le Christ (les justes de l’Ancien Testament) et celui des hommes confrontés aujourd’hui à la Bonne Nouvelle prêchée à toutes les nations, et même simplement celui de toute l’humanité qui sera jugée sur l’amour au dernier jour (cf. Mt 25), on risque de perdre de vue que le seul horizon est celui de l’ultime clarification qui nous introduira dans la vie éternelle, lorsque le Seigneur reviendra.
Ne sommes-nous pas plutôt en état de le comprendre mieux ? La Résurrection, celle du Christ comme la nôtre, est la réponse de Dieu à l’obéissance de son serviteur. Ce n’est pas un coup de baguette magique qui viendrait de l’extérieur changer le cours des choses et l’orientation des cœurs. C’est l’homme réconcilié avec Dieu, rendu finalement conforme à sa vocation (ou, éventuellement, rebelle définitivement à cette orientation) que le Seigneur, dans la Résurrection, viendra prendre et conduire à une existence incorruptible, pour son bonheur ou son malheur. Le choix décisif, celui par lequel la liberté de l’homme se fixe dans son option ultime, est la condition requise antérieurement (quelque soit le sens qu’on donne à cette antériorité). Or ce choix ne peut résulter que d’une rencontre, et d’une rencontre avec le Jésus incarné, si nous voulons maintenir jusqu’au bout la certitude que nul ne sera sauvé que par la foi au Christ. La situation des morts avant le Christ et celle de tous les autres ne sont donc pas fondamentalement différentes. Le dogme de la descente aux enfers rend seulement pensable une évangélisation des laissés pour compte de l’évangélisation. Pour eux comme pour nous reste constante la séquence : choix décisif – attente de l’Heure – glorification (ou éventuellement réprobation), à l’image du Triduum pascal pour le Christ.
La seule différence est que le choix décisif a lieu post mortem pour les uns et ante mortem pour les autres. Mais cette différence même ne laisse pas d’être problématique dans la mesure où nous sommes bien ignorants de ce qu’est la mort en vérité, il nous faudrait savoir si elle est une limite sans épaisseur, ou si elle s’ouvre sur un processus. Dans ce dernier cas, la situation des morts avant le Christ qui l’ont rencontré dans l’état de mort n’est peut-être pas différent de celle que connaissent ceux qui aujourd’hui ont à répondre de leur vie devant lui, après un parcours où il n’a guère été présent à leur cœur, au moins en apparence. La descente aux enfers aurait dans ce cas une valeur permanente, et pas seulement liée au passé. C’est cette piste qu’explore avec prudence le P. Édouard-Marie dans le numéro qu’on va lire.
Mais, au préalable, les rédacteurs de Résurrection ont voulu mettre à la disposition du lecteur différents dossiers qui jalonnent ce numéro : étude sémantique sur les termes « enfer », « enfers », « limbes » etc.… (Georges Théry) ; dossier biblique (Guillaume Leclerc), dossier patristique (Matthieu Cassin).
On ne peut, sur ce sujet, se dispenser d’interroger la pensée du P. Urs von Balthasar, l’auteur du XXe siècle qui a le plus réfléchi à la descente aux enfers. C’est ce que fait notre collaborateur Jérôme Levie. Certes, la position du théologien suisse ne rallie pas tous les suffrages : l’identification qu’il introduit entre l’enfer et les enfers est en soi problématique, la vision de la rédemption qui la sous-tend trahit une influence luthérienne dont on peut largement discuter qu’elle soit celle du Nouveau Testament. N’empêche que les thèses du P. Balthasar ont contribué à rouvrir un débat théologique extrêmement fécond sur l’être-mort du Christ et le salut du monde. On ne saurait se passer de cet éclairage.
Il n’est pas inutile de situer l’affirmation de la descente aux enfers par rapport au dogme plus récent du Purgatoire, avec lequel on l’a souvent confondue, c’est ce que fait Jean Lédion, dans une brève synthèse qui renvoie au numéro jadis consacré par Résurrection à ce sujet.
Enfin, notre ami Jacques-Hubert Sautel nous présente une approche théologique et spirituelle concernant l’attitude à adopter face à la mort de nos proches, montrant comment il convient de respecter le mystère d’une vie et de ne pas trop vite la canoniser, même si l’on ne doit jamais désespérer du salut de nos frères.
Ces articles ne prétendent pas épuiser la matière. Il restera à débroussailler bien des allées pour rendre accessible à tous la croyance de l’Église en la venue du Christ mort aux enfers. Mais ce numéro y aura contribué.

P. Michel Gitton, Membre de la communauté apostolique Aïn Karem, directeur-gérant de Résurrection, prêtre du diocèse de Paris.

THÈME 6 – LA CRÉATION

3 février, 2015

http://opusdei.fr/fr-fr/article/la-creation/

THÈME 6 – LA CRÉATION

La doctrine de la Création constitue la première réponse aux interrogations fondamentales sur notre origine et notre but final

Introduction
L’importance de la vérité de la création découle de sa qualité de « fondement de tous les projets divins de salut […] commencement de l’histoire du salut, qui culmine avec le Christ » ( Compendium , 51). Autant la Bible (Gn 1, 1) que le Credo commencent par la confession de foi en un Dieu Créateur.
À la différence des autres grands mystères de notre foi (Trinité, Incarnation), la création est « la première réponse aux interrogations fondamentales de l’homme sur son origine et sur sa fin » ( Compendium , 51), que l’esprit humain se pose, et en partie y répond, comme le montre la réflexion philosophique, ainsi que les récits des origines appartenant à la culture religieuse de tant de peuples (cf. Catéchisme , 285), même si la spécificité de la notion de création n’a été saisie de fait qu’avec la révélation judéo-chrétienne.
La création est donc un mystère de foi aussi bien qu’une vérité accessible à la raison naturelle (cf. Catéchisme , 286). Cette particulière situation entre raison et foi fait de la création un bon point de départ dans la tâche de l’évangélisation et du dialogue que les chrétiens, toujours mais spécialement dans l’actualité [1] , sont appelés à mener à bien, comme jadis saint Paul à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 16-34).
On distingue habituellement entre l’acte créateur de Dieu (la création active sumpta ) et la réalité créée, effet de cette action divine (la création passive sumpta ) [2] . C’est suivant ce schéma que sont exposés ci-après les principaux aspects dogmatiques de la création.
1. L’acte créateur 1.1 « La création est l’œuvre commune de la Sainte Trinité » ( Catéchisme , 292) .
La Révélation présente l’action créatrice de Dieu comme le fruit de sa toute-puissance, de sa sagesse et de son amour. Ordinairement, on attribue la création plus particulièrement au Père (cf. Compendium , 52), la rédemption au Fils et la sanctification à l’Esprit Saint. En même temps, les œuvres ad extra de la Trinité (la première d’entre elles étant la création) son communes à toutes les Personnes, et c’est pourquoi l’on peut se poser la question du rôle spécifique de chaque Personne dans la création. En effet, « chaque personne divine opère l’œuvre commune selon sa propriété personnelle » ( Catéchisme , 258). C’est là le sens de l’appropriation, également traditionnelle, des attributs essentiels de toute-puissance, sagesse et amour respectivement à l’agir créateur du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.
Dans le Symbole de Nicée-Constantinople, nous confessons notre foi « en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre » ; « en un seul Seigneur, Jésus-Christ […] par qui tout a été fait » ; et en l’Esprit Saint « qui est Seigneur et qui donne la vie » (DH 150, liturgie de la messe). La foi chrétienne parle donc non seulement d’une création ex nihilo , à partir du néant, mais aussi d’une création faite avec l’intelligence, la sagesse de Dieu (le Logos par lequel tout a été fait (Jn 1, 3)) et d’une création ex amore (GS 19), fruit de la liberté et de l’amour qui est Dieu, l’Esprit Saint qui procède du Père et du Fils. Par conséquent, les processions éternelles des Personnes sont à la base de leur action créatrice [3] .
De même qu’il n’y a pas de contradiction entre l’unicité de Dieu et son être en trois Personnes, il n’y a pas d’opposition entre l’unicité du principe créateur et les diverses manière d’agir de chacune des Personnes.
« Créateur du ciel et de la terre »
«  » Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre  » (Gn 1, 1) : trois choses sont affirmées dans ces premières paroles de l’Écriture : le Dieu éternel a posé un commencement à tout ce qui existe en dehors de lui. Lui seul est créateur (le verbe  » créer  » – en hébreu bara – a toujours pour sujet Dieu). La totalité de ce qui existe (exprimé par la formule  » le ciel et la terre « ) dépend de Celui qui lui donne d’être » ( Catéchisme , 290).
Seul Dieu peut créer au sens propre [4] , ce qui implique produire les choses à partir du néant ( ex nihilo ) et non pas à partir de quelque chose de préexistant. Il faut pour cela une puissance active infinie, qui n’appartient qu’à Dieu (cf. Catéchisme , 296-298). Il est logique, dès lors, d’attribuer la toute-puissance créatrice au Père, étant donné qu’au sein de la Trinité, il est, selon une expression classique, fons et origo , c’est-à-dire la Personne de laquelle procèdent les deux autres, principe sans principe.
La foi chrétienne affirme que la distinction fondamentale dans la réalité est celle qu’il y a entre Dieu et ses créatures. Cela signifie une nouveauté dans les premiers siècles durant lesquels la polarité entre matière et esprit donnait lieu à des façons de voir inconciliables entre elles (matérialisme et spiritualisme, dualisme et monisme). Le christianisme rompit ces moules, surtout en affirmant que la matière aussi est, tout comme l’esprit, créée par le Dieu unique et transcendant. Plus tard, saint Thomas d’Aquin développera une métaphysique de la création, décrivant Dieu comme l’Être Subsistant ( Ipsum Esse Subsistens ). En tant que cause première, il est absolument transcendant au monde et, tout à la fois, en vertu de la participation de son être par les créatures, il est intimement présent en elles, lesquelles dépendent en tout de celui qui est la source de l’être.
« Par qui tout a été fait »
La littérature sapientielle de l’Ancien Testament présente le monde comme le fruit de la sagesse de Dieu (cf. Sg 9, 9) « Il n’est pas le produit d’une nécessité quelconque, d’un destin aveugle ou du hasard » ( Catéchisme , 295). Il possède une intelligibilité que la raison humaine, participant de la lumière de l’intelligence divine, peut capter, non sans effort et dans un esprit d’humilité et de respect envers le Créateur et son œuvre (cf. Jb 42, 3 ; cf. Catéchisme , 299). Ce développement arrive à son expression plénière dans le Nouveau Testament : en identifiant le Fils, Jésus-Christ, avec le Logos (cf. Jn 1, 1 et suiv.), il affirme que la sagesse de Dieu est une Personne, le Verbe incarné, par qui tout a été fait (Jn 1, 3). Saint Paul formule cette relation du créé avec le Christ en déclarant que toutes les choses ont été créées en lui, par lui et pour lui (Col 1, 16-17).
Il y a donc une raison créatrice à l’origine du cosmos (cf. Catéchisme , 284) [5] . Le christianisme a toujours eu une grande confiance en la capacité de la raison de connaître, et une énorme sécurité que jamais la raison (scientifique, philosophique, etc.) ne pourra aboutir à des conclusions contraires à la foi, car foi et raison ont une origine commune.
Nous savons que certains voient une incompatibilité entre, par exemple, la création et l’évolution. En réalité, une épistémologie adéquate sait distinguer les domaines propres, d’un côté, de la science naturelle, et de l’autre, de la foi. En outre, elle reconnaît la philosophie comme un élément nécessaire de médiation, car les sciences, avec leur méthode et leur objet propres, ne couvrent pas toute l’ampleur de la raison humaine ; et la foi, en ce qui concerne le monde dont nous parlent les sciences, a besoin de formuler ses assertions, dans son dialogue avec la rationalité humaine, en faisant usage de catégories philosophiques [6] .
Dès lors, il est logique que l’Église, depuis toujours, ait cherché le dialogue avec la raison : une raison consciente de son caractère créé, ne s’étant pas donné à soi-même son existence, ne disposant pas entièrement de son futur ; une raison ouverte à ce qui la transcende, à la Raison originelle, en somme. Paradoxalement, une raison repliée sur elle-même, qui croit pouvoir trouver seule la réponse à ses interrogations les plus profondes finit par affirmer que l’existence n’a pas de sens, et que le réel est inintelligible (nihilisme, irrationalisme, etc.).
« Qui est Seigneur et qui donne la vie »
« Nous croyons qu’il [le monde] procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté :  » Car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient, et elles furent créées  » (Ap 4, 11) […]  » Le Seigneur est bonté envers tous, ses tendresses vont à toutes ses œuvres  » (Ps 145, 9) » ( Catéchisme , 295). Par conséquent, « issue de la bonté divine, la création participe à cette bonté ( » Et Dieu vit que cela était bon (…) très bon  » : Gn 1, 4. 10. 12. 18. 21. 31). Car la création est voulue par Dieu comme un don » ( Catéchisme , 299).
Ce caractère de bonté et de don libre permet de découvrir dans la création l’action de l’Esprit – qui « planait sur les eaux » (Gn 1, 2) – la Personne-Don dans la Trinité, l’Amour subsistant entre le Père et le Fils. L’Église confesse sa foi en l’œuvre créatrice de l’Esprit Saint, qui donne la vie et qui est source de tout bien [7] .
L’affirmation chrétienne de la liberté divine créatrice permet de surmonter les étroitesses d’autres visions qui, voyant une nécessité en Dieu, finissent par soutenir un fatalisme ou déterminisme. Il n’y a rien, ni « au-dedans » ni « au-dehors » de Dieu qui l’oblige à créer. Quel est donc le but qu’il poursuit ? Que s’est-il proposé en nous créant ?

NOTE SUR LE SITE

UN DIEU VULNÉRABLE

5 novembre, 2014

http://www.devenirunenchrist.net/articles/articlesasso/fragilitedossier/dieuvulnerable.html

UN DIEU VULNÉRABLE

Suis-je capable d’accueillir avec le Christ un Dieu qui se fait lui-même fragilité, qui doute, semble reculer devant sa Passion (cf. Matthieu 26, 39 ; Marc 14, 36 ; Luc 22, 42) et meurt sur une croix ? « En s’incarnant, en prenant la condition d’esclave jusqu’à la mort et la mort sur la croix, dans ce mouvement de kénose1 qu’évoque l’apôtre Paul dans l’hymne aux Philippiens, Dieu se cache dans la faiblesse d’un corps livré. Ce n’est pas une nouvelle identité de Dieu, c’est la révélation de ce qu’elle a toujours été dès l’origine : la puissance d’amour, créatrice de vie2 . »
À travers cette figure d’un Christ fragile, quelque chose nous est dit de la fragilité de son Père : « Le Christ, dans sa souffrance, nous a révélé Dieu comme celui qui se laisse toucher, qui n’est pas indifférent », déclare Bernard Ugeux (p. 70). N’est-ce pas tout le message de la vie terrestre de Jésus ? « Le Christ s’est laissé toucher par la souffrance du monde. Il a partagé notre souffrance et a déclaré : “Qui me voit, voit le Père” (Jean 14, 9). Donc, quand Jésus pleure sur Jérusalem, le Père pleure sur Jérusalem. La souffrance du Christ sur la croix, loin d’atténuer le scandale de l’impassibilité du Père, semblerait plutôt l’accroître » (idem, p. 67).
C’est cette même figure d’un Dieu fragile qui avait été révélée à Élie : « Et voilà que Dieu passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait le montagnes et brisait les rochers, en avant de Dieu, mais Dieu n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais Dieu n’était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais Dieu n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Élie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte » (1 Rois 19, 11-13).
On peut même parfois être décontenancé par une telle vision de Dieu. C’est de dont témoigne Bernard Ugeux dans une interview donnée au journal La Vie : « J’ai dû aussi accepter l’impuissance de Dieu. Ce Dieu par qui l’homme qui souffre se sent si souvent abandonné, ou bien puni injustement. Ce Dieu dont on demande pourquoi il ne fait rien, s’il est Dieu. Dans le cadre de mon travail de prêtre, cette révolte systématique des victimes, souvent teintée de culpabilité, m’a énormément perturbé. C’est au moment où on est le plus fragile, et où on a le plus besoin de Dieu, qu’on s’en méfie en lui imputant tous nos maux !
C’est pourquoi la fragilité humaine nous contraint à un travail crucial de déminage des images : Dieu n’est pas tout-puissant, on lui prête un pouvoir dont il n’a jamais voulu ! Il ne peut pas manipuler les choses, il ne sait que s’offrir. Or se laisser aimer, se recevoir d’un autre, c’est ce qu’il y a de plus difficile au monde – nous sommes hautement responsables de l’amour que nous donnons aux autres, mais jamais de la façon dont ils le reçoivent, en vivent et s’en réjouissent, ou pas. Si pourtant nous nous laissons aimer par Dieu, il peut faire des choses extraordinaires. Mais cela requiert notre collaboration et notre consentement. “Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort”, dit saint Paul, parce qu’alors je donne au Seigneur l’espace pour qu’il puisse agir. Accepter le trésor d’être aimé, c’est là qu’est le salut, bien plus que dans la guérison » (11 décembre 2008, p. 44-45).
Maurice Zundel professait de même : « Si je pouvais résumer toute ma foi elle est vraiment là… je crois à la fragilité de Dieu parce que, s’il n’y a rien de plus fort que l’amour, il n’y a rien de plus fragile. Dieu est fragile, c’est la donnée la plus émouvante, la plus bouleversante, la plus neuve et la plus essentielle de l’Évangile. Un Dieu fragile remis entre nos mains 3… »
Pour poursuivre notre méditation, on peut relire à cette lumière l’épisode du fils prodigue (Luc 15, 11-32) qui nous révèle l’image d’un Dieu vulnérable : « “Comme il était encore loin, son Père l’aperçut…” (Luc 15, 20). Une nouvelle fois, revenons à ce magnifique personnage qu’est le père de l’enfant prodigue. Le Christ vulnérable nous montre la vulnérabilité du Père. Cœur du Père qui t’attend avec une infinie patience, qui t’espère plus que tout, totalement désarmé. Cœur du Père qui ne peut te forcer à l’aimer sans se renier. Vulnérabilité absolue de Père qui “s’use les yeux” à guetter ta venue4 » (Denis Trinez, p. 85).

1 La kénose est une notion de théologie chrétienne exprimée par un mot grec provenant de l’Épître aux Philippiens : « (Le Christ), étant dans la forme de Dieu, n’a pas usé de son droit d’être traité comme un Dieu, mais il s’est dépouillé (ekenôsen) prenant la forme d’esclave. Devenant semblable aux hommes et reconnu comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » (Philippiens 2, 6-7). La kénose désigne le mouvement d’abaissement par lequel Jésus s’est dépouillé de ses attributs divins pour rejoindre notre humanité jusqu’à vivre l’obéissance totale et la mort sur la croix.
2 P. Dominique Cupillard, « La faiblesse de Dieu », Christus 178, 1998, p. 149 (cité par Denis Trinez, p. 83-84).
3 Maurice Zundel, Un autre regard sur l’homme, Le Sarment-Fayard, Paris, 196, p. 125 (cité par Denis Trinez, p. 88)
4 Paul Baudiquey, Pleins signes, Cerf, Paris, 1986, p. 116.

12