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par Sandro Magister : A Jérusalem et Bethléem. Là où l’on peut « toucher » les bases de la foi

14 mai, 2009

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A Jérusalem et Bethléem. Là où l’on peut « toucher » les bases de la foi

Benoît XVI exhorte les chrétiens à ne pas quitter la Terre Sainte. « Ici, il y a de la place pour tous », a-t-il dit. Pour deux peuples et pour deux Etats en paix l’un avec l’autre. Et pour les trois religions issues d’Abraham, unies dans le service de la famille humaine

par Sandro Magister

ROME, le 14 mai 2009 – Benoît XVI a passé toute la journée de mercredi dans les Territoires palestiniens : à Bethléem et au camp de réfugiés d’Aïda.

C’était, inévitablement, la journée la plus « politique » de son voyage. Le pape a rencontré plusieurs fois le président Abou Mazen, a adressé des discours à celui-ci et à la population palestinienne, a marché à des endroits marqués par le conflit. A Aïda, le haut mur qui sépare Israël des Territoires était très visible, menaçant.

Benoît XVI ne s’est pas dérobé aux attentes. Il a appelé à dépasser le conflit en se référant à deux peuples et deux Etats. Il a réclamé la sécurité pour Israël. Il a dit aux Palestiniens de refuser le terrorisme. Il a souhaité que le mur soit abattu.

L’un des objectifs du pape, dans ce voyage, était d’obtenir l’assentiment des catholiques arabes, très hostiles à Israël. En Jordanie, il y est parvenu. A l’ouest du Jourdain, l’entreprise était plus difficile. Mais les étapes de Bethléem et d’Aïda ont été utiles. C’est de manière très sobre que le pape a rappelé les raisons d’Israël mais de manière très explicite et concernée qu’il a évoqué les raisons des Palestiniens et surtout leur souffrance.

Mais il serait réducteur et trompeur de faire une lecture uniquement politique du message global que Benoît XVI a voulu adresser aux chrétiens de Terre Sainte.

Selon le pape, l’Eglise sera influente – y compris sur le terrain politique – si elle sait faire autre chose et surtout si elle aide à « supprimer les murs que nous construisons autour de nos cœurs, les barrières que nous dressons contre notre prochain ».

Benoît XVI vise avant tout à tourner vers Dieu les esprits et les cœurs. Il l’a dit et écrit plusieurs fois.

Et il est resté très fidèle à cette « priorité » même pendant un voyage aussi chargé politiquement que celui qu’il fait en Terre Sainte.

Pour s’en rendre compte, il suffit de repenser aux gestes et aux propos par lesquels il rythme le voyage.

On trouvera ci-dessous une brève anthologie de ce qu’il a dit mercredi 13 mai à Bethléem et Aïda, et la veille à Jérusalem.

Les passages les plus directement politiques sont présentés les premiers. Mais même dans ceux-là, on sent que le regard de Benoît XVI va plus loin.

Et ce « plus loin » il l’a expliqué surtout dans les homélies des messes célébrées le 12 mai à Jérusalem dans la Vallée de Josaphat et le 13 mai à Bethléem sur la Place de la Mangeoire, en présence de milliers de fidèles dont certains étaient venus de Gaza.

Aux chrétiens, il a dit de ne pas quitter la Terre Sainte, comme ils l’ont fait surtout dans les dernières années. Mais pourquoi rester ? La réponse du pape, surprenante, est à lire absolument. Elle renvoie au « voir » et au « toucher » des premiers disciples de Jésus. A la base sensible de la foi.

D’autres aperçus de la vision que Ratzinger veut transmettre sont donnés par les passages consacrés à Jérusalem et à Bethléem : à la puissance symbolique, prophétique, théologique de ces villes saintes.

Enfin il faut lire entièrement le discours que Benoît XVI a adressé aux dirigeants musulmans le matin du 12 mai à Jérusalem, après avoir visité – une véritable première pour un pape – la Coupole du Rocher, lieu du sacrifice d’Abraham et de la montée au ciel de Mahomet.

Une magnifique synthèse de la manière dont le pape voit le service que le judaïsme, le christianisme et l’islam peuvent rendre à l’unité de la famille humaine.

Voici donc l’anthologie, en cinq chapitres :

1. LE PAPE « POLITIQUE ». EXTRAITS DES DISCOURS DANS LES TERRITOIRES

A Bethléem, le matin du mercredi 13 mai:

Monsieur le Président, le Saint-Siège soutient le droit de votre peuple à une patrie palestinienne souveraine sur la terre de ses ancêtres, sûre et en paix avec ses voisins, à l’intérieur de frontières reconnues au niveau international. [...]

C’est mon espérance la plus chère que les sérieuses inquiétudes concernant la sécurité en  Israël et dans les Territoires Palestiniens seront bientôt suffisamment apaisées pour permettre une plus grande liberté de mouvement, surtout en ce qui concerne les contacts entre les membres d’une même famille et l’accès aux lieux saints.

Et je prie aussi pour que, avec l’aide de la  communauté internationale, les travaux de reconstruction puissent avancer d’un bon pas là où des maisons, des écoles ou des hôpitaux ont été endommagés ou détruits par les combats, afin que tous les habitants de cette terre puissent vivre dans des conditions qui favorisent une paix durable et la prospérité. [...]

Aux nombreux jeunes qui vivent aujourd’hui sur l’ensemble des Territoires Palestiniens, je lance  cet appel : ne permettez pas que les pertes en vies humaines et les destructions dont vous avez été les témoins nourrissent en vos coeurs l’amertume ou le ressentiment. Ayez le courage de résister à toutes les tentations que vous pourriez ressentir de vous livrer à des actes de violence ou de terrorisme.

Au camp de réfugiés d’Aïda, l’après-midi du mercredi 13 mai:

Chers amis, cet après-midi, ma visite au Camp de réfugiés Aïda me donne l’opportunité d’exprimer ma  solidarité à l’ensemble des Palestiniens qui n’ont pas de maison et qui attendent de pouvoir retourner sur leur terre natale, ou d’habiter de façon durable dans une patrie qui soit à eux. [...]

Je sais que beaucoup de vos familles sont séparées – à cause de l’emprisonnement de membres de la famille,  ou des restrictions dans la liberté de déplacement – et que beaucoup d’entre vous ont connu le deuil pendant les hostilités. Mon coeur va vers tous ceux qui ont ainsi souffert. Soyez assurés que tous les réfugiés palestiniens à travers le monde, spécialement ceux qui ont perdu leurs maisons et des êtres chers durant le récent conflit à Gaza, sont présents dans mes prières. [...]

Combien les gens de ce camp, de ces Territoires, et de la région tout entière attendent la paix ! En ces jours, ce long désir prend un relief particulier quand vous vous souvenez des événements de mai 1948 et des années de conflit, non encore résolu, qui suivirent ces événements. Vous vivez maintenant dans des conditions précaires et difficiles, avec des possibilités limitées de trouver un emploi. Il est compréhensible que vous vous sentiez souvent frustrés. Vos aspirations légitimes à un logement stable, à un État palestinien indépendant, demeurent non satisfaites. Au contraire, vous vous trouvez piégés, comme beaucoup d’autres en cette région et à travers le monde sont piégés, dans une spirale de violence, d’attaque et de contre-attaque, de vengeance et de destruction continuelle. Le monde entier soupire pour que cette spirale soit brisée et pour que par la paix soit mis fin à ces combats qui ne cessent pas de durer.

Dominant au-dessus de nous qui sommes rassemblés ici cet après-midi, s’érige le mur, rappel incontournable de l’impasse où les relations entre Israéliens et Palestiniens semble avoir abouti. Dans un monde où les frontières sont de plus en plus ouvertes – pour le commerce, pour les voyages, pour le déplacement des personnes, pour les échanges culturels – il est tragique de voir des murs continuer à être construits. Comme il nous tarde de voir les fruits d’une tâche bien plus difficile, celle de construire la paix ! Comme nous prions constamment pour la fin des hostilités qui sont à l’origine de ce mur!

De part et d’autres du mur, un grand courage est nécessaire pour dépasser la peur et la défiance, pour résister au désir de se venger des pertes ou des torts subis. Il faut de la magnanimité pour rechercher la réconciliation après des années d’affrontement. Pourtant l’histoire a montré que la paix ne peut advenir que lorsque les parties en conflit sont désireuses d’aller au-delà de leurs griefs et de travailler ensemble pour des buts communs, prenant chacune au sérieux les inquiétudes et les peurs de l’autre et s’efforçant de créer une atmosphère de confiance. Il faut de la bonne volonté pour prendre des initiatives imaginatives et audacieuses en vue de la réconciliation : si chaque partie insiste en priorité sur les concessions que doit faire l’autre, le résultat ne peut être qu’une impasse.

L’aide humanitaire, comme celle qui est fournie dans ce camp, a un rôle essentiel à jouer,  mais la solution à long terme à un conflit tel que celui-ci ne peut être que politique. Personne n’attend que les Palestiniens et les Israéliens y parviennent seuls. Le soutien de la communauté internationale est vital, et c’est pourquoi, je lance un nouvel appel à toutes les parties concernées pour jouer de leur influence en faveur d’une solution juste et durable, respectant les requêtes légitimes de toutes les parties et reconnaissant leur droit de vivre dans la paix et la dignité, en accord avec la loi internationale. En même temps, toutefois, les efforts diplomatiques ne pourront aboutir heureusement que si les Palestiniens et les Israéliens ont la volonté de rompre avec le cycle des agressions.

A Bethléem, le soir du mercredi 13 mai:

Monsieur le Président, chers amis, [...] Avec angoisse, j’ai été le témoin de la situation des réfugiés qui,  comme la Sainte Famille, ont été obligés de fuir de leurs maisons. Près du Camp et surplombant une partie de Bethléem, j’ai vu également le mur qui fait intrusion dans vos territoires, séparant des voisins et divisant des familles. Bien que les murs peuvent être facilement construits, nous savons que ils ne subsistent pas toujours. Ils peuvent être abattus. Il est d’abord nécessaire d’ôter les murs construits autour de nos coeurs, les barrières érigées contre nos voisins.

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2. CHRETIENS DE TERRE SAINTE. POURQUOI RESTER

Extrait de l’homélie de la messe dans la Vallée de Josaphat, mardi 12 mai:

Chers frères et soeurs, [...] Ici, je voudrais parler sans détours de la tragique réalité – qui ne peut manquer d’être source  de préoccupations pour tous ceux qui aiment cette Ville et cette terre – du départ de tant de membres de la Communauté chrétienne depuis ces dernières années. S’il est bien compréhensible que certaines raisons puissent pousser un grand nombre – spécialement les jeunes – à prendre la décision d’émigrer, il reste que cette décision a pour conséquence un véritable appauvrissement culturel et spirituel de la Ville. Je veux répéter aujourd’hui ce que j’ai déjà dit en d’autres occasions : en Terre Sainte, il y a de la place pour tous ! En demandant aux Autorités civiles de respecter et de soutenir la présence chrétienne ici, je veux également vous assurer de la solidarité, de l’amour et du soutien de toute l’Église et du Saint-Siège.

Chers amis, dans l’Évangile qui vient d’être proclamé, saint Pierre et saint Jean courent vers le tombeau vide, et Jean, nous dit-on : « vit et crut » (Jn 20, 8). Ici, sur la Terre Sainte, avec les yeux de la foi, vous avez la grâce, avec tous les pèlerins du monde entier qui affluent dans ses églises et ses sanctuaires, de « voir » les lieux sanctifiés par la présence du Christ, par son ministère ici-bas, sa passion, sa mort et sa résurrection ainsi que par le don de l’Esprit Saint. Ici, tout comme l’Apôtre saint Thomas, vous pouvez « toucher » les réalités historiques qui sont à la base de notre profession de foi dans le Fils de Dieu. Ma prière pour vous aujourd’hui est que vous puissiez continuer, jour après jour, à « voir et reconnaitre dans la foi » les signes de la Providence de Dieu et de sa miséricorde infinie, que vous puissiez « écouter » avec une foi et une espérance renouvelées les paroles réconfortantes de la prédication apostolique, et « toucher » les sources de la grâce dans les sacrements afin d’incarner pour d’autres leur promesse de commencements nouveaux, la liberté qui jaillit du pardon, la lumière intérieure et la paix qui peuvent apporter guérison et espérance dans les réalités humaines les plus sombres.

Dans la Basilique du Saint-Sépulcre, les pèlerins de chaque siècle ont vénéré la pierre qui,  selon la tradition, fermait l’entrée du tombeau au matin de la résurrection du Christ. Revenons souvent vers ce tombeau vide. Affirmons notre foi dans la victoire de la Vie et prions pour que chaque « lourde pierre » qui ferme nos coeurs, et bloque notre totale adhésion au Seigneur dans la foi, l’espérance et l’amour, puisse voler en éclats sous la puissance de la lumière et de la vie qui, au premier matin de Pâques, s’est répandue de Jérusalem jusqu’au bout du monde.

Extrait de l’homélie de la messe sur la Place de la Mangeoire, mercredi 13 mai:

Chers frères et soeurs, [...] « Ne craignez pas ! » C’est le message que le Successeur de saint Pierre désire vous laisser  aujourd’hui, se faisant l’écho du message des anges et c’est la mission que notre bien-aimé Pape Jean-Paul II vous laissa lorsqu’il vint chez vous en l’année du Grand Jubilé de la naissance du Christ. Appuyez-vous sur la prière et la solidarité de vos frères et soeurs de l’Église universelle et, par des initiatives concrètes, travaillez à consolider votre présence ici et à offrir de nouvelles opportunités à ceux qui sont tentés de partir. Soyez des ponts de dialogue et de coopération constructive pour l’édification d’une culture de paix qui doit remplacer l’impasse actuelle des peurs et des agressions. Soyez des pierres vivantes de vos Églises locales, faisant d’elles des ateliers de dialogue, de tolérance et d’espérance, en même temps que des havres de solidarité et de charité concrète.

Par-dessus tout, soyez les témoins de la puissance de la vie, de la vie nouvelle apportée par le Christ ressuscité, la vie qui peut illuminer et transformer les situations humaines les plus sombres et les plus désespérantes. Votre patrie n’a pas seulement besoin de structures économiques et politiques nouvelles, mais d’une manière bien plus importante, pourrions-nous dire, il lui faut une nouvelle infrastructure « spirituelle », capable de galvaniser les énergies de tous les hommes et de toutes les femmes de bonne volonté pour le service de l’éducation, du développement et de la promotion du bien commun. Vous avez chez vous les ressources humaines pour construire cette culture de paix et de respect mutuel qui pourra garantir un avenir meilleur à vos enfants. Voilà la noble entreprise qui vous attend. N’ayez pas peur !

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3. LE MYSTERE DE JERUSALEM

Extrait de l’homélie de la messe dans la Vallée de Josaphat, mardi 12 mai:

Chers frères et soeurs, [...] L’exhortation de Paul à « rechercher les réalités d’en haut » (Col 3, 1).   doit résonner sans cesse en nos coeurs. Par ses paroles, il nous oriente vers le plein accomplissement de la vision de foi dans la Jérusalem céleste, là où, conformément aux antiques prophéties, Dieu essuiera toute larme de nos yeux et préparera pour le salut de tous les peuples un festin (cf. Is 25 6-8 ; Ap 21, 2-4). Voilà l’espérance, voilà la vision, qui inspire tous ceux qui aiment la Jérusalem terrestre et qui la voient comme une prophétie, la promesse de la réconciliation universelle et de la paix que Dieu désire pour toute la famille humaine.
 [...]

Tandis que nous sommes ici rassemblés au pied des remparts de cette cité, que les disciples  de trois grandes religions considèrent comme sacrés, comment pouvons-nous ne pas songer à la vocation universelle de Jérusalem ? Annoncée par les prophètes, cette vocation apparaît aussi comme un fait indiscutable, comme une réalité à jamais enracinée dans l’histoire complexe de cette ville et de ses habitants. Les Juifs, les Musulmans tout comme les Chrétiens considèrent cette cité comme leur patrie spirituelle. Comme il reste beaucoup à faire pour faire en sorte qu’elle soit véritablement une « cité de paix » pour tous les peuples, où tous peuvent venir en pèlerinage pour chercher Dieu et écouter sa voix, une voix qui « annonce la paix » (cf. Ps 85, 9) !

De fait, Jérusalem est depuis toujours une ville où résonne dans les rues l’écho de langues  différentes, où cheminent sur les pavés des peuples de toute race et langue, et dont les murs sont un symbole de l’amour providentiel de Dieu pour la famille humaine tout entière. Comme un microcosme de notre univers mondialisé, cette Ville, si elle veut vivre en conformité à sa vocation universelle, doit être un lieu qui enseigne l’universalité, le respect des autres, le dialogue et la compréhension mutuelle ; un lieu où les préjugés, l’ignorance et la peur qui les alimentent, sont mis en échec par l’honnêteté, le bon droit et la recherche de la paix. Il ne devrait pas y avoir place, à l’intérieur de ces murs, pour la violence, l’étroitesse d’esprit, l’oppression et la vengeance. Ceux qui croient en un Dieu miséricordieux – qu’ils se reconnaissent comme Juifs, Chrétiens ou Musulmans – doivent être les premiers à promouvoir cette culture de réconciliation et de paix, sans se laisser décourager par la pénible lenteur des progrès ni par le lourd fardeau des souvenirs du passé.

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4. LE MYSTERE DE BETHLEEM

Extrait de l’homélie de la messe sur la Place de la Mangeoire, mercredi 13 mai:

Cari fratelli e sorelle, [...] Le Seigneur des armées, dont les « origines remontent aux  temps anciens, à l’aube des siècles » (Mi 5, 1), a souhaité inaugurer son Royaume en prenant naissance dans cette petite bourgade, entrant en notre monde dans le silence et l’humilité d’une grotte, et reposant, comme un enfant sans défense, dans une mangeoire.

Ici, à Bethléem, au  milieu de toutes sortes de contradictions, les pierres continuent à proclamer cette « bonne nouvelle », le message de la rédemption, que cette ville, plus que toute autre, est appelée à proclamer au monde. Car c’est ici que, d’une manière qui surpassa toute espérance et toute attente humaine, Dieu s’est montré fidèle à ses promesses. Par la naissance de son Fils, il a révélé la venue du Royaume de l’amour : un amour divin qui se penche sur nous afin de nous apporter la guérison et de nous relever ; un amour qui est manifesté dans l’humiliation et la faiblesse de la Croix, et qui cependant triomphe dans la gloire de la Résurrection pour une nouvelle vie.

Le Christ a apporté un Royaume qui n’est pas de ce monde, mais c’est un Royaume capable de  changer ce monde, car il a le pouvoir de changer les coeurs, d’illuminer les esprits et de fortifier les volontés, de briser tous les murs de séparation. En prenant notre chair, avec toutes ses faiblesses et en la transfigurant par la puissance de son Esprit, Jésus a fait de nous les témoins de sa victoire sur le péché et la mort.

Et c’est bien ce que le message de Bethléem nous appelle  à être : témoins du triomphe de l’Amour de Dieu sur la haine, l’égoïsme, la peur et le ressentiment qui paralysent les relations humaines et engendrent la division là où des frères devraient habiter ensemble dans l’unité, les destructions là où les hommes devraient construire, le désespoir là où l’espérance devrait fleurir !

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5. JUIFS, CHRETIENS ET MUSULMANS POUR L’UNITE DE LA FAMILLE HUMAINE

Extrait du discours après la visite de la Coupole du Rocher, à Jérusalem, mardi 12 mai:

Le dôme du Rocher invite nos cœurs et nos esprits à réfléchir sur le mystère de la création et  sur la foi d’Abraham. Ici, les chemins des trois grandes religions monothéistes du monde se rencontrent, nous rappelant ce qu’elles ont en commun. Chacune croit en un Dieu unique, créateur et régissant toute chose. Chacune reconnaît en Abraham un ancêtre, un homme de foi auquel Dieu accorda une bénédiction spéciale. Chacune a rassemblé de nombreux disciples tout au long des siècles et a inspiré un riche patrimoine spirituel, intellectuel et culturel. [...]

Puisque les enseignements des traditions religieuses concernent, en fin de compte, la réalité de Dieu, le sens de la vie et la destinée commune de l’humanité – c’est-à-dire, tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus précieux pour nous -, on peut être tenté ici de s’engager dans un tel dialogue avec crainte et doute quant aux possibilités de succès. Néanmoins, nous pouvons commencer par nous appuyer sur la foi au Dieu unique, source infinie de justice et de miséricorde, puisqu’en lui ces deux qualités existent dans un parfaite unité. Ceux qui croient en son nom ont le devoir de s’efforcer inlassablement d’être justes en imitant son pardon, car les deux qualités sont orientées intrinsèquement vers la coexistence pacifique et harmonieuse de la famille humaine.

Pour cette raison, il est de la plus haute importance que ceux qui adorent le Dieu Unique puissent montrer qu’ils sont à la fois enracinés dans et orientés vers l’unité de la famille humaine tout entière. En d’autres termes, la fidélité au Dieu Unique, le Créateur, le Très-Haut, conduit à reconnaître que les êtres humains sont fondamentalement en relation les uns avec les autres, puisque tous doivent leur existence véritable à une seule source et tous marchent vers une fin commune. Marqués du sceau indélébile du divin, ils sont appelés à jouer un rôle actif en réparant les divisions et en promouvant la solidarité humaine.

Cela fait peser sur nous une grande responsabilité. Ceux qui honorent le Dieu Unique croient qu’il tiendra les êtres humains responsables de leurs actions. Les Chrétiens affirment que le don divin de la raison et de la liberté est à la base de ce devoir de répondre de ses actes. La raison ouvre l’esprit à la compréhension de la nature et de la destinée communes de la famille humaine, tandis que la liberté pousse les cœurs à accepter l’autre et à le servir dans la charité. L’amour indivisible pour le Dieu Unique et la charité envers le prochain deviennent ainsi le pivot autour duquel tout tourne. C’est pourquoi nous travaillons infatigablement pour préserver les cœurs humains de la haine, de la colère ou de la vengeance.

Chers amis, je suis venu à Jérusalem pour un pèlerinage de foi. Je remercie Dieu de cette occasion qui m’est donnée de vous rencontrer comme Évêque de Rome et Successeur de l’Apôtre Pierre, mais aussi comme fils d’Abraham, en qui « seront bénies toutes les familles de la terre » (Gn 12, 3 ; cf. Rm 4, 16-17). Je vous assure que l’Église désire ardemment coopérer au bien-être de la famille humaine. Elle croit fermement que la réalisation de la promesse faite à Abraham est universelle dans son ampleur, embrassant tout homme et toute femme, sans considération pour sa provenance ou pour son statut social. Tandis que Musulmans et Chrétiens poursuivent le dialogue respectueux qu’ils ont entamé, je prie pour qu’ils cherchent comment l’Unicité de Dieu est liée de façon inextricable à l’unité de la famille humaine. En se soumettant à son dessein d’amour sur la création, en étudiant la loi inscrite dans le cosmos et gravée dans le cœur de l’homme, en réfléchissant sur le don mystérieux de l’autorévélation de Dieu, puissent les croyants continuer à maintenir leurs regards fixés sur la bonté absolue de Dieu, sans jamais perdre de vue la manière dont elle se reflète sur le visage des autres !

Avec ces sentiments, je demande humblement au Tout-Puissant de vous apporter la paix et de bénir l’ensemble des populations bien-aimées de cette région. Puissions-nous nous efforcer de vivre dans un esprit d’harmonie et de coopération, rendant témoignage au Dieu Unique en servant généreusement les autres !

par Sandro Magister: Le pape en Israël. Premier jour, double surprise

12 mai, 2009

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Le pape en Israël. Premier jour, double surprise

Le monde l’attendait au passage sur les questions les plus explosives: l’antisémitisme, la guerre. Mais Benoît XVI a agi à sa façon. Il a tiré deux mots de la Bible. Avec le premier, il a expliqué les conditions de la paix. Avec le second, il a éclairé le mystère de la Shoah

par Sandro Magister

ROME, le 12 mai 2009 – A peine arrivé en terre d’Israël, lundi, Benoît XVI a immédiatement abordé de front les questions les plus controversées: d’abord la paix et la sécurité, puis la Shoah et l’antisémitisme.

Sur ces deux points, il était attendu au passage. Soumis à des pressions incessantes et pas toujours loyales. Pour beaucoup de ceux qui le critiquent, le scénario était déjà écrit et ils attendaient seulement de pouvoir juger si et comment le pape allait le respecter.

Mais Benoît XVI a procédé avec une surprenante originalité. Dans un cas comme dans l’autre.

L’obtention de la paix, il l’a liée indissolublement à cette « recherche de Dieu » qui avait déjà été le thème dominant de son mémorable discours de Paris au monde de la culture, l’un des discours essentiels de son pontificat. Quant au thème de la sécurité – névralgique pour Israël – il l’a traité à partir du mot biblique « betah », qui veut dire sécurité, certes, mais aussi confiance et l’une ne va pas sans l’autre.

Lors de la visite à Yad Vashem – le mémorial des victimes de la Shoah dont les noms sont inscrits par millions – le pape a ensuite expliqué le sens d’un autre mot biblique: le « nom ». Les noms de tous « sont inscrits de manière indélébile dans la mémoire de Dieu Tout-puissant ». Et donc « on ne peut jamais enlever son nom à un autre être humain », pas même quand on veut tout lui enlever. Le cri de ceux qui ont été tués monte de la terre comme au temps d’Abel, contre toute effusion de sang innocent, et Dieu écoute tout le monde, parce que « ses miséricordes ne sont pas épuisées ». Ces derniers mots, tirés du livre des Lamentations, le pape les a écrits quand il a signé le livre d’or.

Le discours de Benoît XVI à Yad Vashem et celui qu’il a prononcé auparavant, sur la paix et la sécurité, pendant sa visite au président Shimon Peres, sont reproduits ci-dessous. Ils sont tous les deux du lundi 11 mai 2009, premier jour de sa visite en Israël.

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« Cherchez Dieu et la paix vous sera donnée »

par Benoît XVI

Monsieur le Président, [...] cet après-midi je souhaite vous redire, à vous-même [...] ainsi qu’à tout le peuple de l’État d’Israël, que le pèlerinage que j’accomplis aux Lieux Saints, est une démarche de prière pour le don précieux de l’unité et de la paix pour le Moyen-Orient et pour toute l’humanité. Oui, je prie chaque jour pour que la paix, née de la justice, revienne en Terre Sainte et dans toute la région, apportant la sécurité et une espérance renouvelée pour tous.

La paix est avant tout un don divin. Car la paix est la promesse du Tout-Puissant à l’humanité et elle est porteuse d’unité. Dans le Livre du prophète Jérémie nous lisons : « Car je sais, moi – c’est le Seigneur qui parle – les desseins que je forme pour vous, desseins de paix et non de malheur, pour vous donner un avenir et une espérance » (29, 11). Le prophète nous rappelle la promesse du Tout-Puissant, disant qu’Il « se laisse trouver », qu’Il « écoutera », et qu’Il « nous rassemblera ». Mais il y a une condition : nous devons « le chercher » et le « chercher de tout notre coeur » (cf. ibid. 12-14).

Aux Chefs religieux qui sont ici présents, je souhaite dire que la contribution spécifique des religions à la recherche de la paix se trouve essentiellement dans une recherche de Dieu authentique, ardente et unifiée. Il nous revient de proclamer – et d’en être les témoins -, que le Tout-Puissant est présent, qu’Il peut être connu même s’il semble caché à notre regard, qu’Il agit dans notre monde pour notre bien et que l’avenir de la société est marqué du sceau de l’espérance quand elle se met en syntonie avec l’ordre divin.

C’est la présence dynamique de Dieu qui pousse les coeurs à se rassembler et qui assure l’unité. En effet, le fondement ultime de l’unité entre les personnes se trouve dans la parfaite unité et universalité de Dieu, qui a créé l’homme et la femme à son image et à sa ressemblance afin de nous attirer dans sa propre vie divine pour que tous soient un.

Les Chefs religieux doivent donc être attentifs au fait que toute division ou tension, toute tendance au repliement sur soi ou à la suspicion parmi les croyants ou entre des communautés, peut facilement conduire à une contradiction qui masque l’unité du Tout-Puissant, trahit notre propre unité et s’oppose à l’Unique qui se révèle lui-même comme Celui qui est « riche en grâce et en fidélité » (Ex 34, 6 ; Ps 138, 2 ; Ps 85, 11). Mes amis : Jérusalem, qui a longtemps été un carrefour pour de nombreux peuples d’origines différentes, est une cité qui permet aux Juifs, aux Chrétiens et aux Musulmans aussi bien d’assumer le devoir et de jouir du privilège de témoigner ensemble de la coexistence pacifique depuis si longtemps désirée par ceux qui adorent le Dieu unique ; de mettre en évidence le dessein du Tout-Puissant sur l’unité de la famille humaine annoncée à Abraham ; et de proclamer la nature véritable de l’homme qui est d’être un chercheur de Dieu. Prenons la résolution de faire en sorte que, à travers l’enseignement et l’orientation que nous donnons à nos communautés respectives, nous aidions leurs membres à être fidèles à ce qu’ils sont en tant que croyants, toujours plus conscients de la bonté infinie de Dieu, de l’inviolable dignité de tout être humain et de l’unité de la famille humaine tout entière.

La Sainte Écriture nous offre aussi une manière de comprendre la sécurité. Selon l’usage juif, la sécurité – « batah » – naît de la confiance, elle ne fait pas seulement référence à l’absence de menace, mais aussi au sentiment de quiétude et de confiance. Dans le Livre du prophète Isaïe nous lisons ce qui a trait à une période de bénédiction divine : « Une fois encore, se répand sur nous l’Esprit d’en haut… Dans le désert s’établira le droit et la justice habitera le verger. Le fruit de la justice sera la paix, et l’effet de la justice repos et sécurité à jamais » (32, 15-17). La sécurité, le droit, la justice et la paix ! Dans le dessein de Dieu sur le monde, tout cela est inséparable. Loin d’être le simple fruit des efforts de l’homme, ce sont des valeurs qui jaillissent de la relation fondamentale de Dieu avec l’homme et qui demeurent comme un patrimoine commun dans le coeur de chaque personne.

Il n’y a qu’une manière de protéger et de promouvoir ces valeurs : les mettre en pratique ! En vivre ! Aucune personne, famille, communauté ou nation n’est exemptée du devoir de vivre selon la justice et de travailler à la paix. Il va de soi que l’on attend des dirigeants civils et politiques qu’ils assurent une sécurité juste et convenable aux personnes qu’ils ont mission de servir.

Cet objectif fait partie de la promotion authentique des valeurs communes à l’humanité et ne peut donc pas entrer en conflit avec l’unité de la famille humaine. Les valeurs authentiques et les buts d’une société, qui protègent toujours la dignité humaine, sont indivisibles, universels et interdépendants (cf. Allocution aux Nations Unies, 18 avril 2008). Ils ne peuvent plus être respectés quand ils deviennent la proie d’intérêts particuliers ou de politiques sectorisées. Le véritable intérêt d’une nation est toujours servi par la recherche de la justice pour tous.

Mesdames et Messieurs, la question de la sécurité durable repose sur la confiance, elle s’alimente aux sources de la justice et du droit, et elle est scellée par la conversion des coeurs qui nous pousse à regarder l’autre dans les yeux et à reconnaître le « Toi » comme mon égal, mon frère, ma soeur. N’est-ce pas de cette manière que la société elle-même devient le « verger » (Is 32,15) où fleurissent non pas des blocs opposés et l’obstruction, mais la cohésion et l’accord ? Ne peut-elle pas devenir une communauté ayant de nobles aspirations où tous peuvent avoir un accès sans restriction à l’éducation, à un toit, à un travail, une société décidée à construire sur les fondements solides de l’espérance,

En concluant, je voudrais me tourner vers les familles simples de cette ville et de cette terre. Quels sont les parents qui pourraient vouloir la violence, l’insécurité ou la désunion pour leur fils ou leur fille ? Quel but politique humain peut-il être jamais servi par le conflit et la violence ? J’entends le cri de ceux qui vivent dans ce pays et qui réclament la justice, la paix, le respect de leur dignité, la sécurité durable, une vie quotidienne sans crainte des menaces venant de l’extérieur ou d’une violence aveugle. Et je sais qu’un nombre important d’hommes et de femmes, de jeunes aussi, travaillent en faveur de la paix et de la solidarité à travers des programmes culturels et des initiatives qui manifestent concrètement compassion et souci de l’autre ; ils sont assez humbles pour savoir pardonner, ils ont le courage de saisir le rêve auquel ils ont droit.

Monsieur le Président, je vous remercie de votre courtoisie à mon égard et je vous assure encore de ma prière pour le Gouvernement et pour tous les citoyens de cet État. Puisse une authentique conversion de tous les coeurs conduire à un engagement toujours plus résolu et fort en faveur de la paix et de la sécurité à travers la justice pour chacun ! Shalom !

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« Leurs noms sont inscrits de manière indélébile dans la mémoire de Dieu »

par Benoît XVI

« Je leur donnerai dans ma maison et dans mes remparts un monument et un nom (…) ; je  leur donnerai un nom éternel qui jamais ne sera effacé » (Is 56, 5).

Ce passage du Livre du prophète Isaïe offre les deux mots simples qui expriment solennellement le sens profond de ce lieu vénéré : « yad », mémorial; « shem », nom. Je suis venu pour rester en silence devant ce monument, érigé pour honorer la mémoire de millions de personnes tuées dans l’horrible tragédie de la Shoah. Elles ont perdu leurs vies mais elles ne perdront jamais leurs noms, car ils sont profondément gravés dans le coeur de ceux qui les aiment, de leurs compagnons de détention qui ont survécus et de tous ceux qui sont déterminés à ne plus jamais permettre qu’une telle atrocité déshonore à nouveau l’humanité. Plus que tout, leurs noms est à jamais inscrits dans la mémoire du Dieu Tout-puissant.

Il est possible de dérober à un voisin ce qu’il possède, son avenir ou sa liberté. Il est possible de tisser un réseau insidieux de mensonges pour convaincre les autres que certains groupes ne méritent pas d’être respectés. Néanmoins, quoique vous fassiez, il est impossible d’enlever son nom à un être humain.

L’Écriture Sainte nous enseigne l’importance du nom pour conférer à une personne une mission unique ou un don spécial. Dieu appelle Abram, « Abraham », car il va devenir le « Père d’une multitude de nations » (Gn 17, 5). Jacob fut appelé « Israël » car il avait « été fort contre Dieu et contre les hommes et il l’avait emporté » (cf. Gn 32, 29). Les noms inscrits dans ce sanctuaire auront toujours une place sacrée parmi les descendants innombrables d’Abraham.

Comme lui, leur foi a été éprouvée. Comme Jacob, ils ont été plongés dans le combat pour discerner les desseins du Très-Haut. Que les noms de ces victimes ne périssent jamais ! Que leur souffrance ne soit jamais niée, discréditée ou oubliée ! Et que toutes les personnes de bonne volonté demeurent attentives à déraciner du coeur de l’homme tout ce qui peut conduire à de telles tragédies !

L’Église catholique, professant les enseignements de Jésus et attentive à imiter son amour pour tous les hommes, a une profonde compassion pour les victimes dont il est fait mémoire ici. De même, elle se fait proche de tous ceux qui, aujourd’hui, sont objet de persécution à cause de leur race, de leur couleur, de leur condition de vie ou de leur religion – leurs souffrances sont les siennes, et sienne est leur espérance de justice. En tant qu’Évêque de Rome et Successeur de l’Apôtre Pierre, je réaffirme l’engagement de l’Église à prier et à travailler sans cesse pour faire en sorte que cette haine ne règne plus jamais dans le coeur des hommes. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est le Dieu de la paix (cf. Ps 85, 9).

Les Écritures enseignent que nous avons le devoir de rappeler au monde que ce Dieu est vivant, même s’il nous est parfois difficile de comprendre ses chemins mystérieux et impénétrables. Il s’est révélé lui-même et il continue d’agir dans l’histoire humaine. Il est le seul à gouverner le monde avec justice et à se prononcer sur toutes les nations avec droiture (cf. Ps 9, 9).

En regardant les visages qui se reflètent à la surface de la nappe d’eau immobile à l’intérieur de ce mémorial, on ne peut pas ne pas se rappeler que chacun d’eux porte un nom. Je peux seulement imaginer la joyeuse attente de leurs parents alors qu’ils se préparaient avec impatience à accueillir la naissance de leurs enfants. Quel nom donnerons-nous à cet enfant ? Qu’adviendrat- il de lui ou d’elle ? Qui pouvait imaginer qu’ils auraient été condamnés à un sort aussi déplorable !

Tandis que nous sommes ici, en silence, leur cri résonne encore dans nos coeurs. C’est un cri élevé contre tout acte d’injustice et de violence. C’est le reproche continuel du sang innocent versé. C’est le cri d’Abel montant de la terre vers le Très-Haut. En professant fermement notre foi en Dieu, nous faisons monter ce cri en utilisant les mots du Livre des Lamentations qui sont si pleins de sens pour les Juifs comme pour les Chrétiens.

« Les faveurs du Seigneur ne sont pas finies, ni ses compassions épuisées ; elles se renouvellent chaque matin, grande est sa fidélité ! Ma part, c’est Dieu ! dit mon âme, c’est pourquoi j’espère en lui. » Le Seigneur est bon pour qui se fie à lui, Pour l’âme qui le cherche. Il est bon d’attendre en silence le salut de Dieu ». (Lm 3, 22-26).

Chers amis, je suis profondément reconnaissant envers Dieu et envers vous de cette occasion qui m’a été donnée de m’arrêter ici, en silence : silence pour se souvenir, silence pour prier, silence pour espérer.

par Sandro Magister: Le plus difficile pour le pape en Terre Sainte: conquérir les chrétiens

8 mai, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1338286?fr=y

Le plus difficile pour le pape en Terre Sainte: conquérir les chrétiens

Les Israéliens l’ont invité, les musulmans l’ont demandé. Mais pas ses fidèles locaux, qui ont exprimé les plus importantes oppositions à son voyage. Les motifs de leur refus. Et les inconnues

par Sandro Magister

ROME, le 6 mai 2009 – Le dimanche précédant son départ pour la Terre Sainte, sur la place Saint-Pierre pleine de fidèles, Benoît XVI a indiqué en quelques mots le but de son voyage:

« Par ma visite, je me propose de soutenir et d’encourager les chrétiens de Terre Sainte, qui sont confrontés chaque jour à de nombreuses difficultés. En tant que successeur de l’apôtre Pierre, je leur ferai sentir la proximité et l’appui de tout le corps de l’Eglise. Je me ferai aussi pèlerin de paix, au nom du Dieu unique, Père de tous les hommes. Je témoignerai de l’engagement de l’Eglise catholique en faveur de ceux qui cherchent à pratiquer le dialogue et la réconciliation, pour arriver à une paix stable et durable dans la justice et le respect mutuel. Enfin ce voyage ne pourra pas ne pas avoir une grande importance œcuménique et interreligieuse. Jérusalem est, à cet égard, la ville-symbole par excellence: c’est là que le Christ est mort pour réunir tous les enfants de Dieu dispersés ».

D’après ces propos – répétés à l’audience générale du mercredi 6 mai – le pape compte d’abord, pour promouvoir en Terre Sainte la paix et le dialogue entre les peuples et les religions, sur les chrétiens qui vivent là-bas.

Un pari audacieux. D’une part parce que, dans cette région, les chrétiens sont une infime minorité, moins de 2% de la population juive et arabe. Mais aussi parce que ces chrétiens locaux sont ceux qui ont montré le plus de scepticisme à l’annonce du voyage du pape. Beaucoup, y compris des prêtres et des évêques, ont contesté l’opportunité de sa visite.

Il a fallu un gros travail pour adoucir ce front du refus. Le patriarche latin de Jérusalem, Fouad Twal, l’a confirmé dans une interview: les raisons des opposants ont été exposées à Benoît XVI lui-même.

La grande crainte des opposants était que le voyage du pape – y compris en raison de ses positions très avancées dans le dialogue religieux avec le judaïsme – ne tourne à l’avantage politique d’Israël.

Benoît XVI a fermement résisté. De son côté, la diplomatie vaticane a tout fait pour tranquilliser les opposants.

Voilà qui explique, par exemple, la bienveillance témoignée par le Vatican au grand ennemi d’Israël, l’Iran, pendant et après la très controversée conférence de Genève sur le racisme, bienveillance que beaucoup d’observateurs ont jugée excessive.

Cela explique peut-être aussi le silence des autorités vaticanes et du pape lui-même à propos de la pendaison furtive de la jeune iranienne Delara Dalabi à Téhéran. Dans ces cas à retentissement mondial, le Saint-Siège prend presque toujours la parole pour défendre les victimes de violations des droits de l’homme: cette fois, il a décidé de se taire.

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A noter que l’Iran traite à son tour le Saint-Siège avec une bienveillance inhabituelle. En avril 2008, recevant le nouveau nonce apostolique à Téhéran, l’archevêque Jean-Paul Gobel, le président Ahmadinejad a défini le Vatican comme une force positive pour la justice et la paix dans le monde.

Peu après il a envoyé à Rome une délégation de haut niveau dirigée par un descendant direct du prophète Mahomet, Mahdi Mostafavi, président de l’Islamic Culture and Relations Organization de Téhéran et ancien vice-ministre des Affaires étrangères, un homme de confiance et « conseiller spirituel » qu’il rencontre « au moins deux fois par semaine ».

Pendant trois jours, du 28 au 30 avril, cette délégation iranienne a eu avec une délégation vaticane compétente des entretiens à huis clos sur le thème « Foi et raison dans le christianisme et dans l’islam », qui se sont conclus par une rencontre avec Benoît XVI.

Il y a en Iran une toute petite communauté catholique, soumise à un contrôle étouffant. Cela aussi explique le « réalisme » que manifeste la diplomatie vaticane dans ce pays, comme dans d’autres pays musulmans. Pour sauver ce qui peut l’être, la réserve est jugée plus efficace que la protestation ouverte.

Par exemple, le Vatican n’a stigmatisé les anathèmes répétés d’Ahmadinejad contre l’existence d’Israël qu’une fois, à mots couverts, dans un communiqué de la salle de presse, le 28 octobre 2005. Depuis cette date lointaine, silence.

Mais le « réalisme » diplomatique n’explique pas tout. Les anathèmes antijuifs d’Ahmadinejad sont familiers à une partie significative des chrétiens arabes qui vivent en Terre Sainte. Pour eux aussi, l’existence même d’Israël est la cause de tous les maux.

Il faut se rappeler que de telles idées existent non seulement chez les chrétiens arabes, mais aussi chez des représentants connus de l’Eglise catholique qui vivent hors de la Terre Sainte et à Rome.

L’un d’eux, par exemple, est le jésuite Samir Khalil Samir, égyptien de naissance, islamologue des plus écoutés au Vatican, qui a écrit, il y a deux ans, dans un « décalogue » pour la paix au Moyen-Orient:

« La racine du problème israélo-palestinien n’est ni religieuse ni ethnique, elle est purement politique. Le problème remonte à la création de l’état d’Israël et au partage de la Palestine en 1948 – après la persécution organisée systématiquement contre les juifs – décidé par les grandes puissances sans tenir compte des populations présentes en Terre Sainte. Voilà la vraie cause de toutes les guerres qui ont suivi. Pour remédier à une grave injustice commise en Europe contre un tiers de la population juive mondiale, l’Europe elle-même, appuyée par les autres nations les plus puissantes, a décidé et commis une nouvelle injustice contre la population palestinienne, innocente du martyre des juifs ».

Cela dit, le père Samir affirme en tout cas que l’existence d’Israël est aujourd’hui un fait indéniable, indépendamment de son péché originel. C’est aussi la position officielle du Saint-Siège, depuis longtemps favorable à ce qu’il y ait deux états, israélien et palestinien.

Ce n’est pas tout. D’après le père Samir, les chrétiens arabes qui vivent en Terre Sainte sont, bien que peu nombreux, « les seuls qui puissent promouvoir la paix dans la région, parce qu’ils ne veulent pas aborder la question en termes religieux, mais en termes de justice et de légalité ».

En effet, selon le père Samir, le conflit arabo-israélien ne cessera pas tant qu’il continuera à être une guerre religieuse entre le judaïsme et l’islam. Ce n’est qu’en le ramenant à ses aspects politiques et « laïcs » que l’on pourra parvenir à la paix. Et les chrétiens sont les mieux outillés pour cela.

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A la veille du voyage de Benoît XVI en Terre Sainte, le père Samir a développé ces idées quant au rôle des chrétiens dans la région dans une interview à l’hebdomadaire italien « Tempi ».

Il a notamment dit:

« Déjà la Nahdah, la renaissance arabe qui a eu lieu au XIXe siècle et au début du XXe, a été essentiellement l’œuvre des chrétiens. Aujourd’hui, un siècle plus tard, cela recommence, même si les chrétiens sont minoritaires dans les pays arabes. Aujourd’hui le ‘nouveau’ dans la pensée arabe provient du Liban, où l’interaction entre chrétiens et musulmans est plus vive. Il y a ici cinq universités catholiques, en plus des universités islamiques et d’état. Des radios, des télévisions, des journaux et revues chrétiens fonctionnent, où s’expriment musulmans, laïcs et chrétiens. Aujourd’hui l’impact culturel des chrétiens au Moyen-Orient passe par les moyens de communication: le Liban est devenu le plus grand centre de publication de livres de tout le monde arabe; on y imprime des livres saoudiens, marocains… Les musulmans eux-mêmes comprennent que les chrétiens sont les groupes les plus actifs et les éléments les plus dynamiques culturellement, comme c’est souvent le cas pour les minorités. Les chrétiens du Liban ou des autres pays du Moyen-Orient ont aussi des liens et des contacts avec l’Occident, ce qui rend fondamental leur rôle culturel. Au Liban, en Jordanie, mais aussi en Arabie Saoudite, de nombreux musulmans, y compris des leaders faisant autorité, l’ont dit publiquement: nous ne voulons pas que les chrétiens s’en aillent de nos pays parce qu’ils sont une partie essentielle de nos sociétés ».

A cette vision optimiste le père Samir ajoute naturellement un avertissement: dans les pays musulmans, les chrétiens sont presque partout menacés. A commencer par l’Arabie Saoudite, autre état vis-à-vis duquel le Saint Siège mène sans préjugés une politique « réaliste » dont le point culminant a été, le 6 novembre 2007, l’accueil de son roi au Vatican avec tous les honneurs, en passant sous silence les violations systématiques des droits de l’homme dans ce pays.

Pour revenir au dossier israélo-palestinien, un autre grand connaisseur de la région, le franciscain Pierbattista Pizzaballa, Custode de Terre Sainte, porte un jugement plus pessimiste sur le rôle des chrétiens. Aujourd’hui, selon lui, « politiquement, les chrétiens ne comptent plus » dans le conflit israélo-palestinien.

De plus, ils sont les plus froids dans leur réaction à la visite du pape, bien que celui-ci les ait mis en tête des objectifs de son voyage.

Une tâche difficile attend Benoît XVI en Terre Sainte. Plus que les Israéliens qui l’ont invité, plus que la monarchie jordanienne qui lui ouvre grand les portes, il devra surtout conquérir les chrétiens locaux.
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Le programme du voyage de Benoît XVI en Terre Sainte, minute par minute, sur le site du Vatican:

Pélerinage 8-15 mai 2009. Programme:

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/travels/2009/documents/trav_ben-xvi_holy-land-program_20090508_fr.html

pour l’anniversaire du Pape Benoît, je pensais à un post sur un de ses catéchèses, une très intéressant à mon avis, cela sur le péché originel, l’étude est de Sandro Magister: Et ce fut la nuit. La véritable histoire du péché originel

16 avril, 2009

pour l’anniversaire du Pape Benoît, je pensais à un post sur un de ses catéchèses, une très intéressant à mon avis, cela sur le péché originel, l’étude est de Sandro Magister:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/212913?fr=y

Et ce fut la nuit. La véritable histoire du péché originel

Ce dogme, l’un des plus négligés et niés, est « d’une évidence écrasante » pour Benoît XVI. Il en a parlé trois fois en huit jours. Sans lui, a-t-il dit, la rédemption chrétienne « perdrait sa base »

par Sandro Magister

ROMA, le 11 décembre 2008 – Trois fois en huit jours, Benoît XVI a insisté sur un dogme qui a presque disparu de la prédication ordinaire et que nient les théologiens néo-modernistes: le dogme du péché originel.

C’était le lundi 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception, lors de l’Angélus; le mercredi 3 décembre, lors de l’audience hebdomadaire, en présence de milliers de fidèles et de pèlerins; et de nouveau lors de l’audience générale du mercredi 10 décembre.

Voici ce qu’a dit le pape lors de l’Angélus de la fête de l’Immaculée Conception:

« Le mystère de l’Immaculée Conception de Marie que nous célébrons aujourd’hui solennellement, nous rappelle deux vérités fondamentales de notre foi: d’abord le péché originel, puis la victoire qu’a remportée sur lui la grâce du Christ, victoire qui resplendit de façon sublime en Marie la très sainte.

« L’existence de ce que l’Eglise appelle le péché originel est, hélas, d’une évidence écrasante. Il suffit de regarder autour de nous et surtout en nous. L’expérience du mal est si concrète qu’elle s’impose d’elle-même et nous amène à nous demander: d’où vient le mal? Pour un croyant, en particulier, la question va encore plus loin: si Dieu, qui est la Bonté absolue, a tout créé, d’où vient le mal? A cette question fondamentale, qui interpelle chaque génération humaine, les premières pages de la Bible (Genèse 1-3) répondent justement par le récit de la création et de la chute de nos premiers parents. Dieu a tout créé pour l’existence, il a notamment créé l’homme à son image. Il n’a pas créé la mort, elle est entrée dans le monde à cause de la jalousie du diable qui, révolté contre Dieu, a aussi entraîné les hommes dans le piège en les incitant à la révolte (cf. Sagesse 1, 13-14; 2, 23-24). C’est le drame de la liberté, que Dieu accepte jusqu’au bout par amour, mais en promettant que le fils d’une femme écrasera la tête à l’antique serpent (Genèse 3, 15).

« Dès le début, donc, ‘l’éternel conseil’ – comme dirait Dante (Paradis, XXXIII, 3) – a un ‘terme fixe’: la Femme prédestinée à devenir mère du Rédempteur, mère de Celui qui s’est humilié jusqu’à l’extrême pour nous rendre notre dignité originelle. Aux yeux de Dieu, cette Femme a depuis toujours un visage et un nom: ‘pleine de grâce’ (Luc 1, 28), comme l’a appelée l’Ange qui lui a rendu visite à Nazareth. C’est la nouvelle Eve, épouse du nouvel Adam, destinée à être la mère de tous les hommes rachetés. Saint André de Crète écrivait: ‘Marie, la Théotokos, refuge commun de tous les chrétiens, a été la première à être libérée de la chute primitive de nos ancêtres’ (Homélie IV sur la Nativité, PG 97, 880 A). Et la liturgie d’aujourd’hui affirme que Dieu a ‘préparé pour son Fils une demeure digne de Lui et, en prévision de Sa mort, l’a préservée de toute tache de péché’ (collecte).

« Très chers frères, nous contemplons en Marie Immaculée le reflet de la beauté qui sauve le monde: la beauté de Dieu qui resplendit sur le visage du Christ ».

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Mais le pape est allé encore plus loin, sur le péché originel, lors de l’audience générale du mercredi 3 décembre.

Depuis le début de l’Année Paulinienne, Benoît XVI présente, chaque mercredi dans ses catéchèses hebdomadaires, la vie, les écrits, la doctrine de l’apôtre Paul. Cette catéchèse était la quinzième de la série. Dans les deux précédentes, le pape avait expliqué la doctrine de la justification et le lien entre la foi et les œuvres. Cette fois, il est parti de l’analogie entre Adam et le Christ, développée par Paul dans la première lettre aux Corinthiens et encore plus dans la lettre aux Romains. Par cette analogie, Paul évoque le péché d’Adam pour donner le plus de relief possible à la grâce salvatrice donnée par le Christ.

Comme d’habitude pour les catéchèses du mercredi, Benoît XVI a utilisé un texte écrit par des collaborateurs experts. Mais, comme à d’autres occasions, il s’en est éloigné, et plus que de coutume. A partir du troisième paragraphe, il s’est adressé directement à l’auditoire, en improvisant.

Il a fait de même lors de l’audience du mercredi suivant, le 10 décembre: bien qu’ayant en main un texte écrit, il a parlé presque tout le temps en improvisant. Et voici comment, au début, il est revenu sur la question du péché originel:

« Chers frères et sœurs, en suivant saint Paul, lors de la catéchèse de mercredi dernier, nous avons constaté deux choses. La première, c’est que notre histoire humaine est polluée, depuis l’origine, par l’abus de la liberté créée, qui veut se libérer de la volonté divine. De ce fait, elle ne trouve pas la vraie liberté mais s’oppose à la vérité et dénature, en conséquence, nos réalités humaines. Elle dénature surtout les relations fondamentales: avec Dieu, entre l’homme et la femme, entre l’homme et la terre. Nous avons dit que cette pollution imprègne tout le tissu de notre histoire, que ce défaut hérité s’est développé et est maintenant visible partout. Voilà la première chose. La seconde, c’est que nous avons appris de saint Paul qu’il y a un nouveau début dans l’histoire et de l’histoire en Jésus-Christ, Celui qui est homme et Dieu. Avec Jésus, qui vient de Dieu, commence une nouvelle histoire formée par son oui au Père et donc fondée non sur l’orgueil d’une fausse émancipation mais sur l’amour et la vérité.

« Mais maintenant une question se pose: comment pouvons-nous entrer, nous, dans ce nouveau début, dans cette nouvelle histoire? Comment cette nouvelle histoire arrive-t-elle jusqu’à moi? Nous sommes inévitablement liés à la première histoire, polluée, par notre ascendance biologique, puisque nous faisons tous partie du corps unique de l’humanité. Mais la communion avec Jésus, la nouvelle naissance qui permet de faire partie de la nouvelle humanité, comment se réalise-t-elle? Comment Jésus arrive-t-il dans ma vie, dans mon être? La réponse fondamentale de saint Paul et de tout le Nouveau Testament est: il arrive par l’opération du Saint-Esprit. Si la première histoire commence, pour ainsi dire, avec la biologie, la seconde commence dans l’Esprit-Saint, l’Esprit du Christ ressuscité. A la Pentecôte, cet Esprit a créé le début de la nouvelle humanité, de la nouvelle communauté, l’Eglise, le Corps du Christ ».

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Ces improvisations sont une indication importante pour comprendre la pensée de Benoît XVI. Elles soulignent ce qui lui tient le plus à cœur, ce qu’il veut le plus graver dans l’esprit de ses auditeurs.

Le péché originel, ce dogme si négligé aujourd’hui, est une des vérités que le pape veut remettre en évidence.

Il a expliqué pourquoi aux fidèles lors de sa catéchèse du 3 décembre, celle qui traite le plus largement cette question. Elle est reproduite intégralement ci-dessous:

Adam et le Christ: du péché originel à la liberté

par Benoît XVI

Chers frères et sœurs, dans la catéchèse d’aujourd’hui, nous nous arrêterons sur le rapport entre Adam et le Christ, défini par saint Paul dans cette page connue de la Lettre aux Romains (5, 12-21) où il donne à l’Eglise les lignes essentielles de la doctrine sur le péché originel. En fait, Paul avait déjà introduit la comparaison entre notre ancêtre et le Christ dans la première Lettre aux Corinthiens, là où il parle de la foi dans la résurrection: « De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ… Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante; le dernier Adam – le Christ – est un esprit qui donne la vie » (1 Co 15, 22.45). Avec Rm 5, 12-21 la comparaison entre le Christ et Adam est plus élaborée et plus éclairante: Paul retrace l’histoire du salut, d’Adam à la Loi et de celle-ci au Christ. Ce qui est au centre de la scène, c’est moins Adam et les conséquences du péché sur l’humanité que Jésus-Christ et la grâce qui, à travers Lui, a été abondamment répandue sur l’humanité. La répétition du « beaucoup plus » à propos du Christ souligne que le don reçu en Lui dépasse largement le péché d’Adam et ses conséquences sur l’humanité, de sorte que Paul peut arriver à la conclusion: « Mais où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). La comparaison que fait Paul entre Adam et le Christ met donc en lumière l’infériorité du premier homme par rapport à la prééminence du second.

D’autre part, c’est bien pour mettre en évidence l’incommensurable don de la grâce, dans le Christ, que Paul évoque le péché d’Adam. On dirait que, s’il n’avait pas voulu démontrer la place centrale de la grâce, il ne se serait pas attardé à parler du péché qui « par un seul homme… est entré dans le monde, et par le péché est venue la mort » (Rm 5, 12). Donc, si la conscience du dogme du péché originel a mûri dans la foi de l’Eglise, c’est qu’il est indissociable de l’autre dogme, celui du salut et de la liberté dans le Christ. On ne devrait donc jamais parler du péché d’Adam et de l’humanité hors du contexte du salut, c’est-à-dire sans les inclure dans le cadre de la justification dans le Christ.

Mais nous, aujourd’hui, nous devons nous demander ce qu’est ce péché originel. Qu’enseigne saint Paul, qu’enseigne l’Eglise? Peut-on soutenir cette doctrine aujourd’hui encore? Beaucoup de gens pensent que, à la lumière de l’histoire de l’évolution, il n’y a plus de place pour la doctrine d’un premier péché qui se serait ensuite répandu dans toute l’histoire de l’humanité. Dès lors, la question de la Rédemption et du Rédempteur perdrait aussi son fondement.

Le péché originel existe-il donc, oui ou non? Pour pouvoir répondre, il faut distinguer deux aspects de la doctrine sur le péché originel: un aspect empirique, c’est-à-dire une réalité concrète, visible, je dirais tangible pour tous, et un aspect mystérieux, relatif au fondement ontologique de ce fait. La donnée empirique est qu’il y a en nous une contradiction. D’une part, chaque homme sait qu’il doit faire le bien et, en lui-même, il veut aussi le faire. Mais, en même temps, il a aussi envie de faire le contraire, de suivre la voie de l’égoïsme, de la violence, de ne faire que ce qui lui plaît tout en sachant qu’il agit ainsi contre le bien, contre Dieu et contre son prochain. Voici comment, dans sa Lettre aux Romains, saint Paul a exprimé cette contradiction qui est en nous: « En effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (7, 18-19). Cette contradiction en nous n’est pas théorique, chacun de nous l’éprouve chaque jour. Et surtout nous voyons autour de nous la prédominance de cette seconde volonté. Il suffit de penser aux informations quotidiennes sur les injustices, la violence, le mensonge, la luxure. Nous le voyons chaque jour: c’est un fait.

Résultat de ce pouvoir du mal dans nos âmes, un fleuve de boue s’est développé dans l’histoire et empoisonne la géographie de l’histoire humaine. Le grand penseur français Blaise Pascal a parlé d’une « seconde nature », qui s’ajoute à notre nature originelle, bonne. Cette « seconde nature » fait apparaître le mal comme normal pour l’homme. Ainsi, l’expression habituelle: « c’est humain » a un double sens. « C’est humain » peut signifier: cet homme est bon, il agit vraiment comme un homme doit le faire. Mais « c’est humain » peut aussi signifier quelque chose de faux: le mal est normal, est humain. Le mal semble être devenu une seconde nature. Cette contradiction de l’être humain, de notre histoire, doit susciter – et elle le fait aujourd’hui aussi – le désir de rédemption. Et, en réalité, on trouve partout le désir que le monde change et la promesse d’un monde de justice, de paix et de bien: en politique, par exemple, tout le monde parle de cette nécessité de changer le monde, de créer un monde plus juste. Et cela exprime précisément le désir d’être libérés de cette contradiction que nous sentons en nous.

On ne peut donc pas nier le pouvoir du mal dans le cœur humain et dans l’histoire humaine. La question est: comment ce mal s’explique-t-il? Il y a dans l’histoire de la pensée, en dehors de la foi chrétienne, un modèle principal d’explication avec différentes variations. Selon ce modèle, l’être lui-même est contradictoire, il porte en lui le bien comme le mal. Dans l’antiquité, cette idée impliquait l’existence de deux principes également originels: un principe bon et un principe mauvais. Ce dualisme serait insurmontable; les deux principes étant au même niveau, il y aura toujours cette contradiction, dès l’origine de l’être. La contradiction de notre être ne refléterait donc, pour ainsi dire, que l’antagonisme des deux principes divins. Cette même vision revient dans la version évolutionniste, athée, du monde. Même si, dans cette conception, la vision de l’être est moniste, on suppose que l’être comme tel porte en lui, dès le début, le mal et le bien. L’être lui-même n’est pas simplement bon, il est ouvert au bien et au mal. Le mal est originel, comme le bien et l’histoire humaine ne développerait que le modèle déjà présent dans toute l’évolution précédente. Ce que les chrétiens appellent le péché originel ne serait en fait que le caractère mixte de l’être, un mélange de bien et de mal qui, selon cette théorie, appartiendrait à l’étoffe même de l’être. Au fond, c’est une vision désespérée: s’il en est ainsi, le mal est invincible. A la fin, seul l’intérêt propre compte. Chaque progrès se paierait nécessairement d’un fleuve de mal et celui qui voudrait servir le progrès devrait accepter de payer ce prix. Au fond, la politique est fondée précisément sur ces prémisses et nous en voyons les effets. Cette pensée moderne ne peut créer, en fin de compte, que la tristesse et le cynisme.

Alors nous nous demandons à nouveau: que dit la foi, témoignée par saint Paul? Tout d’abord, elle confirme le fait de la compétition entre les deux natures, le fait de ce mal dont l’ombre pèse sur toute la création. Nous avons entendu le chapitre 7 de la Lettre aux Romains, nous pourrions ajouter le chapitre 8. Le mal existe, simplement. Comme explication, la foi nous dit – en opposition avec les dualismes et les monismes que nous avons examinés rapidement et trouvés désolants – qu’il y a deux mystères de lumière et un mystère de nuit, celui-ci étant toutefois enveloppé par les mystères de lumière. Le premier mystère de lumière est celui-ci: la foi nous dit qu’il n’y a pas deux principes, un bon et un mauvais, mais un seul principe, le Dieu créateur, et ce principe est bon, seulement bon, sans ombre de mal. L’être n’est donc pas non plus un mélange de bien et de mal; l’être comme tel est bon et c’est pourquoi il est bon d’être, il est bon de vivre. Voilà la joyeuse annonce de la foi: il n’y a qu’une source bonne, le Créateur. Vivre est donc un bien, il est bon d’être un homme, une femme, la vie est bonne. Vient ensuite un mystère d’obscurité, de nuit. Le mal ne vient pas de la source de l’être lui-même, il n’est pas également originel. Le mal vient d’une liberté créée, d’une liberté dont on a abusé.

Comment cela a-t-il été possible, comment est-ce arrivé? Ce point reste obscur. Le mal n’est pas logique. Seul Dieu et le bien sont logiques, sont lumière. Le mal reste mystérieux. On l’a représenté en grandes images, comme au chapitre 3 de la Genèse, avec cette vision des deux arbres, du serpent, de l’homme pécheur. Une grande image qui nous fait deviner, mais ne peut expliquer ce qui est en soi illogique. Nous pouvons deviner, pas expliquer; nous ne pouvons pas même le raconter comme un fait à côté de l’autre, parce que c’est une réalité plus profonde. Cela reste un mystère d’obscurité, de nuit. Mais tout de suite un mystère de lumière vient s’y ajouter. Le mal vient d’une source subordonnée. Dieu avec sa lumière est plus fort. Le mal peut donc être surmonté. C’est pourquoi la créature, l’homme, peut être guéri. Les visions dualistes et même le monisme de l’évolutionnisme ne peuvent pas dire que l’homme peut être guéri; mais si le mal ne vient que d’une source subordonnée, il reste vrai que l’homme peut être guéri. Et le Livre de la Sagesse dit: « Les créatures du monde sont salutaires » (1, 14 volg). Dernier point: non seulement l’homme peut être guéri, mais il est guéri de fait. Dieu a introduit la guérison. Il est entré en personne dans l’histoire. A la source constante du mal il a opposé une source de bien pur. Le Christ crucifié et ressuscité, nouvel Adam, oppose au fleuve sale du mal un fleuve de lumière. Et ce fleuve est présent dans l’histoire: nous voyons les saints, les grands saints mais aussi les saints humbles, les simples fidèles. Nous voyons que le fleuve de lumière qui vient du Christ est présent, qu’il est fort.

Frères et sœurs, c’est le temps de l’Avent. Dans le langage de l’Eglise, le mot Avent a deux significations: présence et attente. Présence: la lumière est présente, le Christ est le nouvel Adam, il est avec nous et au milieu de nous. La lumière brille déjà et nous devons ouvrir les yeux du cœur pour voir la lumière et nous introduire dans le fleuve de la lumière. Et surtout être reconnaissants de ce que Dieu lui-même est entré dans l’histoire comme nouvelle source de bien. Mais Avent veut aussi dire attente. La nuit obscure du mal est encore forte. C’est pourquoi, pendant l’Avent, nous prions avec l’antique peuple de Dieu: « Rorate caeli desuper ». Et nous prions avec insistance: viens Jésus; viens, donne force à la lumière et au bien; viens là où règnent le mensonge, l’ignorance de Dieu, la violence, l’injustice; viens, Seigneur Jésus, donne force au bien dans le monde et aide-nous à être porteurs de ta lumière, artisans de paix, témoins de la vérité. Viens Seigneur Jésus!

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Toutes les catéchèses de Benoît XVI sur saint Paul lors des audiences générales du mercredi, sur le site du Vatican:

 Audiences

par Sandro Magister: Le manifeste du pape Benoît: « De cette façon la transformation du monde trouve son commencement »

15 avril, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1337965?fr=y

Le manifeste du pape Benoît: « De cette façon la transformation du monde trouve son commencement »

Pour Benoît XVI, la révolution chrétienne naît dans la liturgie et son « canon », sa règle constitutive, est la grande prière eucharistique. Il l’a expliqué dans son homélie du Jeudi Saint et, antérieurement, lors d’une catéchèse tout aussi surprenante

par Sandro Magister

ROME, le 14 avril 2009 – Pendant la récente semaine sainte, Benoît XVI a prononcé à chaque célébration une homélie, de celles qui sont vraiment siennes du premier au dernier mot. Les homélies sont désormais un signe distinctif de ce pontificat. Peut-être encore le moins connu et le moins compris. Mais sûrement le plus révélateur.

Benoît XVI n’est pas que théologien, il est encore davantage liturge et prédicateur. Ce caractère distinctif, www.chiesa l’a mis plusieurs fois en évidence, par exemple l’an dernier tout de suite après Pâques, en mettant en ligne les six homélies de la semaine sainte en bloc, et à l’automne, en rassemblant dans un livre – édité par Scheiwiller (Gruppo 24 Ore) – les homélies de Benoît XVI au cours de toute l’année liturgique qui venait de s’achever.

Mais à l’issue de la semaine sainte de cette année, le lecteur ne trouvera pas ci-dessous toutes les homélies prononcées par le pape à cette occasion. Il pourra les lire aisément sur le site du Vatican, en cliquant sur le lien à la fin de la page.

Une seule des homélies pontificales pendant le triduum pascal est reproduite ci-dessous, celle du soir du Jeudi Saint.

Tout de suite après, le lecteur trouvera un texte de Benoît XVI datant d’il y a quelques mois: sa catéchèse lors de l’audience générale du mercredi 7 janvier 2009.

Les deux textes sont étroitement liés. Dans l’un et l’autre, le pape explique les mots et le sens profond du Canon Romain, la prière centrale et constitutive de la messe, la plus ancienne de celles qui sont utilisées dans le monde entier à travers l’actuel missel de l’Eglise de Rome.

A la messe « In cena Domini » du Jeudi Saint, le Canon Romain comporte des variantes propres à ce jour. Et Benoît XVI en met le caractère particulier en lumière dès les premiers mots de son homélie.

Mais c’est au sens global de cette prière liturgique capitale que le pape consacre toute la suite de son homélie.

Il fait de même dans un passage de la catéchèse du 7 janvier, qui pour le reste vise à présenter le culte chrétien dans son ensemble. Ce culte que le Canon Romain, à la suite de saint Paul, définit comme « rationabile ».

Dans les langues modernes, la traduction courante de « rationabile » est « spirituel ». Mais Benoît XVI met en garde contre l’idée que le culte chrétien serait quelque chose de métaphorique, de moral, de purement intérieur. Non, explique-t-il, le vrai culte chrétien prend les hommes et le monde dans leur intégralité, il est aussi corporel et matériel, c’est une « liturgie cosmique » où « les peuples unis dans le Christ, le monde, deviennent gloire de Dieu ».

Dans la production théologique et liturgique moderne, il est très rare de rencontrer une explication du sens du culte chrétien qui soit aussi pénétrante que ces deux textes de prédication du pape.

Voici donc ci-après, dans l’ordre:

– l’homélie de Benoît XVI à la messe « In Cena Domini » de Jeudi Saint dernier;

– la catéchèse du 7 janvier 2009 sur le culte « spirituel »;

– les liens vers les textes intégraux du Canon Romain en latin et en langue moderne;

– d’autres renvois à l’ensemble des homélies pontificales.

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1. Homélie du Jeudi Saint, 9 avril 2009, sur le Canon Romain

par Benoît XVI

Chers frères et sœurs, « Qui, pridie quam pro nostra omniumque salute pateretur, hoc est hodie, accepit panem »: ainsi dirons-nous aujourd’hui dans le Canon de la Messe. « Hoc est hodie » – la Liturgie du Jeudi Saint insère dans le texte de la prière la parole « aujourd’hui », soulignant ainsi la dignité particulière de cette journée. C’est aujourd’hui qu’Il l’a fait: pour toujours, il s’est donné lui-même à nous dans le Sacrement de son Corps et de son Sang. Cet « aujourd’hui » est avant toute chose le mémorial de la Pâques d’alors. Mais il est davantage encore. Avec le Canon, nous entrons dans cet « aujourd’hui ». Notre aujourd’hui rejoint son aujourd’hui. Il fait cela maintenant. Par la parole « aujourd’hui », la Liturgie de l’Église veut nous amener à porter une grande attention intérieure au mystère de ce jour, aux mots dans lesquels il est exprimé. Cherchons donc à écouter de façon neuve le récit de l’institution comme l’Église l’a formulé sur la base de l’Écriture, tout en contemplant le Seigneur.

En premier lieu, il est frappant que le récit de l’institution ne soit pas une phrase autonome, mais qu’il débute par un pronom relatif: qui pridie. Ce « qui » rattache le récit entier aux paroles précédentes de la prière, « … qu’elle devienne pour nous le corps et le sang de ton Fils bien-aimé, Jésus Christ, notre Seigneur ». De cette façon, le récit est lié à la prière précédente, à l’ensemble du Canon, et il devient lui-même une prière. Ce n’est pas simplement un récit qui est ici inséré, et il ne s’agit pas davantage de paroles d’autorité indépendantes, qui viendraient interrompre la prière. C’est une prière. C’est seulement dans la prière que s’accomplit l’acte sacerdotal de la consécration qui devient transformation, transsubstantiation de nos dons du pain et du vin dans le Corps et le Sang du Christ. En priant, en cet instant capital, l’Église est en accord total avec l’événement du Cénacle, puisque l’agir de Jésus est décrit par ces mots: « gratias agens benedixit » – il rendit grâce par la prière de bénédiction. Par cette expression, la Liturgie romaine a énoncé en deux mots ce qui dans l’hébreu « berakha » n’est qu’un seul mot et qui dans le grec apparaît en revanche à travers les deux termes « eucharistie » et « eulogie ». Le Seigneur rend grâce. En rendant grâce, nous reconnaissons que telle chose est un don que nous recevons d’un autre. Le Seigneur rend grâce et par là il rend à Dieu le pain, « fruit de la terre et du travail des hommes », pour le recevoir à nouveau de Lui. Rendre grâce devient bénir. Ce qui a été remis entre les mains de Dieu, nous est retourné par Lui béni et transformé. La Liturgie romaine a raison, donc, en interprétant notre prière en ce moment sacré par les paroles: « offrons », « supplions », « prions d’accepter », « de bénir ces offrandes ». Tout cela est contenu dans le terme « eucharistie ».

Il y a une autre particularité dans le récit de l’institution rapporté dans le Canon romain, que nous voulons méditer en ce moment. L’Église priante regarde les mains et les yeux du Seigneur. Elle veut comme l’observer, elle veut percevoir le geste de sa prière et de son agir en cette heure singulière, rencontrer la figure de Jésus, pour ainsi dire, même à travers ses sens. « Il prit le pain dans ses mains très saintes… ». Regardons ces mains avec lesquelles il a guéri les hommes; les mains avec lesquelles il a béni les enfants; les mains, qu’il a imposées aux hommes; les mains qui ont été clouées à la Croix et qui pour toujours porteront les stigmates comme signes de son amour prêt à mourir. Maintenant nous sommes chargés de faire ce qu’Il a fait: prendre entre les mains le pain pour que, par la prière eucharistique, il soit transformé. Dans l’Ordination sacerdotale, nos mains ont reçu l’onction, afin qu’elles deviennent des mains de bénédiction. En cette heure, prions le Seigneur pour que nos mains servent toujours plus à porter le salut, à porter la bénédiction, à rendre présente sa bonté!

De l’introduction à la prière sacerdotale de Jésus (cf. Jn 17, 1), le Canon prend ensuite les paroles suivantes: « Les yeux levés au ciel, vers toi, Dieu, son Père tout-puissant… » Le Seigneur nous enseigne à lever les yeux et surtout le cœur. À élever le regard, le détachant des choses du monde, à nous orienter vers Dieu dans la prière et ainsi à nous relever. Dans une hymne de la prière des heures nous demandons au Seigneur de garder nos yeux, afin qu’ils n’accueillent pas et ne laissent pas entrer en nous les « vanitates » – les vanités, les futilités, ce qui est seulement apparence. Nous prions pour qu’à travers nos yeux n’entre pas en nous le mal, falsifiant et salissant ainsi notre être. Mais nous voulons surtout prier pour avoir des yeux qui voient tout ce qui est vrai, lumineux et bon; afin que nous devenions capables de voir la présence de Dieu dans le monde. Nous prions afin que nous regardions le monde avec des yeux d’amour, avec les yeux de Jésus, reconnaissant ainsi les frères et les sœurs, qui ont besoin de nous, qui attendent notre parole et notre action.

En bénissant, le Seigneur rompit ensuite le pain et le distribua à ses disciples. Rompre le pain est le geste du père de famille qui se préoccupe des siens et leur donne ce dont ils ont besoin pour la vie. Mais c’est aussi le geste de l’hospitalité par lequel l’étranger, l’hôte est accueilli dans la famille et il lui est consenti de prendre part à sa vie. Partager – partager avec, c’est unir. Par le fait de partager une communion se crée. Dans le pain rompu, le Seigneur se distribue lui-même. Le geste de rompre fait aussi mystérieusement allusion à sa mort, à son amour jusqu’à la mort. Il se distribue lui-même, le vrai « pain pour la vie du monde » (cf. Jn 6, 51). La nourriture dont l’homme a besoin au plus profond de lui-même est la communion avec Dieu lui-même. Rendant grâce et bénissant, Jésus transforme le pain, il ne donne plus du pain terrestre, mais la communion avec lui-même. Cette transformation, cependant, veut être le commencement de la transformation du monde. Afin qu’il devienne un monde de résurrection, un monde de Dieu. Oui, il s’agit d’une transformation. De l’homme nouveau et du monde nouveau qui prennent leur commencement dans le pain consacré, transformé, transsubstantié.

Nous avons dit que le fait de rompre le pain est un geste de communion, d’union par le fait de partager. Ainsi, dans le geste même est déjà indiquée la nature profonde de l’Eucharistie: elle est « agape », elle est amour rendu corporel. Dans le mot « agape » les significations d’Eucharistie et d’amour s’interpénètrent. Dans le geste de Jésus qui rompt le pain, l’amour auquel nous participons a atteint sa radicalité extrême: Jésus se laisse rompre comme pain vivant. Dans le pain distribué nous reconnaissons le mystère du grain de blé, qui meurt et qui ainsi porte du fruit. Nous reconnaissons la nouvelle multiplication des pains, qui vient de la mort du grain de blé et qui continuera jusqu’à la fin du monde. En même temps nous voyons que l’Eucharistie ne peut jamais être seulement une action liturgique. Elle est complète seulement si l’ »agape » liturgique devient amour dans le quotidien. Dans le culte chrétien les deux choses deviennent une – le fait d’être comblés par le Seigneur dans l’acte cultuel et le culte de l’amour à l’égard du prochain. Demandons en ce moment au Seigneur la grâce d’apprendre à vivre toujours mieux le mystère de l’Eucharistie si bien que de cette façon la transformation du monde trouve son commencement.

Après le pain, Jésus prend la coupe remplie de vin. Le Canon romain qualifie la coupe que le Seigneur donne à ses disciples, de « praeclarus calix » (de coupe glorieuse), faisant allusion ainsi au Psaume 22 [23], ce Psaume qui parle de Dieu comme du Pasteur puissant et bon. On y lit: « Tu prépares la table pour moi devant mes ennemis… ma coupe est débordante » – calix praeclarus. Le Canon romain interprète ces paroles du Psaume comme une prophétie qui se réalise dans l’Eucharistie: Oui, le Seigneur nous prépare la table au milieu des menaces de ce monde, et il nous donne la coupe glorieuse – la coupe de la grande joie, de la vraie fête, à laquelle tous nous aspirons ardemment – la coupe remplie du vin de son amour. La coupe signifie les noces: maintenant est arrivée l’ « heure », à laquelle les noces de Cana avaient fait allusion de façon mystérieuse. Oui, l’Eucharistie est plus qu’un banquet, c’est un festin de noces. Et ces noces se fondent dans l’auto-donation de Dieu jusqu’à la mort. Dans les paroles de la dernière Cène de Jésus et dans le Canon de l’Église, le mystère solennel des noces se cache sous l’expression « novum Testamentum ». Cette coupe est le nouveau Testament – « la nouvelle Alliance en mon sang », tel que Paul rapporte les paroles de Jésus sur la coupe dans la deuxième lecture d’aujourd’hui (1 Co 11, 25). Le Canon romain ajoute: « de l’alliance nouvelle et éternelle » pour exprimer l’indissolubilité du lien nuptial de Dieu avec l’humanité. Le motif pour lequel les anciennes traductions de la Bible ne parlent pas d’Alliance mais de Testament, se trouve dans le fait que ce ne sont pas deux contractants à égalité qui ici se rencontrent, mais entre en jeu l’infinie distance entre Dieu et l’homme. Ce que nous appelons nouvelle et ancienne Alliance n’est pas un acte d’entente entre deux parties égales, mais le simple don de Dieu qui nous laisse en héritage son amour – lui-même. Il est certain, par ce don de son amour, abolissant toute distance, qu’il nous rend finalement vraiment « partenaire » et le mystère nuptial de l’amour se réalise.

Pour pouvoir comprendre ce qui arrive là en profondeur, nous devons écouter encore plus attentivement les paroles de la Bible et leur signification originaire. Les savants nous disent que, dans les temps lointains dont nous parlent les histoires des Pères d’Israël, « ratifier une alliance » signifie « entrer avec d’autres dans un lien fondé sur le sang, ou plutôt accueillir l’autre dans sa propre fédération et entrer ainsi dans une communion de droits l’un avec l’autre. De cette façon se crée une consanguinité réelle bien que non matérielle. Les partenaires deviennent en quelque sorte « frères de la même chair et des mêmes os ». L’alliance réalise un ensemble qui signifie paix (cf. ThWNT II, 105-137). Pouvons-nous maintenant nous faire au moins une idée de ce qui arrive à l’heure de la dernière Cène et qui, depuis lors, se renouvelle chaque fois que nous célébrons l’Eucharistie? Dieu, le Dieu vivant établit avec nous une communion de paix, ou mieux, il crée une « consanguinité » entre lui et nous. Par l’incarnation de Jésus, par son sang versé, nous avons été introduits dans une consanguinité bien réelle avec Jésus et donc avec Dieu lui-même. Le sang de Jésus est son amour, dans lequel la vie divine et la vie humaine sont devenues une seule chose. Prions le Seigneur afin que nous comprenions toujours plus la grandeur de ce mystère! Afin qu’il développe sa force transformante dans notre vie intime, de façon que nous devenions vraiment consanguins de Jésus, pénétrés de sa paix et également en communion les uns avec les autres.

Maintenant, cependant, une autre question se pose encore. Au Cénacle, le Christ a donné aux disciples son Corps et son Sang, c’est-à-dire lui-même dans la totalité de sa personne. Mais a-t-il pu le faire? Il est encore physiquement présent au milieu d’eux, il se trouve devant eux! La réponse est: en cette heure Jésus réalise ce qu’il avait annoncé précédemment dans le discours sur le Bon Pasteur: « Personne ne m’enlève ma vie: je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et le pouvoir de la reprendre… » (Jn 10, 18). Personne ne peut lui enlever la vie: il la donne par sa libre décision. En cette heure il anticipe la crucifixion et la résurrection. Ce qui se réalisera là, pour ainsi dire, physiquement en lui, il l’accomplit déjà par avance dans la liberté de son amour. Il donne sa vie et la reprend dans la résurrection pour pouvoir la partager pour toujours.

Seigneur, aujourd’hui tu nous donnes ta vie, tu te donne toi-même à nous. Pénètre-nous de ton amour. Fais-nous vivre dans ton « aujourd’hui ». Fais de nous des instruments de ta paix! Amen.

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2. Catéchèse du 7 janvier 2009, sur le culte « spirituel »

par Benoît XVI

Chers frères et sœurs, en cette première audience générale de 2009, je désire adresser à tous mes vœux fervents pour la nouvelle année qui vient de commencer. Ravivons en nous l’engagement à ouvrir au Christ notre esprit et notre cœur, pour être et vivre comme ses véritables amis. Sa compagnie aura pour effet que cette année, malgré ses inévitables difficultés, soit un chemin plein de joie et de paix. En effet, ce n’est que si nous restons unis à Jésus, que l’année nouvelle sera bonne et heureuse.

L’engagement d’union avec le Christ est l’exemple que nous offre également saint Paul. En poursuivant les catéchèses qui lui sont consacrées, nous nous arrêtons aujourd’hui pour réfléchir sur l’un des aspects importants de sa pensée, celui qui concerne le culte que les chrétiens sont appelés à exercer. Par le passé, on aimait parler d’une tendance plutôt anti-cultuelle de l’apôtre, d’une « spiritualisation » de l’idée du culte. Aujourd’hui, on comprend mieux que Paul voit dans la Croix du Christ un tournant historique, qui transforme et renouvelle radicalement la réalité du culte. C’est en particulier dans trois textes de la Lettre aux Romains qu’apparaît cette nouvelle vision du culte.

1. Dans Rm 3, 25, après avoir parlé de la « rédemption accomplie dans le Christ Jésus », Paul continue par une formule mystérieuse pour nous et dit ceci:  Dieu « l’a exposé, instrument de propitiation par son propre sang moyennant la foi ». Avec cette expression pour nous plutôt étrange – « instrument de propitiation » – saint Paul fait allusion à ce qu’on appelle la « propitiation » du temple antique, c’est-à-dire le couvercle de l’arche de l’alliance, que l’on pensait être un point de contact entre Dieu et l’homme, un point de sa présence mystérieuse dans le monde des hommes. Le grand jour de la réconciliation – « yom kippur » –, cette « propitiation » était aspergée avec le sang d’animaux sacrifiés – un sang qui portait symboliquement les péchés de l’année écoulée au contact de Dieu, et ainsi les péchés jetés dans l’abîme de la bonté divine étaient presque absorbés par la force de Dieu, dépassés, pardonnés. La vie commençait à nouveau.

Saint Paul évoque ce rite et dit:  ce rite était l’expression du désir que l’on puisse réellement mettre toutes nos fautes dans l’abîme de la miséricorde divine et les faire ainsi disparaître. Mais avec le sang des animaux, ce processus ne se réalise pas. Un contact plus réel entre faute humaine et amour divin était nécessaire. Ce contact a eu lieu dans la croix du Christ. Le Christ, vrai Fils de Dieu, qui s’est fait vrai homme, a assumé en lui toute notre faute. Il est lui-même le lieu de contact entre la misère humaine et la miséricorde divine; dans son cœur se dilue la masse triste du mal accompli par l’humanité et la vie se renouvelle.

En révélant ce changement, saint Paul nous dit:  Avec la croix du Christ – l’acte suprême de l’amour divin devenu amour humain – le vieux culte comprenant des sacrifices d’animaux dans le temple de Jérusalem est terminé. Ce culte symbolique, culte de désir, est à présent remplacé par le culte réel:  l’amour de Dieu incarné en Christ et porté à sa plénitude dans la mort sur la croix. Ce n’est donc pas la spiritualisation d’un culte réel, mais au contraire le culte réel, le vrai amour divin-humain remplace le culte symbolique et provisoire. La croix du Christ, son amour à travers la chair et le sang est le culte réel, qui correspond à la réalité de Dieu et de l’homme. Déjà avant la destruction extérieure du temple, selon Paul, l’ère du temple et de son culte est terminée:  Paul se trouve ici en parfaite harmonie avec les paroles de Jésus, qui avait annoncé la fin du temple et annoncé un autre temple « pas fait de mains d’homme » – le temple de son corps ressuscité (cf. Mc 14, 58; Jn 2, 19sq). Cela est le premier texte.

2. Le deuxième texte dont je voudrais aujourd’hui parler se trouve dans le premier verset du chapitre 12 de la Lettre aux Romains. Nous l’avons écouté et je le répète encore:  « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu:  c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre ». Dans ces paroles a lieu un paradoxe apparent:  alors que le sacrifice exige généralement la mort de la victime, Paul en parle en revanche en relation avec la vie du chrétien. L’expression « offrir vos personnes », étant donné le concept qui suit de sacrifice, prend la nuance cultuelle de « donner en oblation, offrir ». L’exhortation à « offrir les corps » se réfère alors à la personne tout entière; en effet, dans Rm 6, 13, il invite à « s’offrir soi-même ». Du reste, la référence explicite à la dimension physique du chrétien coïncide avec l’invitation à « glorifier Dieu dans votre corps » (cf. 1 Co 6, 20):  il s’agit d’honorer Dieu dans l’existence quotidienne la plus concrète, faite de visibilité relationnelle et perceptible.

Un comportement de ce genre est qualifié par Paul de « sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu ». C’est précisément ici que nous rencontrons le terme « sacrifice ». Dans l’usage courant, ce terme fait partie d’un contexte sacré et sert à désigner l’égorgement d’un animal, dont une partie peut être brûlée en l’honneur des dieux et une autre partie peut être consommée par ceux qui font l’offrande au cours d’un banquet. Paul l’applique en revanche à la vie du chrétien. En effet, il qualifie un tel sacrifice en se servant de trois adjectifs. Le premier – « vivant » – exprime la vitalité. Le deuxième – « saint » – rappelle l’idée paulinienne d’une sainteté liée non pas à des lieux ou à des objets, mais à la personne même des chrétiens. Le troisième – « agréable à Dieu » – rappelle peut-être la fréquente expression biblique du sacrifice « en parfum d’apaisement » (cf. Lv 1, 13.17; 23, 18; 26, 31; etc.).

Immédiatement après, Paul définit ainsi cette nouvelle façon de vivre:  tel est « votre culte spirituel ». Les commentateurs du texte savent bien que l’expression grecque (ten logiken latreían) n’est pas facile à traduire. La Bible latine traduit:  « rationabile obsequium ». Le même mot « rationabile » apparaît dans la première prière eucharistique, le Canon romain:  dans celui-ci, on prie pour que Dieu accepte cette offrande comme « rationabile ». La traduction française habituelle « culte spirituel » ne reflète pas toutes les nuances du texte grec (ni du texte latin). Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’un culte moins réel, ou même uniquement métaphorique, mais d’un culte plus concret et réaliste – un culte dans lequel l’homme lui-même, dans sa totalité d’être doté de raison, devient adoration, glorification du Dieu vivant.

Cette formule paulinienne, qui revient ensuite dans la Prière eucharistique romaine, est le fruit d’un long développement de l’expérience religieuse au cours des siècles précédant le Christ. Dans cette expérience, on rencontre des développements théologiques de l’Ancien Testament et des courants de la pensée grecque. Je voudrais au moins montrer quelques éléments de ce développement. Les Prophètes et de nombreux Psaumes critiquent avec force les sacrifices sanglants du temple. Le Psaume 50 (49), dans lequel c’est Dieu qui parle, dit par exemple:  « Si j’ai faim, je n’irai pas te le dire, car le monde est à moi et son contenu. Vais-je manger la chair des taureaux, le sang des boucs, vais-je le boire? Offre à Dieu un sacrifice d’action de grâces… » (vv. 12-14). Dans le même sens, le Psaume suivant, 51 (50) dit:  « … Car tu ne prends aucun plaisir au sacrifice:  un holocauste tu n’en veux pas. Le sacrifice à Dieu c’est un esprit brisé; d’un cœur brisé, broyé, Dieu n’a point de mépris » (vv. 18sq). Dans le Livre de Daniel, à l’époque de la nouvelle destruction du temple par le régime hellénistique (ii siècle av. j.c.), nous trouvons un nouveau pas dans la même direction. Au milieu du feu, – c’est-à-dire de la persécution, de la souffrance – Azarias prie ainsi:  « Il n’est plus, en ce temps, chef, prophète ni prince, holocauste, sacrifice, oblation ni encens, lieu où te faire des offrandes et trouver grâce auprès de toi. Mais qu’une âme brisée et un esprit humilié soient agréés de toi, comme des holocaustes de béliers et de taureaux… que tel soit notre sacrifice aujourd’hui devant toi et qu’il te plaise » (Dn 3, 38sq). Dans la destruction du sanctuaire et du culte, dans cette situation de manque de tout signe de la présence de Dieu, le croyant offre comme véritable holocauste, le cœur plein de contrition – son désir de Dieu.

Nous voyons un développement important, beau, mais avec un danger. Il y a une spiritualisation, une moralisation du culte:  le culte devient uniquement une chose du cœur, de l’esprit. Mais il manque le corps, il manque la communauté. On comprend par exemple que le Psaume 51 et également le Livre de Daniel, malgré la critique du culte, souhaitent le retour au temps des sacrifices. Mais il s’agit d’un temps renouvelé, d’un sacrifice renouvelé, dans une synthèse qui n’était pas encore prévisible, ou ne pouvait pas encore être pensée.

Revenons à saint Paul. Il est l’héritier de ces développements, du désir du vrai culte, dans lequel l’homme lui-même devient gloire de Dieu, adoration vivante avec tout son être. Dans ce sens, il dit aux Romains:  « Offrez vos personnes en hosties vivantes… c’est là le culte spirituel » (Rm 12, 1). Paul répète ainsi ce qu’il avait déjà indiqué dans le chapitre 3:  le temps des sacrifices d’animaux, des sacrifices de remplacement, est terminé. Le temps est venu du culte véritable. Mais il y a là aussi le risque d’un malentendu:  on peut facilement interpréter ce nouveau culte dans un sens moralisant:  en offrant notre vie, c’est nous qui faisons le vrai culte. De cette manière, le culte avec les animaux serait remplacé par le moralisme:  l’homme lui-même accomplirait tout à lui seul, avec son effort moral. Et cela n’était certainement pas l’intention de saint Paul. Mais la question demeure:  Comment devons-nous donc interpréter ce « culte spirituel, raisonnable »? Paul suppose toujours que nous sommes devenus « un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28), que nous sommes morts dans le baptême (cf. Rm 1) et que nous vivons à présent avec le Christ, pour le Christ, en Christ. Dans cette union – et seulement ainsi – nous pouvons devenir en Lui et avec Lui « hostie vivante », offrir le « culte vrai ». Les animaux sacrifiés auraient dû remplacer l’homme, le don de soi de l’homme, et ils ne pouvaient pas le faire. Jésus Christ, dans son don au Père et à nous, n’est pas un remplacement, mais il porte réellement en lui l’être humain, nos fautes et notre désir; il nous représente réellement, il nous assume en lui. Dans la communion avec le Christ, réalisée dans la foi et dans les sacrements, nous devenons, malgré tous nos manquements, un sacrifice vivant:  le « culte vrai » s’accomplit.

Cette synthèse se trouve à la fin du Canon romain, dans lequel on prie afin que cette offrande devienne « rationabile » – que se réalise le culte spirituel. L’Eglise sait que, dans la Très Sainte Eucharistie, le don de soi du Christ, son sacrifice véritable devient présent. Mais l’Eglise prie pour que la communauté célébrante soit vraiment unie au Christ, soit transformée; elle prie, afin que nous-mêmes devenions ce que nous ne pouvons pas être avec nos forces:  une offrande « rationabile » qui plaît à Dieu. Ainsi, la prière eucharistique interprète les paroles de saint Paul de manière juste. Saint Augustin a éclairci tout cela de façon merveilleuse dans le 10 livre de sa « Cité de Dieu ». Je ne cite que deux phrases:  « Tel est le sacrifice des chrétiens:  Bien qu’étant nombreux, nous ne sommes qu’un seul corps dans le Christ »… « Toute la communauté (civitas) rachetée, c’est-à-dire la congrégation et la société des saints, est offerte à Dieu à travers le Prêtre suprême qui s’est donné lui-même » (10, 6:  ccl 47, 27sq).

3. Pour finir, encore une très brève parole sur le troisième texte de la Lettre aux Romains concernant le nouveau culte. Saint Paul s’exprime ainsi dans le chapitre 15:  « En vertu de la grâce que Dieu m’a faite d’être un officiant (hierourgein) du Christ Jésus auprès des païens, ministre de l’Evangile de Dieu, afin que les païens deviennent une offrande agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint » (15, 15sq). Je ne voudrais souligner que deux aspects de ce texte merveilleux à propos de la terminologie unique dans les lettres pauliniennes. Tout d’abord, saint Paul interprète son action missionnaire parmi les peuples du monde pour construire l’Eglise universelle comme action sacerdotale. Annoncer l’Evangile pour unir les peuples dans la communion du Christ ressuscité est une action « sacerdotale ». L’apôtre de l’Evangile est un véritable prêtre, il accomplit ce qui est le centre du sacerdoce:  il prépare le vrai sacrifice. Et le deuxième aspect:  l’objectif de l’action missionnaire est – ainsi pouvons-nous dire – la liturgie cosmique:  que les peuples unis dans le Christ, le monde, devienne comme tel gloire de Dieu, « offrande agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint ». Ici apparaît l’aspect dynamique, l’aspect de l’espérance dans le concept paulinien du culte:  le don de soi du Christ implique la tendance à attirer chacun à la communion de son corps, d’unir le monde. Ce n’est qu’en communion avec le Christ, l’Homme-modèle, un avec Dieu, que le monde devient tel que nous le désirons tous:  miroir de l’amour divin. Ce dynamisme est toujours présent dans l’Eucharistie – ce dynamisme doit inspirer et former notre vie. Et avec ce dynamisme, nous commençons la nouvelle année.

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3. Le Canon Romain en latin et en langue moderne. Les textes intégraux:

> En latin: « Te igitur, clementissime Pater… »

> En français: « Vraiment, Père très saint… »

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Toutes les homélies de Joseph Ratzinger pape, année par année, sur le site du Vatican:

> Homélies

L’introduction de Sandro Magister au recueil d’homélies de Benoît XVI pour l’année liturgique allant de l’Avent 2007 à celui de 2008, édité par Scheiwiller:

> Homélies. L’année liturgique racontée par Joseph Ratzinger, pape

par Sandro Magister: Le secret de la popularité de Benoît XVI. Malgré tout

27 mars, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1337717?fr=y

Le secret de la popularité de Benoît XVI. Malgré tout

Bien qu’assailli par les critiques, ce pape continue à obtenir la confiance des grandes masses. Son voyage en Afrique et une enquête en Italie le prouvent. La raison, c’est qu’il parle de Dieu à une humanité en quête d’orientation

par Sandro Magister
 

ROME, le 27 mars 2009 – Rentrant de son voyage au Cameroun et en Angola, Benoît XVI a dit aux journalistes, dans l’avion, que deux choses s’étaient particulièrement gravées dans sa mémoire:

« D’une part la cordialité quasi exubérante, la joie, d’une Afrique en fête. Ils ont vu dans le pape la personnification du fait que tous, nous sommes les enfants et la famille de Dieu. Cette famille existe et nous, avec toutes nos limites, nous sommes dans cette famille et Dieu est avec nous.

« D’autre part l’esprit de recueillement dans les liturgies, le sens aigu du sacré: dans les liturgies, il n’y avait pas d’auto-présentation des groupes, pas d’auto-animation, mais la présence du sacré, de Dieu lui-même. Les mouvements, les danses, étaient également toujours empreints de respect et de conscience de la présence divine ».

Popularité et présence de Dieu. La combinaison de ces deux éléments est le secret du pontificat de Joseph Ratzinger.

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Benoît XVI pape populaire? L’idée semble contredite par la tempête de critiques hostiles qui s’abat chaque jour sur lui, venant des médias du monde entier. Ces critiques ont enregistré un crescendo sans précédent au mois dernier. Désormais, même des représentants officiels de gouvernements n’hésitent pas à mettre le pape en accusation.

Mais si l’on se réfère aux grands nombres, l’impression est différente. A tous ses voyages, la cote de popularité de Benoît XVI a été plus élevée que prévu. Pas seulement en Afrique mais aussi dans des pays difficiles comme les Etats-Unis ou la France. A Rome, il y a à chaque fois plus de monde sur la place Saint-Pierre pour l’Angélus du dimanche à midi qu’au temps de Jean-Paul II.

Cela ne signifie pas que ces mêmes foules acceptent et pratiquent en totalité les enseignements du pape et de l’Eglise. D’innombrables enquêtes montrent qu’en matière de mariage, de sexualité, d’avortement, d’euthanasie, de contraception, les idées de bien des gens sont plus ou moins éloignées du magistère catholique.

Mais, parallèlement, beaucoup de ces mêmes personnes manifestent un profond respect pour la figure du pape et pour l’autorité de l’Eglise.

Le cas de l’Italie est exemplaire. Le 25 mars dans « la Repubblica » – le plus important quotidien progressiste, très caustique dans ses critiques de Benoît XVI – le sociologue Ilvo Diamanti a confirmé pour la énième fois la très grande confiance que les Italiens continuent à avoir en l’Eglise et en le pape, malgré le désaccord fréquent sur divers points de son enseignement.

Par exemple, quand on leur demande s’ils sont ou non d’accord avec ce qu’a dit le pape à propos du préservatif « qui ne résout pas le problème du sida mais l’aggrave », trois sur quatre disent ne pas être d’accord.

Mais les mêmes personnes, quand on leur demande quelle confiance elles ont en l’Eglise, répondent « grande » ou « très grande » à 58,1 %. Même grande confiance en Benoît XVI, avec 54,9 %.

Ce n’est pas tout. La même enquête montre que, depuis un an, la confiance en l’Eglise et en Benoît XVI n’a pas baissé mais augmenté.

Voici comment le professeur Diamanti explique ce contraste apparent:

« L’Eglise et le pape interviennent de façon ouverte et directe sur des sujets sensibles d’éthique publique et privée. Les réponses qu’ils proposent peuvent être discutées et le sont souvent, elles sont contestées à gauche ou à droite. Mais ils offrent des certitudes à une société qui en manque et recherche des références et des valeurs. Voilà pourquoi 8 italiens non pratiquants sur 10 jugent important de donner à leurs enfants une éducation catholique et les inscrivent à l’heure de religion, pourquoi une très large majorité des familles – près de 90 % – destine 0,8 % de son impôt sur le revenu à l’Eglise catholique ».

On peut ajouter que c’est pour le même motif que le chef du gouvernement italien, Silvio Berlusconi, ne s’est pas joint ces jours-ci au chœur des critiques adressées au pape par des représentants de la France, de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Espagne, etc. Il s’est même exprimé de manière opposée.

Le 21 mars, il a dit qu’il fallait respecter l’Eglise et défendre sa liberté de parole et d’action « même quand elle proclame des principes et des concepts difficiles et impopulaires, éloignés des opinions à la mode ». Berlusconi a ainsi exprimé simplement ce qui est un sentiment commun à de très nombreux Italiens.

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Les faits que l’on vient de rappeler font déjà entrevoir le fond de la question: la popularité de Benoît XVI est précisément due à la manière dont il remplit sa mission de successeur de Pierre.

Ce pape est respecté et admiré pour une raison fondamentale: il a mis au-dessus de tout une priorité qu’il a formulée de la façon suivante dans sa lettre du 10 mars aux évêques, document capital de son pontificat:

« À notre époque où dans de vastes régions de la terre la foi risque de s’éteindre comme une flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la priorité qui prédomine est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir aux hommes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu qui a parlé sur le Sinaï; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage dans l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1), en Jésus-Christ crucifié et ressuscité. En ce moment de notre histoire, le vrai problème est que Dieu disparaît de l’horizon des hommes et que, tandis que s’éteint la lumière provenant de Dieu, l’humanité manque d’orientation, et les effets destructeurs s’en manifestent toujours plus en son sein ».

Le dimanche 15 mars, deux jours avant son départ pour l’Afrique, Benoît XVI n’a pas dit autre chose pour expliquer le but de son voyage à la foule rassemblée pour l’Angélus sur la place Saint Pierre:

« Je pars pour l’Afrique conscient de n’avoir à proposer et donner à ceux que je vais rencontrer rien d’autre que le Christ et la bonne nouvelle de sa Croix, mystère d’amour suprême, d’amour divin qui vient à bout de toute résistance humaine et rend possibles même le pardon et l’amour pour les ennemis. C’est la grâce de l’Evangile, capable de transformer le monde, la grâce qui peut aussi renouveler l’Afrique parce qu’elle génère une irrésistible force de paix et de réconciliation profonde et radicale. L’Eglise n’a pas d’objectifs économiques, sociaux et politiques, elle annonce le Christ, sûre que l’Evangile peut toucher le cœur de tous et le transformer, renouvelant ainsi de l’intérieur les hommes et les sociétés ».

Au Cameroun et en Angola, le cœur du message du pape a effectivement été celui-là. Pas les condamnations – même s’il les a exprimées en termes forts – des maux du continent et des responsabilités de ceux qui les génèrent, mais, avant tout, ce que Pierre annonce à l’impotent, au chapitre 3 des Actes des Apôtres: « Je n’ai ni argent ni or, mais ce que j’ai, je te le donne: au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, lève-toi et marche! »

Il serait intéressant de faire une anthologie des passages les plus significatifs des 19 discours, messages, interviews, homélies prononcés par Benoît XVI pendant les sept jours de son voyage au Cameroun et en Angola.

Mais pour comprendre le sens profond de sa mission, il suffit de reproduire ici un seul texte emblématique: l’homélie prononcée par Benoît XVI à la messe de samedi 21 mars à l’église Saint-Paul de Luanda.

L’esprit de recueillement, le sens aigu de la présence de Dieu des foules qui suivaient la liturgie sont restés gravés dans la mémoire du pape, de même que la gaieté exubérante avec laquelle elles l’ont accueilli et entouré, s’expliquent aussi par cette homélie prononcée par le pape Ratzinger dans une lointaine église d’Afrique:

« Efforçons-nous de connaître le Seigneur »

par Benoît XVI

Chers frères et sœurs, bien-aimés ouvriers de la vigne du Seigneur, comme nous venons de l’entendre, les fils d’Israël se disaient l’un à l’autre: « efforçons-nous de connaître le Seigneur » (Os 6, 3). Par ces paroles, ils s’encourageaient mutuellement, alors qu’ils étaient plongés dans les tribulations. Celles-ci les avaient accablés – explique le prophète – parce qu’ils vivaient dans l’ignorance de Dieu et leurs cœurs étaient pauvres d’amour. Le seul médecin en mesure de les guérir, c’était le Seigneur. Mieux encore, lui-même, comme un bon médecin, ouvre la plaie, afin de guérir la blessure. Le peuple se décide alors: « Allons! Revenons au Seigneur! C’est lui qui nous a cruellement déchirés, c’est lui qui nous guérira » (Os 6, 1). C’est ainsi qu’ont pu se rencontrer la misère humaine et la Miséricorde divine, qui ne désire rien d’autre que d’accueillir les miséreux.

Nous le voyons dans la page d’Évangile qui vient d’être proclamée: « Deux hommes montèrent au Temple pour prier »; de là, l’un s’en retourna « juste et l’autre, non » (Lc 18, 10.14). Ce dernier avait mis en avant tous ses mérites devant Dieu, faisant de Lui presque son débiteur. Au fond, il n’éprouvait pas le besoin de Dieu, même s’il Le remerciait de lui avoir accordé d’être si parfait « et non comme ces publicains ». Pourtant, c’est le publicain qui reviendra chez lui justifié. Conscient de ses péchés qui le faisaient rester la tête basse – mais en réalité il était tout tourné vers le Ciel – il attendait tout du Seigneur: « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis » (Lc 18, 13). Il frappait à la porte de la Miséricorde, laquelle s’ouvre et le justifie parce que, conclut Jésus: « Qui s’élève sera abaissé; qui s’abaisse sera élevé » (Lc 18, 14).

De ce Dieu, riche en miséricorde, saint Paul nous parle en vertu de son expérience personnelle, lui qui est le patron de la ville de Luanda et de cette magnifique église, construite voilà près de cinquante ans. J’ai souhaité souligner le bimillénaire de la naissance de saint Paul par la célébration de l’Année paulinienne qui est en cours, dans le but d’apprendre de lui à mieux connaître Jésus Christ. Il nous a laissé le témoignage suivant: « Voici une parole sûre et qui mérite d’être accueillie sans réserve: le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs; et moi le premier, je suis pécheur, mais si le Christ Jésus m’a pardonné, c’est pour que je sois le premier en qui toute sa générosité se manifesterait; je devais être le premier exemple de ceux qui croiraient en lui pour la vie éternelle » (1 Tm 1, 15-16). Au fil des siècles, le nombre de ceux qui ont été touchés par la grâce n’a cessé d’augmenter. Toi et moi, nous sommes de ceux-là. Nous rendons grâces à Dieu parce qu’il nous a appelés à prendre place dans cet immense cortège pour nous conduire vers l’avenir. À la suite de ceux qui ont suivi Jésus et avec eux, nous suivons le même Christ et nous entrons ainsi dans la Lumière. [...]

La rencontre avec Jésus, alors qu’il marchait sur le chemin de Damas, a été fondamentale dans la vie de Paul: le Christ lui apparaît comme une lumière éblouissante, lui parle et conquiert son cœur. L’apôtre a vu Jésus ressuscité, c’est-à-dire l’homme dans sa stature parfaite. Un renversement de perspective s’est alors produit en lui et il s’est mis à envisager toute chose à partir de cet état final de l’homme en Jésus-Christ: désormais, ce qui lui semblait à l’origine essentiel et fondamental ne vaut pas plus pour lui que des « balayures »; ce n’est plus un gain mais une perte, parce que maintenant il n’y a plus que la vie dans le Christ qui compte (cf. Ph 3, 7-8). Il ne s’agit pas d’une simple maturation du « moi » de Paul, mais d’une mort à soi-même et d’une résurrection dans le Christ: en lui est morte une certaine forme d’existence; et avec Jésus ressuscité, une forme nouvelle est née.

Chers frères et amis, « efforçons-nous de connaître le Seigneur » ressuscité! Comme vous le savez, Jésus, homme parfait, est aussi le vrai Dieu. En Lui, Dieu est devenu visible à nos yeux pour nous rendre participants de sa divinité. De cette façon, une nouvelle dimension de l’être et de la vie surgit avec lui, dans laquelle la matière a elle aussi sa part et par laquelle un monde nouveau apparaît. Mais, dans l’histoire universelle, ce saut qualitatif que Jésus a accompli à notre place et pour nous, comment rejoint-il concrètement l’être humain, en pénétrant sa vie et en l’emportant vers le Haut? Il rejoint chacun d’entre nous à travers la foi et le baptême. En effet, ce sacrement est mort et résurrection, transformation en une vie nouvelle, à tel point que la personne baptisée peut affirmer avec saint Paul: « je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Je vis, mais ce n’est déjà plus moi. D’une certaine façon, je suis enlevé à moi-même et je suis intégré dans un « Moi » plus grand; mon moi est encore présent, mais il est transformé et ouvert aux autres moyennant mon insertion dans un Autre: dans le Christ, j’ai acquis mon nouvel espace de vie. Qu’est-il donc advenu de nous? Paul répond: vous êtes devenus un dans le Christ (cf. Ga 3, 28).

Grâce à cet être christifié par l’œuvre et la grâce de l’Esprit-Saint, la croissance du Corps du Christ se réalise peu à peu tout au long de l’Histoire. En cet instant, il me plaît de revenir, par la pensée, cinq cents ans plus tôt, c’est-à-dire vers les années 1506 et suivantes, quand s’est formé sur cette terre, alors que les Portugais étaient présents, le premier royaume chrétien sub-saharien, grâce à la foi et à la détermination politique du roi Dom Afonso Ier Mbemba-a-Nzinga, qui régna de 1506 à 1543, année de sa mort; le royaume demeura officiellement catholique de la fin du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe, ayant son ambassadeur à Rome. Vous voyez que deux peuples très différents – bantou et lusitanien – ont pu trouver dans la religion chrétienne un terrain d’entente et se sont ensuite employés à ce que cette entente se prolonge et que les divergences – il y en a eu et d’importantes – ne séparent pas les deux royaumes. De fait, le Baptême permet que tous les croyants soient un dans le Christ.

Aujourd’hui, frères et sœurs, il vous revient, dans le sillage des saints et héroïques messagers de Dieu, de présenter le Christ ressuscité à vos concitoyens. Ils sont très nombreux à vivre dans la peur des esprits, des pouvoirs néfastes dont ils se croient menacés; désorientés, ils en arrivent à condamner les enfants des rues et aussi les anciens, parce que – disent-ils – ce sont des sorciers. Qui ira auprès d’eux pour leur dire que le Christ a vaincu la mort et toutes les puissances des ténèbres (cf. Ep 1, 19-23; 6, 10-12)? On objectera: «Pourquoi ne pas les laisser tranquilles? Ils ont leur vérité et nous la nôtre. Cherchons à vivre pacifiquement, en laissant chacun comme il est, afin qu’il réalise le plus parfaitement possible sa propre identité ». Mais si nous sommes convaincus et avons fait l’expérience que, sans le Christ, la vie est inachevée, qu’une réalité – la réalité fondamentale – lui fait défaut, nous devons être également convaincus du fait que nous ne faisons d’injustice à personne si nous lui présentons le Christ et lui donnons la possibilité de trouver, de cette façon, non seulement sa véritable authenticité, mais aussi la joie d’avoir trouvé la vie. Bien plus, nous avons le devoir de le faire; c’est un devoir d’offrir à tous cette possibilité dont dépend leur éternité.

Frères et sœurs très chers, disons-leur comme le peuple d’Israël: « Allons! Revenons au Seigneur! C’est lui qui nous a cruellement déchirés, c’est lui qui nous guérira ». Aidons la misère de l’homme à rencontrer la Miséricorde divine. Le Seigneur fait de nous ses amis, Il s’en remet à nous, Il nous confie son Corps dans l’Eucharistie, Il nous confie son Église. Nous devons donc être véritablement ses amis, avoir avec Lui les mêmes sentiments, vouloir ce que Lui veut et ne pas vouloir ce qu’Il ne veut pas. Jésus lui-même a dit: « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande » (Jn 15, 14). Que ce soit là notre engagement commun: faire, ensemble, sa sainte volonté: « Allez dans le monde entier. Proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création » (Mc 16, 15). Épousons sa volonté, comme saint Paul l’a fait: Annoncer l’Évangile, « c’est une nécessité qui s’impose à moi: malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile! » (1 Co 9, 16).

par Sandro Magister: Ethiopie, une étonnante chrétienté en terre d’Afrique

23 mars, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1337571?fr=y

Ethiopie, une étonnante chrétienté en terre d’Afrique

A Venise, une exposition fait la lumière sur une Eglise presque inconnue du reste du monde, bien qu’elle soit nombreuse et florissante et qu’elle ait des origines très anciennes et de fortes caractéristiques juives. « Noire et belle » comme la reine de Saba

par Sandro Magister

ROMA, le 18 mars 2009 – A la veille du voyage de Benoît XVI au Cameroun et en Angola, une grande exposition est consacrée, pour la première fois en Italie, à une autre région de l’Afrique chrétienne, l’Ethiopie, avec des icônes, des manuscrits enluminés, des croix, des sculptures, des peintures à la beauté évocatrice, qui n’ont encore jamais été présentés au public.

Le titre de l’exposition est: « Nigra sum sed formosa », je suis noire mais belle. Cette phrase du Cantique des Cantiques est traditionnellement appliquée à la reine de Saba, ancêtre de l’Ethiopie selon le poème épique national « Kebra Negast », la gloire des rois.

Selon le poème, qui concorde en partie avec le livre des Rois biblique, la reine de Saba rendit visite, à Jérusalem, au roi Salomon et en eut un fils. C’est par elle que le judaïsme s’enracina en Ethiopie.

Mais la reine de Saba a aussi une place de choix dans la tradition et l’art chrétiens. On dit que, lors de son voyage à Jérusalem, une intuition prophétique la fit s’agenouiller devant le bois du pont sur la rivière Siloé, bois destiné à devenir un jour la croix de Jésus.

L’exposition a lieu à Venise, ville qui a eu, surtout au XVe siècle, des rapports avec ce lointain royaume africain.

Une nation et une chrétienté isolées encore aujourd’hui. Inconnues de la plupart des gens. L’Ethiopie est l’un des très rares pays au monde où même un pape voyageur comme Jean-Paul II ne s’est pas rendu.

L’exposition marque donc aussi la rupture d’un isolement. C’est un regard enfin jeté sur cette étonnante chrétienté en terre d’Afrique.

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Selon les Actes des Apôtres, chapitre 8, le premier païen converti à la foi chrétienne fut un Ethiopien judaïsant, haut fonctionnaire du royaume, baptisé par l’apôtre Philippe au bord de la route de Jérusalem à Gaza.

En tout cas l’Ethiopie est chrétienne dès la première moitié du IVe siècle. Son lien le plus étroit est avec Alexandrie d’Egypte, dont le patriarche nomme le métropolite de la capitale du royaume. Depuis lors l’Eglise égyptienne copte et l’Eglise éthiopienne sont restées liées, y compris par leur foi monophysite qui ne reconnaît que la nature divine du Christ. Elles acceptent les trois premiers conciles – Nicée, Constantinople et Ephèse – mais pas celui de Chalcédoine en 451, qui a fixé la doctrine des deux natures, divine et humaine, du Christ. Voilà pourquoi les Eglises copte et éthiopienne sont aussi appelées « préchalcédoniennes ».

L’expansion de l’Islam – qui a entouré ce royaume et tenté plusieurs fois de le soumettre mais a toujours été repoussé par une résistance tenace – a contribué à l’isolement de l’Ethiopie chrétienne.

Le danger culmina au XVIe siècle. L’Ethiopie appela le Portugal à l’aide. Il envoya une armée qui battit les musulmans. C’est aussi à cette époque qu’eut lieu une tentative de ramener l’Eglise orthodoxe d’Ethiopie à l’unité avec l’Eglise de Rome. Saint Ignace de Loyola s’y employa en personne. Des missionnaires jésuites vinrent en deux vagues. Au début du XVIIe siècle, des rois embrassèrent la foi catholique. Mais, tout de suite après, cette tentative d’union échoua.

Au XXe siècle – après la parenthèse sanglante de la guerre coloniale italienne – l’empereur de l’époque, Hailé Sélassié, s’employa à revigorer l’Eglise éthiopienne. Jusqu’alors l’unique évêque de cette Eglise était nommé et envoyé par le patriarche copte d’Alexandrie d’Egypte. Hailé Sélassié obtint d’abord une hiérarchie ecclésiastique autochtone puis, en 1959, l’autonomie dans la nomination du métropolite, élevé à la dignité de patriarche.

En 1974, le régime marxiste-léniniste du colonel Menghistu prit le pouvoir. Le patriarche Théophilos fut arrêté et étranglé en prison. Son successeur, Paulos, fut lui aussi incarcéré et torturé pendant sept ans, puis exilé aux Etats-Unis. Revenu dans son pays en 1992, après la chute du régime de Menghistu, il exerce toujours ses fonctions aujourd’hui. En 1993, il a rencontré au Vatican le pape Jean-Paul II qui lui a offert une église à Rome pour y célébrer les liturgies pour les immigrés de rite éthiopien.

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Voici comment le patriarche Paulos a décrit l’Eglise d’Ethiopie dans une interview au mensuel italien « Jesus » de janvier 2009:

« Nous avons actuellement plus de 50 000 églises dans tout le pays. Nos jeunes vont régulièrement à la messe, avec un taux de présence de 70%. Au total, donc, du fait de la persévérance avec laquelle les adultes et les personnes âgées vont à la liturgie, près de 80% de la population assiste à la messe chaque dimanche. Mais il y a un autre aspect que je voudrais souligner: la vie monastique. De plus en plus de jeunes demandent à devenir moines. Nous avons 1 200 monastères dans tout le pays et environ 50 000 moines et moniales. Nous pouvons dire que nous avons en tout 45 millions de fidèles, en comptant les très nombreux chrétiens éthiopiens qui vivent à l’étranger et à qui nous avons affecté 17 archevêques. Dans le pays même, il y a 45 évêques. Nous sommes donc très fiers de notre histoire et de notre présence ».

A cela on peut ajouter que les prêtres, très nombreux, sont en général mariés, mais seulement avant d’être ordonnés, alors que les évêques sont choisis parmi les moines, qui sont célibataires. A la campagne les prêtres vivent comme les paysans et sont aimés par la population. Beaucoup de veufs et de veuves se retirent dans les monastères, groupes de cabanes où l’on mène une vie austère et de pénitence. La formation du clergé se limite en général aux arts liturgiques. La langue des textes et rites sacrés est le guèze ancien, mais aujourd’hui on utilise aussi l’amharique, langue d’une ethnie du plateau situé au nord du Nil Bleu, berceau de la civilisation éthiopienne.

La structure des églises est particulière. L’autel est placé dans un espace clos, « le saint des saints », où ne peuvent entrer que les prêtres (et autrefois les rois). Autour, il y a un emplacement circulaire pour les diacres et les chantres, regroupés en une confrérie laïque. Puis il y a l’espace pour les simples fidèles, mais beaucoup d’entre eux suivent le rite en dehors de l’église, soit à cause de l’affluence soit en tant que catéchumènes ou pénitents.

Les chrétiens éthiopiens portent toujours au cou un cordon, le « mateb », reçu au baptême. Ils sont circoncis 8 jours après la naissance et présentés au temple 40 jours plus tard, comme Jésus. Ils entrent pieds nus à l’église, comme Dieu l’ordonna à Moïse devant le buisson ardent. Comme le prescrit le Lévitique, ils ne mangent pas d’aliments impurs, par exemple la viande de porc. Ils disent qu’ils conservent l’Arche d’Alliance et les Tables de la Loi qui leur ont été confiées par le roi Salomon. Ils gardent donc des éléments judaïsants.

L’aumône et l’assistance aux pauvres sont largement pratiquées, ainsi que l’abstention de viande et de laitages observée environ 180 jours par an. Les pèlerinages aux sanctuaires sont fréquents, surtout à Axoum, la capitale historique et religieuse, et à Lalibela, dont les 10 églises du XIIe siècle creusées dans la roche reproduisent symboliquement la topographie de Jérusalem.

Le calendrier compte douze mois de trente jours chacun, plus un treizième mois de cinq jours ou, tous les quatre ans, de six jours. L’année bissextile s’appelle année de Luc, les trois autres années prenant, dans l’ordre, les noms de Jean, Matthieu et Marc, les trois autres évangélistes. La vie est très marquée par les temps liturgiques. Noël correspond à notre 7 janvier. Le Carême dure sept semaines et chaque dimanche prend le nom du passage d’évangile correspondant: dimanche du Sabbat, du Temple, du Paralytique, du Mont des Oliviers, du Bon Serviteur, de Nicodème.

L’art sacré éthiopien présente également des caractères originaux. Pour en découvrir l’extraordinaire beauté, il suffit d’aller à Venise, à la magnifique exposition « Nigra sum sed formosa ».

par Sandro Magister : Revenir au Concile! Celui de Chalcédoine en 451

3 mars, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1337153?fr=y

Revenir au Concile! Celui de Chalcédoine en 451

Un livre accuse l’Eglise d’avoir peur de Vatican II. Mais, selon certains, il y a un danger encore plus grave: celui d’obscurcir la doctrine des Conciles des premiers siècles sur le Christ. Dialogue imaginaire entre un théologien et un de ses élèves

par Sandro Magister

ROMA, le 19 février 2009 – Qui a peur de Vatican II? De cette question, Giuseppe Ruggieri, théologien, et Alberto Melloni, historien du christianisme, ont fait le titre d’un petit livre écrit à plusieurs mains sous leur direction et publié ces jours-ci en Italie.

Ce n’est pas une nouveauté mais une réimpression du numéro 2 de 2007 de « Cristianesimo nella Storia », la revue de l’Institut des Sciences Religieuses de Bologne, c’est-à-dire du groupe de savants qui – avec des collaborateurs de divers pays – a publié l’ »Histoire du Concile Vatican II » la plus lue dans le monde, cinq volumes achevés en 2001 et parus en sept langues. Une « Histoire » très orientée, qui interprète le Concile plus comme un « événement qui fait date » qu’en se basant sur ses documents, plus dans son « esprit » qu’à la lettre, plus comme « nouveau début » qu’en continuité avec l’Eglise précédente.

A côté de Ruggieri et Melloni – le seul à ajouter un nouveau chapitre aux textes déjà connus – les auteurs du livre sont le français Christoph Theobald, l’américain Joseph A. Komonchak et l’allemand Peter Hünermann.

Dans la préface, Ruggieri et Melloni nient que le livre soit une apologie de l’ »Histoire » bolonaise du Concile Vatican II. Mais, en le lisant, on a l’impression qu’ils sont les sentinelles héroïques de l’interprétation correcte du Concile lui-même; qu’ils n’en ont pas « peur » et en préservent la vraie « nouveauté »; qu’ils font ce que même Benoît XVI ne fait plus parce qu’il a trop changé par rapport au jeune Ratzinger qui écrivait les discours explosifs lus au Concile par le cardinal Frings.

Pour une analyse détaillée des essais contenus dans le volume, il suffit de se reporter à l’article que leur a consacré www.chiesa après leur publication dans la revue « Cristianesimo nella Storia »:

> Ils persistent et signent: le Concile Vatican II a été « un tournant historique ». L’école de Bologne annexe le pape (11.12.2007)

Tandis que l’interprétation du Concile Vatican II par Benoît XVI est celle qu’il a donnée dans son mémorable discours à la curie du 22 décembre 2005:

> « Réveille-toi, homme… »

* * *

Le texte qui suit n’est pas un compte-rendu du livre « Qui a peur de Vatican II? ». Mais il prend appui sur sa publication pour exposer – sous forme de dialogue – les questions que l’Eglise affronte aujourd’hui.

Comme on le verra, ce sont des questions d’une importance capitale, qui en viennent à concerner les bases du Credo chrétien. Des questions auxquelles ont répondu Vatican II mais aussi, avant lui, les Conciles christologiques des premiers siècles, ceux de Nicée, Ephèse, et Chalcédoine.

L’auteur, Francesco Arzillo, 49 ans, est romain, magistrat administratif et d’une compétence rare en philosophie et en théologie.

Court dialogue sur le Concile, entre un maître et son élève

par Francesco Arzillo

Le maître (M.) est professeur de théologie, il a 60 ans, il est modérément progressiste, prêt à dialoguer avec tout le monde; seuls l’énervent ceux qui paraissent peu enclins à donner toute sa valeur au Concile de sa jeunesse, qui lui rappelle, entre autres, ses tumultueuses années de séminaire.

L’élève (E.), plus jeune, n’est pas un clerc; il est un peu irrespectueux, mais jamais envers le magistère de l’Eglise. Beaucoup de gens le jugent ultraconservateur mais les traditionalistes le critiquent parce qu’il consulte – même si c’est avec prudence – les ouvrages théologiques d’Henri de Lubac et qu’il défend toujours Jean XXIII et Paul VI.

–––––

M. – Bonjour! Toujours un livre en main. Voyons un peu ton dernier achat.

E. – C’est « Qui a peur du Concile Vatican II? », sous la direction d’Alberto Melloni et Giuseppe Ruggieri.

M. – Tu lis Melloni et les théologiens catholico-progressistes que tu as toujours critiqués? Etonnant. Mais j’ai compris: le titre du livre a agi sur ton sentiment de culpabilité et tu veux expier.

E. – Je vois que vous n’avez pas perdu l’habitude d’ajouter la psychanalyse à la théologie. Je n’ai pas de sentiment de culpabilité, au moins à ce sujet. Vous savez que j’ai toujours accepté Vatican II de tout cœur. Aujourd’hui, comment peut-on parler de l’Eglise sans « Lumen gentium »? De la Révélation divine sans « Dei Verbum »? Ou de la liturgie sans « Sacrosanctum Concilium »?

M. – Alors où est le problème?

E. – Le problème, c’est cette interminable querelle sur le Concile, ce conflit d’interprétations si compliqué. C’est vrai que les essais contenus dans ce livre sont très raffinés, qu’ils contiennent des idées intéressantes, qu’ils se confrontent avec les indications de Benoît XVI. Mais…

M. – Mais?

E. – Ils me rappellent – au moins en partie – des ambiances, climats et lieux communs de ce milieu catholico-progressiste qui tend à faire du Concile un mythe. Mais attention, je ne veux pas coller une étiquette aux auteurs, j’utilise une indication standard à titre d’orientation.

M. – En réalité, tu prétends accepter le Concile, mais c’est avec une restriction mentale, parce que tu critiques ceux qui se battent pour le Concile.

E. – Vous voyez que vous parlez d’une bataille? C’est cela, le problème, cette surexcitation de certains pendant et après le Concile, ce climat de lutte continue, cette « agitation croissante aux alentours du Concile »: la formule n’est pas de moi mais du cardinal Henri de Lubac. Et puis cette façon d’en raconter l’histoire! La fameuse « semaine noire »… Qu’est-ce que cela veut dire? Quelle valeur heuristique a cette expression? Aucune! Si je lis les souvenirs de Waterloo d’un aide de camp de Napoléon, je peux comprendre qu’il parle de « journée noire »; mais d’un historien contemporain j’attends un ton plus calme, qui me fasse comprendre. C’est encore de Lubac, dans son livre « Entretien autour de Vatican II » publié en 1985, qui parle d’un « langage historico-manichéen qui, sous un mode mineur, s’est assez largement répandu ». Ou alors est-ce que même de Lubac ne vous convient plus, lui dont vous m’avez toujours parlé avec une admiration sans bornes?

M. – Une histoire neutre, ça n’existe pas.

E. – Oui, mais il faut au moins être serein. Et en tout cas je parle d’une surexcitation qui n’est pas qu’autobiographique et historique, mais aussi philosophique, si j’ose dire.

M. – C’est-à-dire?

E. – Prenons par exemple le problème de l’ »esprit » et de la « lettre ».

M. – Ne me ressors pas l’histoire selon laquelle les documents conciliaires ne doivent être interprétés qu’à la lettre!

E. – Pourquoi voulez-vous banaliser le discours? C’est vrai que la lettre doit toujours être prise en compte, mais en tout cas elle ne suffit pas à une herméneutique complète. Le juriste romain Celse et saint Paul sont d’accord à ce sujet. Cela me suffit.

M. – Et alors?

E. – Cela dépend de ce que l’on entend par « esprit ». C’est là que la surexcitation entre en jeu. Prenez Hegel à Iéna, par exemple, il était indiscutablement surexcité: il voyait en Napoléon l’Histoire passant à cheval… Vous vous souvenez de ce passage des « Leçons d’Iéna », cité – pas par hasard – par le « négativiste » Kojève en exergue de son « Introduction à la lecture de Hegel »? Vous vous en rappelez le ton? « Messieurs! Nous vivons une époque importante, une effervescence où l’Esprit a fait un pas en avant. Il a dépassé sa précédente forme concrète et en a pris une nouvelle… ». Et bien, quand je lis certains théologiens, certains historiens actuels, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce ton-là.

M. – Tu procèdes par insinuations, par allusions, sans conclure. Ce n’est pas une question de ton!

E. – Ce n’est pas à moi de dire jusqu’à quel point ce n’est qu’une affaire de ton, ou de légitime acceptation d’idées théoriques, ou de soumission aux logiques immanentes. Chaque auteur est différent des autres.

M. – Revenons au Concile. Tu cites le juriste romain Celse, tu insistes sur le texte, et tu négliges l’événement.

E. – Encore un mot-clé: l’événement. Hegel? Heidegger? Pareyson?

M. – Laisse tomber les philosophes!

E. – Je ne laisse rien tomber! Vous, les théologiens actuels, connaissez peu la philosophie. Vous voulez faire de la théo-logie sans « logos », a-philosophique ou trans-philosophique, mais ce n’est souvent que de la rhétorique. Le pire, c’est d’être influencé par Hegel sans même en avoir conscience. Si Hegel était parmi nous, il s’étonnerait de sa vaste descendance intellectuelle, fils et beaux-fils… D’ailleurs vous ne savez même pas écrire des manuels. On a du mal à en trouver un qui ne saute pas de Saint Thomas à Rahner, en omettant tout ce qui est entre les deux! Aujourd’hui on peut être diplômé en théologie en ne sachant presque rien de Duns Scot, Suarez, Melchior Cano, Cajetan. Demandez à dix nouveaux diplômés s’ils ont déjà entendu parler de Scheeben et on verra si vous en trouvez plus de deux pour répondre oui.

M. – Maintenant tu exagères.

E. – Vous avez raison. Je me calme.

M. – L’événement! Pense à la théologie, à « Dei Verbum »: Dieu se révèle à travers des événements et des mots intimement liés entre eux…

E. – Bien sûr que je pense à la théologie! Je pense que la Révélation divine culmine dans le Christ, en qui Dieu nous a tout dit. Elle est accomplie, même si elle n’est pas encore complètement expliquée, comme le rappelle le Catéchisme au paragraphe 66. Et puis au paragraphe 83: la tradition « vient des Apôtres et transmet ce qu’ils ont reçu par l’enseignement et par l’exemple et ce qu’ils ont appris du Saint-Esprit ». Penser à un évolutionnisme de l’historisme serait une erreur. Ce n’est pas la réalité révélée par Dieu qui change ou évolue; c’est l’intelligence croyante qui grandit en s’approfondissant. Si c’est vrai, le seul Evénement est le Christ, il n’existe pas un âge de l’Esprit qui dépasse celui du Christ.

M. – Epargne-moi l’histoire de Joachim de Flore, s’il te plaît…

E. – Pourquoi pas? Si nous voulons vraiment chercher un événement qui fasse date, pensons à saint François! Qui a plus fait date que lui, pendant tout le deuxième millénaire? Là-dessus on pourrait tous être d’accord, conservateurs, progressistes et même beaucoup d’incroyants. Mais l’interprétation qui voyait en François l’inauguration de l’âge de l’Esprit a été repoussée à juste titre. François lui-même en aurait été stupéfait, lui qui en tout ne voyait que le Christ et la Trinité.

M. – Mais l’histoire franciscaine est complexe. Il faut tenir compte de la politique de saint Bonaventure dans le récit de l’histoire du fondateur…

E. – Ne me parlez pas de politique! Déjà cet emploi du mot, dans un contexte qu’un homme du Moyen Age n’aurait jamais appelé « politique », m’agace parce qu’il est le fruit d’une mauvaise herméneutique. On lit les événements théologiques, philosophiques, juridiques de ce temps à travers les lunettes du « tout est politique » moderne, on considère tout domaine du réel comme « politique ». Belle façon de se projeter dans une autre époque, pour quelqu’un qui parle sans cesse d’histoire et d’historicité!

M. – Mais enfin, où veux-tu en venir?

E. – Je veux seulement dire que nous devons en finir avec cette histoire d’événement qui fait date. Il n’y a pas d’événements qui font date, en stricte rigueur logique et théologique. Cette rhétorique de l’événement qui fait date risque de n’être bonne que pour la « mobilisation », d’être une forme de crypto-idéologie.

M. – Mais qu’est-ce que tu souhaites, l’éternel retour de l’identique?

E. – Non. Augustin a démontré que la cyclicité païenne était dépassée pour toujours. Il s’agit plutôt de savoir voir l’Eternel dans le temps, qui croise un point du temps, « ce » point du temps, en s’incarnant.

M. – Tu reviens en arrière…

E. – C’est un retour aux sources. Et à la Source.

M. – Mais l’Evénement unique revit-il aujourd’hui ou non?

E. – Il est accompli. Le temps est accompli, voir Marc 1, 15. Même si nous en attendons la pleine manifestation.

M. – Et le Concile Vatican II? Il t’aide en chemin, ou non?

E. – Il m’aide, bien sûr! Mais il présuppose l’Evénement unique et sa définition dogmatique irréversiblement réalisée par les sept premiers Conciles œcuméniques. Vous comprenez que je ne peux pas penser à un événement qui « déchalcédoinise » le Christ – c’est-à-dire lui enlève ce qui a été dit de lui à Chalcédoine – pour l’inculturer dans la modernité.

M. – Mais personne ne veut cela!

E. – En apparence, presque personne. Sûrement pas Vatican II, qui n’a pas voulu innover dans la foi comme les extrémistes du traditionalisme et du progressisme le disent parallèlement, avec des buts opposés. Mais je me demande s’il y a beaucoup d’arianisme tendanciel et virtuel dans le monde actuel, à quel point on nous pousse trop à humaniser Jésus. Je pense par exemple aux gens qui critiquent « Dominus Jesus » qui a dû rappeler l’abc de la christologie en 2000. Je me demande qui a peur des Conciles de Nicée, d’Ephèse, de Chalcédoine.

M. – Tu utilises une astuce rhétorique suggestive. Tu hiérarchises les Conciles pour tuer sournoisement Vatican II.

E. – Non. Mais je crois qu’aujourd’hui les bases de la foi sont en jeu. J’aimerais donc qu’on donne l’importance appropriée aux colloques sur Nicée et sur Chalcédoine, au lieu de les abandonner à quelques spécialistes érudits.

M. – J’arrête, je suis fatigué. Je rentre chez moi et je vais lire un peu mon livre préféré, le « Journal de l’âme » d’Angelo Giuseppe Roncalli.

E. – Curieuse coïncidence, je suis aussi en train de le lire…

per Sandro Magister – Un secret à redécouvrir: la sainteté de Mère Teresa

16 février, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/164985?fr=y

Un secret à redécouvrir: la sainteté de Mère Teresa

Un livre révèle au grand public ce que le procès en béatification avait déjà mis en évidence: sa solitude intérieure, son sentiment d’être abandonnée par Dieu. C’est pour cela qu’elle a encore plus été une pauvre parmi les pauvres, à tous points de vue. Le commentaire du prédicateur de la Maison pontificale, le père Raniero Cantalamessa

par Sandro Magister 

ROMA, le 4 septembre 2007 – Il y a trois jours, s’adressant à trois cents mille jeunes réunis à Lorette, Benoît XVI a rappelé que même une sainte comme Mère Teresa de Calcutta, malgré « toute sa charité et sa force de foi… souffrait du silence de Dieu ».

Il a ajouté: « Un livre a été publié sur les expériences spirituelles de Mère Teresa, où ce que nous savions déjà apparaît de manière plus explicite ».

Le livre cité par le pape s’intitule « Mother Teresa: Come Be My Light [Mère Teresa: viens, sois ma lumière]« . Il est en vente depuis le 4 septembre dans son édition anglaise, éditée et préfacée par le père Brian Kolodiejchuk, des Missionnaires de la Charité, postulateur du procès de canonisation de Mère Teresa.

L’ouvrage rassemble certaines lettres que la religieuse, morte il y a dix ans et aujourd’hui bienheureuse, a écrites à différents moments à ses directeurs spirituels. Elles témoignent de cette longue phase de sa vie au cours de laquelle elle a vécu la « nuit de la foi ».

La simple annonce de ce livre, avant même qu’il soit sorti, a déchaîné un tourbillon de discussions dans différents pays du monde. Comme s’il contenait des révélations sans précédents, susceptibles de briser l’image de la bienheureuse.

Et pourtant, il n’y a rien de nouveau, comme l’a fait remarquer Benoît XVI. Les lettres publiées aujourd’hui et d’autres écrits du même ordre étaient déjà présents dans les huit volumes du procès de béatification de Mère Teresa. Le jour de sa béatification, le 19 octobre 2003, il était textuellement écrit dans la biographie officielle diffusée par le Vatican:

« Il y avait un côté héroïque de cette grande femme qui fut révélé seulement après sa mort. Cachée aux yeux de tous, cachée même à ses plus proches, sa vie intérieure fut marquée par l’expérience d’un sentiment profond, douloureux et constant d’être séparée de Dieu, même rejetée par lui, accompagné d’un désir toujours croissant de son amour. Elle appela son expérience intérieure, ‘l’obscurité’. La nuit douloureuse de son âme qui débuta à peu près au moment où elle commençait son travail pour les pauvres et qui continua jusqu’à la fin de sa vie, conduisit Mère Teresa à une union toujours plus profonde avec Dieu. A travers cette obscurité, elle participa mystiquement à la soif de Jésus dans son désir d’amour douloureux et ardent, et elle partagea la désolation intérieure des pauvres ».

De cette obscurité intérieure qui a duré un demi-siècle – alors que le monde entier admirait sa joie chrétienne rayonnante – Mère Teresa n’a informé que ses directeurs spirituels. Elle leur a ordonné de détruire ensuite ses lettres, ce qu’ils n’ont pas fait.

L’obscurité de la foi a marqué la vie de nombreux autres saints, même des plus grands. Mais il y a toujours quelque chose de particulier en chacun. Chez Mère Teresa aussi.

Dans le commentaire qui suit, un auteur d’exception essaie de traiter la particularité de Mère Teresa, par rapport justement aux doutes qu’elle éprouvait dans sa foi. Il s’agit du père Raniero Cantalamessa, franciscain, historien des origines du christianisme et prédicateur officiel de la Maison pontificale.

Ce commentaire est paru le dimanche 26 août dans « Avvenire », au moment des discussions qui ont suivi l’annonce du livre.

Dans le commentaire, le père Cantalamessa soutient une thèse hardie: il fait de Mère Teresa la compagne idéale de voyage et de repas pour les nombreux « athées de bonne foi » qui peuplent le monde actuel. Ceux que Jésus aime le plus, lui qui a expérimenté plus que tous l’abandon de Dieu.

Mère Teresa, « la nuit » acceptée comme un don

par Raniero Cantalamessa

Que s’est-il passé après que Mère Teresa a répondu oui à l’inspiration divine qui l’appelait à tout abandonner pour se mettre au service des plus pauvres d’entre les pauvres?

Le monde a été bien informé de ce qui s’est passé autour d’elle: l’arrivée des premières compagnes, l’approbation ecclésiastique, le développement vertigineux de ses activités caritatives. Mais, jusqu’à sa mort, personne n’a su ce qui s’est passé en elle.

On le sait maintenant par les journaux intimes et les lettres adressées à son directeur spirituel et publiées aujourd’hui par le postulateur de son procès de canonisation. Je ne crois pas que les éditeurs, avant de se décider à les publier, aient eu à surmonter la crainte que ces écrits puissent troubler ou même scandaliser les lecteurs. Loin de diminuer la stature de Mère Teresa, ils la grandissent au contraire considérablement, la plaçant aux côtés des plus grands mystiques du christianisme.

Un de ses proches, le jésuite Joseph Neuner, a écrit: « Dès le début de sa nouvelle vie au service des pauvres, une obscurité oppressante s’est emparée d’elle ». Quelques courts extraits suffisent pour donner une idée de la densité des ténèbres où elle s’est trouvée. « Il y a tellement de contradiction dans mon âme, un désir ardent de Dieu, profond au point de faire mal, une souffrance permanente – et en même temps le sentiment de ne pas être voulue par Dieu, d’être repoussée, vide, sans foi, sans amour, sans zèle… Le ciel ne signifie rien pour moi, il m’apparaît comme un lieu vide ».

On reconnaît immédiatement dans cette expérience de Mère Teresa un cas classique de ce que les spécialistes de la mystique, après saint Jean de la Croix, ont pris l’habitude de nommer la nuit obscure de l’esprit.

Jean Tauler a décrit cet état de façon impressionnante: « Alors, nous sommes abandonnés, si bien que nous n’avons plus aucune connaissance de Dieu. Nous sommes saisis par une telle angoisse que nous ne savons plus si nous avons jamais été sur la bonne voie, si Dieu existe ou non, si nous-mêmes sommes vivants ou morts. Nous sommes alors pris par une douleur tellement étrange que le monde entier nous semble oppressant dans son extension. Nous n’avons plus ni expérience ni connaissance de Dieu. Tout le reste nous semble aussi répugnant, de telle sorte que l’on a l’impression d’être prisonnier entre deux murs ».

Tout laisse à penser que cette obscurité a accompagné Mère Teresa jusqu’à sa mort, avec une courte parenthèse en 1958, quand elle a pu écrire, jubilante: « Aujourd’hui, mon âme est pleine d’amour, de joie indicible et d’une union d’amour interrompue ». Si elle n’en parle presque plus du tout à partir d’un certain moment, ce n’est pas parce que la nuit est finie, mais parce que Mère Teresa s’est désormais adaptée à vivre en elle. Non seulement elle l’a acceptée, mais elle reconnaît la grâce extraordinaire qu’elle renferme pour elle. « J’ai commencé à aimer mon obscurité, parce que je crois maintenant qu’elle constitue une partie, une toute petite partie, de l’obscurité et de la souffrance que Jésus a vécues sur terre ».

Le silence de Mère Teresa

La fleur la plus parfumée de la nuit de Mère Teresa est le silence qu’elle a gardé à ce sujet. Elle craignait, si elle en parlait, d’attirer l’attention sur elle. Jusqu’au bout, même les personnes les plus proches n’ont jamais rien deviné de ce tourment intérieur. Elle avait donné l’ordre à son directeur spirituel de détruire toutes ses lettres. Si certaines d’entre elles ont été sauvées, c’est parce que – avec la permission de Mère Teresa – il en avait fait pour l’archevêque et futur cardinal Trevor Lawrence Picachy une copie, retrouvée dans ses papiers après sa mort. L’archevêque, heureusement pour nous, s’était refusé à les détruire, comme le lui avait aussi demandé Mère Teresa.

Pour l’âme, le danger le plus insidieux de la nuit obscure de l’esprit est de se rendre compte qu’il s’agit justement de la nuit obscure, de ce que les grands mystiques ont vécu avant elle et ainsi de faire partie d’un cercle d’âmes élues. Par la grâce de Dieu, Mère Teresa a évité ce risque, en cachant à tous son tourment sous un sourire permanent. « Toujours en train de sourire, disent mes sœurs et les gens. Ils pensent qu’au fond de moi je suis remplie de foi, de confiance et d’amour… Si seulement ils savaient à quel point ma joie n’est qu’un manteau sous lequel je cache le vide et la misère! « . Un dicton des Pères du désert rappelle: « Aussi grandes soient tes peines, ta victoire sur elles réside dans le silence ». Mère Teresa l’a mis en pratique de manière héroïque.

Pas seulement une purification

Pourquoi donc ce phénomène étrange d’une nuit de l’esprit qui dure pratiquement toute la vie? Il y a là quelque chose de nouveau par rapport à ce qu’ont vécu et expliqué les maîtres du passé, y compris saint Jean de la Croix. Cette nuit obscure ne s’explique pas seulement par l’idée traditionnelle de la purification passive, que l’on appelle communément voie purgative, qui prépare à la voie illuminative et à la voie unitive. Mère Teresa était convaincue qu’il s’agissait justement de cela dans son cas. Elle pensait qu’il lui était particulièrement difficile de vaincre son « moi », puisque Dieu était contraint de la maintenir si longtemps dans cet état.

Ce n’était sûrement pas cela. La nuit interminable que vivent certains saints modernes est le moyen de protection inventé par Dieu pour les saints d’aujourd’hui qui vivent et travaillent en permanence sous l’œil des médias. Comme la tenue d’amiante protège celui qui doit traverser les flammes. Comme la matière isolante empêche le courant électrique de se disperser en provocant des courts-circuits.

Saint Paul disait: « Pour que l’excellence même de ces révélations ne m’enorgueillisse pas, il m’a été mis une écharde dans la chair » (2 Corinthiens, 12,7). Pour Mère Teresa, l’épine dans la chair que constituait le silence de Dieu s’est révélée très efficace. Il l’a préservée de toute ivresse, au milieu de tout le bien que l’on disait d’elle, même lors de la remise du prix Nobel de la paix. « La douleur intérieure que je ressens – disait-elle – est tellement grande que je n’éprouve rien face à toute la publicité et à tout ce que disent les gens ». Dans son essai venimeux intitulé « Dieu n’est pas grand. La religion empoisonne toute chose », Christopher Hitchens est bien loin de la vérité lorsqu’il fait de Mère Teresa un produit de l’ère médiatique!

Il y a une raison plus profonde encore qui explique ces nuits qui s’étendent tout au long d’une vie: l’imitation du Christ, la participation à la nuit obscure de l’esprit qui a enveloppé Jésus au Gethsémani puis sur le Calvaire lorsqu’il a crié avant de mourir: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? ». Mère Teresa est parvenue à percevoir de manière toujours plus claire son épreuve comme une réponse au désir de partager le cri « J’ai soif » de Jésus sur la Croix. « Si la peine et la souffrance, mon obscurité et ma séparation d’avec toi donnent une goutte de consolation, mon Jésus, fais de moi ce que tu veux… Imprime dans mon âme et dans ma vie la souffrance de ton cœur… Je veux étancher ta soif avec chaque goutte de sang que tu peux trouver en moi. Ne cherche pas à revenir rapidement: je suis prête à t’attendre pour toute l’éternité ».

Penser que la vie de ces personnes n’est qu’une obscure souffrance serait une grave erreur. Au plus profond de leur âme, ces personnes jouissent d’une paix et d’une joie inconnues du reste des hommes. Elles sont le fruit de la certitude, plus forte chez ces personnes que le doute, d’être dans la volonté de Dieu. Sainte Catherine de Gênes compare la souffrance des âmes qui sont dans cet état à celle du Purgatoire. Elle affirme qu’elle « est si grande que l’on ne peut la comparer qu’à celle de l’Enfer », mais qu’il y a en elle une « très grande joie  » que l’on ne peut comparer qu’à celle des saints au Paradis. La joie et la sérénité qui émanaient du visage de Mère Teresa n’étaient pas un masque, mais le reflet de l’union profonde avec Dieu dans laquelle vivait son âme. C’était elle qui « se trompait » sur son compte et non les autres.

Aux côtés des athées

Le monde d’aujourd’hui connaît une nouvelle catégorie de personnes: les athées de bonne foi, ceux qui vivent dans la douleur le silence de Dieu, qui ne croient pas en Dieu mais qui n’en font pas un sujet de fierté. Ils expérimentent plutôt l’angoisse existentielle et le manque de sens du tout. Eux aussi vivent, à leur manière, dans une nuit obscure de l’esprit. Dans son roman « La Peste », Albert Camus les appelait « les saints sans Dieu ». Les mystiques existent surtout pour eux. Ils sont leurs compagnons de voyage et de repas. Comme Jésus, ils « ont fait bon accueil aux pécheurs et ont mangé avec eux » (cf. Luc 15,2).

Cela explique la passion avec laquelle certains athées, une fois convertis, se sont jetés sur les écrits des mystiques. Claudel, Bernanos, les deux Maritain, Léon Bloy, l’écrivain Joris-Karl Huysmans et beaucoup d’autres sur les écrits d’Angela da Foligno. Thomas Stearns Eliot sur ceux de Julienne de Norwich. Ils y retrouvaient le même paysage qu’ils avaient quitté, mais cette fois éclairé par le soleil. Peu de personnes savent que l’auteur d’ »En attendant Godot », Samuel Beckett, lisait saint Jean de la Croix à ses heures perdues.

Le mot « athée » peut avoir un sens actif et un sens passif. Il peut indiquer quelqu’un qui refuse Dieu, mais aussi quelqu’un qui – c’est en tout cas ce dont il a l’impression – est refusé par Dieu. Dans le premier cas, il s’agit d’un athéisme de faute (quand il n’est pas de bonne foi); dans le second cas, il s’agit d’un athéisme de souffrance ou d’expiation. On peut déduire de ce dernier sens que les mystiques, dans la nuit de l’esprit, sont des a-thées, des sans-Dieu et que Jésus aussi, sur la croix, était un a-thée, un sans-Dieu.

Mère Teresa a tenu ces propos que personne n’aurait imaginé de sa part: « Ils disent que la souffrance éternelle que les âmes connaissent en Enfer est la perte de Dieu… Dans mon âme, je vis justement cette terrible souffrance d’être damnée, d’être refusée par Dieu, de Dieu qui n’est pas Dieu, de Dieu qui, en réalité, n’existe pas. Jésus, je t’en prie, pardonne mon blasphème ». Mais elle se rend compte que son a-théisme est différent, fait de solidarité et d’expiation: « Dans ce monde si loin de Dieu et qui a tourné le dos à la lumière de Jésus, je veux vivre pour aider les gens, en prenant sur moi une partie de leur souffrance ». Preuve incontestable que son athéisme est d’une toute autre nature, la souffrance indicible qu’il provoque chez les mystiques. Les athées courants ne se tourmentent pas de cette façon à cause de leur athéisme.

Les mystiques sont arrivés tout près du monde où vivent les sans-Dieu. Ils ont connu le vertige de se jeter en bas. Mère Teresa écrivait encore à son père spirituel: « J’ai été sur le point de dire Non… J’ai l’impression qu’un jour ou l’autre quelque chose va se briser en moi ». « Prie pour moi, pour que je ne refuse pas Dieu en cette heure. Je ne le veux pas mais je crains d’en être capable ».

Pour cette raison, les mystiques sont les évangélisateurs idéaux dans le monde post-moderne, où l’on vit « etsi Deus non daretur », comme si Dieu n’existait pas. Ils rappellent aux athées honnêtes qu’ils ne sont pas « loin du royaume de Dieu ». Qu’il leur suffirait de faire un saut pour se retrouver sur la rive des mystiques, et passer du rien au tout.

Karl Rahner avait raison de dire: « Le christianisme du futur sera mystique ou ne sera pas ». Padre Pio et Mère Teresa sont la réponse à ce signe des temps. Nous ne devons pas gâcher les saints, en les réduisant à des distributeurs de grâces ou à des bons exemples.

par Sandro Magister : Obama a un grand maître à penser: le théologien protestant Reinhold Niebuhr

7 février, 2009

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/214529?fr=y

Obama a un grand maître à penser: le théologien protestant Reinhold Niebuhr

Qui a été un chef de file non pas du pacifisme, mais du « réalisme » dans les rapports entre les états, c’est-à-dire de la primauté de l’intérêt national et de l’équilibre entre les puissances. Publication à Rome d’une analyse suggestive de sa pensée, inspirée de la « Cité de Dieu » de saint Augustin

par Sandro Magister  

ROMA, le 6 février 2009 – Le Saint-Siège a salué avec des expressions confiantes l’entrée en fonctions de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis. Dans « L’Osservatore Romano » du 28 janvier, le prêtre et théologien new-yorkais Robert Imbelli a fait un commentaire positif du discours inaugural du nouveau président, dans une note publiée en Une sous le titre: « Pour un vrai pacte de citoyenneté. Obama, Lincoln et les anges ».

Mais, à la fin de la note, Imbelli exprimait une crainte. Ayant rapproché le discours d’Obama de celui d’Abraham Lincoln en 1861, qui s’achevait par une prière pour que prédominent « les meilleurs anges de notre nature », il continuait:

« Cela reste l’espérance et la prière de l’Amérique. Mais nous prions aussi pour que les anges des enfants conçus mais pas encore nés ne soient pas négligés. Nous prions pour que les liens d’amour du pays aillent jusqu’à eux. Pour qu’ils ne soient pas exclus du pacte de citoyenneté ».

Le même Imbelli, l’été dernier, a donné dans « L’Osservatore Romano » une critique favorable du livre « Render Unto Caesar » de Charles J. Chaput, l’archevêque de Denver: un appel aux catholiques américains pour que leur « rendre à César », c’est-à-dire servir leur pays, consiste à vivre intégralement leur foi dans la vie politique.

L’archevêque Chaput a été, avant et après les élections présidentielles, l’un de ceux qui ont critiqué le plus explicitement le fléchissement pro-avortement de beaucoup de catholiques et de chrétiens américains.

Or les premiers pas du nouveau gouvernement ont confirmé ses craintes. Comme on lui demandait, lors d’une interview parue dans l’hebdomadaire italien « Tempi » du 5 février, si Obama qui « se dit chrétien mais est considéré comme le président le plus favorable à l’avortement », était « un protestant de cafeteria », Chaput a répondu:

« Personne, qu’il soit orthodoxe, protestant ou catholique, ne peut à la fois justifier l’avortement et se dire chrétien fidèle. [...] Mais je pense que le christianisme protestant, de par sa grande insistance sur la conscience individuelle, est plus porté à être une ‘cafeteria’ de croyances ».

C’est un fait que, parmi les premiers actes de sa présidence, Obama a ouvert les financements fédéraux aux organismes qui prônent l’avortement comme moyen de contrôle des naissances dans les pays pauvres. Il a de plus annoncé son soutien au Freedom of Choice Act, qui supprimera les limites à l’avortement, et au financement de l’utilisation des cellules souches embryonnaires.

* * *

Cela n’empêche pas qu’Obama soit l’un des présidents américains les plus explicites dans l’affirmation du fondement religieux de sa pensée.

A maintes reprises il a donné les noms de ses auteurs de référence, très ou peu connus: de Dorothy Day à Martin Luther King, de John Leland à Al Sharpton.

Parmi ceux qu’il a cités, il en est un qui a une importance très particulière: le protestant Reinhold Niebuhr (1892-1971), professeur à la Columbia University puis à l’Union Theological Seminary de New York.

Niebuhr a été surtout un théologien – de première grandeur – mais ses travaux ont aussi touché à la politique. Il est considéré comme un maître du « réalisme » en politique internationale, dont les grands représentants américains ont été, dans la seconde moitié du XXe siècle, Hans Morgenthau, George Kennan et Henry Kissinger.

S’inspirer ou non de Niebuhr, de son interprétation et de son actualisation de la « Cité de Dieu » de saint Augustin, est une décision qui oriente de manière déterminante la vision du rôle des Etats-Unis dans le monde.

Par exemple, rien n’est plus éloigné des idées de Niebuhr que le pacifisme. Mais c’est l’ensemble de la pensée de ce grand théologien qu’il est utile d’approfondir.

C’est ce que fait, dans l’essai qui suit, le plus grand expert italien de Niebuhr, Gianni Dessì, professeur de philosophie et d’histoire des doctrines politiques à l’Université de Rome Tor Vergata.

Cet essai a été publié il y a quelques jours dans le dernier numéro de l’édition italienne de « 30 Giorni », le mensuel catholique peut-être le plus lu par les évêques du monde entier, dans ses éditions en différentes langues.

« 30 Giorni », que dirige le vieux sénateur Giulio Andreotti – plusieurs fois président du conseil et ministre des Affaires étrangères – s’occupe souvent de politique internationale selon une ligne qu’on pourrait qualifier de « réaliste modérée » et qui coïncide avec la ligne traditionnelle de la diplomatie vaticane.

Si le réalisme de Niebuhr arrive à la Maison Blanche

par Gianni Dessì

S’entretenant il y a quelque temps avec David Brooks, l’un des plus connus des commentateurs politiques conservateurs du « New York Times », le nouveau président Obama a cité Reinhold Niebuhr comme l’un de ses auteurs préférés (1).

Peu connu en Italie, Niebuhr, théologien protestant et professeur d’éthique sociale à la Columbia University de New York, a beaucoup influencé la culture politique nord-américaine au moins à partir de 1932, année où il publie « Homme moral et société immorale », et jusqu’à sa mort en 1971. Intellectuels et politiques, conservateurs et libéraux se sont référés à son réalisme politique.

Hans Morgenthau et George Kennan – les plus connus des libéraux conservateurs qui, dans l’immédiat après-guerre, ont élaboré un ensemble de motivations qui allaient être les références intellectuelles de beaucoup d’Américains au temps de la guerre froide, de l’opposition au bloc soviétique – se sont référés explicitement à Niebuhr et à son réalisme politique (2).

D’autre part Martin Luther King lui-même – sûrement pas un conservateur – a été particulièrement sensible aux critiques de Niebuhr envers l’optimisme de la culture libérale et envers l’idée que la justice puisse être obtenue par des exhortations morales. Il a reconnu qu’il devait à Niebuhr d’être conscient de la profondeur et de la persistance du mal dans la vie humaine (3).

Interviewé par Brooks, Obama a dit qu’il devait à Niebuhr « l’idée irréfutable que le véritable mal, les épreuves et la douleur existent dans le monde. Nous devons être humbles et modestes quand nous pensons que nous pouvons les éliminer, mais nous ne devons pas en tirer argument pour être cyniques ou inactifs ».

Ces quelques mots soulignent certains aspects essentiels de la pensée de Niebuhr. L’idée qu’on ne peut éliminer du monde « le véritable mal, les épreuves, la douleur » renvoie à sa critique de l’optimisme qui est, selon lui, l’un des éléments constitutifs de la pensée religieuse et sociale américaine. Et l’idée que l’homme politique amené à lutter contre la présence de l’injustice et du mal doit lui aussi être “humble” renvoie à la conscience qu’on ne peut éliminer le mal de l’histoire et que c’est une illusion dangereuse que de croire c’est possible.

D’autre part cette persistance du mal ne peut être une excuse pour « le cynisme et l’inactivité ». On découvre ainsi une pensée qui veut éviter à la fois “l’idéalisme ingénu” et le “réalisme amer” (Niebuhr entend par là: à la fois le sentimentalisme et le cynisme).

Comment cette perspective se définit-elle dans les ouvrages de Niebuhr, quels sont ses références historiques et culturelles?

Dès la fin des années Soixante, en Italie, Luigi Giussani avait noté l’importance du réalisme de Niebuhr dans la pensée théologique et, plus généralement, dans la culture américaine.

Giussani rappelait que l’existentialisme théologique européen avait sûrement joué un rôle dans la formation du pasteur protestant mais qu’une « nette originalité caractérisait, depuis le début, son œuvre, dont l’inspiration et les tendances clés se sont formées et dessinées dans son vécu de pasteur de la luthérienne Bethel Evangelical Church de Detroit » (4).

Très jeune, Niebuhr devient pasteur d’une petite communauté de Detroit, à l’époque du développement du constructeur automobile Ford et de la Première guerre mondiale, de 1915 à 1928. Libéral de formation, il découvre par expérience que l’optimisme anthropologique de ce courant de pensée et de sa déclinaison sociale – le mouvement du Social Gospel – ne permet pas de comprendre la persistance du malheur individuel et de l’injustice. Il fait à cette époque la critique de ses propres convictions libérales et optimistes. Face à l’espoir de moraliser la société par la prédication religieuse, il constate, dans une note de 1927, qu’ »une ville construite autour d’un système de production, qui ne pense à ses problèmes que fortuitement et ne s’y intéresse qu’accidentellement, est vraiment une sorte d’enfer » (5). Cette autocritique s’exprime pleinement dans le livre « Homme moral et société immorale » où, comme l’a écrit Giussani, l’ » inévitable réalité du mal [...] est affirmée et prouvée contre tout optimisme qui ne verrait pas l’impossibilité existentielle de passer de la conscience du bien, qu’a l’individu, à sa réalisation, impossibilité qui se manifeste de manière inexorable spécialement dans la sphère du collectif » (6).

Publié en 1932, le livre, écrit à l’époque où Niebuhr a subi l’influence du marxisme, a peut-être été, dans l’Amérique des années Trente, la critique la plus incisive de l’optimisme et du moralisme, mais aussi de l’indifférence et du cynisme qui avaient caractérisé la société américaine après la Première guerre mondiale. La brève période qui va de 1917, année de l’entrée en guerre de l’Amérique, à 1919, année des traités de paix qui pénalisèrent fortement les pays vaincus, a vu s’épuiser l’idéalisme du mouvement progressiste et du président Wilson. Les raisons morales de faire participer les Américains à la guerre données par Wilson et beaucoup d’intellectuels progressistes avaient été contredites par le réalisme exacerbé des traités de paix qui entérinaient ouvertement les nouveaux rapports de force entre vainqueurs et vaincus.

Justement en réaction contre les croisades idéalistes de Wilson, une exigence de retour à la normale s’est manifestée dans l’Amérique des années Vingt. Elle s’est concrétisée par l’élection du président Warren Harding, qui avait basé sa campagne électorale sur cet idéal.

En réalité la société américaine a connu à cette époque une croissance économique sans précédent, la diffusion de la publicité et de la consommation de masse, et une forte polarisation entre les riches et les pauvres.

Aux yeux d’un observateur attentif comme Niebuhr, cette société semblait démentir ou réduire à une pure rhétorique toute forme de moralisme; elle était caractérisée par l’émergence d’attitudes de plus en plus cyniques et désabusées.

Le 18e amendement à la constitution – il interdisait de produire, transporter et vendre des boissons alcoolisées sur le territoire américain – peut être considéré comme représentatif de cette situation. Approuvé en 1919 comme symbole de la lutte pour moraliser les mœurs, il favorisait en réalitét le développement de diverses formes de criminalité organisée qui tiraient précisément leurs plus gros profits du commerce illégal de boissons alcoolisées.

A cette époque, Niebuhr pensait qu’une société plus juste résulterait non pas d’exhortations morales ou religieuses, mais d’initiatives concrètes, historiques et politiques qui, justement en tant que telles, devraient affronter des réalités peu élevées.

Ayant quitté Detroit en 1928 et commencé à enseigner à la Columbia University de New York, il rappellera que ce sont justement les exigences de l’enseignement qui l’ont amené à approfondir sa connaissance d’Augustin. En 1956, il déclarait dans une interview: « Rétrospectivement, je suis étonné de voir comme j’ai commencé tard à étudier Augustin: c’est encore plus surprenant si l’on sait que la pensée de ce théologien devait répondre à beaucoup de mes questions non encore résolues et me libérer enfin de l’idée que la foi chrétienne puisse être en quelque sorte identique à l’idéalisme moral du siècle dernier » (7).

La référence à saint Augustin a été centrale à la fois en ce qui concerne la conscience des raisons qui différencient la foi de l’idéalisme et pour surmonter certaines apories que Niebuhr avait développées dans les premières années de sa réflexion.

Pour le jeune Niebuhr, le christianisme est marqué par un aspect – l’absolue gratuité – qui est au-delà de toute tentative humaine de réaliser les idéaux éthiques. L’homme peut s’engager très sincèrement dans la réalisation de sphères de coexistence caractérisées par ce que Niebuhr appelle « mutual love », un amour fondé sur la réciprocité, le Christ incarnant, lui, un autre type d’amour, appelé « sacrificial love ». En 1935, dans « An Interpretation of Christian Ethics », il avait rappelé explicitement cette différence radicale, écrivant: « Les exigences éthiques de Jésus sont irréalisables dans l’existence présente de l’homme [...]. Tout ce qui est en-dessous de l’amour parfait dans la vie humaine détruit la vie. Toute vie humaine est sous la menace d’un désastre parce qu’elle ne vit pas la loi de l’amour » (8).

En 1940, reprenant certaines de ces réflexions et les appliquant au domaine politique, il déclarait qu’une pensée « qui avait simplement et sentimentalement changé l’idéal de perfection de l’Evangile en une simple possibilité historique » avait produit une « mauvaise religion » et une « mauvaise politique »: une religion en opposition avec l’élément essentiel de la foi chrétienne et une politique irréaliste qui rendait les nations démocratiques de plus en plus faibles (9).

Mais, tout en critiquant le sentimentalisme et l’optimisme de la culture libérale, il constatait aussi l’ineffaçable présence de la certitude du sens de l’existence, de sa positivité, comme caractéristique d’une existence saine. Cette certitude, écrivait-il, « ne résulte pas d’une analyse sophistiquée des forces et des faits qui entourent l’expérience humaine. On la reconnaît dans toute vie saine […]. Les hommes peuvent être incapables de définir le sens de la vie et vivre quand même, par la simple foi, en étant sûrs qu’elle a un sens » (10).

L’ouvrage qui donne une synthèse de ces diverses suggestions est « The Nature and Destiny of Man », publié en deux volumes entre 1941 et 1943. On y lit: « Selon la conception biblique, l’homme est une existence créée et finie à la fois dans le corps et dans l’esprit » (11).

La clé pour comprendre la nature humaine, c’est d’une part d’admettre la création: l’optimisme essentiel qui caractérise une existence saine est lié à l’idée que l’on est créé, voulu par Dieu. C’est d’autre part la liberté humaine qui, comme signe mis par Dieu dans le cœur de l’homme, comme possibilité d’accepter cette intuition ou de la refuser, devient absolument centrale. L’homme peut (et Niebuhr semble dire “inévitablement”) chercher sa satisfaction dans les biens créés et pas en Dieu. Le mal naît quand l’homme confère à un bien particulier une valeur absolue: c’est l’usage erroné de la liberté – le péché – qui génère le mal, pas la sensibilité ou la matérialité.

La présence d’Augustin dans ce qui est l’ouvrage le plus important et le plus systématique de Niebuhr est évidente et constante: la conception réaliste de la nature humaine que propose Niebuhr renvoie explicitement à la conception biblique et aux textes augustiniens.

Dans un essai de 1953, « Augustine’s Political Realism », inclus dans le livre « Christian Realism and Political Problems » paru la même année, Niebuhr reconnaît explicitement sa dette envers saint Augustin. Il précise en quel sens le saint doit être considéré comme le premier grand réaliste de la pensée occidentale et pourquoi sa vision lui paraît actuelle.

Niebuhr commence cet essai en proposant une définition schématique du mot réalisme: celui-ci « indique la disposition à prendre en considération tous les facteurs qui, dans une situation politique et sociale, offrent une résistance aux règles établies, notamment les facteurs d’intérêt personnel et de pouvoir ». Au contraire, l’idéalisme est, pour ses partisans, « caractérisé par la fidélité aux idéaux et aux règles morales, plutôt qu’à l’intérêt personnel »; pour ses adversaires, par « une disposition à ignorer ou à être indifférent aux forces qui, dans la vie humaine, offrent une résistance aux idéaux et aux règles universelles » (12). En politique, précise Niebuhr, l’idéalisme et le réalisme sont des dispositions plus que des théories. Autrement dit, même le plus idéaliste des individus devra forcément affronter les faits, avec la force de ce qu’il est; même l’homme le plus réaliste devra affronter la tendance humaine à agir sous l’inspiration de valeurs idéales, de ce qu’il doit être (13).

Niebuhr pense que saint Augustin a été « de l’avis général le premier grand réaliste de l’histoire occidentale. Il a mérité ce jugement parce que l’image de la réalité sociale dans sa ‘Cité de Dieu’ offre une juste vision des forces sociales, tensions et compétitions que nous savons être presque universelles à tous les niveaux de communauté » (14). Pour le théologien protestant, le réalisme de saint Augustin est lié à sa conception de la nature humaine, et particulièrement à son opinion sur la présence du mal dans l’histoire. En effet, pour saint Augustin « la source du mal est l’amour propre, plutôt qu’un reste quelconque d’impulsion naturelle pas encore dominée par la raison ». Le mal ne vient donc ni de la sensibilité ni de la matérialité, qui ne sont pas opposées au spirituel. Faire de ses intérêts matériels ou de ses idéaux un but ultime est une caractéristique humaine qui est liée à la liberté et s’exprime à chaque niveau de l’existence humaine et collective, depuis la famille jusqu’à la nation et à l’hypothétique communauté mondiale.

Le réalisme d’Augustin permet en outre de répondre au reproche que les libéraux font aux partisans d’une conception non optimiste de la nature humaine: ils envisageraient de la même manière et donc approuveraient n’importe quelle forme de pouvoir. « En fait » écrit Niebuhr « le réalisme pessimiste a poussé à la fois Hobbes et Luther à une inqualifiable approbation de l’état de pouvoir; mais c’est seulement parce qu’ils n’ont pas été assez réalistes. Ils ont vu le danger de l’anarchie dans l’égoïsme des citoyens mais ils n’ont pas su percevoir le danger de la tyrannie dans l’égoïsme des gouvernants » (15).

Autrement dit, le réalisme de saint Augustin ne cède ni au cynisme ni à l’indifférence face au pouvoir parce que « alors que l’égoïsme est “naturel” en ce sens qu’il est universel, il n’est pas naturel en ce sens qu’il n’est pas conforme à la nature humaine ». En effet « un réalisme devient moralement cynique ou nihiliste quand il admet qu’une caractéristique universelle du comportement humain doit être considérée comme normative. La description biblique du comportement humain, sur laquelle Augustin fonde sa pensée, peut refuser à la fois l’illusion et le cynisme parce qu’elle admet que la corruption de la liberté humaine peut rendre universel un modèle de comportement sans le rendre normatif » (16).

Cette relecture de saint Augustin proposée par Niebuhr dégage avec force l’idée d’un réalisme capable d’éviter l’indifférence, le cynisme et l’approbation inconditionnelle de toute forme de pouvoir mais aussi le sentimentalisme, l’idéalisme et les illusions relatives à la politique et à la vie humaine: c’est à cette façon de voir qui, comme le rappelait Niebuhr, exprime plus un état d’esprit qu’une théorie, qu’Obama semble se référer.

NOTES

(1) C. Blake, « Obama and Niebuhr », in « The New Republic », 3 mai 2007.

(2) Cf. R.C. Good, « The National Interest and Political Realism: Niebuhr’s ‘Debate’ with Morgenthau and Kennan », in « The Journal of Politics », n° 4, 1960, pp. 597-619.

(3) C. Carson, « Martin Luther King, Jr., and the African-American Social Gospel », in Paul E. Johnson (ed.), « African American Christianity », University of California Press, Berkeley 1994, pp. 168-170.

(4) L. Giussani, « Grandi linee della teologia protestante americana. Profilo storico dalle origini agli anni Cinquanta », Jaca Book, Milan 1988 (1ère édition 1969), p. 131.

(5) R. Niebuhr, « Leaves from the Notebook of a Tamed Cynic », The World Publishing Company, Cleveland 1957 (1ère édition 1929), p. 169.

(6) L. Giussani, « Teologia protestante americana », cit., p. 132.

(7) R. Niebuhr, traduction italienne, « Una teologia per la prassi », Queriniana, Brescia 1977, p. 55.

(8) R. Niebuhr, « An Interpretation of Christian Ethics », Scribner’s, New York 1935, p. 67.

(9) R. Niebuhr, « Christianity and Power Politics », Scribner’s, New-York 1952 (1ère édition 1940), pp. IX-X

(10) Ibid., p. 178.

(11) R. Niebuhr, « The Nature and Destiny of Man. A Christian Interpretation, Vol. I, Human Nature », Scribner’s, New-York 1964 (1ère édition 1941), p. 12.

(12) R. Niebuhr, traduction italienne, « Il realismo politico di Agostino », in G. Dessì, « Niebuhr. Antropologia cristiana e democrazia », Studium, Rome 1993, pp. 77-78.

(13) J’emprunte cette terminologie à Alessandro Ferrara, « La forza dell’esempio. Il paradigma del giudizio », Feltrinelli, Milan 2008, pp. 17-33. Une troisième grande force, sujet du livre, est celle de « ce qui est comme il faut ».

(14) R. Niebuhr, traduction italienne, « Il realismo politico di Agostino », cit., p. 79.

(15) Ibid., p. 85.

(16) Ibid., p. 88. 

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