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Travail d’été: revoir la doctrine relative à l’Eglise

10 juillet, 2007

cet article de Magister n’est pas très facile à lire, on doit tenir présent au moins la lecture du « Lumen Gentium » et sa compréhension cependant le texte j’il semble assez clair également et, donc je le propose, du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/dettaglio.jsp?id=154889&fr=y

Travail d’été: revoir la doctrine relative à l’Eglise


C’est ce que prescrit un nouveau document de la congrégation pour la doctrine de la foi. Orthodoxes et protestants sont avertis: l’Eglise catholique est la seule dans laquelle subsistent les « éléments constitutifs essentiels » de l’Eglise voulue par le Christ. Perturbations en vue dans le dialogue œcuménique

par Sandro Magister

ROMA, le 10 juillet 2007 – Parti hier en vacances dans les Alpes, Benoît XVI a laissé un travail à la congrégation pour la doctrine de la foi: faire repasser aux évêques, aux fidèles et surtout aux théologiens quelques points controversés de la doctrine relative à l’Eglise, pour éviter « les erreurs et les ambiguïtés ».

La congrégation a accompli ce devoir avec le document publié aujourd’hui, dont on trouvera ci-dessous le texte intégral.

Ce document est constitué de cinq questions et de leurs réponses. Les trois premières rappellent que l’Eglise catholique « gouvernée par le successeur de Pierre et par les évêques en communion avec lui » est la seule qui s’identifie pleinement avec l’Eglise instituée par Jésus-Christ sur cette terre.

Les quatrième et cinquième réponses expliquent dans quelle mesure il manque aux Eglises orthodoxes d’Orient et aux « communautés ecclésiales » protestantes – aux secondes davantage qu’aux premières – des « éléments constitutifs essentiels » de l’Eglise voulue par le Christ.

Au cours des dernières décennies, ces sujets, abordés par le Concile Vatican II, « ont fait couler des flots d’encre ». La congrégation pour la doctrine de la foi le fait remarquer, dans un article de commentaire diffusé en même temps que le document d’aujourd’hui.

Mais il est très peu probable que le document parvienne à mettre fin à la discussion, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Eglise catholique. Il suffit de penser aux polémiques qui ont suivi la publication d’un précédent document de la congrégation pour la doctrine de la foi qui visait également à clarifier un point essentiel de l’enseignement de l’Eglise, la déclaration « Dominus Iesus » de l’an 2000.

La controverse portera surtout sur le dialogue œcuménique entre catholiques, orthodoxes et protestants. La congrégation pour la doctrine de la foi en est consciente et elle l’écrit.

Mais elle écrit aussi – exprimant totalement la pensée de Benoît XVI – que « pour que le dialogue puisse vraiment être constructif, en plus de l’ouverture aux interlocuteurs, demeure nécessaire la fidélité à l’identité de la foi catholique ».

Voici donc le texte intégral du document de la congrégation et de l’article qui le commente:

Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Église

Congregation pour la doctrine de la foi

Introduction

Avec la Constitution Dogmatique « Lumen gentium » et les Décrets sur l’œcuménisme (Unitatis redintegratio) et les Églises orientales catholiques (Orientalium Ecclesiarum), le Concile Vatican II a contribué de manière décisive au renouveau de l’ecclésiologie catholique. Les Souverains Pontifes ont eux aussi voulu offrir sur ce point des approfondissements et surtout des orientations pratiques: Paul VI avec l’Encyclique « Ecclesiam suam » (1964) et Jean-Paul II avec l’Encyclique « Ut unum sint » (1995).

Les recherches ultérieures des théologiens, pour toujours mieux élucider les divers aspects de l’ecclésiologie, ont permis l’essor d’une ample littérature sur ce sujet. Il s’agit là de thèmes certainement féconds, mais qui ont aussi exigé des précisions et des explications, notamment dans la Déclaration « Mysterium Ecclesiae » (1973), la Lettre aux Évêques de l’Église Catholique « Communionis notio » (1992) et la Déclaration « Dominus Iesus » (2000), toutes publiées par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

La richesse de la thématique et la nouveauté de nombreuses thèses ne cessent de provoquer la réflexion théologique ; elles donnent lieu à des études parfois non exemptes d’erreurs et d’ambiguïtés qui ont été attentivement examinées par la Congrégation. À la lumière de l’ensemble de la doctrine catholique sur l’Église, la Congrégation se propose de préciser ici la signification authentique de certaines expressions ecclésiologiques du Magistère, pour que le débat théologique ne soit pas faussé par des confusions ou des malentendus.

QUESTIONS

Première question. Le Concile Œcuménique Vatican II a-t-il changé la doctrine antérieure sur l’Église?

Réponse. Le Concile n’a pas voulu changer et n’a de fait pas changé la doctrine en question, mais a bien plutôt entendu la développer, la formuler de manière plus adéquate et en approfondir l’intelligence.

Jean XXIII l’avait très clairement affirmé au début du Concile (1). Paul VI le confirma ensuite (2); il s’exprimait ainsi en promulguant la Constitution « Lumen gentium »:  » Le meilleur commentaire que l’on puisse en faire, semble-t-il, est de dire que vraiment cette promulgation ne change en rien la doctrine traditionnelle. Ce que veut le Christ, nous le voulons aussi. Ce qui était, demeure. Ce que l’Église a enseigné pendant des siècles, nous l’enseignons également. Ce qui était jusqu’ici simplement vécu se trouve maintenant exprimé; ce qui était incertain est éclairci; ce qui était médité, discuté et en partie controversé, parvient aujourd’hui à une formulation sereine (3). » À plusieurs reprises, les Évêques ont manifesté et adopté le même point de vue (4).

Seconde question. Comment doit être comprise l’affirmation selon laquelle l’Église du Christ subsiste dans l’Église Catholique?

Réponse. Le Christ « a établi sur la terre « une Église unique et l’institua comme  » assemblée visible et communauté spirituelle (5) » : depuis son origine, elle n’a cessé d’exister au cours de l’histoire et toujours elle existera, et c’est en elle seule que demeurent à jamais tous les éléments institués par le Christ lui-même (6). « C’est là l’unique Église du Christ, que nous confessons dans le symbole une, sainte, catholique et apostolique […]. Cette Église, constituée et organisée en ce monde comme une société, subsiste dans l’Église catholique gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui (7). »

Dans le numéro 8 de la Constitution Dogmatique « Lumen gentium », ‘subsister’ signifie la perpétuelle continuité historique et la permanence de tous les éléments institués par le Christ dans l’Église catholique (8), dans laquelle on trouve concrètement l’Église du Christ sur cette terre.

Selon la doctrine catholique, s’il est correct d’affirmer que l’Église du Christ est présente et agissante dans les Églises et les Communautés ecclésiales qui ne sont pas encore en pleine communion avec l’Église catholique, grâce aux éléments de sanctification et de vérité qu’on y trouve (9), le verbe ‘subsister’ ne peut être exclusivement attribué qu’à la seule Église catholique, étant donné qu’il se réfère à la note d’unité professée dans les symboles de la foi (‘Je crois en l’Église, une’); et cette Église une ‘subsiste’ dans l’Église catholique (10).

Troisième question. Pourquoi utilise-t-on l’expression ‘subsiste dans’, et non pas tout simplement le verbe ‘est’?

Réponse. L’usage de cette expression, qui indique la pleine identité de l’Église du Christ avec l’Église catholique, ne change en rien la doctrine sur l’Église, mais a pour raison d’être de signifier plus clairement qu’en dehors de ses structures, on trouve « de nombreux éléments de sanctification et de vérité », « qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Église du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique (11). »

« En conséquence, ces Églises et Communautés séparées, bien que nous les croyions victimes de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut dont la force dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique (12). »

Quatrième question. Pourquoi le Concile Œcuménique Vatican II attribue-t-il le nom « d’Église » aux Églises orientales séparées de la pleine communion avec l’Église catholique?

Réponse. Le Concile a voulu assumer l’usage traditionnel de ce nom. « Puisque ces Églises, bien que séparées, ont de vrais sacrements, surtout en vertu de la succession apostolique : le Sacerdoce et l’Eucharistie, qui les unissent intimement à nous (13) », elles méritent le titre d’ »Églises particulières et locales (14) », et sont appelées Églises sœurs des Églises particulières catholiques (15).

« Ainsi donc, par la célébration de l’Eucharistie du Seigneur en chaque Église particulière, l’Église de Dieu s’édifie et grandit (16). » Cependant, étant donné que la communion avec l’Église catholique, dont le Chef visible est l’Évêque de Rome et Successeur de Pierre, n’est pas un complément extérieur à l’Église particulière, mais un de ses principes constitutifs internes, la condition d’Église particulière dont jouissent ces vénérables Communautés chrétiennes souffre d’une déficience (17).

Par ailleurs, la plénitude de la catholicité propre à l’Église, gouvernée par le Successeur de Pierre et les Évêques en communion avec lui, est entravée dans sa pleine réalisation historique par la division des chrétiens (18).

Cinquième question. Pourquoi les textes du Concile et du Magistère postérieur n’attribuent-ils pas le titre « d’Église » aux Communautés chrétiennes nées de la Réforme du XVIe siècle?

Réponse. Parce que, selon la doctrine catholique, ces Communautés n’ont pas la succession apostolique dans le sacrement de l’ordre. Il leur manque dès lors un élément essentiel constitutif de l’Église. Ces Communautés ecclésiales, qui n’ont pas conservé l’authentique et intégrale réalité du Mystère eucharistique (19), surtout par la suite de l’absence de sacerdoce ministériel, ne peuvent être appelées « Églises » au sens propre (20) selon la doctrine catholique.

Au cours d’une audience accordée au soussigné Cardinal Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Sa Sainteté le Pape Benoît XVI a ratifié et confirmé ces Réponses adoptées par la session ordinaire de cette Congrégation, et en a ordonné la publication.

Rome, au siège de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le 29 juin 2007, en la solennité des saints Pierre et Paul, Apôtres.

William Cardinal Levada
Préfet

Angelo Amato, S.D.B., Archevêque titulaire de Sila
Secrétaire

__________

(1) JEAN XXIII, Discours (11 octobre 1962) :  » Le Concile [...] veut transmettre dans son intégrité, sans l’affaiblir ni l’altérer, la doctrine catholique. [...] Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est l’adhésion de tous, dans un amour renouvelé, dans la paix et la sérénité, à toute la doctrine chrétienne. [...] Il faut que, répondant au vif désir de tous ceux qui sont sincèrement attachés à tout ce qui est chrétien, catholique et apostolique, cette doctrine soit plus largement et hautement connue, que les âmes soient plus profondément imprégnées d’elle, transformées par elle. Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. En effet, autre est le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même portée  » : AAS 54 [1962] 791-792 ; La Documentation Catholique 59 [1962] 1382-1383.

(2) Cf. PAUL VI, Discours (29 septembre 1963) : AAS 55 [1963] 847-852.

(3) PAUL VI, Discours (21 novembre 1964) : AAS 56 [1964] 1009-1010 ; La Documentation Catholique 61 [1964] 1539.

(4) Le Concile a voulu exprimer l’identité de l’Église du Christ avec l’Église Catholique. C’est ce qu’on retrouve dans les discussions concernant le Décret Unitatis redintegratio. Le schéma du Décret fut proposé en session plénière le 23 septembre 1964 avec une Relatio (Act Syn III/II 296-344). Aux modi envoyés par les évêques dans les mois suivants, le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens répondit le 10 novembre 1964 (Act Syn III/VII 11-49). De l’Expensio modorum on citera ici quatre textes concernant la première réponse du présent document.

A) [in Nr. 1 (Prooemium) Schema Decreti : Act Syn III/II 296, 3-6]

« Pag. 5, lin. 3-6: Videtur etiam Ecclesiam catholicam inter illas Communiones comprehendi, quod falsum esset.

R(espondetur): Hic tantum factum, prout ab omnibus conspicitur, describendum est. Postea clare affirmatur solam Ecclesiam catholicam esse veram Ecclesiam Christi » (Act Syn III/VII 12).

B) [in Caput I in genere: Act Syn III/II 297-301]

« 4 – Expressius dicatur unam solam esse veram Ecclesiam Christi; hanc esse Catholicam Apostolicam Romanam; omnes debere inquirere, ut eam cognoscant et ingrediantur ad salutem obtinendam…

R(espondetur): In toto textu sufficienter effertur, quod postulatur. Ex altera parte non est tacendum etiam in aliis communitatibus christianis inveniri veritates revelatas et elementa ecclesialia » (Act Syn III/VII 15). Cf. aussi ibidem n. 5.

C) [in Caput I in genere: Act Syn III/II 296s]

« 5 – Clarius dicendum esset veram Ecclesiam esse solam Ecclesiam catholicam romanam…

R(espondetur): Textus supponit doctrinam in constitutione ‘De Ecclesia’ expositam, ut pag. 5, lin. 24-25 affirmatur » (Act Syn III/VII 15). La commission qui devait évaluer les amendements au Décret Unitatis redintegratio, exprime donc clairement l’identité de l’Église du Christ avec l’Église catholique, ainsi que son unicité, considérant que cette doctrine est fondée sur la Constitution Lumen gentium.

D) [in Nr. 2 Schema Decreti: Act Syn III/II 297s]

« Pag. 6, lin. 1-24: Clarius exprimatur unicitas Ecclesiae. Non sufficit inculcare, ut in textu fit, unitatem Ecclesiae.

R(espondetur): a) Ex toto textu clare apparet identificatio Ecclesiae Christi cum Ecclesia catholica, quamvis, ut oportet, efferantur elementa ecclesialia aliarum communitatum ».

Pag. 7, lin. 5: « Ecclesia a successoribus Apostolorum cum Petri successore capite gubernata (cf. novum textum ad pag. 6, lin. 33-34) explicite dicitur ‘unicus Dei grex’ et lin. 13 ‘una et unica Dei Ecclesia’ » (Act Syn III/VII).

Ces deux expressions se trouvent dans le Décr. Unitatis redintegratio, nn. 2.5 et 3.1.

(5) Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Const. Dogm. Lumen gentium, n. 8.1.

(6) Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, DÉCR. UNITATIS REDINTEGRATIO, NN. 3.2 ; 3.4 ; 3.5 ; 4.6.

(7) CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Const. Dogm. Lumen gentium, n. 8.2.

(8) Cf. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Mysterium Ecclesiae, n. 1.1 : AAS 65 [1973] 397 ; Décl. Dominus Iesus, n. 16.3 : AAS 92 [2000-II] 757-758 ; À propos du livre ‘Église: charisme et pouvoir’ du P. Leonardo Boff : AAS 77 [1985] 758-759.

(9) Cf. JEAN-PAUL II, Encycl. Ut unum sint, n. 11.3 : AAS 87 [1995-II] 928.

(10) Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Const. Dogm. Lumen Gentium, n. 8.2.

(11) CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Const. Dogm. Lumen Gentium, n. 8.2.

(12) CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 3.4.

(13) CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 15.3 ; CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Lettre Communionis notio, n. 17.2 : AAS 85 [1993-II] 848.

(14) CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 14.1.

(15) Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 14.1 ; JEAN-PAUL II, Encycl. Ut unum sint, nn. 56s : AAS 87 [1995-II] 954s.

(16) CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 15.1.

(17) Cf. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Lettre Communionis notio, n. 17.3 : AAS 85 [1993-II] 849.

(18) Cf. Ibidem.

(19) Cf. CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 22.3.

(20) Cf. CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Dominus Iesus, n. 17.2 : AAS 92 [2000-II] 758.

Commentaire aux « Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine sur l’Eglise »

Les différentes questions, auxquelles la Congrégation pour la Doctrine de la Foi voudrait répondre, portent sur la vision générale de l’Eglise qui émerge des documents à caractère dogmatique et œcuménique du Concile Vatican II. Selon les paroles du Pape Paul VI, ce concile « de l’Eglise sur l’Eglise » a marqué une « nouvelle époque pour l’Eglise » puisqu’il a eu le mérite « d’avoir fait découvrir, avec plus de clarté, le vrai visage de l’Epouse du Christ »[1]. En outre, on ne manque pas de faire des rappels aux principaux documents des Papes Paul VI et Jean-Paul II ainsi qu’aux interventions de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, tous inspirés par une vision toujours plus approfondie de l’Eglise même, et visant souvent à apporter des éclaircissements à la grande production théologique post-conciliaire, laquelle n’est pas toujours exempte de déviations et d’inexactitudes.

Cette même finalité se retrouve dans le présent document : la Congrégation entend rappeler le sens authentique de quelques interventions du Magistère dans le champ de l’ecclésiologie, afin que la saine recherche théologique ne soit pas entachée d’erreurs ou d’ambiguïté. A cet sujet, il faut se rappeler le genre littéraire des « Responsa ad quaestiones », qui, par nature, ne comportent pas d’argumentations articulées en vue de prouver la doctrine exposée, mais se limitent à des rappels du Magistère qui a précédé et veulent se prononcer de manière certaine et sûre en la matière.

L’objet de la première question est de savoir si le Concile Œcuménique Vatican II a changé la doctrine antérieure sur l’Eglise.

La question concerne le sens de l’expression « vrai visage » de l’Eglise que le Concile Vatican II a offert, selon les paroles suscitées de Paul VI.

La réponse, basée sur l’enseignement de Jean XXIII et de Paul VI, est très explicite: Vatican II n’a pas voulu changer et n’a de fait pas changé, la doctrine antérieure sur l’Eglise ; il l’a plutôt approfondie et il l’a exposée de manière plus organique. Dans cette ligne, on peut reprendre les paroles du Pape Paul VI dans son discours de promulgation de la Constitution Dogmatique conciliaire Lumen gentium, où il affirme que la doctrine traditionnelle n’a pas du tout été changée, mais que «ce qui était jusqu’ici simplement vécu se trouve maintenant exprimé ; ce qui était incertain est éclairci ; ce qui était médité, discuté et en partie controversé, parvient aujourd’hui à une formulation sereine»[2].

De même, il existe une continuité entre la doctrine exposée par le Concile et celle rappelée dans les interventions magistérielles successives. Celles-ci ont repris et ont approfondi la même doctrine, constituant du coup son développement. Dans cette ligne, la Déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi Dominus Iesus, par exemple, a seulement repris les textes conciliaires et les documents post-conciliaires, sans rien y ajouter ou retrancher.

Malgré ces témoignages éloquents, durant la période postconciliaire, la doctrine du Concile Vatican II a été l’objet d’interprétations erronées et en discontinuité avec la doctrine catholique traditionnelle sur la nature de l’Eglise, et continue de l’être : si, d’une part, on voit en elle une « révolution copernicienne », de l’autre, on s’attarde sur certains aspects considérés comme en opposition avec les autres. En réalité, l’intention profonde du Concile Vatican II était clairement d’insérer et de subordonner le discours de l’Eglise au discours de Dieu, en proposant une ecclésiologie dans le sens proprement théo-logique ; mais la réception du Concile a souvent laissé dans l’ombre cette caractéristique en faveur d’affirmations ecclésiologiques singulières; en outre, elle a focalisé l’attention sur des paroles particulières, à l’attrait facile, en favorisant des lectures unilatérales et partielles de la doctrine conciliaire.

En ce qui concerne l’ecclésiologie de Lumen Gentium, quelques mots clés sont demeurés dans la conscience ecclésiale: l’idée de peuple de Dieu, la collégialité des Évêques comme réévaluation du ministère des évêques en communion avec le primat du Pape, la réévaluation des Eglises particulières à l’intérieur de l’Eglise universelle, l’ouverture œcuménique du concept d’Eglise et l’ouverture aux autres religions ; enfin, la question du statut spécifique de l’Eglise catholique qui s’exprime dans la formule selon laquelle, l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique, dont parle le Credo, subsistit in Ecclesia catholica.

Quelques unes de ces affirmations, en particulier le statut spécifique de l’Eglise catholique avec ses répercussions dans le champ œcuménique, constituent les principaux thèmes abordés par le document dans les questions suivantes.

La seconde question concerne la manière de comprendre l’affirmation selon laquelle l’Eglise du Christ subsiste dans l’Eglise catholique.

Lorsque G. Philips écrivit que l’expression « subsistit in » aurait fait « couler des flots d’encre »[3], il n’avait pas probablement prévu que la discussion se poursuivrait aussi longtemps et avec une telle intensité, au point d’amener la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à publier le présent document.

Toute cette insistance, d’ailleurs fondée sur les textes cités du Concile et du Magistère successif, reflète la préoccupation de sauvegarder l’unité et l’unicité de l’Eglise, qui ferait défaut, si l’on admettait que puissent exister plusieurs « subsistances » de l’Eglise fondée par le Christ. En effet, comme l’affirme la Déclaration Mysterium Ecclesiae, s’il en était ainsi, on en viendrait à imaginer « l’Eglise du Christ comme étant simplement la somme – différenciée et en quelque sorte unie – d’Eglises et de Communautés ecclésiales », ou à « penser que l’Eglise du Christ n’existe plus nulle part aujourd’hui et que, pour cette raison, elle doit être considérée comme un objet de recherche pour toutes les Eglises et communautés »[4]. L’unique Eglise du Christ n’existerait plus comme « une » dans l’histoire, ou elle existerait seulement de manière idéale c’est-à-dire in fieri, en une convergence ou une réunification à venir des différentes Eglises sœurs, convergence souhaitée et promue par le dialogue.

La Notification de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à propos d’un écrit de Leonardo Boff selon lequel, l’unique Eglise du Christ « peut aussi subsister dans d’autres Eglises chrétiennes », est encore plus explicite; au contraire – précise la Notification – « le Concile avait choisi le mot ‘subsistit’ précisément pour mettre en lumière le fait qu’il existe une seule ‘subsistance’ de la véritable Eglise, alors qu’en dehors de son ensemble visible, existent seulement des ‘elementa Ecclesiae’, qui – étant éléments de la même Eglise – tendent et conduisent vers l’Eglise catholique »[5].

La troisième question porte sur la raison de l’emploi de l’expression « subsistit in » et non du verbe « est ».

C’est précisément ce changement de terminologie dans la description de la relation entre l’Eglise du Christ et l’Eglise catholique qui a donné lieu à diverses déductions, surtout dans le champ œcuménique. En réalité, les Pères conciliaires ont simplement voulu reconnaître la présence d’éléments ecclésiaux propres à l’Eglise du Christ dans les Communautés chrétiennes non catholiques en tant que telles. Il s’ensuit que l’identification de l’Eglise du Christ avec l’Eglise catholique n’est pas à comprendre comme si, en dehors de celle-ci, il y avait un « vide ecclésial ». Dans le même temps, cela signifie que, si l’on considère le contexte dans lequel est située l’expression subsistit in, c’est-à-dire la référence à l’unique Eglise du Christ « constituée et organisée dans ce monde comme une société… gouvernée par le Successeur de Pierre et par les Évêques en communion avec lui », l’emploi de « subsistit in » à place de « est » ne revêt pas un sens théologique particulier de discontinuité avec la doctrine catholique antérieure.

En effet, puisque l’Eglise ainsi voulue par le Christ continue de fait à exister (subsistit in) dans l’Eglise catholique, la continuité de la « subsistance » comporte une substantielle identité d’essence entre l’Eglise du Christ et l’Eglise catholique. Le Concile a voulu enseigner que l’Eglise de Jésus Christ comme sujet concret dans ce monde peut être reconnue dans l’Eglise catholique. Ceci ne peut advenir qu’une fois et la conception selon laquelle le « subsistit » serait à multiplier, ne saisit pas vraiment ce qu’on voudrait exprimer. Avec le terme « subsistit », le Concile voulait affirmer la singularité de l’Eglise du Christ et non son caractère multipliable: l’Eglise existe comme unique sujet dans la réalité historique.

Par conséquent, la substitution de « est » par « subsistit in », contrairement à tant d’interprétations infondées, ne signifie pas que l’Eglise catholique renonce à la conviction d’être l’unique véritable Eglise du Christ ; cette substitution signifie plutôt sa plus grande ouverture face à la singulière requête de l’œcuménisme de reconnaître un caractère et une dimension réellement ecclésiaux aux Communautés chrétiennes qui ne sont pas en pleine communion avec l’Eglise catholique, à cause des « plura elementa sanctificationis et veritatis » présents en elles. Ainsi, bien que l’Eglise soit une et qu’elle « subsiste » en un unique sujet historique, il existe, même en dehors de ce sujet visible, de véritables réalités ecclésiales.

La quatrième question a pour objet la raison d’être de l’attribution par le Concile Vatican II du terme « Eglises » aux Eglises orientales qui ne sont pas en pleine communion avec l’Eglise catholique.

Nonobstant l’affirmation explicite que l’Eglise du Christ « subsiste » dans l’Eglise Catholique, la reconnaissance que « plusieurs éléments de sanctification et de vérité »[6] existent en dehors de son organisme visible, implique un caractère ecclésial des Eglises ou des Communautés ecclésiales non catholiques, même si c’est de manière diversifiée. En effet, elles aussi « ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut »[7].

Avant tout, le texte prend en considération la réalité des Eglises orientales qui ne sont pas en pleine communion avec l’Eglise catholique et, se référant à divers textes conciliaires, leur reconnaît le titre d’ »Eglises particulières ou locales » et les appelle « Eglises soeurs » des églises particulières catholiques. De fait, elles demeurent unies à l’Eglise catholique grâce à la succession apostolique et à la validité de l’Eucharistie : « pour cette raison, en elles, l’Eglise de Dieu s’édifie et grandit »[8]. Mieux, la Déclaration Dominus Iesus les appelle expressément « véritables Eglises particulières »[9].

Tout en reconnaissant de manière explicite leur « identité d’Eglise particulière » et la valeur salvifique qui y est incluse, le document ne pouvait pas ne pas souligner la déficience (defectus), dont elles sont l’objet, précisément dans leur identité. En effet, par leur vision eucharistique de l’Eglise, qui met l’accent sur la réalité de l’Eglise particulière réunie au nom du Christ dans la célébration de l’Eucharistie et sous la conduite de l’évêque, elles considèrent les Eglises particulières comme complètes dans leur particularité[10]. Par conséquent, de par l’égalité fondamentale existant entre toutes les Eglises particulières et entre tous les évêques qui les président, chacune d’elles jouit de sa propre autonomie interne, avec des répercussions évidentes sur la doctrine du primat, laquelle, selon la foi catholique, est un « principe constitutif interne » pour l’existence même d’une Eglise particulière[11]. Naturellement il sera toujours nécessaire de souligner que le primat du Successeur de Pierre, Evêque de Rome, ne doit pas être compris de manière externe ou en concurrence par rapport au pouvoir des Evêques des Eglises particulières. Il doit s’exercer comme service de l’unité de la foi et de la communion, dans les limites qui viennent de la loi divine et de la constitution divine inviolable de l’Eglise, contenue dans la Révélation[12].

La cinquième question porte sur la raison d’être de la non reconnaissance du titre d’“Eglises aux Communautés ecclésiales issues de la Réforme.

A ce sujet, on doit dire que « la blessure est plus profonde encore dans les Communautés ecclésiales qui n’ont pas maintenu la succession apostolique ni conservé l’Eucharistie valide »[13]; par conséquent elles « ne sont pas des Eglises au sens propre »[14], mais des « Communautés ecclésiales », comme l’atteste l’enseignement conciliaire et post-conciliaire[15].

Bien que ces affirmations claires aient créé un malaise dans les Communautés concernées, et même du côté catholique, on ne voit pas comment on pourrait attribuer à ces Communautés le titre d’ »Eglise », du moment qu’elles n’acceptent pas le concept théologique d’Eglise selon le sens catholique et du fait que leur font défaut des éléments considérés comme essentiels par l’Eglise catholique.

Il faut, de toute façon, rappeler que lesdites Communautés, comme telles, de par les différents éléments de sanctification et de vérité qui sont présents en elles, ont sans aucun doute un caractère ecclésial et une valeur salvifique conséquente.

Reprenant en substance l’enseignement conciliaire ainsi que le Magistère post-conciliaire, le nouveau document, promulgué par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, constitue un rappel explicite de la doctrine catholique sur l’Eglise. En plus de dissiper des visions inacceptables, encore répandues même dans le monde catholique, ce texte offre également de précieuses indications pour la poursuite du dialogue œcuménique. Ce dialogue demeure toujours une des priorités de l’Eglise catholique, comme l’a confirmé le Pape Benoît XVI dès son premier message à l’Eglise (20 avril 2005) et en tant d’autres occasions, surtout lors de son voyage apostolique en Turquie (28 novembre – 1er décembre 2006). Toutefois, pour que le dialogue puisse vraiment être constructif, en plus de l’ouverture aux interlocuteurs, demeure nécessaire la fidélité à l’identité de la foi catholique. C’est seulement de cette manière qu’on pourra parvenir à l’unité de tous les chrétiens en « un seul troupeau et un seul pasteur » (Jn 10, 16) et guérir ainsi cette blessure qui empêche toujours l’Eglise catholique de réaliser pleinement son universalité dans l’histoire.

A première vue, l’œcuménisme catholique peut se présenter de manière paradoxale. Avec l’expression « subsistit in », le Concile Vatican II a voulu harmoniser deux affirmations doctrinales : d’une part, que l’Eglise du Christ, malgré les divisions des chrétiens, continue d’exister de manière intégrale seulement dans l’Eglise catholique ; d’autre part, l’existence de nombreux éléments de sanctification et de vérité en dehors de son ensemble, à savoir dans les Eglises et Communautés ecclésiales qui ne sont pas encore en pleine communion avec l’Eglise catholique. A ce sujet, le Décret du Concile Vatican II sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio avait même introduit le terme plenitudo (unitatis/catholicitatis) précisément pour aider à mieux faire comprendre cette situation d’une certaine manière paradoxale. Bien que l’Eglise catholique ait la plénitude des moyens de salut, « les divisions entre Chrétiens l’empêchent cependant de réaliser la plénitude de la catholicité qui lui est propre en ceux de ses fils qui, certes, lui appartiennent par le baptême, mais se trouvent séparés de sa pleine communion »[16]. Il s’agit donc de la plénitude de l’Eglise catholique, qui est déjà actuelle et qui doit croître dans les frères qui ne sont pas en pleine communion avec elle, mais aussi dans ses fils qui sont pécheurs « jusqu’à ce que, dans la Jérusalem céleste, le peuple de Dieu atteigne joyeux la totale plénitude de la gloire éternelle »[17]. Le progrès dans la plénitude est enraciné dans le dynamisme de l’union avec le Christ : « L’union avec le Christ est en même temps union avec tous ceux auxquels il se donne. Je ne peux avoir le Christ pour moi seul; je ne peux lui appartenir qu’en union avec tous ceux qui sont devenus ou qui deviendront siens. La communion me tire hors de moi-même vers lui et, en même temps, vers l’unité avec tous les chrétiens »[18].

__________

[1] PAUL VI, Discours de clôture de la troisième période du Concile (21 novembre 1964): AAS 56 [1964] 1012 ; Documentation Catholique 61 (1964) 1541.

[2] PAUL VI, Discours de clôture de la troisième période du Concile (21 novembre 1964): AAS 56 [1964] 1010 ; Documentation Catholique 61 (1964) 1539

[3] G. PHILIPS, L’Eglise et son mystère au IIème Concile du Vatican. Histoire, texte et commentaire de la Constitution Lumen Gentium, Tome I, Desclée, Paris 1966, 119.

[4] CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Déclaration Mysterium Ecclesiae, n. 1: AAS 65 [1973] 398; Documentation Catholique 70 (1973) 665

[5] CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI,Notification à propos du livre « Eglise : charisme et pouvoir » du P. Leonardo Boff, AAS 77 [1985] 758-759 ; Documentation Catholique 87 (1985), 485. Le passage de la Notification, tout en n’étant pas cité formellement dans le “Responsum”, est reporté intégralement à la note 56 du n. 16. dans la Déclaration Dominus Iesus, AAS 92 (2000-II) 757-758; Documentation Catholique 97 (2000) 822.

[6] Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Const.Dogm. Lumen Gentium, n. 8

[7] Concile Œcuménique Vatican II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 3.4.

[8] Concile Œcuménique Vatican II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 15.1.

[9] CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Déclaration Dominus Iesus, 17 : AAS 92 [2000-II] 758; Documentation Catholique 97 (2000) 818.

[10] Cf. COMITE MIXTE CATHOLIQUE-ORTHODOXE EN FRANCE, Il primato romano nella comunione delle Chiese, Conclusioni: in “Enchiridion oecumenicum” (1991), vol. 4, n. 956.

[11] Cf. CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Lettre Communionis notio, n. 17: AAS 85 [1993-II] 849.

[12] Cf. CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI Considérations sur le primat du Successeur de Pierre dans le mystère de l’Eglise , n. 7 e n.10, in: Il primato del Successore di Pietro nel mistero della Chiesa, Documenti e Studi, Libreria Editrice Vaticana, 2002, 16 e 18.

[13] Cf. CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Lettre Communionis notio, n. 17.

[14] Cf. CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Déclaration Dominus Iesus, n.17 : AAS 92 [2000-II] 758 ; Documentation Catholique 97 (2000) 818.

[15] Cf. CONC. OECUM.VAT. II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 4; JEAN-PAUL II, Lettre apost.Novo millennio ineunte (6 janvier 2001), 48 : AAS93 [2001] 301-302.

[16] CONC. OECUM. VAT. II, Décr. Unitatis redintegratio, n. 4.

[17] Ibid, n. 3.

[18] BENOIT XVI, Encycl.Deus caritas est, n.14: in AAS 98 (2006), 228-229; Documentation Catholique 103 (2006) 173.

Franz Michel Willam, le théologien que le pape a tiré de l’oubli

3 juillet, 2007

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/dettaglio.jsp?id=153041&fr=y

Franz Michel Willam, le théologien que le pape a tiré de l’oubli


Auteur en 1932 d’une célèbre vie du Christ, il était oublié de tous. Benoît XVI le cite dans « Jésus de Nazareth » et un chercheur autrichien explique pourquoi, en se basant sur une correspondance inédite entre les deux hommes

par Sandro Magister

ROMA, le 3 juillet 2007 – Dans les premières lignes de la préface de son « Jésus de Nazareth », Benoît XVI rappelle que pendant sa jeunesse, dans les années 30 et 40, « une série de livres enthousiasmants sur Jésus a été publiée ».

Et de citer les noms de certains auteurs: Romano Guardini, Karl Adam, Daniel-Rops, Giovanni Papini, Franz Michel Willam.

Les quatre premiers, et plus encore les deux premiers, sont encore assez connus et lus. Mais ce n’est pas le cas du dernier. Franz Michel Willam (1894-1981) est aujourd’hui un inconnu pour presque tout le monde. Il est tombé dans l’oubli.

Alors, pourquoi Joseph Ratzinger le cite-t-il?

Dans le « long chemin intérieur » qui a conduit Joseph Ratzinger à écrire « Jésus de Nazareth », Willam ne semble pas être un auteur de référence. Romano Guardini, Henri de Lubac, Rudolf Schnackenburg et le rabbin Jacob Neusner le sont bien davantage.

Du philosophe et théologien italo-allemand Romano Guardini, on retrouve chez le pape l’idée du rôle central de l’Eglise pour permettre à l’homme de se rapprocher réellement de Jésus, en tout temps et en tout lieu, à travers l’Eucharistie et les autres sacrements.

Chez le théologien français Henri de Lubac, Benoît XVI a puisé la connaissance profonde de la pensée des Pères de l’Eglise et l’intuition de l’union entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

Avec le grand exégète allemand Schnackenburg, le pape partage la conviction que la méthode historico-critique ne suffit pas, à elle seule, pour comprendre pleinement qui est Jésus.

Entre le rabbin Jacob Neusner et Benoît XVI, le dialogue se poursuit jusque dans les pages de « Jésus de Nazareth » et même après, comme l’a expliqué www.chiesa dans un article du 11 juin dernier.

Willam, lui, n’est cité qu’une seule fois dans le livre, au début, et il semble qu’ensuite on perde sa trace. Mais en est-il vraiment ainsi?

L’énigme est résolue grâce à un article publié dans le dernier numéro de « Vita e Pensiero », la revue de l’Université Catholique du Sacré-Cœur de Milan.

Il est écrit par le jeune théologien Philipp Reisinger, autrichien comme Willam.

Citant une correspondance entre Joseph Ratzinger et Franz Michel Willam dans les années 60, il montre qu’ils avaient en commun la conviction que le secret de la grande théologie chrétienne – celle qui ne s’adresse pas seulement aux connaisseurs – est « la simplicité », « le regard clair sur l’essentiel ».

Une simplicité et un essentiel que Benoît XVI a voulu imprimer sur chaque page de son livre « Gesù di Nazaret ».

Voici l’article paru sur le n. 3 de l’année 2007 de « Vita e Pensiero »:

Ratzinger et l’ »aumônier » théologien. Une correspondance inédite

par Philipp Reisinger

L’autrichien Franz Michel Willam est certainement la personnalité la moins connue aujourd’hui, parmi les auteurs cités par Benoît XVI dans la préface de son livre “Jésus de Nazareth”.

Qui était-ce? Et pourquoi le pape évoque-t-il son souvenir? Peu de gens connaissent la correspondance, conservée au couvent de Thalbach à Bregenz, en Autriche, entre celui qui était alors Joseph Ratzinger, professeur d’université, et Franz Michel Willam, plus âgé que lui de 33 ans.

Ils furent en contact étroit, notamment en 1967 et 1968. L’un des motifs de ces contacts était le livre de Willam “Vom jungen Roncalli zum Papst Johannes XXIII. [Du jeune Roncalli au pape Jean XXIII]”, publié en 1967, et l’article de Ratzinger “Was heißt Erneuerung der Kirche? [Que signifie la rénovation dans l’Eglise?]” paru un an plus tôt dans la revue “Diakonia”.

On trouvait dans ce dernier texte la phrase: “La vraie réforme est celle qui s’occupe de ce qui est authentiquement chrétien, qui se laisse interpeller et former par cela”. La vraie réforme, la vraie rénovation demande de la simplicité. “La Rénovation est simplification”: voilà comment Ratzinger résumait efficacement sa thèse.

Willam, qui avait découvert et mis en évidence la simplicité comme idée dominante chez le pape Jean XXIII, évoquait de la manière suivante – dans une lettre à l’évêque Paulus Rusch – ce qui constituait pour lui le passage central de l’article de Ratzinger:

“Voici comment se présente la théorie de la simplicité selon Joseph Ratzinger: il y a la simplicité de la commodité, qui est la simplicité de l’imprécision, un manque de richesse, de vie et de plénitude. Et puis il y a la simplicité de l’origine, qui est la vraie richesse. La rénovation est simplicité, non pas dans le sens d’une sélection ou d’une réduction, mais bien plutôt une simplification dans le sens de devenir simple, de se diriger vers cette vraie simplicité qui est le mystère de ce qui existe”.

Le 22 mai 1967, Willam écrit à Ratzinger:

“J’ai effectué une recherche sur les concordances dans les cinq volumes de discours et de documents du pontificat. Les mots ‘simple’ et ‘simplicité’ sont les mots-clés les plus fréquents. Jean XXIII leur donne certainement le même sens que vous: étudier la chose de manière précise et se demander: comment dois-je m’exprimer pour que tout le monde comprenne le résultat?”.

“J’ai reçu récemment votre livre sur le pape Jean XXIII. Je l’ai déjà parcouru et je le trouve vraiment émouvant”, répond le professeur Ratzinger après avoir reçu le volume.

Ratzinger, qui venait d’être nommé doyen de la Faculté de théologie de Tubingen, écrivit un compte-rendu long et particulièrement bienveillant du livre de Willam dans “Theologische Quartalschrift”, 6, 1968:

“On peut dire que ce livre est, de loin, la publication la plus importante, à ce jour, pour éclairer la personnalité de Jean XXIII. Il est également d’une importance fondamentale pour comprendre le Concile Vatican II. L’ouvrage est très au-dessus de la multitude de textes qui ont été écrits à ce sujet, parce que les informations sont très complètes et les rapprochements évidents. [...] L’auteur mérite donc d’être remercié sans réserves pour son patient travail, et aussi – ce n’est pas son moindre mérite – parce qu’il a su dire beaucoup en peu de pages”.

Willam a été vraiment heureux de ce compte-rendu, qu’il a cité dans presque toutes les lettres qu’il a écrites dans les semaines qui ont suivi sa publication. Il devait écrire à un ami: “On a l’impression que, dans son argumentaire, Ratzinger pense à différents dialogues qui ont eu lieu pendant le Concile Vatican II, y compris avec des non catholiques comme Oscar Cullmann”.

Willam admirait beaucoup le professeur Ratzinger et lui demanda conseil en de nombreuses occasions, se laissant corriger et conseiller par lui avec simplicité, malgré leur importante différence d’âge. Dans la lettre, déjà citée, du 22 mai 1967, il demandait notamment au professeur son aide pour une publication concernant John Henry Newman, et il concluait avec un compliment ému:

“Ne connaissant aucun théologien aussi proche que vous de Jean XXIII par la manière de penser – le mot-clé ‘simplicité’ que vous avez en commun en est un témoignage objectif – c’est à vous que j’adresse cette demande”.

La simplicité, si profondément décisive pour Willam, s’exprimait aussi par le fait qu’il ne s’est jamais senti appelé à formuler une théologie qui lui soit particulière. Il cherchait plutôt à recueillir les signes des temps et être témoin de l’éternel dans le contexte de tous les changements survenus au cours de sa vie.

Il y a là aussi un point commun avec Ratzinger, qui devait déclarer un jour:

“Je n’ai jamais chercher à créer un système particulier, une théologie spéciale. Je veux simplement penser en lien avec la foi de l’Eglise, c’est-à-dire penser en lien avec les grands penseurs de la foi. Il ne s’agit pas d’une théologie isolée et venant de moi-même, mais d’une théologie qui s’ouvre de la manière la plus large possible au chemin de pensée commun de la foi”.

Franz Michel Willam est né le 14 juin 1894 à Schoppernau dans le Vorarlberg. Son père était cordonnier et batelier et donc de condition modeste. Il partageait avec son grand-père maternel, le poète patriotique Franz Michel Felder, non seulement son prénom, mais aussi l’amour de sa patrie et de son peuple, l’attirance pour l’écriture et la recherche, ainsi qu’une myopie tendant vers la quasi-cécité.

En 1917, Willam est ordonné prêtre à Brixen et il devient docteur en théologie en 1921. Après quelques expériences pastorales, on lui confie le rôle d’aumônier à Andelsbuch, où il a exercé comme vicaire et comme chercheur jusqu’à sa mort, le 18 janvier 1981.

Recherché et estimé par beaucoup de gens, l’écrivain, savant et anthropologue a toujours voulu être appelé “aumônier”, parce que ce nom exprimait ce qu’il était et avait toujours voulu être: prêtre et pasteur.

Sa vie a été modeste et au milieu des gens, mais aussi profondément enracinée dans la tradition catholique. Bien que vivant solitaire dans la forêt de Bregenz, il est resté en contact permanent avec le monde scientifique de la théologie et notamment avec beaucoup de chercheurs newmaniens. Il était capable aussi bien de discuter d’agriculture de montagne avec les gens qu’il rencontrait lors de ses nombreuses promenades que de lire sans problème, dans son bureau envahi par des montagnes de livres, des auteurs anglais, français, espagnols, italiens, latins et grecs en l’absence de tout dictionnaire. Les savants modernes de la nature comme Heisenberg lui étaient aussi familiers que les philosophes grecs Platon et Aristote.

Willam a réussi, entre autres, à démontrer que la gnoséologie de Newman avait des racines beaucoup plus aristotéliciennes que platoniciennes. Cette théorie – d’abord fortement combattue par les experts – fut plus tard universellement acceptée, et le simple chapelain est ainsi devenu un spécialiste reconnu de Newman.

L’œuvre de Willam comprend 33 livres et 372 textes – poésies, récits, essais, comptes-rendus – publiés dans 79 revues différentes.

Le volume de 1932 “Das Leben Jesu im Lande und Volke Israels [La vie de Jésus dans le territoire et dans le peuple d’Israël]”, publié en dix éditions et traduit en douze langues, est son chef-d’œuvre. Ce fut en son temps un véritable best-seller, qui assura à Willam une célébrité internationale.

Pour écrire ce livre, Willam a étudié à fond l’histoire juive et observé comme un anthropologue, pendant plusieurs mois, les us et coutumes de la Palestine.

Sa “Vie de Jésus”, écrite avant que ne se soit développée l’exégèse historico-critique de la Bible, ne s’occupe pas de la question de l’historicité des Evangiles ni des diverses sources linguistiques et idiomatiques de la Sainte Ecriture. Son but consiste purement et simplement à présenter au lecteur la vie et donc la personne de Jésus en partant des Evangiles, dont il remplissait de vivacité le contenu, grâce aux connaissances qu’il tirait de ses études d’anthropologie.

Quand Willam parle de Jésus, il nous donne en même temps une leçon “de regard” au vrai sens du mot: il nous fait voir, entendre et percevoir comme le Seigneur a vécu et agi.

Willam n’est pas un simple théoricien qui élabore sa pensée indépendamment des événements concrets et donc en s’éloignant progressivement de la réalité. Il n’écrit pas seulement pour une poignée de spécialistes. Son but premier est la formation religieuse du peuple. Cet objectif découle de son amour et de sa proximité particuliers avec l’homme simple; c’est ainsi qu’il a réussi à combiner un esprit lucide à un langage linéaire et compréhensible.

Un biographe du pape Benoît XVI a écrit: “La simplicité lui appartient. Il n’a jamais été caractérisé par un détachement hautain, même lorsqu’il abordait des problèmes théologiques complexes”.

Le fruit de la simplicité, c’est un regard clair sur l’essentiel. C’est précisément cela que Willam partageait avec Ratzinger qui, en le citant dans la préface de “Jésus de Nazareth” le préserve à juste titre de l’oubli.

Un rabbin débat avec le pape. Et ce qui les divise, c’est toujours Jésus

11 juin, 2007

du site:

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Un rabbin débat avec le pape. Et ce qui les divise, c’est toujours Jésus


Le rabbin, c’est Jacob Neusner, celui-là même à qui Benoît XVI consacre de nombreuses pages de son dernier livre. De leur avis à tous les deux, les débats entre judaïsme et christianisme doivent non pas occulter mais porter à la lumière les prétentions de vérité respectives

par Sandro Magister

ROMA, 11 juin 2007 – Dans le livre « Jésus de Nazareth » écrit par Joseph Ratzinger avant et après son élection en tant que pape, un auteur vivant est cité et discuté beaucoup plus que les autres. Dans le chapitre quatre, consacré au Discours sur la Montagne, Joseph Ratzinger s’arrête sur lui pendant au moins quinze pages.

Cet auteur est un juif pratiquant, le rabbin Jacob Neusner. Il vit aux Etats-Unis, et enseigne l’histoire et la théologie du judaïsme au Bard College, Annandale-on-Hudson, New-York. En 1993, il a publié un livre qui a beaucoup frappé celui qui était alors le cardinal Ratzinger: « A Rabbi Talks with Jesus ».

Dans « Jésus de Nazareth », le pape explique pourquoi ce livre l’a impressionné de manière si positive: « l’auteur y prend place au milieu du groupe des disciples sur la ‘montagne’ de la Galilée. Il écoute Jésus [...] et parle avec Jésus lui-même. Il est touché par la grandeur et par la pureté de ses paroles et cependant inquiété par l’inconciliabilité définitive qu’il perçoit dans le cœur du Discours sur la Montagne. Il accompagne ensuite Jésus dans son chemin vers Jérusalem [...] et se remet à chaque fois à lui parler. Mais à la fin, il décide de na pas suivre Jésus. Il reste fidèle à ce qu’il appelle l’Israël éternel ».

Le nœud crucial qui empêche le rabbin de croire en Jésus est le fait qu’Il se révèle en tant que Dieu: c’est d’ailleurs ce scandale qui a mené Jésus à la mort. Selon Joseph Ratzinger, c’est justement là que se trouve la valeur du livre de Neusner. La conversation imaginaire entre le rabbin juif et Jésus « laisse transparaître toute la dureté des différences, mais elle a lieu dans un climat de grand amour: le rabbin accepte la différence du message de Jésus et prend congé avec un détachement dépourvu de toute haine. Tout en restant dans la rigueur de la vérité, il n’abandonne pas la force conciliatrice de l’amour ».

Pour Benoît XVI, c’est là la voie du vrai dialogue entre juifs et chrétiens. Ne pas occulter les prétentions de vérité respectives, mais les porter à la lumière dans la compréhension et dans le respect réciproque.

Et c’est aussi l’opinion de Jacob Neusner:

« Au cours des deux derniers siècles, le dialogue entre juifs et chrétiens a été un outil des politiques de conciliation sociale et non plus une recherche religieuse sur les convictions de l’autre. […] Avec le livre « Jésus de Nazareth » les débats entre juifs et chrétiens entrent dans une nouvelle ère. Nous sommes désormais en mesure de nous rencontrer dans un exercice de raison et de critique prometteur ».

Jacob Neusner a commenté le livre du pape dans un article publié le 29 mai par le quotidien israélien « The Jerusalem Post ».

Il s’agit du premier commentaire d’envergure de « Jésus de Nazareth » par une autorité religieuse reconnue, un homme qui non seulement n’est pas chrétien mais appartient à la religion juive. En voici la traduction:

Ma discussion avec le pape

par Jacob Neusner

Au Moyen âge, les rabbins étaient contraints de s’engager, devant les rois et les cardinaux, dans des discussions avec des prêtres, pour décider quelle était la vraie religion, le judaïsme ou le christianisme. Le résultat était couru d’avance: les chrétiens gagnaient car ils détenaient l’épée.

Puis, dans les années qui ont suivi le Seconde Guerre mondiale, les débats ont laissé place à la conviction que les deux religions disent la même chose et les différences entre elles n’ont plus été considérées que comme des questions secondaires.

Aujourd’hui, en revanche, un nouveau type de controverse a débuté, où la vérité des deux religions constitue le centre du débat.

Cela marque un retour aux anciens débats, avec leur sérieux intense au sujet des vérités religieuses et leur volonté de poser les questions de fond et de s’engager dans les réponses.

Mon livre, « A Rabbi Talks with Jesus », a constitué l’un de ces récents exercices de débat. Et aujourd’hui, en 2007, le pape a relevé le défi point par point dans son nouveau livre « Jésus de Nazareth ». On peut imaginer ma stupeur quand on m’a dit que le chapitre quatre du livre de Benoît XVI « Jésus de Nazareth » contenait une réponse chrétienne à mon livre « A Rabbi Talks with Jesus ».

Nous avons donc des papes engagés dans le dialogue théologique judéo-chrétien? Dans l’Antiquité et au Moyen âge, les débats concernant des propositions de vérité religieuse définissaient la finalité du dialogue entre les religions, en particulier entre le judaïsme et le christianisme. Le judaïsme a affronté la question avec force, en accumulant des raisonnements rigoureux construits sur les faits de l’Ecriture commune aux deux parties impliquées dans la confrontation. Des récits imaginaires, comme « Kuzari » de Juda Halevi, ont mis en scène un dialogue entre judaïsme, christianisme et islam, un dialogue présidé par un roi qui cherchait la vraie religion pour son royaume. Le judaïsme était sorti vainqueur du débat qui avait eu lieu devant le roi des Khazars, tout au moins dans la version de Juda Halevi. Mais le christianisme a recherché aussi résolument des soutiens dans le débat, sûr de remporter la confrontation. Des controverses semblables attestaient la confiance commune des toutes les parties dans l’intégrité de la raison et dans les événements des Ecritures partagées.

Ces disputes ont été abandonnées quand les religions ont perdu leur confiance en la capacité de la raison à établir la vérité théologique. A partir de ce moment, par exemple dans « Nathan le sage » de Lessing, les religions ont été conçues pour affirmer une vérité commune à tous et les différences entre les religions ont été mises de côté, comme étant marginales et sans importance. On a dit qu’un président américain avait affirmé: « Peu importe en quoi tu crois, l’important c’est que tu sois un bon citoyen ». Ainsi, les controverses entre les religions ont perdu de leur urgence. L’héritage de l’Illuminisme, avec son indifférence à la prétention de vérité des religions, a promu la tolérance religieuse et le respect réciproque à la place de la confrontation entre les religions et à la revendication de connaître Dieu. Les religions ont été perçues comme des obstacles au bon ordre de la société.

Au cours des deux derniers siècles, le dialogue entre juifs et chrétiens a été utilisé pour des politiques de conciliation sociale. Il n’a plus été une recherche religieuse sur les convictions de l’autre. La négociation a pris la place du débat et on a pensé que la prétention de vérité de sa propre religion violait les règles de bonne conduite.

En revanche, dans « A Rabbi Talks with Jesus », j’ai pris au sérieux l’affirmation de Jésus selon lequel la Torah trouvait en lui son accomplissement et j’ai confronté cette affirmation avec les enseignements d’autres rabbins, dans une sorte de débat entre maîtres de la Torah. J’explique, de manière lucide et en aucun cas apologétique, pourquoi, si j’avais vécu en Israël au premier siècle et si j’avais été présent lors du Discours sur la Montagne, je ne me serais pas uni au groupe des disciples de Jésus. J’aurais dit non – mais avec courtoisie –, certain d’avoir de mon côté des raisons et des faits solides.

Si j’avais écouté ce qu’il a dit dans le Discours sur la Montagne, je ne serais pas devenu l’un des ses disciples, pour des raisons solides et substantielles. C’est difficile à imaginer, parce qu’on aurait du mal à trouver des mots plus profondément enracinés dans notre civilisation et dans ses plus profondes expressions que les enseignements du Discours sur la Montagne et d’autres paroles de Jésus. Mais il est aussi difficile d’imaginer que l’on entend ces paroles pour la première fois, comme quelque chose de surprenant et d’exigeant, et non comme de simple lieux communs. C’est précisément ce que je propose de faire dans mes conversations avec Jésus: écouter et argumenter. Ecouter les enseignements religieux comme si c’était la première fois et y répondre avec surprise et émerveillement – c’est cela le fruit du débat religieux de nos jours.

J’ai écrit mon livre pour essayer d’expliquer un peu pourquoi, alors que les chrétiens croient en Jésus-Christ et en la bonne nouvelle de son pouvoir dans le royaume des Cieux, les juifs croient en la Torah de Moïse et forment sur la terre et dans leur chair un royaume de Dieu formé de prêtres et d’un peuple saint. Cette foi demande aux fidèles juifs de ne pas adopter les enseignements de Jésus, en s’appuyant sur le fait que ces enseignements contredisent la Torah sur des points importants.

Quand Jésus s’éloigne de la révélation faite par Dieu à Moïse sur le Mont Sinaï, c’est-à-dire la Torah, il se trompe, alors que Moïse est dans le vrai. En établissant la base de cette opposition qui n’est en rien apologétique, j’entends encourager le dialogue entre croyants, chrétiens et juifs.

Pendant longtemps, les juifs ont loué Jésus comme un rabbin, comme un juif vraiment semblable à nous; mais pour la foi chrétienne en Jésus Christ, cette affirmation n’apporte absolument rien. De leur côté, les chrétiens ont loué le judaïsme en tant que religion d’où est venu Jésus, mais nous pouvons difficilement considérer cela comme un véritable compliment.

Souvent, nous avons évité de mettre en évidence les principales différences entre nous, non seulement en réponse à la personne et aux affirmations de Jésus, mais spécialement à propos de ses enseignements.

Il a prétendu réformer et accomplir: « Il vous a été dit… mais moi je vous dis… ». Nous, au contraire, nous sommes convaincus, et je l’ai soutenu dans mon livre, que la Torah a été et est parfaite, qu’elle n’a pas besoin d’accomplissements supplémentaires et que le judaïsme construit sur la Torah et les prophètes et les Ecrits, les parties originellement orales de la Torah mises sous forme écrite dans la Mishna, le Talmud, le Midrash – ce judaïsme a été et reste le dessein de Dieu pour l’humanité

Sur la base de ce critère, j’ai proposé de définir les divergences d’opinion judaïques par rapport à plusieurs enseignements importants de Jésus. C’est un acte de respect envers les chrétiens et d’honneur envers leur foi, parce que nous ne pouvons discuter que si nous nous prenons réciproquement au sérieux. Nous ne pouvons dialoguer que si nous honorons à la fois nous-mêmes et les autres. Dans ma discussion imaginaire, je traite Jésus avec respect, mais je veux aussi débattre avec lui de ce qu’il dit.

Qu’est-ce qui est en jeu ici? Si je réussis à créer une représentation vivante de la discussion, les chrétiens verront les choix faits par Jésus et sauront raviver leur foi en Jésus-Christ, mais aussi en rapport avec le judaïsme.

Je veux mettre en évidence les choix différents que le judaïsme et le christianisme voient s’affronter dans les Ecritures qu’ils ont en commun. Les chrétiens comprendront mieux le christianisme s’ils sont conscients des choix qu’il place devant eux; il en va de même pour les juifs vis-à-vis du judaïsme.

Je veux expliquer aux chrétiens pourquoi je crois au judaïsme et cela devrait aider les chrétiens à définir quelles sont les convictions profondes qu’ils apportent à l’église chaque dimanche.

Les juifs renforceront leur confiance en la Torah de Moïse mais aussi leur respect pour le christianisme. Je veux que les juifs comprennent pourquoi le judaïsme demande un assentiment: « le Miséricordieux cherche les cœurs », « la Torah n’a été donnée que pour purifier le cœur de l’Homme ». Les juifs comme les chrétiens devraient trouver dans « A Rabbi talks with Jesus » les raisons qu’ils doivent soutenir, puisque les uns comme les autres découvriront les points essentiels sur lesquels se fonde la différence entre le judaïsme et le christianisme.

Qu’est-ce qui me rend si sûr de ce résultat? Je crois que, quand chaque partie comprend ce qui la sépare d’une autre de la même manière que celle-ci et que toutes les deux affirment leur vérité respective en s’appuyant sur de solides raisons, alors tous peuvent aimer et louer le Seigneur en paix – en sachant qu’ils servent vraiment un seul et même Dieu – selon leurs différences respectives. Mon livre est un livre religieux sur la différence religieuse: un raisonnement sur Dieu.

Quand mon éditeur m’a demandé de lui indiquer à quels collègues il devait proposer de présenter mon livre, je lui ai conseillé le grand rabbin Jonathan Sacks et le cardinal Joseph Ratzinger. Le rabbin Sacks m’impressionnait depuis longtemps par ses écrits théologiques pénétrants et solidement argumentés, qui en font un des bons apologistes actuels du judaïsme. Quant au cardinal Ratzinger, j’avais admiré ses essais sur le Jésus de l’histoire et je lui avais écrit pour le lui dire. Il m’avait répondu et nous avions échangé des textes et des livres. J’avais été frappé par sa volonté, que j’avais trouvée courageuse et constructive, de discuter sur la question de la vérité et pas seulement sur les politiques de la doctrine.

Mais maintenant Sa Sainteté a fait un pas de plus et a répondu à ma critique avec un texte créatif d’exégèse et de théologie. Avec son « Jésus de Nazareth » les discussions judéo-chrétiennes entrent dans une nouvelle ère. Nous sommes désormais en mesure de nous rencontrer les uns les autres en un exercice de raison et de critique très prometteur. Les paroles du Sinaï nous conduisent ensemble vers le renouvellement d’une tradition bimillénaire de débats religieux au service de la vérité de Dieu.

Un jour quelqu’un m’a défini comme la personne aimant le plus discuter qu’il ait jamais rencontrée. Maintenant j’ai trouvé quelqu’un qui me tient tête. Benoît XVI est aussi un chercheur de vérité.

Nous vivons une époque intéressante.

La dernière messe du père Ragheed, martyr de l’Eglise Chaldéenne

8 juin, 2007

 

du site:

http://chiesa.espresso.repubblica.it/dettaglio.jsp?id=145921&fr=y

La dernière messe du père Ragheed, martyr de l’Eglise Chaldéenne


Ils l’ont tué à Mossoul, avec trois des ses sous-diacres. Dans un Irak ravagé, c’était un homme et un chrétien qui témoignait de sa foi avec clarté et courage. Voici un portait écrit par quelqu’un qui le connaissait bien

par Sandro Magister

ROMA, le 5 juin 2007 – Ils l’ont tué le dimanche suivant la Pentecôte, après qu’il a célébré la messe dans l’église de sa paroisse consacrée à l’Esprit Saint, à Mossoul.

Ils ont tué le père Ragheed Ganni, un prêtre catholique chaldéen, ainsi que les trois sous-diacres qui étaient avec lui, Basman Yousef Daud, Wahid Hanna Isho, Gassan Isam Bidawed. Les assaillants ont éloigné la femme de ce dernier et ont abattu les quatre hommes de sang froid. Puis, ils ont placé des véhicules remplis d’explosifs autour de leurs corps pour que personne n’ose s’approcher. C’est seulement tard dans la soirée que la police de Mossoul est parvenue à désamorcer les engins et à recueillir les corps.

L’Eglise chaldéenne les a aussitôt pleurés comme des martyrs. A Rome Benoît XVI a prié. Le père Ragheed était l’un des prêtres qui donnaient le témoignage d’une vie chrétienne avec le plus de clarté et de courage, dans un des pays les plus ravagés.

Il était né à Mossoul il y a 35 ans. Ingénieur diplômé de l’université de Mossoul en 1993, il avait étudié, de1996 à 2003, la théologie à Rome à l’Angelicum, l’Université Pontificale Saint Thomas d’Aquin, où il avait obtenu la licence en théologie œcuménique. Il parlait couramment, en plus de l’arabe, l’italien, le français et l’anglais. Il était le correspondant de l’agence internationale « Asia News », de l’Institut Pontifical des Missions Etrangères.

Le jour suivant son martyre « Asia News » en a publié ce portrait:

« L’Eucharistie nous rend la vie que les terroristes essaient de nous ôter »

« Sans la messe du dimanche, sans l’eucharistie, les chrétiens ne peuvent pas vivre en Irak »: le père Ragheed racontait ainsi l’espoir de sa communauté, habituée à voir chaque jour la mort en face, cette même mort qui l’attendait hier après-midi, au retour de la messe.

Après avoir nourri ses fidèles du corps et du sang du Christ, il a offert aussi son propre sang, sa vie, pour l’unité de l’Irak et l’avenir de son Eglise.

Ce jeune prêtre avait choisi, tout à fait consciemment, de rester à côté de ses fidèles, dans sa paroisse consacrée à l’Esprit Saint, à Mossoul, la ville considérée comme la plus dangereuse en Irak après Bagdad. La raison est simple: sans lui, sans son pasteur, le troupeau se serait égaré. Dans la barbarie des kamikazes et des bombes une chose au moins était certaine et donnait la force de résister: « Le Christ – disait Ragheed – avec son amour sans limites défie le mal, nous garde unis, et nous donne, à travers l’Eucharistie, la vie que les terroristes essaient de nous ôter ».

Il est mort hier, massacré par une violence aveugle. Il a été abattu en revenant de l’église, où les fidèles, de moins en moins nombreux, de plus en plus désespérés et effrayés, continuaient cependant à se réunir comme ils le pouvaient.

« Les jeunes – c’est ce que Ragheed racontait il y a quelques jours – organisent la surveillance après les attentats déjà subis par la paroisse, après les enlèvements et les menaces permanentes qui visent les religieux. Les prêtres célèbrent la messe parmi les ruines causées par bombes. Les mères voient avec inquiétude leurs enfants défier les dangers et se rendre au catéchisme avec enthousiasme. Les vieux confient à Dieu leurs familles qui fuient l’Irak, ce pays qu’ils ne veulent pas quitter, solidement enracinés dans ces maisons qu’ils ont construites pendant des années à la sueur de leur front et qu’il n’est pas question d’abandonner ».

Ragheed était comme eux, comme un père fort qui veut protéger ses enfants: « Notre devoir est de ne pas désespérer. Dieu écoutera nos supplications pour la paix en Irak ».

En 2003, après ses études à Rome, il avait décidé de revenir dans son pays, « parce que ma place est là- bas ». Il était aussi rentré pour participer à la reconstruction de sa patrie, à la reconstruction d’une « société libre ». Il parlait d’un Irak plein d’espoir, avec son sourire attachant: « Saddam est tombé, nous avons élu un gouvernement, nous avons voté une Constitution! ». Il organisait des cours de théologie pour les laïques à Mossoul; il consolait les familles en difficulté. Ce mois-ci il était en train de faire soigner à Rome un enfant avec des graves problèmes de vue.

Son témoignage est celui d’une foi vécue avec enthousiasme. Il était l’objet de menaces répétées et de tentatives d’attentat depuis 2004, il avait vu des parents souffrir et des amis partir. Il avait cependant continué jusqu’à la fin de rappeler que cette souffrance, ce massacre, cette anarchie de la violence avaient aussi un sens: il fallait les offrir.

Après l’attaque contre sa paroisse le 1er avril, dimanche des Rameaux, il disait: « Nous nous sommes sentis semblables à Jésus quand il entre à Jérusalem, sachant que la conséquence de Son amour pour les hommes sera la Croix. Nous avons également offert notre souffrance, pendant que les projectiles transperçaient les vitres de l’église, comme signe d’amour pour Jésus ».

Il racontait encore il y a quelques semaines: « Nous attendons chaque jour l’attaque décisive mais nous n’arrêterons pas de célébrer la messe. Nous le ferons aussi sous terre, où nous sommes plus à l’abri. Je suis encouragé par mes paroissiens à suivre cette décision. Il s’agit de guerre, de vraie guerre, mais nous espérons porter cette Croix jusqu’à la fin avec l’aide de la Grâce divine ».

Et parmi les difficultés quotidiennes il s’étonnait lui-même de réussir ainsi à comprendre d’une façon plus profonde « la grande valeur du dimanche, jour de la rencontre avec Jésus ressuscité, jour de l’unité et de l’amour entre tous, du soutien et de l’entraide ».

Ensuite les voitures remplies d’explosifs se sont multipliées; les enlèvements de prêtres à Bagdad et à Mossoul sont devenus de plus en plus fréquents; les sunnites ont commencé à demander un impôt aux chrétiens qui voulaient rester dans leurs maisons, sous peine de les voir confisquées par des miliciens. L’eau, l’électricité, continuent à manquer, les liaisons téléphoniques sont difficiles. Ragheed commence à être fatigué, son enthousiasme faiblit. Jusqu’à admettre, dans son dernier mail à « Asia News », le 28 mai dernier: »Nous sommes sur le point de nous écrouler ». Il parle de la dernière bombe qui est tombée sur l’église du Saint Esprit, juste après les célébrations du jour de la Pentecôte, le 27 mai; de la « guerre » qui a éclaté une semaine plus tôt, avec 7 voitures et 10 engins explosifs en quelques heures; du couvre-feu qui pendant trois jours « nous a gardés prisonniers dans nos propres maisons », sans pouvoir célébrer la fête de l’Ascension, le 20 mai.

Il se demande dans quelle direction son pays se dirige: « Dans un Irak sectaire et confessionnel, quelle place sera attribuée aux chrétiens? Nous n’avons pas de soutien, aucun groupe ne se bat pour notre cause, nous sommes seuls dans ce désastre. L’Irak est déjà divisé et ne sera plus jamais le même. Quel avenir pour notre Eglise? ».

Mais il confirme aussitôt la force de sa foi, éprouvée mais intacte: « Je peux me tromper, mais une chose, une seule chose, j’ai la certitude qu’elle est vraie, pour toujours: l’Esprit Saint continuera à illuminer des personnes afin qu’elles œuvrent pour le bien de l’humanité, dans ce monde si plein de mal ».

Cher Ragheed, avec ton cœur qui crie de douleur, tu nous laisses ton espoir et ta certitude. En te frappant, ils ont voulu anéantir l’espoir de tous les chrétiens en Irak. Cependant, avec ton martyre, tu nourris et tu donnes une nouvelle vie à ta communauté, à l’Eglise en Irak et à l’Eglise universelle aussi. Merci, Ragheed!

Pour une lecture du Coran renouvelée: la leçon d’un grand islamologue

4 juin, 2007

du site:

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Pour une lecture du Coran renouvelée: la leçon d’un grand islamologue


Michel Cuypers applique au livre sacré de l’islam les méthodes déjà appliquées à la Bible. Les résultats sont stupéfiants. Par exemple, contrairement à ce que prétendent les zélateurs de la guerre sainte, les versets les plus belliqueux du Coran n’ »abrogent » pas, en réalité, ceux qui sont plus tolérants et pacifiques

par Sandro Magister

ROMA, le 4 juin 2007 – 38 musulmans compétents avaient signé, en octobre dernier, une « Lettre ouverte à Sa Sainteté le pape Benoît XVI » qui commentait son discours du 12 septembre à Ratisbonne. Aujourd’hui, les signataires sont 100.

Leurs noms et leurs qualifications sont indiqués à la fin de la « Lettre », qui a fait l’objet d’une grande rediffusion par « Islamica Magazine », le trimestriel édité aux Etats-Unis et imprimé en Jordanie qui en avait assuré le premier la publication.

Ces 100 personnes appartiennent à plusieurs dizaines de nations et aux divers courants de la pensée musulmane, sunnites et chiites: un événement rarissime. Parmi eux figure Aref Ali Nayed, dont www.chiesa a déjà publié en avant-première deux essais qui commentent le discours de Ratisbonne; il intervient à nouveau dans le dossier consacré par « Islamica Magazine » aux idées concernant la foi, la raison et la violence que Benoît XVI avait exposées à Ratisbonne.

Le 11 mai dernier, Nayed a donné une « lectio » à Rome, à l’Institut Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI), sur le thème de la « compassion » comme premier attribut de Dieu dans la théologie musulmane. Dans le passé, Nayed – qui exerce des responsabilités à l’université de Cambridge et est musulman pratiquant « d’obédience acharite en théologie, malikite en jurisprudence et chadhilite-rifai pour ce qui est de l’orientation spirituelle” – a également été enseignant au PISAI pendant deux ans.

Dans le public qui a écouté sa « lectio » se trouvaient des représentants des ambassades des Etats-Unis, de Russie e d’autres pays. Etait également présent le directeur d’ »Islamica Magazine », le Jordanien Sohail Nakhooda.

Le lendemain, 12 mai, accompagné par le père Miguel Angel Ayuso Guixot, directeur du PISAI, Nayed a eu des entretiens à la secrétairerie d’état au Vatican.

L’un des points critiques qui rendent difficile la compréhension entre chrétiens et musulmans est l’interprétation du Coran. La « Lettre des 100″ n’aborde pas directement la question, même si elle est présente en toile de fond.

En revanche un certain nombre de chercheurs sérieux, musulmans ou chrétiens, travaillent depuis longtemps à de nouvelles interprétations du Coran.

Du côté musulman, la recherche se fait de manière confidentielle et, jusqu’à présent, avec un effet très faible par rapport les lectures dominantes.

Du côté chrétien, les travaux sont davantage menés au grand jour. Mais ils demandent beaucoup plus d’attention qu’ils n’en obtiennent.

Une importante interview sur ce sujet a été publiée dans le n° 4 de 2007 de la revue « Il Regno », éditée à Bologne par les Prêtres du Sacré-Cœur.

L’interviewé est Michel Cuypers, 56 ans, belge, Petit Frère de Jésus, la communauté religieuse fondée au XXe siècle par Charles de Foucauld.

Cuypers a passé douze ans en Iran, d’abord dans une léproserie à Tabriz, puis comme étudiant en langue et littérature persanes à Téhéran. Il a obtenu un doctorat en littérature persane à l’université di Téhéran en 1983. Il a ensuite étudié l’arabe en Syrie et en Egypte et en 1989 il est parti pour Le Caire, où il réside.

Il est chercheur à l’Institut Dominicain d’Etudes Orientales, fondé au Caire il y a un demi-siècle par les dominicains islamologues Georges Anawati, Jacques Jomier et Serge Beaurecueil.

Depuis 1994 Cuypers a entièrement concentré ses études sur la composition du texte du Coran, en employant la méthode de l’analyse rhétorique. Ses articles et essais sont de plus en plus appréciés, y compris par des spécialistes musulmans. En mai il a publié, en France, un ouvrage consacré à l’analyse d’une sourate du Coran: « Le Festin. Une lecture de la sourate al-Mâ’ida », préfacée par l’éminent chercheur musulman Mohamed-Ali Amir-Moezzi.

L’interview publiée par « Il Regno », réalisée originellement en français, est de Francesco Strazzari. La voici:

La Bible, le Coran et Jésus: comment arriver au coeur du credo musulman

Interview de Michel Cuypers

D. – Fr. Michel Cuypers, que signifie votre recherche? Pourquoi ce livre: « Le Festin. Un lecture de la sourate al-Mâ’ida »?

R. – Depuis une dizaine d’années, je poursuis une recherche sur la composition du texte du Coran, à l’aide d’une méthode qui a fait ses preuves dans les études bibliques, appelée « analyse rhétorique ». Celle-ci est l’aboutissement de deux siècles et demi d’études sur la Bible, et a été excellemment systématisée depuis vingt ans par Roland Meynet, jésuite, professeur de théologie biblique à l’Université Grégorienne, à Rome.

Cette méthode est en fait la redécouverte des techniques d’écriture et de composition que les scribes du monde sémitique ancien mettaient en œuvre pour rédiger leurs textes. Le mot « rhétorique » est donc ici à prendre au sens précis de « l’art de la composition du texte » (qui correspond seulement à une partie de ce qu’Aristote entendait par rhétorique: la « dispositio »).

Cette rhétorique biblique et, plus largement, sémitique diffère totalement de la rhétorique grecque dont toute notre culture occidentale a hérité (et même la culture arabe, après son ouverture à l’héritage grec).

Elle est fondée sur un principe simple: la symétrie, laquelle peut prendre la forme de parallélismes synonymiques, antithétiques, ou complémentaires (vous reconnaissez les trois sortes de parallélismes que l’exégèse biblique, à la suite de Robert Lowth et ses « Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux », paru en 1753, a mis en évidence, dans les psaumes), ou encore la forme du chiasme ou « parallélisme inversé » (AB/B’A'), et enfin du « concentrisme », quand figure un centre entre les deux versants symétriques du texte (AB/x/B’A').

Ces correspondances se présentent à divers niveaux textuels: membres, groupes de membres etc., jusqu’à sept ou huit niveaux, pour des textes importants. C’est le repérage de ces symétries qui permet le découpage du texte en unités sémantiques, et la mise en évidence de sa structure, laquelle oriente à son tour son interprétation. Tel est en effet le but final de ces techniques d’analyse, comme de toute exégèse: comprendre le sens du texte. Ma recherche est donc tout à fait interdisciplinaire, puisque j’applique au Coran un système d’analyse issu des études bibliques.

Bien sûr, au départ, ce n’était qu’une hypothèse de recherche: il fallait vérifier si effectivement l’analyse rhétorique biblique était applicable au Coran. J’ai commencé par analyser de courtes sourates, et très rapidement j’ai acquis l’évidence que ce système convenait parfaitement pour l’analyse du texte coranique: je n’avais rien à changer à la théorie, tous ses principes se vérifiaient exactement dans le texte du Coran.

Après l’étude d’une trentaine de sourates brèves, réputées dater des débuts de la prophétie muhamadienne, j’ai voulu entreprendre l’analyse d’une longue sourate. J’ai choisi la sourate 5 (appelée habituellement « la Table dressée », en arabe al-Mâ’ida), parce qu’elle serait, selon la tradition, chronologiquement la dernière: ainsi aurait été vérifiée la pertinence de la méthode à la fois pour le début chronologique du Coran, et pour la fin. Ce qui permettrait d’extrapoler raisonnablement et d’affirmer que, selon toute vraisemblance, la totalité du Coran est construite selon ces mêmes principes de composition.

D. – La rhétorique comme analyse de la structure du Coran: pourquoi? Avez-vous pratiqué précédemment une lecture « atomiste »?

R. – C’est une expérience absolument commune à tout lecteur – en tout cas à tout lecteur non musulman qui n’a pas grandi avec ce texte depuis son enfance – d’être déconcerté et vite découragé par l’apparent désordre du texte coranique. Celui-ci ne se déroule pas de manière linéaire, comme le développement progressif d’un ou de plusieurs thèmes, tel que nous l’a appris la rhétorique grecque. Les sujets, dans le Coran, s’entremêlent; un thème à peine abordé est aussitôt interrompu, pour réapparaître éventuellement plus loin. Des incises introduisent parfois un sujet totalement étranger au contexte. Bref, le lecteur a très vite l’impression d’une totale incohérence, et se trouve emporté malgré lui dans une lecture atomiste de fragments indépendants les uns des autres.

Remarquez qu’il n’y a pas que nous, Occidentaux modernes, à avoir cette impression. Déjà dans le Coran, des nouveaux musulmans font remarquer la chose au Prophète (Coran 25, 32), et dans les premières générations musulmanes, certains critiqueront cet aspect du Coran, ce qui donnera lieu à toute une série d’ouvrages qui tenteront de justifier la cohérence (nazm) du Livre. Leurs arguments, à vrai dire, ne sont pas convaincants, et ne portent que sur des détails, en sorte que le problème demeura entier.

Les islamologues occidentaux modernes pendant longtemps ont simplement pris acte de cette incohérence du texte, comme un fait d’évidence. Et comme ils pratiquaient tous la méthode historico-critique, ils trouvaient dans les incohérences du texte des arguments pour détecter des couches rédactionnelles, des insertions tardives ou des remaniements du texte qu’ils n’hésitaient pas parfois à restituer dans un ordre plus « logique », en déplaçant certains versets.

La recherche d’un ordre du texte apparaissait donc comme un vrai défi. Quelques rares islamologues ont, dans les années 1980, tenté de comprendre la composition des brèves sourates de l’époque mekkoise (la première époque de la révélation coranique), avec des résultats très partiels. Mais eux-mêmes déclaraient qu’il était désormais impossible de trouver un ordre quelconque dans les longues sourates composites de l’époque médinoise (les sourates qui se situent au début du texte du Coran, mais qui sont chronologiquement réputées les dernières). Comme mes analyses sur les brèves sourates avaient donné des résultats tout à fait positifs, il fallait tenter l’essai sur les longues sourates médinoises. D’où est né Le Festin.

D. – En quoi votre lecture diffère-t-elle des autres lectures?

R. – Essentiellement, dans le fait que l’analyse rhétorique du texte permet une lecture contextuelle. Le morcellement du texte a sans doute été la principale raison pour laquelle tous les commentaires classiques commentent le texte verset par verset, de manière « atomiste », en dehors de toute considération du contexte littéraire immédiat de ces versets. C’est aussi la raison pour laquelle ils expliquent les versets par des éléments externes au texte, ce qu’ils appellent techniquement les « occasions de la révélation »: en recourant à des anecdotes ou des faits de la vie du Prophète, puisés dans les traditions (hadîths) attribués au Prophète ou à ses compagnons, ils donnent la raison historique pour laquelle tel ou tel verset a été révélé, lui donnant ainsi un certain sens.

Or, quand un verset est resitué dans son contexte, délimité par la structure textuelle dont il fait partie, son véritable sens apparaît souvent sans qu’on ait besoin de recourir à ces « occasions de la révélation », dont on peut penser que, le plus souvent, elles ont été forgées post eventum, pour expliquer les obscurités du texte.

Je donne un exemple. Le verset 2,106 fait dire à Dieu: « Dès que Nous abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable ». Ce verset est présenté par les juristes, les fuqahâ’, comme le fondement coranique de leur théorie de l’abrogation, selon laquelle certains versets du Coran en abrogent d’autres. Cette théorie a permis de résoudre d’apparentes contradictions entres les versets, surtout les versets normatifs. On a donc considéré que les versets les plus récents abrogeaient les plus anciens, et pour déterminer quels étaient les versets les plus récents, on a admis a priori que les versets les plus durs et les plus restrictifs devaient être les plus récents et qu’ils abrogeaient les versets plus doux ou plus tolérants, qui les précédaient.

Or, pour en revenir au verset 2, 106, si on le resitue dans son contexte, on voit qu’il ne veut absolument pas dire cela: c’est une réponse à des juifs qui protestaient contre Muhammad parce qu’il avait proclamé, dans sa récitation du Coran, des versets de la Torah, tout en les modifiant. A cette accusation de « falsification », Dieu répond qu’il est libre d’abroger une révélation antérieure par une nouvelle, meilleure. Il s’agit donc d’une abrogation de la Torah par le Coran et non du Coran par lui-même.

Bien que plusieurs savants musulmans, au cours du XXe siècle, et encore tout récemment l’islamologue français Geneviève Gobillot ont dénoncé avec force cette erreur d’interprétation, elle continue à avoir largement cours. Cette question est d’une extrême actualité, car les extrémistes islamistes se servent de l’argument de l’abrogation pour considérer notamment que les versets les plus durs de la sourate 9 (versets 29, 73), incitant les musulmans à combattre les infidèles, abrogent à peu près 130 versets plus tolérants qui ouvrent les voies d’une coexistence pacifique entre les musulmans et les autres communautés.

Fidèles à la logique de l’abrogation telle qu’ils la comprennent, les extrémistes estiment (comme déjà certains commentateurs anciens) que la sourate 9 est la dernière sourate révélée, abrogeant notamment les versets plus « ouverts » et tolérants de la sourate 5, alors que tout, dans cette dernière, montre qu’il s’agit d’un texte-testament, qui clôt la révélation.

D. – Qu’est-ce qui permet d’affirmer cela?

R. – La seule analyse rhétorique ne permet pas d’arriver à cette conclusion. Mais c’est encore une contextualisation de la sourate qui y conduit, mais cette fois, dans le cadre d’une approche intertextuelle. Cette sourate contient en effet plusieurs citations tout à fait claires de la Bible ou de textes para-bibliques: la révolte des fils d’Israël qui refusent d’entrer dans la Terre sainte (reprise du livre des Nombres), l’assassinat d’Abel par Caïn, la loi du talion, une sentence de la Mishna (reprise textuellement), des scènes apocryphes de l’enfance de Jésus, ainsi qu’une évocation assez mystérieuse de la dernière Cène (d’où le titre de la sourate).

Ces choses sont connues depuis longtemps. Mais une lecture attentive du texte révèle nombre d’autres réminiscences bibliques, moins apparentes mais non moins réelles, qui, mises ensemble, ne laissent aucun doute sur l’arrière-fond deutéronomique de la sourate: le mélange de lois et de récits, le thème central de l’Alliance, celui de l’entrée dans une terre sainte, le vocabulaire (répétition de « l’aujourd’hui » de Dieu, les injonctions à l’obéissance aux préceptes, etc.).

Or, le Deutéronome se présente comme le testament prophétique de Moïse qui clôt le Pentateuque, la Torah: il meurt d’ailleurs en fin du livre. Selon la tradition, la sourate 5 aurait été révélée lors du solennel pèlerinage d’adieu du Prophète, qui serait mort très peu de temps après. La similitude de situation est frappante, si ce n’est que Moïse n’entre pas lui-même dans la Terre sainte, alors que Muhammad, lui, se trouve, avec sa communauté triomphante dans la terre sainte du sanctuaire de la Mecque.

Le récit de la révolte des fils d’Israël, s’il figure d’abord dans le livre des Nombres, est repris dans le Deutéronome. Or, ce récit est la clé de compréhension de toute la sourate 5: il figure le refus des gens du Livres, juifs et chrétiens, d’entrer dans l’alliance islamique, alors que les musulmans, eux, y sont entrés. Tout à la fin de la sourate, l’évocation de la Cène est encore liée à la thématique de l’Alliance, dans un contexte où se lisent des traces du discours d’adieu de Jésus, en saint Jean, autre discours-testament. Enfin, il faut remarquer que la sourate se termine par le jugement de Jésus qui nie formellement devant Dieu avoir proclamé être le fils de Dieu et proclame solennellement, au contraire, le plus pur monothéisme (5, 116-117).

Tel est le dernier mot, chronologiquement parlant, de la révélation coranique, et il correspond exactement à la fin du texte du Livre, puisque la sourate 112 proclame le même monothéisme intransigeant, niant toute filiation en Dieu (les sourates 113 et 114, deux prières qui ne figuraient pas dans certains codex primitifs, doivent être considérées comme un encadrement liturgique du Coran, avec la sourate 1: la sourate 112 est donc la conclusion réelle du Livre).

D. – Est-ce que vous considérez qu’il est important maintenant d’aborder le Coran avec une méthodologie scientifique, à l’instar de l’herméneutique et de l’exégèse biblique?

R. – Je le crois de la première importance, en effet. L’exégèse traditionnelle, après avoir donné tout ce qu’elle pouvait, a épuisé ses ressources depuis longtemps: pendant des siècles on n’a fait que répéter les commentaires des trois ou quatre premiers siècles de l’hégire. Les grands commentaires classiques restent des références et il faut les consulter, notamment pour les questions de grammaire ou de philologie. Mais ils ne peuvent guère répondre aux préoccupations de l’homme moderne, qui vit dans un tout autre monde.

C’est bien pourquoi sont apparus, au XXe siècle, d’importants commentaires idéologiques, dont les plus connus sont ceux de l’Indo-pakistanais Mawdûdî et de l’Egyptien Sayyid Qutb, l’idéologue des Frères musulmans. Ce sont des interprétations du Coran en fonction de préoccupations sociales et politiques actuelles. Les courants islamistes contemporains s’en réclament directement. Leur slogan est celui du retour au Coran, au-delà de toutes les déviances et décadences de l’histoire de la communauté musulmane. Mais c’est bien là la question: comment « revenir au Coran »?

La voie la plus rapide et la plus facile est de projeter sur le Coran ses propres aspirations, en manipulant le texte à volonté. Un nombre croissant d’intellectuels musulmans dénoncent vigoureusement cette manière de procéder et réclament une étude scientifique du texte, comme les chrétiens l’ont fait pour la Bible. Le chemin est évidemment beaucoup plus long et laborieux, et les résultats en sont imprévisibles, d’où peut-être, la crainte qu’elle suscite. Du côté musulman, la recherche dans ce sens n’en est (à quelques exceptions près) qu’à ses premiers balbutiements, alors que l’orientalisme, depuis un siècle et demi, a déjà fourni une masse énorme de données (que l’on peut trouver notamment dans l’ »Encylopédie de l’Islam », et la toute récente »Encyclopaedia of the Qur’ân »). Les grands centres de théologie musulmane, comme l’Université al-Azhar, au Caire, restent jusqu’à ce jour très méfiants à l’égard de ces méthodes modernes.

D. – Comment arriver au cœur du Coran, sans se laisser prendre par les diverses traditions interprétatives qui peuvent en faire dévier?

R. – La « méthode », si l’on peut dire, n’est pas différente de celle que requiert toute autre recherche scientifique, et c’est l’esprit critique. Cela demande toute une ascèse de l’esprit: savoir prendre du recul par rapport à l’objet d’étude, être prêt à remettre en question les idées reçues et à découvrir l’inattendu (il n’est pas vrai qu’on ne trouve que ce que l’on cherche!), rien affirmer sans en avoir fait la démonstration, se plier, dans l’étude du texte, à la discipline des sciences humaines modernes (linguistique, histoire, critique littéraire, notamment).

Le penseur français d’origine algérienne, Muhammad Arkoun, a dit avec raison et quelque humour que la manière la plus efficace de lutter contre la violence et le terrorisme des extrémistes islamistes serait d’imposer, dans le cycle d’éducation des jeunes, la lecture de l’Encyclopédie du Coran, fruit de ce type d’approche scientifique et critique du Livre. La grande difficulté, au Moyen-Orient, est que l’éduction repose essentiellement sur la tradition et la mémorisation, et non sur la réflexion et l’esprit critique. Il y a là un phénomène de culture qui rend problématique le progrès scientifique en général, et l’évolution de l’exégèse en particulier.

D. – Est-ce que votre approche du texte coranique peut donner l’impression d’attaquer l’islam, ou au contraire, de parvenir à la pureté de la foi coranique?

R. – L’islam ne s’est pas construit à partir du Coran seul. Les traditions (hadîths) attribuées au Prophète qui forment la sunna (ou les traditions remontant aux imams, pour les chiites), et ensuite l’élaboration du droit musulman (le fiqh) et de la loi (chari’a) ont joué un rôle au moins aussi important, sinon plus. Le commentaire (tafsîr) du Coran fait partie de cette Tradition, et s’appuie en très grande partie sur les hadîths sensés expliquer le texte en fournissant les « circonstances de la révélation ».

L’analyse rhétorique prend le texte tel qu’il est, dans sa version canonique, et seulement le texte. Méthodologiquement, elle fait abstraction de la Tradition (du moins dans un premier temps). Et comme elle aborde le texte d’une toute autre façon que la Tradition, elle aboutira souvent à des interprétations qui ne concordent pas avec celle-ci. Pour autant, elle n’attaque en rien ce qui fait le cœur de la foi musulmane, tout au contraire: elle la met davantage en lumière, en la débarrassant d’ajouts qui l’ont encombrée, au long de l’histoire.

L’exemple que j’ai donné plus haut en est une preuve: la fin chronologique de la révélation muhammadienne (fin de la sourate 5) et la conclusion du Livre (la sourate 112) ont un contenu strictement identique, soulignant le fait que le monothéisme islamique rejette rigoureusement l’idée de la filiation divine de Jésus. On est là au cœur du credo musulman. On pourrait encore donner l’exemple de l’évocation de la Cène, dans les versets 112-115. Les commentaires traditionnels sont extrêmement décevants, traitant le texte comme un récit merveilleux, décrivant avec complaisance la riche nourriture du repas que Dieu fait descendre du ciel.

Or, une lecture attentive du texte y repère nombre de réminiscences du discours sur le pain de vie, en saint Jean, chapitre 6, ce qui donne immédiatement une toute autre dimension au texte, comme allusion à la nouvelle alliance apportée par Jésus et le choix qui s’impose aux apôtres (et aux chrétiens après eux) d’entrer dans cette alliance ou de la dépasser, dans l’alliance apportée par Muhammad. La lecture contextuelle et intertextuelle permet de sortir de l’anecdotique pour rejoindre des dimensions théologiques ignorées des commentateurs anciens, et cependant tout à fait conformes à la foi islamique.

D. – Est-ce que les théologiens musulmans vont comprendre que l’analyse rhétorique du texte ouvre à une interprétation du texte qui devrait permettre un renouveau de l’exégèse coranique, comme elle le fait pour l’exégèse biblique?

R. – Ces choses-là prennent du temps. Souvenons-nous des difficultés rencontrées par l’exégèse moderne avec l’Eglise catholique, à ses débuts. Il y a aussi des écoles de pensée: l’analyse rhétorique biblique a dû s’imposer, non pas contre, mais à côté de l’approche historico-critique de la Bible, qui a longtemps été la seule école reconnue.

Vu l’énorme poids de la tradition en islam, on peut prévoir que les choses y avanceront plus lentement (« avec une vitesse géologique » plaisantait un grand connaisseur de l’islam!). Ce sera sans doute la tâche lourde et difficile des intellectuels musulmans, ayant parfaitement assimilé l’esprit scientifique moderne, de faire le lien entre les théologiens traditionnels et les approches nouvelles du texte coranique. Ces intellectuels, eux, sont parfaitement conscients de l’enjeu. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à solliciter une préface pour mon livre de la part d’un éminent chercheur musulman, le professeur Mohamed-Ali Amir-Moezzi.

D. – L’analyse rhétorique situe le Coran dans le contexte de la littérature sémitique antique. Qu’est-ce que cela comporte? Quelles en sont les conséquences?

R. – Cela suppose d’abord que l’on considère le Coran en tant que texte littéraire. Déjà dans les années 1930, le grand penseur et écrivain égyptien Taha Husein réclamait le droit de lire le Coran comme œuvre littéraire, aux côtés d’Homère ou de Shakespeare. Le fait d’analyser le Coran sous l’angle de la rhétorique sémitique, situe en effet ce texte dans le cadre de la littérature sémitique de l’Antiquité tardive.

On sait les résistances de l’islam traditionnel à une telle approche, puisque le Coran y est considéré comme Parole divine, descendue du Ciel, où elle est conservée sur une Table céleste. Cette Parole est par conséquent supposée n’avoir aucun lien d’origine avec quelque réalité terrestre. Cette position théorique ne tient évidemment pas dans la pratique: le Coran est écrit en « langue arabe claire », comme il le dit lui-même, une langue qui a donné prise, dès les débuts de l’exégèse coranique, à des analyses grammaticales et lexicologiques, en lien avec la langue arabe existante, en un lieu et une époque bien définis.

Dès lors, on ne voit pas pourquoi cela poserait un vrai problème théologique de considérer la composition du texte sous l’angle de sa similitude avec la composition des autres textes sémitiques de l’Antiquité? La rhétorique, comme nous l’avons définie, n’est pas autre chose, en somme, qu’une grammaire du texte, à un niveau supérieur de la grammaire des mots et de la phrase.

En dehors de cette difficulté possible, les musulmans devraient se réjouir de découvrir que ce texte, tant décrié par certains pour son incohérence, est en fait très bien construit, avec beaucoup de finesse, je dirais même, parfois jusqu’à la sophistication. A condition, bien sûr, d’accepter qu’il puisse y avoir une autre logique et une autre rhétorique que celles de la tradition grecque! Certains musulmans un peu pressés pourront même y voir une preuve du caractère miraculeux du Coran!

D. – Une question qui est sur toutes les lèvres: est-ce que tout le Coran doit être pris à la lettre? Qu’est-ce qui peut en être laissé au passé?

R. – La question se pose aussi pour la Bible, et la réponse que l’on peut donner est la même. L’exégèse a pour tâche première de dire la lettre du texte, aussi fidèlement que possible. Mais cette lettre est elle-même d’emblée très complexe et pleine de contradictions, apparemment impossibles à concilier. D’où la nécessité d’une interprétation qui tienne compte non seulement du détail du texte, mais aussi de l’ensemble du Livre.

Et si l’on croit que ces textes fondateurs sont des textes vivants qui ont encore quelque chose à nous dire aujourd’hui, on ne saurait faire abstraction, dans la lecture, de l’évolution morale et spirituelle de l’humanité. Déjà le grand penseur réformiste égyptien, le cheikh Muhammad Abduh (m. 1905), affirmait que l’on ne pouvait pas mettre tous les versets du Coran sur le même plan: beaucoup d’entre eux sont des versets circonstanciels, qui valaient pour une situation donnée, celle de la fondation de la communauté musulmane, à présent révolue depuis longtemps.

A côté de ces versets, il en est d’autres qui reflètent une sagesse universelle, valable pour tous les temps, et c’est sur eux qu’il faut fonder la foi et la pratique religieuse. C’est ce que font, dans leur « Lettre ouverte à sa sainteté Benoît XVI », les cent intellectuels signataires, dont un grand nombre de « grands muftis » de différents pays: ils mettent en avant des versets qui permettent un convivium pacifique des musulmans avec les autres communautés humaines.

Cela peut signifier qu’ils considèrent implicitement les versets combatifs, que l’on trouve notamment dans la sourate 9, déjà citée, comme caducs dans leur application. Mais il faudrait que cela soit déclaré officiellement, en toute clarté, et considéré comme définitif et irréversible. Ici, on se heurte à une autre difficulté: celle de l’absence de Magistère, en islam, qui puisse faire une telle démarche.

D. – Encore une question: avec les musulmans, le dialogue est-il culturel ou religieux? Un débat en cours (cf. Benoît XVI).

R. – Sans entrer ici sur l’opportunité ou non des remaniements structurels de la Curie pontificale, il me semble évident que le dialogue avec les musulmans, comme avec les autres religions, ne peut être que les deux à la fois.

Si l’on croit aux déclarations du Concile Vatican II, dans « Nostra Aetate », sur les religions, et notamment sur les musulmans, il est clair que l’islam représente une religion majeure de notre temps, plus proche du christianisme, par ses racines historiques, que la plupart des autres religions. Elle a certes un statut différent que le judaïsme, l’arbre sur lequel a été greffé le christianisme, mais elle possède des traits communs essentiels avec notre foi, signalés par le texte conciliaire.

L’épître aux Hébreux ne dit-elle pas aussi que « celui qui s’approche Dieu doit croire qu’il existe et qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent » (He 11,6)? En écho, le Coran déclare à deux reprises que « ceux qui croient (les musulmans), les juifs, les sabéens et les chrétiens – quiconque croit en Dieu et au dernier Jour et fait le bien – n’éprouveront aucune crainte (de l’enfer) et ils ne seront pas affligés » (5, 69 et 2, 62).

Mais il est vrai que l’islam n’est pas seulement une religion, mais aussi une vaste et multiple culture (tout comme le christianisme), et que cet aspect doit également faire partie du dialogue. Le père Georges Anawati, fondateur de l’Institut Dominicain d’Etudes Orientales du Caire, aimait à répéter: « Pas de culture sans religion, pas de religion sans culture ».

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