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L’ÉPÎTRE À PHILÉMON OU PAUL ET L’ESCLAVAGE
Plus d’esclaves ! Et pourtant…
Paul définit les baptisés comme une nouvelle création (2 Co 5, 17) au sein de laquelle les degrés et différences qui partageaient la société d’alors sont évacués au profit d’une splendide égalité dans le Christ unique ; « Il n’y a ni juif ni grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28) – « Aussi bien est-ce en un seul Esprit que tous nous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps. Juifs ou grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul esprit » (1 Co 12, 13) – « Là, il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a que le Christ qui est tout en tous » (Col 3, 11).
L’épître à Philémon, la plus courte des lettres de saint Paul, aborde un cas concret où ;, justement, Paul est en mesure d’appliquer les considérations théoriques qu’on vient de lire : un esclave évadé est converti par Paul qui écrit à son maître pour intercéder en sa faveur. Mais dans quel but précis ? On cherche en vain dans ce billet une demande explicité de mise en liberté. Comme par ailleurs, Paul prêche aux esclaves la permanence de leur état (1 Co 7, 21-22) et l’obéissance à leurs maîtres (Col 2, 22-25), on s’interroge : que valent ces déclarations d’égalité fondées sur une appartenance commune au Christ ?
Avant d’esquisser une réponse, il nous faut considérer l’épître à Philémon avec l’attention qui convient
Les circonstances de l’épître à Philémon
Et d’abord précisons les circonstances dans lesquelles elle a été rédigée.
Paul est prisonnier à cause de son activité apostolique (« prisonnier du Christ Jésus.. dans ces chaînes que me vaut l’Evangile » : voit versets 1.9.13). les conditions de sa captivité sont relativement bénignes, puisque disciples et collaborateurs ont libre accès auprès de lui (voir versets 1.23-24). Le lieu de l’incarcération n’est pas indiqué, de sorte qu’on rencontre ici le même problème que pour l’épître aux Philippiens. Toutefois un point est indiscutable : l’épître à Philémon est étroitement lié à l’épître aux Colossiens. On trouve en effet les mêmes personnes (Epaphras, Aristarque, Démas, Marc et Luc) dans les salutations des deux épîtres : de plus un Onésime est mentionné, avec Tychique, comme porteur de la lettre aux Colossiens (Col 4, 7.9). Pour les mêmes raisons qui poussent à situer la composition de Philippiens à Rome on peut placer celle de Colossiens et de Philémon dans la capitale de l’Empire. Certes, Colossiens pose un problème spécifique : mais si l’on admet que cette épître a pu être rédigée par Paul lui-même ou sous sa direction ; il suffit d’établir un laps de temps convenable entre Philippiens et des deux autres lettres.
Bien des obscurités entourent également les destinataires de notre épître. Pourtant, le nom de Philémon est attestée en Phrygie où ; se trouve la ville de Colosses ; ajouter la parenté aux Colossiens, et l’on comprendra qu’on songe le plus souvent à cette ville pour y fixer le domicile de Philémon.
La lettre est adressée non seulement à ce dernier, mais encore à la communauté chrétienne qui s’assemble dans sa maison (cf. 1 Co 16, 19 ; Rm 16, 5 ; Col 4, 15). Rien ne prouve que Philémon ait été le président de cette communauté. Par contre, il y a fait figure de notable et de bienfaiteur insigne (versets 5-7). C’est Paul lui-même qui l’a amené à la foi, comme il nous l’apprend à mos couverts (verset 19). A Philémon est jointe « Apphia, notre soeur » qu’accompagne « Archippos, notre frère d’arme », les deux pouvant être respectivement la femme et le fils du premier.
Le fait qui a occasionné cette lettre est le suivant . Philémon avait parmi sa domesticité un esclave nommé Onésime [1]. Celui-ci s’est enfui de la maison de son maître . On ignore pourquoi. Il n’est pas sûr, malgré les versets 18-19, qu’il l’ait volé. Néanmoins, ce départ a du causer un tort grave à Philémon. Onésime, au hasard de sa fuite et dans des circonstances qu’il est impossible de déterminer, rencontre Paul dans la ville où ; il est incarcéré. Sious la direction de l’apôtre, il se convertit à la foi chrétienne, devanant pour lui un authentique fis spirituel, « engendré dans les chaînes », bien plus, l’objet d’uen affection particulière (versets 10.12, cf. verset 17).
Cet esclave fugitif, Paul le renvoie à son maître (verset 12) avec un billet dont le plan est le suivant :
- Adresse et supplication (versets 1-3)
- Action de grâce et félicitations (versets 4-7)
- Partie centrale : l’intercession pour Onésime (versets 8-20)
- Conclusion, salutation et souhait final (versets 21-25)
Qu’espérait Paul en écrivant ce mot à l’adresse de Philémon ? D’après ses propres paroles , il comptait bien que, grâce à ses recommandations et au nouvel état d’Onésime, Philémon le recevrait « non plus comme un esclave, mais bien mieux qu’un esclave, comme un frère très cher » (verset 16). Paul espère-t-il davantage ? On comprend souvent les versets13-14 dans ce sens que Paul aurait voulu garder Onésime auprès de lui, mais qu’il n’a pas voulu imposer ce geste à Philémon, le laissant à sa générosité. C’est possible. En tous cas, il n’apparaît pas que Paul sollicite en même temps l’affranchissement de l’esclave : celui-ci, tout en revenant assister Paul, serait resté la propriété de Philémon.
Ainsi l’institution elle-même n’est pas atteinte . Comment dès lors comprendre les phrases citées plus haut, selon lesquelles dans le Christ « il n’y a ni esclave ni homme libre » ?
Pour résoudre ce dilemme, revenons sur l’épître elle-même, afin d’en saisir à la fois la densité et les limites.
Une démarche normative
Ce billet a seulement les apparences de la correspondance privée. Sans doute vise-t-il à régler un cas personnel. Mais l’adresse, on l’a vu, s’étend jusqu’à la communauté qui s’assemble chez Philémon et c’est tous que Paul salue (verset 3) comme il le fait dans ses lettres aux communautés. Comme dans ses dernières, apparaît également ici l’action de grâce (verset 4) et la conclusion au caractère semi-liturgique (verset 25). C’est donc autre chose qu’une de ses lettres privées dont l’antiquité nous a transmis plus d’un exemplaire. A travers Philémon, c’est à l’Eglise locale, assurément au courant du cas traité et en partie intéressée à sa solution, que Paul s’adresse. On peut même aller plus loin : la conduite qu’il dessine et ses considérants peuvent difficilement passer pour l’expression d’une casuistique momentanée. Car la soin que met Paul à rédiger ses lignes permet d’y voir « un acte public qui se veut explicatif, régulateur et normatif [2] », donc susceptible d’étendre son influence à d’autres cas similaires et à d’autres églises.
C’est que Paul, ici comme ailleurs, ne doute pas de son autorité légitime. Il a « dans le Christ plein droit de prescrire [3] » (verset 8), tant à Philémon, par lui amené à la foi, qu’aux communautés dont il est le fondateur, les devoirs que lui dicte sa conscience apostolique. Ce droit lui vient de Dieu avec l’Evangile qu’il a pour mission de communiquer (Ga 1, 11-12 ; Rm 1, 1-5 ; 15, 15-16). Mais Paul est aussi capable de renoncer à certains droits quand il s’agit du bien de ce même Evangile et de ceux auquel il est destiné (1 Co 9, 15-18 ; cf. 2 Co 11, 7). C’est ce qu’il fait ici « à cause de la charité » (verset 8), cette charité dont, – Paul vient de le souligner (versets 5.7) – Philémon est animé. Avec cette assurance, Paul ne commande pas, mais il adresse une supplique, renforçant celle-ci de considérations personnelles : son âge d’abord donne plus de poids à la demande [4] si, comme il est permis de le supposer, Philémon est plus jeune que lui, et puis sa situation de prisonnier est bien faite pour attendrir son destinataire (verset 9). Enfin Paul a Philémon pour débiteur : dernier argument (verset 19) auquel la reconnaissance de celui-ci ne saurait se dérober. Qui a reçu de Paul un don si précieux que l’acheminement vers le Christ ne peut refuser la faveur demandée (verser 19b) – quoique, ici encore, Paul préfère au rapport d’obligation celui de l’affection spirituelle qui l’unit à son disciple : « Apaise mon coeur (littéralement : mes entrailles) dans le Christ ! [5] » (verset 20b).
Il reste que, pour finir (verset 21), Paul revient curieusement à l’obéissance. Faut-il croire qu’il a, en un court intervalle, oublié ce qu’il a écrit aux versets 8 et 9 ? Non, car Paul ne s’exprime jamais dans son ministère apostolique sans qu’il ait conscience de le faire sous la puissance de Dieu et au nom du Christ : « prêcher, ordonner, demander veulent être chez l’apôtre discours chrétien sous la puissance de l’Esprit (cf. 1 Co 7, 40), Dieu étant témoin [6]. » De plus, il invoque présentement la charité, autrement dit, le précepte central de la volonté de Dieu (Ga 5, 14 ; Rm 13, 9-10). Si Philémon n’a pas ici à obéir à un ordre de Paul, il le doit à sa prière et, plus encore, à la règle suprême de l’amour.
Paul et l’esclavage
Nous arrivons à présent au noeud de la question.
Nulle part, ni dans la lettre à Philémon, ni dans le reste de sa correspondance, Paul ne fait campagne contre l’esclavage. Son programme n’implique donc pas la fin de cette institution. On doit en dire autant du Nouveau Testament en général, lequel n’apporte aucune caution aux mouvements anti-esclavagistes : bien au contraire, pourrait-on dire, puisque dans les règles domestiques qu’il édicte [7] il considère l’esclavage comme normal. Logiquement, la « conquête » chrétienne n’a provoqué ni les révoltes d’esclaves, ni l’augmentation de leurs fuites, autant d’actes qui mettaient en péril l’ordre et l’économie de la société antique.
Mais à cette attitude conservatrice, Paul et l’ensemble du Nouveau testament ajoutent des vues capables de supprimer les abus. Si les esclaves sont exhortés à obéir à leurs maîtres, les maîtres sont aussi l’objet de recommandations : en Col 3, 22, « les possesseurs d’esclaves sont appelés »maîtres selon la chair« , ce qui laisse entendre qu’au dessus d’eux, il y a le maître divin ; c’est pourquoi ils doivent accorder à leurs esclaves ce »qui est juste et équitable« (Col 4, 1), termes qui sont repris de l’antique morale sociale. Du point de vue de l’Eglise et comme membres de celle-ci, les esclaves ne sont plus privés de tout droit [8] ». Ajoutons qu’à la différence de l’autorité politique (cf. Rm 13, 1-7), ni Paul ni au autre auteur du Nouveau Testament ne s’évertue à fonder religieusement la nécessité de l’esclavage comme un ordre dont Dieu serait le suprême garant. L’esclavage reste un fait qui n’est pas discuté comme tel : il est simplement soumis comme les autres rapports sociaux à des règles supérieures dont il nous faut à présent indiquer les contours.
Paul a défini la liberté. Elle n’est plus dégagement de toute contrainte extérieure et des commandements humains ; elle est, par la grâce de Dieu en Christ, possibilité de réaliser l’homme nouveau. Cet homme est un homme libre non parce qu’il n’a plus de maître sur terre, mais parce qu’étant soumis à Dieu, il n’est plus empêtré dans les filets que lui ont tendu les forces du mal et qu’il lui est simplement possible d’aimer. Cet amour se vit en communauté et se traduit concrètement par le service :
« Car vous, mes frères, vous avez été appelé à la liberté ; seulement que cette liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair ; mais par la charité mettez-vous au service des uns des autres » (Ga 5, 13)
L’essentiel est là, n’hésitons pas à le dire, il peut, il doit même se vivre dans le rapport maître-esclave là où ; il existe. La raison des directives pauliniennes en la matière n’est pas d’ordre pragmatique et, s’il n’a pas exhorté une seule fois les maîtres à affranchir leurs esclaves, ce n’est pas parce que l’émancipation pouvait être tout autre chose qu’un bienfait pour l’esclave. On ne trouvera pas d’avantage ici une motivation prudentielle, inspirée par le danger pour les communautés chrétiennes d’ébranler l’ordre social. Quant à alléguer le manque d’intérêt pour Paul pour les choses de ce monde en raison de la proximité de la Parousie (1 Co 7, 20-21), on peut être certain que si Paul avait perçu dans l’esclavage une institution immorale, c’est-à-dire à-dire contraire à l’existence vécue en Christ, il n’aurait pas manqué de l’interdire aux chrétiens, en vertu même de la prochaine venue du Sauveur et pour préparer cet événement final (cf. 1 Th 5, 1-19).
En fait la raison est ailleurs. SI Paul n’attaque pas l’institution, c’est que selon lui, il importe peu de changer le statut social des membres de la communauté : la réforme est à opérer sur un autre plan. Elle s’active dans la conversion d’un chacun à la norme de l’amour, lequel tend nécessairement à l’égalité, de sorte qu’« il n’y a ni esclave, ni homme libre », comme « il n’y a plus ni homme ni femme », et que l’esclave est aux yeux du maître chrétien « bien mieux qu’un esclave, un frère très cher » (Verset 16). Statutairement inchangée, la société est en réalité transformée : alors que les maîtres se libèrent de leurs instincts possessifs, les esclaves perdent leur sentiments d’infériorité, conscients d’appartenir avec leurs maîtres à la famille du Christ.
Ainsi l’envisageait Paul, qui ne visait que les Eglises et leur vie interne. Mais avec lui le christianisme primitif faisait acte déterminant bien avant qu’avant ne disparaisse la pratique de l’esclavage entre chrétiens.
A.-J. Fustigère souligne l’inédit lancé par le christianisme dans la société antique :
« A Rome, l’esclave est une res : chose achetée. Pour le paysan Caton, un esclave hors de service compte moins qu’une vieille vache : la vache, au moins, on la mange. Ayant rapporté le massacre de tous les serviteurs d’une maison, Tacite ajoute : vile damnum (dommage de nulle valeur). A ces déshérités la Bonne Nouvelle donnait tout : le sens de leur dignité, de leur personne humaine. Un Dieu les avait aimé, il était mort pour eux. Il leur assurait, dans son royaume, la meilleur place. Le patricien n’avait ici nul avantage. Cependant, à l’ »assemblée« , il se mêlait à cette tourbe mal lavée, dont l’haleine empestait l’ail et le gros vin. Ces êtres d’une autre race qu’il pouvait d’un mot, faire battre et mourir, étaient ses frères. Qu’on ne dise pas que ce progrès est l’oeuvre des moeurs du temps ou des préceptes du stoïcisme. Les beaux prêches de Sénèque n’ont point conduit à un changement. Après avoir fignolé la lettre XLVII à Lucilius, Sénèque n’eut dîné avec ses esclaves. Il n’eut pas goûté avec eux les viandes des sacrifices. On eut dressé au moins deux tables. Cette égalité dans la pratique n’a commencé qu’avec le repas du Seigneur. C’est un des plus grands miracles de la religion chrétienne [9]. »
[1] Onesimos, « utile », « profitable », nom fréquent chez les esclaves. Ce nom donne lieu à un jeu de mots au verset 11.
[2] R. Lehmann, Epître à Philémon : le christianisme primitif et l’esclavage, Genève, Labor et Fides, 1978, p.17
[3] Cf. 1 Co 7,6.17 ;11,34 ;16,1
[4] Le mot presbytès n’oblige cependant pas à vieillir Paul au-delà de 50-55 ans.
[5] Comparer avec le verset 12 où ; Paul applique la même expression à Onésime pour traduire sa tendresse envers lui.
[6] P. Stuhlmacher, Der Brief an Philemon (EKK), Neukirchen-Vluyn et Einsiedeln, 1975, p. 52)
[7] Col 3,22-25 ; Ep 6,5-8 ; Tit 2,9-10 ; 1 P 2,18-22.
[8] H.-D. Wendland, Ethique du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, 1972, p. 98.
[9] A.-J. Festugère, L’enfant d’Agrigente, Paris, Cerf, 1941, pp. 104-105