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Les soliloques ou Connaissance de Dieu et de l’âme humaine – Saint Augustin

28 avril, 2014

http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Staugustin/soliloques/index.htm#_Toc4396528

SAINT AUGUSTIN

LES SOLILOQUES

ou Connaissance de Dieu et de l’âme humaine.

CHAPITRE PREMIER. PRIÈRE A DIEU.

1. Je cherchais depuis plusieurs jours à me connaître, ce qui pouvait faire mon bien, le mal que je devais éviter : j’avais agité longtemps dans mon esprit et avec moi-même, un grand nombre de pensées diverses; tout à coup une voix me dit: cette voix, était-ce moi, était-ce quelque chose d’étranger , quelque chose d’intérieur? je ne sais, et c’est surtout ce que je cherche à savoir; cette voix me dit donc Allons, tâche de trouver quelque chose; mais à qui confieras-tu tes découvertes, afin de pouvoir en faire d’autres? — Augustin. Sans doute à la mémoire. — La Raison. Est-elle assez vaste pour conserver fidèlement toutes tes pensées? — A. Cela est difficile ou plutôt impossible. — L. R. Il faut donc écrire; mais comment puisque ta santé se refuse à cette fatigue ? d’ailleurs, ces idées ne peuvent être dictées, elles exigent une profonde solitude. — A. Tu
dis vrai, aussi je ne sais que faire. — L. R. Demande vie et santé pour parvenir à ce que tu désires; écris tes idées, afin que cette création de ton esprit t’inspire plus d’ardeur pour le bien. Résume ensuite brièvement ce que tu auras aperçu, sans travailler à attirer une foule de lecteurs pour le moment : tes idées seront suffisamment développées pour le petit nombre de tes concitoyens. — A. C’est ce que je ferai.
2. O Dieu, créateur de l’univers ! accordez-moi d’abord de vous bien prier, ensuite de me rendre digne d’être exaucé par vous, enfin d’être délivré (1) ; ô Dieu ! par qui toutes les choses qui n’auraient pas d’existence par elles-mêmes tendent à exister; ô Dieu ! qui ne laissez pas périr les créatures mêmes qui se détruisent l’une l’autre; ô Dieu ! qui avez créé de rien ce monde, que les yeux de tous les hommes regardent comme votre plus bel ouvrage;

1. Quoique converti depuis peu de temps, saint Augustin exprime dans ce passage la nécessité et la puissance de la grâce avec beaucoup de force, et cela dans un ouvrage purement philosophique et à une époque où d ne pouvait pas être encore familiarisé avec le langage de la théologie.

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ô Dieu ! qui n’êtes pas l’auteur du mal et qui le permettez pour prévenir un plus grand mal; ô Dieu ! qui faites voir au petit nombre de ceux qui se tournent. vers la vérité que le mal lui-même n’est rien; ô Dieu ! qui donnez la perfection à l’univers même avec des défauts; ô Dieu ! dont les ouvrages n’offrent aucune dissonance, puisque ce qu’il y a de plus imparfait répond à ce qu’il y a de meilleur; ô Dieu ! qu’aime toute créature qui peut aimer, le sachant ou à son insu; ô Dieu ! en qui sont toutes choses et qui ne souffrez rien, ni de la honte, ni de la méchanceté,.ni des erreurs de quelque créature que ce soit; ô Dieu ! qui avez voulu que les coeurs purs connussent seuls la vérité (1) ; ô Dieu ! père de la vérité, père de la sagesse, père de la véritable et souveraine vie, père de la béatitude, père du bon et du beau, père de la lumière intelligible, père des avertissements et des inspirations qui dissipent notre assoupissement, père de Celui qui nous a enseigné à retourner vers vous !
3. Je vous invoque, ô Dieu de vérité! dans qui, de qui et par qui sont vraies toutes les choses qui sont vraies; ô Dieu de sagesse! dans qui, de qui et par qui sont sages tous les êtres doués de sagesse; ô Dieu véritable et souveraine vie ! dans qui, de qui et par qui vivent tous les êtres qui possèdent la véritable et souveraine vie; ô Dieu de béatitude ! en qui, de quiet par qui sont heureuses toutes les créatures qui jouissent de la félicité; ô Dieu, bonté et beauté! par qui, de qui et dans qui sont bonnes et belles toutes les choses qui possèdent la bonté et la beauté; ô Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui et par qui sont rendues intelligibles toutes les choses qui brillent à notre esprit; ô Dieu ! qui avez pour royaume ce monde intellectuel, que les sens ne peuvent apercevoir; ô Dieu ! qui gouvernez votre royaume par des lois dont nos empires terrestres portent l’empreinte; ô Dieu ! se détourner de vous c’est tomber; se convertir à vous c’est se relever; demeurer en vous c’est se conserver; ô Dieu ! se retirer de vous c’est mourir; retourner vers vous c’est revivre; habiter en vous c’est vivre; ô Dieu ! personne ne vous quitte , s’il n’est trompé; personne ne vous cherche, s’il n’est averti ; personne ne vous trouve s’il n’est purifié; ô Dieu ! vous abandonner c’est périr, vous être attentif c’est vous aimer, vous voir c’est vous posséder; ô Dieu ! c’est vers vous que la foi nous éveille,

1. Rét. liv. 1, ch. IV, n. 2

à vous que l’espérance nous élève, à vous que la charité nous unit; ô Dieu ! par qui nous triomphons de l’ennemi, je vous implore; ô Dieu! c’est à vous que nous devons de ne pas périr entièrement; c’est vous qui nous exhortez à veiller; c’est vous qui nous faites distinguer le bien du mal; c’est vous qui nous faites embrasser le bien et fuir le mal, c’est par votre secours que nous résistons à l’adversité; c’est par vous que nous savons bien commander et bien obéir ; c’est vous qui nous apprenez à regarder comme étrangères les choses que nous croyions autrefois nous appartenir, et comme nous appartenant celles que nous regardions autrefois comme étrangères; c’est vous qui empêchez en nous l’attachement aux plaisirs et aux attraits des méchants; c’est vous qui ne permettez pas que les vanités du monde nous rapetissent; c’est par vous que ce qu’il y a de plus grand en nous n’est pas soumis à ce qu’il y a d’inférieur; c’est par vous que la mort sera absorbée dans sa victoire (1) ; c’est vous qui nous convertissez, c’est vous qui nous dépouillez de ce qui n’est pas et qui nous revêtez de ce qui est; c’est vous qui nous rendez dignes d’être exaucés; c’est vous qui nous fortifiez; c’est vous qui nous persuadez toute vérité; c’est vous qui nous suggérez toute bonne pensée, qui ne nous ôtez pas le sens et qui ne permettez à personne de nous l’ôter ; c’est vous qui nous rappelez dans la voie; c’est vous qui nous conduisez jusqu’à la porte; c’est vous qui faites ouvrir à ceux qui frappent (2); c’est vous qui nous donnez le pain de vie; c’est par vous que nous désirons de boire à cette fontaine qui doit nous désaltérer à jamais (3); c’est vous qui êtes venu convaincre le monde sur le péché, sur la justice et sur le jugement (4); c’est par vous que ceux quine croient point n’ébranlent point notre foi; c’est par vous que nous improuvons l’erreur de ceux qui pensent que les âmes ne méritent rien auprès de vous; c’est par vous que nous ne sommes point assujétis aux éléments faibles et pauvres (5) ; ô Dieu ! qui nous purifiez et nous préparez aux récompenses éternelles, soyez-moi propice !
4. Ô Dieu ! qui êtes seul tout ce que je viens de dire, venez à mon secours; vous êtes la seule substance éternelle et véritable, où il n’y a ni discordance, ni confusion, ni changement, ni indigence, ni mort, mais souveraine

1 Cor. XV. 54. — 2 Matth. VII, 8. — 3. Jean, VI, 35. — 4. Ib. XVI, 8. — 5. Gal. IV, 9.

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concorde, évidence souveraine, souveraine immutabilité, souveraine plénitude, souveraine vie. Rien ne manque en vous, rien n’y est superflu. En vous celui qui engendre et celui qui est engendré n’est qu’un (1) ; ô Dieu! c’est à vous que sont soumises toutes les créatures capables de soumission; c’est à vous qu’obéit toute âme bonne; d’après vos lois les pôles tournent, les astres poursuivent leur course, le soleil active le jour, la lune repose la nuit, et pendant les jours que forment les vicissitudes de la lumière et de l’obscurité; pendant les mois dus aux accroissements et aux décroissements de la lune; pendant les années que composent ces successions de l’été, de l’automne, du printemps et de l’hiver; pendant ces lustres où le soleil achève sa course; au milieu de ces orbes immenses que décrivent les astres pour revenir sur eux-mêmes, le monde entier observe, autant que la matière insensible en est capable, une constance invariable dans la marche et les révolutions du temps; ô Dieu ! c’est vous qui, par les lois constantes que vous avez établies, éloignez le trouble du mouvement perpétuel des choses muables, et qui, par le frein des siècles qui s’écoulent, rappelez ce mouvement à l’image de la stabilité; vos lois donnent à l’âme le libre arbitre, et selon les règles inviolables que rien ne peut détruire, assignent des récompenses aux bons, des châtiments aux méchants; ô Dieu ! c’est de vous que nous viennent tous les biens, c’est vous qui empêchez tous les maux de nous atteindre; ô Dieu ! rien n’est au-dessus de vous, rien n’est hors de vous, rien n’est sans vous; ô Dieu! tout vous est assujéti, tout est en vous, tout est avec vous; vous avez fait l’homme à votre image et à votre ressemblance, ce que connaît celui qui se connaît : exaucez, exaucez, exaucez-moi, ô mon Dieu, ô mon Seigneur, mon roi, mon père, mon Créateur, mon espérance, mon bien, ma gloire, ma demeure, ma patrie, mon salut, ma lumière, ma vie; exaucez, exaucez, exaucez-moi, à la manière que si peu connaissent.
5. Enfin, je n’aime que vous, je ne veux suivre que vous, je ne cherche que vous, je suis disposé à ne servir que vous; vous seul avez droit de me commander, je désire être à vous. Commandez, je vous conjure, prescrivez tout ce que vous voudrez; mais guérissez et ouvrez mon oreille pour que j’entende votre

1. Rét. livr. 1, ch. IV, n. 3.

voix; guérissez et ouvrez mes yeux, pour que je puisse apercevoir les signes de votre volonté. Eloignez de moi la folie, afin que je vous connaisse. Dites-moi où je dois regarder pour vous voir, et j’ai la confiance d’accomplir fidèlement tout ce que vous m’ordonnerez. Recevez, je vous en supplie, ô Dieu et père très-clément, ce fugitif dans votre empire. Ah ! j’ai souffert assez longtemps; assez longtemps j’ai été l’esclave des ennemis que vous foulez aux pieds; assez longtemps j’ai été le jouet des tromperies; je suis votre serviteur, j’échappe à l’esclavage de ces maîtres odieux : recevez-moi; pour eux je n’étais qu’un étranger, et quand je fuyais loin de vous, ils m’ont bien reçu. Je sens que j’ai besoin de retourner vers vous; je frappe à votre porte, qu’elle me soit ouverte; enseignez-moi comment on parvient jusqu’à vous. Je ne possède rien que ma volonté; je ne sais rien, sinon qu’il faut mépriser ce qui est changeant et passager, pour rechercher ce qui est immuable et éternel. C’est ce que je fais, ô mon Père ! parce que c’est la seule chose que je connaisse; mais j’ignore comment on peut arriver jusqu’à vous. Inspirez-moi, éclairez-moi, fortifiez-moi. Si c’est par la foi que vous trouvent ceux qui vous cherchent, donnez-moi la foi; si c’est parla vertu, donnez-moi la vertu; si c’est par la science, donnez-moi la science. Augmentez en moi la foi, augmentez l’espérance, augmentez la charité.
Oh ! que votre bonté est admirable et singulière !
6. Je vous désire, et c’est à vous que je demande encore les moyens de suivre ce désir. Si vous nous abandonnez, nous périssons; mais vous ne nous abandonnez point, parce que vous êtes le souverain bien, et personne ne vous a jamais cherché avec droiture sans vous trouver. Ceux-là vous ont cherché avec droiture à qui vous avez accordé la grâce de vous chercher avec droiture. Faites, ô Père ! que je vous cherche ; préservez-moi de l’erreur, et qu’en vous cherchant, je ne rencontre que vous. Si je ne désire plus que vous, faites, ô Père ! que je vous trouve enfin. S’il reste en moi quelques désirs d’un bien passager, purifiez-moi et rendez-moi capable de vous voir. Quant à la santé de ce corps mortel, comme je ne sais de quelle utilité elle peut être pour moi ou pour ceux que j’aime, je vous la confie entièrement, ô Père souverainement sage et souverainement bon ! et je vous [428] demanderai pour lui ce que vous m’inspirerez au besoin; seulement, ce que je sollicite de votre souveraine clémence, c’est de me convertir entièrement à vous, c’est de m’empêcher de résister à la grâce qui me porte vers vous: et tandis que j’habite dans ce corps mortel, faites que je sois pur, magnanime, juste, prudent; que j’aime parfaitement et que je reçoive votre sagesse; que je sois digne d’habiter et que j’habit

POUR UNE COMPARAISON DES DIX COMMANDEMENTS AVEC LES DIX CORDES DU PSALTÉRION

12 mars, 2014

http://peresdeleglise.free.fr/Augustin/Analyses/dixcordes.htm

POUR UNE COMPARAISON DES DIX COMMANDEMENTS AVEC LES DIX CORDES DU PSALTÉRION

Dans un sermon où, recourant au psaume 143 Augustin s’arrête sur cette phrase : « Je chanterai sur le luth à dix cordes » (Ps 143,9), l’évêque d’Hippone entreprend un commentaire des dix commandements donnés à Moïse au Sinaï. Le prédicateur, à propos de cette phrase, pour frapper l’esprit de ses auditeurs, associe chaque précepte transmis dans le « décalogue » avec une des cordes du psaltérion(1) :
Il s’agit là d’un extrait du Sermon 9, dont on ne peut que recommander la lecture intégrale car au-delà de ce rapprochement, il contient beaucoup d’autres données significatives.
Augustin commence par diviser les préceptes des commandements en 3 + 7 (chiffres qu’en raison de leurs significations dans la Bible, Augustin tente fréquemment de mettre en évidence pour frapper l’imagination de son auditoire, et favoriser la mémorisation)(2) : 3 préceptes se rapportant à Dieu (Trinité !) et 7 aux hommes. Puis il commente chacun des préceptes, et c’est alors que se situe le texte qui suit (Sermon 9, 13) qui récapitule les « monstres » dont il convient de se délivrer en respectant le décalogue pour devenir « homme nouveau » : celui du commandement nouveau et du chant nouveau !
« Touchez ces dix cordes, et vous mettez à mort les bêtes féroces. Ces deux choses, vous les faites en même temps.
Vous touchez la première corde, lorsque vous adorez un seul Dieu. Et vous voyez tomber la tête de la superstition.
Vous touchez la seconde, en ne prenant pas en vain le nom du Seigneur votre Dieu, et vous terrassez des erreurs de ces hérésies sacrilèges qui ont pris en vain le nom sacré.
Vous touchez la troisième corde, en agissant sans cesse dans la perspective du repos éternel ; et vous mettez à mort une bête plus cruelle que toutes les autres : l’amour de ce monde. Sous l’inspiration de cet amour, les hommes se donnent beaucoup de mal dans les affaires qu’ils entreprennent. Pour vous, appliquez-vous à bien agir ; non pour l’amour de ce monde, mais pour le repos éternel promis par Dieu.
Honorez votre père et votre mère, et vous touchez la quatrième corde, en rendant à vos parents l’honneur qui leurs est dû, et vous faites tomber la bête qui figure l’oubli de la piété familiale.
Vous ne tuerez point, vous touchez la sixième corde, et vous triomphez de la bête de la cruauté.
Vous ne déroberez point, vous touchez la septième corde, et vous donnez le coup de mort à l’instinct de la rapacité.
Vous ne ferez point de faux témoignage, vous touchez la huitième corde, et soudain tombe la tête du mensonge.
Vous ne convoiterez point l’épouse de votre prochain, vous touchez la neuvième corde, et vous étouffez la bête des pensées adultères.
Vous touchez la dixième corde, et vous voyez tomber la tête de la convoitise.
Toutes ces bêtes féroces étant ainsi terrassées, votre vie s’écoulera en toute sécurité, dans l’amour de Dieu et la société des hommes.
Voyez que de monstres vous mettez à mort en touchant ces dix cordes ! Car, chacun d’eux en comprend beaucoup d’autres ! En touchant chaque corde, ce n’est pas un seul que vous terrassez ; ce sont des multitudes entières !
Ainsi, vous pourrez chanter le « cantique nouveau » non point avec crainte, mais avec amour ! »

(1) On pourra aussi s’amuser de la mise en scène, Augustin proposant (Sermon 9, 6) : « Figurez-vous que je suis un musicien. Que puis-je vous chanter encore ? Voyez, je porte avec moi un psaltérion à dix cordes ; n’en avez-vous pas joué vous-mêmes avant que je prenne la parole ? Vous êtes mon chœur de musiciens, car vous venez de chanter : « O Dieu, je vous chanterai un chant nouveau, je vous célébrerai sur le psaltérion à dix cordes [Ps 143, 9]. » Je touche maintenant ces dix cordes. Qu’y aurait-il de désagréable dans le son rendu par ce divin psaltérion ? « Je vous chanterai sur le psaltérion à dix cordes ».
Notons que le psaltérion ou luth à dix cordes qu’évoque Augustin est un instrument à cordes pincées, de la famille des cithares : une caisse de résonance sur laquelle sont tendues des cordes. Sa conception est simple et il a ainsi pu être utilisé dès la plus haute antiquité dans toute l’Europe et le Proche-Orient.
(2) Augustin est très sensible à une certaine « numérologie » (pratique courante à son époque), et il se livre très fréquemment à des commentaires sur les chiffres (notamment dans la Bible) pour dégager des significations supplémentaires. Cf. par exemple comment il rapproche les sept dons de l’Esprit des Béatitudes et des sept demandes du Notre-Père.

LA TRADITION DU NOTRE-PÈRE – ST AUGUSTIN, SERMON 59

5 mars, 2014

http://peresdeleglise.free.fr/catechumenat/notrepere.htm

LA TRADITION DU NOTRE-PÈRE

ST AUGUSTIN, SERMON 59

Vous venez de réciter ce que vous devez croire [allusion à la tradition du Symbole de la Foi], vous avez entendu ce que vous devez demander dans la prière. Vous ne sauriez invoquer celui en qui vous n’auriez pas cru, comme dit l’Apôtre : « Comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? » (Rm 10,14). Aussi vous avez d’abord appris le Symbole, qui est la règle de votre foi brève et grande, brève par le nombre des mots, lourde du poids de leur signification. Quant à la prière que vous avez reçue aujourdhui pour la retenir et la réciter dans huit jours, le Seigneur, comme vous l’avez entendu à la lecture de l’Evangile, l’enseigna lui-même à ses disciples et, par eux, elle est parvenue jusqu’à nous, car « leur voix s’est répandue par tout l’univers » (Ps 18,5).

Notre Père. Quel père ?
Donc, ne vous attachez pas à ce qui est de la terre, vous qui avez trouvé un père dans les cieux ; car vous direz à l’avenir : Notre Père qui es dans les cieux. Vous allez appartenir à une grande famille. Devant ce père, le riche et le pauvre sont frères ; devant ce père, le maître et l’esclave sont frères ; devant ce père, le général et le simple soldat sont frères. Les fidèles chrétiens, tous tant qu’ils sont, ont sur terre des pères de conditions diverses, les uns nobles, les autres sans notoriété, mais ils invoquent un seul père qui est dans les cieux.
Si c’est là qu’est notre père, c’est là que se prépare notre héritage. Or notre père est tel que nous posséderons avec lui ce dont il nous fait largesse. Il nous donne son héritage, il n’a pas à nous quitter pour que nous lui succédions, mais il demeure pour que nous le rejoignions. Par conséquent, après avoir appris à qui demander, sachons en outre ce qu’il faut demander, car il ne faudrait pas risquer d’offenser un tel père par de mauvaises demandes.

Que le Nom de Dieu soit en nous sanctifié
Qu’est-ce que le Seigneur Jésus nous apprit à demander au père qui est dans les cieux ? Que ton Nom soit sanctifié. Quel bienfait demandons-nous là à Dieu : que son nom soit sanctifié, puisqu’il est impossible que son nom ne soit pas saint ? Le nom de Dieu est toujours saint ; pourquoi donc demander qu’il soit sanctifié, sinon pour que nous soyons, nous, sanctifiés par lui ? Ce nom de Dieu qui est toujours saint, nous demandons que ce soit en nous qu’il soit sanctifié. C’est au moment de votre baptême que sera sanctifié en vous le nom de Dieu. Et pourquoi ferez-vous encore cette demande, même après avoir été baptisé, si ce n’est pour que demeure en vous le don que vous aurez reçu ?

Que vienne, pour nous aussi, le royaume
Suit une autre demande: Que ton royaume vienne. Que nous le demandions ou que nous ne le demandions pas, le royaume de Dieu viendra. Pourquoi donc le demander, sinon pour qu’il vienne, pour nous aussi, ce royaume de Dieu qui viendra pour tous les saints, sinon pour que Dieu nous compte, nous aussi, au nombre des saints pour qui viendra son royaume ?

Trois interprétations de la troisième demande
Nous disons dans une troisième demande : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Qu’est-ce à dire ? Comme les anges te servent dans le ciel, que, nous aussi, nous te servions sur la terre. Or ses saints anges lui obéissent, ne l’offensent pas, exécutent ses ordres en l’aimant. Par conséquent, nous demandons nous aussi, d’accomplir le commandement de Dieu par amour.
On peut encore comprendre d’une autre manière ces paroles : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Le ciel en nous, c’est notre âme, et la terre notre corps. Que signifie donc : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ? De même que nous avons entendu tes commandements, de même que notre chair nous donne à son tour son assentiment pour que, dans le temps où luttent la chair et l’esprit, nous n’en puissions pas moins remplir les préceptes de Dieu. Cependant, très chers, lorsque « la chair convoite contre l’esprit » (Ga 5, 17), comme la terre contre le ciel, que l’esprit à son tour convoite contre la chair, pour que la terre ne renverse pas le ciel. Et si nous ne pouvons supprimer ce dissentiment, refusons notre assentiment.
On peut encore entendre ces paroles : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, de la façon suivante : le ciel, ce sont les fidèles qui ont revêtu la ressemblance de l’homme céleste, c’est-à-dire du Christ. Tandis que les infidèles, puisqu’ils portent la ressemblance de l’homme terrestre, sont appelés terre. Par conséquent, lorsque nous disons : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, nous disons à notre bon père : Que les infidèles aussi croient en toi, comme y ont cru les fidèles. Et ainsi nous apprenons à prier pour nos ennemis.

Trois sortes de pain
Vient ensuite dans la prière : Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour. Soit que nous demandions au père la subsistance nécessaire à notre corps – pain signifiant tout ce qui nous est nécessaire – soit que nous comprenions par pain quotidien celui que vous recevez de l’autel, il est bon de faire cette demande aujourd’hui, c’est-à-dire en ce temps présent. Car le pain nous est nécessaire en ce temps, quand nous avons faim. Quand nous serons dans l’autre vie, c’en sera fini de la faim. Qu’aurons-nous besoin de demander du pain ? Quant au pain dont j’ai dit que nous le recevons de l’autel, il est bon de demander qu’il nous soit donné. Que demandons-nous, en effet, sinon de ne commettre aucun mal qui nous séparerait d’un tel pain ?
La parole de Dieu qui nous est annoncée chaque jour est, elle aussi, du pain. Si ce n’est pas du pain pour le ventre, n’est-ce pas du pain pour l’intelligence ? Or quand cette vie aura passé, nous ne chercherons plus le pain que réclame la faim. Et nous n’aurons plus à recevoir le sacrement de l’autel, puisque nous serons là avec le Christ, dont nous recevons le corps, et nous n’aurons plus à prononcer les paroles que nous vous annonçons, ni à lire le livre, quand nous verrons en personne la Parole de Dieu par qui tout a été fait, dont se nourrissent les anges, qui illumine les anges, et par qui les anges acquièrent la science, non pas en scrutant les paroles d’une langue tortueuse, mais en buvant l’unique Parole dont l’ivresse les fait éclater en louanges, sans qu’ils puissent s’épuiser de louanges. « Bienheureux, dit le Psaume, ceux qui habitent dans ta maison ; dans les siècles des siècles ils te loueront » (Ps 83, 5).

La remise de nos dettes
Donc, en cette vie, nous demandons encore ce qui vient ensuite : Remets-noous nos dettes. Dans le baptême, toutes vos dettes, c’est-à-dire vos fautes, vous seront remises absolument toutes. Mais, parce qu’ici nul ne peut vivre sans péché, et – même s’il ne s’agit pas d’une grave faute qui nous séparerait du pain dont nous parlions – comme nul ne peut vivre sur cette terre sans commettre de péchés, et que nous ne pouvons recevoir qu’un seul baptême une seule fois, c’est dans la prière que nous recevons ce qui nous lave chaque jour, afin que chaque jour nos péchés nous soient remis. Mais à la condition suivante : … comme nous remettons à nos débiteurs.
Aussi je vous avertis, mes frères… vous allez être fils de Dieu, non d’un quelconque grand homme. Votre comte daigne-t-il adopter l’un de vous ? La grâce de Dieu fait, de vous tous, ses fils. C’est pourquoi, puisque chaque jour vous direz… – même après le baptême et surtout après le baptême ; car vous ne prierez cette prière qu’après le baptême ; dans huit jours ce sera une récitation, non une prière ; après le baptême, vous en ferez votre prière : comment, en effet, celui qui n’est pas encore né pourrait-il dire « notre père » ? – donc, puisque chaque jour vous direz cette prière, je vous avertis, mes frères, vous qui, dans la grâce de Dieu, êtes mes fils, et qui, devant un tel père, êtes mes frères, je vous avertis : quelqu’un vous offense, commet une faute contre vous, vient, s’accuse et vous demande de lui pardonner, tout de suite du fond du coeur remettez-lui, pour ne pas vous exclure du pardon qui vient de Dieu.
Car si vous ne faites pas rémission, lui non plus ne fera pas rémission. Voici ce que Dieu vous dit : Vous avez raison de me demander pardon, à moi qui ne peux pas commettre de faute ; cependant, bien que l’on ne puisse trouver en moi aucune faute, je pardonne et vous ne voulez pas pardonner. Eh bien ! soit, refusez de pardonner. Mais alors faites en sorte que je ne puisse trouver en vous obligation de me venger. Il t’est permis de te venger d’un homme qui t’offense. Mais il te demande pardon. Il a été ton ennemi, mais en te demandant pardon, il coupe court à son hostilité. Non, dis-tu, non, je veux me venger. Fais attention qu’il n’y ait pas en toi-même matière à vengeance. Tu veux te venger d’une faute, toi, un homme qui commet des fautes ! Prends garde que ne se venge de toi celui qui ne peut être trouvé en faute. Par conséquent, voilà encore une demande à faire en cette vie, ici où l’on peut commettre des fautes, les fautes peuvent être remises. Dans l’autre vie, elles ne sont pas remises, puisqu’il n’y en a pas.

Résister au mal
En suite de quoi, nos prions en disant : Ne nous fais pas entrer dans la tentation, mais délivre-nous du mal. Qui dit oui au tentateur entre dans la tentation. En effet, en cette vie, il est utile d’être tenté, mais il n’est pas bon d’entrer dans la tentation. On te tente en voulant te corrompre avec de l’argent, pour te faire accomplir quelque action mauvaise pour de l’argent ; tu es tenté, mais tu es aussi éprouvé ; si tu ne donnes pas ton consentement, tu seras trouvé pur. Je te donne un conseil : méprise la cupidité, et l’argent ne saurait te corrompre. Ferme la porte à la tentation, et tire le verrou : l’amour de Dieu. Qui le peut, sans l’aide de celui que nous prions ? Or les hommes sont tentés de bien des manières, tentations par des présents, tentations par des menaces ; si on ne peut séduire par la corruption, on cherche à séduire par des pressions. Mais l’homme solidement attaché à Dieu et dont Dieu exauce la demande : Ne nous fais pas entrer dans la tentation, triomphe des mauvais attachements, triomphe des vains tremblements. Par conséquent, il nous est, en cette vie, nécessaire de demander à ne pas entrer dans la tentation, puisqu’il est ici des tentations, et d’être délivrés du mal, puisque le mal est ici.

Récapitulation
Et avec cela le total des demandes est de sept ; trois ont trait à la vie présente. Que ton nom soit sanctifié, cela sera toujours. Que ton règne vienne, ce règne sera toujours. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, cela sera toujours. Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour, cela ne sera pas toujours. Remets-nous nos dettes, cela ne sera pas toujours. Ne nous fais pas entrer dans la tentation, cela ne sera pas toujours. Mais là où est la tentation, là où est le mal, il est nécessaire que nous fassions ces demandes.
Cette prière vous encourage, non seulement à apprendre à demander à votre père qui est dans les cieux ce que vous désirez, mais à apprendre aussi ce que vous devez désirer. Amen.

 

LE SENS DU TEMPS CHEZ SAINT AUGUSTIN

31 janvier, 2014

http://www.assomption.org/fr/spiritualite/saint-augustin/revue-itineraires-augustiniens/le-temps/i-augustin-en-son-temps/le-sens-du-temps-chez-saint-augustin

LE SENS DU TEMPS CHEZ SAINT AUGUSTIN

« Qu’est-ce que en effet que le temps ? Qui saurait en donner avec aisance et brièveté une explication ? … Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17

Il est impossible d’honorer la réflexion d’Augustin sur le temps, telle qu’il l’a développée au livre XI des Confessions, en faisant l’impasse sur les questions spirituelles qui l’ont habité. Merleau-Ponty, philosophe contemporain, l’a bien compris. « La notion du temps, écrit-il, n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être[1]. » Quand on traite du temps chez Augustin, il faut donc élargir la question au sens même de l’existence temporelle. D’où les deux remarques préalables qui voudraient cadrer notre réflexion. D’abord, il y a une question de perspective. Deux lignes de fond sous-tendent le livre XI des Confessions : l’une oriente la réflexion sur la condition humaine et notamment sur sa dépendance vis-à-vis de Dieu (XI, 3, 5 à 13, 16), l’autre, toujours sous le prisme de la condition de l’homme, met en évidence sa temporalité (XI, 14, 17 à 28, 38) et pointe vers le Christ comme unique Médiateur capable de rendre à l’existence humaine « consistance et solidité » (XI, 30, 40)[2] . Ensuite, il y a une question de méthode. Le livre XI ne peut pas être séparé de celui qui le précède où Augustin développe le thème de la mémoire, ni même de l’ensemble de sa pensée sur la condition temporelle de l’existence humaine. La recherche d’Augustin, tout au long des Confessions, oriente vers ce qui ne change pas car, en l’homme, existe une soif de ce qui ne passe pas et que seul Dieu, l’éternel, peut combler. C’est ce souvenir, ce goût d’éternité, cette réminiscence enfouie dans la mémoire, que dévoile le livre X des Confessions. Il faudra donc montrer comment ces deux livres, XI et X, se répondent, puisque l’un et l’autre parlent de la mémoire. En premier lieu, nous allons donc aborder la problématique du temps. Quel est l’être du temps ? Comment le mesurer ? Telles sont les deux questions qu’Augustin aborde au livre XI. Nous verrons ensuite comment il conçoit le rapport entre le temps des créatures et l’éternité de Dieu, un rapport qui se traduit dans l’existence de l’homme sous la forme du désir d’être heureux. Enfin, nous focaliserons notre attention sur ce Dieu qui prend visage d’homme, en Jésus-Christ, le Verbe incarné, l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, qui s’est fait temporel pour que l’homme devienne éternel. I. Qu’est-ce que le temps ? Que savons-nous du temps ? Comment le mesurer ? Augustin s’engage dans une réflexion qui peut paraître labyrinthique, mais dont le but est d’éclairer la condition de la créature temporelle et son rapport à Dieu. Avant d’en venir à sa propre conception du temps, il passe en revue les positions de ses prédécesseurs, notamment celle d’Aristote, qui essaie de comprendre le temps à partir du mouvement. Deux questions vont guider sa réflexion : la première tend à élucider l’être du temps, et la seconde à déterminer la mesure qui permet de l’appréhender. 1. L’être du temps. En abordant le temps par le biais de « l’être du temps », Augustin n’est pas guidé par une question abstraite. Sa réflexion est centrée sur la créature, affectée par un déficit d’être. A la différence de Dieu, qui est permanent, l’homme est éphémère. Le fil de son argumentation est donc la comparaison entre la créature et Dieu : « Tes années ni ne vont ni ne viennent ; les nôtres vont et viennent… » (XI, 13, 16). D’un côté, il y a un « aujourd’hui permanent », de l’autre un écoulement perpétuel. Quel rapport entre ces deux manières d’être ? Augustin va justement montrer que l’abîme qui les sépare, insurmontable pour l’homme, dont l’existence s’écoule dans le temps, ne l’est pas pour Dieu. Mais procédons par étapes. Cherchant d’abord à cerner la nature du temps, Augustin part de la position d’Aristote qui réduit le temps au mouvement, mesuré selon l’avant et l’après. Passé, présent et futur s’étirent pour ainsi dire le long d’un trait continu sur lequel on aurait d’un côté le passé (ce qui a été) et de l’autre l’avenir (ce qui n’est pas encore), les deux étant séparés par le présent. Tous les moments du temps, à mesure qu’ils passent, se disposeraient sur cette ligne. Cette conception confond le temps avec l’espace. Or, tel n’est pas l’être du temps, qui est pur passage, ce qui fait dire à Augustin : l’être du temps « c’est de tendre au non-être » . « Ces deux temps-là donc, le passé et le futur, comment “sont”-ils, puisque s’il s’agit du passé il n’est plus, s’il s’agit du futur il n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, et ne s’en allait pas dans le passé, il ne serait plus le temps mais l’éternité… Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être. » (XI, 14, 17) La réflexion d’Augustin aboutit à un premier résultat. Le temps n’a pas d’être réel. On ne le mesure qu’en percevant le moment où il s’écoule. Et cette perception, contrairement à l’idée première qui serait de le situer dans l’espace, s’opère au niveau du sujet humain. On s’aperçoit du coup de l’erreur à parler de trois temps. Pour le sujet humain, tous les temps sont au présent : il y a le présent du passé (praesens de praeterito), le présent du présent (praesens de praesentibus) et le présent de l’avenir (praesens de futuris). C’est l’esprit qui introduit la dimension du passé, du présent et de l’avenir. Le temps n’a donc pas d’être en lui-même, mais il n’existe que dans l’esprit (XI, 20, 26). 2. La mesure du temps. Nous venons de dire qu’il fallait dissocier le temps du mouvement lui-même car il s’agit de ne pas confondre le temps et ce qui en est le signe. La mesure du temps d’un mouvement est liée à la perception de l’espace et suppose la saisie du lieu où ce mouvement commence et du lieu où il finit. Mais alors, ce n’est pas le temps qui est mesuré par le mouvement ; c’est au contraire, le mouvement qui est mesuré par le temps, puisque l’avant et l’après relèvent de la perception, donc de la conscience et de l’activité qu’elle déploie. L’esprit est sans cesse tendu, à la fois vers le passé, vers le présent et vers l’avenir (XI, 28, 37). La solution, on le devine, ne réside nulle part ailleurs qu’au niveau de l’esprit humain. Ce qui dure, c’est l’attention par laquelle l’esprit réalise la synthèse vécue de la memoria, du contuitus et de l’expectatio (XI, 20, 26, et XI, 28, 37). C’est cette « extension » qui donne à comprendre la mesure du temps. On peut figurer les éléments de sa réflexion dans le schéma suivant, qui sera explicité plus loin : Dieu Pour Augustin la question de l’être du temps se résume ainsi. Tout d’abord, en opposition à l’éternité divine, le temps apparaît comme le mode d’être propre à la créature : il est le signe de sa contingence. Ensuite, l’être propre du temps se décline sur le mode de la négativité : il est une tendance au non-être. Mais Augustin vient de le souligner : cette négativité est dominée par l’esprit grâce à la memoria, le contuitus et l’expectatio . Mémoire, attention, attente : ce sont là trois directions de l’esprit — des intentionnalités, disent les philosophes contemporains — qui lui permettent de différencier les événements en situant les uns dans le passé, d’autres dans le présent, d’autres encore dans l’avenir. L’esprit se saisit donc comme capable de dépasser le temps dans l’acte même de le percevoir. Dès lors, nous avons la réponse à la question : comment mesurer le temps ? C’est l’esprit qui mesure, parce qu’il contient en lui-même la mesure, bien qu’il soit lui-même soumis à la durée et au changement. Ce qui importe à Augustin dans cette réflexion sur le temps, ce n’est pas la solution spéculative concernant son être et sa mesure, mais l’expérience spirituelle qui s’y joue. L’existence est à la fois non-être et être, devenir perpétuel et capacité de rétention du temps. Elle est traversée par deux mouvements opposés, l’un d’intention (intentio), qui l’oriente vers Dieu, l’autre de distension (distensio), ou de détente, qui la tire vers les choses qui s’écoulent dans le temps (XI, 29, 39). La détente est son mouvement naturel. En cédant à ce mouvement, la vie se dilue, elle s’éparpille dans le sensible avec une étrange avidité, cherchant l’éternité là où elle n’est pas. A ces états de dissipation, Augustin oppose la concentration où l’âme se fixe sur Dieu. Il faut citer l’intégralité de ce texte où tout est dit : « Voici que ma vie est une “distension”, et que ta droite m’a recueilli dans mon Seigneur, le Fils de l’homme, Médiateur entre toi, qui es un, et nous qui vivons multiples dans le multiple à travers le multiple, afin que par Lui je saisisse le prix, lui en qui j’ai été saisi, et que, abandonnant les jours du vieil homme, je me rassemble en suivant l’Un. Ainsi, oubliant le passé, tourné non pas vers les choses futures et transitoires mais vers celles qui sont en avant et vers lesquelles je suis non pas distendu mais tendu, je poursuis, dans un effort non pas de distension, mais d’intention, mon chemin vers la palme à laquelle je suis appelé là-haut pour y entendre la voix de la louange et contempler tes délices, qui ne viennent ni ne passent. Mais maintenant mes années se passent dans les gémissements, et toi, tu es ma consolation, Seigneur ; tu es mon Père éternel ; moi au contraire, je me suis éparpillé dans les temps dont j’ignore l’ordonnance et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées, les entrailles intimes de mon âme, jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour. » (XI, 29, 39)

II. Le temps des créatures et l’éternité de Dieu                            Dans ses notes critiques sur le temps chez Augustin, Goulven Madec écrit : « Si Augustin s’est attardé sur la complexité de l’énigme du temps et de sa mesure, c’est pour se mettre en état de comprendre que la transcendance de Dieu par rapport à la création est très différente de la maîtrise, toute relative, que l’esprit créé s’assure sur le temps qui passe, par sa triple intentionnalité : le souvenir du passé, l’observation du présent, l’attente de l’avenir[3]. » C’est cette réflexion qui va nous guider. Il nous faut regarder d’abord au schéma anthropologique d’Augustin qui distingue trois niveaux de réalités : le monde, où le temps est pur écoulement, l’âme qui en opère une unification intérieure, et Dieu, dont Augustin dit : « Ton aujourd’hui, c’est l’éternité » (XI, 13, 16). Il s’agit pour Augustin, à partir de cette structure fondamentale, d’explorer l’itinéraire de l’âme vers Dieu, autrement dit du non-être temporel à l’Etre éternel. 1. Les choses crient leur non-être. Rappelons l’expérience d’Augustin. Il a découvert, au terme d’une première expérience de retour à soi, qu’il était situé dans la « région de la dissemblance » (VII, 10, 16). Le chemin qu’il a parcouru commence par une prise de conscience : sa vie dans le monde est marquée par une triple déficience : l’échec, l’erreur, la faute. Mais en même temps qu’il éprouve ces manques, il ressent plus vivement le désir vers l’unité de l’être, la vérité, le bien. Le chemin de conversion qui va d’un état à l’autre s’opère par étapes. Ces étapes, il les décrit au livre X des Confessions. Il commence par le monde, dont il obtient toujours la même réponse : « Nous ne sommes pas ton Dieu. » (X, 6, 9). S’attacher aux choses du monde ne peut qu’engendrer la déception, car elles sont pur écoulement vers le néant. « Elles naissent et elles meurent, et en naissant, elles commencent pour ainsi dire d’être, et elles croissent pour se parfaire, et parfaites, elles vieilissent et périssent. Lors donc qu’elles naissent et tendent à être, plus vite elles croissent pour être, plus elles se hâtent pour n’être pas. Telle est leur limite… Que ton âme te loue de ces choses, mais qu’elle ne se fixe pas en elles par la glu de l’amour, à travers les sens corporels ! Car elles vont où elles allaient pour ne pas être, et elles la déchirent de désirs pestilentiels, puisqu’elle veut être (ipsa vult esse), et qu’elle aime se reposer dans ces choses qu’elle aime. Or, en elles, il n’y a pas où se reposer, parce qu’elles ne s’arrêtent pas : elles fuient, et qui peut les suivre avec les sens de la chair ? Ou qui peut les saisir, même quand elles sont sous la main ? » (IV, 10, 15) Ainsi, les choses du monde sont éphémères, temporelles et changeantes (XII, 11, 11). Elles n’ont qu’un temps, et elles s’acheminent vers le néant. Ce n’est donc pas en elles qu’il convient de se fixer. C’est pourquoi, Augustin invite à les délaisser pour revenir à soi : « L’âme se rappelle de l’extérieur vers l’intérieur, de l’inférieur au supérieur. » (In Ps 145, 5). Qui dit conversion dit retour à soi, mais non pas pour se fixer en soi : le mouvement d’intériorisation est le passage obligé vers ce qui est au sommet de l’âme, Dieu. « En suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même. » (III, 6, 11). Le passage du “dehors” (foris) au “dedans” (intus)[4] passe par l’âme, mais celle-ci n’a pas en elle-même son centre de gravité. Située entre le monde et Dieu, elle vit une tension qui peut devenir « distensio », détente, éparpillement dans les biens inférieurs, ou au contraire « intentio », concentration sur les biens supérieurs. 2. « Le meilleur est l’élément intérieur » Qu’en est-il de l’âme ? Augustin partage sur l’homme la conception dualiste des platoniciens, en distinguant l’âme et le corps. L’homme, ce n’est ni le corps ni l’âme seuls, mais le composé des deux : « C’est l’un et l’autre réunis qui méritent le nom d’homme »[5]. Si l’âme n’est pas l’homme tout entier, elle en est pourtant sa partie la meilleure : « Alors, je me suis tourné vers moi, et j’ai dit à moi-même : “Et toi, qui es-tu ?” J’ai répondu : “Je suis homme”. Et voici un corps et une âme qui sont en moi, à ma disposition, l’un à l’extérieur et l’autre à l’intérieur… Mais le meilleur est l’élément intérieur… » (X, 6, 9). Augustin accorde très nettement la primauté à l’âme, qui est en l’homme à l’image de Dieu : « C’est que Dieu l’a fait à son image en lui donnant une âme spirituelle et une intelligence qui le placent au-dessus des bêtes[6]. » Comment connaître l’âme ? Méditant sur la puissance de l’esprit, la partie la plus haute de l’âme, qu’il identifie avec la mémoire, Augustin est pris d’effroi. « Grande est la puissance de la mémoire ! C’est je ne sais quel mystère effroyable, mon Dieu, que sa profonde et infinie multiplicité ! Et cela, c’est l’esprit, et cela c’est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle nature suis-je ? Une vie variée, multiforme, et d’une immensité puissante !… Aucune limite nulle part ! » (X, 17, 26). Pourtant, l’âme elle-même, prise dans le flux temporel, est soumise au changement[7] : elle se heurte à ses propres limites, dont l’oubli est le signe le plus évident. Mais ce qui la caractérise, c’est le pouvoir qu’elle a de se tourner soit vers le monde, soit vers Dieu. Dans son traité De la quantité de l’âme, distinguant les différents degrés de réalités : le « corps terreux et mortel »[8], le pouvoir de « l’âme dans les sens », sa capacité à se souvenir, à imaginer et à raisonner, Augustin découvrait déjà qu’elle a aussi le pouvoir de s’abstraire de tout ce qui l’attache au monde, et de s’élever jusqu’à Dieu. C’est ce pouvoir qu’il évoque dans les Confessions : « Que dois-je donc faire, ô toi, ma vraie vie, ô mon Dieu ? Je dépasserai même cette puissance en moi qui s’appelle la mémoire ; je la dépasserai pour tendre jusqu’à toi, douce lumière ! Que me dis-tu ? Me voici montant à travers mon esprit jusqu’à toi qui demeures au-dessus de moi ; ainsi je dépasserai même cette puissance en moi qui s’appelle la mémoire, avec la volonté de t’atteindre par où on peut t’atteindre, et de m’attacher à toi par où on peut s’attacher à toi… Comment dès lors te trouverai-je, si je n’ai pas mémoire de toi ? » (X, 17, 26). 3. La mémoire de Dieu. Au livre X des Confessions, Augustin touche du doigt un point central en abordant la question du lien entre la mémoire et la présence de Dieu. Sa ligne directrice sera l’aspiration des hommes à la vie heureuse, celle-ci étant présente à l’âme sous la figure de la joie éprouvée (X, 21, 30), mais faut-il encore ne pas se tromper dans sa recherche (X, 21, 31). La vraie vie heureuse, c’est celle dont la joie a Dieu pour objet (X, 22, 32) et cet objet authentifie la joie elle-même et lui confère valeur de vérité (X, 23, 33). Là où il a trouvé la vérité, Augustin a donc aussi trouvé Dieu, puisque Dieu est la vérité même ; et après l’avoir trouvée, il ne l’a plus oubliée (X, 24, 35). La présence de Dieu a laissé sa trace dans la mémoire, et en explorant celle-ci, on ne peut pas ne pas la retrouver. Il faut distinguer ici deux formes de mémoire. Il y a la mémoire qui retient ce qu’elle a vu à l’extérieur et la mémoire intérieure, qui est sous l’emprise des notions telles que le vrai, le bien, le beau. Ces notions, et d’autres sont régulatrices de ses jugements, et procurent à l’esprit une certaine précompréhension de Dieu. La première forme de mémoire est au cœur du livre XI, où elle apparaît comme notre capacité à appréhender le passé, donc ce qui est de l’ordre du sensible, tandis que la seconde forme renvoie à une réalité permanente, donc qui est constitutive du monde intelligible. Tel est le goût inextinguible du bonheur. Comment ce goût a-t-il pénétré dans notre mémoire ? « Est-ce à la manière dont se souvient de Carthage celui qui l’a vue ? Non, répond Augustin : la vie heureuse ne se voit pas avec les yeux, parce qu’elle n’est pas un corps… » (X, 21, 30). C’est de cette manière que Dieu est présent dans la mémoire. Il est inutile cependant de chercher où Dieu se loge dans la mémoire, car sa présence n’est pas d’ordre spatial. Elle se fait selon un mode spirituel, qui échappe à toute localisation (X, 25, 36). Dieu est saisi comme tel au moment où l’esprit prend conscience de sa transcendance. La façon dont Augustin exprime le mode de présence de Dieu à l’esprit se ressent de l’influence platonicienne, mais il y apporte sa note originale, spécifiquement chrétienne. A la différence des platoniciens qui, dans l’ascension vers Dieu, font appel au seul processus d’intériorisation et de réminiscence, Augustin fait intervenir autre chose : la grâce. L’homme porte en effet sur lui « sa mortalité » , et le « témoignage de son péché » (I, 1, 1), si bien qu’il ne peut espérer surmonter l’abîme qui le sépare de Dieu que si Dieu lui en donne le pouvoir. « Je l’ai pu, parce que tu t’es fait mon soutien » (VII, 10, 16)[9].

III. L’Eternel dans le temps C’est à ce stade qu’il faut souligner un autre aspect : le rôle du Médiateur, sans lequel il est impossible à l’homme d’achever sa vocation dont il pressent pourtant qu’elle est dans la vie partagée avec Dieu : « Tu nous as faits orientés vers toi… » (I, 1, 1). Mais, nous venons de le voir, le retour vers Dieu n’est pas au pouvoir de l’homme : il dépend entièrement de la grâce. Elle est un don, non un dû. Il faudrait évoquer ici toute sa théologie de la grâce. On peut la résumer dans sa fameuse prière : « Donne ce que tu commandes, et commande ce que tu veux » (X, 29, 40). Dans un commentaire de Psaumes, Augustin reprend le thème de la nécessité du Médiateur, mais en le mettant en relation avec le thème de l’égarement : « De peur qu’on ne pensât à un voyage corporel, le Prophète dit que son âme a été longtemps errante (Ps 119, 8). Le corps voyage en changeant de lieux ; l’âme voyage en changeant de sentiments (corpus peregrinatur locis, cor peregrinatur affectibus). Si vous aimez la terre, vous voyagez loin de Dieu ; si vous aimez Dieu, vous montez vers Dieu. Exerçons-nous à pratiquer l’amour de Dieu et du prochain, afin de revenir à la charité. Si nous tombons sur la terre, nous y sèchons et nous y pourrissons. Mais le Christ est descendu avec celui qui était tombé, pour le faire remonter… » (En in Ps 119, 8). 1. A la recherche de la voie Grâce aux philosophes, Augustin connaît le but du pèlerinage terrestre, mais il ignore le chemin. Ce but est inscrit dans son cœur sous la figure du bonheur. «Voyant où il faut aller, les philosophes ne voient pas par où est la Voie qui mène à la patrie bienheureuse, non seulement pour la contempler, mais pour l’habiter. » (VII, 20, 26). Leurs efforts ont échoué, un échec dont il a fait lui-même l’expérience. « Moi, loin de toi, je suis allé à la dérive…, je me suis fait pour moi région d’indigence » (II, 10, 18). « Où étais-tu donc alors pour moi ? Bien loin ! Et bien loin, j’errais en terre étrangère (longe peregrinabar abs te), séparé de toi… » (III, 6, 11). Augustin a tenté de sortir de cette impasse en se mettant à l’école des philosophes, mais il a compris que, s’il y avait de « l’Etre à voir », il n’était « pas encore être à le voir », parce qu’il « était dans la region de la dissemblance » (VII, 10, 16). Le prêtre Simplicianus oriente alors ses lectures vers le prologue de Jean et les Lettres de Paul où il découvre ce qui lui manque : la foi au Médiateur. Alors que les philosophes prétendent à une vision immédiate de Dieu, grâce à l’élan mystique, Augustin découvre que le seul accès est indirect, médiatisé par le Christ, l’unique voie. Il faudrait ici relire le livre VII des Confessions et notamment les paragraphes 9, 13, où Augustin souligne l’abîme qui existe entre les promesses des philosophes et la vérité chrétienne. Le point de divergence se situe autour du même thème : le Verbe venu dans la chair, que les philosophes refusent. Augustin rapproche ici le prologue de Jean (le Verbe venu dans la chair) et l’hymne aux Philippiens sur la condition de serviteur (Ph 2, 6-11). Ces textes lui font découvrir l’initiative inouïe de Dieu envers l’homme en la personne de celui qui est devenu le Médiateur. Le voyage vers la patrie, qui était auparavant impossible, devient désormais une possibilité, grâce au Médiateur. « Que, en effet, avant tous les temps et au-dessus de tous les temps, existe de façon permanente et immuable ton Fils unique co-éternel à toi, et que les âmes reçoivent de sa plénitude pour être heureuses, et que, en participant à la sagesse permanente en soi, elles se renouvellent pour être sages, cela s’y trouve (chez les philosophes). Mais que, au temps marqué, il est mort pour les impies, et que tu n’as épargné ton Fils unique mais pour nous tous tu l’as livré, non, cela ne s’y trouve pas… » (VII, 9, 14). 2. « C’est à lui que nous allons, par lui que nous allons ! » A l’axe vertical où l’âme a sa fine pointe en Dieu fait désormais pendant, chez Augustin, l’axe horizontal sur lequel s’inscrit l’histoire du salut, grâce à l’entrée de Dieu dans le temps, pour devenir le Médiateur entre l’homme et Dieu. Englué dans le monde, l’homme était incapable d’aller à Dieu vers lequel tend pourtant son âme. Au terme du livre VII, Augustin avait fait ce constat : « Je cherchais la voie, pour acquérir la vigueur qui me rendrait capable de jouir de toi ; et je ne trouvais pas, tant que je n’avais pas embrassé le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme Jésus-Christ… » (VII, 18, 24). Augustin revient avec insistance sur cette nécessité du Médiateur (X, 42, 67, et XI, 29, 39) pour constater que la vie est une « distension » tant qu’elle n’a pas été recueillie par « le Médiateur entre toi, qui es un, et nous qui vivons multiples dans le multiple à travers le multiple… » (XI, 29, 39). Sa pensée peut se ramener à la formule synthétique suivante : « Le Christ Dieu est la patrie vers laquelle nous allons ; le Christ homme la voie par laquelle nous allons. C’est à lui que nous allons, par lui que nous allons. » : Deus Christus patria est quo imus, homo Christus via est qua imus )[10]. C’est sa nature spécifique, humaine et divine, qui lui permet justement de remplir cette fonction de liaison entre l’homme et Dieu. « En tout semblable aux hommes, il eût été trop loin de Dieu ; en tout que semblable à Dieu, il eût été trop loin des hommes, et ainsi, il n’eût pas été médiateur… » (X, 42, 67). Sa venue dans notre condition temporelle autorise dès lors tous les espoirs : « Nous aurions pu croire que ton Verbe était bien loin de s’unir à l’homme, et désespérer de nous s’il ne s’était fait chair et n’eût habité parmi nous » (X, 43, 69). Ce thème est récurrent dans la pensée d’Augustin. Qu’il suffise de citer ce passage du De Trinitate : « Ainsi donc, incapables comme nous l’étions d’étreindre l’éternel, sous le poids des souillures des péchés, contractées avec l’amour des choses temporelles et presque naturellement enracinées avec la propagation de la nature mortelle, il nous fallait une purification. Mais nous ne pourrions être purifiés pour nous adapter à l’éternel, qu’au moyen du temporel dans lequel nous étions déjà fixés. Evidemment, il y a loin de la santé à la maladie ; pourtant, entre les deux, le remède ne rend la santé qu’à la condition de convenir à la maladie. Inutile, le temporel frustre les malades ; utile, le temporel les aide à guérir et, guéris, les fait passer à l’éternel. Eh bien, l’âme raisonnable qui, une fois purifiée, est tenue à la contemplation à l’égard de l’éternel, est, pour se purifier, tenue à la foi à l’égard du temporel… » (De Trinitate IV, 18, 24).

Conclusion Le Christ s’est fait temporel, afin que tu deviennes éternel. Chez Augustin, le temps revêt une double valeur : une valeur existentiale (au sens heideggerien du mot), ce qui veut dire qu’il est une structure de l’esprit humain : c’est ce que nous avons montré en réfléchissant avec Augustin sur l’être et la mesure du temps. Mais le temps a aussi une valeur eschatologique car déjà la vie présente, quand elle est vécue en « tension » vers Dieu, peut surmonter le temps et anticiper l’éternel, non pas en s’appuyant sur le seul effort de l’esprit, mais en accueillant dans la foi le Médiateur. Là est l’essentiel de ce qu’Augustin voulait nous dire sur le temps. L’avènement du Christ a donc modifié la compréhension que nous pouvions avoir du temps. Verbe éternel, le Christ est aussi Verbe fait chair, assumant la condition temporelle jusqu’à la mort et faisant du temps le chemin vers la vie éternelle. « Il est où tu vas, il est par où tu vas : le chemin n’est pas différent du but, tu ne viens pas au Christ par autre chose que lui ; c’est par le Christ que tu viens au Christ… C’est par le Christ homme que tu viens au Christ Dieu, par le Verbe qui s’est fait chair au Verbe qui était au commencement Dieu auprès de Dieu[11]. » Si l’Incarnation redouble le mystère de Dieu, elle donne ainsi consistance à l’existence humaine, appelée à une vie partagée avec Dieu. Telle est l’espérance introduite par le Christ dans le temps des hommes. Tel est « l’admirable échange » auquel tout être humain est convié : « Le fleuve des choses temporelles nous entraîne ; mais, comme un arbre au bord du fleuve, est né Notre Seigneur Jésus-Christ… Il a voulu en quelque sorte se planter au bord du fleuve des choses temporelles. Tu es emporté par le courant ? tiens-toi à l’arbre. L’amour du monde te roule dans son tourbillon ? Tiens-toi au Christ. Pour toi il s’est fait temporel, afin que tu deviennes éternel ; car, si lui aussi s’est fait temporel, c’est en demeurant éternel. Il a emprunté quelque chose au temps, il ne s’est pas éloigné de l’éternité. Toi par contre tu es né temporel et par le péché tu es devenu temporel : toi tu es devenu temporel par le péché, lui est devenu temporel par miséricorde pour te délivrer du péché[12] … »   Marie-Paulette ALAUX Oblate de l’Assomption Etudiante en théologie Institut catholique de Paris

PRIER LES PSAUMES AVEC SAINT AUGUSTIN

27 août, 2013

http://www.assomption.org/fr/spiritualite/saint-augustin/prier-les-psaumes-avec-saint-augustin

PRIER LES PSAUMES AVEC SAINT AUGUSTIN

De sa conversion à sa mort, la prière des psaumes a rythmé toute la vie de saint Augustin. Nous sommes invités à les reprendre pour vivre selon l’esprit du Christ.
Dès sa conversion, en 386, Augustin s’est mis à prier les psaumes. Quand il les découvre, il explose de joie. « Quels cris, mon Dieu, j’ai poussés vers toi en lisant les psaumes de David, chants de foi, accents de piété où n’entre aucune enflure d’esprit! » Il voudrait aussitôt faire partager sa découverte, en particulier aux manichéens, une secte dont il fut un adepte pendant neuf ans. Ces derniers n’avaient que mépris pour tout ce qui venait de l’Ancien Testament, où ils voyaient à l’oeuvre un Dieu mauvais. « J’aurais voulu qu’ils se fussent trouvés là, et qu’ils aient regardé mon visage et entendu mes cris! » Désormais, le chant des psaumes rythme sa vie de chrétien, puis de moine. Bientôt, il entreprendra le commentaire intégral des 150 psaumes.
Le sens caché des psaumes
Il faut revenir en arrière. Le premier contact d’Augustin avec les Écritures fut décevant. Ce fut un é chec. Il avait alors 18 ans. Il avouera plus tard qu’à cette époque, « il n’en pénétra pas l’intérieur ». Autrement dit, il s’en tenait à la lettre, au lieu d’aller au sens spirituel. Il avait abordé le texte seul, avec tous les préjugés d’un esprit rationnaliste. Il devait rejeter avec les manichéens non seulement tout l’Ancien Tesstament, mais encore ne retenir du Nouveau Testament qu’une partie, car, selon les manichéens, bien des pages y auraient été falsifiées, « dans le dessein d’introduire la loi judaïque dans la foi chrétienne ».
Le tournant se produit à Milan. C’est l’évêque Ambroise qui lui donne la véritable clef de lecture des Écritures. Cette clef, qui vient de saint Paul, s’énonce ainsi: la lettre tue, mais l’esprit vivifie (2 Co 3, 6). Pour Augustin, c’est une libération: « Dans des textes qui semblaient à la lettre contenir une doctrine perverse, il (Ambroise) soulevait le voile mystique et découvrait un sens spirituel.» C’est ainsi qu’à propos du psaume 134, Augustin écrit: « Tous ces faits, nous les avons vus, reconnus et loués, pris à la lettre et tels qu’ils sont écrits dans les livres saints. Mais ils ont un sens caché ».

Le Christ est la clef des psaumes
Les psaumes sont le véritable lieu de respiration spirituelle du chrétien.
C’est selon cette distinction entre sens littéral et sens caché qu’il va lire, prier, interpréter les psaumes. Mais le sens caché des psaumes est multiple. Plusieurs sont possibles et légitimes. Si l’Écriture est une « forêt de symboles », pour Augustin, sa vérité ultime est pourtant le Christ, selon le mot de saint Paul: « la fin de la loi, c’est le Christ! » (Rm 10, 4) « Toute notre attention doit donc s’attacher, quand nous entendons chanter un psaume […], à voir là le Christ, à comprendre là le Christ.» (Ps 98, 1). Le principe qui guide Augustin est le suivant : le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien et l’Ancien dévoilé dans le Nouveau! Ce principe de lecture lui permet de résoudre bien des difficultés.
Prenons un psaume d’imprécation contre Babylone. On lit au Ps. 136: « Heureux qui saisira tes petits enfants pour les broyer contre le roc! ». Comment ne pas être choqué? Peut-on souhaiter un malheur à des enfants innocents! La liturgie actuelle a simplement supprimé ces passages. Augustin ne supprime rien: on ne touche pas à la parole de Dieu! Au sens littéral, le psaume est certes en contradiction avec l’Évangile. Mais écartant l’interprétation littérale, Augustin suggère une interprétation spirituelle. Que sont les petits enfants sinon nos passions à l’état naissant? Le psaume invite à les tuer dès qu’elles apparaissent. Comment? En les jetant contre ce roc qu’est le Christ.

Un miroir de la vie chrétienne
Bien compris, les psaumes sont la prière par excellence du chrétien
Bien compris, les psaumes sont la prière par excellence du chrétien. Chacun peut les reprendre et faire sien leur contenu. Ils expriment toutes les attitudes spirituelles: « Louez Dieu avec nous par ces paroles; si le psaume demande, demandez ; s’il gémit, gémissez; s’il remercie, réjouissez-vous; s’il espère, espérez et s’il exprime des sentiment de crainte, craignez. Car tout ce qui est écrit ici est notre miroir. » (Ps 30). En reprenant les paroles des psaumes, nous sommes assurés de prier avec les mots mêmes de Dieu, puisqu’ils sont inspirés. On trouve dans les psaumes tout ce qui fait la vie humaine, ses joies et ses tristesses.
Les psaumes permettent à Augustin d’évoquer aussi ce qui fait alors l’actualité de l’Église en Afrique. Par exemple, quand le psaume 32, invoque la miséricorde du Seigneur, Augustin l’actualise en invitant les chrétiens à être miséricordieux à leur tour, sans exclure personne, ni les païens, ni les donatistes séparés de l’Église. « Bon gré, mal gré, ils sont nos frères. Ils cesseraient d’être nos frères s’ils cessaient de dire: Notre Père»!
Augustin va dès lors insister pour que le chrétien ait l’intelligence de sa prière, c’est-à-dire qu’il en cherche le sens caché, à la lumière du Christ. Commentant le psaume 18: « Bienheureux, le peuple qui a l’intelligence de sa prière! », il écrit: « Les merles, les perroquets, les corbeaux, les pies et autres oiseaux sont parfois dressés par l’homme à émettre des sons qu’ils ne comprennent pas. Avoir l’intelligence de son chant, c’est un privilège que la volonté divine a accordé à la nature humaine.»

Un chant ininterrompu
Les psaumes sont essentiellement une invitation à vivre selon l’esprit du Christ.
Les psaumes sont essentiellement une invitation à vivre selon l’esprit du Christ. D’où cette mise en garde: « Prends soin de ne pas vivre mal, tout en chantant musicalement bien! » (Ps 49). « Hélas, il sont nombreux ceux qui prient Dieu sans avoir le sentiment de Dieu, une pensée vraie sur Dieu! Ils peuvent proférer le son d’une prière, mais pas la voix d’une prière, parce qu’il y manque la vie. Mais pour celui qui a une vie spirituelle, qui comprend son Dieu, qui sait par qui il a é té libéré, qui sait très bien de quoi il a été libéré, cette vie elle-même, c’est la voix de sa prière.» (Ps 139). D’où encore l’insistance pour mettre en accord la vie avec le chant. « Ne vous bornez pas à célébrer de la voix les louanges de Dieu, mais que vos oeuvres s’accordent avec votre voix. Après que vous aurez chanté de la voix, vous vous tairez sans doute quelque temps, mais que votre vie soit un chant que rien n’interrompe.» (Ps 146). « Lorsque chacun s’en va chez soi, il semble cesser de louer Dieu. S’il ne cesse pas de bien vivre, il loue Dieu continuellement. Ta louange ne cesse que lorsque tu te détournes de la justice…» (Ps 148, 2) « Qu’il le chante ce cantique, non des lèvres, mais par toute sa vie! » (Ps 32)
Les psaumes sont le véritable lieu de respiration spirituelle du chrétien. C’est là que se forme son regard chrétien sur la vie. En même temps que le regard, ils élargissent le coeur. ?

Marcel Neusch, aa
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LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN – LIVRE PREMIER: ENFANCE DE SAINT AUGUSTIN

27 août, 2013

http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Staugustin/confessions/livre1.htm#_Toc509572056

LES CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

LIVRE PREMIER ENFANCE DE SAINT AUGUSTIN

CHAPITRE PREMIER.
GRANDEUR DE DIEU.
 1.         « Vous êtes grand, Seigneur, et infiniment louable (Ps, CXLIV, 3) ; grande est votre puissance, et il s n’est point de mesure à votre sagesse (Ps. CXLVI, 5). » Et c’est vous que l’homme veut louer, chétive partie de votre création, être de boue, promenant sa mortalité, et par elle le témoignage de son péché, et la preuve éloquente que vous résistez, Dieu que vous êtes, aux superbes (I Petr. V, 5  )! Et pourtant il veut vous louer, cet homme, chétive partie de votre création! Vous l’excitez à se complaire dans vos louanges; car vous nous avez faits pour vous, et notre coeur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous.
Donnez-moi, Seigneur, de savoir et de comprendre si notre premier acte est de vous invoquer ou de vous louer, et s’il faut, d’abord, vous connaître ou vous invoquer. Mais qui vous invoque en vous ignorant? On peut invoquer autre que vous dans cette ignorance. Ou plutôt ne vous invoque-t-on pas pour vous connaître? « Mais est-ce possible, sans croire ? Et comment croire, sans apôtre (Rom. X, 14) ? » Et: « Ceux. là loueront le Seigneur, qui le recherchent (Ps. XXI, 27). » Car le cherchant, ils le trouveront, et le .trou vaut, ils le loueront. Que je vous cherche Seigneur, en vous invoquant, et que je vous invoque en croyant en vous; car vous nous avez été annoncé. Ma foi vous invoque, Seigneur, cette foi que vous m’avez donnée, que vous m’avez inspirée par l’humanité de votre Fils, par le ministère de votre apôtre.

CHAPITRE II.
DIEU EST EN L’HOMME; L’HOMME EST EN DIEU.
 2.         Et comment invoquerai-je mon Dieu, mon Dieu et Seigneur? car l’invoquer, c’est l’appeler en moi. Et quelle place est en moi, pour qu’en moi vienne mon Dieu? pour que Dieu vienne en moi, Dieu qui a fait le ciel et la terre? Quoi! Seigneur mon Dieu, est-il en moi de quoi vous contenir? Mais le ciel et la terre que vous avez faits, et dans qui vous m’avez fait, vous contiennent-ils?
Or, de ce que sans vous rien ne serait, suit-il que tout ce qui est, vous contienne? Donc, puisque je suis, comment vous demandé-je de venir en moi, qui ne puis être sans que vous soyez en moi? et pourtant je ne suis point aux lieux profonds, et vous y êtes; « car si je descends en enfer je vous y trouve  (Ps CXXXVIII,8). » Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout si vous n’étiez en moi. Que dis-je? je ne serais point si je n’étais en vous, « de qui, par qui et en qui toutes choses sont (Rom. XI, 36.»  (363) Il est ainsi, Seigneur, il est ainsi. Où donc vous appelé-je, puisque je suis en vous? D’où viendrez-vous en moi? car où me retirer hors du ciel et de la terre, pour que de là vienne en moi mon Dieu qui a dit: « C’est moi qui « remplis le ciel et la terre (Jérém. XXIII, 24)? »

CHAPITRE III.
DIEU EST TOUT ENTIER PARTOUT.
 3.         Etes-vous donc contenu par le ciel et la terre, parce que vous les remplissez? ou les remplissez-vous, et reste-t-il encore de vous, puisque vous n’en êtes pas contenu? Et où répandez-vous, hors du ciel et de la terre, le trop plein de votre être? Mais avez-vous besoin d’être contenu, vous qui contenez tout, puisque vous n’emplissez qu’en contenant? Les vases qui sont pleins de vous ne vous font pas votre équilibre; car s’ils se brisent, vous ne vous répandez pas; et lorsque vous vous répandez sur nous, vous ne tombez pas, mais vous nous élevez; et vous ne vous écoulez pas, mais vous recueillez.
Remplissant tout, est-ce de vous tout entier que vous remplissez toutes choses? Ou bien, tout ne pouvant vous contenir, contient-il partie de vous, et toute chose en même temps cette même partie? ou bien chaque être, chacune; les plus grands, davantage; les moindres, moins? Y a-t-il donc en vous, plus et moins? Ou plutôt n’êtes-vous pas tout entier partout, et, nulle part, contenu tout entier?

CHAPITRE IV.
GRANDEURS INEFFABLES DE DIEU.
 4.            Qu’êtes-vous donc, mon Dieu? qu’êtes-vous, sinon le Seigneur Dieu? « Car quel autre  Seigneur que le Seigneur, quel autre Dieu que notre Dieu (Ps XVII, 32)? » O très-haut, très-bon, très-puissant, tout-puissant, très-miséricordieux et très-juste, très-caché et très-présent, très-beau et très-fort, stable et incompréhensible, immuable et remuant tout, jamais nouveau, jamais ancien, renouvelant tout et conduisant à leur insu les superbes au dépérissement, toujours en action, toujours en repos, amassant sans besoin, vous portez, remplissez et protégez ; vous créez, nourrissez et perfectionnez, cherchant lorsque rien ne vous manque!
Votre amour est sans passion; votre jalousie sans inquiétude; votre repentance, sans douleur; votre colère, sans trouble; vos oeuvre changent, vos conseils ne changent pas. Vous recouvrez ce que vous trouvez et n’avez jamais perdu. Jamais pauvre, vous aimez le gain; jamais avare, et vous exigez des usures. On vous donne de surérogation pour vous rendre débiteur; et qu’avons-nous qui ne soit vôtre? Vous rendez sans devoir; en payant, vous donnez et ne perdez rien. Et qu’ai-je dit, mon Dieu, ma vie, mes délices saintes? Et que dit-on de vous en parlant de vous? Mais malheur à qui se tait de vous! car sa parole est muette.

 CHAPITRE V.
DITES A MON AME : JE SUIS TON SALUT.
 5.         Qui me donnera de me reposer en vous? Qui vous fera descendre en mon coeur? Quand trouverai-je l’oubli de mes maux dans l’ivresse de votre présence, dans le charme de vos embrassements, ô mon seul bien? Que m’êtes. vous? Par pitié, déliez ma langue! Que vous suis-je moi-même, pour que vous m’ordonniez de vous aimer, et, si je désobéis, que votre’ colère s’allume contre moi et me menace de grandes misères? En est-ce donc une petite que de ne vous aimer pas? Ah! dites-moi, au non de vos miséricordes, Seigneur mon Dieu, dites-moi ce que vous m’êtes. « Dites à mon âme : Je suis ton salut   (Ps XXXIV, 3). » Parlez haut, que j’entende. L’oreille de mon coeur est devant vous, Seigneur; ouvrez-la, et « dites à mon âme : Je suis ton salut. » Que je coure après cette voix, et que je m’attache à vous! Ne me voilez pas votre face. Que je meure pour la voir! Que je meure pour vivre de sa vue!
6.         La maison de mon âme est étroite pour vous recevoir, élargissez-la. Elle tombe en
ruines, réparez-la. Çà et là elle blesse vos yeux, je l’avoue et le sais; mais qui la balayera 2 A
quel autre que vous crierai-je : « Purifiez-moi de mes secrètes souillures, Seigneur, et n’imputez pas celles d’autrui à votre serviteur (Ps XVIII, 13-14)?» « Je crois, c’est pourquoi je parle; Seigneur, vous le savez (Ps CXV, 10). » « Ne vous ai-je pas, contre moi-même, accusé mes crimes, ô mon Dieu, et ne m’avez-vous pas remis la malice de mon cœur Ps XXXI, 5)? » « Je n’entre point en jugement (364) avec vous qui êtes la vérité (Job IX 2,3).» « Et je ne veux pas me tromper moi-même, de peur que mon iniquité ne mente à elle-même (Ps XXVI, 12).»  « Non, je ne conteste pas avec vous; car si vous pesez les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra tenir  Ps CXXIX,3)? »

CHAPITRE VI.
ENFANCE DE L’HOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU.
 7.         Mais pourtant laissez-moi parler à votre miséricorde, moi, terre et cendre. Laissez-moi pourtant parler, puisque c’est à votre miséricorde et non à l’homme moqueur que je parle. Et vous aussi, peut-être, vous riez-vous de moi? mais vous aurez bientôt pitié. Qu’est-ce donc que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici, en cette mourante vie, ou peut-être cette mort vivante? Et j’ai été reçu dans les bras de votre miséricorde, comme je l’ai appris des père et mère de ma chair, de qui et en qui vous m’avez formé dans le temps; car moi je ne m’en souviens pas.
J’ai donc reçu les consolations du lait humain. Ni ma mère, ni mes nourrices ne s’emplissaient les mamelles: mais vous, Seigneur, vous me donniez par elles l’aliment de l’enfance, selon votre institution et l’ordre profond de vos richesses. Vous me donniez aussi de ne pas vouloir plus que vous ne me donniez, et à mes nourrices de vouloir me donner ce qu’elles avaient reçu de vous; car c’était par une affection prédisposée qu’elles me voulaient donner ce que votre opulence leur prodiguait. Ce leur était un bien que le bien qui me venait d’elles, dont elles étaient la source, sans en être le principe. De vous, ô Dieu, tout bien, de vous, mon Dieu, tout mon salut. C’est ce que depuis m’a dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs. Car alors que savais-je? Sucer, savourer avec délices, pleurer aux offenses de ma chair, rien de plus.
8. Et puis je commençai à rire, en dormant d’abord, ensuite éveillé. Tout cela m’a été dit de moi, et je l’ai cru, car il en est ainsi des autres enfants ; autrement je n’ai nul souvenir d’alors. Et peu à peu je remarquais où j’étais, et je voulais montrer mes volontés à qui pouvait les accomplir; mais en vain : elles étaient au dedans, on était au dehors; et nul sens né donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi je me démenais de tous mes membres, de toute ma voix, de ce peu de signes, semblables à mes volontés, que je pouvais, tels que je les pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. Et quand on ne m’obéissait point, faute de me comprendre ou pour ne pas me nuire, je m’emportais contre ces grandes personnes insoumises et libres, refusant d’être mes esclaves, et je me vengeais d’elles en pleurant. Tels j’ai observé les enfants que j’ai pu voir, et ils m’ont mieux révélé à moi-même, sans me connaître, que ceux qui m’avaient connu en m’élevant.
9.         Et voici que dès longtemps mon enfance est morte, et je suis vivant. Mais vous, Seigneur, vous vivez toujours, sans que rien meure en vous, parce qu’avant la naissance des siècles et avant tout ce qui peut être nommé au delà, vous êtes, vous êtes Dieu et Seigneur de tout ce que vous avez créé; en vous demeurent les causes de fout ce qui passe, et les immuables origines de toutes choses muables, et les raisons éternelles et vivantes de toutes choses irrationnelles et temporelles.
Dites-moi, dites à votre suppliant; dans votre miséricorde, dites à votre misérable serviteur; dites-moi, mon Dieu, si mon enfance a succédé à quelque âge expiré déjà, et si cet âge est celui que j’ai passé dans le sein de ma mère ? J’en ai quelques indications, j’ai vu moi-même des femmes enceintes. Mais avant ce temps, mon Dieu, mes délices, ai-je été quelque part et quelque chose? Qui pourrait me répondre? Personne, ni père, ni mère, ni l’expérience des autres, ni ma mémoire. Ne vous moquez-vous pas de moi à de telles questions, vous qui m’ordonnez de vous louer et de vous glorifier de ce que je connais?
10.       Je vous glorifie, Seigneur du ciel et de la terre, et vous rends hommage des prémices de ma vie et de mon enfance dont je n’ai point souvenir. Mais vous avez permis à l’homme de conjecturer ce qu’il fut par ce qu’il voit en autrui, et de croire beaucoup de lui sur la foi de simples femmes. Déjà j’étais alors, et je vivais; et déjà, sur le seuil de l’enfance, je cherchais des signes pour manifester mes sentiments.
Et de qui un tel animal peut-il être, sinon de vous, Seigneur? et qui serait donc l’artisan de lui-même? Est-il autre source d’où être et vivre découle en nous, sinon votre toute-puissance, (365) ô Seigneur, pour qui être et vivre est tout un, parce que l’Etre par excellence et la souveraine vie, c’est vous-même; car vous êtes le Très-Haut, et vous ne changez pas; et le jour d’aujourd’hui ne passe point pour vous, et pourtant il passe en vous, parce qu’en vous toutes choses sont, et rien ne trouverait passage si votre main ne contenait tout. Et comme vos années ne manquent point, vos années, c’est aujourd’hui. Et combien de nos jours, et des jours de nos pères ont passé par votre aujourd’hui et en ont reçu leur être et leur durée; et d’autres passeront encore, qui recevront de lui leur mesure d’existence. Mais vous, vous êtes le même; ce n’est pas demain, ce n’est pas hier, c’est aujourd’hui que vous ferez, c’est aujourd’hui que vous avez fait.
Que m’importe si tel ne comprend pas? Qu’il se réjouisse, celui-là même, en disant J’ignore. Oui, qu’il se réjouisse; qu’il préfère vous trouver en ne trouvant pas, à ne vous trouver pas en trouvant.

CHAPITRE VII.
L’ENFANT EST PÉCHEUR.
 11.       Ayez pitié, mon Dieu! Malheur aux péchés des hommes! Et c’est l’homme qui parle ainsi, et vous avez pitié de lui, parce que vous l’avez fait, et non le péché qui est en lui. Qui va me rappeler les péchés de mon enfance? « Car personne n’est pur de péchés devant vous, pas même l’enfant dont la vie sur la terre est d’un jour (Job XXV, 4). » Qui va me les rappeler, si petit enfant que ce soit, en qui je vois de moi ce dont je n’ai pas souvenance?
Quel était donc mon péché d’alors? Etait-ce de pleurer avidement après la mamelle? Or, si je convoitais aujourd’hui avec cette même avidité la nourriture de mon âge, ne serais-je pas ridicule et répréhensible? Je l’étais donc alors. Mais comme je ne pouvais comprendre la réprimande, ni l’usage, ni la raison ne permettaient de me reprendre. Vice réel toutefois que ces premières inclinations, car en croissant nous les déracinons, et rejetons loin de nous, et je n’ai jamais vu homme de sens, pour retrancher le mauvais, jeter le bon. Etait-il donc bien, vu l’âge si tendre, de demander en pleurant ce qui ne se pouvait impunément donner; de s’emporter avec violence contre ceux sur qui l’on n’a aucun droit, personnes libres, âgées, père, mère, gens sages, ne se prêtant pas au premier désir; de les frapper, en tâchant de leur faire tout le mal possible, pour avoir refusé une pernicieuse obéissance?
Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge est innocente, l’âme ne l’est pas. Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore, et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue; les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source de lait abondamment épanché de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul aliment soutient la vie? Et l’on endure ces défauts avec caresse, non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent.
12.            Seigneur mon Dieu, vous avez donné à l’enfant et la vie, et ce corps muni de ses sens, formé de ses membres, orné de sa figure; vous avez intéressé tous les ressorts vitaux à sa conservation harmonieuse : et vous m’ordonnez de vous louer dans votre ouvrage, de vous confesser, de glorifier votre nom, ô Très-Haut (Ps XCI, 2), parce que vous êtes le Dieu tout puissant et bon, n’eussiez-vous rien fait que ce que nul ne peut faire que vous seul, principe de toute mesure, forme parfaite qui formez tout, ordre suprême qui ordonnez tout.
    Or, cet âge, Seigneur, que je ne me souviens pas d’avoir vécu, que je ne connais que sur la foi d’autrui, le témoignage de mes conjectures, l’exemple des autres enfants, témoignage fidèle néanmoins, cet âge, j’ai honte de le rattacher à cette vie à moi, que je vis dans le siècle. Pour moi il est égal enténèbres d’oubli à celui que j’ai passé au sein de ma mère. Que si même e j’ai été conçu en iniquité, si le sein « de ma mère m’a nourri dans le péché (Ps L, 7) » où donc, je vous prie, mon Dieu, où votre esclave, Seigneur, où donc et quand fut-il innocent? Mais je laisse ce temps: quel rapport de lui à moi, puisque je n’en retrouve aucun vestige? (366)

CHAPITRE VIII.
COMMENT IL APPREND A PARLER.
 13.       Dans la traversée de ma vie jusqu’à ce jour, ne suis-je pas venu de la première enfance à la seconde, ou plutôt celle-ci n’est-elle pas survenue en moi, succédant à la première? Et l’enfance ne s’est pas retirée ; où serait-elle allée? Et pourtant elle n’était plus; car déjà, l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe invariable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus âgés.

CHAPITRE IX.
AVERSION POUR L’ÉTUDE; HORREUR DES CHATIMENTS.
 14.       O Dieu, mon Dieu, quelles misères, quelles déceptions n’ai-je pas subies, à cet âge, où l’on ne me proposait d’autre règle de bien vivre qu’une docile attention aux conseils de faire fortune dans le siècle, et d’exceller dans cette science verbeuse, servile instrument de l’ambition et de la cupidité des hommes. Puis je fus livré à l’école pour apprendre les lettres; malheureux, je n’en voyais pas l’utilité, et pourtant ma paresse était châtiée. On le trouvait bon; nos devanciers dans la vie nous avaient préparé ces sentiers d’angoisses qu’il fallait traverser; surcroît de labeur et de souffrance pour les enfants d’Adam.
Nous trouvâmes alors, Seigneur, des hommes qui vous priaient, et d’eux nous apprîmes à sentir, autant qu’il nous était possible, que vous étiez Quelqu’un de grand, qui pouviez, sans apparaître à nos sens, nous exaucer et nous secourir. Tout enfant, je vous priais, comme mon refuge et mon asile, et, à vous invoquer, je rompais les liens de ma langue, et je vous priais, tout petit, avec grande ferveur, afin de n’être point battu à l’école. Et quand, pour mon bien, vous ne m’écoutiez pas (Ps XXI, 3), tous, jusqu’à mes parents si éloignés de me vouloir la moindre peine, se riaient de mes férules, ma grande et griève peine d’alors.
15.            Seigneur, où est le coeur magnanime, s’il en est un seul? car je ne parle pas de l’insensibilité stupide; où est le coeur dont l’amour vous enlace d’une assez forte étreinte pour ne plus jeter qu’un oeil indifférent sur ces appareils sinistres, chevalets, ongles de fer, cruels instruments de mort, dont l’effroi élève vers vous des supplications universelles qui les conjurent? Où est ce coeur? Et pourrait-il pousser l’héroïsme du dédain, jusqu’à rire de l’épouvante d’autrui, comme mes parents riaient des châtiments que m’infligeait un maître? Car je ne les redoutais. pas moins, et je ne vous priais pas moins de me les éviter; et je péchais toutefois, faute d’écrire, de lire, d’apprendre autant qu’on l’exigeait de moi.
Je ne manquais pas, Seigneur, de mémoire ou de vivacité d’esprit; votre bonté m’en avait assez libéralement doté pour cet âge. Seulement j’aimais à jouer, et j’étais puni par qui faisait de même; mais les jeux des hommes s’appellent affaires, et ils punissent ceux des enfants, et personne n’a pitié ni des enfants, ni des hommes. Un juge équitable pourrait-il cependant approuver qu’un enfant fût châtié pour se laisser détourner, par le jeu de paume, d’une étude qui sera plus tard entre ses mains (367) un jeu moins innocent? Et que faisait donc celui qui me battait? Une misérable dispute, où il était vaincu par un collègue, le pénétrait de plus amers dépits que je n’en éprouvais à perdre une partie de paume contre un camarade.

CHAPITRE X.
AMOUR DU JEU.
 16.       Et néanmoins je péchais, Seigneur mon Dieu, ordonnateur et créateur de toutes choses naturelles, sauf les péchés dont vous n’êtes que régulateur; Seigneur mon Dieu, je péchais en désobéissant à des parents, à des maîtres; car je pouvais bien user dans la suite de ces connaissances qu’on m’imposait n’importe à quelle intention. Ce n’était pas meilleur choix qui me rendait désobéissant, c’était l’amour du jeu; j’aimais toutes les vanités du combat et de la victoire ; et les récits fabuleux qui, chatouillant mon oreille, y provoquaient de plus vives démangeaisons; et ma curiosité soulevée chaque jour, et débordant de mes yeux, m’entraînait aux spectacles et aux jeux qui divertissent les hommes. Que désirent donc toutefois ces magistrats pour leurs enfants, sinon la survivance des dignités qui les appellent à présider les jeux? Et ils veulent qu’on les châtie, si ce plaisir les détourne d’études, qui, de leur aveu, doivent conduire leurs fils à ce frivole honneur. Regardez tout cela, Seigneur, avec miséricorde; délivrez-nous, nous qui vous invoquons; délivrez aussi ceux qui ne vous invoquent pas encore, pour qu’ils vous invoquent et soient délivrés.

CHAPITRE XI.
MALADE, IL DEMANDE LE BAPTÊME.
 17.       J’avais ouï parler, dès le berceau, de la vie éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, abaissé jusqu’à notre orgueil; et j’étais marqué du signe de sa croix, assaisonné du sel divin, dès ma sortie du sein de ma mère, qui a beaucoup espéré en vous.
Vous savez, Seigneur, qu’étant encore enfant, surpris un jour d’une violente oppression d’estomac, j’allais mourir; vous savez, mon Dieu, vous qui étiez déjà mon gardien, de quel élan de coeur, de quelle foi je demandai le baptême de votre Christ, mon Dieu et Seigneur, à la piété de ma mère et de notre mère commune, votre Eglise. Et déjà, dans son trouble, celle dont le chaste coeur concevait avec plus d’amour encore l’enfantement de mon salut éternel en votre foi, la mère de ma chair, appelait à la hâte mon initiation aux sacrements salutaires, où j’allais être lavé, en vous confessant, Seigneur Jésus, pour la rémission des péchés, quand soudain je me sentis soulagé. Ainsi fut différée ma purification, comme si je dusse nécessairement me souiller de nouveau en recouvrant la vie; on craignait de moi une rechute dans la fange de mes péchés, plus grave et plus dangereuse au sortir du bain céleste.
Ainsi, déjà, je croyais, et ma mère croyait, et toute la maison, mon père excepté, qui pourtant ne put jamais abolir en moi les droits de la piété maternelle, ni me détourner de croire en Jésus-Christ, lui qui n’y croyait pas encore. Elle n’oubliait rien pour que vous me fussiez un père, mon Dieu, plutôt que lui, et ici vous l’aidiez à l’emporter sur son mari, à qui, toute supérieure qu’elle fût, elle obéissait, parce qu’en cela elle obéissait à vos ordres.
18.       Pardon, mon Dieu, je voudrais savoir, si vous le voulez, par quel conseil mon baptême a été différé. Est-ce pour mon bien que les rênes furent ainsi lâchées à mes instincts pervers? Ou me trompé-je? Mais d’où vient que sans cesse ce mot nous frappe l’oreille: Laissez-le, laissez-le faire; il n’est pas encore baptisé? Et pourtant, s’agit-il de la santé du corps, on ne dit pas : Laissez-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri.
Oh ! que n’ai-je obtenu cette guérison prompte! Que n’ai-je, avec le concours des miens, placé la santé de mon âme sous la tutelle de votre grâce qui me l’eût rendue! Mieux eût valu. Mais quels flots, quels orages de tentations se levaient sur ma jeunesse! Ma mère les voyait; et elle aimait mieux livrer le limon informe à leurs épreuves que l’image divine à leurs profanations.

CHAPITRE XII.
DIEU TOURNAIT A SON PROFIT L’IMPRÉVOYANCE MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES.
 49.       Ainsi, à cet âge même, que l’on redoutait moins pour moi que l’adolescence, je n’aimais point l’étude; je haïssais d’y être contraint, et (368) l’on m’y contraignait, et il m’en advenait bien: ? je n’eusse rien appris sans contrainte ? mais moi je faisais mal; car faire à contrecœur quelque chose de bon n’est pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à l’étude ne faisaient pas bien; mais bien m’en advenait par vous, mon Dieu. Eux ne voyaient pour moi, dans ce qu’ils me pressaient d’apprendre, qu’un moyen d’assouvir l’insatiable convoitise de cette opulence qui n’est que misère, de cette gloire qui n’est qu’infamie.
Mais vous, « qui savez le compte des cheveux de notre tête  ( Matth. X, 30); » vous tourniez leur erreur à mon profit, et ma paresse, au châtiment que je méritais, si petit enfant, si grand pécheur. Ainsi, du mal qu’ils faisaient, vous tiriez mon bien, et de mes péchés, ma juste rétribution. Car vous avez ordonné, et il est ainsi, que tout esprit qui n’est pas dans l’ordre soit sa peine à lui-même.

CHAPITRE XIII.
VANITÉ DES FICTIONS POÉTIQUES QU’IL AIMAIT.
 20.       Mais d’où venait mon aversion pour la langue grecque, exercice de mes premières années? C’est ce que je ne puis encore pénétrer. J’étais passionné pour la latine, telle que l’enseignent, non les premiers maîtres, mais ceux que l’on appelle grammairiens; car ces éléments, où l’on apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins d’ennuis et de tourments que toutes mes études grecques. Et d’où venait ce dégoût, sinon du péché et de la vanité de la vie? J’étais chair, esprit absent de lui-même et ne sachant plus y rentrer (Ps. LXXVII, 39). Plus certaines et meilleures étaient ces premières leçons qui m’ont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les yeux, d’écrire ce qu’il me plaît, que celles où j’apprenais de force les courses errantes de je ne sais quel Enée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant sur la mort de Didon, qui se tue par amour, quand je n’avais pas une larme pour déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que ces jeux j emportaient loin de vous.
21.       Eh! quoi de plus misérable qu’un malheureux sans miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer Enée, et ne se pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer! O Dieu, lumière de mon coeur, pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence, époux de ma pensée, je ne vous aimais pas; je vous étais infidèle, et mon infidélité entendait de toutes parts cette voix : « Courage ! courage! » car l’amour de ce monde est un divorce adultère d’avec vous. Courage! courage! dit cette voix, pour faire rougir, si l’on n’est pas homme comme un autre. Et ce n’est pas ma misère que je pleurais; je pleurais Didon « expirée, livrant au fil du glaive sa destinée dernière Enéide (VI, 456), »quand je me livrais moi-même à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la terre. Cette lecture m’était-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait souffrir. Telles folies passent pour études plus nobles et plus fécondes que celle qui m’apprit à lire et à écrire.
22.       Mais qu’aujourd’hui, mon Dieu, votre vérité me dise et crie dans mon âme : Il n’en est pas ainsi! il n’en est pas ainsi! Ces premiers enseignements sont bien les meilleurs. Car me voici tout prêt à oublier les aventures d’Enée et fables pareilles, plutôt que l’art d’écrire et de lire. Des voiles, sans doute, pendent au seuil des écoles de grammaire; mais ils couvrent moins la profondeur d’un mystère que la vanité d’une erreur.
Qu’ils se récrient donc contre moi, ces maîtres insensés! je ne les crains plus, à cette heure où je vous confesse, ô mon Dieu, tous les pensers de mon âme et me plais à marquer l’égarement de mes voies, afin d’aimer la rectitude des vôtres. Qu’ils se récrient contre moi, vendeurs ou acheteurs de grammaire! Je leur demande s’il est vrai qu’Enée soit autrefois venu à Carthage, comme lq poète l’atteste; et les moins instruits l’ignorent, les plus savants le nient. Mais si je demande par quelles lettres s’écrit le nom d’Enée, tous ceux qui savent lire me répondront vrai, selon la convention et l’usage qui ont, parmi les hommes, déterminé ces signes. Et si je demande encore quel oubli serait le plus funeste à la vie humaine, l’oubli de l’art de lire et d’écrire, ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la réponse de quiconque ne s’est pas oublié lui-même?
Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à l’utile; ou plutôt je haïssais l’utile et j’aimais la vanité. « Un et un sont deux, deux et deux quatre, » était pour moi une odieuse chanson; et je ne savais pas de plus (369) beau spectacle qu’un fantôme de cheval de bois rempli d’hommes armés, que l’incendie de Troie et l’ombre de Créuse (Enéide, II).

CHAPITRE XIV.
SON AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE.
 23.            Pourquoi donc haïssais-je ainsi la langue grecque, pleine de ces fables? Car Homère excelle à ourdir telles fictions. Doux menteur, il était toutefois amer à mon enfance. Je crois bien qu’il en est ainsi de Virgile pour les jeunes Grecs, contraints de l’apprendre avec autant de difficulté que j ‘apprenais leur poète.
La difficulté d’apprendre cette langue étrangère assaisonnait de fiel la douce saveur des fables grecques. Pas un mot qui me fût connu; et puis, des menaces terribles de châtiments pour me forcer d’apprendre. J’ignorais de même le latin au berceau ; et cependant, par simple attention, sans crainte, ni tourment, je l’avais appris, dans les embrassements de mes nourrices, les joyeuses agaceries, les riantes caresses.
Ainsi je l’appris sans être pressé du poids menaçant de la peine, sollicité seulement par mon âme en travail de ses conceptions, et qui ne pouvait rien enfanter qu’à l’aide des paroles retenues, sans leçons, à les entendre de la bouche des autres, dont l’oreille recevait les premières confidences de mes impressions. Preuve qu’en cette étude une nécessité craintive est un précepteur moins puissant qu’une libre curiosité. Mais l’une contient les flottants caprices de l’autre,, grâce à vos lois, mon Dieu, vos lois qui depuis la férule de l’école jusqu’à l’épreuve du martyre, nous abreuvant d’amertumes salutaires, savent nous rappeler à vous, loin du charme empoisonneur qui nous avait retirés de vous.

CHAPITRE XV.
PRIÈRE.
 24.             Exaucez, Seigneur, ma prière; que mon âme ne défaille pas sous votre discipline; et que je ne défaille pas à vous confesser vos miséricordes qui m’ont retiré de toutes mes déplorables voies! Soyez-moi plus doux que les séductions qui m’égaraient! Que je vous aime fortement, et que j’embrasse votre main de toute mon âme, pour que vous me sauviez de toute tentation jusqu’à la fin.
Et n’êtes-vous pas, Seigneur, mon roi et mon Dieu? Que tout ce que mon enfance apprit d’utile, vous serve ; si je parle, si j’écris, si je lis, si je compte, que tout en moi vous serve; car, au temps où j’apprenais des choses vaines, vous me donniez la discipline, et vous m’avez enfin remis les péchés de ma complaisance dans les vanités. Ce n’est point que ces folies ne m’aient laissé le souvenir de plusieurs mots utiles; souvenir que l’on pourrait devoir à des lectures moins frivoles, et qui ne sèmeraient aucun piège sous les pas des enfants.

CHAPITRE XVI.
CONTRE LES FABLES IMPUDIQUES.

25.       Mais, malheur à toi, torrent de la coutume! Qui te résistera? Ne seras-tu jamais à sec? Jusques à quand rouleras-tu les fils d’Eve dans cette profonde et terrible mer, que traversent à grand’peine les passagers de la croix? Ne m’as-tu pas montré Jupiter tout à la fois tonnant et adultère? Il ne pouvait être l’un et l’autre; mais on voulait autoriser l’imitation d’un véritable adultère par la fiction d’un ton. nerre menteur. Est-il un seul de ces maîtres fièrement drapés dont l’oreille soit assez à jeun pour entendre ce cri de vérité qui part d’un homme sorti de la poussière de leurs écoles : « Inventions d’Homère! Il humanise « les dieux! Il eût mieux fait de diviniser les « hommes ( Cicér. Tuscul. 1)! » Mais la vérité, c’est que le poète, dans ses fictions, assimilait aux dieux les hommes criminels, afin que le crime cessât de passer pour crime, et qu’en le commettant, on parût imiter non plus les hommes de perdition, mais les dieux du ciel.
26.       Et néanmoins, ô torrent d’enfer! en toi se plongent les enfants des hommes; ils rétribuent de telles leçons; ils les honorent de la publicité du forum; elles sont professées à la face des lois qui, aux récompenses privées, ajoutent le salaire public; et tu roules tes cailloux avec fracas, en criant: Ici l’on apprend la langue; ici l’on acquiert l’éloquence nécessaire à développer et à persuader sa pensée. N’aurions-nous donc jamais su « pluie d’or, « sein de femme, déception, voûtes célestes » et semblables mots du même passage, si Térence n’eût amené sur la scène un jeune débauché se proposant Jupiter pour modèle d’impudicité, (370) charmé de voir en peinture, sur une muraille, « comment le dieu verse une pluie d’or dans le sein de Danaé et trompe cette femme.» Voyez donc comme il s’anime à la débauche
sur ce divin exemple. « Eh! quel Dieu encore! s’écrie-t-il; Celui qui fait trembler de son tonnerre la voûte profonde des cieux. Pygmée que je suis, j’aurais honte de l’imiter! Non, non! je l’ai imité et de grand coeur (Térenc. Eunuc. Act. 3, scèn.5). »
Ces impuretés ne nous aident en rien à retenir telles paroles, mais ces paroles enhardissent l’impureté. Je n’accuse pas les paroles, vases précieux et choisis, mais le vin de l’erreur que nous y versaient des maîtres ivres. Si nous ne buvions, on nous frappait, et il ne nous était pas permis d’en appeler à un juge sobre. Et cependant, mon Dieu, devant qui mon âme évoque désormais ces souvenirs sans alarme, j’apprenais cela volontiers, je m’y plaisais, malheureux! aussi étais-je appelé un enfant de grande espérance !

CHAPITRE XVII.
VANITÉ DE SES ÉTUDES.

27.             Permettez-moi, mon Dieu, de parler encore de mon intelligence, votre don; en quels délires elle s’abrutissait! Grande affaire, et qui me troublait l’âme par l’appât de la louange, par la crainte de la honte et des châtiments, quand il s’agissait d’exprimer les plaintes amères de Junon, « impuissante à détourner de «l’Italie le chef des Troyens! (Enéide, I, 36-75) » plaintes que je savais imaginaires; mais on nous forçait de nous égarer sur les traces de ces mensonges poétiques, et de dire en libre langage ce que le poète dit en vers. Et celui-là méritait le plus d’éloges qui, fidèle à la dignité du personnage mis en scène, produisait un sentiment plus naïf de colère et de douleur, ajustant à ses pensées un vêtement convenable d’expression.
Eh! à quoi bon, ô ma vraie vie, ô mon Dieu! à quoi bon cet avantage sur la plupart de mes condisciples et rivaux, de voir mes compositions plus applaudies? Vent et fumée que tout cela! N’était-il pas d’autre sujet pour exercer mon intelligence et ma langue? Vos louanges, Seigneur, vos louanges dictées par vos Ecritures mêmes, eussent soutenu le pampre pliant de mon coeur. Il n’eût pas été emporté dans le vague des bagatelles, triste proie des oiseaux sinistres; car il est plus d’une manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.

CHAPITRE XVIII.
HOMMES PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE QU’AUX COMMANDEMENTS DE DIEU.
 28. Eh! quelle merveille que je me dissipasse ainsi dans les vanités, et que, loin de vous, mon Dieu, je me répandisse au dehors, quand on me proposait pour modèles des hommes qui rappelant d’eux-mêmes quelque bonne action, rougissaient d’être repris d’un barbarisme ou d’un solécisme échappé; et qui, déployant, au récit de leurs débauches, toutes les richesses d’une élocution nombreuse, exacte et choisie, se glorifiaient des applaudissements?
Vous voyez cela, Seigneur, et vous vous taisez, « patient, miséricordieux et vrai  (Ps. LXXXV, 15). » Vous tairez-vous donc toujours? Mais à cette heure même vous retirez de ce dévorant abîme l’âme qui vous cherche, altérée de vos délices; celui dont le coeur vous dit : « J’ai cherché votre visage; votre visage, Seigneur, je le chercherai toujours (Ps XXVI, 8). » On en est loin dans les ténèbres des passions. Ce n’est point le pied, ce n’est point l’espace qui nous éloigne de vous, qui nous ramène à vous. Et le plus jeune de vos fils a-t-il donc pris un cheval, un char, un vaisseau, s’est-il envolé sur des ailes visibles, s’est-il dérobé d’un pas agile, pour livrer en pays lointain aux prodigalités de sa vie ce qu’il avait reçu de vous au départ? Père tendre, qui lui aviez tout donné alors, plus tendre encore à la détresse de son retour (Luc XV, 12-32). Mais non, c’est l’entraînement de la passion qui nous jette dans les ténèbres, et loin de votre face.
29.       Voyez, Seigneur mon Dieu, dans votre inaltérable patience, voyez avec quelle fidélité les enfants des hommes observent le pacte grammatical qu’ils ont reçu de leurs devanciers dans le langage, avec quelle négligence ils se dérobent au pacte éternel de leur salut qu’ils ont reçu de vous. Et si un homme qui possède ou enseigne cette antique législation des sons, oublie, contrairement aux règles, l’aspiration de la première syllabe, en disant « omme, » il blesse plus les autres que si, au mépris de vos commandements, il haïssait l’homme, son frère; comme si l’ennemi le plus funeste était plus funeste à l’homme que la haine même qui le soulève; comme si le persécuteur ravageait autrui plus qu’il ne ravage son propre coeur ouvert à la haine.
Et certes, cette science des lettres n’est pas (371) plus intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce qu’on n’en voudrait pas souffrir. Oh! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le silence! ô Dieu, seul grand, dont l’infatigable loi sème les cécités vengeresses sur les passions illégitimes! Cet homme aspire à la renommée de l’éloquence; il est debout devant un homme qui juge, en présence d’une foule d’hommes; il s’acharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire: « Entre aux hommes; »et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui l’entraîne à supprimer un homme « d’entre les hommes. »

CHAPITRE XIX.
FAUTES DES ENFANTS, VICES DES HOMMES.
 30.       J’étais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de cette morale; c’était l’apprentissage des tristes combats que je devais combattre; jaloux, déjà, d’éviter un barbarisme, et non l’envie qu’une telle faute m’inspirait contre qui n’en faisait pas. Je reconnais et confesse devant vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire était alors pour moi le bien-vivre; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où je plongeais loin de votre regard. Etait-il donc rien de plus impur que moi? Jusque-là, qu’abusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu, ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles.
Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents, soit pour obéir à l’impérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même, vaincu par le désir d’une vaine supériorité, j’usurpais souvent de déloyales victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si je découvrais qu’on me trompât, comme je trompais les autres! Pris sur le fait à mon tour, et accusé, loin de céder, j ‘entrais en fureur.
Est-ce donc là l’innocence du premier âge ? Il n’en est pas, Seigneur, il n’en est pas; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourd’hui précepteur, maître, noix, balle, oiseau; demain magistrats, rois, trésors, domaines, esclaves; c’est tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux férules succèdent les supplices. C’est donc l’image de l’humilité, que vous avez aimée dans la faiblesse corporelle de l’enfance, ô notre roi, lorsque vous avez dit:
« Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent (Matth. XIX, 14), »

CHAPITRE XX.
IL REND GRACES A DIEU DES DONS QU’IL A REÇUS DE LUI DANS SON ENFANCE.
 31.       Et cependant, Seigneur, à vous créateur et conservateur de l’univers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces soient rendues, ne m’eussiez-vous donné que d’être enfant! Car dès lors même, j’avais l’être, et havie, et le sentiment; et je veillais à préserver cet ensemble de tout moi-même, ce dessin de l’unité si cachée par qui j’étais ; je gardais par le sens intérieur l’intégrité de tous mes sens, et dans cette petitesse d’existence, dans cette petitesse de pensées, j’aimais la vérité. Je ne voulais pas être trompé; ma mémoire était forte; mon élocution polie; l’amitié me charmait; je fuyais la douleur, la honte, l’ignorance. Quelle admirable merveille qu’un tel animal !
Tout cela, don de mon Dieu! je ne me suis moi-même rien donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui m’a fait est bon, et lui-même est mon bien; et l’élan de mon coeur lui rend hommage de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais; car ce n’était point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur, la confusion, l’erreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon Dieu! Grâces à vous de tous vos dons! Mais conservez-les-moi; car ainsi vous me conserverez moi-même; et tout ce que vous m’avez donné aura croissance et perfection; et je serai avec vous, puisque c’est vous qui m’avez donné d’être. (372)

CONFESSIONS – LIVRE NEUVIÈME – MORT DE SAINTE MONIQUE – CHAPITRE X, XI, XII

26 août, 2013

http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Staugustin/confessions/livre9.htm#_Toc509573585

LIVRE NEUVIÈME – MORT DE SAINTE MONIQUE

CHAPITRE X.
ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE.

23.       A l’approche du jour où elle devait sortir de cette vie, jour que nous ignorions, et connu de vous, il arriva, je crois, par votre disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre une fenêtre, d’où la vue s’étendait sur le jardin de la maison où nous étions descendus, au port d’Ostie. C’est là que, loin de la foule, après les fatigues d’une longue route, nous attendions le moment de la traversée.
Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur, et dans l’oubli du passé, dévorant l’horizon de l’avenir ( Philip. III, 13), nous cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour les saints cette vie éternelle « que l’oeil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas entendue, et où n’atteint pas le coeur de l’homme (I Cor. II, 9). » Et nous aspirions des lèvres de l’âme aux sublimes courants de votre fontaine, fontaine de vie qui réside en vous (Ps. XXXV, 10), afin que, pénétrée selon sa mesure de la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs.
24.       Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin de soutenir le parallèle avec la félicité d’une telle vie, ne méritait pas même un nom, portés par un nouvel élan d’amour vers Celui qui est, nous nous promenâmes par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus haut dans nos, pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos oeuvres, nous traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable abondance, où vous rassasiez éternellement (447) Israël de la nourriture de vérité, et où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui sera; sagesse incréée, qui est ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l’être seul, parce qu’elle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut l’éternité.
Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette vie, nous y touchâmes un instant d’un bond de coeur, et nous soupirâmes en y laissant captives les prémices de l’esprit, et nous redescendîmes dans le bruit de la voix, dans la parole qui commence et finit. Et qu’y a-t-il là de semblable à votre Verbe, Notre-Seigneur, dont l’immuable permanence en soi renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27)?
25.       Nous disions donc: qu’une âme soit; en qui les révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de l’air et des cieux, fassent silence, qui se fasse silence à elle-même qu’oublieuse de soi, elle franchisse le seuil intérieur; songes, visions fantastiques, toute langue, tout signe, tout ce qui passe, venant à se taire; car tout cela dit à qui sait entendre:
Je ne suis pas mon ouvrage; celui qui m’a fait est Celui qui demeure dans l’éternité ( Ps. XCIX, 3,5) ; que cette dernière voix s’évanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers l’Auteur de toutes choses, et qu’il parle lui seul, non par ses créatures, mais par lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par la voix de l’ange, ni par le bruit de la nuée, ni par l’énigme de la parabole; mais qu’il nous parle lui seul que nous aimons en tout, qu’en l’absence de tout il nous parle; que notre pensée, dont l’aile rapide atteint en ce moment même l’éternelle sagesse immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et que, toute vue d’un ordre inférieur cessante, elle seule ravisse, captive, absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies; qu’enfin la vie éternelle soit semblable à cette fugitive extase, qui nous fait soupirer encore; n’est-ce pas la promesse de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur (Matth. XXV, 21) ? » Et quand cela? Sera-ce alors que « nous ressusciterons tous, sans néanmoins être tous changés (I Cor. XV, 51)?»
26. Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit: « Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne m’attache plus à cette vie. Qu’y ferais-je? pourquoi y suis-je encore? J’ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette vie, c’était
« de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l’a donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir. Que fais-je encore ici? »

CHAPITRE XI.
DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.
 27.       Ce que je répond,is à ces paroles, je ne m’en souviens pas bien; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout ce qui l’entourait. Nous accourûmes; elle reprit bientôt ses sens, et nous regardant mon frère et moi, debout auprès d’elle; elle nous dit comme nous interrogeant: « Où étais-je? » Et à l’aspect de notre douleur muette : « Vous laisserez ici, votre mère! » Je gardais le silence et je retenais mes pleurs. Mon frère dit quelques mots exprimant le voeu qu’elle achevât sa vie dans sa patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle l’entendit, et, le visage ému, le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant: « Vois comme il parle, » me dit-elle; et s’adressant à tous deux: « Laissez ce corps partout; et que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez. » Nous ayant témoigné sa censée comme elle pouvait l’exprimer, elle se tut, et le progrès de la maladie redoublait ses souffrances.
28.       Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces dons que vous semez dans le coeur de vos fidèles pour en récolter d’admirables moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive préoccupation qui l’avait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait fixé et préparé la place auprès du corps de son mari; parce qu’ayant vécu dans une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de l’esprit humain pour les choses (448) divines! ajouter à ce bonheur, et qu’il fût dit par les hommes qu’après un voyage d’outremer, une même terre couvrait la terre de leurs corps réunis dans la mort même.
Quand donc ce vide de son coeur avait-il commencé d’être comblé par la plénitude de votre grâce? Je l’ignorais, et cette révélation qu’elle venait de faire ainsi me pénétrait d’admiration et de joie. Mais déjà, dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles: « Que fais-je ici? » témoignaient assez qu’elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. J’appris encore depuis, qu’à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays: «Rien n’est loin de Dieu, répondit-elle; et il n’est pas à craindre qu’à la fin des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Ce fut ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber les chaînes corporelles.

CHAPITRE XII.
DOULEUR DE SAINT AUGUSTIN.
 29.       Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon coeur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes; et mes yeux, sur l’impérieux commandement de l’âme, ravalaient leur courant jusqu’à demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt qu’elle eut rendu le dernier soupir, l’enfant Adéodatus jeta un grand cri; nous le réprimâmes ; il se tut.
C’est ainsi que ce que j’avais en moi d’enfance, et qui voulait s’écouler en pleurs, était réprimé par la voix virile du coeur et se taisait. Car nous ne pensions pas qu’il fût juste de mener ce deuil avec les sanglots et les gémissements, qui accompagnent d’ordinaire les morts crues malheureuses ou sans réveil. Mais sa mort n’était ni malheureuse, ni entière. Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus certaines.
30. Qu’est-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et chère, de vivre ensemble; blessure vive à mon âme? Je me félicitais toutefois du témoignage qu’elle m’avait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand, souriante à mes soins, elle m’appelait bon fils, et redisait avec l’affection la plus tendre, qu’elle n’avait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service d’esclave qu’elle me rendait? Aussi, c’était le délaissement de cette grande consolation qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui n’était qu’une avec la sienne.
31.       Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant, Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions tous : « Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements ( Ps. C, 1). » Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs s’accomplissaient suivant l’usage, je me retirai où la bienséance voulait, avec ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul.
Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance; je cherchais avec le baume de vérité à calmer mon martyre, connu de vous, et qu’ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul d’eux ne pouvait entendre, je gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait à l’instant avec une fureur nouvelle, sans toutefois forcer la barrière des larmes, le calme du visage; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon coeur. Et comme je m’en voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une douleur; j’étais livré à une double agonie.
32.       Le corps porté à l’église, j’y vais, j’en reviens, sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où l’on vous offrît pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà penché sur le bord de la fosse où on va le descendre : à ces prières mêmes, pas une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et l’esprit troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne m’écoutiez pas, (449) afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur l’âme même qui ne se nourrit plus de la parole de mensonge.
J’imaginai d’aller au bain, ayant appris qu’ainsi les Grecs l’avaient nommé, comme bannissant les inquiétudes de l’esprit. J’y vais, et je le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, j’en sors tel que j’y suis entré. Il n’avait point fait transpirer l’amertume de mon coeur.
Et puis je m’endormis, et à mon réveil, je sentis ma douleur bien diminuée; et, seul au lit, je me rappelai ces vers de votre Ambroise, que je sentais si véritables « O Dieu créateur,  modérateur des cieux, qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit les grâces du sommeil; afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres épuisés, soulage les fatigues de l’esprit, et brise le joug inquiet de l’affliction! »
33.       Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je donnai congé à mes pleurs, jusqu’alors retenus, de couler à loisir; et, soulevé sur ce lit de larmes, mon coeur trouva du repos, entendu de vous seul, et non pas d’un homme juge superbe de ma douleur.
Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes. Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, s’il m’accuse comme d’un péché, d’avoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps à es yeux, ma mère qui m’avait pleuré tant d’années pour me faire vivre aux vôtres, qu’il se garde de rire, mais que plutôt, s’il est d grande charité, lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères de votre Christ.

PAR SAINT AUGUSTIN: PSAUME 7: LE SILENCE DE JÉSUS-CHRIST

5 juin, 2013

http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/complements/psaumessaintaugustin.htm#_Toc71884708

PAR SAINT AUGUSTIN

PSAUME 7: LE SILENCE DE JÉSUS-CHRIST

Ce psaume est le chant de l’âme arrivée à la perfection, et à qui la foi découvre les mystères de la passion inconnus aux Juifs et aux pécheurs actuels. Elle comprend la patience silencieuse de Jésus à l’égard de Judas; et pourquoi, lui qui était juste, a voulu souffrir.
PSAUME DE DAVID QU’IL CHANTA AU SEIGNEUR, POUR LES PAROLES DE CHUSI, FILS DE GÉMINI.
1. Il est facile de connaître par l’histoire du second livre des Rois, ce qui donna occasion à cette prophétie. Elle nous apprend que Chusi ami du roi David, passa dans les rangs d’Absalon révolté contre son père, afin de reconnaître ses desseins, et de rapporter à David toutes les trames que ce fils ourdissait contre lui avec Achitopel, qui avait trahi l’amitié du père, pour soutenir de tous les conseils qu’il pourrait donner, la révolte du fils. Mais dans ce psaume, il faut envisager l’histoire, moins en elle-même, que comme un voile jeté par le Prophète sur un grand mystère; levons donc ce voile (II Cor. III, 16) si nous avons passé au Christ. Cherchons d’abord quel sens peuvent avoir les noms; car on n’a pas manqué d’interprètes pour les étudier, non plus à la lettre et d’une manière charnelle, mais dans un sens figuré, et pour nous dire que Chusi signifie Silence, Gémini, la Droite, et Achitopel, la Ruine du frère; dénominations qui ramènent une seconde fois sous nos yeux ce traître Judas, figuré ainsi par Absalon dont le nom signifie Paix de son père. David, en effet, eut toujours des sentiments de paix pour ce fils au coeur plein d’artifices et de rébellion, ainsi qu’il a été dit au psaume troisième (Enarrat. in Ps. III, n.1). De même que dans 1’Evangile nous voyons Jésus-Christ donner le nom de fils à ses disciples (Matt. IX, 15), nous le voyons aussi les appeler ses frères. Après sa résurrection, le Seigneur dit en effet: « Allez, et annoncez à mes frères (Jean, XX, 17)». Saint Paul appelle Jésus-Christ le premier-né de tant de frères (Rom. VIII, 29). On peut donc désigner la ruine du disciple qui le trahit, sous le nom de ruine du frère, selon le sens que nous avons donné au nom d’Achitopel. Chusi, qui signifie Silence, désigne très-bien ce silence que Notre Seigneur opposait aux perfidies de ses ennemis, ce profond mystère qui a frappé de cécité une partie d’Israël, alors qu’ils persécutaient le Seigneur, jusqu’à ce que la multitude des nations entrât dans l’Eglise, et qu’ensuite tout Israël fût sauvé. Aussi l’Apôtre, abordant ces secrètes profondeurs, ce redoutable silence, s’écrie, comme frappé d’horreur à la vue de ces mystères: « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! combien sont impénétrables ses jugements; et ses voies incompréhensibles! qui connaît les desseins de Dieu, et qui est entré dans ses conseils (Rom. XI, 33, 34)? » L’Apôtre nous fait donc moins connaître ce profond silence, qu’il ne le recommande à notre admiration. C’est à la faveur de ce silence, que le Seigneur, dérobant le mystère sacré de sa passion, a fait entrer dans les vues de sa providence miséricordieuse, la ruine volontaire du frère, le crime détestable du traître, afin que la mort d’un seul homme, que se proposait le perfide Judas, devînt, par la sagesse ineffable du Sauveur, le salut de tous les hommes.
Ce psaume est donc le chant d’une âme parfaite et déjà digne de connaître le secret de Dieu. Elle chante: « Pour les paroles de Chusi », paroles de ce silence qu’elle a mérité de connaître. C’est en effet un silence et un secret pour les infidèles et les persécuteurs du Christ; pour ceux au contraire à qui Jésus-Christ a. dit: « Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, parce que le serviteur ne sait ce que fait son maître; mais je vous appellerai mes amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père (Jean, XV, 15) », pour (147) ces amis du Christ il n’y a plus de silence, mais les paroles du silence, ou la raison de ce mystère du Christ que Dieu leur a donné de pénétrer et de connaître. Ce silence, ou Chusi, est appelé fils de Gémini ou de la droite. Car il ne fallait pas dérober aux saints ce qu’il a fait pour eux, et pourtant « notre gauche», est-il dit, «ne doit point savoir ce que fait notre droite (Matt. VI, 3) ». L’âme parfaite, qui a compris ce secret, chante alors cette prophétie: « Pour les paroles de Chusi », ou pour la découverte de ce mystère, que Dieu, qui est la droite, lui a fait connaître par une faveur spéciale: de là vient que ce silence est appelé fils de la droite, ou Chusi, fils de Gémini.
2. « Seigneur, mon Dieu, mon espoir est en vous, sauvez-moi de tous ceux qui me persécutent, et délivrez-moi (Ps. VII, 2) ». Toute guerre, toute hostilité contre les vices est surmontée, et l’âme parfaite n’ayant plus à combattre que la jalousie du démon, s’écrie: «Sauvez-moi de tous ceux qui me persécutent, et délivrez-moi, de peur que comme un lion, il ne ravisse mon âme (Ibid. 3) ». Car saint Pierre nous dit que « le démon notre ennemi, rôde autour de nous, comme un lion rugissant, cherchant quelqu’un à dévorer (I Pierre, V, 8) ». Aussi le Prophète, après avoir dit au pluriel ! «Sauvez-moi de tous ceux qui me persécutent », reprend ensuite le singulier, en disant: « De peur qu’il ne ravisse mon âme, comme un lion », non pas: « Qu’ils ne ravissent», car il n’ignore pas l’ennemi qui reste à vaincre, le redoutable adversaire de toute âme parfaite. Et que je ne trouve ni rédempteur, ni sauveur »; c’est-à-dire, de peur qu’il ne ravisse mon âme, tandis que vous ne la rachetez et ne la sauvez point; puisqu’il nous ravit, si Dieu ne nous rachète et nous sauve.
3. Ce qui nous montre que ce langage est celui de l’âme parfaite, qui n’a plus à redouter que les piéges si artificieux du démon, c’est le verset suivant: « Seigneur mon Dieu, si j’ai fait cela (Ps VII, 4)». Qu’est-ce à dire: e Cela? s S’il ne nomme aucun péché, les voudrait-il désigner tous? Si nous rejetons une telle interprétation, rattachons alors cette expression à ce qui suit; et comme si nous demandions au Prophète ce qu’il entend par « cela, istud », il nous répondra: « Si l’iniquité est dans mes mains ». Mais il nous montre qu’il entend parler de tout péché, puisqu’il dit: « Si j’ai rendu le mal pour le mal (Ps. VII, 5) », parole qui n’est vraie que dans la bouche des parfaits. Le Seigneur nous dit en effet: « Soyez parfaits, comme votre Père du ciel, qui fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, qui donne la pluie aux justes et aux criminels (Matt. V, 45, 48) ». Celui-là donc est parfait qui
ne rend pas le mal pour le mal. L’âme parfaite prie donc « pour les paroles de Chusi, fils de Gérnini », ou pour la connaissance de ce profond secret, de ce silence que garda Jésus-Christ pour nous sauver, dans sa bonté miséricordieuse, en souffrant avec tant de patience les perfidies de celui qui le trahissait. Comme si le Sauveur lui découvrait les raisons de ce silence et lui disait: « Pour toi, qui étais impie et pécheur, et pour laver dans mon sang tes iniquités, j’ai mis le plus grand silence, et une longanimité invincible à souffrir près de moi un traître; n’apprendras-tu pas, à mon exemple, à ne point rendre le mal pour le mal? » Cette âme, considérant et comprenant ce que le Sauveur a fait pour elle, et s’animant par son exemple à marcher vers la perfection, dit à Dieu: « Si j’ai rendu le mal pour le mal», si je n’ai point suivi dans mes actes vos saintes leçons, « que je tombe sans gloire sous les efforts de mes ennemis ». Il a raison de ne pas dire: « Si j’ai tiré vengeance du mal qu’ils me faisaient », mais bien, «qu’ils me rendaient», puisqu’on ne peut rendre que quand on a reçu quelque chose. Or, il y a plus de patience à épargner celui qui nous rend le mal pour les bienfaits qu’il a reçus de nous, que s’il voulait nous nuire, sans nous être aucunement redevable. « Si donc j’ai tiré vengeance du mal qu’ils me rendaient»; c’est-à-dire, si je ne vous ai point imité dans ce silence, ou plutôt dans cette patience dont vous avez usé à mon égard, que je tombe sans gloire sous les efforts de mes ennemi ». Il y a une vaine jactance chez l’homme qui, tout homme qu’il est, veut se venger d’un autre. Il cherche à vaincre un adversaire, et lui-même est à l’intérieur vaincu par le démon; la joie qu’il ressent d’avoir été comme invincible, lui enlève tout mérite. Le Prophète sait donc bien ce qui rend la victoire plus glorieuse, et ce que nous rendra notre Père qui voit dans le secret (Id. VI, 6). Pour ne pas tirer vengeance de ceux (147) qui lui rendent le mal, il cherche à vaincre sa colère, et non son ennemi: instruit qu’il est de ces paroles de l’Ecriture: « il y a plus de gloire à vaincre sa colère, qu’à prendre une ville (Prov. XVI, 32, suiv. les LXX.) ». Si donc «j’ai tiré vengeance de ceux qui me rendaient le mal, que je tombe sans gloire sous la main de mes ennemis (Ps. VII, 5)». Il paraît en venir à l’imprécation, qui est le plus grave des serments pour tout homme qui s’écrie: « Mort à moi si je suis coupable ». Mais autre est l’imprécation dans la bouche d’un homme qui fait serment, et autre, dans le sens d’un prophète, qui annonce les malheurs dont sera infailliblement frappé l’homme qui tire vengeance du mai qu’on lui rend, mais ne les appelle ni sur lui, ni sur d’autres par ses imprécations.
4. « Que mon ennemi poursuive mon âme, et qu’il l’atteigne Id. 6) ». Il parle une seconde fois de son ennemi au singulier, et nous montre de plus en plus celui qu’il représentait but à l’heure sous l’aspect d’un lion; cet ennemi qui poursuit l’âme et s’en rend maître, s’il parvient à la séduire. Les hommes peuvent sévir jusqu’à tuer le corps, mais cette mort extérieure ne leur assujettit point notre âme, au lieu que le diable possède les âmes qu’il atteint dans ses poursuites. « Qu’il foule ma vie sur la terre », c’est-à-dire qu’il fasse de ma vie une boue qui lui serve de pâture. Car cet ennemi n’est pas seulement appelé lion, mais encore serpent; et Dieu lui a dit: «Tu mangeras la terre», quand il disait à l’homme pécheur: « Tu es terre et tu re« tourneras dans la terre (Gen. III, 14, 19) ». « Qu’il traîne ma gloire dans la poussière »; dans cette poussière que le vent soulève de la surface de la terre (Ps. I, 4): car la vaine et puérile jactance de l’orgueilleux, n’est qu’une enflure et n’a rien de solide; c’est un nuage de poussière chassé par le vent. Le Prophète veut avec raison une gloire plus solide qui ne se réduise pas en poussière, nous qui subsiste dans la conscience et devant Dieu, qui ne souffre point la jactance. « Que celui qui se glorifie», est-il dit, « ne le fasse que dans le Seigneur (I Cor. I, 31) ». Cette stabilité se réduit en poussière quand l’homme, dédaignant le secret de la conscience, où Dieu seul nous approuve, cherche les applaudissements des hommes. De là cette autre parole de l’Ecriture: « Dieu brisera les os de ceux qui veulent plaire aux hommes (Ps. LII, 6) ». Mais celui qui connaît pour l’avoir appris ou éprouvé, dans quel ordre il fait surmonter nos vices, sait bien que celui de la vaine gloire est le seul, ou du moins le plus à craindre pour les parfaits. C’est le premier ou l’âme soit tombée, c’est le dernier qu’elle peut vaincre. « Car le commencement de tout péché, c’est l’orgueil », et « le commencement de l’orgueil chez l’homme, c’est de se séparer de Dieu (Eccli. X, 14, 15)
5. « Levez-vous, Seigneur, dans votre colère (Ps. VII, 7)». Comment cet homme que nous disions parfait, vient-il exciter Dieu à la colère? et la perfection ne serait-elle pas plutôt en celui qui dit: « Seigneur, ne leur imputez point ce crime (Act. VII, 59)?» Mais est-ce bien sur les hommes que tombe cette imprécation du Prophète, et ne serait-ce point contre le diable et contre ses anges qui ont en leur possession le pécheur et l’impie? C’est donc par un sentiment de pitié et non de colère, que l’on demande au Dieu qui justifie l’impie (Rom. IV, 5) d’arracher cette proie au démon. Car justifier l’impie c’est le taire passer de l’impiété à la justice, et changer cet héritage du démon en temple de Dieu. Et comme c’est châtier quelqu’un, que lui arracher une proie qu’il veut garder en son pouvoir, le Prophète appelle colère de Dieu, ce châtiment qu’il exerce contre le démon, eu lui arrachant ceux qu’il possède. « Levez-vous donc, Seigneur, dans votre colère ». « Levez-vous», montrez-vous, dit-il, expression figurée, mais ordinaire dans le langage humain, comme si Dieu dormait quand il nous dérobe ses desseins. « Signalez votre puissance dans les régions de mes ennemis».Le Prophète appelle région, ce qui est sous la puissance du démon, et il veut que Dieu y règne, c’est-à-dire qu’il y soit honoré et glorifié plutôt que noire ennemi, par la justification de l’impie, et ses chants de triomphe. « Levez-vous, Seigneur, mon Dieu, selon la « loi que vous avez portée (Ps. VII, 7) », c’est-à-dire, montrez-vous humble, puisque vous recommandez l’humilité; accomplissez vous-même avant nous votre précepte, afin que votre exemple détruise l’orgueil, et que nous ne soyons pas au pouvoir du démon qui souffla l’orgueil contre vos préceptes, en disant: « Mangez, et vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux (Gen. III, 5)». (148)
6. « Et l’assemblée des peuples vous environnera (Ps. VII, 8) ». Cette assemblée des peuples peut s’entendre des peuples qui ont cru, ou des peuples persécuteurs, car l’humilité de notre Sauveur a obtenu ce double effet: les persécuteurs l’ont environné parce qu’ils méprisaient cette humilité, et c’est d’eux qu’il est dit: « A quoi bon ces frémissements des nations, et ces vains complots chez les peuples (Id. II, 1)? » Ceux qui ont cru en vertu de cette humilité, l’ont environné, et ont fait dire avec, beaucoup de vérité, « qu’une partie des Juifs sont tombés dans l’aveuglement, afin que la multitude des nations entrât dans l’Eglise (Rom. XI, 25)». Et ailleurs: « Demande-moi, et je te «donnerai les nations en héritage, et jusqu’aux confins de la terre pour ta possession (Ps. II, 8)». « Et en sa faveur, remontez en haut», c’est-à-dire, en faveur de cette multitude; et nous savons que le Seigneur l’a fait par sa résurrection et son ascension. Ayant obtenu cette gloire, il a donné le Saint-Esprit qui ne pouvait descendre avant que Jésus fût glorifié, selon cette parole de l’Evangile: « Le Saint-Esprit n’était point encore descendu, parce que Jésus n’était pas encore entré dans sa gloire (Rom. XI, 25) ». Donc après s’être élevé au ciel en faveur de la multitude des peuples, il envoya l’Esprit-Saint, dont les prédicateurs de l’Evangile étaient remplis, quand, à leur tour, ils remplissaient d’églises l’univers entier.
7. Ces paroles: « Levez-vous, Seigneur, dans votre colère, planez au-dessus des régions de mes ennemis (Ps. VII, 7) », peuvent encore s’entendre ainsi: Levez-vous dans votre colère, et que mes ennemis ne vous comprennent point, alors « exaltare, soyez au-dessus», signifierait: Elevez-vous à une telle hauteur que vous soyez incompréhensible; ce qui a rapport au silence de tout à l’heure. Un autre psaume a dit à propos de cette élévation: « Il est monté au-dessus des Chérubins, et il a « pris son vol et s’est dérobé dans les ténèbres (Id. XVII, 11, 12) ». Cette élévation vous cachait à ceux que leurs crimes empêchaient de vous connaître, et qui vous ont crucifié; et voilà que l’assemblée des fidèles vous environnera. C’est à son humilité que le Seigneur doit d’être élevé; c’est-à-dire incompris. Tel serait le sens de: « Elevez-vous selon la loi que vous avez portée (Ps. VII, 7) », c’est-à-dire, dans votre humiliation apparente soyez tellement élevé que mes ennemis ne vous comprennent point. Car les pécheurs sont les ennemis du juste, et les impies de l’homme pieux. « Et les peuples vous environneront en foule (Id. 8)»; car ce qui porte à vous crucifier ceux qui ne vous connaissent pas, fera que les nations croiront en vous, et ainsi les peuples vous adoreront en foule. Mais si tel est vraiment le sens du verset suivant, il faut plutôt nous attrister à cause de l’effet que nous en ressentons dès ici-bas, que nous réjouir de l’avoir compris. Il porte, eu effet: « Et à cause d’elle remontez en haut (Ibid.)»; c’est-à-dire, à cause de ces hommes dont la foule encombre vos églises, remontez bien haut, ou cessez d’être connu. Qu’est-ce à dire: « A cause de cette foule? » sinon, parce qu’elle doit, vous offenser, et ainsi justifier cette, parole: « Pensez-vous que le Fils de l’homme, revenant sur la terre, y trouvera de la foi (Luc, XVIII, 8)? » Il est dit encore, à propos des faux prophètes ou des hérétiques: « A cause de leur iniquité, la charité se refroidira chez un grand nombre (Matt. XXIV, 12) ». Or, quand au sein de l’Eglise, ou dans la société des peuples et des nations que le nom du Christ a si complètement envahis, le crime débordera avec cette fureur que nous lui voyons en grande partie déjà, n’est-ce point alors que se fera sentir la disette de la parole, annoncée par un autre prophète (Amos, VIII, 11)? N’est-ce point à cause de cette congrégation qui, à force de crimes, éloigné de ses yeux la lumière de la vérité, que Dieu remonte en haut, de manière que la vraie foi, pure de tout alliage d’opinions perverses, ne se trouve plus nulle part, sinon dans le petit nombre dont il est dit: « bienheureux celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé (Matt. X, 22)? ». C’est donc à bon droit qu’il est dit: « Et à cause de cette assemblée, remontez en haut ». Retirez-vous dans vos secrètes profondeurs, justement à cause de cette assemblée des peuples qui portent votre nom, sans accomplir vos oeuvres.
8. Que l’on adopte la première explication, ou cette dernière, ou toute autre de valeur égale, et mémé supérieure, le Prophète n’a pas moins raison de dire que «le Seigneur juge les peuplés (Ps. VII, 9) ». Si non entend par s’élever en haut, qu’il est ressuscité pour monter (149) au ciel, on peut dire fort bien que « le Seigneur juge les peuples », puisqu’il en descendra pour juger les vivants et les morts. S’il remonte dans les hauteurs, parce que le péché fait perdre aux fidèles l’intelligence de la vérité, comme il est dit à propos de son avènement: « Pensez-vous que le Fils de l’homme venant en ce monde y trouvera de la foi (Luc, XVIII, 8)? » « Le Seigneur juge encore les peuples ». Mais quel Seigneur, sinon Jésus-Christ? « Car le Père ne juge personne; il a donné au Fils le pouvoir de juger (Jean, V, 22) ». Voyez alors comme cette âme si parfaite en sa prière, s’émeut peu du jour du jugement, et avec quelle sécurité de désir elle dit à Dieu dans sa ferveur: «Que votre règne arrive (Matt. VI, 10 », puis: « Jugez-moi, Seigneur, selon votre justice (Ps. VII, 9) ». Dans le psaume précédent, c’était un infirme qui priait, sollicitant le secours de Dieu bien plus qu’il ne faisait valoir ses propres mérites, car le Fils de Dieu est venu pour appeler à la pénitence tous les pécheurs (Luc, V; 32). Aussi disait-il: « Sauvez-moi, Seigneur, à cause de votre miséricorde (Ps. VII, 5) », et non à cause de mes mérites. Maintenant que docile à l’appel de Dieu, il a gardé les préceptes qu’il a reçus, il ose bien dire: « Jugez-moi, Seigneur, selon ma justice, et selon mon innocence d’en haut (Id. VII, 9). » La véritable innocence est de ne pas nuire, même à ses ennemis. Il peut donc demander à être jugé selon son innocence, celui qui a pu dire en toute vérité « Si j’ai tiré vengeance de celui qui me rendait le mal (Id. 5) ». Cette expression « d’en haut, super me », doit s’appliquer à sa justice aussi bien qu’à son innocence, et alors il dirait: « Jugez-moi, Seigneur, selon ma justice et selon mon innocence, justice et innocence d’en haut »; expression qui nous montre que l’âme n’a point en elle-même la justice et l’innocence, et qu’elle les reçoit de la lumière dont il plaît à Dieu de nous éclairer. Aussi dit-elle dans un autre psaume: « C’est vous, Seigneur, qui faites briller mon flambeau (Ps. XVII, 29) ». Et il est dit de Jean: « Qu’il n’était point la lumière, mais qu’il rendait témoignage à la lumière (II Jean, I, 8), qu’il était une torche enflammée et brillante (Id. V, 35) ».Cette lumière donc, à laquelle nos âmes s’illuminent comme des flambeaux, ne brille point d’un éclat d’emprunt, mais d’un éclat qui lui est propre et qui est la vérité. « Jugez-moi donc », est-il dit, « selon ma justice et selon mon innocence d’en haut », comme si la torche allumée et brillante disait: Jugez-moi selon cette splendeur d’en haut, c’est-à-dire qui n’est point moi-même, et dont je brille néanmoins, quand vous m’avez allumée.
9. « Que la malice des pécheurs se consomme (Ps. VII, 10) ». Cette consommation est ici le comble, d’après cette parole de l’Apocalypse: « Que celui qui est juste le devienne plus encore, et que l’homme souillé se souille davantage (Apoc. XXII, 11) ». L’iniquité paraît consommée dans ceux qui crucifièrent le Fils de Dieu, mais elle est plus grande chez ceux qui refusent de vivre saintement, qui haïssent les lois de la vérité, pour lesquelles a été crucifié ce même Fils de Dieu. Que la malice donc des pécheurs se consomme, dit le Prophète, qu’elle s’élève jusqu’à son comble et qu’elle appelle ainsi votre juste jugement. Toutefois, non seulement il est dit Que l’homme souillé se souille encore; mais il est dit aussi: Que le juste devienne plus juste; c’est pourquoi le Prophète poursuit en disant: « Et vous dirigerez le juste, ô Dieu qui sondez les cœurs et les reins (Ps. VII, 10) ». Mais comment le juste peut. il être dirigé, sinon d’une manière occulte? puisque les mêmes actions que les hommes admiraient dans les premiers temps du christianisme, quand les puissances du siècle mettaient les saints sous le pressoir de la persécution, ces actions, aujourd’hui que le nom chrétien est arrivé à l’apogée de sa gloire, servent à développer l’hypocrisie ou la dissimulation chez des hommes qui sont chrétiens de nom, pour plaire aux hommes plutôt qu’à Dieu? Dans cette confusion de pratiques hypocrites, comment le juste peut-il être dirigé, sinon par le Dieu qui sonde les reins et les coeurs, qui voit nos pensées, désignées ici sous l’expression de coeur, et nos plaisirs, que désignent les reins? Le Prophète a raison d’attribuer à nos reins le plaisir que nous font éprouver les biens temporels; c’est en effet la partie inférieure de l’homme, et comme le siège de cette voluptueuse et charnelle génération, qui perpétue la race humaine, et nous donne cette vie calamiteuse dont les joies sont mensongères. Donc, ce Dieu qui sonde les coeurs et voit qu’ils sont (150) où est notre trésor (Matt. VI, 21), qui sonde les reins, et voit que loin de nous arrêter au sang et à la chair (Gal. I, 16), nous mettons nos délices dans le Seigneur, ce même Dieu dirige le juste dans cette conscience même, où il est présent, où l’oeil de l’homme ne pénètre point, mais seulement l’oeil de celui qui connaît l’objet de nos pensées et de nos plaisirs. Car le but de nos soucis est le plaisir, et nul dans ses soins et dans ses pensées ne se propose que d’y parvenir. Dieu qui sonde les coeurs voit nos soucis, et il en voit le but ou le plaisir, lui qui sonde aussi nos reins; et quand il verra que nos soucis, loin de s’arrêter à la convoitise de la chair, à la convoitise des yeux, ou à l’ambition mondaine, choses qui passent comme l’ombre (I Jean, II, 16, 17), s’élèvent jusqu’aux joies éternelles que ne trouble aucune vicissitude, ce Dieu qui sonde les reins et les coeurs conduit le juste par la voie droite, Telle oeuvre que nous faisons, peut être connue des hommes, si elle consiste en paroles ou en actes extérieurs; mais notre intention en la faisant, et le but qui nous pousse à la faire, ne sont connus que de Dieu qui sonde les reins et les coeurs.
10. « J’attends un juste secours du Seigneur, qui sauve les hommes au cœur droit (Ps. VII, 11) ». La médecine a une double tâche, d’abord de guérir la maladie, ensuite de conserver la santé. C’est dans le premier but qu’un malade disait dans le psaume précédent: « Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible (Id. VI, 3) ». En vue du second but, nous trouvons dans le psaume qui nous occupe: « Si l’iniquité souille mes mains, que je tombe justement sous les efforts de mes ennemis (Id. VII, 4, 5) ». Dans le premier cas, le malade implore sa guérison, et dans le second, l’homme en santé demande à n’être point malade. L’un s’écrie donc: « Sauvez-moi dans votre miséricorde (Id. VII, 5) »; et l’autre: « Jugez-moi, Seigneur, selon ma justice ». Le premier demande le remède qui le guérira, le second le préservatif contre la maladie. Aussi le premier dit-il: Sauvez-moi, Seigneur, dans votre miséricorde, et le second: J’attends un secours juste du Seigneur, qui sauve l’homme au cœur droit. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est la miséricorde qui nous sauve: dans le premier, en nous faisant passer de la maladie à la santé; dans le second, en nous maintenant en santé. Il y a dans le premier un secours de miséricorde, puisqu’il n’y a nul mérite chez le pécheur qui désire seulement être justifié par la foi en celui qui justifie l’impie (Rom. IV, 5): dans le second, un secours de justice, car il est accordé à celui qui est déjà justifié. Que ce pécheur alors qui disait: Je suis infirme, dise maintenant: Sauvez-moi, Seigneur, dans votre miséricorde; et que le juste qui pouvait dire: Si j’ai tiré vengeance de ceux qui me rendaient le mal, dise maintenant: J’attends un juste jugement du Seigneur qui sauve l’homme au coeur droit. Car si Dieu nous donne le remède qui guérit notre maladie, combien plus nous donnera-t-il le moyen de conserver la santé? Car si Jésus-Christ est mort pour nous quand nous étions pécheurs, maintenant que nous sommes justifiés, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère du Seigneur (Id. V, 8, 9).
11. « J’attends un juste secours du Seigneur, « qui sauve l’homme au coeur droits. Le Dieu qui sonde les reins et les coeurs, donne aussi la droiture au juste; et par un juste secours il sauve ceux qui ont le coeur droit. Toutefois, il ne donne pas le salut à ceux qui ont la droiture dans le coeur et dans les reins, de la même manière qu’il sonde les reins et les coeurs. Dans le coeur, en effet, siègent les pensées: mauvaises, quand il est dépravé; bonnes, quand il est droit; mais aux reins appartiennent les plaisirs condamnables qui ont quelque chose de bas et de terrestre, tandis qu’un plaisir pur n’est plus dans les reins, mais dans le coeur. Aussi ne peut-on pas dire: La droiture des reins, comme on dit: La droiture du coeur; car où est la pensée, là aussi est la jouissance: cette droiture ne peut avoir lieu que si nous pensons aux choses divines et éternelles. Aussi le Prophète s’écriait-il: «Vous avez mis la joie dans mon coeurs, après avoir dit: « La lumière de votre face est empreinte sur nous (Ps. IV, 7) ». Ce n’est point le coeur, en effet, mais bien les reins qui trouvent une certaine jouissance dans cette joie folle et délirante que nous causent de vaines imaginations, quand les fantômes des choses temporelles, que se forme notre esprit, le bercent d’un espoir vain et passager; tous ces fantômes nous viennent d’en bas, ou des choses terrestres et charnelles. De là vient que Dieu, (151) sondant les coeurs et les reins, et voyant le coeur occupé de pensées droites, les reins sevrés de toute volupté, donne un juste secours à ce coeur droit qui sait allier à des pensées pures d’irréprochables délices. Aussi, après avoir dit dans un autre psaume: « Jusque dans la nuit mes reins m’ont tourment », le Prophète parlait du secours divin, et s’écriait: « J’avais toujours le Seigneur présent devant moi, parce qu’il est à ma droite, et je ne serai point ébranlé (Ps. XV, 7, 8) », marquant ainsi que ses reins lui ont seulement suggéré, mais non causé la volupté, qui l’eût ébranlé, s’il l’avait ressentie. Il dit donc: « Le Seigneur est à ma droite, et je ne serai point ébranlé »; puis il ajoute: « Aussi mon coeur a-t-il tressailli de joie (Id. 9) ». Les reins ont bien pu le tourmenter, mais non lui donner la joie. Ce n’est donc point dans les reins qu’il a senti la joie, mais dans ce coeur qui lui a montré que Dieu le soutiendrait contre les suggestions de ses reins.
12. « Dieu est un juge équitable, il est fort et patient (Id. VII, 12) ». Quel est ce Dieu juge, sinon le Seigneur qui juge les peuples? Il est juste, car il rendra à chacun selon ses œuvres (Matt. XVI, 27); il est fort, puisque nonobstant sa toute-puissance, il a enduré pour notre salut les persécutions des méchants; il est patient, puisqu’il n’a point livré ses bourreaux au supplice, aussitôt après sa résurrection, mais il a différé afin qu’ils pussent détester cette impiété, et se sauver; il diffère encore aujourd’hui, réservant le supplice éternel pour le dernier jugement, et chaque jour appelant les pécheurs au repentir. « Il n’appelle point chaque jour sa colère ». Cette expression: « Appeler sa colère », est plus significative que se mettre en colère, et nous la trouvons dans la version grecque (Me orge epogon); elle nous montre que cette colère, qui le porte au châtiment, n’est point en lui-même, mais dans les sentiments de ses ministres qui obéissent aux lois de la vérité: ce sont eux qui ordonnent aux ministres inférieurs, appelés anges de colère, de châtier le péché. Ceux-ci, à leur tour, éprouvent, en châtiant les hommes, la satisfaction, non de la justice, mais de la méchanceté. « Dieu donc n’appelle point chaque jour sa colère »; c’est-à-dire, ne convoque point chaque jour les ministres de ses vengeances. Maintenant, sa patience nous invite au repentir; mais au dernier jour, quand les hommes, par leur dureté et l’impénitence de leur coeur, se seront amassé un « trésor de colère pour le jour où se révélera la colère et le juste jugement de Dieu (Rom. II, 5) », alors il brandira son glaive.
13. « Si vous ne retournez à lui »,dit le Prophète, « il brandira son glaive (Ps. VII, 13) ». On peut dire de Jésus-Christ, qu’il est le glaive de Dieu, glaive à deux tranchants, framée qu’il n’a point brandie à son premier avènement, mais qu’il a tenue cachée dans le fourreau de son humilité; mais au second avènement, quand il viendra juger les vivants et les morts, les éclairs de cette framée brilleront de tout l’éclat de sa splendeur, pour illuminer les justes, et jeter les impies dans l’effroi. D’autres versions, au lieu de: « Brandira son glaive », portent: « Fera briller sa framée »: expression qui s’applique fort bien, selon moi, à cette splendeur de Jésus-Christ, au dernier avènement; car en parlant au nom de Jésus-Christ même, le psalmiste a dit ailleurs: « Seigneur, délivrez mon âme des mains de l’impie, et votre glaive des ennemis de votre puissance (Id. XVI, 13, 14) ». « Il a tendu son arc et l’a préparé ». Il ne faut point négliger ce changement de temps dans les verbes: il est dit au futur que Dieu brandira son épée»; et au passé, qu’il a tendu son arc », et le discours continue au passé.
14. « Il a mis en lui l’instrument de la mort: il a fabriqué ses flèches avec des charbons ardents (Id. VII, 14) ». Dans cet arc, je verrais volontiers les saintes Ecritures, où la force du Nouveau Testament, pareille à un nerf, a fait fléchir et a dompté la raideur de l’Ancien. Cet arc a lancé comme des flèches; les Apôtres ou les saints prédicateurs. Ces flèches que Dieu a fabriquées avec le charbon ardent, embrasent de l’amour divin ceux, qu’elles ont frappés. De quelle autre flèche serait blessée l’âme qui chante ainsi: « Conduisez-moi dans les lieux où se garde le vin, établissez-moi dans les parfums, environnez-moi de miel, parce que l’amour m’a blessée (Cant. II, 4, suiv. les LXX.)?» De quelle autre flèche peut être embrasé celui qui veut revenir à Dieu, qui quitte le chemin de l’exil, qui implore du secours, contre les langues menteuses, et s’entend dire: « Que vous donner? comment vous secourir (152) contre les langues menteuses? les flèches du vainqueur sont aiguës; ce sont des charbons ardents (Ps. CXIX, 3,4)? » c’est-à-dire, si vous en étiez atteint, vous brûleriez d’un tel amour du royaume de Dieu, que vous dédaigneriez tous ceux. qui vous résisteraient, et qui tâcheraient de vous détourner de votre dessein: vous vous ririez de leurs persécutions et vous diriez: « Qui me séparera de l’amour de Jésus-Christ? L’affliction, les angoisses, la faim, la nudité, les périls, la persécution ou le glaive? J’ai la certitude », poursuit l’Apôtre, « que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni les vertus, ni ce qu’il y a de plus haut, ni ce qu’il y a de plus profond, ni aucune autre créature, ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu en Jésus-Christ Notre Seigneur (Rom. VIII, 35-39). » C’est ainsi qu’il a fabriqué ses flèches avec des charbons ardents. Car la version grecque porte: « Ses flèches sont fabriquées au moyen de charbons ardents », quand, presque toujours, nous lisons dans la version latine. « Ses flèches sont ardentes »; mais que les flèches brûlent, ou qu’elles allument le feu, ce qui leur serait impossible si elles n’étaient brûlantes, le sens est le même.
15. Le Prophète ne parle pas seulement de flèches que le Seigneur a préparées pour son arc, mais encore d’instruments de mort et l’on peut se demander, si des instruments de mort ne désigneraient point les hérétiques, car, eux aussi, s’élancent du même arc du Seigneur, ou des saintes Ecritures, non pour enflammer les âmes, de la charité, mais pour les tuer de leurs poisons ce qui n’arrive qu’à celles qui l’ont mérité par leurs crimes: et cette décision est encore l’oeuvre de la divine Providence, non qu’elle porte les hommes au péché, mais parce qu’elle dispose des pécheurs dans l’ordre de sa sagesse. Le péché leur fait lire les Ecritures avec mauvaise intention, et le sens dépravé qu’ils sont forcés d’y donner, devient le châtiment du péché, et leur mort funeste devient comme un aiguillon, qui stimule les enfants de l’Eglise catholique, les tire de l’assoupissement et leur fait comprendre les saintes Ecritures. « Il faut, en effet, qu’il y ait des hérésies », dit l’Apôtre, « afin qu’on reconnaisse ceux d’entre vous, dont la vertu est éprouvée (I Cor. XI, 19) »; c’est-à-dire, afin qu’on les reconnaisse parmi les hommes, car ils sont connus de Dieu. Ces flèches, ces instruments-de mort, ne seraient-ils point préparés pour l’extermination des infidèles, et Dieu ne les aurait-il pas faites brûlantes, ou avec des charbons ardents, afin d’embraser les fidèles? Car elle n’est point mensongère, cette parole de l’Apôtre.: « Aux uns nous sommes une odeur de vie pour la vie, et aux autres une s odeur de mort pour la mort; et qui est propre à ce ministère (II Cor. II, 16)? » Il n’est donc pas étonnant que les mêmes Apôtres soient des instruments de mort pour ceux qui les ont persécutés, et des flèches de feu pour embraser les coeurs de ceux qui ont cru.
16. Après en avoir agi de la sorte, Dieu fera voir l’équité de ce jugement, dont le Prophète nous parle de manière à nous faire comprendre que le supplice de chacun sera dans son péché, et le châtiment dans son injustice même; et à nous prémunir contre cette pensée qu’il y aurait dans ce calme profond de Dieu, dans sa lumière ineffable, un désir de punir les crimes: toutefois il les dispose avec tant de sagesse, que cette joie même que goûtait l’homme dans son péché, devient un instrument de vengeance pour le Seigneur qui châtie. Voilà, dit le Prophète, « qu’il a enfanté l’injustice (Ps. VII, 15)». Mais qu’avait-il conçu pour enfanter ainsi l’injustice? « Il avait conçu le travail (Gen. III, 17) », ce travail dont il est écrit: « Tu mangeras ton pain dans le labeur »; et ailleurs: « Venez à moi, vous tous qui travaillez, et qui êtes chargés; mon joug est doux, et mon fardeau léger (Matt. XI, 28, 30)». Car le labeur pénible ne finira point pour l’homme, tant qu’il n’aimera point ce qu’on ne pourra lui enlever malgré lui. En effet, tant que nous aimons ce qui peut nous échapper malgré notre volonté, nous subirons le travail et la peine: étroitement resserrés dans les difficultés de cette vie où chacun, pour posséder ces biens, s’efforce tantôt d’en prévenir un autre, tantôt de les extorquer au possesseur, nous ne pouvons les acquérir que par d’injustes combinaisons. Il est donc bien, il est parfaitement dans l’ordre que l’homme enfante l’injustice après avoir conçu le travail. Que peut-il enfanter, sinon ce qu’il a porté dans son sein, bien qu’il n’enfante (153) pas ce qu’il a conçu? Car le sujet à la naissance n’est plus celui de la conception: concevoir se dit d’un germe, mais c’est l’être que ce germe a formé, qui arrive à la naissance. Le travail est donc le germe de l’iniquité; et concevoir le travail, c’est concevoir le péché, ce premier péché qui nous sépare de Dieu (Eccli. X, 14). Il a donc porté l’injustice, celui qui avait conçu le travail, et « il a mis au monde l’iniquité ». Et comme l’iniquité c’est l’injustice, il a fait éclore ce qu’il avait porté. Que dit-il ensuite?
17. « Il a ouvert une fosse, il l’a creusée (Ps. VII, 16)». Ouvrir une fosse dans les affaires terrestres, aussi bien que dans la terre, c’est préparer un piége où puisse tomber celui que veut tromper l’homme injuste. Le pécheur ouvre cette fosse, quand il ouvre son âme aux suggestions des terrestres convoitises; il la creuse, quand il y donne son adhésion et s’occupe d’ourdir la fraude. Mais comment serait-il possible que l’iniquité blessât l’homme juste qu’elle attaque, avant d’avoir blessé le coeur injuste qui la commet? Un voleur, par exemple, reçoit de l’avarice une blessure, quand il cherche à endommager le bien d’autrui. Qui serait assez aveugle pour ne pas voir la distance qui sépare ces deux hommes, dont l’un subit la perte de son argent, l’autre de son innocence? « Ce dernier donc tombera dans la fosse qu’il aura creusée »; comme le psalmiste l’a dit encore ailleurs: « Le Seigneur se fait connaître dans ses jugements, et le pécheur s’est pris lui-même dans les oeuvres de ses mains (Id. IX, 17) ».
18. « Son travail pèsera sur lui, et son iniquité retombera sur sa tête (Jean, XVIII, 34) ». C’est lui qui n’a pas voulu fuir le péché; mais il s’en est rendu volontairement l’esclave, selon cette parole du Seigneur: « Tout pécheur devient l’esclave du péché ». Son péché donc sera sur lui, puisque lui-même s’est soumis au péché; dès lors qu’il n’a pu dire à Dieu, comme toute âme droite et innocente: « C’est vous qui êtes ma gloire et qui élevez ma tête (Ps. III, 4) », c’est donc lui qui sera abaissé, de manière que l’iniquité le dominera et descendra sur lui: elle sera pour lui un poids très-lourd, et l’empêchera de prendre son essor vers le repos des saints. Voilà ce qui arrive chez le pécheur, quand l’âme est esclave, et que les passions dominent.
19. « Je confesserai le Seigneur selon sa justice (Ps. III, 18) ». Cette confession n’est point l’aveu des pécheurs; car celui qui parle ainsi disait plus haut avec beaucoup de vérité: « Si vous trouvez l’iniquité dans mes mains (Id. VII, 18) ». C’est donc un témoignage rendu à la justice de Dieu; comme s’il disait: Vraiment, Seigneur, vous êtes juste, et quand vous protégez les bons de manière à les éclairer par vous-même, et quand, par votre sagesse, le pécheur trouve son châtiment dans sa propre malice, et non dans votre volonté. Cette confession élève la gloire du Seigneur bien au-dessus des blasphèmes des impies, qui veulent des excuses pour leurs crimes, et refusent de les attribuer à leur faute, c’est-à-dire qu’ils ne veulent point que la culpabilité soit coupable. Ils accusent de leurs péchés, ou la fortune ou le destin, ou le démon auquel notre Créateur a voulu que nous pussions résister, ou même une nature qui ne viendrait point de Dieu; ils s’égarent en de misérables fluctuations, plutôt que de mériter de Dieu leur pardon par un aveu sincère. Car il n’y a de pardon possible que pour celui qui dit: J’ai péché. Or, celui qui comprend que Dieu, dans sa sagesse, rend à chacune des âmes ce qu’elle a mérité, sans déroger aucunement à la beauté de l’univers, loue Dieu dans toutes ses oeuvres; et ce témoignage ne vient pas des pécheurs, mais des justes. Ce n’est point avouer des fautes que de dire au Seigneur: « Je vous confesse, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez dérobé ces mystères aux savants, pour les révéler aux petits (Matt. XI, 25)». De même, nous lisons dans l’Ecclésiastique: « Confessez le Seigneur dans toutes sas oeuvres. Et voici ce que vous direz dans vos confessions: Tous les ouvrages du Seigneur proclament sa sagesse (Eccli. XXIX, 19, 20)». Donc, cette confession dont parle ici David, consiste à comprendre, avec le secours de Dieu et une piété sincère, comment le Seigneur, qui récompense les justes, et qui châtie les méchants, par ce double effet de sa justice, maintient toute créature qu’il a faite et qu’il gouverne, dans une admirable beauté, que peu d’hommes comprennent. Il s’écrie donc: « Je confesserai le Seigneur selon sa justice », comme le ferait celui qui a compris que le Seigneur n’a point fait les ténèbres, quoiqu’il en dispose avec sagesse. Dieu dit en effet: « Que la (154) lumière soit faite, et la lumière fut (Gen. I, 3) »; mais il ne dit pas: Que les ténèbres soient, et les ténèbres furent faites; et toutefois il les a réglées, puisqu’il est dit « qu’il sépara la lumière des ténèbres, qu’il donna le nom de jour à la lumière, et celui de nuit aux ténèbres (Id. 4, 5) ». Il y a donc cette différence qu’il fit l’un et le régla; et qu’il ne fit pas l’autre, bien qu’il la réglât néanmoins. Que les ténèbres figurent le péché, c’est ce que nous apprend ce mot d’un Prophète: « Et vos ténèbres seront pour vous le soleil (Isa. LVIII, 10) »; et cette parole de saint Jean: « Celui-là est dans les ténèbres qui a de la haine contre son frère (I Jean, II, 11). »; et surtout celle-ci de saint Paul: « Dépouillons-nous des oeuvres ténébreuses, pour revêtir les armes de la lumière (Rom. XIII, 12) ». Ce n’est pas qu’il y ait une nature ténébreuse; car toute nature existe nécessairement comme nature. Mais exister, c’est le propre de la lumière, tandis que ne pas exister, est le propre des ténèbres. Donc, abandonner celui qui nous a créés pour nous incliner vers ce néant d’où nous avons été tirés, c’est nous couvrir des ténèbres du péché; ce n’est point périr tout à fait, mais descendre au dernier rang. Aussi, quand le Prophète a dit: « Je confesserai devant le Seigneur » a-t-il soin d’ajouter, pour ne point nous laisser croire à un aveu de ses fautes: « Et je chanterai le nom du Seigneur Très-Haut (Ps. VII, 18) ». Or, chanter est le propre de la joie, tandis que le repentir de nos fautes accuse la douleur.

20. On pourrait appliquer ce psaume à la personne de l’Homme-Dieu, en rapportant à notre nature infirme, qu’il avait daigné revêtir, tout ce qui est dit à notre confusion.

ST AUGUSTIN LIT ET COMMENTE ST JEAN

16 mai, 2013

http://peresdeleglise.free.fr/Augustin/commandementnouveau.htm

ST AUGUSTIN LIT ET COMMENTE ST JEAN

CHAPITRE 5E : LE COMMANDEMENT NOUVEAU

On trouve ce « commandement nouveau », l’Amour, tout particulièrement au cœur du 65e Tractatus, avec la question : Comment ce commandement « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » est-il nouveau, alors qu’inscrit dans la loi ancienne, il apparaît si ancien ?
Nous aurons aussi recours au Commentaire sur la première Epître de St Jean qui est surtout une méditation sur l’amour (à l’image de la 1ère épître de Jean).

Aimer même nos ennemis.
« Quelle est la perfection de l’amour ? D’aimer même nos ennemis, et de les aimer à cette fin qu’ils deviennent nos frères » … « Aime tes ennemis en souhaitant qu’ils deviennent tes frères ; aime tes ennemis en demandant qu’ils soient appelés à entrer en communion avec toi. » (Comment. sur la 1ère Ep., Tr, 1, 9).
Dans le texte de référence « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », ce qui est très important, en effet c’est : « aimer comme je vous ai aimés ». C’est pour cela qu’il convient d’aimer ses ennemis.
« C’est ainsi, en effet qu’a aimé celui qui, suspendu à la Croix, disait : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » [Lc 23, 24] Il n’a pas dit : « Père, fais en sorte qu’ils vivent longtemps ; moi, ils me mettent à mort ; mais eux, qu’ils vivent ! Non, que dit-il ? « Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Il voulait les arracher à la mort éternelle, par une prière toute de miséricorde et une puissance toute de force. Nombre d’entre eux crurent, et il leur fut pardonné d’avoir versé le sang du Christ. D’abord ils le versèrent en s’acharnant contre lui, ensuite ils le burent en croyant en lui. » A ce signe nous savons que nous sommes en lui, si en lui nous sommes parfaits. » C’est à cette perfection de l’amour des ennemis que le Seigneur nous invite, lorsqu’il dit : « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » [MT 5, 48].(Tr I, 9, p. 135)
Pour arriver à cela, il faut déjà aimer ses frères : sans quoi on ne peut être dans la lumière et on est un menteur :
« Aimez vos ennemis » ? Gardez-vous du moins, ce qui serait plus grave, de haïr vos frères. Si vous n’aimez que vos frères, vous ne seriez pas encore parfaits ; mais si vous haïssez vos frères, qu’êtes-vous ? où en êtes-vous ? Que chacun regarde en son cœur ! Qu’il ne garde pas rancune à son frère, pour quelque parole dure ; que pour une chicane de la terre, il ne devienne pas terre ! Quiconque hait son frère en effet, qu’il ne prétende pas marcher dans la lumière ! Que dis-je ? Qu’il ne prétende pas marcher dans le Christ ! » Quiconque prétend être dans la lumière tout en haïssant son frère, est encore dans les ténèbres. » (Tr I, 11, p. 139)
L’explication plus complète de « l’amour des ennemis » viendra plus tard.

L’amour du monde qui détourne de l’amour de Dieu.
« Mais comment pourrons-nous aimer Dieu, si nous aimons le monde ? Dieu prépare donc en nous l’inhabitation de la charité. Il y a deux amours : du monde et de Dieu ; là où habite l’amour du monde, nul accès à l’amour de Dieu. Que l’amour du monde cède la place, et que Dieu habite en nous : que le meilleur occupe la place. Tu aimais le monde, renonce à l’amour du monde ; lorsque tu auras vidé ton cœur de tout amour terrestre, tu puiseras l’amour de Dieu : et déjà commence d’habiter en toi la charité, d’où ne peut provenir aucun mal. Ecoutez donc les paroles de celui qui ne veut que purifier. Le cœur humain est pour lui comme un champ : mais en quel état le trouve-t-il ? S’il y trouve une forêt, il défriche ; s’il trouve un champ nettoyé, il plante. Il veut y planter un arbre, la charité. Et quelle forêt veut-il défricher ? L’amour du monde. Ecoute ce que dit le défricheur de forêt : N’aimez pas le monde – c’est le verset qui suit – ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, la dilection du Père n’est pas en lui. » (Tr. II, 8)
Pourquoi ne pas aimer le monde ? Le Christ lui-même est venu dans le monde mais :

« Combien grande est la différence, bien qu’ils soient tous deux dans la prison, entre un accusé et celui qui vient le voir ! Il arrive en effet qu’un homme vienne voir son ami, lui rende visite : apparemment tous deux sont en prison, mais leur condition est bien distincte et différente ! L’un est sous le coup d’une accusation, l’autre est venu par amitié. De même nous étions détenus en cette vie mortelle par le péché ; lui, il y est descendu par miséricorde. Il est venu vers le captif en rédempteur, non en accusateur. Le Seigneur a versé son sang pour nous, il nous a rachetés, il a changé notre destin en espérance. Nous portons encore la mortalité de la chair, mais nous avons le gage de l’immortalité future : nous sommes ballottés sur la mer, mais déjà nous avons fixé sur le sol l’ancre de l’espérance. » (Tr II, 10, pp. 171-173)
Le monde d’après St Jean, rappelle Augustin, est
convoitise de la chair
convoitise des yeux
amibition du monde.
Et il s’interroge : pourquoi n’aimerais-je pas le monde que le Seigneur a fait ?
« Pourquoi n’aimerai-je pas ce que Dieu a fait ? Que l’Esprit de Dieu soit en toi pour te faire voir que tout cela est bon ; mais malheur à toi si, en aimant les créatures, tu abandonnes le Créateur ! Elles te semblent belles ? mais combien plus beau celui qui les a faites ! » (ibid. p. 173)
Suit alors une comparaison très « augustinienne » :
« … supposons qu’un fiancé donne une bague à sa fiancée ; si celle-ci préfère la bague à son fiancé, qui a fait cette bague pour elle, ne surprend-on pas, dans cet attachement au cadeau du fiancé, un cœur adultère, encore que cette jeune fille aime ce que lui a donné son fiancé ? Bien sûr, elle aime ce que lui a donné son fiancé ; pourtant, si elle disait : Cette bague me suffit ; mais lui, je ne veux plus le voir, quelle femme serait-ce là ? qui ne condamnerait cette folie ? qui ne convaincrait ce cœur d’adultère ? Tu aimes l’or au lieu de l’homme, tu aimes la bague au lieu du fiancé : si tels sont tes sentiments que tu préfères la bague au fiancé et ne veuilles plus voir ton fiancé, alors le gage qu’il t’a donné n’est plus lien d’amour, mais cause d’aversion. En te donnant ce gage, le fiancé espérait être aimé pour lui-même à travers ce gage. Si donc Dieu t’a donné toutes ces choses, aime-le, lui qui les a faites. Il veut te donner plus, je veux dire se donner, lui qui les a faites. Mais si tu aimes ces choses, même faites par Dieu, en négligeant le Créateur et en aimant le monde, ton amour ne sera-t-il pas tenu pour adultère ? (Tr II, 11, p. 173-175).
Ceux qui aiment le monde, ceux qui sont le monde :
« désirent manger, boire, coucher ensemble, s’adonner aux plaisirs de cette sorte. Est-ce à dire qu’on ne puisse user de ces choses avec mesure ? Ou alors, quand on dit : « N’aimez pas ces plaisirs », faut-il comprendre qu’il faut ne pas manger, ne pas boire, ne pas procréer d’enfants ? Ce n’est pas cela qu’on veut dire ! Mais vous devez, selon l’intention du Créateur, en user avec mesure, afin de ne pas vous laisser enchaîner par l’amour de ces choses : de crainte d’aimer pour en jouir ce qui ne vous est donné que pour en user. » (Tr II, 12, p. 175-177).
Augustin compare avec les tentations du Christ ce qu’il baptise « convoitise de la chair », « convoitise des yeux », « ambition du monde ». Fidèles aux paroles du Christ qui repousse le Tentateur, nous échappons à la convoitise du monde. (réf. dans l’Evangile à : Mt 4, 1-11 ; Lc 4, 1-13).
Pourquoi le commandement est nouveau ?
Il y a trois nouveautés :
Aimer comme Jésus nous a aimés
Appel à être des hommes nouveaux (conséquences de l’amour de Dieu)
Etre des chantres du cantique nouveau.
1) Le commandement est nouveau parce qu’il est assorti de « comme je vous ai aimés » : cf. Hom. Sur l’Evangile de Jean, Tract 65, 1 :
« Le Seigneur Jésus affirme qu’il donne à ses disciples un commandement nouveau, celui de l’amour mutuel, lorsqu’il dit : Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres.
Est-ce que ce commandement n’existait pas déjà dans la loi ancienne, puisqu’il y est écrit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ? Pourquoi donc le Seigneur appelle-t-il nouveau un commandement qui est évidemment si ancien ? Est-ce un commandement nouveau parce qu’en nous dépouillant de l’homme ancien il nous revêt de l’homme nouveau ? Certes, l’homme qui écoute ce commandement, ou plutôt qui y obéit, est renouvelé non par n’importe quel amour mais par celui que le Seigneur a précisé, en ajoutant, afin de le distinguer de l’amour charnel : Comme je vous ai aimés.
[…]
C’est cet amour-là qui nous renouvelle, pour que nous soyons des hommes nouveaux, les héritiers du testament nouveau, les chantres du cantique nouveau. » [cité d'après Livre des Jours, pp. 406-407]
S’aimer comme Jésus nous a aimés : par ces derniers mots, le Seigneur distingue l’amour mutuel qu’il demande à ses disciples :
non seulement de l’amour coupable que se portent des adultères ou de la solidarité qui lie des complices de crimes ou de brigandages (amour illicite)
mais encore de l’amour naturel qu’ont entre eux les époux, les parents et les enfants, les amis, etc. (amour licite et même « commandé »).
Il s’agit là de « charité humaine » qui est différente de la « charité divine » que Jésus demande aux siens.
2) Le commandement est nouveau surtout parce qu’il nous rend nouveaux !
C’est ainsi qu’Augustin formule la nouveauté dans le Tr 10, 4 du Commentaire sur la 1ère Epître : « Ce commandement est nouveau parce qu’il rend nouveau ». Il continue :
« Quel est le commandement de Dieu ? le commandement nouveau, justement dit nouveau, parce qu’il renouvelle l’homme. »
Il s’agit de ne plus être à l’étroit mais d’ »habiter au large » (Tr X, 6, p. 425), car l’amour de Dieu dilate nos cœurs :
« Aimez tous les hommes, même vos ennemis ; non parce qu’ils sont vos frères, mais pour qu’ils soient vos frères ; en sorte que toujours vous brûliez d’amour fraternel, soit pour celui qui est déjà votre frère, soit pour que votre ennemi, afin qu’à force d’amour, vous en fassiez votre frère. » (Tr. X, 7, p. 429).
On retrouve cela aussi au début du Sermon 336, 1 :
« Voulant entrer et habiter en nous, le Seigneur Christ disait comme pour bâtir sa maison : Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Vous étiez vieux, vous n’étiez pas encore pour moi une demeure, vous gisiez dans vos ruines. Donc, pour vous arracher à la vieillerie de vos ruines, aimez-vous les uns les autres. »
La priorité est donnée à ce commandement de l’amour :
« Quelle autre question le Seigneur a-t-il posée à Pierre, après sa Résurrection, sinon celle-ci : « M’aimes-tu ? » Et il ne se contenta pas de l’interroger une fois ; mais, une seconde fois, même question, une troisième fois, même question. Bien que, la troisième fois, Pierre se fût attristé à la pensée que le Seigneur ne se fiait pas à lui, comme s’il ignorait ce qui se passait dans son cœur, cependant le Seigneur lui posa cette question une première, une seconde, une troisième fois. Trois fois la crainte a renié, trois fois l’amour a confessé. » (Tr. V, 4 Commentaire sur la 1ère Ep., p. 253).
La perfection de ce commandement est d’être prêt à mourir pour ses frères, mais surtout pour ses ennemis :
« C’est de cette charité que le Seigneur lui-même a donné l’exemple, lui qui est mort pour tous, a prié pour ceux qui le crucifiaient en disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Mais s’il était seul à agir ainsi, il ne serait plus notre Maître, puisqu’il n’aurait pas de disciples. A sa suite, les disciples ont agi comme lui. Lapidé, Etienne se met à genoux et dit : « Seigneur, ne leur impute pas ce crime ». Il aimait ceux qui le tuaient, car c’est pour eux aussi qu’il mourait. Ecoute également l’apôtre Paul : « Je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes. » Il était en effet de ceux pour lesquels priait Etienne, quand celui-ci mourait de leurs mains. » (Comment. sur la 1ère Ep., Tr V, 4, p. 255).
Il poursuit en rappelant le propos de Jean disant « quiconque hait son frère est un homicide » :
« Ne vous figurez pas, frères, que ce soit faute légère de haïr ou de ne pas aimer. Ecoutez ce qui suit : Quiconque hait son frère est un homicide. Si donc jusqu’alors quelqu’un prenait à la légère la haine qu’il a pour son frère, prendra-t-il également à la légère l’homicide qu’il commet dans son cœur ? Il ne fait pas un geste pour tuer un homme que déjà le Seigneur le tient pour homicide. Cet homme vit, et lui déjà est jugé meurtrier. Quiconque hait son frère est un homicide. Or vous savez qu’aucun homicide n’a la vie éternelle demeurant en lui. »
Pécher contre l’amour n’est pas seulement pécher contre celui qu’on n’aime pas : c’est pécher contre Dieu qui est amour : dit avec insistance par Augustin un peu plus loin dans le Tr. VII.
Mais comment atteindre cette perfection de la charité ? Cela commence par de petites choses :
« Si tu n’es pas encore capable de murir pour ton frère, sois déjà capable de lui donner de tes biens » (V, 12, p. 269).
Attention : la charité doit être sincère : on peut donner ses biens sans amour (souci de sa réputation, de popularité, gloire humaine…).
Les exigences du véritable amour sont donc :
la charité active :
« Si jamais vous voulez conserver la charité, mes frères, gardez-vous par dessus tout de croire qu’elle est languissante et oisive, et qu’on la conserve par une sorte de mansuétude, – que dis-je mansuétude, disons plutôt indolence et mollesse. Ce n’est pas ainsi qu’on la conserve. Ne te figure pas que tu aimes ton serviteur, quand tu ne le frappes pas ; que tu aimes ton fils, quand tu ne châties pas ; que tu aimes ton voisin, quand tu ne le reprends pas : ce n’est pas là charité, mais tiédeur. Que la charité soit fervente à corriger, à reprendre ! Si la vie est pure, réjouis-toi ; si elle est mauvaise, reprends, corrige. Ne va pas, dans l’homme, aimer l’erreur, mais l’homme ; car l’homme, c’est l’œuvre de Dieu ; l’erreur, c’est l’œuvre de l’homme. Aime l’œuvre de Dieu, non l’œuvre de l’homme. Aimer celle-ci, c’est détruire celle-là ; chérir celle-là, c’est purifier celle-ci. Mais, même s’il t’arrive de sévir, que ce soit par amour du mieux. » (p. 333, VII, 11)
la charité toujours :
« Les œuvres de miséricorde, les sentiments de charité, une piété sainte, une chasteté incorruptible, une tempérance qui garde la mesure, ce sont là vertus auxquelles nous devons toujours être fidèles. En public comme en privé, devant les hommes comme en notre chambre, qu’on parle ou se taise, qu’on soit occupé ou de loisir, ce sont vertus auxquelles nous devons toujours être fidèles : car toutes ces vertus que je viens d’énumérer sont intérieures. » (Tr VIII, 1, p. 339).
la charité humble :
« [L'Evangile (Mt 6, 1) dit] :  » Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes pour être vus d’eux. » A-t-il voulu dire que, quelque bien que nous fassions, nous devions nous cacher aux yeux des hommes et craindre d’en être vus ? Si tu crains les spectateurs, tu n’auras pas d’imitateurs : il faut donc qu’on te voie. Mais tu ne dois pas agir pour qu’on te voie. Là ne doit pas être la fin de ta joie, le terme de ton bonheur, comme si tu estimais avoir obtenu tout le fruit de ta bonne action, quand on t’aura vu et loué. Cela, c’est néant. Méprise-toi, quand on te loue : que celui-là soit loué en toi, qui agit par toi. Le bien que tu fais, ne le fais donc pas pour ta propre gloire, mais pour la gloire de celui qui te donne de bien faire. » (p. 341, Tr. VIII, 2)
l’amour des ennemis : la question a été posée dès le traité 4 et sous forme de contradiction : Le Seigneur commande d’aimer ses ennemis et Jean ne parle que d’amour fraternel : n’y a-t-il pas là contradiction ? Augustin y revient dans le Tr. VIII et propose enfin une solution : ce que le chrétien doit voir dans son ennemi, c’est un frère appelé à la même sainteté que lui (Augustin reprend l’exemple du Christ mourant pour ses bourreaux : « Souhaite [à ton ennemi] d’avoir part avec toi à la vie éternelle ; souhaite-lui d’être ton frère. Si donc tu souhaites, en aimant ton ennemi, qu’il devienne ton frère : quand tu l’aimes, c’est un frère que tu aimes » (p. 361, Tr VIII, 10) :
« Cherche la raison pour laquelle le Christ te dit d’aimer tes ennemis. Est-ce pour qu’ils demeurent à jamais tes ennemis ? S’il te prescrit de les aimer pour qu’ils demeurent tes ennemis, tu les hais, tu ne les aimes pas. Considère comment lui-même les a aimés : non pour qu’ils demeurassent ses persécuteurs, comme le montrent les paroles : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Vouloir qu’ils soient pardonnés, c’était vouloir qu’ils soient changés ; vouloir qu’ils soient changés, c’était, d’ennemis qu’ils étaient, daigner faire d’eux des frères : et c’est bien ce qu’il a fait. » (p. 363, Tr VIII, 10).
La conclusion est que nous ne pourrions pas aimer « comme Dieu nous a aimés » s’il ne nous avait aimés le premier (idée centrale sur laquelle Augustin revient plusieurs fois) :
« Pourrions-nous l’aimer, s’il ne nous avait aimés le premier ? Si nous étions paresseux à l’aimer, ne soyons pas paresseux à lui rendre amour pour amour. Il nous a aimés le premier ; mais pour nous il n’en va pas de même. Il nous a aimés pécheurs, mais il a effacé le péché ; il nous a aimés pécheurs, mais il ne nous a pas rassemblés pour que nous commettions le péché. Il nous a aimés malades, mais il est venu parmi nous pour nous guérir. » (p. 325, Tr. VII, 7)
ou encore :
« En effet, comment pourrions-nous aimer, si lui ne nous avait aimés le premier ? En l’aimant, nous sommes devenus ses amis ; mais ce sont des ennemis qu’il a aimés pour en faire des amis. Le premier il nous a aimés, et nous a donné de l’aimer. Nous ne l’aimions pas encore ; en l’aimant nous devenons beaux. » (p. 397 , Tr. IX, 9).
3) Avec le commandement nouveau, nous sommes chantres du cantique nouveau.
C’est la troisième nouveauté annoncée plus haut.
Augustin lie commandement nouveau, homme nouveau, Testament nouveau, cantique nouveau ; mais c’est une affaire de cœur et non pas de temps qui distingue la Nouvelle Alliance et l’Ancienne Alliance : sous la loi ancienne il a existé des justes qui ont compris spirituellement les promesses terrestres ; sous la loi nouvelle, il y a des injustes qui n’ont pas reçu la parole de Dieu et qui n’ont pas été transformés.
Les commentaires principaux en la matière sont donnés dans les Enarrationes in Psalmos, commentaires sur les Ps 95 et 149.
« ‘Chantez au Seigneur un cantique nouveau’. Au vieil homme l’ancien cantique, au nouvel homme, un cantique nouveau. L’Ancien Testament est l’ancien cantique ; le Nouveau Testament est le cantique nouveau. L’ancien Testament contient des promesses temporelles et terrestres. Quiconque aime les biens de la terre, chante l’ancien cantique, quiconque veut chanter le cantique nouveau, doit aimer les choses éternelles. Ce nouvel amour est aussi éternel ; il est donc éternellement nouveau, parce qu’il ne vieillit jamais. Car à la bien considérer, c’est là une chose ancienne ; comment peut-elle être en même temps nouvelle ? Mes frères, est-ce que la vie éternelle est née récemment ? C’est le Christ lui-même qui est la vie éternelle et, en tant qu’il est Dieu, il n’est pas né récemment, car au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu ; il était en Dieu au commencement. Toutes choses ont été faites par lui et rien n’a été fait sans lui (Jn 1, 3). Si les choses qu’il a faites sont anciennes, qu’est-il lui-même, lui par qui elle s ont été faites ? Qu’est-il, s’il n’est éternel et co-éternel avec son Père ? Mais nous, qui sommes tombés dans le péché, nous sommes, par le péché tombés dans la vieillesse. C’est en effet notre voix qui dit, en gémissant, dans un autre Psaume : J’ai vieilli au milieu de tous mes ennemis (Ps 6, 8) : L’homme a vieilli par suite du péché, il est renouvelé par la grâce. Tous ceux qui sont renouvelés dans le Christ chantent donc le cantique nouveau et ils commencent ainsi à être dignes de la vie éternelle.
C’est aussi le cantique de la paix, c’est le cantique de l’amour. Quiconque se sépare de la communion des saints ne doit pas chanter le cantique nouveau. En effet, il a suivi l’impulsion de l’animosité du vieil homme et non celle de l’amour nouveau. Qu’y a-t-il dans cet amour nouveau. La paix, lien d’une sainte société, union étroite et spirituelle, édifice composé de pierres vivantes. Où est cet édifice ? Il est, non pas en un seul lieu, mais dans l’univers entier. C’est ce que nous voyons dans un autre Psaume, où il est dit : Chantez au Seigneur un cantique nouveau, que la terre entière adresse des cantiques au Seigneur (Ps 95, 1). Nous comprenons par là que celui qui ne chante pas avec toute la terre, chante l’ancien cantique, quelles que soient les paroles qui sortent de sa bouche. » En. in Ps. 149, 1-2
Le cantique nouveau produit des fruits d’amour et d’unité : « Que nul ne se sépare de l’unité, que nul ne s’en retire par le schisme si vous êtes froment, sachez supporter la paille jusqu’à ce que le vannage ait lieu. » (En. in Ps. 149, 3).
« Le Seigneur, qui aime le cantique nouveau, vous l’apprend en disant : « Que celui qui veut être mon disciple, se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive. »" (ibid. 149, 7)
Cette idée était déjà présente dans le Commentaire du Ps 95, 2 :
« ‘Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; ô terre entière, chantez au Seigneur’ (Ps 95,1) Si toute la terre chante un cantique nouveau, la maison du Seigneur se construit lorsque la terre chante ; car c’est ce chant même qui l’élève, pourvu qu’il ne soit rien chanté de vieux. La cupidité de la chair chante ce qui est vieux, l’amour de Dieu chante ce qui est nouveau. Quoi que vous chantiez sous l’inspiration de la cupidité, vous ne chanterez que ce qui est vieux, et lors même que votre bouche prononcerait les paroles du Cantique nouveau, la louange n’est pas belle dans la bouche du pécheur [Eccl, XV, 9]. Il vaut mieux être l’homme nouveau et garder le silence, que d’être le vieil homme et de chanter ; car si vous êtes l’homme nouveau et que vous vous taisiez, les oreilles des hommes ne vous entendront pas, mais votre cœur n’en chantera pas moins le Cantique nouveau, et ce cantique parviendra jusqu’aux oreilles de Dieu, qui a fait de vous un homme nouveau. Vous aimez et vous gardez le silence ; or, l’amour même est une voix qui monte vers Dieu, et l’amour même est le Cantique nouveau. Ecoutez la preuve que c’est là le Cantique nouveau : « Je vous donne, dit le Seigneur, un commandement nouveau, qui est que vous vous aimiez les uns les autres (Jn XIII, 34) ». Toute la terre chante donc le Cantique nouveau, et c’est là qu’est bâtie la maison de Dieu. Toute la terre est donc la maison de Dieu. Si toute la terre est la maison de Dieu, quiconque n’est pas attaché à la terre tout entière, ne fait partie que d’une ruine et non de la maison de Dieu : il est cette vieille ruine, dont le vieux Temple était l’ombre. C’est là en effet que ce qui était vieux a été jeté bas, pour élever à la place ce qui est nouveau. » (En. In Ps., 95, 2).
Le résultat du cantique nouveau est la « rénovation par l’Amour ». L’édifice grandit par l’annonce avec zèle du Seigneur et de sa gloire :
« Si vous prétendez annoncer votre propre gloire, vous tomberez ; si vous annoncez sa gloire, c’est vous-même que vous placez dans l’édifice, en l’élevant. C’est pourquoi ceux qui prétendent annoncer leur propre gloire refusent de faire partie de cette maison, et c’est pour cela qu’ils ne chantent pas le cantique nouveau avec toute la terre ». (ibid).

Conclusion
« Chantez avec la voix, chantez avec le cœur, chantez avec la bouche, chantez par toute votre vie : Chantez au Seigneur un chant nouveau. Vous cherchez comment chanter celui que vous aimez ? Car, sans aucun doute, tu veux chanter celui que tu aimes. Tu cherches quelles louanges lui chanter ? Vous avez entendu : Chantez au Seigneur un chant nouveau. Vous cherchez où sont ses louanges ? Sa louange est dans l’assemblée des fidèles. La louange de celui que l’on veut chanter, c’est le chanteur lui-même.
Vous voulez dire les louanges de Dieu ? Soyez ce que vous dites. Vous êtes sa louange, si vous vivez selon le bien. » (Commentaire sur le Ps 149 – Livre des Jours, p. 378)

SAINT AUGUSTIN ET LA JÉRUSALEM CÉLESTE.

20 février, 2013

http://www.eleves.ens.fr/aumonerie/numeros_en_ligne/automne99/elise.html

SAINT AUGUSTIN ET LA JÉRUSALEM CÉLESTE.

ÉLISE GILLON

Saint Augustin, né en 354 en Afrique du Nord, dans la Tunisie actuelle, a vécu les derniers moments de l’Empire romain d’Occident : l’évêque d’Hippone (aujourd’hui Annaba en Algérie) est mort en 430 dans une ville assiégée par les envahisseurs Vandales. Ce déclin de la puissance romaine lui a donné l’occasion de réfléchir à la précarité des pouvoirs séculiers comparés à l’éternité du Royaume de Dieu. L’évêque agonisant cerné par les Vandales ariens, qui niaient la divinité du Christ, avait combattu tout au long de sa vie chrétienne pour l’unité et la paix de l’Église, sans rien sacrifier de la rectitude de la foi, la regula fidei. Mais son parcours était avant tout celui d’un converti, à qui l’amour du Dieu-Trinité s’est révélé par le témoignage d’autres chrétiens, dans la tradition apostolique.

PRIONS POUR SAINT AUGUSTIN ET SAINTE MONIQUE !
Dans ses Confessions, le converti Augustin demande à ses lecteurs, quand ils approcheront de l’autel, de prier pour le repos de sa mère Monique, et de ne pas oublier l’auteur de l’ouvrage. Nous serions tentés plutôt, en « bons catholiques », de demander l’intercession de ceux qui furent reconnus par la suite comme saint Augustin et sainte Monique ; sans nier la légitimité de cette attitude, on peut donner à la requête d’Augustin une signification théologique très précise : les membres du corps du Christ, unis par l’Esprit Saint dans l’amour fraternel, ne peuvent se passer de la prière d’aucun frère, d’aucune soeur. Seul Dieu est saint, seul le Christ est le Médiateur parfait ; autrement dit, la solidarité des chrétiens entre eux est si forte que chaque homme, chaque pécheur (n’oublions pas que saint Augustin est le théoricien du péché originel) a besoin de la multitude de ses frères : « Ne gardez d’autre dette que celle de l’amour mutuel », exhorte saint Paul dans sa lettre aux Romains (XIII, 8). C’est ce caractère mutuel qui définit les relations entre chrétiens, maintenant comme dans la vision béatifique où les citoyens de la Cité sainte s’invitent mutuellement à louer et magnifier le Seigneur.
Cette Jérusalem céleste s’oppose, dans la pensée de saint Augustin, à la cité des hommes, aux formes toujours temporaires que revêt la dévastatrice et dérisoire volonté de puissance d’hommes faibles et déchus. Confronté à la prise de Rome, la Ville par excellence, tombée en 410 aux mains des barbares, l’intellectuel chrétien prend conscience que l’Empire confondu par beaucoup, depuis sa christianisation, avec le royaume de Dieu en train d’advenir, ne représente qu’une forme transitoire de gouvernement. L’absolu déserte l’état. L’effondrement de la civilisation romaine, de sa civilisation, enseigne à Augustin la primauté du Règne du Christ. Il en tirera l’opposition qui structure la Cité de Dieu, son oeuvre la plus connue avec les Confessions : « Deux amours ont bâti deux cités [...] ; l’amour de soi jusqu’à la haine de Dieu, la cité des hommes [...] ; l’amour de Dieu jusqu’à la haine de soi, la cité de Dieu. » La présentation antithétique et hyperbolique de l’ancien rhéteur, qui écrivait alors pour un public païen sensible aux séductions du langage, ne doit pas nous faire oublier l’essentiel, l’amour de Dieu à l’oeuvre dans Sa Providence depuis la création du monde, amour de Dieu révélé dans l’histoire et les écritures de Son peuple Israël, jusqu’à l’Événement suprême, la grâce de l’Incarnation, la mort et la Résurrection du Fils de Dieu, et l’annonce de la Bonne Nouvelle à l’humanité entière. La Civitas Dei, offerte à tout homme qui accepte humblement cette grâce pour devenir concitoyen du Christ, est ainsi déjà présente dans l’histoire humaine, de manière cachée ; elle sera révélée à la consommation des siècles, où nous aurons sans doute quelques surprises… En effet elle ne se confond pas avec l’Église visible, pas plus qu’elle ne se superposait à l’ordre romain : saint Augustin considère que l’Église, en lançant le filet de l’Évangile, ramène nécessairement toutes sortes de poissons au fond du bateau, et que le tri entre les bons et les mauvais n’incombe qu’à Dieu, au jugement dernier. L’Église temporelle ne peut ni ne doit être une église de purs : il faut laisser croître les semences sur son sol maternel, la laisser former ses enfants avec patience et miséricorde, jusqu’au jour de la moisson céleste où le blé sera entassé dans les greniers, enfin séparé de l’ivraie. Sur ce point, saint Augustin s’est farouchement opposé aux schismatiques donatistes pour défendre l’unité de l’Église.

AUGUSTIN, CHAMPION DE L’UNITÉ DE L’ÉGLISE.
Contre les donatistes qui défendaient une Église « intègre », d’où étaient exclus les faibles et les pécheurs, où l’excellence morale des ministres garantissait la validité des sacrements, saint Augustin interprète les paroles du Christ en faveur d’une église « mélangée », où « les scandales sont inévitables » (Luc XVII, 1, Matthieu XVIII, 7), bien que douloureux. La faute fondamentale des donatistes, dans leur recherche de pureté ecclésiale, est de s’être séparés de la Grande Église : saint Augustin leur reproche ce schisme comme une monstruosité, car si l’Église est le corps du Christ, si le « Christ total », totus Christus, est formé de la Tête et du corps, diviser l’Église, c’est diviser le Christ ! De fait, c’est une autre conception de l’intégrité que prêche saint Augustin : l’unité dans la foi, l’espérance et la charité.
La recherche constante de la vérité a conduit saint Augustin à combattre toutes les hérésies de son temps; en particulier, la fidélité à l’Amour l’a porté à « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », à reconnaître et confesser la toute-puissance de la grâce de Dieu en s’opposant au pélagianisme naissant. Augustin y a gagné son titre de « docteur de la grâce », associé à la réputation de théologien pessimiste et sévère. Certes, son affirmation de la corruption radicale de l’humanité depuis le péché originel, qui affecte même les nouveaux-nés, peut sembler désespérante : l’homme est impuissant à faire son salut, trop débile pour accomplir le bien par lui-même, contrairement à ce qu’affirme le moine Pélage. Mais saint Augustin affirme simultanément la toute-puissance de la grâce de Dieu dans le Christ Jésus et Sa miséricorde infinie : cette espérance fondamentale lui arrache le cri de reconnaissance des Confessions ; non, Dieu n’abandonne pas l’homme pécheur à sa perte inévitable, il le guide, le conduit, le nourrit de Sa Vérité même, le Christ incarné, mort et ressuscité pour nous. L’obstination, les excès parfois, qui marquent la polémique anti-pélagienne ne pourraient se comprendre sans se référer à l’expérience personnelle de saint Augustin, au chemin de conversion où il a puisé la certitude de la déchéance humaine et de la toute-puissante sollicitude divine ; autant qu’il a pu, le philosophe Augustin s’est dressé en faveur de la liberté humaine, mais comme il le déclare lui-même, « à la fin, la grâce a vaincu ».

UNE FOULE IMMENSE DE TÉMOINS.
Les Confessions nous retracent le chemin qui conduit un jeune homme ambitieux et noceur, un sectateur de l’hérésie manichéenne, un professeur qui poursuivait une belle carrière de rhétorique à Milan, résidence impériale, jusqu’au baptême et à l’épiscopat : la parabole de l’enfant prodigue structure le parcours d’Augustin, qui se reconnaît pauvre et affamé au milieu des honneurs et des plaisirs, et revient vers son Père en abandonnant tout. La rencontre du Christ s’est faite toutefois à travers la rencontre de témoins directs ou indirects de l’amour de Dieu. C’est d’abord sa mère, Monique, vénérée depuis comme sainte, dont les larmes ont intercédé puissamment auprès de Dieu pour la conversion du fils dépravé ; saint Augustin a « sucé le nom du Christ avec son lait », selon sa propre expression, et n’a pu se satisfaire d’aucune des doctrines qu’on lui proposait comme vérités, si la personne du Christ n’y était associée. Saint Ambroise, évêque de Milan, amena le premier l’auditeur manichéen à écouter et respecter la « vérité catholique », dont saint Augustin n’avait rencontré auparavant que des défenseurs intellectuellement peu brillants, facilement désarmés par la subtilité de son argumentation ; Ambroise, ancien avocat, le séduit par la cohérence et l’harmonie de ses discours (Augustin allait à ses homélies comme on va au théâtre), par l’élaboration philosophique de sa foi, puisée au cercle néo-platonicien de Milan, par la beauté des liturgies cathédrales, rehaussées par le chant des psaumes et des hymnes. Le témoignage de saint Ambroise est aussi capital dans la rencontre de saint Augustin avec l’Écriture sainte : l’obscurité et la grossièreté des textes sacrés les rendaient opaques à l’orgueilleux philosophe ; Ambroise lui permet d’y entrer par la porte étroite de l’humilité, en lui révélant la profondeur symbolique des Écritures.
D’autres témoignages ont mené saint Augustin à la conversion, témoignages reçus par la parole ou l’écriture. La « scène du jardin » de Milan, où se concentre l’expérience décisive du renoncement au péché et de la vocation à suivre le Christ, est préparée par le récit d’un ami qui revient de Trèves avec des nouvelles extraordinaires : il a assisté à la conversion radicale d’une de ses connaissances, tombée par hasard sur le passage de la Vie de saint Antoine où saint Athanase relate la conversion du jeune homme ; le père des moines du désert avait abandonné tous ses biens en entendant la parole du Christ à l’homme riche, « Va, vends tout ce que tu as, et suis-moi. » : ainsi agira le camarade de Trèves, ainsi agira le futur saint Augustin quelques minutes après ce récit, en lisant une exhortation de saint Paul à quitter le péché. L’apôtre Paul est de fait le grand modèle de saint Augustin dans la vie chrétienne, le saint auquel le pécheur Augustin se réfère le plus volontiers : « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. » (Romains VII, 19). L’exemple du persécuteur de l’Église qui fut apôtre par la grâce du Christ soutiendra Augustin sa vie durant.
Sainte Monique, saint Ambroise, saint Antoine, saint Athanase, l’humble converti de Trèves, saint Paul, et tant d’autres après la conversion, saint Paulin de Noles, saint Jérôme avec qui les relations furent souvent tendues… Cette litanie nous montre saint Augustin soutenu par le témoignage de ses frères, par la communion des chrétiens sur son chemin de foi. Le docteur de la grâce, le chercheur de vérité, l’amant de la Parole de Dieu, le prédicateur infatigable, l’évêque plein de sollicitude envers les frères qui lui étaient confiés est solidaire de tous les membres du Christ dans son pèlerinage vers la Jérusalem céleste. « Ama et fac quod vis , aime et fais ce que tu veux »! : c’est la parole qu’on se plaît souvent à retenir du grand saint ; recevoir l’amour de Dieu du Frère par excellence, le Christ, et de tous Ses frères adoptifs, y répondre en suivant le Christ au service du peuple chrétien, telle est la voie de la sainteté selon saint Augustin.

É.G.

Article paru dans Sénevé

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