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BENOÎT XVI – BARTHÉLEMY – 24 AOÛT

24 août, 2015

https://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/audiences/2006/documents/hf_ben-xvi_aud_20061004.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 4 octobre 2006

BARTHÉLEMY – 24 AOÛT

Chers frères et soeurs,

Dans la série des Apôtres appelés par Jésus au cours de sa vie terrestre, c’est aujourd’hui l’Apôtre Barthélemy qui retient notre attention. Dans les antiques listes des Douze, il est toujours placé avant Matthieu, alors que le nom de celui qui le précède varie et peut être Philippe (cf. Mt 10, 3; Mc 3, 18; Lc 6, 14) ou bien Thomas (cf. Ac 1, 13). Son nom est clairement un patronyme, car il est formulé avec une référence explicite au nom de son père. En effet, il s’agit probablement d’un nom d’origine araméenne, bar Talmay, qui signifie précisément « fils de Talmay ».

Nous ne possédons pas d’informations importantes sur Barthélemy; en effet, son nom revient toujours et seulement au sein des listes des Douze susmentionnées et ne se trouve donc au centre d’aucun récit. Cependant, il est traditionnellement identifié avec Nathanaël: un nom qui signifie « Dieu a donné ». Ce Nathanaël provenait de Cana (cf. Jn 21, 2) et il est donc possible qu’il ait été témoin du grand « signe » accompli par Jésus en ce lieu (cf. Jn 2, 1-11). L’identification des deux personnages est probablement motivée par le fait que ce Nathanaël, dans la scène de vocation rapportée par l’Evangile de Jean, est placé à côté de Philippe, c’est-à-dire à la place qu’occupe Barthélemy dans les listes des Apôtres rapportées par les autres Evangiles. Philippe avait dit à ce Nathanaël qu’il avait trouvé « Celui dont parle la loi de Moïse et les Prophètes [...] c’est Jésus fils de Joseph, de Nazareth » (Jn 1, 45). Comme nous le savons, Nathanaël lui opposa un préjugé plutôt grave: « De Nazareth! Peut-il sortir de là quelque chose de bon? » (Jn 1, 46a). Cette sorte de contestation est, à sa façon, importante pour nous. En effet, elle nous fait voir que, selon les attentes des juifs, le Messie ne pouvait pas provenir d’un village aussi obscur, comme l’était précisément Nazareth (voir également Jn 7, 42). Cependant, dans le même temps, elle met en évidence la liberté de Dieu, qui surprend nos attentes en se faisant trouver précisément là où nous ne l’attendrions pas. D’autre part, nous savons qu’en réalité, Jésus n’était pas exclusivement « de Nazareth », mais qu’il était né à Bethléem (cf. Mt 2, 1; Lc 2, 4), et qu’en définitive, il venait du ciel, du Père qui est aux cieux.

L’épisode de Nathanaël nous inspire une autre réflexion: dans notre relation avec Jésus, nous ne devons pas seulement nous contenter de paroles. Philippe, dans sa réponse, adresse une invitation significative à Nathanaël: « Viens et tu verras! » (Jn 1, 46b). Notre connaissance de Jésus a surtout besoin d’une expérience vivante: le témoignage d’autrui est bien sûr important, car généralement, toute notre vie chrétienne commence par une annonce qui parvient jusqu’à nous à travers un ou plusieurs témoins. Mais nous devons ensuite personnellement participer à une relation intime et profonde avec Jésus; de manière analogue, les Samaritains, après avoir entendu le témoignage de leur concitoyenne que Jésus avait rencontrée près du puits de Jacob, voulurent parler directement avec Lui et, après cet entretien, dirent à la femme: « Ce n’est plus à cause de ce que tu nous as dit que nous croyons maintenant; nous l’avons entendu par nous-mêmes, et nous savons que c’est vraiment lui le Sauveur du monde! » (Jn 4, 42).

En revenant à la scène de vocation, l’évangéliste nous rapporte que, lorsque Jésus voit Nathanaël s’approcher, il s’exclame: « Voici un véritable fils d’Israël, un homme qui ne sait pas mentir » (Jn 1, 47). Il s’agit d’un éloge qui rappelle le texte d’un Psaume: « Heureux l’homme… dont l’esprit est sans fraude » (Ps 32, 2), mais qui suscite la curiosité de Nathanaël, qui réplique avec étonnement: « Comment me connais-tu? » (Jn 1, 48a). La réponse de Jésus n’est pas immédiatement compréhensible. Il dit: « Avant que Philippe te parle, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu » (Jn 1, 48b). Nous ne savons pas ce qu’il s’est passé sous ce figuier. Il est évident qu’il s’agit d’un moment décisif dans la vie de Nathanaël. Il se sent touché au plus profond du coeur par ces paroles de Jésus, il se sent compris et comprend: cet homme sait tout sur moi, Il sait et connaît le chemin de la vie, je peux réellement m’abandonner à cet homme. Et ainsi, il répond par une confession de foi claire et belle, en disant: « Rabbi, c’est toi le Fils de Dieu! C’est toi le roi d’Israël! » (Jn 1, 49). Dans cette confession apparaît un premier pas important dans l’itinéraire d’adhésion à Jésus. Les paroles de Nathanaël mettent en lumière un double aspect complémentaire de l’identité de Jésus: Il est reconnu aussi bien dans sa relation spéciale avec Dieu le Père, dont il est le Fils unique, que dans celle avec le peuple d’Israël, dont il est déclaré le roi, une qualification propre au Messie attendu. Nous ne devons jamais perdre de vue ni l’une ni l’autre de ces deux composantes, car si nous ne proclamons que la dimension céleste de Jésus, nous risquons d’en faire un être éthéré et évanescent, et si au contraire nous ne reconnaissons que sa situation concrète dans l’histoire, nous finissons par négliger la dimension divine qui le qualifie précisément.
Nous ne possédons pas d’informations précises sur l’activité apostolique successive de Barthélemy-Nathanaël. Selon une information rapportée par l’historien Eusèbe au IV siècle, un certain Pantenus aurait trouvé jusqu’en Inde les signes d’une présence de Barthélemy (cf. Hist. eccl. V, 10, 3). Dans la tradition postérieure, à partir du Moyen Age, s’imposa le récit de sa mort par écorchement, qui devint ensuite très populaire. Il suffit de penser à la très célèbre scène du Jugement dernier dans la Chapelle Sixtine, dans laquelle Michel-Ange peignit saint Barthélemy qui tient sa propre peau dans la main gauche, sur laquelle l’artiste laissa son autoportrait. Ses reliques sont vénérées ici à Rome, dans l’église qui lui est consacrée sur l’Ile Tibérine, où elles furent apportées par l’empereur allemand Otton III en l’an 983. En conclusion, nous pouvons dire que la figure de saint Barthélemy, malgré le manque d’information le concernant, demeure cependant face à nous pour nous dire que l’on peut également vivre l’adhésion à Jésus et en témoigner sans accomplir d’oeuvres sensationnelles. C’est Jésus qui est et reste extraordinaire, Lui à qui chacun de nous est appelé à consacrer sa propre vie et sa propre mort.

BENOÎT XVI: ANDRÉ, LE PROTOCLET – 30 NOVEMBRE

30 novembre, 2014

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2006/documents/hf_ben-xvi_aud_20060614_fr.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 14 juin 2006

ANDRÉ, LE PROTOCLET – 30 NOVEMBRE 

Chers frères et soeurs,

Dans les deux dernières catéchèses, nous avons parlé de la figure de saint Pierre. A présent, nous voulons, dans la mesure où les sources nous le permettent, connaître d’un peu plus près également les onze autres Apôtres. C’est pourquoi nous parlons aujourd’hui du frère de Simon Pierre, saint André, qui était lui aussi l’un des Douze. La première caractéristique qui frappe chez André est son nom: il n’est pas juif, comme on pouvait s’y attendre, mais grec, signe non négligeable d’une certaine ouverture culturelle de sa famille. Nous sommes en Galilée, où la langue et la culture grecques sont assez présentes. Dans les listes des Douze, André occupe la deuxième place, comme dans Matthieu (10, 1-4) et dans Luc (6, 13-16), ou bien la quatrième place comme dans Marc (3, 13-18) et dans les Actes (1, 13-14). Quoi qu’il en soit, il jouissait certainement d’un grand prestige au sein des premières communautés chrétiennes.
Le lien de sang entre Pierre et André, ainsi que l’appel commun qui leur est adressé par Jésus, apparaissent explicitement dans les Evangiles. On y lit: « Comme il [Jésus] marchait au bord du lac de Galilée, il vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et son frère André, qui jetaient leurs filets dans le lac: c’était des pêcheurs. Jésus leur dit: « Venez derrière moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes »" (Mt 4, 18-19; Mc 1, 16-17). Dans le quatrième Evangile, nous trouvons un autre détail important: dans un premier temps, André était le disciple de Jean Baptiste; et cela nous montre que c’était un homme qui cherchait, qui partageait l’espérance d’Israël, qui voulait connaître de plus près la parole du Seigneur, la réalité du Seigneur présent. C’était vraiment un homme de foi et d’espérance; et il entendit Jean Baptiste un jour proclamer que Jésus était l’ »agneau de Dieu » (Jn 1, 36); il se mit alors en marche et, avec un autre disciple qui n’est pas nommé, il suivit Jésus, Celui qui était appelé par Jean « Agneau de Dieu ». L’évangéliste rapporte: ils « virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui ce jour-là » (Jn 1, 37-39). André put donc profiter de précieux moments d’intimité avec Jésus. Le récit se poursuit par une annotation significative: « André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux disciples qui avaient entendu Jean Baptiste et qui avaient suivi Jésus. Il trouve d’abord son frère Simon et lui dit: « Nous avons trouvé le Messie (autrement dit: le Christ) ». André amena son frère à Jésus » (Jn 1, 40-43), démontrant immédiatement un esprit apostolique peu commun. André fut donc le premier des Apôtres à être appelé à suivre Jésus. C’est précisément sur cette base que la liturgie de l’Eglise byzantine l’honore par l’appellation de Protóklitos, qui signifie précisément « premier appelé ». Et il est certain que c’est également en raison du rapport fraternel entre Pierre et André que l’Eglise de Rome et l’Eglise de Constantinople se sentent de manière particulière des Eglises-soeurs. Pour souligner cette relation, mon Prédécesseur, le Pape Paul VI, restitua en 1964 les nobles reliques de saint André, conservées jusqu’alors dans la Basilique vaticane, à l’Evêque métropolite orthodoxe de la ville de Patras en Grèce, où selon la tradition, l’Apôtre fut crucifié.
Les traditions évangéliques rappellent particulièrement le nom d’André en trois autres occasions, qui nous font connaître un peu plus cet homme. La première est celle de la multiplication des pains en Galilée. En cette circonstance, ce fut André qui signala à Jésus la présence d’un enfant avec cinq pains d’orge et deux poissons, « bien peu de chose » – remarqua-t-il – pour toutes les personnes réunies en ce lieu (cf. Jn 6, 8-9). Le réalisme d’André en cette occasion mérite d’être souligné: il remarqua l’enfant – il avait donc déjà posé la question: « Mais qu’est-ce que cela pour tant de monde! » (ibid.) -, et il se rendit compte de l’insuffisance de ses maigres réserves. Jésus sut toutefois les faire suffire pour la multitude de personnes venues l’écouter. La deuxième occasion fut à Jérusalem. En sortant de la ville, un disciple fit remarquer à Jésus le spectacle des murs puissants qui soutenaient le Temple. La réponse du Maître fut surprenante: il lui dit que de ces murs, il ne serait pas resté pierre sur pierre. André l’interrogea alors, avec Pierre, Jacques et Jean: « Dis-nous quand cela arrivera, dis-nous quel sera le signe que tout cela va finir » (Mc 13, 1-4). Pour répondre à cette question, Jésus prononça un discours important sur la destruction de Jérusalem et sur la fin du monde, en invitant ses disciples à lire avec attention les signes des temps et à rester toujours vigilants. Nous pouvons déduire de l’épisode que nous ne devons pas craindre de poser des questions à Jésus, mais que dans le même temps, nous devons être prêts à accueillir les enseignements, même surprenants et difficiles, qu’Il nous offre.
Dans les Evangiles, enfin, une troisième initiative d’André est rapportée. Le cadre est encore Jérusalem, peu avant la Passion. Pour la fête de Pâques – raconte Jean – quelques Grecs étaient eux aussi venus dans la ville sainte, probablement des prosélytes ou des hommes craignant Dieu, venus pour adorer le Dieu d’Israël en la fête de la Pâque. André et Philippe, les deux Apôtres aux noms grecs, servent d’interprètes et de médiateurs à ce petit groupe de Grecs auprès de Jésus. La réponse du Seigneur à leur question apparaît – comme souvent dans l’Evangile de Jean – énigmatique, mais précisément ainsi, elle se révèle riche de signification. Jésus dit aux deux disciples et, par leur intermédiaire, au monde grec: « L’heure est venue pour le Fils de l’homme d’être glorifié. Amen, amen, je vous le dis: si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit » (Jn 12, 23-24). Que signifient ces paroles dans ce contexte? Jésus veut dire: Oui, ma rencontre avec les Grecs aura lieu, mais pas comme un simple et bref entretien entre moi et quelques personnes, poussées avant tout par la curiosité. Avec ma mort, comparable à la chute en terre d’un grain de blé, viendra l’heure de ma glorification. De ma mort sur la croix proviendra la grande fécondité: le « grain de blé mort » – symbole de ma crucifixion – deviendra dans la résurrection pain de vie pour le monde; elle sera lumière pour les peuples et les cultures. Oui, la rencontre avec l’âme grecque, avec le monde grec, se réalisera à ce niveau auquel fait allusion l’épisode du grain de blé qui attire à lui les forces de la terre et du ciel et qui devient pain. En d’autres termes, Jésus prophétise l’Eglise des Grecs, l’Eglise des païens, l’Eglise du monde comme fruit de sa Pâque.
Des traditions très antiques voient André, qui a transmis aux Grecs cette parole, non seulement comme l’interprète de plusieurs Grecs lors de la rencontre avec Jésus que nous venons de rappeler, mais elles le considèrent comme l’apôtre des Grecs dans les années qui suivirent la Pentecôte; elles nous font savoir qu’au cours du reste de sa vie il fut l’annonciateur et l’interprète de Jésus dans le monde grec. Pierre, son frère, de Jérusalem en passant par Antioche, parvint à Rome pour y exercer sa mission universelle; André fut en revanche l’Apôtre du monde grec: ils apparaissent ainsi de véritables frères dans la vie comme dans la mort – une fraternité qui s’exprime symboliquement dans la relation spéciale des Sièges de Rome et de Constantinople, des Eglises véritablement soeurs.
Une tradition successive, comme nous l’avons mentionné, raconte la mort d’André à Patras, où il subit lui aussi le supplice de la crucifixion. Cependant, au moment suprême, de manière semblable à son frère Pierre, il demanda à être placé sur une croix différente de celle de Jésus. Dans son cas, il s’agit d’une croix décussée, c’est-à-dire dont le croisement transversal est incliné, qui fut donc appelée « croix de saint André ». Voilà ce que l’Apôtre aurait dit à cette occasion, selon un antique récit (début du VI siècle) intitulé Passion d’André: « Je te salue, ô Croix, inaugurée au moyen du Corps du Christ et qui as été ornée de ses membres, comme par des perles précieuses. Avant que le Seigneur ne monte sur toi, tu inspirais une crainte terrestre. A présent, en revanche, dotée d’un amour céleste, tu es reçue comme un don. Les croyants savent, à ton égard, combien de joie tu possèdes, combien de présents tu prépares. Avec assurance et rempli de joie, je viens donc à toi, pour que toi aussi, tu me reçoives exultant comme le disciple de celui qui fut suspendu à toi… O croix bienheureuse, qui reçus la majesté et la beauté des membres du Seigneur!… Prends-moi et porte-moi loin des hommes et rends-moi à mon Maître, afin que par ton intermédiaire me reçoive celui qui, par toi, m’a racheté. Je te salue, ô Croix; oui, en vérité, je te salue! ». Comme on le voit, il y a là une très profonde spiritualité chrétienne, qui voit dans la croix non pas tant un instrument de torture, mais plutôt le moyen incomparable d’une pleine assimilation au Rédempteur, au grain de blé tombé en terre. Nous devons en tirer une leçon très importante: nos croix acquièrent de la valeur si elles sont considérées et accueillies comme une partie de la croix du Christ, si elles sont touchées par l’éclat de sa lumière. Ce n’est que par cette Croix que nos souffrances sont aussi ennoblies et acquièrent leur sens véritable.
Que l’Apôtre André nous enseigne donc à suivre Jésus avec promptitude (cf. Mt 4, 20; Mc 1, 18), à parler avec enthousiasme de Lui à ceux que nous rencontrons, et surtout à cultiver avec Lui une relation véritablement familière, bien conscients que ce n’est qu’en Lui que nous pouvons trouver le sens ultime de notre vie et de notre mort.

BENOÎT XVI : SIMON LE CANANÉEN ET JUDE THADDÉe – 28 OCTOBRE

28 octobre, 2014

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2006/documents/hf_ben-xvi_aud_20061011_fr.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 11 octobre 2006

SIMON LE CANANÉEN ET JUDE THADDÉe – 28 OCTOBRE

Chers frères et soeurs,

Nous prenons aujourd’hui en considération deux des douze Apôtres: Simon le Cananéen et Jude Thaddée (qu’il ne faut pas confondre avec Judas Iscariote). Nous les considérons ensemble, non seulement parce que dans les listes des Douze, ils sont toujours rappelés l’un à côté de l’autre (cf. Mt 10, 4; Mc 3, 18; Lc 6, 15; Ac 1, 13), mais également parce que les informations qui les concernent ne sont pas nombreuses, en dehors du fait que le Canon néo-testamentaire conserve une lettre attribuée à Jude Thaddée.
Simon reçoit un épithète qui varie dans les quatre listes: alors que Matthieu et Marc le qualifient de « cananéen », Luc le définit en revanche comme un « zélote ». En réalité, les deux dénominations s’équivalent, car elles signifient la même chose: dans la langue juive, en effet, le verbe qana’ signifie: « être jaloux, passionné » et peut être utilisé aussi bien à propos de Dieu, en tant que jaloux du peuple qu’il a choisi (cf. Ex 20, 5), qu’à propos des hommes qui brûlent de zèle en servant le Dieu unique avec un dévouement total, comme Elie (cf. 1 R 19, 10). Il est donc possible que ce Simon, s’il n’appartenait pas précisément au mouvement nationaliste des Zélotes, fût au moins caractérisé par un zèle ardent pour l’identité juive, donc pour Dieu, pour son peuple et pour la Loi divine. S’il en est ainsi, Simon se situe aux antipodes de Matthieu qui, au contraire, en tant que publicain, provenait d’une activité considérée comme totalement impure. C’est le signe évident que Jésus appelle ses disciples et ses collaborateurs des horizons sociaux et religieux les plus divers, sans aucun préjugé. Ce sont les personnes qui l’intéressent, pas les catégories sociales ou les étiquettes! Et il est beau de voir que dans le groupe de ses fidèles, tous, bien que différents, coexistaient ensemble, surmontant les difficultés imaginables: en effet, Jésus lui-même était le motif de cohésion, dans lequel tous se retrouvaient unis. Cela constitue clairement une leçon pour nous, souvent enclins à souligner les différences, voire les oppositions, oubliant qu’en Jésus Christ, nous a été donnée la force pour concilier nos différences. Rappelons-nous également que le groupe des Douze est la préfiguration de l’Eglise, dans laquelle doivent trouver place tous les charismes, les peuples, les races, toutes les qualités humaines, qui trouvent leur composition et leur unité dans la communion avec Jésus.
En ce qui concerne ensuite Jude Thaddée, il est ainsi appelé par la tradition qui réunit deux noms différents: en effet, alors que Matthieu et Marc l’appellent simplement « Thaddée » (Mt 10, 3; Mc 3, 18), Luc l’appelle « Jude fils de Jacques » (Lc 6, 16; Ac 1, 13). Le surnom de Thaddée est d’une origine incertaine et il est expliqué soit comme provenant de l’araméen taddà, qui veut dire « poitrine » et qui signifierait donc « magnanime », soit comme l’abréviation d’un nom grec comme « Théodore, Théodote ». On ne connaît que peu de choses de lui. Seul Jean signale une question qu’il posa à Jésus au cours de la Dernière Cène. Thaddée dit au Seigneur: « Seigneur, pour quelle raison vas-tu te manifester à nous, et non pas au monde? ». C’est une question de grande actualité, que nous posons nous aussi au Seigneur: pourquoi le Ressuscité ne s’est-il pas manifesté dans toute sa gloire à ses adversaires pour montrer que le vainqueur est Dieu? Pourquoi s’est-il manifesté seulement à ses Disciples? La réponse de Jésus est mystérieuse et profonde. Le Seigneur dit: « Si quelqu’un m’aime, il restera fidèle à ma parole; mon Père l’aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui » (Jn 14, 22-23). Cela signifie que le Ressuscité doit être vu et perçu également avec le coeur, de manière à ce que Dieu puisse demeurer en nous. Le Seigneur n’apparaît pas comme une chose. Il veut entrer dans notre vie et sa manifestation est donc une manifestation qui implique et présuppose un coeur ouvert. Ce n’est qu’ainsi que nous voyons le Ressuscité.
A Jude Thaddée a été attribuée la paternité de l’une des Lettres du Nouveau Testament, qui sont appelées « catholiques » car adressées non pas à une Eglise locale déterminée, mais à un cercle très vaste de destinataires. Celle-ci est en effet adressée « aux appelés, bien-aimés de Dieu le Père et réservés pour Jésus Christ » (v. 1). La préoccupation centrale de cet écrit est de mettre en garde les chrétiens contre tous ceux qui prennent le prétexte de la grâce de Dieu pour excuser leur débauche et pour égarer leurs autres frères avec des enseignements inacceptables, en introduisant des divisions au sein de l’Eglise « dans leurs chimères » (v. 8), c’est ainsi que Jude définit leurs doctrines et leurs idées particulières. Il les compare même aux anges déchus et, utilisant des termes forts, dit qu’ »ils sont partis sur le chemin de Caïn » (v. 11). En outre, il les taxe sans hésitation de « nuages sans eau emportés par le vent; arbres de fin d’automne sans fruits, deux fois morts, déracinés; flots sauvages de la mer, crachant l’écume de leur propre honte; astres errants, pour lesquels est réservée à jamais l’obscurité des ténèbres » (vv. 12-13).
Aujourd’hui, nous ne sommes peut-être plus habitués à utiliser un langage aussi polémique qui, toutefois, nous dit quelque chose d’important. Au milieu de toutes les tentations qui existent, avec tous les courants de la vie moderne, nous devons conserver l’identité de notre foi. Certes, la voie de l’indulgence et du dialogue, que le Concile Vatican II a entreprise avec succès, doit assurément être poursuivie avec une ferme constance. Mais cette voie du dialogue, si nécessaire, ne doit pas faire oublier le devoir de repenser et de souligner toujours avec tout autant de force les lignes maîtresses et incontournables de notre identité chrétienne. D’autre part, il faut bien garder à l’esprit que notre identité demande la force, la clarté et le courage face aux contradictions du monde dans lequel nous vivons. C’est pourquoi le texte de la lettre se poursuit ainsi: « Mais vous, mes bien-aimés, – il s’adresse à nous tous – que votre foi très sainte soit le fondement de la construction que vous êtes vous-mêmes. Priez dans l’Esprit Saint, maintenez-vous dans l’amour de Dieu, attendant la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ en vue de la vie éternelle. Ceux qui sont hésitants, prenez-les en pitié… » (vv. 20-22). La Lettre se conclut sur ces très belles paroles: « Gloire à Dieu, qui a le pouvoir de vous préserver de la chute et de vous rendre irréprochables et pleins d’allégresse, pour comparaître devant sa gloire: au Dieu unique, notre Sauveur, par notre Seigneur Jésus Christ, gloire, majesté, force et puissance, avant tous les siècles, maintenant et pour tous les siècles. Amen » (vv. 24-25).
On voit bien que l’auteur de ces lignes vit en plénitude sa propre foi, à laquelle appartiennent de grandes réalités telles que l’intégrité morale et la joie, la confiance et, enfin, la louange; le tout n’étant motivé que par la bonté de notre unique Dieu et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ. C’est pourquoi Simon le Cananéen, ainsi que Jude Thaddée, doivent nous aider à redécouvrir toujours à nouveau et à vivre inlassablement la beauté de la foi chrétienne, en sachant en donner un témoignage à la fois fort et serein.

BENOÎT XVI : SAINT MATTIEW – 21 SEPTEMBRE

22 septembre, 2014

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2006/documents/hf_ben-xvi_aud_20060830_fr.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 30 août 2006

SAINT MATTIEW – 21 SEPTEMBRE

Chers frères et soeurs,

En poursuivant la série de portraits des douze Apôtres, que nous avons commencée il y a quelques semaines, nous nous arrêtons aujourd’hui sur Matthieu. En vérité, décrire entièrement sa figure est presque impossible, car les informations qui le concernent sont peu nombreuses et fragmentaires. Cependant, ce que nous pouvons faire n’est pas tant de retracer sa biographie, mais plutôt d’en établir le profil que l’Evangile nous transmet.

Pour commencer, il est toujours présent dans les listes des Douze choisis par Jésus (cf. Mt 10, 3; Mc 3, 18; Lc 6, 15; Ac 1, 13). Son nom juif signifie « don de Dieu ». Le premier Evangile canonique, qui porte son nom, nous le présente dans la liste des Douze avec une qualification bien précise: « le publicain » (Mt 10, 3). De cette façon, il est identifié avec l’homme assis à son bureau de publicain, que Jésus appelle à sa suite: « Jésus, sortant de Capharnaüm, vit un homme, du nom de Matthieu, assis à son bureau de publicain. Il lui dit: « Suis-moi ». L’homme se leva et le suivit » (Mt 9, 9). Marc (cf. 2, 13-17) et Luc (cf. 5, 27-30) racontent eux aussi l’appel de l’homme assis à son bureau de publicain, mais ils l’appellent « Levi ». Pour imaginer la scène décrite dans Mt 9, 9, il suffit de se rappeler le magnifique tableau du Caravage, conservé ici, à Rome, dans l’église Saint-Louis-des-Français. Dans les Evangiles, un détail biographique supplémentaire apparaît: dans le passage qui précède immédiatement le récit de l’appel, nous est rapporté un miracle accompli par Jésus à Capharnaüm (cf. Mt 9, 1-8; Mc 2, 1-12) et l’on mentionne la proximité de la mer de Galilée, c’est-à-dire du Lac de Tibériade (cf. Mc 2, 13-14). On peut déduire de cela que Matthieu exerçait la fonction de percepteur à Capharnaüm, ville située précisément « au bord du lac » (Mt 4, 13), où Jésus était un hôte permanent dans la maison de Pierre.

Sur la base de ces simples constatations, qui apparaissent dans l’Evangile, nous pouvons effectuer deux réflexions. La première est que Jésus accueille dans le groupe de ses proches un homme qui, selon les conceptions en vigueur à l’époque en Israël, était considéré comme un pécheur public. En effet, Matthieu manipulait non seulement de l’argent considéré impur en raison de sa provenance de personnes étrangères au peuple de Dieu, mais il collaborait également avec une autorité étrangère odieusement avide, dont les impôts pouvaient également être déterminés de manière arbitraire. C’est pour ces motifs que, plus d’une fois, les Evangiles parlent à la fois de « publicains et pécheurs » (Mt 9, 10; Lc 15, 1), de « publicains et de prostituées » (Mt 21, 31). En outre, ils voient chez les publicains un exemple de mesquinerie (cf. Mt 5, 46: ils aiment seulement ceux qui les aiment) et ils mentionnent l’un d’eux, Zachée, comme le « chef des collecteurs d’impôts et [...] quelqu’un de riche » (Lc 19, 2), alors que l’opinion populaire les associait aux « voleurs, injustes, adultères » (Lc 18, 11). Sur la base de ces éléments, un premier fait saute aux yeux: Jésus n’exclut personne de son amitié. Au contraire, alors qu’il se trouve à table dans la maison de Matthieu-Levi, en réponse à ceux qui trouvaient scandaleux le fait qu’il fréquentât des compagnies peu recommandables, il prononce cette déclaration importante: « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17).

La bonne annonce de l’Evangile consiste précisément en cela: dans l’offrande de la grâce de Dieu au pécheur! Ailleurs, dans la célèbre parabole du pharisien et du publicain montés au Temple pour prier, Jésus indique même un publicain anonyme comme exemple appréciable d’humble confiance dans la miséricorde divine: alors que le pharisien se vante de sa propre perfection morale, « le publicain… n’osait même pas lever les yeux vers le ciel, mais il se frappait la poitrine en disant: « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis! »". Et Jésus commente: « Quand ce dernier rentra chez lui, c’est lui, je vous le déclare, qui était devenu juste. Qui s’élève sera abaissé; qui s’abaisse sera élevé » (Lc 18, 13-14). Dans la figure de Matthieu, les Evangiles nous proposent donc un véritable paradoxe: celui qui est apparemment le plus éloigné de la sainteté peut même devenir un modèle d’accueil de la miséricorde de Dieu et en laisser entrevoir les merveilleux effets dans sa propre existence. A ce propos, saint Jean Chrysostome formule une remarque significative: il observe que c’est seulement dans le récit de certains appels qu’est mentionné le travail que les appelés effectuaient. Pierre, André, Jacques et Jean sont appelés alors qu’ils pêchent, Matthieu précisément alors qu’il lève l’impôt. Il s’agit de fonctions peu importantes – commente Jean Chrysostome – « car il n’y a rien de plus détestable que le percepteur d’impôt et rien de plus commun que la pêche » (In Matth. Hom.: PL 57, 363). L’appel de Jésus parvient donc également à des personnes de basse extraction sociale, alors qu’elles effectuent un travail ordinaire.

Une autre réflexion, qui apparaît dans le récit évangélique, est que Matthieu répond immédiatement à l’appel de Jésus: « il se leva et le suivit ». La concision de la phrase met clairement en évidence la rapidité de Matthieu à répondre à l’appel. Cela signifiait pour lui l’abandon de toute chose, en particulier de ce qui lui garantissait une source de revenus sûrs, même si souvent injuste et peu honorable. De toute évidence, Matthieu comprit qu’être proche de Jésus ne lui permettait pas de poursuivre des activités désapprouvées par Dieu. On peut facilement appliquer cela au présent: aujourd’hui aussi, il n’est pas admissible de rester attachés à des choses incompatibles avec la « sequela » de Jésus, comme c’est le cas des richesses malhonnêtes. A un moment, Il dit sans détour: « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21). C’est précisément ce que fit Matthieu: il se leva et le suivit! Dans cette action de « se lever », il est légitime de lire le détachement d’une situation de péché et, en même temps, l’adhésion consciente à une nouvelle existence, honnête, dans la communion avec Jésus.
Rappelons enfin que la tradition de l’Eglise antique s’accorde de façon unanime à attribuer à Matthieu la paternité du premier Evangile. Cela est déjà le cas à partir de Papia, Evêque de Hiérapolis en Phrygie, autour de l’an 130. Il écrit: « Matthieu recueillit les paroles (du Seigneur) en langue hébraïque, et chacun les interpréta comme il le pouvait » (in Eusèbe de Césarée, Hist. eccl. III, 39, 16). L’historien Eusèbe ajoute cette information: « Matthieu, qui avait tout d’abord prêché parmi les juifs, lorsqu’il décida de se rendre également auprès d’autres peuples, écrivit dans sa langue maternelle l’Evangile qu’il avait annoncé; il chercha ainsi à remplacer par un écrit, auprès de ceux dont il se séparait, ce que ces derniers perdaient avec son départ » (Ibid., III, 24, 6). Nous ne possédons plus l’Evangile écrit par Matthieu en hébreu ou en araméen, mais, dans l’Evangile grec que nous possédons, nous continuons à entendre encore, d’une certaine façon, la voix persuasive du publicain Matthieu qui, devenu Apôtre, continue à nous annoncer la miséricorde salvatrice de Dieu et écoutons ce message de saint Matthieu, méditons-le toujours à nouveau pour apprendre nous aussi à nous lever et à suivre Jésus de façon décidée.

BENOÎT XVI: JACQUES LE MAJEUR

25 juillet, 2014

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2006/documents/hf_ben-xvi_aud_20060621_fr.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 21 juin 2006

JACQUES LE MAJEUR

Chers frères et soeurs,

En poursuivant la série de portraits des Apôtres choisis directement par Jésus au cours de sa vie terrestre, nous avons parlé de saint Pierre, de son frère André. Aujourd’hui, nous rencontrons la figure de Jacques. Les listes bibliques des Douze mentionnent deux personnes portant ce nom: Jacques fils de Zébédée et Jacques fils d’Alphée (cf. Mc 3, 17.18; Mt 10, 2-3), que l’on distingue communément par les appellations de Jacques le Majeur et Jacques le Mineur. Ces désignations n’entendent bien sûr pas mesurer leur sainteté, mais seulement prendre acte de l’importance différente qu’ils reçoivent dans les écrits du Nouveau Testament et, en particulier, dans le cadre de la vie terrestre de Jésus. Aujourd’hui, nous consacrons notre attention au premier de ces deux personnages homonymes.
Le nom de Jacques est la traduction de Iákobos, forme grécisée du nom du célèbre Patriarche Jacob. L’apôtre ainsi appelé est le frère de Jean et, dans les listes susmentionnées, il occupe la deuxième place immédiatement après Pierre, comme dans Marc (3, 17), ou la troisième place après Pierre et André dans les Evangiles de Matthieu (10, 2) et de Luc (6, 14), alors que dans les Actes, il vient après Pierre et Jean (1, 13). Ce Jacques appartient, avec Pierre et Jean, au groupe des trois disciples préférés qui ont été admis par Jésus à des moments importants de sa vie.
Comme il fait très chaud, je voudrais abréger et ne mentionner ici que deux de ces occasions. Il a pu participer, avec Pierre et Jean, au moment de l’agonie de Jésus dans le jardin du Gethsémani, et à l’événement de la Transfiguration de Jésus. Il s’agit donc de situations très différentes l’une de l’autre: dans un cas, Jacques avec les deux Apôtres fait l’expérience de la gloire du Seigneur. Il le voit en conversation avec Moïse et Elie, il voit transparaître la splendeur divine en Jésus; dans l’autre, il se trouve face à la souffrance et à l’humiliation, il voit de ses propres yeux comment le Fils de Dieu s’humilie, en obéissant jusqu’à la mort. La deuxième expérience constitua certainement pour lui l’occasion d’une maturation dans la foi, pour corriger l’interprétation unilatérale, triomphaliste de la première: il dut entrevoir que le Messie, attendu par le peuple juif comme un triomphateur, n’était en réalité pas seulement entouré d’honneur et de gloire, mais également de souffrances et de faiblesse. La gloire du Christ se réalise précisément dans la Croix, dans la participation à nos souffrances.
Cette maturation de la foi fut menée à bien par l’Esprit Saint lors de la Pentecôte, si bien que Jacques, lorsque vint le moment du témoignage suprême, ne recula pas. Au début des années 40 du I siècle, le roi Hérode Agrippa, neveu d’Hérode le Grand, comme nous l’apprend Luc, « se mit à maltraiter certains membres de l’Eglise. Il supprima Jacques, frère de Jean, en le faisant décapiter » (Ac 12, 1-2). La concision de la nouvelle, privée de tout détail narratif, révèle, d’une part, combien il était normal pour les chrétiens de témoigner du Seigneur par leur propre vie et, de l’autre, à quel point Jacques possédait une position importante dans l’Eglise de Jérusalem, également en raison du rôle joué au cours de l’existence terrestre de Jésus. Une tradition successive, remontant au moins à Isidore de Séville, raconte un séjour qu’il aurait fait en Espagne, pour évangéliser cette importante région de l’empire romain. Selon une autre tradition, ce serait en revanche son corps qui aurait été transporté en Espagne, dans la ville de Saint-Jacques-de-Compostelle. Comme nous le savons tous, ce lieu devint l’objet d’une grande vénération et il est encore actuellement le but de nombreux pèlerinages, non seulement en Europe, mais du monde entier. C’est ainsi que s’explique la représentation iconographique de saint Jacques tenant à la main le bâton de pèlerin et le rouleau de l’Evangile, caractéristiques de l’apôtre itinérant et consacré à l’annonce de la « bonne nouvelle », caractéristiques du pèlerinage de la vie chrétienne.
Nous pouvons donc apprendre beaucoup de choses de saint Jacques: la promptitude à accueillir l’appel du Seigneur, même lorsqu’il nous demande de laisser la « barque » de nos certitudes humaines, l’enthousiasme à le suivre sur les routes qu’Il nous indique au-delà de toute présomption illusoire qui est la nôtre, la disponibilité à témoigner de lui avec courage, si nécessaire jusqu’au sacrifice suprême de la vie. Ainsi, Jacques le Majeur se présente à nous comme un exemple éloquent de généreuse adhésion au Christ. Lui, qui avait demandé au début, par l’intermédiaire de sa mère, à s’asseoir avec son frère à côté du Maître dans son Royaume, fut précisément le premier à boire le calice de la passion, à partager le martyre avec les Apôtres.
Et à la fin, en résumant tout, nous pouvons dire que le chemin non seulement extérieur, mais surtout intérieur, du mont de la Transfiguration au mont de l’agonie, symbolise tout le pèlerinage de la vie chrétienne, entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu, comme le dit le Concile Vatican II. En suivant Jésus comme saint Jacques, nous savons que, même dans les difficultés, nous marchons sur la bonne voie. 

BENOÎT XVI – THOMAS Ap – 3 Juillet

3 juillet, 2014

 

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2006/documents/hf_ben-xvi_aud_20060927_fr.html  

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 27 septembre 2006

THOMAS Ap – 3 Juillet

Chers frères et soeurs,

Poursuivant nos rencontres avec les douze Apôtres choisis directement par Jésus, nous consacrons aujourd’hui notre attention à Thomas. Toujours présent dans les quatre listes établies par le Nouveau Testament, il est placé dans les trois premiers Evangiles, à côté de Matthieu (cf. Mt 10, 3; Mc 3, 18; Lc 6, 15), alors que dans les Actes, il se trouve près de Philippe (cf. Ac 1, 13). Son nom dérive d’une racine juive, ta’am, qui signifie « apparié, jumeau ». En effet, l’Evangile de Jean l’appelle plusieurs fois par le surnom de « Didyme » (cf. Jn 11, 16; 20, 24; 21, 2), qui, en grec, signifie précisément « jumeau ». La raison de cette dénomination n’est pas claire. Le Quatrième Evangile, en particulier, nous offre plusieurs informations qui décrivent certains traits significatifs de sa personnalité. La première concerne l’exhortation qu’il fit aux autres Apôtres lorsque Jésus, à un moment critique de sa vie, décida de se rendre à Béthanie pour ressusciter Lazare, s’approchant ainsi dangereusement de Jérusalem (cf. Mc 10, 32). A cette occasion, Thomas dit à ses condisciples:  « Allons-y nous aussi, pour mourir avec lui! » (Jn 11, 16). Sa détermination à suivre le Maître est véritablement exemplaire et nous offre un précieux enseignement:  elle révèle la totale disponibilité à suivre Jésus, jusqu’à identifier son propre destin avec le sien et à vouloir partager avec Lui l’épreuve suprême de la mort. En effet, le plus important est de ne jamais se détacher de Jésus. D’ailleurs, lorsque les Evangiles utilisent le verbe « suivre » c’est pour signifier que là où Il se dirige, son disciple doit également se rendre. De cette manière, la vie chrétienne est définie comme une vie avec Jésus Christ, une vie à passer avec Lui. Saint Paul écrit quelque chose de semblable, lorsqu’il rassure les chrétiens de Corinthe de la façon suivante:  « Vous êtes dans nos coeurs à la vie et à la mort » (2 Co 7, 3). Ce qui a lieu entre l’Apôtre et ses chrétiens doit, bien sûr, valoir tout d’abord pour la relation entre les chrétiens et Jésus lui-même:  mourir ensemble, vivre ensemble, être dans son coeur comme Il est dans le nôtre. Une deuxième intervention de Thomas apparaît lors de la Dernière Cène. A cette occasion, Jésus, prédisant son départ imminent, annonce qu’il va préparer une place à ses disciples pour qu’ils aillent eux aussi là où il se trouve; et il leur précise:  « Pour aller où je m’en vais, vous savez le chemin » (Jn 14, 4). C’est alors que Thomas intervient en disant:  « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas; comment pourrions-nous savoir le chemin? » (Jn 14, 5). En réalité, avec cette phrase, il révèle un niveau de compréhension plutôt bas; mais ses paroles fournissent à Jésus l’occasion de prononcer la célèbre définition:  « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). C’est donc tout d’abord à Thomas que cette révélation est faite, mais elle vaut pour nous tous et pour tous les temps. Chaque fois que nous entendons ou que nous lisons ces mots, nous pouvons nous placer en pensée aux côtés de Thomas et imaginer que le Seigneur nous parle à nous aussi, comme Il lui parla. Dans le même temps, sa question nous confère à nous aussi le droit, pour ainsi dire, de demander des explications à Jésus. Souvent, nous ne le comprenons pas. Ayons le courage de dire:  je ne te comprends pas, Seigneur, écoute-moi, aide-moi à comprendre. De cette façon, avec cette franchise qui est la véritable façon de prier, de parler avec Jésus, nous exprimons la petitesse de notre capacité à comprendre et, dans le même temps, nous nous plaçons dans l’attitude confiante de celui qui attend la lumière et la force de celui qui est en mesure de les donner. Très célèbre et même proverbiale est ensuite la scène de Thomas incrédule, qui eut lieu huit jours après Pâques. Dans un premier temps, il n’avait pas cru à l’apparition de Jésus en son absence et il avait dit:  « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à l’endroit des clous, si je ne mets pas la main dans son côté; non, je ne croirai pas! » (Jn 20, 25). Au fond, ces paroles laissent apparaître la conviction que Jésus est désormais reconnaissable non pas tant par son visage que par ses plaies. Thomas considère que les signes caractéristiques de l’identité de Jésus sont à présent surtout les plaies, dans lesquelles se révèle jusqu’à quel point Il nous a aimés. En cela, l’Apôtre ne se trompe pas. Comme nous le savons, huit jours après, Jésus réapparaît parmi ses disciples, et cette fois, Thomas est présent. Jésus l’interpelle:  « Avance ton doigt ici, et vois mes mains; avance ta main, et mets-la dans mon côté:  cesse d’être incrédule, sois croyant » (Jn 20, 27). Thomas réagit avec la plus splendide profession de foi de tout le Nouveau Testament:  « Mon Seigneur et mon Dieu! » (Jn 20, 28). A ce propos, saint Augustin commente:  Thomas « voyait et touchait l’homme, mais il confessait sa foi en Dieu, qu’il ne voyait ni ne touchait. Mais ce qu’il voyait et touchait le poussait à croire en ce que, jusqu’alors, il avait douté » (In Iohann. 121, 5). L’évangéliste poursuit par une dernière parole de Jésus à Thomas:  « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu » (Jn 20, 29). Cette phrase peut également être mise au présent:  « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ». Quoi qu’il en soit, Jésus annonce un principe fondamental pour les chrétiens qui viendront après Thomas, et donc pour nous tous. Il est intéressant d’observer qu’un autre Thomas, le grand théologien médiéval d’Aquin, rapproche de cette formule de béatitude celle apparemment opposée qui est rapportée par Luc:  « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez » (Lc 10, 23). Mais saint Thomas d’Aquin commente:  « Celui qui croit sans voir mérite bien davantage  que  ceux  qui  croient en voyant » (In Johann. XX lectio VI  2566). En effet, la Lettre aux Hébreux, rappelant toute la série des anciens Patriarches bibliques, qui crurent en Dieu sans voir l’accomplissement de ses promesses, définit la foi comme « le moyen de posséder déjà ce qu’on espère, et de connaître des réalités qu’on ne voit pas » (11, 1). Le cas de l’Apôtre Thomas est important pour nous au moins pour trois raisons:  la première, parce qu’il nous réconforte dans nos incertitudes; la deuxième, parce qu’il nous démontre que chaque doute peut déboucher sur une issue lumineuse au-delà de toute incertitude; et, enfin, parce que les paroles qu’il adresse à Jésus nous rappellent le sens véritable de la foi mûre et nous encouragent à poursuivre, malgré les difficultés, sur notre chemin d’adhésion à sa personne. Une dernière annotation sur Thomas est conservée dans le Quatrième Evangile, qui le présente comme le témoin du Ressuscité lors du moment qui suit la pêche miraculeuse sur le Lac de Tibériade (cf. Jn 21, 2). En cette occasion, il est même mentionné immédiatement après Simon-Pierre:  signe évident de la grande importance dont il jouissait au sein des premières communautés chrétiennes. En effet, c’est sous son nom que furent ensuite écrits les Actes et l’Evangile de Thomas, tous deux apocryphes, mais tout de même importants pour l’étude des origines chrétiennes. Rappelons enfin que, selon une antique tradition, Thomas évangélisa tout d’abord la Syrie et la Perse (c’est ce que réfère déjà Origène, rapporté par Eusèbe de Césarée, Hist. eccl. 3, 1), se rendit ensuite jusqu’en Inde occidentale (cf. Actes de Thomas 1-2 et 17sqq), d’où il atteignit également l’Inde méridionale. Nous terminons notre réflexion dans cette perspective missionnaire, en formant le voeu que l’exemple de Thomas corrobore toujours davantage notre foi en Jésus Christ, notre Seigneur et notre Dieu.

* * * J’accueille avec joie les pèlerins de langue française présents ce matin. Je salue en particulier le groupe de l’École normale catholique Blomet, de Paris. Que l’exemple de l’Apôtre Thomas rende toujours plus forte votre foi en Jésus et qu’il vous incite à être d’ardents missionnaires de l’Évangile parmi vos frères.

PIERRE ET LES PIERRES DE LA VILLE ÉTERNELLE – PAR LE CARDINAL PAUL POUPARD

3 juillet, 2014

http://www.30giorni.it/articoli_id_8371_l4.htm

PIERRE ET LES PIERRES DE LA VILLE ÉTERNELLE

UNE ÉTUDE DU PRÉSIDENT DU CONSEIL PONTIFICAL POUR LA CULTURE

PAR LE CARDINAL PAUL POUPARD

Je ne sais pas s’il y a quelque impertinence dans la question posée: Rome est-elle au centre du monde? Mais je sais qu’il y a bien des manières pertinentes d’y répondre. Je le ferai pour ma part, en partant d’une confidence de Madame Swetchine, l’amie de Lacordaire, lui-même ami d’un prêtre français assez oublié aujourd’hui, l’abbé Louis Bautain.

MADAME SWETCHINE, LACORDAIRE, BAUTAIN Écoutons Madame Swetchine: «Rome est la reine des villes, c’est un monde différent de tout ce qui nous a frappé ailleurs, dont les beautés et les contrastes sont d’un ordre si élevé que rien n’y prépare, que rien ne saurait en faire deviner ni même pressentir l’effet. Les idées s’agrandissent ici, les sentiments y deviennent plus religieux, le cœur s’apaise. Toutes les époques de l’histoire sont là en présence, séparées et distinctes, et il semble que chacune d’elles a voulu imprimer son caractère aux monuments qui en restent, avoir un horizon qui lui soit propre et, pour ainsi dire, une atmosphère particulière… La beauté n’est-elle pas éternelle comme la vérité? Et dès lors, quelle étroite alliance entre la religion et l’art!». Et l’orthodoxe convertie reparaît lorsqu’elle fait la constatation suivante: «Une des preuves de la vérité du catholicisme est de répondre si bien à la nature exclusive de notre cœur. Les autres Églises croient simplifier la religion, la rendre plus accessible, plus acceptable, en étendant à toutes les communions les promesses faites par son divin Auteur, et c’est bien étrangement méconnaître nos véritables besoins. Plus une règle est positive, exclusive, austère, exigeante et plus elle a pour nous d’attrait, par cet instinct vague qui nous a fait sentir combien notre mobilité a besoin d’être fixée, notre mollesse d’être affermie, notre pensée ramenée et assujettie. On ne s’attachera jamais passionnément à une religion qui trouvera que les autres la valent, et le Dieu jaloux le savait bien. Du moment où une chose n’est pas, je ne dis pas seulement la meilleure, mais la seule complètement bonne, pourquoi choisir, préférer, concentrer, et ne pas laisser fractionner son hommage et son amour?». Ce texte de Madame Swetchine re­trouvé un peu au hasard m’a conduit à relire les pages qu’avec ferveur le jeune romain que j’étais alors proposait aux lecteurs de La vie spirituelle en novembre 1961, sur Lacordaire, Bautain et Madame Swetchine. Le centre en est Rome, où l’Abbé Bautain, le philosophe de Strasbourg, est dénoncé par son évêque pour cause de fidéisme. Lacordaire lui écrit, le 1er février 1838: «Une condamnation de Rome est à jamais acquise à l’histoire, l’infaillibilité en assure la destinée éternelle. Au lieu que la condamnation d’un évêque n’a ni le même avenir, ni la même solidité…». Il présente du reste ainsi à sa correspondante Mgr le Pappe de Trévern: «Le vieil Évêque de Strasbourg est évidemment un outré gallican beaucoup moins effrayé de ce qu’il y a de faux chez Monsieur Bautain que de ce qu’il y a de vrai… Personne plus que moi n’estime à son prix la pureté de la doctrine et j’ose dire que chaque jour j’en deviens plus jaloux pour moi-même; mais la charité dans l’appréciation des doctrines est le contrepoids absolument nécessaire de l’inflexibilité théologique. Le mouvement du vrai chrétien est de chercher la vérité et non l’erreur dans une doctrine, et de faire tous ses efforts pour l’y trouver, tous ses efforts jusqu’au sang, comme on cueille une rose à travers les épines. Celui qui fait bon marché de la pensée d’un homme, d’un homme sincère…, celui-là est un pharisien, la seule race d’hommes qui ait été maudite par Jésus-Christ. Y a-t-il un Père de l’Église qui n’ait des opinions et même des erreurs? Jetterons-nous leurs écrits par la fenêtre pour que l’océan de la vérité soit plus pur? Oh que l’homme qui combat pour Dieu est un être sacré et que jusqu’au jour d’une condamnation manifeste, il faut porter sa pensée dans des entrailles amies!». Et le 1er février 1840, dans une nouvelle lettre à sa correspondante, Lacordaire ajoute: «En 1838, étant à Metz, je fus averti qu’on cherchait à le perdre à Rome, ce dernier refuge de ceux qui errent contre la dureté de ceux qui n’errent pas… Je le déterminai à aller à Rome. Il partit, fut bien accueilli, revint enchanté de Rome…»1. J’ai édité autrefois Le Journal romain de l’abbé Bautain (1838) qui retrace cette histoire aujourd’hui bien oubliée. J’ai voulu la rappeler, comme je l’ai fait, dans mon Rome Pèlerinage2, car, pour beaucoup de pèlerins des siècles passés et du temps présent, le pèlerinage à Rome, c’est d’abord la prière à la basilique Saint-Pierre, dans une démarche de foi envers le magistère vivant de l’Église qui, selon les promesses faites par le Christ à Pierre, se continue dans la personne de son successeur, le pape. C’est une grâce du pèlerinage à Rome que cette adhésion renouvelée à Pierre, dont le successeur demeure garant de la vérité de l’Évangile au milieu des tourbillons du siècle. Bautain écrit, le soir même de son arrivée, dans son Journal, le 28 février 1838: «Enfin nous partîmes… Nous étions dans une grande impatience de voir apparaître la grande ville, et cependant la fatigue de la nuit passée et des précédentes nous jetait tous dans l’accablement, quand, tout à coup, arrivés sur une hauteur, le “vetturino” nous cria du dehors en nous faisant signe avec son fouet: “Roma”: Nous vîmes, en effet, dans le brouillard du matin, la Coupole de Saint-Pierre et en un moment elle fit comme apparaître à nos yeux Rome tout entière, ancienne et moderne, la Rome maîtresse du monde, soit par la force, soit par l’esprit. Il nous fallut monter et descendre bien des côtes, après cette apparition, et enfin nous aperçûmes de près Saint-Pierre et le Vatican et ce fut la première chose de Rome que nous vîmes en entrant par la porte de Civitavecchia qui est justement derrière, en sorte qu’on a l’air d’entrer dans le Vatican même. Ainsi ce que nous avons vu de Rome, tout d’abord c’est ce que nous sommes venus uniquement y chercher, savoir Saint-Pierre et le Vatican»3.

LA VOCATION DE ROME Ainsi, me semble-t-il, s’éclaire la réponse à donner à la question: Rome est-elle au centre du monde? Car ce mot de “centre” peut être compris en plusieurs sens: centre d’attraction ou centre de rayonnement? Si on l’entend d’un centre d’attraction ou de rayonnement dans le monde, il faut savoir si l’on pense au Pape ou à la Curie. Nous savons que les deux ne se confondent pas, la seconde est au service du premier. Il faut d’autre part distinguer l’aspect religieux, l’aspect moral et l’aspect politique des choses. La réponse ne sera pas la même suivant que l’on considère l’un ou l’autre de ces aspects. Si l’on se met en face de ce que l’on appelle l’opinion et que l’on s’efforce de juger ensuite cette opinion à la lumière de ce que l’Église pense d’elle-même, il me semble qu’on est en présence de deux conceptions également fausses de Rome et du Saint-Siège: une conception qui tend à minimiser indûment le rôle de Rome comme centre d’attraction ou de rayonnement en la considérant comme une simple Église parmi d’autres. Par contraste avec cette conception minimisante, il y en a une autre qui tend à exagérer d’une certaine façon son rôle, en l’assimilant plus ou moins formellement à un “pouvoir”, dans l’ignorance de ce que l’Église a dit d’elle-même au Concile quant à la liberté religieuse4. Rome, me semble-t-il, et c’est sa vocation propre, voudrait être considérée comme un témoin principal – et l’Église à travers elle – comme un témoin du Christ vivant, mort et ressuscité, témoin qualifié à un titre unique de par la mission donnée à Pierre par le Christ. Ce témoignage trouve à Rome une expression exceptionnellement authentique pour ceux qui croient et même pour certains de ceux qui ne croient pas. Rome donc, comme centre de l’Église, peut et doit accepter de porter une responsabilité universelle et missionnaire, quelles que soient les faiblesses inséparables de toute collaboration humaine à l’œuvre de Dieu. L’URBS Telle est, me semble-t-il, la vocation de Rome, qui explique en quelque sorte la fascination de Rome. Car depuis deux millénaires, c’est une véritable fascination qu’exerce à travers le monde la Ville de Rome, c’est une véritable fascination tout court: l’URBS. C’est sur la Ville et sur le Monde, Urbi et Orbi, que le saint Père donne sa bénédiction solennelle du haut de la loggia de la basilique Saint-Pierre, face à cette place admirable qui porte le nom de l’apôtre fondateur. Les téléspectateurs ne se lassent pas de la regarder et souhaitent un jour faire en vérité le pèlerinage de Rome. Car si tous les chemins mènent à Rome, il est encore plus vrai d’ajouter aujourd’hui qu’ils y mènent le voyageur ébloui, le pèlerin désireux une fois encore de porter ses pas sur ceux des apôtres, de prier dans les grandes basiliques, de participer à la ferveur d’un peuple multicolore dont la foi se ravive en chantant avec le successeur de Pierre le Credo catholique. INÉPUISABLE ROME! Inépuisable Rome! On a pu l’appeler capitale de la civilisation et du droit, de l’art et de l’histoire, Rome des pierres et des siècles inextricablement emmêlés, Rome souterraine des Catacombes, Rome bâtie sur la sépulture de Pierre découverte au Vatican, Rome édifiée sur le martyre des apôtres, mais aussi sur les débris des temples païens et des villes antiques, Rome moderne enfin, bruissante de tant de souvenirs et bruyante à travers les grandes artères ou dans les étroites venelles du Transtévère, Rome des églises et des couvents, Rome des universités et des collèges, Rome des pèlerins dont le flot vient battre, semaine après semaine, le parvis de Saint-Pierre, sous les fenêtres du Pape. Comme le disait Jean Paul II le 25 avril 1979, pour l’anniversaire de la fondation de Rome, cette date ne marque pas seulement le commencement d’une succession de générations humaines qui ont habité cette ville. Elle constitue aussi un commencement pour des nations et des peuples lointains qui ont conscience d’avoir un lien et une unité particulière avec la tradition culturelle latine dans ce qu’elle a de plus profond. Les apôtres de l’Évangile, et en premier lieu Pierre de Galilée et Paul de Tarse, sont venus à Rome et y ont implanté l’Église. C’est ainsi que, dans la capitale du monde antique, a commencé son existence le Siège des successeurs de Pierre, des évêques de Rome. Ce qui était chrétien s’est enraciné en ce qui était païen et, après s’être développé dans l’humus romain, a commencé à croître avec une nouvelle force. Le successeur de Pierre y est l’héritier de cette mission universelle que la Providence a inscrite dans le livre de l’histoire de la Ville éternelle.

PIERRE ET LES PIERRES Reine de l’histoire, fête des arts, délice des yeux et joie du cœur, Rome est pour le pèlerin le centre vivant et visible de l’unité de l’Église catholique, fécondé par le martyre des apôtres, irrigué par des siècles de foi, rayonnant de la présence du successeur de Pierre. Que vous arriviez par l’aérodrome de Fiumicino, la gare Termini ou l’autoroute del Sole ruisselante de voitures, la même préoccupation vous habite, le même ardent désir brûle de se réaliser: voir Saint-Pierre et le Saint Père. Pour le pèlerin de Rome, en effet, le message des pierres du passé se conjugue avec les visages de l’aujourd’hui de Dieu, en un vivant témoignage de foi. Il ne visite pas seulement les lieux prestigieux chargés d’une histoire millénaire. Il prend place dans une lignée de témoins et met ses pas sur ceux de ses devanciers à travers les âges, avec ses contemporains à travers le monde. Vivante continuité dans le temps et l’espace, l’Église que forment les chrétiens se re­trouve à Rome dans une coulée séculaire. Membres de multiples communautés dispersées à travers les peuples, les chrétiens, à Rome, d’un coup, découvrent leur unité profonde de peuple de Dieu rassemblé autour de la tombe de Pierre et de son vivant successeur, au Vatican. L’énorme capitale du monde antique a en effet été choisie par les Apôtres, parce qu’ils voulaient implanter l’Évangile au cœur même de l’Empire. Venus à Rome y annoncer la foi au Christ ressuscité, Pierre et Paul y ont trouvé la mort. Leur martyre y a enraciné l’Église. Selon l’adage antique: le sang des martyrs est la semence des chrétiens. Et c’est dès les premiers siècles que mus par un sentiment irrépressible, les chrétiens se sont mis en mouvement vers les tombeaux des saints apôtres, pour y confesser leur foi, en vivante continuité avec leurs pères et en union étroite avec l’évêque de Rome.

SAINT PIERRE ET LE SAINT PÈRE Rome comme pèlerinage. Ce n’est point une terre étrangère, que l’on aborde pour une visite éphémère, vite décidée, tôt oubliée. Ce n’est pas non plus un sanctuaire étroitement localisé, limité à une apparition lointaine. C’est la Ville tout entière qui est la patrie des fidèles catholiques, et aussi de nombre de chrétiens, depuis bientôt deux millénaires. Le temps qui ailleurs s’évanouit dans l’histoire, s’enracine ici dans la durée. Alors que, dans un pèlerinage où la Vierge Marie ou un saint s’est manifesté, la continuité s’éprouve dans la seule fidélité à ce message, Rome s’affermit dans le temps qu’elle emplit de sa présence et de son action. Pierre et Paul, martyrs, y sont ensevelis. Des basiliques s’élèvent sur leurs tombes. Les catacombes gardent la trace des vivants et des morts des premiers siècles. Mais les pèlerins ne se contentent pas de fréquenter des lieux. Ils rencontrent, à Rome, le Vicaire du Christ, successeur de Pierre. Entre Pierre et les pierres, ce n’est pas un antagonisme mais un complément. Qu’allez-vous faire à Rome? Faire un pèlerinage aux basiliques? Ou voir le Pape? Pourquoi ce “ou”, alors que c’est à l’évidence “et” qu’il faut dire et faire! Telle est la singularité de Rome comme pèlerinage: des lieux et des hommes qu’on ne saurait séparer parce que tout les unit. Le pèlerin va vers la place Saint-Pierre pour prier dans la basilique Saint-Pierre et pour voir le Saint Père. Videre Petrum: ce vieux cri de foi jailli du fond des âges, c’est la démarche croyante qui unit Pierre à Jean Paul II, l’un et l’autre, l’un après l’autre destinataires de la promesse inouïe du Christ: «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église». Il s’agit là d’une démarche de foi, animée par la certitude qui anime le poète: «Et nous sommes tombés dans le filet de Pierre. Parce que c’est Jésus qui nous l’avait tendu» (Charles Péguy).

DE PIERRE À KAROL Pierre est venu à Rome. Il en a été le premier évêque. Et depuis sa mort, l’évêque de Rome lui succède dans sa charge de pasteur, responsable au premier chef du collège des évêques dont il est le premier: clé de voûte – et ils sont la voûte – de cette Église répandue à travers le temps et l’espace, dispersée aux quatre coins de l’univers, en marche vers la patrie éternelle. Cité de Dieu au cœur de la cité des hommes, dont elle voudrait être l’âme, l’Église de Jésus-Christ n’est point conglomérat informel, mais organisme charpenté. Ses structures visibles sont porteuses de l’invisible et essentielle nervure spirituelle de grâce, dont le Seigneur est la source et l’Esprit le canal. Mêlé étroitement à ses frères de toutes races et de toutes langues, le pèlerin de Rome prend mieux conscience en cette ville qu’il chemine du temps vers l’éternité. Car l’éternité déjà y a laissé sa trace. Le temps a beau défaire les pierres au cours des âges, Pierre lui-même est toujours vivant, de Simon le Galiléen à Karol le Cracovien, comme lui venu de loin, pour mieux nous entraîner au loin, dans la barque de l’Église, au souffle de l’Esprit. Le pèlerin qui visite des édifices matériels, signes et porteurs d’une réalité spirituelle, ne les aborde pas comme un touriste découvre une œuvre d’art. C’est un croyant qui met ses pas dans ceux des générations qui l’ont précédé et dont il a reçu, avec l’église où il vient prier, la foi qui anime sa prière. Aussi le cœur du pèlerinage à Rome est-il la rencontre et la bénédiction reçue du successeur de Pierre. C’est la grâce propre de l’audience dans laquelle, chaque mercredi, le Saint Père s’adresse aux pèlerins, en témoin de la foi et en interprète autorisé de l’Évangile, ainsi que chaque dimanche où il récite avec eux l’Angélus. La vocation de Rome est de les confirmer dans la foi pour qu’ils la vivent sur toutes les routes de l’Église et du monde, au milieu des hommes, toutes les routes qui sont les routes du Christ, selon la belle image de Jean Paul II dans sa première encyclique Redemptor hominis. Comment ne pas penser que, de toutes ces routes, Rome est privilégiée, de par la continuité d’une tradition dont la Ville est dépositaire. Le successeur de Pierre n’est pas une mythique soucoupe volante tombée du ciel de Pologne sur les bords du Tibre. Ce n’est pas un nouveau Melchisédech, sans père ni mère ni généalogie. Comme son nom l’indique, il est un successeur. Sa personne s’identifie avec sa fonction… Celle-ci, héritière de l’Évangile et marqué du poids de l’histoire, s’inscrit dans la durée de deux millénaires qui ont empli la ville de Rome, hissant son devenir dans la cité des hommes au destin de Cité de Dieu. Église incarnée, l’Église de Rome n’est pas sans tache, pure et dure comme le serait une utopie dont la seule qualité réelle serait l’inexis­tence. Elle existe au contraire, aux traits fortement marqués par le temps et l’espace, les hommes et leurs constructions de pierre. Aussi la vocation de Rome est-elle l’incarnation de la foi avec les apôtres Pierre et Paul et les millions de croyants qui sont venus prier sur leurs tombes et s’y ressourcer dans la foi. Comme le disait Jean Paul II, le 4 juillet 1979, alors qu’il venait de célébrer pour la première fois à Rome la fête des saints apôtres Pierre et Paul: «Combien est éloquent l’autel, au centre de la basilique, sur lequel le successeur de Pierre célèbre l’eucharistie en pensant que c’est tout près de cet autel que Pierre a fait, sur la croix, le sacrifice de sa vie en union avec Celui, sur le calvaire, du Christ crucifié et ressuscité».

REGARDER ET COMPRENDRE Devant tant de trésors accumulés, les critiques ne manquent pas, qui se scandalisent de ce mécénat alors que tant de détresses crient vers le ciel. On ne peut récrire l’histoire, et nous comprenons difficilement aujourd’hui le comportement des papes de la Renaissance. Paul VI en inaugurant la nouvelle Salle d’audiences de Nervi, le 30 juin 1971, déclarait qu’elle «n’exprime nul orgueil monumental ou vanité ornementale, mais que l’audace propre de l’art chrétien est de s’exprimer en termes grands et majestueux». Mais voici déjà bien longtemps, alors qu’il était le Substitut de la Secrétairerie d’État, Mgr Montini s’exprimait en ces termes, que je livre à quarante ans de distance, au pèlerin d’aujourd’hui: «Charme, révérence, stupeur ou simple curiosité, ou encore méfiance prudente guident les pas du moderne Romée qui n’a pu se soustraire à la visite d’obligation et qui goûte, en lui-même, le besoin de regarder et de comprendre. Regarder et comprendre: c’est peut-être ici qu’est la différence psychologique entre la visite de la Cité du Vatican et celle d’un autre grand monument de l’antiquité, le Forum Romain, les Pyramides, le Parthénon, les restes de Ninive ou de la civilisation des Incas. Pour ceux-ci, il suffit de regarder; ici, il faut aussi comprendre. Car ici, il survit quelque chose d’infiniment présent, quelque chose qui appelle la réflexion, qui exige une rencontre, qui impose un effort intérieur, une synthèse spirituelle.Car le Vatican n’est pas seulement un ensemble d’édifices monumentaux pouvant intéresser l’artiste; ni seulement un signe magnifique des siècles passés pouvant intéresser l’historien; ni seulement non plus un écrin débordant de trésors bibliographiques et archéologiques pouvant intéresser l’érudit; ni seulement encore le musée fameux de chefs-d’œuvre souverains pouvant intéresser le touriste; ni seulement enfin le temple sacré du martyre de l’apôtre Pierre pouvant intéresser le fidèle: le Vatican n’est pas seulement le passé; c’est la demeure du Pape, d’une autorité toujours vivante et agissante». C’est la Ville tout entière qui est la patrie des fidèles catholiques, et aussi de nombre de chrétiens, depuis bientôt deux millénaires. Le temps qui ailleurs s’évanouit dans l’histoire, s’enracine ici dans la durée. Alors que, dans un pèlerinage où la Vierge Marie ou un saint s’est manifesté, la continuité s’éprouve dans la seule fidélité à ce message, Rome s’affermit dans le temps qu’elle emplit de sa présence et de son action… LE MESSAGE DE LA VILLE ÉTERNELLE Comme la voix du Christ sur les eaux démontées du lac de Tibériade, celle de son vicaire Jean Paul II retentit avec puissance et ébranle les vieux slogans comme les idéologies nouvelles: «N’ayez pas peur, ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ. À sa puissance salvatrice, ou­vrez les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation, du développement. N’ayez pas peur… Permettez au Christ de parler à l’homme. Lui seul a les paroles de vie, oui, de vie éternelle». Tel est le message de Rome, cet extraordinaire carrefour des peuples et des civilisations. Pierre n’a pas eu peur, avec Paul, de venir y planter la croix au cœur de cet Empire unifié et puissant. L’unité politique et linguistique, la centralisation administrative seront, depuis Rome, des atouts précieux pour la diffusion de l’Évangile à partir de la capitale du monde antique. Lorsqu’elle va s’effacer de l’histoire, c’est lui qui en fait la Ville éternelle. Après le déclin de l’Empire d’Occident et l’éloignement de l’Empire d’Orient, sans peur Rome se lie à la nouvelle Europe qui s’enfante laborieusement. En l’an 800, le Pape y couronne Charlemagne, l’empereur d’Occident. Après la tourmente des siècles de fer, Rome devient le nœud de la défense catholique contre le morcellement des hérésies. Le flamboiement du baroque y atteste tout particulièrement la joie de la foi après la tourmente, la joie de la foi et la joie de la vie qui ne font qu’un. N’est-ce pas la leçon de Rome, en nous faisant découvrir ces étapes successives d’un art toujours en symbiose avec son temps, que de nous affermir dans le sens de l’universel, de nous rappeler notre vocation catholique?Rome a toujours pratiqué avec succès l’assimilation. La communauté chrétienne y est aussi à l’aise pendant trois siècles, dans la langue grecque, qu’elle le sera plus tard avec le latin. Elle célébrera aussi bien dans les maisons privées des origines que dans les grandes basiliques de Constantin. «Où vous réunissez-vous?», demandait-on à Justin. Et le philosophe chrétien de répondre tout simplement: «Là où chacun le peut».Telle est la leçon de Rome. Ce n’est pas de l’extérieur mais de l’intérieur que se convertissent le monde et la société. Les chrétiens leur empruntent sans difficultés leurs usages, quand ils n’ont rien de répréhensible. De même les chrétiens de Rome ont-ils adopté pour leurs édifices cultuels le plan des basiliques païennes. Et l’on retrouve la représentation du dieu soleil dans la mosaïque qui décore le plafond d’un cubicule, chrétien par ailleurs, puisque la scène de Jonas orne l’un des murs. À Sainte-Prisque, à Saint-Étienne le Rond, l’église est implantée au-dedans du mithreum préexistant, alors que, dans le sous-sol de Saint-Clément, nous le voyons, l’église chrétienne du IVe siècle est tout contre le mithreum familial. Plus tard, ce seront les dépouilles de l’antiquité qui orneront les sanctuaires chrétiens et décoreront les places qui y donnent accès: colonnes de marbre des temples païens devenus les supports des églises chrétiennes, obélisques égyptiens surmontés de la croix du Christ.  La via Appia antica. C’est par cette route que Pierre et Paul sont arrivés à Rome LE CULTE DES MARTYRS Rome, avec les premiers apôtres Pierre et Paul, puis Ignace, Justin, Ptolémée, Lucius, le patricien Apollonius et tant d’autres demeurés anonymes, est devenue un vivant martyrologe. Dans cette ville qui était l’épicentre du monde, le sang des martyrs est une semence de chrétiens. La prestigieuse communauté des Romains, déjà attirante pour l’apôtre Paul, est devenue une nouvelle terre sainte, marquée du sang des martyrs. «Présidente de la charité et de la fraternité», comme l’écrit Ignace dans sa lettre aux Romains, elle rayonne à travers tout l’Empire. C’est le culte des martyrs qui a véritablement créé le pèlerinage et contribué à faire de Rome une ville sainte qui s’équipe progressivement pour recevoir les pèlerins et rendre aux martyrs un culte digne de leur renommée. Saint Jérôme écrit: «Où accourt-on ailleurs qu’à Rome dans les églises et sur les tombeaux des martyrs avec tant de zèle et en si grand nombre? Il faut louer la foi du peuple romain». Et saint Ambroise décrit la fête des saints Pierre et Paul célébrée le 29 juin: «Des armées pressées parcourent les rues d’une si grande ville. Sur trois chemins différents (Vatican, route d’Ostie, via Appia), on célèbre la fête des saints martyrs. On croirait que le monde entier s’avance».Au début du Ve siècle, c’est Prudence qui écrit: «Des portes d’Albe sortent de longues processions qui se déroulent en blanches lignes dans la campagne. L’habitant des Abruzzes, le paysan de l’Étrurie viennent en même temps. Le farouche Samnite, l’habitant de la superbe Capoue sont là. Voici même le peuple de Nole»… Nole, dont l’évêque Paulin écrit: «Ainsi, Nole, tu te lèves tout entière à l’image de Rome». L’évêque lettré fait lui-même le pèlerinage au moins une fois chaque année pour la saint Pierre et Paul. LE PÈLERINAGE Le pèlerinage à Rome est d’abord une obligation traditionnelle pour tous les évêques. Déjà le Concile de Rome, en 743, sous le pape Zacharie, mentionne la visite ad limina apostolorum comme traditionnelle et en renouvelle l’obligation. Après des siècles où l’usage s’était affaibli, Sixte Quint, par la Constitution apostolique Romanus Pontifex du 20 décembre 1585, en renouvelle l’obligation et en établit la fréquence. Chaque évêque a désormais une double obligation, aller vénérer les tombeaux des saints apôtres et exposer au pape la situation de son diocèse. À l’Angélus du 9 septembre 1979, Jean Paul II dégageait pour les pèlerins la signification de ces visites ad limina: «À l’occasion de notre commune prière de l’Angélus de midi», disait-il, «je désire aujourd’hui me rapporter à la très antique tradition de la visite au siège des apôtres, ad limina apostolorum. Parmi tous les pèlerins qui, venant à Rome, manifestent la fidélité à cette tradition, les évêques du monde entier méritent une attention spéciale. Car, à travers leur visite au Siège des apôtres, ils expriment ce lien avec Pierre, qui unit l’Église sur toute la terre. En venant à Rome tous les cinq ans, ils y apportent dans un certain sens toutes ces Églises, c’est-à-dire les diocèses qui, par leur ministère épiscopal, et en même temps par l’union avec le Siège de Pierre se maintiennent dans la communauté catholique de l’Église universelle. En même temps que leur visite au Siège apostolique, les évêques portent aussi à Rome les nouvelles sur la vie des églises dont ils sont les pasteurs, sur le progrès de l’œuvre d’évangélisation; sur les joies et les difficultés des hommes, des peuples parmi lesquels ils accomplissent leur mission».Ces pèlerins ont un double but: voir le pape et aller prier dans les grandes églises et les basiliques, et tout d’abord à Saint-Pierre. Édifiée à grands frais, la plus grande basilique de la chrétienté témoigne d’un long effort et d’une rare persévérance en l’honneur de Pierre et de ses successeurs tout à la fois. La basilique Saint-Pierre, c’est en effet le double et même symbole de la foi dans la mission confiée par le Christ à Pierre et de la vénération de tous les chrétiens, pasteurs et fidèles, pour son successeur, l’évêque de Rome. Obéissance et respect se conjuguent dans un même hommage au pêcheur de Galilée et au pape de Rome dont la fonction, enracinée sur la tombe de l’apôtre, rayonne, comme la gloire du Bernin, sur toute la chrétienté. LES SAINTS Rome est un aimant aussi pour les saints. Non seulement les fondateurs d’Ordres religieux, mais aussi les saints du peuple, les plus populaires, tel un Benoît Labre. Séminariste, chartreux puis trappiste à Sept-Fons, il vint à Rome vers 1771 pour prier et il y demeura, vagabond, clochard et mendiant. Miracle de Rome! Cette ville dont un saint Bernard avait fustigé en traits de feu le luxe et la puissance et dont un Joachim Du Bellay avait blâmé la vanité courtisane, comprit sans hésiter ce pouilleux plein de vermine, l’admira et l’aima dans sa pauvreté silencieuse et sa prière hiératique. Lorsque sa mort fut annoncée, le 16 avril 1783, ce fut une ruée de toute la ville vers Santa Maria ai Monti. On découpa ses haillons pour en faire des reliques. Ses funérailles, le jour de Pâques, furent un triomphe. La troupe qui gardait l’église fut balayée par la foule. Plus tard, au XIXe siècle, ce fut une poussée continue vers Rome de toute la chrétienté, à commencer par la France dont le gallicanisme muait sans soubresauts vers l’ultramontanisme. La Révolution avait persécuté l’Église. Napoléon avait humilié le pape. Le père humilié, selon la belle expression de Claudel, devint l’objet d’une intense vénération. Devant les écroulements successifs des régimes les mieux établis, la papauté et Rome apparaissent désormais comme le rocher solide sur lequel s’appuyer dans la tempête. On sait l’aventure des pèlerins de la liberté avec Lamennais. Tant d’autres, moins célèbres, allèrent à Rome et y puisèrent, avec un amour renouvelé de l’Église, une conviction profonde, celle-là même du «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église».Tels furent, bien différents dans leur psychologie et leurs orientations, mais unis dans les mêmes motivations, un Dom Guéranger, restaurateur bénédictin de Solesmes, en France, et un Lacordaire qui y rétablit les Frères Prêcheurs. On connaît le portrait fameux de Théodore Chassériau qui le représente, au lendemain de sa profession religieuse, le 12 avril 1840, dans le cloître romain de Sainte-Sabine. Telles furent encore Thérèse de Lisieux et Charles de Foucauld, ces deux «phares que la main de Dieu a allumés au seuil du siècle atomique», selon la forte expression du Père Congar.  MADELEINE DELBRÊL Plus proche de nous, Madeleine Delbrêl, convertie de l’athéisme et témoin de l’amour de Dieu au cœur de la ville d’Ivry, païenne et marxiste, sent, un jour de mai 1952, le besoin impérieux d’aller à Rome prier sur le tombeau de saint Pierre. On lui objecte que c’est bien cher de l’heure de prière. Elle déclare à son équipe sceptique qu’elle ira si le prix du voyage lui parvient de manière inattendue…, ce qui advient sous forme d’un billet gagnant de la loterie nationale offert par une amie latino-américaine! Au prix de deux jours et deux nuits de train, elle passe sa journée de douze heures en prière à Saint-Pierre: «Devant l’autel du pape et sur le tombeau de saint Pierre, j’ai prié à cœur perdu… et d’abord à perdre le cœur. Je n’ai pas réfléchi ni demandé de “lumières”, je n’étais pas là pour cela. Pourtant plusieurs choses se sont imposées à moi et restent en moi. D’abord: Jésus dit à Pierre: “Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église…”. Il devait devenir une pierre et l’Église devait être bâtie. Jésus qui a tant parlé de la puissance de l’Esprit, de sa vitalité, a, quand il a parlé de l’Église, dit qu’il la bâtirait sur cet homme qui deviendrait comme une pierre. C’est la pensée du Christ que l’Église ne soit pas seulement quelque chose de vivant, mais quelque chose de bâti. Deuxième chose: j’ai découvert les évêques… J’ai découvert pendant mon voyage, et à Rome, l’immense importance dans la foi et dans la vie de l’Église, des évêques. “Je vous ferai pêcheurs d’hommes”. Il m’a semblé que, vis-à-vis de ce que nous appelons l’autorité, mous agissons tantôt comme des fétichistes, tantôt comme des libéraux. Nous sommes sous le régime des autorisations, non de l’autorité, qui serait d’apporter de quoi “faire”, de quoi être les “auteurs” de l’œuvre de Dieu… Quand on parle de l’obéissance des saints, on réalise mal, je crois, combien elle s’apparente dans le corps de l’Église à cette lutte interne des organismes vivants, où l’unité se fait dans des activités, des oppositions. Enfin j’ai pensé que si Jean était “le disciple que Jésus aimait”, c’est à Pierre que Jésus a demandé: “M’aimes-tu?” et c’est après ses affirmations d’amour qu’il lui a donné le troupeau. Il a dit aussi tout ce qui était à aimer: “Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait”. Il m’est apparu à quel point il faudrait que l’Église hiérarchique soit connue par les hommes, tous les hommes, comme les aimant. Pierre: une pierre à qui on demande d’aimer. J’ai compris ce qu’il fallait faire passer d’amour dans tous les signes de l’Église»5 . CONCLUSION Je conclus: Rome est-elle au centre du monde? La réponse ne fait aucun doute pour le pèlerin de Rome, d’où qu’il vienne: ne se sent-il pas chez lui en cette ville universelle? Par-delà l’éclat de son soleil, la pureté de son ciel, le flamboiement de ses œuvres d’art, le charme de ses quartiers, le pittoresque de ses habitants, un je ne sais quoi vous attire et vous émeut, qui vous retient de partir et vous presse de revenir. Il est des villes que l’on visite, des trésors que l’on contemple, des sites qu’il faut avoir vus. Rome ne se regarde pas de l’extérieur, mais se pénètre de l’intérieur. Nul ne se lasse de revenir place Saint-Pierre, d’aller prier dans sa crypte, de descendre aux catacombes, d’aller au Colisée, de remonter aux Quatre-Saints Couronnés, de redescendre vers Saint-Clément, de s’arrêter encore à la Maddalena, de retourner à Sainte-Sabine. Partout et toujours des pèlerins sont là, des Romains devisent ou prient, les uns et les autres vraiment chez eux, chez le bon Dieu, comme on disait en mon enfance angevine. Les uns sont plus sensibles aux scintillements des mosaïques, les autres à l’éclat des marbres, d’autres au rayonnement de la lumière des Caravage. Tous sont émus par la candeur des fresques primitives où un rien de matière devient messager de l’Esprit qui l’anime et de cette eau vive qui murmure en nous, depuis saint Ignace, de Rome: viens vers le Père. De Pierre et Paul à Jean Paul II, le génie de la Rome chrétienne a assumé l’héritage de la Rome païenne. Les temples convertis en églises, leurs colonnes en devenaient le nouveau support, Santa Maria s’érigeant sopra Minerva. Loin d’être comme écrasé par tant de splendeurs, le pèlerin y découvre le message de Pierre inscrit dans les pierres des basiliques et incarné dans les saints. Chacun s’y trouve à sa place au sein du peuple de Dieu, non point marginalisé dans quelque étroite chapelle ou refoulé en quelque sombre crypte, mais bien à sa place, en pleine lumière, dans la vaste nef, devant la confession de l’apôtre, dont le sang versé atteste le salut apporté par le Christ pour tous les hommes. Marqué de l’empreinte de Rome, le chrétien se re­trouve catholique. Avec le poids de l’histoire, la Rome des papes et des saints nous rappelle que le spirituel est lui-même charnel et que l’Évangile s’inscrit au cœur de la cité des hommes pour les acheminer, du temps vers l’éternité, la Cité de Dieu.Aussi, à la question posée – Rome est-elle au centre du monde? –, je réponds sans hésiter: oui pour le conduire à Dieu. Notes1 Paul Poupard, La charité de Lacordaire, homme d’Église, dans La Vie Spirituelle, nov. 1961, p. 530-543, repris dans XXe siècle, siècle de grâces, Paris, Ed. S.O.S., 1982, p. 111-128.2 Paul Poupard, Rome-Pèlerinage, nouvelle édition mise à jour pour l’Année sainte, Paris, D.D.B., 1983.3 Journal romain de l’abbé Louis Bautain (1838), édité par Paul Poupard, Rome, Edizioni di storia e letteratura, coll. Quaderni di cultura francese, sous la direction de la Fondation Primoli. 1964, p. 6-7. 4 Cf. Paul Poupard, Le Concile Vatican II, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je?, 1983, p. 105-112. 5 Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues. Présentation de Jacques Loew, Éd. Du Seuil, Paris, 1966, p. 138-139.

ENZO BIANCHI POUR LA FÊTE DE PIERRE ET PAUL

27 juin, 2014

http://rouen.catholique.fr/spip.php?article1818

ENZO BIANCHI POUR LA FÊTE DE PIERRE ET PAUL

La solennité des saints Pierre et Paul réunit, dans une unique célébration, Pierre, le premier disciple à avoir été appelé selon les récits synoptiques, le premier des douze apôtres, et Paul, qui n’a pas été disciple de Jésus, ni ne fit partie du groupe des Douze, mais que l’Église appelle « l’Apôtre » : l’envoyé par excellence, bien que ce titre, que lui-même se donne, ne lui soit jamais reconnu dans les Actes des apôtres. Cette fête, déjà attestée dans le plus ancien calendrier liturgique qui nous soit parvenu, la Depositio marthyrum, du IIIe siècle, met en commun deux apôtres de Jésus morts à Rome en des temps différents, mais l’un et l’autre martyrs, victimes des persécutions contre les chrétiens : deux vies offertes en libation à cause de Jésus et de l’Évangile.
Les deux apôtres sont ainsi réunis dans la célébration liturgique, après que leurs vies terrestres les ont vus plutôt s’opposer l’un à l’autre : leur communion, parce que vécue dans la parresia, la franchise évangélique, n’a pas toujours été facile, et a même souvent été laborieuse. Le bas-relief en calcaire conservé à Aquilée, tout comme l’iconographie traditionnelle qui représente leur accolade, cherche à exprimer précisément cette communion au prix fort, qui a garanti à chacun des deux de mener à terme son œuvre comme fondement de l’Église de Rome, le lieu où leur course prit fin, le lieu qui les vit l’un et l’autre martyrs à l’époque de Néron, mis à mort pour le même motif.
Pierre est parmi les premiers hommes que Jésus a appelés : un pêcheur de Bethsaïda, sur le lac de Tibériade, un homme qui n’a certainement pas accordé beaucoup de temps à la formation intellectuelle et qui vivait sa foi surtout dans le culte synagogal du sabbat puis, après avoir été appelé par Jésus, à travers l’enseignement de ce maître qui parlait comme personne d’autre avant lui. Homme généreux et impulsif, Pierre suivit Jésus en répondant avec élan à la vocation, mais il restait toutefois inconstant, victime facile de la peur, capable même de lâcheté, au point de méconnaître celui qu’il suivait comme disciple.
Toujours proche de Jésus, il apparaît comme le représentant des autres disciples, parmi lesquels il occupait une position prééminente : on ne pourrait pas parler de la vie de Jésus sans mentionner Pierre, qui osa, le premier, confesser avec audace que Jésus est le Messie (voir Mt 16,16). Quand les disciples, tout comme une grande partie de la foule, se demandaient si Jésus était un prophète ou s’il était même « le » prophète des temps derniers, s’il était le Messie, l’Oint du Seigneur, ce fut Pierre, sollicité par Jésus, qui confessa la foi : les quatre évangiles rapportent chacun différemment les mots utilisés, mais ils attestent tous la priorité de Pierre à reconnaître la vraie identité de Jésus. Toutefois Pierre fit cette confession non pas comme « porte-parole » des Douze, mais animé par une force intérieure, par une révélation qui ne pouvait lui venir que de Dieu. Croire que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu, n’était pas possible en ne faisant qu’analyser et interpréter l’accomplissement éventuel des Écritures : c’est Dieu lui-même, le Père qui est dans les cieux, qui révéla à Pierre l’identité de Jésus (voir Mt 16,17). Ainsi Jésus a-t-il reconnu dans son disciple Simon une « roche », Céphas, une pierre, sur la foi duquel la communauté, l’Église pouvait trouver son fondement.
Pierre, que Jésus appelle le « bienheureux », qu’il déclare roche solide capable de confirmer la foi de ses frères, ne sera pas exempt d’erreurs, de chutes, d’infidélités à son Seigneur. Immédiatement après la confession de foi que l’on vient de rappeler, il manifestera sa manière trop mondaine de comprendre le chemin de passion de Jésus, à tel point que ce dernier l’appellera « Satan » (Mt 16,23). Puis, à la fin de la vie terrestre de Jésus, Pierre déclarera bien trois fois qu’il ne l’a jamais rencontré : la peur et la volonté de se sauver soi-même le conduiront à déclarer avec force « ne pas connaître » (Mt 26,70.72.74) ce Jésus dont il avait reçu la connaissance par Dieu même ! Jésus, qui l’avait assuré de sa prière pour que sa foi ne défaille pas, après la Résurrection, le reconfirmera à sa place, en lui demandant toutefois, lui aussi par trois fois, de lui attester son amour : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » (Jn 21,15.16.17.) Touché au vif par cette question, Pierre deviendra l’apôtre de Jésus, le pasteur de ses premières brebis à Jérusalem, puis parmi les communautés judaïques en Palestine, à Antioche ensuite et enfin à Rome, où il déposera la vie à son tour, à l’exemple de son Maître et Seigneur. Et à Rome, Pierre retrouvera aussi Paul : nous ne savons pas si cela se fit dans le quotidien du témoignage chrétien, mais dans tous les cas à travers le signe éloquent du martyre.
Paul, « l’autre », l’apôtre différent, a été placé à côté de Pierre dans son altérité, comme pour garantir dès les premiers pas que l’Église chrétienne est toujours plurielle et qu’elle se nourrit de diversité. Juif de la diaspora, originaire de Tarse, la capitale de la Cilicie, monté à Jérusalem pour devenir scribe et rabbi dans le sillage de Gamaliel, l’un des maîtres les plus fameux de la tradition rabbinique, Paul était un pharisien, expert zélé de la loi de Moïse, qui n’a connu ni Jésus ni ses premiers disciples, mais qui se distingua par son opposition et sa persécution envers le mouvement chrétien naissant. Paul se définit comme un « avorton » (1 Co 15, 8) par rapport aux autres apôtres qui avaient vu le Seigneur Jésus ressuscité, mais il demandait à être reconnu comme envoyé, serviteur, apôtre de Jésus Christ au même titre qu’eux, parce qu’il avait mis sa vie au service de l’Évangile, il s’était fait l’imitateur du Christ jusque dans ses souffrances, il s’était dépensé en voyages apostoliques dans toute la Méditerranée orientale, il était habité par une sollicitude pour toutes les Églises de Dieu. Sa passion, son intelligence, son engagement à annoncer le Seigneur Jésus transparaissent dans toutes ses lettres et les Actes des apôtres en donnent également un témoignage sincère. C’est lui « l’apôtre des gentils », comme il se définit lui-même, alors que Pierre est « l’apôtre des circoncis » (Ga 2,8).
Pierre et Paul, l’un et l’autre disciples et apôtres du Christ, et pourtant si différents : Pierre, un pauvre pêcheur, Paul, un intellectuel rigoureux ; Pierre, un Juif palestinien venu d’un obscur village, Paul, un Juif de la diaspora et citoyen romain ; Pierre, lent à comprendre et à œuvrer en conséquence, Paul, consumé par l’urgence eschatologique… Voilà deux apôtres qui ont eu des styles différents, qui ont servi le Seigneur selon des modalités très diverses, qui ont vécu l’Église de manière parfois dialectique pour ne pas dire opposée, mais l’un et l’autre ont cherché à suivre le Seigneur et sa volonté, et ensemble, grâce à leur diversité précisément, ils ont su donner un visage à la mission chrétienne et un fondement à l’Église de Rome, qui préside dans la charité. Il est juste alors de célébrer leur mémoire ensemble, car c’est la mémoire de l’unité dans la diversité, de deux vies offertes par amour pour le même Seigneur, d’une charité vécue dans l’attente du retour du Christ.

Source : Enzo Bianchi : « Donner sens au temps, Les grandes fêtes chrétiennes », p. 127-132 Éditions Bayard, 2004.

LA VISITE DE BARTHOLOMEOS Ier À ROME – FÊTE DES SAINTS APÔTRES PIERRE ET PAUL (2004) -

25 juin, 2014

http://www.30giorni.it/articoli_id_4022_l4.htm

LA VISITE DE BARTHOLOMEOS Ier À ROME – FÊTE DES SAINTS APÔTRES PIERRE ET PAUL (2004) -

L’unité que nous souhaitons voir de nos yeux durant notre vie sur terre

Le Patriarche œcuménique de Constantinople a défini, dès son premier discours du 29 juin, les bases de cette unité que les Églises doivent demander «fixant les yeux sur Jésus, le chef de notre foi qui la mène à la perfection, sans lequel nous ne pouvons rien faire»

par Gianni Valente

«C’est avec des sentiments mêlés de tristesse et de joie que nous venons à vous en ce jour important de la fête des saints apôtres Pierre et Paul». L’exorde ambivalent de l’homélie prononcée par Bartholomeos Ier durant la messe du soir du 29 juin sur le parvis de Saint-Pierre, où était réunie une foule de cardinaux et d’archevêques catholiques attendant de recevoir le pallium des mains tremblantes du Pape, représente comme l’emblème de la façon dont s’est déroulée la visite du patriarche œcuménique de Constantinople à l’Église de Rome et à son Évêque, à l’occasion de la fête patronale de la Ville éternelle. Une sincérité sans calcul, peu accoutumée aux schémas préfabriqués des habituelles et vaines courtoisies dans les rapports du monde œcuménique. Une grande loyauté qui lui fait dire: «Tout en nous réjouissant avec vous, nous regrettons que manque ce qui aurait rendu totale notre joie à tous deux à savoir le rétablissement de la pleine communion entre nos Églises».
Bartholomeos connaît bien Rome. Il y a poursuivi ses études pendant quelques années au temps du Concile. C’est la troisième fois qu’il vient dans la Ville sainte en tant que patriarche, mais cette fois-ci sa visite a donné lieu à des attentes particulières. À la suite de la lettre que, le 29 novembre dernier, Bartholomeos avait envoyée au Pape pour manifester l’hostilité de toute l’Orthodoxie à la reconnaissance – dont il était question – du patriarcat pour les catholiques ukrainiens de rite oriental, il était nécessaire de dissiper les malentendus et de mettre fin aux mauvaises humeurs. Il fallait célébrer le réouverture de l’église romaine San Teodoro al Palatino qui a été confiée, sur décision du Pape, pour usage liturgique, aux grecs-orthodoxes de Rome. Et puis tombent cette année des anniversaires importants d’événements liés à l’histoire des rapports entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe: le schisme d’Orient (1054), la quatrième Croisade avec le sac de Constantinople (1204) et l’accolade que se sont donnée à Jérusalem le pape Paul VI et le patriarche Athênagoras (1964), après des siècles d’hostilité entre évêques de la Première et de la Seconde Rome.
Les gestes et les mots de Bartholomeos, dans ses journées romaines, sont passés comme une brise fraîche au milieu des manières obséquieuses et formalistes des représentants de l’Église. Sans s’engager dans les impasses des querelles brûlantes sur le prosélytisme et l’uniatisme (seule une allusion dans la rencontre finale avec des journalistes pour réduire toute la question au zèle «excessif, incompréhensible et inacceptable» de «certains prêtres polonais»), Bartholomeos a défini, dès son premier discours du 29 juin, les bases de cette unité que les Églises doivent demander «fixant les yeux sur Jésus, le chef de notre foi qui la mène à la perfection, sans lequel nous ne pouvons rien faire». Une unité que pourtant», a-t-il dit, «nous souhaitons de tout notre cœur voir de nos yeux durant notre vie sur terre ».
L’accolade de Jean Paul II et du patriarche Bartholomeos Ier sur la place Saint-Pierre, à la fin de la messe dans la solennité des apôtres saint Pierre et saint Paul, le soir du 29 juin
L’accolade de Jean Paul II et du patriarche Bartholomeos Ier sur la place Saint-Pierre, à la fin de la messe dans la solennité des apôtres saint Pierre et saint Paul, le soir du 29 juin

Unité de l’Église et alliances mondaines
Il y a une façon de comprendre l’unité souhaitée entre les Églises qui se fonde sur des catégories et des interprétations «mondaines». Bartholomeos, dans les discours qu’il a prononcés à Rome, a utilisé plusieurs fois cet adjectif pour décrire le modus operandi qui conçoit cette unité comme une «soumission des Églises et de leurs fidèles à un unique schéma administratif» ou comme une «alliance idéologique ou une alliance d’action pour atteindre un but commun», une unité égale «aux unions des États, aux corporations de personnes et de structures avec lesquelles se crée une union d’organisation plus élevée».
Cette conception n’a rien à voir avec «l’expérience qui vient d’une telle communion de chacun avec le Christ que l’unité se fait dans le vécu du Christ». Une unité dans laquelle «on ne cherche pas à niveler les traditions, les usages et les habitudes de tous les fidèles», mais on demande seulement de vivre «la communion dans le vécu de l’incarnation du Logos de Dieu et de la descente de l’Esprit Saint dans l’Église ainsi que dans le vécu commun de l’événement de l’Église comme Corps du Christ». Le seul dialogue intéressant, «le plus important de tous», a lieu à l’intérieur de cet horizon.
Si n’existe pas cette insertion gratuite dans le «vécu du Christ», le risque est que l’on se serve du nom du Christ pour couvrir ses propres prétentions de pouvoir ecclésiastique. «Il est arrivé bien des fois», a expliqué Bartholomeos dans son homélie de la place Saint-Pierre, que «des fidèles, au cours des siècles, aient demandé au Christ d’approuver des œuvres qui n’étaient pas en accord avec son esprit». «On a encore plus souvent», poursuit-il, «attribué au Christ ses propres opinions, son propre enseignement en prétendant que les unes et l’autre étaient l’expression de l’esprit du Christ. De là sont nées des discordes entre les fidèles».
Le patriarche Bartholomeos Ier dépose un bouquet de fleurs sur la tombe de Paul VI, dans les Grottes du Vatican, le matin du 29 juin
Le patriarche Bartholomeos Ier dépose un bouquet de fleurs sur la tombe de Paul VI, dans les Grottes du Vatican, le matin du 29 juin

Défis et gestes concrets
Jean Paul II a lui aussi situé la rencontre avec Bartholomeos dans la perspective historique qui va des déchirures de 1054 et de 1204 au “revirement” de l’accolade entre Athênagoras et Paul VI et à la reprise du dialogue théologique entre les Églises d’Orient et d’Occident. Le matin du 29 juin, dans le discours qu’il a adressé à la délégation venant du Phanar, il s’est arrêté en particulier sur les événements de la IVe croisade, époque où «une armée partie pour récupérer pour la chrétienté la Terre Sainte se dirigea vers Constantinople pour prendre et saccager la ville, versant le sang de nos frères dans la foi». Dans l’homélie qu’il a prononcée durant la messe du soir, il a rappelé la rencontre entre Paul VI et Athênagoras comme «un défi pour nous», rappelant que l’engagement à marcher vers l’unité «pris par l’Église catholique avec le Concile Vatican II est irrévocable». Mais plus que les discours et les homélies, ce sont certains gestes concrets qui ont donné la mesure du peu qui sépare les Églises catholique et orthodoxe. Un peu qui les empêche pourtant de manifester et de vivre dans toutes ses conséquences la pleine communion visible. Des gestes comme le Credo que le Pape et le Patriarche ont récité ensemble en langue grecque, dans la formulation originale nicéo-constantinopolitaine, durant la messe du 29 juin. Ou comme l’hymne à l’apôtre Pierre, entonné par Bartholomeos devant le sépulcre de l’apôtre Pierre, le matin du 29 juin, quand le Patriarche est descendu dans les Grottes du Vatican pour réciter une prière et déposer un bouquet de fleurs sur la tombe de Paul VI.
L’Orthodoxie dans le cœur de Rome
Les Turcs appellent la résidence de Bartholomeos sur la Corne d’Or, à Istanbul, Rum Patrikhanesi, Patriarcat “Romain”. Dans le jargon local, le Patriarcat et sa cour sont aujourd’hui encore les Rum, les “Romains”, autrement dit les descendants de la tradition byzantine, laquelle se considérait comme l’héritière exclusive de la civilisation romaine impériale. Mis à part sa visite au Vatican, les trajets accomplis par Bartholomeos durant ses journées romaines ont tous été compris dans le triangle formé par le Capitole, le Palatin et l’île Tibérine, au cœur de Rome. Trajets qui ont consolidé le lien qui unit le patriarcat œcuménique à la réalité ecclésiale et civile de la Ville éternelle.
Dans l’après-midi du 30 juin, le Patriarche et toute la délégation (dont faisaient partie le métropolite Chrysostome d’Ephèse, Jean de Pergame et Gennadios de l’archidiocèse d’Italie) ont été accueillis par le maire de Rome, Walter Veltroni, dans la Salle des Drapeaux, au Capitole. Recevant la décoration de la Louve de Rome, Bartholomeos a souligné que «c’est l’idée de la réconciliation et de la collaboration entre les peuples européens qui a fait naître justement, ici, à Rome, l’Union européenne». Il a encore rendu hommage à la Cité éternelle, en tant que point concret de fusion des trois éléments constitutifs de la civilisation européenne: «La démocratie, la philosophie, l’art», a-t-il dit, «sont issus de l’ancien esprit grec. La suprématie du droit, l’organisation de l’État, la paix comme effet de la domination sur le monde expriment le réalisme de l’esprit romain. Le respect du faible, de la femme, de l’enfant, la diffusion de la charité, l’adoucissement de la cruauté et la clémence sociale expriment l’esprit chrétien […]. Souhaitons que l’esprit chrétien, partant de Rome, la ville qui cultive et mêle depuis des siècles les principes de ces trois civilisations, imprègne de son parfum la vie de tous les habitants de l’Europe».
La rencontre avec le maire Walter Veltroni , au Capitole, l’après-midi du 30 juin
La rencontre avec le maire Walter Veltroni , au Capitole, l’après-midi du 30 juin
La rencontre de la délégation patriarcale avec la Communauté de Sant’Egidio, qui s’est déroulée dans l’église san Bartolomeo, sur l’Île Tibérine, a confirmé les liens d’amitié qui existent depuis longtemps entre le Patriarche et le groupe ecclésial romain. Bartholomeos a loué les membres de la communauté «de poursuivre le dialogue interreligieux dans un esprit de paix», à un moment où des «heurts réciproques survenus au nom de la religion, ont répandu parmi les hommes l’idée erronée que la haine et l’extrémisme religieux plaisent à Dieu». Une idée qui attribue ainsi à Dieu un reniement pervers «de sa sagesse et de son amour, c’est-à-dire de lui-même».
Le matin du 1er juillet, les progrès accomplis par les Églises de la Première et de la Seconde Rome sur la voie de la pleine communion se sont manifestés de façon stable et concrète par la remise de l’église San Teodoro Tirone al Palatino (dédiée au martyr du même nom), qui a été confiée par le diocèse de Rome, sur décision de son Évêque, à l’archidiocèse orthodoxe d’Italie et qui est destinée à devenir la paroisse romaine des orthodoxes de langue grecque. Une église à plan circulaire, lieu de culte dès le VIe siècle, restaurée dans les deux dernières années selon les exigences de la liturgie byzantine, aux frais de Mme Fotini Livanos, qui appartient à une riche famille d’armateurs grecs. C’est dans cette église que Bartholomeos a présidé, pendant plus de deux heures, le thyranixion, célébration solennelle d’inauguration de l’usage liturgique de la part de la communauté grecque-orthodoxe, en présence de nombreux ecclésiastiques catholiques dont le cardinal vicaire Camillo Ruini, le cardinal Walter Kasper et l’archevêque substitut de la Secrétairerie d’État, Leonardo Sandri. Dans la petite église, avant-poste orthodoxe dans le cœur de l’aire archéologique de Rome, Bartholomeos a exprimé sa gratitude au Pape et à ses collaborateurs et a situé la concession de l’usage de l’«ancien temple» dans la perspective souhaitée de «l’accord qui plaît à Dieu sur les points importants, accord qui portera à l’union sacramentelle désirée».

Rendez-vous à Istanbul (via Ankara?)
L’annonce-surprise, Bartholomeos la réserve pour les dernières heures de son séjour romain. Après avoir été reçu par le Pape pour le déjeuner d’adieu et avoir souscrit avec lui la Déclaration conjointe rituelle, le soir du jeudi 1er juillet, il confie à un groupe de journalistes qu’il a profité de cette occasion pour inviter le Pape à Istanbul pour la fête de Saint Andréa, le 30 novembre prochain. «Et comme le Pape», ajoute-t-il, «est un chef d’État, il ira d’abord à Ankara, la capitale, puis il viendra chez nous». Bartholomeos évoque aussi la possibilité que, dans cet hypothétique voyage au Phanar, le Pape puisse rapporter sur la Corne d’Or les précieuses reliques des patriarches saint Jean Chrysostome et saint Grégoire de Naziance qui ont disparu de Constantinople, dans le sac de 1204. «Selon nos recherches», fait savoir Bartholomeos, «elles devraient se trouver à Saint-Pierre. On nous a dit au Vatican que l’on ferait des recherches. Quand elles auront été retrouvées, j’enverrai une lettre pour demander qu’elles nous soient restituées».
L’activisme politico-ecclésial de Bartholomeos (quelques heures avant de voir le Pape, il avait rencontré à Istanbul le président des États-Unis George W. Bush) suscite souvent des réserves dans les milieux ecclésiaux. Le caractère élevé du point de vue doctrinal de ses interventions (et ceux de Rome en sont un exemple) s’accorderait mal, au dire de certains, avec la faiblesse institutionnelle du patriarcat œcuménique qui conserve une juridiction directe sur quelques millions de fidèles, dont quelques milliers seulement sont en Turquie. M. Andrea Riccardi, fondateur de Sant’Egidio, a parlé du patriarcat œcuménique comme d’une «force faible dans le sens indiqué par l’apôtre Paul, qui dit: quand je suis faible, c’est alors que je suis fort». En ce sens, le rôle assumé par Barholomeos dans la partie qui se joue pour l’entrée du pays anatolien dans l’Union européenne est encore plus intéressant.
Dans la rencontre avec les journalistes, le Patriarche a fait l’éloge des pas accomplis par le gouvernement d’Erdogan pour aligner son pays sur les normes législatives européennes («certains députés kurdes ont été libérés, des émissions de télévision en langue kurde ont été créées, la peine de mort, qui est encore en vigueur aux États-Unis, a aussi été abolie»). Il a confié qu’il avait insisté pour que, dans la déclaration commune qu’il a souscrite avec le Pape, il y eût une allusion au dialogue nécessaire entre l’Europe et l’islam, en pensant précisément à la Turquie. Il a aussi annoncé que le gouvernement turc, guidé par des musulmans modérés, avait autorisé la réouverture de l’École de Théologie patriarcale de Halki, l’académie orthodoxe fermée dans les années Soixante-dix par le laïcisme rigide de la législation inspirée de Mustapha Kémal («nous comptons la remettre en fonction à la prochaine rentrée universitaire»).
Une rencontre entre le Pape et Erdogan orchestrée par Bartholomeos, un mois avant le Conseil de l’Europe qui devra se prononcer sur l’épineuse question de l’entrée de la Turquie dans l’Europe (et passer éventuellement outre les nombreuses objections à cette entrée, dont certaines viennent de l’Église et mettent parfois en avant les racines chrétiennes de l’Europe), serait pour le moins un coup magnifique.

 

SAINT MATHIAS, APOTRE – 14 MAI

13 mai, 2014

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/tome01/047.htm

LA LÉGENDE DORÉE

SAINT MATHIAS, APOTRE – 14 MAI

Mathias est un nom hébreu qui signifie donné par Dieu, ou donation du Seigneur, ou humble, petit, car il fut donné par le Seigneur quand il le choisit, et le sépara du monde et en fit un des soixante-douze disciples. Il fut donation du Seigneur quand; ayant été choisi par le sort, il mérita d’être du nombre des apôtres. Il fut petit, car toujours il garda une véritable humilité. Il y a trois sortes d’humilité, dit saint Ambroise : la première d’affliction quand quelqu’un est humilié ; la seconde de considération qui vient de la considération de (315) soi; la troisième de dévotion qui procède de la connaissance du créateur. Saint Mathias eut la première en souffrant le martyre, la seconde en se méprisant lui-même, la troisième en admirant la majesté de Dieu. Mathias vient encore de manu, qui veut dire bon, et thésis, qui signifie placement. De là Mathias, le bon à la place du méchant, savoir de Judas. Sa vie, qu’on lit dans les Eglises, est attribuée à Bède.
Mathias remplaça Judas dans l’apostolat. Mais voyons d’abord en peu de mots la naissance et l’origine de ce Judas le traître. On lit donc dans une histoire (toutefois elle est apocryphe), qu’il y eut à Jérusalem un homme du nom de Ruben, appelé autrement Simon, de la tribu de Dam, ou d’après saint Jérôme, de la tribu d’Issachar, qui eut pour femme. Cyborée. Or; une nuit qu’ils s’étaient mutuellement rendus le devoir, Cyborée s’endormit. et eut un songe dont elle fut effrayée et qu’elle raconta comme il suit à son mari avec sanglots et soupirs : « Il me semblait enfanter un fils souillé de vices qui devait être la cause de la ruine de toute notre nation. » Ruben lui dit : « Tu racontes là une chose affreuse; qu’on ne devrait jamais réciter : et tu as, je pense, été le jouet d’un esprit pithon. » Elle lui répondit : « Si. je m’aperçois que j’ai conçu; et si je mets au monde un fils, il n’y aura certainement pas là d’esprit pithon; dès lors la. révélation devient évidente. ». Or, son temps expiré, elle enfanta un fils ; ses parents furent dans une grande angoisse et réfléchirent sur ce qu’ils feraient de cet enfant; comme ils avaient horreur de le tuer, et qu’ils ne voulaient pas élever le destructeur de leur race, ils le placèrent dans. un panier de jonc qu’ils exposèrent sur la mer, dont les flots le jetèrent sur une île, (316) appelée Scarioth. Judas a donc pris de cette île son nom d’Iscarioth. Or, la reine de ce pays n’avait point , d’enfant. Etant allée se promener sur le bord de la mer, et voyant cette corbeille ballottée par les flots, elle l’ouvrit. En trouvant cet enfant qui était de forme élégante, elle dit avec un soupir : « Oh! que n’ai-je la consolation d’avoir un si grand enfant pour ne pas laisser mon royaume sans successeur! » Elle fit donc nourrir l’enfant en cachette, simula une grossesse; enfin elle déclara mensongèrement avoir mis au monde un fils, et cette grande nouvelle fut répandue par tout le royaume. Le prince fut dans l’ivresse d’avoir un fils et le peuple en conçut une grande joie. L’enfant fut élevé avec une magnificence royale. Mais peu de temps après la reine conçut du roi et elle enfanta un fils à son terme. Les enfants avaient déjà grandi un peu, fort souvent ils jouaient ensemble, et Judas tourmentait l’enfant du roi par de fréquentes taquineries et par des injures, au point de le faire souvent pleurer. Or, la reine, qui le souffrait avec chagrin, et qui savait que Judas ne lui était de rien, le frappait souvent. Mais cela ne corrigea pas Judas de molester l’enfant. Enfin le fait est divulgué et Judas déclaré n’être pas le vrai fils de la reine, mais un enfant trouvé. Après cette découverte, Judas tout honteux tua, sans qu’on le vit, son frère putatif, le fils du roi. Craignant d’être condamné à perdre la tête pour ce crime, il s’enfuit à Jérusalem avec ceux qui étaient soumis au tribut, et se mit au service de la cour de Pilate pour lors gouverneur, et comme qui se ressemble se rassemble, Pilate trouva que Judas lui (317) convenait et conçut pour lui une grande affection. Judas est donc mis à la tête de la cour de Pilate, et tout se fait d’après ses ordres. Un jour que Pilate regardait de son palais dans un verger enclos, il fut pris d’une telle envie d’avoir des pommes qui s’y trouvaient qu’il faillit presque tomber faible. Or, ce jardin appartenait à Ruben, le père de Judas; mais Judas ne connaissait pas son père, ni Ruben ne connaissait son fils, parce que, d’abord, Ruben pensait que son fils avait péri dans la mer; et ensuite que Judas ignorait complètement qui était son père et quelle était sa patrie. Pilate fit donc mander Judas et lui dit : « J’ai un si grand désir de ces fruits que si j’en suis privé j’en mourrai. » Alors Judas s’empressa de sauter dans l’enclos et cueillit des pommes au plus vite. Sur ces entrefaites, arrive Ruben qui trouve Judas cueillant ses pommes. Alors voilà une vive dispute qui s’engage : ils se disent des injures ; après les injures, viennent les coups; et ils se font beaucoup de mal ; enfin Judas frappe Ruben avec une pierre à la jointure du cou, et le tue ; il prend ses pommes et vient racontera Pilate l’accident qui lui est arrivé. C’était au déclin du jour, et la nuit approchait, quand on trouva Ruben mort. On croit qu’il est la victime d’une mort subite. Pilate concéda alors à Judas tous les biens de Ruben ; de plus, il lui, donna pour femme l’épouse de ce même Ruben. Or, un jour que Ciborée poussait de profonds soupirs et que Judas son mari lui demandait avec intérêt ce qui l’agitait, elle répondit : « hélas! je suis la plus misérable des femmes; j’ai noyé mon petit enfant dans la mer et j’ai trouvé mon mari mort avant le temps; (318) mais de plus, voici que Pilate a ajouté malheureusement une douleur à ma douleur, en me faisant marier au milieu de la pins grande tristesse, et en m’unissant à toi contre ma volonté. » Quand elle lui eut raconté tout ce qui avait trait au petit enfant, et que Judas lui eut rapporté tous ses malheurs, il fut reconnu que Judas. avait. épousé sa mère et qu’il avait tué son père. Touché de repentir, il alla, par le conseil de Ciborée, trouver N. S. J.-C. et lui demanda pardon de ses péchés. Jusqu’ici c’est le récit de l’histoire apocryphe qui est laissée à l’appréciation du lecteur, quoiqu’elle soit plutôt à rejeter qu’à admettre. Or, le Seigneur le fit son disciple ; de disciple il l’élut apôtre, et il l’eut en telle confiance et amitié qu’il fit son procureur de celui que peu de temps après il supporta comme traditeur : en effet il portait la bourse et il volait ce qu’on donnait à J.-C. Il fut marri, au temps de la passion du Seigneur, que le parfum, qui valait trois cents deniers, n’eût pas été vendu, pour les pouvoir encore ravir; alors il alla vendre son maître trente deniers, dont un valait dix des deniers courants, et il se compensa ainsi de la perte des trois cents deniers du parfum ; ou bien, d’après le. rapport de quelques personnes, il volait la dixième partie de tout ce qu’on donnait pour J.-C. et. pour la dixième partie qu’il avait perdue du parfum, c’est-à-dire, pour trente deniers, il vendit le Seigneur. Il est vrai que touché de repentir il les rapporta et qu’il alla se pendre avec un lacet, et s’étant pendu il a crevé par le milieu du ventre et toutes ses entrailles se sont répandues; et il ne rejeta rien par la bouche car il n’était pas (319) convenable qu’elle fût souillée d’une façon si ignominieuse après avoir été touchée par la glorieuse bouche de J.-C. Il était encore convenable que les entrailles qui avaient conçu la trahison fussent déchirées et répandues, et que la gorge par où la parole de trahison avait passé fût étranglée avec un lacet. Il mourut en l’air, afin qu’ayant offensé les anges dans le ciel et les hommes sur la terre, il fût placé ailleurs que dans l’habitation des anges et des hommes, et qu’il fût associé avec les démons dans l’air *.
Comme, entre l’Ascension et la Pentecôte, les apôtres étaient réunis dans 1e cénacle, Pierre voyant que le nombre des douze apôtres était diminué, nombre que le Seigneur avait choisi lui-même pour annoncer la Trinité dans lés quatre parties du monde, il se leva au milieu des- frères et dit : « Mes Frères, il faut que nous mettions quelqu’un à la place de Judas, pour qu’il témoigne avec nous de la résurrection de J.-C. qui nous a dit : « Vous me serez des témoins à Jérusalem, en toute la Judée, en Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre; et parce qu’un témoin ne peut rendre témoignage que de ce qu’il a vu, il nous faut choisir un de ces hommes qui ont toujours été avec nous, qui ont vu les miracles du Seigneur, et qui ont ouï sa doctrine. » Et ils présentèrent deux des soixante-douze disciples, Joseph, qui, pour sa sainteté, fut surnommé le Juste; frère de Jacques-Alphée, et Mathias,
* Papias, évêque d’Hyerapolis, disciple de saint Jean, affirme que Judas survécut à sa pendaison; mais que, devenu affreusement hydropique, il fut écrasé par un char ; Théophylacte et Euthyme l’assurent aussi.
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dont on ne fait pas l’éloge; il suffit, en effet, pour le louer, de dire qu’il a été choisi comme apôtre. Et s’étant mis en prières, ils dirent : « Seigneur, vous qui connaissez les coeurs de tous les hommes, montrez lequel de ces deux vous avez choisi pour remplir ce ministère et pour entrer dans l’apostolat que Judas a perdu. » Il les tirèrent au sort et 1e sort tombant sur Mathias, celui-ci fut associé aux onze apôtres. Il faut faire attention, dit saint Jérôme, que l’on ne peut pas se servir de cet exemple pour tirer au sort, car les privilèges dont jouissent quelques personnes ne font pas la loi commune. En outre, dit Bède, jusqu’à la venue de la vérité, il fut permis de se servir des figures, car la véritable hostie fut immolée à la passion, mais elle fut consommée à la Pentecôte, et dans l’élection de saint Mathias, on eut recours au sort pour ne pas déroger à la loi qui ordonnait de chercher par le sort quel serait le grand prêtre. Mais après là Pentecôte;, la vérité ayant été proclamée, les sept diacres furent ordonnés; non par la voie du sort, mais par l’élection des disciples, par la prière des apôtres et par l’imposition des mains. Quel fut le sort qu’on employa? il y a là-dessus deux sentiments parmi les saints Pères. Saint Jérôme. et Bède veulent que ce sort fut de ceux dont il gavait un très fréquent usage sous l’ancienne loi. Mais saint Denys, qui fut le disciple de saint Paul, pense que c’est, chose irréligieuse de penser ainsi ; et il affirme que ce sort ne fut rien autre chose qu’une splendeur et un rayon de la divine lumière qui descendit sur saint Mathias, comme un signé visible indiquant qu’il fallait le prendre pour (321) apôtre. Voici ses paroles dans le livre de la Hiérarchie ecclésiastique : Par rapport au sort divin qui échut du ciel à Mathias, quelques-uns ont avancé, à mon avis, des propositions qui ne sont pas conformes à l’esprit de la religion : Voici mon opinion : « Je crois donc que les Saintes Lettrés ont nommé sort en cet endroit quelque céleste indice par lequel fut manifesté au collège apostolique celui. qu’avait adopté l’élection divine. » Saint Mathias apôtre eut en partage la Judée, où il se livra avec ardeur à la prédication, et où, après. avoir ait beaucoup de miracles, il reposa en paix. On lit dans quelques manuscrits qu’il endura le supplice de la croix, et que c’est après avoir été couronné par ce genre de martyre, qu’il monta au ciel. Son corps a été, dit-on, enseveli à Rome en l’Eglise de Sainte-Marie-Majeure dans une pierre de porphyre; et dans le même lieu, on montre sa tête au peuple. Voici ce qu’on lit dans une légende * conservée à Trèves . Mathias de la tribu de Juda naquit à Bethléem d’une famille illustre. Dans les écoles il apprit en, peu de temps la science de la loi et des prophètes; et comme il avait en horreur la volupté, il triompha, par la maturité de ses mœurs, des séductions de la jeunesse. Il formait son coeur à la vertu, pour devenir apte à concevoir, enclin à la miséricorde; simple dans la prospérité, constant et intrépide dans l’adversité. Il s’attachait à pratiquer ce qu’il avait lui-même commandé, et à
* Cette légende n’est autre que la traduction faite au XIIe siècle des Actes de saint Mathias extraits d’un ouvrage écrit en hébreu et intitulé : Livre des condamnés. Elle est attribuée à saint Euchaire, de Trèves, par le P. Henschénius des Bollandistes.
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prouver par ses oeuvres la doctrine qu’il annonçait. Alors qu’il prêchait en Judée, il rendait la vine aux aveugles, guérissait les lépreux, chassait les démons, restituait aux boiteux le marcher, aux sourds l’ouïe, et la vie aux morts. Ayant été accusé devant le pontife, il se contenta de répondre : « Vous me reprochez des crimes : je n’ai que peu de mots à dire, ce n’est pas un crime d’être chrétien, c’est un titre de gloire. » Le pontife lui dit : « Si on t’accordait un délai, voudrais-tu te repentir ? » Tant s’en faut, répondit-il, que je m’écarte par l’apostasie de la vérité que j’ai une fois trouvée. » Mathias était donc très instruit dans la loi, pur de cour, prudent d’esprit, subtil à résoudre les questions d’Ecriture sainte, prudent dans ses conseils, et habile à parler. Quand il prêchait la parole de Dieu en Judée, il opérait un grand nombre de conversions par ses miracles et ses prodiges. Delà naquit l’envie des juifs qui le traduisirent devant: le Conseil. Alors deux faux témoins qui l’avaient accusé jetèrent sur lui les premières pierres, et le suint demanda qu’on ensevelît ces pierres avec lui pour servir de témoignage contre eux. Pendant qu’on le lapidait, il fut frappé de la hache, selon la coutume des Romains, et après avoir levé les mains au ciel, il rendit l’esprit à Dieu. Cette légende ajoute que son corps fut transféré de Judée à Rome et de Rome à Trèves.
On dit dans une autre légende que quand Mathias vint en Macédoine prêcher la foi de J.-C., on lui donna une potion empoisonnée qui faisait perdre la vue; il la but au nom de J.-C., et il n’en ressentit aucun mal ; et comme on avait aveuglé plus de 250 personnes (323) avec cette potion, il leur rendit la vue à toutes en leur imposant les mains. Le diable cependant leur apparut sous les traits d’un enfant et conseilla de tuer Mathias qui détruisait leur culte : quoique le saint fût resté au milieu d’eux, ils ne le trouvèrent pas même après trois jours de recherche. Mais le troisième jour, il se manifesta à eux et leur dit : « Je suis celui qui a eu les mains liées derrière le dos, auquel on a mis une corde au cou, que l’on à cruellement traité, et qui fut mis eu prison. » Alors furent vus des diables qui grinçaient des dents contre lui, sans le pouvoir approcher. Mais le Seigneur vint le trouver avec une grande lumière, le leva de terre, le débarrassa de ses liens, et lui ouvrit la porte du cachot en le fortifiant par de douces paroles. Il ne fut pas plutôt sorti, qu’il prêcha la parole de Dieu. Comme plusieurs restaient endurcis, il leur dit : « Je vous préviens que vous descendrez vivants en enfer. » Et à l’instant la terre s’entr’ouvrit et les engloutit tous ; les autres se convertirent au Seigneur.

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