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Père Cantalamessa: Tous ceux qu’anime l’esprit de dieu sont fils de Dieu (Rm 8, 14)

24 septembre, 2009

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=291

Tous ceux qu’anime l’esprit de dieu sont fils de Dieu (Rm 8, 14) 
 
2009-03-27- Troisième prédication de Carême

1. Une ère de l’Esprit Saint ?

« Il n’y a donc plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affranchi de la loi du péché et de la mort… Qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas, mais si le Christ est en vous, bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l’Esprit est vie en raison de la justice. Et si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous ».

Ce sont quatre versets du chapitre huit de la Lettre aux Romains sur l’Esprit Saint dans lesquels le nom du Christ résonne six fois. Cette fréquence se maintient dans le reste du chapitre, si nous considérons aussi les fois où l’on se réfère à lui par son pronom ou par le terme Fils. Ce fait est d’importance fondamentale ; il nous dit que pour Paul, l’œuvre de l’Esprit Saint ne se substitue pas à celle du Christ, mais la poursuit, l’accomplit et l’actualise.

Le fait que le nouveau président des Etats-Unis, durant sa campagne électorale, se soit référé par trois fois à Joachim de Flore, a relancé l’intérêt pour la doctrine de ce moine du Moyen-Age. Peu de ceux qui dissertent sur lui, spécialement sur Internet, savent, ou se préoccupent de savoir ce que cet auteur a dit exactement. Toute idée de renouvellement ecclésial ou mondial est mise de manière désinvolte sous son nom, jusqu’à l’idée d’une nouvelle Pentecôte pour l’Eglise, invoquée par Jean XXIII.

Une chose est certaine. Qu’on l’attribue ou non à Joachim de Flore l’idée d’une troisième ère de l’Esprit qui succèderait à celle du Père dans l’Ancien Testament et du Christ dans le Nouveau est fausse et hérétique parce qu’elle attaque le cœur même du dogme trinitaire. L’affirmation de saint Grégoire de Nazianze est bien différente de cela. Celui-ci distingue trois phases dans la révélation de la Trinité : dans l’Ancien Testament, le Père s’est pleinement révélé et le Fils a été promis et annoncé ; dans le Nouveau Testament, le Fils s’est pleinement révélé et a été annoncé et promis par l’Esprit-Saint ; dans le temps de l’Eglise, on connaît finalement pleinement l’Esprit Saint et on jouit de sa présence[1].
Rien que pour avoir cité dans un de mes livres ce texte de saint Grégoire, j’ai fini aussi dans la liste des disciples de Joachim de Flore, mais saint Grégoire parle de l’ordre de la manifestation de l’Esprit, non pas de son être ou de son agir, et dans ce sens, son affirmation exprime une vérité incontestable, accueillie pacifiquement par toute la tradition.

La thèse dite joachimiste est exclue à la racine par Paul et tout le Nouveau Testament. Pour eux, l’Esprit Saint n’est autre que l’Esprit du Christ : objectivement parce qu’il est le fruit de sa Pâque, subjectivement parce que c’est lui qui le répand sur l’Eglise, comme le dira Pierre à la foule le jour de la Pentecôte : « Et maintenant, exalté par la droite de Dieu, il a reçu du Père l’Esprit Saint, objet de la promesse, et l’a répandu. C’est là ce que vous voyez et entendez » (Actes 2, 33). Le temps de l’Esprit est pour cela co-extensif au temps du Christ.

L’Esprit Saint est l’Esprit qui procède premièrement du Père, qui est descendu et s’est « reposé » en plénitude sur Jésus, se situant dans un contexte historique et s’accoutumant en lui, dit saint Irénée, à vivre parmi les hommes, et qui est répandu par lui sur l’humanité dans la Pâque-Pentecôte. La nouvelle preuve de tout cela est justement le cri « Abba » que l’Esprit répète en la personne du croyant (Ga 4, 6) ou enseigne à répéter au croyant (Rm 8, 15). Comment l’Esprit peut-il crier Abba au Père ? Celui-ci n’est pas engendré par le Père, n’est pas son Fils… Il peut le faire, note Augustin, parce qu’il est l’Esprit du Fils et prolonge le cri de Jésus.

2. L’Esprit comme guide dans l’Ecriture

Après cette introduction, j’en viens au verset du chapitre huit de la Lettre aux Romains sur lequel je voudrais aujourd’hui m’arrêter. « Tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (Rm 8,14).
Le thème de l’Esprit Saint-guide n’est pas nouveau dans l’Ecriture. Dans Isaïe, tout le chemin du peuple dans le désert est attribué à la conduite de l’Esprit. « L’Esprit du Seigneur les menait au repos » (Is 63, 14). Jésus lui-même fut « emmené (ductus) au désert par l’Esprit » (Mt 4, 1). Les Actes des Apôtres nous montrent une Eglise qui est, pas à pas, « conduite par l’Esprit ». Ce dessein de saint Luc de faire suivre à l’Evangile les Actes des Apôtres a pour but de montrer comment l’Esprit qui avait guidé Jésus dans sa vie terrestre, guide aujourd’hui l’Eglise, comme Esprit « du Christ ». Pierre va vers Corneille et les païens ? C’est l’Esprit qui le lui ordonne (cf. Ac 10,19 ;11,12) ; à Jérusalem, les apôtres prennent des décisions importantes ? C’est l’Esprit qui les leur a suggéré (15, 28).

La conduite de l’Esprit s’exerce non seulement dans les grandes décisions, mais aussi dans les petites choses. Paul et Timothée veulent prêcher l’Evangile dans la province d’Asie, mais « le Saint Esprit les en empêche » ; ils cherchent à aller vers la Bithynie, mais « l’Esprit de Jésus ne le leur permit pas » (Ac 16, 6 s.). On comprend ensuite le pourquoi de cette conduite si pressante : l’Esprit Saint poussait de cette manière l’Eglise naissante à sortir d’Asie et à se lancer sur un nouveau continent, l’Europe (cf. Ac 16,9).

Pour Jean, la conduite du Paraclet s’exerce surtout dans le domaine de la connaissance. Il est celui qui « introduira » les disciples dans la vérité tout entière (Jn 16, 13) ; son onction « instruit de tout », au point que celui qui la possède n’a pas besoin d’autres maîtres (cf. 1 Jn 2, 27). Paul introduit une nouveauté importante. Pour lui, l’Esprit Saint n’est pas seulement « le maître intérieur » ; il est un principe de vie nouvelle (« tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu ») ; il ne se limite pas à indiquer ce qu’il faut faire, mais il donne aussi la capacité de faire ce qu’il commande.

En cela, la conduite de l’Esprit se différencie essentiellement de celle de la Loi qui permet de voir le bien à accomplir, mais laisse la personne aux prises avec le mal qu’elle ne veut pas (cf. Rm 7, 15 ss.). « Mais si l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la loi », avait précédemment dit l’Apôtre dans la Lettre aux Galates (Ga 5, 18).

Cette vision paulinienne de la conduite de l’Esprit, plus profonde et ontologique (puisqu’elle touche l’être même du croyant) n’exclut pas celle plus commune de maître intérieur, de guide vers la connaissance de la vérité et de la volonté de Dieu, et c’est justement de cela que je voudrais parler ici.
Il s’agit d’un thème qui a été largement développé dans la tradition de l’Eglise. Si Jésus Christ est « le chemin » (odòs) qui conduit au Père (Jn 14, 6), l’Esprit Saint, disaient les Pères, est « le guide sur le chemin » (odegòs)[2]. « Il est l’Esprit, écrit saint Ambroise, notre chef et notre guide (ductor et princeps), qui dirige l’esprit, confirme le sentiment, nous attire là où il veut et tourne nos pas vers le haut »[3]. L’hymne Veni creator recueille cette tradition dans les versets : « Ductore sic te praevio vitemus omne noxium » : sous ta conduite nous éviterons tout mal. Le concile Vatican II s’insère dans cette lignée quand il parle de celle-ci comme du « Peuple de Dieu qui se sait conduit par l’Esprit du Seigneur » [4].

3. L’Esprit guide à travers la conscience

Où s’exerce cette fonction de guide du Paraclet ? Le premier lieu, ou organe, est la conscience. Il existe une relation extrêmement étroite entre conscience et Esprit Saint. Qu’est-ce que cette fameuse « voix de la conscience », sinon une sorte de « répétiteur à distance », à travers lequel l’Esprit Saint parle à chaque homme ? « Ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint », s’exclame saint Paul, à propos de son amour pour ses compatriotes juifs (Rm 9, 1).

A travers cet « organe », l’Esprit Saint guide également en dehors de l’Eglise, il guide tous les hommes. Les païens « montrent la réalité de cette loi inscrite en leur coeur, à preuve le témoignage de leur conscience » (Rm 2, 14 ss.). C’est justement parce que l’Esprit Saint parle en tout être raisonnable par la voix de la conscience, disait saint Maxime le Confesseur, que « nous voyons un grand nombre d’hommes, y compris les barbares et les nomades, se tourner vers une vie honorable et bonne, et dédaigner les lois sauvages qui, depuis les origines, avaient prévalu entre eux »[5].

La conscience est aussi une sorte de loi intérieure, non écrite, différente, et inférieure à celle inscrite dans le cœur du croyant par la grâce, sans toutefois être en désaccord avec elle, puisqu’elle provient de l’Esprit lui-même. Celui qui ne possède que cette loi « inférieure », mais lui obéit, est plus proche de l’Esprit que celui qui possède la loi supérieure qui vient du baptême, mais ne vit pas en accord avec elle.
Chez les croyants, ce guide intérieur de la conscience est comme renforcé et sublimé par l’onction qui « instruit de tout, est véridique, non mensongère » (1 Jn 2, 27), c’est-à-dire qu’elle guide infailliblement, si on l’écoute. C’est en commentant ce texte que saint Augustin a formulé la doctrine de l’Esprit Saint « maître intérieur ». Que veut dire, s’interroge-t-il, « vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne » ?

Serait-ce que chaque chrétien sait déjà tout par lui-même et qu’il n’a pas besoin de lire, de s’instruire, qu’il n’a besoin d’écouter personne ? Mais s’il en était ainsi, dans quel but l’apôtre aurait-il écrit son épître ? La vérité, c’est qu’on a besoin d’entendre des maîtres extérieurs, des prédicateurs extérieurs ; mais aussi, que seul celui auquel l’Esprit Saint parle dans l’intimité de son cœur comprendra ce qu’ils disent et en tirera profit. Voici pourquoi beaucoup entendent la même prédication et le même enseignement, mais tous ne comprennent pas de la même manière[6].

Quelle consolante sécurité que tout cela ! La parole qui a résonné un jour dans l’évangile : « Le Maître est là et il t’appelle » (Jn 11, 28), vaut pour tout chrétien. Ce même maître d’alors, le Christ, qui parle à présent à travers son Esprit, est au-dedans de nous et nous appelle. Saint Cyrille de Jérusalem avait raison de définir l’Esprit Saint « le grand Didascale, c’est-à-dire maître, de l’Eglise »[7].

Dans ce lieu secret et personnel de la conscience, l’Esprit Saint nous instruit par de « bonnes inspirations », ou des « illuminations intérieures » dont tout un chacun a fait l’expérience un jour ou l’autre dans sa vie. Ce sont des incitations à accomplir le bien et éviter le mal, des attractions et inclinations du coeur qui ne s’expliquent pas naturellement, parce qu’elles vont souvent dans la direction opposée à celle que voudrait la nature.

C’est en se fondant sur cette composante éthique de la personne que quelques éminents scientifiques et biologistes contemporains sont parvenus à dépasser la théorie selon laquelle l’être humain serait le résultat accidentel de la sélection des espèces. Si la loi qui régit l’évolution se réduit à la lutte pour la survie du plus fort, comment expliquer certains actes de pur altruisme, voire de sacrifice de soi pour la cause de la vérité et de la justice ?[8]

4. L’Esprit guide à travers le magistère de l’Eglise

Jusqu’ici, nous avons vu que le premier endroit où l’Esprit guide est la conscience. Il en existe un deuxième : l’Eglise. Le témoignage intérieur de l’Esprit Saint doit se conjuguer avec celui extérieur, visible et objectif, qui est le magistère apostolique. Dans l’Apocalypse, à la fin de chacune des sept lettres, nous entendons l’avertissement : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Eglises » (Ap 2, 7 ss.).

L’Esprit parle aussi aux Eglises et aux communautés, pas seulement aux individus. Saint Pierre dans les Actes réunit les deux témoignages – intérieur et extérieur, personnel et public -de l’Esprit Saint. Il a à peine fini de parler aux foules du Christ mis à mort et ressuscité que celles-ci, d’entendre cela, ont le « cœur transpercé » (Ac 2, 37) ; il a prononcé le même discours devant les chefs du Sanhédrin, et ceux-ci ont été furieux ( Ac 4, 8 ss). Même discours, même prédicateur, mais tout autre effet. Pourquoi ? L’explication se trouve dans les paroles que l’Apôtre prononce à cette occasion : « Nous sommes témoins de ces choses, nous et l’Esprit Saint que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent » (Ac 5, 32).
Il faut la conjugaison de deux témoignages pour que la foi puisse naître : celui des Apôtres qui proclament la parole et celui de l’Esprit qui permet de l’accueillir. La même idée est exprimée dans l’évangile de Jean lorsque, parlant de la venue du Paraclet, Jésus dit : « il me rendra témoignage. Mais vous aussi, vous témoignerez » (Jn 15, 26).

Il est également désastreux de prétendre faire abstraction de l’un ou l’autre des deux aspects de l’Esprit Guide. Quand on néglige le témoignage intérieur, on tombe facilement dans le juridisme et l’autoritarisme ; quand on fait abstraction du témoignage extérieur, apostolique, on tombe dans le subjectivisme et dans le fanatisme. Dans l’Antiquité, les gnostiques refusaient le témoignage apostolique, officiel. Contre eux, saint Irénée écrivait ces paroles célèbres :

« C’est à l’Église en effet qu’a été confié le ‘Don de Dieu’ (Jn 4, 10), comme l’avait été le souffle à l’ouvrage modelé …De cet Esprit s’excluent ceux qui refusent d’accourir à l’Eglise….. Devenus étrangers à la vérité, il est fatal qu’ils roulent dans l’erreur et soient ballottés par elle, qu’ils…n’aient jamais de doctrine fermement établie »[9].

Lorsqu’on réduit tout à la seule écoute personnelle, privée, de l’Esprit, on ouvre la voie à un processus inexorable de divisions et subdivisions, parce que chacun croit être dans le vrai, or la division même et la multiplication des dénominations et des sectes, souvent en contradiction sur des points essentiels, sont la preuve que ce ne peut être le même Esprit de vérité qui parle dans toutes, sinon il serait en contradiction avec lui-même.

C’est, on le sait, le danger auquel est surtout exposé le monde protestant, qui a érigé en effet le « témoignage intérieur » de l’Esprit Saint en critère de vérité unique, contre tout témoignage extérieur, ecclésial, qui ne soit pas celui de la seule Parole écrite[10]. Certaines franges extrêmes vont jusqu’à détacher également de la Parole de l’Ecriture l’aspect de guide intérieur de l’Esprit ; on aura alors les divers mouvements d’« enthousiastes » et d’ « illuminés » qui ont ponctué l’histoire de l’Eglise, catholique aussi bien qu’orthodoxe et protestante. Le résultat le plus fréquent de cette tendance, entièrement axée sur le témoignage intérieur de l’Esprit, est qu’insensiblement l’Esprit… perde son E majuscule et se confonde avec le simple esprit humain. C’est ce qui s’est produit avec le rationalisme.
Mais nous devons aussi reconnaître qu’il existe le risque opposé : celui d’absolutiser le témoignage extérieur et public de l’Esprit, en ignorant le témoignage individuel qui s’exerce à travers la conscience éclairée par la grâce. Autrement dit, de réduire la fonction de guide du Paraclet au seul magistère officiel de l’Eglise, en appauvrissant ainsi l’action diversifiée de l’Esprit Saint.

Dans ce cas, c’est l’élément humain, d’organisation et institutionnel qui prévaut facilement ; on favorise la passivité du corps et on ouvre la porte à la marginalisation du laïcat et à la cléricalisation excessive de l’Eglise. Sans compter qu’on peut alors tomber dans le subjectivisme et le sectarisme, en ne retenant de la tradition et du magistère que la partie qui correspond à son propre choix idéologique ou politique.

Comme toujours, dans ce cas aussi, il nous faut retrouver le tout, la synthèse, qui est le critère véritablement « catholique ». L’idéal est une saine harmonie entre l’écoute de ce que me dit l’Esprit, à moi personnellement, et ce qu’il dit à l’Eglise dans son ensemble et, à travers l’Eglise, à chacun d’entre nous.

5. Le discernement dans la vie personnelle

Venons-en maintenant à la conduite de l’Esprit sur le chemin spirituel de chaque croyant. C’est ce que l’on appelle le discernement des esprits. Le premier discernement fondamental des esprits est celui qui permet de distinguer « l’Esprit de Dieu » de « l’esprit du monde » (cf. 1 Co 2, 12). Saint Paul donne un critère de discernement objectif, celui même que Jésus avait donné : le critère des fruits. Les « œuvres de la chair » révèlent qu’un certain désir vient du vieil homme pécheur, « les fruits de l’Esprit » révèlent qu’il vient de l’Esprit (cf. Ga 5, 19-22). « Car la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair » (Ga 5, 17).

Mais parfois ce critère objectif ne suffit pas, car il ne s’agit pas d’un choix entre le bien et le mal mais entre un bien et un autre bien, et il faut voir ce que Dieu veut, dans une circonstance précise. C’est surtout pour répondre à cette exigence que saint Ignace de Loyola a développé sa doctrine sur le discernement. Il invite à regarder avant tout une chose : les dispositions intérieures, les intentions (les « esprits ») qui se trouvent derrière un choix.

Saint Ignace a suggéré des moyens pratiques pour appliquer ces critères[11]. En voici un. Lorsqu’on se trouve en face de deux choix possibles, il est utile de s’arrêter d’abord sur l’un d’eux, comme si c’était le choix que l’on devait faire absolument, et d’y rester pendant un jour, ou plus ; puis de faire le point sur les réactions du cœur face à ce choix : voir s’il procure la paix, s’il est en harmonie avec les autres choix que l’on a faits ; voir si quelque chose au-dedans de nous nous encourage dans cette direction, ou au contraire si cela laisse un voile d’inquiétude… Puis il faut répéter le processus avec la deuxième hypothèse. Le tout dans un climat de prière, d’abandon à la volonté de Dieu, d’ouverture à l’Esprit Saint.
La condition la plus favorable pour un bon discernement est une disposition de fond habituelle à faire de toute façon la volonté de Dieu. Jésus disait : « Mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 5, 30).

Le danger, dans certaines méthodes modernes de conception et de pratique du discernement est d’accentuer les aspects psychologiques au point d’oublier l’agent premier de tout discernement qui est l’Esprit Saint. Il y a une profonde raison théologique à cela. L’Esprit Saint est lui-même la volonté substantielle de Dieu et quand il entre dans une âme « il se manifeste comme la volonté même de Dieu pour celui en qui il se trouve »[12].

Le fruit concret de cette méditation pourrait être une décision renouvelée de s’abandonner en tout et pour tout à la conduite intérieure de l’Esprit Saint, comme pour une sorte de « direction spirituelle ». Il est écrit que « lorsque la nuée s’élevait au-dessus de la Demeure, les Israélites se mettaient en marche. Si la nuée ne s’élevait pas, ils ne se mettaient pas en marche » (Ex 40, 36-37). Nous non plus, nous ne devons rien entreprendre si ce n’est pas l’Esprit Saint, dont la nuée était la représentation, selon la tradition, qui nous a poussés, et si nous ne l’avons pas consulté avant toute action.

Nous en avons un exemple particulièrement clair dans la vie de Jésus lui-même. Il n’a jamais rien entrepris sans l’Esprit Saint. C’est avec l’Esprit Saint qu’il est allé au désert ; c’est par la puissance de l’Esprit Saint qu’il est revenu et a entamé sa prédication ; c’est « sous l’action de l’Esprit Saint » qu’il a choisi ses apôtres (cf. Ac 1, 2) ; c’est dans l’Esprit qu’il a prié et qu’il s’est offert lui-même au Père (cf. He 9, 14).

Saint Thomas parle de cette conduite intérieure de l’Esprit comme d’une espèce d’ « instinct propre des justes » : « De même que dans la vie corporelle le corps n’est mû que par l’âme qui le vivifie, dans la vie spirituelle, chacun de nos mouvements devrait provenir de l’Esprit Saint »[13]. C’est ainsi qu’agit la « loi de l’Esprit » ; c’est ce que l’Apôtre appelle « se laisser animer par l’Esprit » (cf. Ga 5, 18).

Nous devons nous abandonner à l’Esprit Saint comme les cordes de la harpe s’abandonnent aux doigts de celui qui les bougent. Comme de bons acteurs, nous devons tendre l’oreille à la voix du souffleur caché, pour réciter fidèlement notre rôle sur la scène de la vie. C’est plus facile qu’on ne le pense, car notre souffleur nous parle au-dedans de nous-mêmes, nous enseigne toute chose, nous instruit sur tout. Il suffit parfois d’un simple coup d’œil intérieur, d’un mouvement du cœur, d’une prière. On a écrit ce bel éloge d’un saint évêque du IIe siècle, que je voudrais que l’on puisse attribuer à chacun de nous après la mort : « Au cours de sa vie il a fait toute chose, mû par l’Esprit Saint »[14].

[Traduit de l'italien par ZENIT]

[1] Cf. S. Gregorio Nazianzeno, Discorsi, XXXI, 26 (PG 36, 161 s.).
[2] S. Gregorio Nisseno, Sulla fede (PG 45, 1241C): cf. Ps.-Atanasio, Dialogo contro i Macedoniani, 1, 12 (PG 28, 1308C).
[3] S. Ambrogio, Apologia di David, 15, 73 (CSEL 32,2, p. 348).
[4] Gaudium et spes, 11.
[5] S. Maxime le Confesseur , Chapitres divers, I, 72 (PG 90, 1208D).
[6] Cf. S. Augustin, Sur la première Epître de Jean, 3,13 ; 4,1 (PL 35, 2004 s.).
[7] S. Cyrille de Jérusalem, Catéchèse, XVI, 19.
[8] Cf. F. Collins, The Language of God
[9] S. Ireneo, Contro le eresie, III, 24, 1-2.
[10] Cf. J.-L. Witte, Esprit-Saint et Eglises séparées, in Dict. Spir. 4, 1318-1325.
[11] Cf. S. Ignazio di Loyola, Esercizi spirituali, quarta settimana (ed. BAC, Madrid 1963, pp. 262 ss).
[12] Cf. Guglielmo di St. Thierry, Lo specchio della fede, 61 (SCh 301, p. 128).
[13] S. Tommaso, Sulla lettera ai Galati, c.V, lez.5, n.318; lez. 7, n. 340.
[14] Eusebio di Cesarea, Storia ecclesiastica, V, 24, 5. 

Père Cantalamessa, Homélie pour la Nativité de saint Jean-Baptiste, 2007

24 juin, 2009

Père Cantalamessa, Homélie, du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/omelieView.php?id=100

Y A-T-IL UN SALUT POUR LES ENFANTS MORTS SANS BAPTÊME ? 
 
Nativité de saint Jean-Baptiste
C – 2007-06-24
 
Luc 1, 57-66.80

On célèbre cette année la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste à la place du XIIe dimanche du temps ordinaire. Il s’agit d’une fête très ancienne qui remonte au IVème siècle. Pourquoi la date du 24 juin ? Lorsque l’ange annonça la naissance du Christ à Marie, il lui dit qu’Elizabeth, sa parente, était au sixième mois. Jean-Baptiste devait donc naître six mois avant Jésus et la chronologie était ainsi respectée (la date du 24 au lieu du 25 juin est due à la manière dont calculaient les anciens, non en jour mais en calende, ide, et none). Ces dates ont naturellement une valeur liturgique et symbolique et non historique. Nous ne connaissons ni le jour ni l’année exacte de la naissance de Jésus et par conséquent, pas plus de Jean-Baptiste. Mais que cela change-t-il ? L’important pour la foi est le fait qu’il soit né et non quand il est né.

Le culte de Jean-Baptiste se diffusa rapidement et celui-ci devint l’un des saints auquel sont consacrées le plus d’églises dans le monde. Vingt-trois papes prirent son nom. Au dernier d’entre eux, le pape Jean XXIII, on a appliqué la phrase du quatrième Evangile qui dit du Baptiste : « Il y eut un homme envoyé de Dieu ; son nom était Jean ». Peu de personnes savent que les noms des sept notes de musique (do, ré, mi, fa, sol, la, si, do) ont un lien avec Jean- Baptiste. Elles sont tirées de la première syllabe des sept vers de la première strophe de l’hymne liturgique composé en honneur de Jean-Baptiste.

L’Evangile parle du choix du nom de Jean. Mais ce que disent la première lecture et l’antienne du psaume de la fête est également important. La première lecture, du livre d’Isaïe, dit : « J’étais encore dans le sein maternel quand le Seigneur m’a appelé ; j’étais encore dans les entrailles de ma mère quand il a prononcé mon nom. Il a fait de ma bouche une épée tranchante, il m’a protégé par l’ombre de sa main ; il a fait de moi sa flèche préférée, il m’a serré dans son carquois ». L’antienne du psaume revient sur le fait que Dieu nous connaît depuis le sein maternel : « C’est toi qui as créé mes reins, qui m’as tissé dans le sein de ma mère… J’étais encore inachevé, tu me voyais ».

Nous avons une idée très réductive et juridique de la personne, qui engendre une grande confusion dans le débat sur l’avortement. Il semble qu’un enfant acquière la dignité de personne au moment où les autorités humaines la lui reconnaissent. Pour la Bible, une personne est celle qui est connue de Dieu et que Dieu appelle par son nom ; et Dieu, nous est-il dit, nous connaît depuis le sein maternel, il nous voyait alors que nous étions « encore inachevés », dans le sein maternel. La science nous dit que l’embryon renferme tout l’homme en devenir, projeté dans les plus infimes détails ; la foi ajoute qu’il ne s’agit pas uniquement d’un projet inconscient de la nature mais d’un projet d’amour du Créateur. La mission de Jean-Baptiste est entièrement tracée avant sa naissance : « Toi aussi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut ; car tu marcheras devant le Seigneur, pour lui préparer les voies ».

L’Eglise a estimé que Jean-Baptiste a déjà été sanctifié dans le sein maternel, par la présence du Christ ; c’est pour cette raison qu’elle célèbre la fête de sa naissance. Ceci nous donne l’occasion d’évoquer une question délicate, qui a pris aujourd’hui une importance particulière à cause des millions d’enfants qui, surtout en raison de la diffusion effrayante de l’avortement, meurent sans avoir reçu le baptême. Que dire de ces enfants ? Sont-ils eux aussi d’une certaine manière sanctifiés dans le sein maternel ? Il y a-t-il un salut pour eux ?

Sans hésiter je réponds : bien sûr que le salut existe pour eux. Jésus ressuscité dit également d’eux : « Laissez venir à moi les petits enfants ». L’idée selon laquelle les enfants non baptisés étaient destinés aux Limbes, un lieu intermédiaire dans lequel on ne souffre pas mais dans lequel on ne jouit pas non plus de la vision de Dieu, s’est répandue à partir du Moyen-âge. Mais il s’agit d’une idée qui n’a jamais été définie comme vérité de foi de l’Eglise. Il s’agissait d’une hypothèse des théologiens qu’à la lumière du développement de la conscience chrétienne et de la compréhension des Ecritures, nous ne pouvons plus maintenir.

Cette opinion, que j’exprimai, il y a quelque temps, dans l’un de ces commentaires de l’Evangile, fut l’objet de réactions diverses. Certains exprimèrent de la reconnaissance pour cette prise de position qui leur ôtait un poids sur le cœur, d’autres me reprochèrent de donner trop de poids à la doctrine traditionnelle et de diminuer ainsi l’importance du baptême. La discussion est aujourd’hui close car récemment, la Commission théologique internationale, qui travaille pour la congrégation pour la Doctrine de la foi a publié un document affirmant précisément cela.

Il me semble utile de revenir sur ce thème à la lumière de cet important document pour expliquer certaines des raisons qui ont conduit l’Eglise à tirer cette conclusion. Jésus a institué les sacrements comme moyens ordinaires pour le salut. Ceux-ci sont donc nécessaires et celui qui, alors qu’il peut les recevoir, les refuse contre sa conscience ou les néglige, compromet sérieusement son salut éternel. Mais Dieu ne s’est pas lié à ces moyens. Il peut sauver également à travers des chemins extraordinaires, lorsque la personne, sans aucune faute de sa part, est privée du baptême. Il l’a fait par exemple avec les Saints Innocents, morts eux aussi sans baptême. L’Eglise a toujours admis la possibilité d’un baptême de désir et d’un baptême de sang, et tant de ces enfants ont vraiment connu un baptême de sang, même s’il est de nature différente…

Je ne crois pas que la clarification de l’Eglise encourage l’avortement ; si c’était le cas, ce serait véritablement tragique et il faudrait se préoccuper sérieusement, non pas du salut des enfants non baptisés mais de celui des parents baptisés. Ce serait se moquer de Dieu. Cette déclaration donnera en revanche un peu de soulagement aux croyants qui, comme chacun, s’interrogent, effarés, sur le sort atroce de tant d’enfants dans le monde aujourd’hui.

Revenons maintenant à Jean-Baptiste et à la fête de dimanche. Lorsqu’il annonça à Zacharie la naissance de son fils, l’ange lui dit : « Ta femme Elizabeth t’enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jean. Tu auras joie et allégresse, et beaucoup se réjouiront de sa naissance » (Lc 1, 13-14). Beaucoup en effet se sont réjouis de sa naissance, et vingt siècles plus tard, nous continuons à parler de cet enfant.

Je voudrais faire de ces paroles également un souhait pour tous les pères et les mères qui, comme Elizabeth et Zacharie, vivent le moment de l’attente ou de la naissance d’un enfant : puissiez-vous également éprouver de la joie et de l’allégresse pour l’enfant que Dieu vous a confié et vous réjouir de sa naissance toute votre vie et pour l’éternité ! 

par Père Raniero Cantalamessa: Jusqu’a la mort, et a la mort de la croix

23 avril, 2009

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=305

par Père Raniero Cantalamessa:

Jusqu’a la mort, et a la mort de la croix
 
 
2009-04-10- Prédication du Vendredi Saint 2009 en la Basilique Saint-Pierre

« Christus factus est pro nobis oboediens usque ad amortem, mortem autem crucis » : « Le Christ s’est fait obéissant pour nous jusqu’à la mort. Et à la mort de la croix ». En ce bimillénaire de la naissance de l’apôtre Paul, écoutons encore quelques unes de ses paroles enflammées sur le mystère de la mort du Christ que nous célébrons. Personne ne saurait mieux que lui nous aider à en comprendre le sens et la portée.

Aux Corinthiens, il écrit en guise de manifeste : « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 22-24). La mort du Christ a une portée universelle : « Si un seul est mort pour tous, alors tous sont morts » (2 Co 5, 14). Sa mort a conféré un sens nouveau à la mort de chaque homme et de chaque femme.

Aux yeux de Paul, la croix revêt une dimension cosmique. Sur la croix, le Christ a détruit la barrière de séparation, a réconcilié les hommes avec Dieu et entre eux, en tuant la haine (Ep 2,14-16). Dorénavant, la tradition primitive développera le thème de la croix arbre cosmique qui, avec le bras vertical, unit le Ciel et la terre et, avec le bras horizontal, réconcilie entre eux l’ensemble des peuples du monde. Evénement à la fois cosmique et extrêmement personnel : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Tout homme, écrit l’Apôtre, est « celui-là pour qui le Christ est mort » (Rm 14, 15).

De là naît le sentiment de la croix, non plus comme châtiment, reproche ou sujet d’affliction, mais gloire et fierté du chrétien, c’est-à-dire comme une joyeuse certitude, accompagnée d’une gratitude émue, à laquelle l’homme s’élève dans la foi : « Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ » (Ga 6, 14).

Paul a planté la croix au centre de l’Eglise, tel le grand mât au centre du navire ; il en a fait le fondement, le centre de gravité de tout. Il a fixé pour toujours le cadre de l’annonce chrétienne. Les évangiles, écrits après lui, en suivront le schéma, faisant du récit de la Passion et de la mort du Christ l’élément central vers lequel tout est orienté.

On reste abasourdi devant l’entreprise menée à bien par l’Apôtre. Il est relativement facile pour nous, aujourd’hui, de voir les choses dans cette lumière, après que la croix du Christ, comme disait saint Augustin, ait rempli l’univers et brille à présent sur la couronne des rois[1]. Mais au moment où Paul écrivait, la Croix était encore synonyme de la plus grande ignominie, quelque chose que l’on ne devait même pas mentionner entre gens bien élevés.

Le but de l’année paulinienne n’est pas tant de mieux connaître la pensée de l’Apôtre (ceci, les spécialistes le font depuis toujours, sans compter que la recherche scientifique requiert des périodes plus longues qu’un an) ; c’est plutôt, comme le Saint-Père l’a rappelé à plusieurs reprises, d’apprendre de Paul comment faire face aux défis actuels de la foi.

Un de ces défis ouverts, le plus ouvert peut-être jamais encore lancé, s’est traduit dans un slogan publicitaire écrit sur les bus de Londres et d’autres capitales européennes : « Dieu n’existe probablement pas. Cessez donc de vous inquiéter et profitez de la vie » : There’s probably no God. Now stop worrying and enjoy your life. »

L’élément le plus accrocheur de cette publicité n’est pas tant la prémisse « Dieu n’existe pas », que la conclusion : « Profitez de la vie ! » Le message sous-jacent est que la foi en Dieu empêche de profiter de la vie, qu’elle est ennemie de la joie. Sans la foi, il y aurait davantage de bonheur dans le monde ! Paul nous aide à apporter une réponse à ce défi, en nous expliquant l’origine et le sens de toute souffrance, à partir de celle du Christ.

Pourquoi « fallait-il que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire » ? (Lc 24, 26). Une question, à laquelle on apporte parfois une réponse « faible » et, en un certain sens, rassurante. Le Christ, en révélant la vérité de Dieu, suscite nécessairement l’opposition des forces du mal et des ténèbres et celles-ci, comme cela s’était produit avec les prophètes, conduiront à son refus et à son élimination. « Il fallait que le Christ endurât ces souffrances » aurait donc été compris dans le sens qu’« il était inévitable que le Christ endurât ces souffrances ».

Paul donne une réponse « forte » à cette question. La nécessité n’est pas d’ordre naturel, mais surnaturel. Dans les pays qui ont conservé une foi chrétienne ancienne, on associe presque toujours l’idée de souffrance et de croix à celle de sacrifice et d’expiation : la souffrance, pense-t-on, est nécessaire pour expier le péché et apaiser la justice de Dieu. C’est ce qui a provoqué, à l’époque moderne, le rejet de toute idée de sacrifice offert à Dieu et, pour finir, l’idée même de Dieu.

Il est indéniable que nous, les chrétiens, avons parfois prêté le flanc à cette accusation. Mais il s’agit d’un malentendu qu’une meilleure connaissance de la pensée de Paul a désormais définitivement clarifié. Dieu, écrit-il, a exposé le Christ « comme instrument de propitiation » (Rm 3, 25), mais cette propitiation n’agit pas sur Dieu pour l’apaiser, mais sur le péché pour l’éliminer. « On peut dire que Dieu lui-même, pas l’homme, expie le péché… L’image est davantage celle d’une tache corrosive que l’on enlève, ou la neutralisation d’un virus mortel, que celle d’une colère apaisée par la punition »[2].

Le Christ a donné un contenu radicalement nouveau à l’idée de sacrifice. « Ce n’est plus l’homme qui exerce une influence sur Dieu pour l’apaiser. C’est plutôt Dieu qui agit pour que l’homme renonce à son inimitié contre lui et envers le prochain. Le salut ne commence pas avec la demande de réconciliation de la part de l’homme, mais avec l’exhortation de Dieu lui-même : ‘Laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 5, 20) »[3].

Le fait est que Paul prend le péché au sérieux, il ne le banalise pas. Le péché est, pour lui, la cause principale du malheur des hommes, c’est-à-dire le refus de Dieu, pas Dieu ! Le péché enferme la créature humaine dans le « mensonge » et dans l’« injustice » (Rm 1, 18 ss. ; 3, 23), condamne le cosmos matériel lui-même à la « vanité » et à la « corruption » (Rm 8, 19 ss.) ; il est aussi la cause ultime des maux sociaux qui affligent l’humanité.

On n’en finit pas d’analyser l’actuelle crise économique dans le monde ainsi que ses causes, mais qui ose mettre la hache à la racine et parler de péché ? L’Apôtre définit la cupidité une « idolâtrie » (Col 3, 5) et montre du doigt l’amour démesuré de l’argent comme étant « la racine de tous les maux » (1 Tm 6, 10). Pouvons-nous lui donner tort ? Pourquoi tant de familles sur la paille, de masses de travailleurs sans travail, sinon à cause de la soif insatiable de profit de quelques uns ? L’élite financière et économique mondiale était devenue une locomotive folle emportée dans une course effrénée, sans se soucier du reste du train resté à l’arrêt, à distance sur la voie. Nous marchions tous « à contresens ».

Par sa mort le Christ n’a pas seulement dénoncé et vaincu le péché, il a aussi donné un sens nouveau à la souffrance, y compris à la souffrance qui ne dépend du péché de personne, comme c’est le cas de la souffrance provoquée ces jours derniers dans la région voisine des Abruzzes à cause du terrible tremblement de terre. Il en a fait un instrument de salut, un chemin vers la résurrection et la vie. Son sacrifice agit non pas à travers la mort mais à travers le dépassement de la mort, c’est-à-dire la résurrection. Il a été « livré pour nos fautes » et il est « ressuscité pour notre justification » (Rm 4, 25) : les deux événements sont inséparables dans la pensée de Paul et de l’Eglise.

Il s’agit d’une expérience humaine universelle : dans cette vie, le plaisir et la douleur se succèdent avec la même régularité que l’affaissement et le creux qui avale le naufragé, suit la vague de la mer qui se soulève. « Un je ne sais quoi d’amer – a écrit le poète païen Lucrèce – jaillit du plus profond de chaque plaisir et nous angoisse au cœur des délices »[4]. Le recours à la drogue, l’abus du sexe, la violence homicide, procurent l’ébriété du plaisir sur le moment, mais conduisent à la dissolution morale, et souvent aussi physique, de la personne.

Par sa passion et sa mort, le Christ a renversé le rapport entre plaisir et douleur. « Au lieu de la joie qui lui était proposée, [il] endura une croix » (He 12, 2). Ce n’est plus un plaisir qui se termine dans la souffrance, mais une souffrance qui conduit à la vie et à la joie. Il ne s’agit pas seulement d’une manière différente de se suivre des deux choses ; c’est la joie qui, de cette manière a le dernier mot, non la souffrance, et une joie qui durera éternellement. « Le Christ une fois ressuscité des morts ne meurt plus », « la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui » (Rm 6, 9). Et elle n’exercera plus de pouvoir sur nous non plus.

Ce nouveau rapport entre souffrance et plaisir se reflète dans la manière dont la Bible marque le temps. Dans le calcul humain, le jour commence avec le matin et se termine avec la nuit ; pour la Bible il commence avec la nuit et se termine avec le jour : « Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour », dit le récit de la création (Gn 1, 5). Le fait que Jésus soit mort le soir et ressuscité le matin a une signification. Sans Dieu, la vie est un jour qui se termine par la nuit ; avec Dieu c’est une nuit qui se termine par le jour, et un jour sans coucher du soleil.

Le Christ n’est donc pas venu augmenter la souffrance humaine ou prêcher la résignation à la souffrance ; il est venu lui donner un sens et en annoncer la fin et le dépassement. Le slogan sur les bus de Londres et d’autres villes est lu également par des parents qui ont un enfant malade, par des personnes seules, ou qui ont perdu leur travail, par des exilés qui ont fui les horreurs de la guerre, par des personnes qui ont subi de graves injustices dans la vie… J’essaie d’imaginer leur réaction en lisant ces paroles : « Dieu n’existe probablement pas : profite donc de la vie ! » Et avec quoi ?

La souffrance reste certes un mystère pour tous, spécialement la souffrance des innocents, mais sans la foi en Dieu celle-ci devient immensément plus absurde. On lui enlève même son ultime espérance de rachat. L’athéisme est un luxe que seuls les privilégiés de la vie peuvent se permettre, ceux qui ont tout eu, y compris la possibilité de se consacrer aux études et à la recherche.

Ce n’est pas la seule incohérence de cette trouvaille publicitaire. « Dieu n’existe probablement pas » : il pourrait donc exister, on ne peut pas exclure totalement le fait qu’il existe. Mais cher frère non croyant, si Dieu n’existe pas, moi je n’ai rien perdu ; si en revanche il existe, tu as tout perdu ! On devrait presque remercier ceux qui ont promu cette campagne publicitaire ; elle a servi davantage la cause de Dieu que tant de nos arguments apologétiques. Elle a montré la pauvreté de ses raisons et a contribué à réveiller de nombreuses consciences endormies.

Mais Dieu a un mètre de jugement différent du nôtre et s’il voit de la bonne foi ou une ignorance non coupable, il sauve aussi celui qui l’a combattu avec acharnement au cours de sa vie. Nous les croyants devons nous préparer à des surprises dans ce domaine. « Combien de brebis il y a à l’extérieur de la bergerie, s’exclame saint Augustin, et combien de loups à l’intérieur ! » « Quam multae oves foris, quam multi lupi intus ! »[5].

Dieu est capable de faire de ceux qui le nient de la manière la plus acharnée, ses apôtres les plus passionnés. Paul en est la preuve. Qu’avait fait Saul de Tarse pour mériter cette rencontre extraordinaire avec le Christ ? Qu’avait-il cru, espéré, souffert ? A lui s’applique ce que saint Augustin disait de tout choix divin : « Cherche le mérite, cherche la justice, réfléchis et vois si tu trouves autre chose que de la grâce »[6]. C’est ainsi qu’il explique son propre appel : « je ne mérite pas d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise de Dieu. C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis » (1 Co 15, 9-10).

La croix du Christ est motif d’espérance pour tous et l’année paulinienne une occasion de grâce aussi pour celui qui ne croit pas et est en recherche. Il y a une chose qui parle en leur faveur devant Dieu : la souffrance ! Comme le reste de l’humanité, les athées souffrent aussi dans la vie, et depuis que le Fils de Dieu l’a prise sur soi, la souffrance a un pouvoir de rédemption presque sacramentel. C’est un canal, écrivait Jean-Paul II dans la lettre apostolique « Salvifici doloris »[7], à travers lequel les énergies salvifiques de la croix du Christ sont offertes à l’humanité.

L’invitation à prier « pour ceux qui ne croient pas en Dieu » sera suivie tout à l’heure par une prière touchante, en latin, qui dit : « Dieu éternel et tout puissant, tu as mis dans le cœur des hommes une nostalgie de toi tellement profonde, qu’ils ne sont en paix que lorsqu’ils te trouvent : fais qu’au-delà de tout obstacle, tous reconnaissent les signes de ta bonté et, encouragés par le témoignage de notre vie, qu’ils aient la joie de croire en toi, unique vrai Dieu et Père de tous les hommes. Par le Christ notre Seigneur ».

Traduit de l’italien par ZENIT

[1] S. Augustin, Enarr. in Psaumes, 54, 12 (PL 36, 637).
[2] J. Dunn, La teologia dell’apostolo Paolo, Paideia, Brescia 1999, p. 227.
[3] G. Theissen – A. Merz, Il Gesù storico. Un manuale, Queriniana, Brescia 20032, p. 573.
[4] Lucrèce, De rerum natura, IV, 1129 s.
[5] S. Augustin, In Ioh. Evang. 45,12.
[6] S. Agostino, La predestinazione dei santi 15, 30 (PL 44, 981).
[7] Cf. Lettre apostolique “Salvifici doloris”, 23.

Quatrième prédication de Carême du P. Cantalamessa

4 avril, 2009

du site:

http://www.zenit.org/article-20649?l=french

Quatrième prédication de Carême du P. Cantalamessa

Texte intégral

ROME, Vendredi 3 avril 2009 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la quatrième prédication de Carême que le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, a prononcée ce vendredi matin, en présence du pape Benoît XVI et de membres de la curie romaine, dans la chapelle « Redemptoris Mater », au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Quatrième prédication de Carême

« Nous-mêmes qui possédons les prémices de l’esprit,

nous gémissons nous aussi dans l’attente » (Rm 8, 23)

L’Esprit Saint âme de l’eschatologie chrétienne

1. L’Esprit de la promesse

Ecoutons le passage de Romains 8 sur lequel nous voulons méditer :

« Nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance. Et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance » (Rm 8, 23-25).

La même tension entre promesse et accomplissement que l’on note, dans l’Ecriture, à propos de la personne du Christ, est perceptible aussi à propos de la personne de l’Esprit Saint. De même que Jésus a été d’abord promis dans les Ecritures, puis manifesté selon la chair, et enfin attendu dans son retour final, ainsi l’Esprit, autrefois « promis par le Père », a été donné à la Pentecôte et, maintenant, est de nouveau attendu et invoqué « en des gémissements ineffables » par l’homme et par la création toute entière qui, en ayant goûté les prémices, attendent la plénitude de son don.

Dans cet espace-temps qui s’étend de la Pentecôte à la Parousie, l’Esprit est la force qui nous pousse en avant, qui nous maintient en état de marche, nous empêche de nous laisser aller et de devenir un peuple « sédentaire », qui nous fait chanter avec un sentiment nouveau les « Cantiques des Ascensions » : « Quelle joie quand on m’a dit : Nous irons à la maison du Seigneur ! ». Il est celui qui donne de l’élan et, en quelque sorte, donne des ailes à notre espérance ; bien plus, il est le principe même, l’âme de notre espérance.

Dans le Nouveau Testament, deux auteurs nous parlent de l’Esprit comme d’une « promesse » : Luc et Paul ; mais, nous le verrons, avec une différence importante. Dans l’Evangile de Luc et dans les Actes, c’est Jésus lui-même qui parle de l’Esprit comme étant « la promesse du Père ». « Et voici que moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis » ; « Au cours d’un repas qu’il partageait avec eux, il leur enjoignit de ne pas s’éloigner de Jérusalem, mais d’y attendre ce que le Père avait promis, ce que, dit-il, vous avez entendu de ma bouche : Jean, lui, a baptisé avec de l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu de jours » (Ac 1, 4-5).

A quoi se réfère Jésus lorsqu’il parle de l’Esprit Saint comme de la promesse du Père ? Où donc le Père a-t-il fait cette promesse ? Tout l’Ancien Testament, peut-on dire, est une promesse de l’Esprit. L’oeuvre du Messie est constamment présentée comme culminant dans une nouvelle effusion universelle de l’Esprit de Dieu sur la terre. La comparaison avec ce que dit Pierre le jour de la Pentecôte, montre que Luc songe, en particulier, à la prophétie de Joël : « Il se fera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair » (Ac 2,17).

Mais pas seulement à celle-là. Comment ne pas penser aussi à ce qu’on peut lire dans d’autres prophètes ? : « jusqu’à ce que se répande sur nous l’Esprit d’en haut » (Is 32, 15). « Je répandrai mon Esprit sur ta race » (Is 44, 3). « Je mettrai mon Esprit en vous » (Ez 36, 27).

Quant au contenu de la promesse, Luc met l’accent, comme il en a l’habitude, sur l’aspect charismatique du don de l’Esprit, notamment la prophétie. La promesse du Père est
« la puissance d’en haut » qui rendra les disciples capables de porter le salut jusqu’aux extrémités de la terre. Mais Luc n’ignore pas les aspects plus profonds, sanctifiants et salvifiques, de l’action de l’Esprit, tels que la rémission des péchés, le don d’une loi nouvelle et d’une nouvelle alliance, comme il ressort du rapprochement qu’il opère entre le Sinaï et la Pentecôte. La phrase de Pierre : « c’est pour vous qu’est la promesse » (Ac 2, 39), fait référence à la promesse du salut, pas seulement de la prophétie ou de quelques charismes.

2. L’Esprit prémices et arrhes

En passant de Luc à Paul, on entre dans une perspective nouvelle, beaucoup plus profonde au plan théologique. L’apôtre énumère divers objets de la promesse : la justification, la filiation divine, l’héritage ; mais celui qui résume tout, l’objet par excellence de la promesse est précisément l’Esprit Saint, qu’il appelle tantôt la « promesse de l’Esprit » (Ga 3, 14), tantôt l’« Esprit de la promesse » (Ep 1,13)[1]

Ce sont deux idées nouvelles qui sont introduites par l’Apôtre dans le concept de promesse. La première est que la promesse de Dieu ne dépend pas de l’observance de la loi, mais de la foi, et donc de la grâce. Dieu ne promet pas l’Esprit à celui qui observe la loi, mais à celui qui croit au Christ : « Est-ce pour avoir pratiqué la Loi que vous avez reçu l’Esprit, ou pour avoir cru à la prédication ? » « Car si on hérite en vertu de la Loi, ce n’est plus en vertu de la promesse » (Ga 3, 2.18).

C’est précisément à travers le concept de promesse que la théologie de l’Esprit Saint est raccordée, chez Paul, au reste de sa pensée et en devient la démonstration concrète. Les chrétiens le savent bien : c’est à la suite de la prédication de l’évangile qu’ils ont fait l’expérience nouvelle de l’Esprit, non pas pour s’être mis à observer la loi plus fidèlement que d’habitude.

La seconde nouveauté est, en un certain sens, déconcertante. Comme si Paul voulait tuer dans l’œuf toute tentation d’« enthousiasme », en déclarant que la promesse n’est pas encore accomplie, du moins pas entièrement ! Deux concepts appliqués à l’Esprit Saint sont, à ce propos, révélateurs : prémices (aparchè) et arrhes (arrabôn). Le premier est présent dans notre texte de Romains 8, le second dans la Deuxième Epître aux Corinthiens. « Nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 23). « Et Celui qui nous affermit avec vous dans le Christ et qui nous a donné l’onction, c’est Dieu. Lui qui nous a aussi marqués d’un sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l’Esprit » (2 Co 1, 21-22). « Et Celui qui nous a faits pour cela même, c’est Dieu, qui nous a donné les arrhes de l’Esprit » (2 Co 5, 5).

Que veut nous dire par là l’Apôtre ? Que l’accomplissement survenu en Christ n’a pas épuisé la promesse. Nous, dit-il, dans un contraste saisissant, « possédons… en attendant », nous possédons, et nous attendons. C’est justement parce que ce que nous possédons n’est pas encore la plénitude, mais seulement des prémices, une anticipation, que l’espérance naît en nous. Ou plutôt, le désir, l’attente, l’aspiration se font encore plus intenses qu’auparavant parce que, maintenant, nous savons ce qu’est l’Esprit. Sur la flamme du désir humain, la venue de l’Esprit à la Pentecôte a en quelque sorte rajouté du combustible.

Exactement comme pour le Christ. Sa venue a accompli toutes les promesses, mais n’a pas mis fin à l’attente. L’attente est relancée, sous forme d’attente de son Retour dans la gloire. La désignation « promesse du Père » place l’Esprit Saint au coeur même de l’eschatologie chrétienne. On ne peut donc qu’émettre des réserves quant à l’affirmation de certains spécialistes, selon laquelle « dans la conception des juifs chrétiens, l’Esprit était principalement la force du monde futur, dans celle des chrétiens hellénistiques il est la force du monde supérieur ». Paul démontre que les deux conceptions ne s’opposent pas nécessairement, mais peuvent au contraire coexister. En lui l’Esprit est, dans le même temps, réalité du monde supérieur, divin, et force du monde à venir.

Dans le passage des prémices à la plénitude, les premières ne seront pas jetées pour faire place à la deuxième, c’est plutôt qu’elles-mêmes deviendront plénitude. Autrement dit, nous conserverons ce que nous possédons déjà et nous acquerrons ce que nous n’avons pas encore. Ce sera l’Esprit lui-même qui se répandra en plénitude.

Le principe théologique « la grâce est le commencement de la gloire », appliqué à l’Esprit Saint, signifie que les prémices sont le début de l’accomplissement, le début de la gloire, une partie de celle-ci. Il ne faut pas, dans ce cas, traduire arrabôn par « gage » (pignus), mais uniquement par arrhes (arra). Le gage n’est pas un début de paiement, mais une chose qui est donnée dans l’attente du paiement. Une fois le paiement effectué, on rend le gage. Il n’en est pas de même pour les arrhes. Elles ne sont pas rendues au moment du paiement, mais complétées. Elles font déjà partie du paiement. « Si Dieu nous a donné comme un gage l’amour par l’opération de son Esprit, ne nous ôtera-t-il pas ce gage lorsque la réalité entière nous sera donnée ? Nullement. Il complètera plutôt ce qu’il a déjà donné »[2].

L’amour de Dieu dont nous avons un avant-goût ici-bas, grâce aux « arrhes de l’Esprit », est donc de la même qualité que celui que nous goûterons dans la vie éternelle, mais n’a pas la même intensité. Il en va de même pour la possession de l’Esprit Saint.

Une transformation profonde est intervenue, on le voit, dans la signification de la fête de la Pentecôte. A l’origine, la Pentecôte était la fête des prémices[3], c’est-à-dire le jour où l’on offrait à Dieu les prémices de la moisson. Elle est encore aujourd’hui la fête des prémices, mais des prémices que Dieu offre à l’humanité, dans son Esprit. Les rôles du donateur et du bénéficiaire sont inversés, en parfait accord avec ce qui se produit, dans tous les domaines, dans le passage de la loi à la grâce, du salut en tant qu’œuvre de l’homme au salut comme don gratuit de Dieu.

Voici pourquoi l’interprétation de la Pentecôte, fête des prémices, curieusement, n’a pour ainsi dire pas eu d’équivalent dans le contexte chrétien. Saint Irénée a bien fait une tentative en ce sens, en déclarant que le jour de la Pentecôte « l’Esprit offrait au Père les prémices de toutes les nations » [4], mais cela n’a eu quasiment aucune suite dans la pensée chrétienne.

3. L’Esprit Saint âme de la Tradition

A la différence de tous les autres aspects de la pneumatologie, l’apport de l’époque patristique, à propos de l’Esprit en tant que promesse, n’a pas été important, et ceci parce que les Pères ont manifesté moins d’intérêt pour la perspective historique et eschatologique que pour la perspective ontologique. Saint Basile a écrit un beau texte sur le rôle de l’Esprit dans la consommation finale : « Egalement au moment de la manifestation attendue du Seigneur du Ciel, l’Esprit Saint ne sera pas absent…Qui peut ignorer à ce point les biens que Dieu prépare pour ceux qui en sont dignes, jusqu’à ne pas comprendre que même la couronne des justes est grâce de l’Esprit Saint »[5]. Mais, si l’on observe attentivement, le saint se borne à dire que l’Esprit Saint aura une part active également dans l’acte final de l’histoire humaine, au moment du passage du temps à l’éternité. Toute réflexion sur ce que l’Esprit Saint accomplit, déjà maintenant, dans le temps, pour pousser l’humanité vers l’accomplissement, est absente. Il manque le sens d’élan de l’Esprit Saint, de force propulsive du peuple de Dieu en chemin vers la patrie.

L’Esprit pousse les croyants à être vigilants et dans l’attente du Retour du Christ, en enseignant à l’Eglise à dire « Viens, Seigneur Jésus » (Ap 22, 20). Lorsque l’Esprit dit Marana-tha avec l’Eglise, c’est comme lorsqu’il dit Abba dans le coeur du croyant : il faut l’entendre dans le sens qu’il fait dire, il se fait la voix de l’Eglise. En effet, le Paraclet ne pourrait pas de lui-même crier Abba, parce qu’il n’est pas le fils du Père ; et il ne pourrait pas crier Marana-tha, « Viens, Seigneur », parce qu’il n’est pas serviteur du Christ, mais « Seigneur », son égal, comme nous le professons dans le Credo.

« Il vous dévoilera les choses à venir », déclare Jésus à propos du Paraclet (Jn 16, 13) : autrement dit, il dévoilera la connaissance du nouvel ordre de choses qui a émergé de la Pâque. L’Esprit Saint est donc le ressort de l’eschatologie chrétienne, celui qui maintient l’Eglise tendue en avant, vers le retour du Seigneur. Et c’est précisément cela que la réflexion biblique et théologique de nos jours a cherché à mettre en lumière. La nouvelle existence suscitée par l’Esprit, écrit Moltmann, est déjà elle-même eschatologique, sans attendre le moment final de la Parousie ; en ce sens qu’elle est le début d’une vie qui ne se manifestera pleinement que lorsque sera établi le mode d’existence déterminé par le seul Esprit, qui n’est plus désormais contrecarré par la chair. L’Esprit n’est pas seulement promesse au sens statique, mais la force de la promesse, celui qui fait percevoir la possibilité de la libération, qui fait sentir à quel point les chaînes sont encore plus lourdes et intolérables, et pousse à les briser[6].

Cette vision paulinienne de l’Esprit Saint comme promesse et comme prémices nous permet de découvrir le véritable sens de la Tradition de l’Eglise. La Tradition n’est pas tout d’abord un ensemble de choses « transmises », elle est, en premier lieu, le principe dynamique de transmission. Mieux, elle est la vie même de l’Eglise : en effet, animée par l’Esprit sous la conduite du Magistère, elle se développe dans la fidélité à Jésus Christ. Saint Irénée écrit que la révélation est « comme un dépôt précieux conservé dans un vase de valeur qui, grâce à l’Esprit de Dieu, rajeunit toujours et fait rajeunir également le vase qui la contient »[7]. Le vase de valeur qui rajeunit avec son contenu est précisément la prédication de l’Eglise et la Tradition.

L’Esprit Saint est donc l’âme de la Tradition. Si on supprime, ou si on oublie, l’Esprit Saint, ce qui reste de celle-ci n’est que lettre morte. Si, comme l’affirme saint Thomas d’Aquin, « sans la grâce intérieure de l’Esprit Saint, même l’Evangile donc serait resté une lettre qui tue », alors que devrions-nous dire de la Tradition ?

La Tradition est donc, il est vrai, une force de constance et de conservation du passé, mais elle est aussi une force d’innovation et de croissance ; elle est à la fois mémoire et anticipation. Elle est comme la vague de la prédication apostolique qui avance et se propage au cours des siècles[8]. La vague ne peut être captée qu’en mouvement. Geler la tradition à un moment donné de l’histoire signifie en faire une « tradition morte », non plus une « tradition vivante » comme l’appelle saint Irénée.

4. L’Esprit Saint nous fait abonder dans l’espérance

Avec son encyclique sur l’espérance, le Saint-Père Benoît XVI nous indique la conséquence pratique qui découle de notre méditation : espérer, espérer toujours, et si nous avons déjà espéré mille fois en vain, recommencer à espérer encore ! L’encyclique (dont le titre « Spe salvi » : « Nous avons été sauvés dans l’espérance », est justement tiré du passage de Paul que nous avons commenté) commence par ces paroles :

« La rédemption nous est offerte en ce sens que nous a été donnée l’espérance, une espérance fiable, en vertu de laquelle nous pouvons affronter notre présent : le présent, même un présent pénible, peut être vécu et accepté s’il conduit vers un terme et si nous pouvons être sûrs de ce terme, si ce terme est si grand qu’il peut justifier les efforts du chemin ».

Une sorte d’équivalence et d’interchangeabilité s’établit entre espérer et être sauvés, comme entre espérer et croire. « La foi, écrit le pape, est espérance », confirmant ainsi, d’un point de vue théologique, l’intuition poétique de Charles Péguy qui commence son poème sur la deuxième vertu par ces paroles : « La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance ».

De même que nous distinguons deux types de foi : la foi crue et la foi croyante (c’est-à-dire les choses auxquelles on croit et l’acte même de croire), nous distinguons deux types d’espérance. Il existe une espérance objective qui indique la chose espérée – l’héritage éternel – et il existe une espérance subjective qui est l’acte même d’espérer cette chose. Cette dernière est une force de propulsion en avant, un élan intérieur, une extension de l’âme, une dilatation vers l’avenir. « Une migration amoureuse de l’esprit vers ce que l’on espère », disait un ancien Père[9].

Paul nous aide à découvrir la relation vitale qui existe entre la vertu théologale de l’espérance et l’Esprit Saint. Il fait remonter chacune des trois vertus théologales à l’action de l’Esprit Saint. Il écrit : « Car pour nous, c’est l’Esprit qui nous fait attendre de la foi les biens qu’espère la justice. En effet, dans le Christ Jésus ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité »[10].

L’Esprit Saint nous apparaît ainsi comme la source et la force de notre vie théologale. C’est grâce à lui, en particulier, que nous pouvons « abonder dans l’espérance ». « Que le Dieu de l’espérance, écrit l’Apôtre un peu plus loin dans la même Lettre aux Romains, vous donne en plénitude dans votre acte de foi la joie et la paix afin que l’espérance surabonde en vous par la vertu de l’Esprit Saint » (Rm 15, 13). « Le Dieu de l’espérance » : quelle définition insolite de Dieu !

L’espérance a parfois été appelée la « parente pauvre » parmi les vertus théologales. Il y a eu, il est vrai, un moment de réflexion intense sur le thème de l’espérance, qui a fini par donner lieu à une « théologie de l’espérance ». Mais il n’y a pas eu de réflexion sur la relation entre espérance et Esprit Saint. Et pourtant, on ne peu comprendre la particularité de l’espérance chrétienne et son altérité vis-à-vis de tout autre idée d’espérance, si on ne la considère pas dans sa relation profonde avec l’Esprit Saint. C’est lui qui fait la différence entre le « principe espérance » et la vertu théologale de l’espérance. Les vertus théologales sont telles non seulement parce qu’elles ont Dieu comme fin, mais aussi parce qu’elles ont Dieu comme principe ; Dieu n’est pas seulement leur objet, mais aussi leur cause. Elles sont provoquées, transmises par Dieu.

Nous avons besoin d’espérance pour vivre et nous avons besoin d’Esprit Saint pour espérer ! L’un des principaux dangers sur le chemin spirituel est celui de se décourager face à la répétition des mêmes péchés et l’inutilité apparente d’une succession de bonnes intentions et de rechutes. L’espérance nous sauve. Elle nous donne la force de toujours repartir à zéro, de croire à chaque fois que ce sera la bonne, celle de la vraie conversion. C’est ainsi que s’attendrit le cœur de Dieu qui viendra à notre secours par sa grâce.

« La foi ça ne m’étonne pas. (C’est encore le poète de l’espérance qui parle, au plutôt, qui fait parler Dieu). J’éclate tellement dans ma création…La charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point de charité les unes des autres… Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne. Que ces pauvres enfants voient comme tout ça passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux. Ça c’est étonnant et j’en suis étonné moi-même. Et il faut que ma grâce soit en effet d’une force incroyable »[11].

Nous ne pouvons pas nous contenter d’avoir de l’espérance uniquement pour nous. L’Esprit Saint veut faire de nous des semeurs d’espérance. Il n’y a pas de don plus beau que celui de répandre l’espérance dans notre foyer, dans notre communauté, dans l’Eglise locale et universelle. Elle est comme certains produits modernes qui régénèrent l’air, parfumant toute une pièce.

Je termine la série de ces méditations de Carême par un texte de Paul VI qui résume plusieurs des points que nous y avons abordés :

« Nous nous sommes demandés souvent… quel besoin, premier et dernier, nous sentons pour notre Eglise bénie et très chère. Nous devons le dire presque anxieux et en priant, parce que c’est son mystère et sa vie, vous le savez : l’Esprit, l’Esprit saint, animateur et sanctificateur de l’Eglise, son souffle divin, le vent de ses voiles, son principe unificateur, sa source intérieure de lumière et de force, son soutien et son consolateur, sa source de charismes et de chants, sa paix et sa joie, son gage et son prélude de vie bienheureuse et éternelle. L’Eglise à besoin de sa perpétuelle Pentecôte ; elle a besoin de feu dans le cœur, de paroles sur les lèvres, de prophétie dans le regard. L’Eglise a besoin d’acquérir de nouveau l’anxiété, le goût, la certitude de sa vérité »[12].

Que par les mérites de sa passion et de sa mort, le Ressuscité nous accorde à tous, en cette sainte Pâque, une effusion renouvelée de son Esprit.

Traduit de l’italien par ZENIT

[1] NDT : En français, la Bible de Jérusalem propose dans les deux cas la traduction « l’Esprit de la promesse ».

[2] S. Augustin, Discours, 23, 9 (CC 41, p. 314).

[3] Cf. Nom 28, 26 ; Lev 23, 10.

[4] S. Irénée, Contre les hérésies , III, 17,2; cf. Également  Eusèbe de Césarée, Sur la solennité de Pâques, 4 (PG  24,  700A).

[5] S. Basile, Sur l’Esprit Saint,  XVI, 40 (PG 32, 141A).

[6] Cf. J. Molmann, L’Esprit de la vie, Brescia 1994, pp. 18. 92 s. 190.

[7] S. Irénée, Adv. Haer. III, 24, 1.

[8] H. Holstein, La tradition dans l’Eglise, Grasset, Parigi 1960 (Trad. ital. La tradizione nella Chiesa, Vita e Pensiero, Milano 1968.

[9] Diadoco di Fotica, Cento capitoli, preambolo (SCh 5, p.84).

[10] Ga 5, 5-6; cf. Rm 5,5.

[11] Ch. Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu, in Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Paris 1975, pp. 531 ss.

[12] Discorso all’udienza generale del 29 Novembre 1972 (Insegnamenti di Paolo VI, Tipografia Poliglotta Vaticana, X, pp. 1210s.).

Première prédication de Carême du P. Cantalamessa

14 mars, 2009

du site:

http://www.zenit.org/article-20435?l=french

Première prédication de Carême du P. Cantalamessa

Texte intégral

ROME, Vendredi 13 mars 2009 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première prédication de Carême que le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, a prononcée ce vendredi matin, en présence du pape et de membres de la curie romaine, dans la chapelle « Redemptoris Mater », au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Première prédication de Carême

« TOUTE LA CREATION jusqu’à CE JOUR GEMIT EN

TRAVAIL D’ENFANTEMENT » (RM 8, 22)

L’Esprit Saint dans la création

et dans la transformation du cosmos

1. Un monde en état d’attente

Pendant l’Avent, saint Paul nous a introduit à la connaissance et à l’amour pour le Christ ; durant ce Carême, l’Apôtre nous guide vers la connaissance et l’amour pour l’Esprit Saint. C’est à cette fin que j’ai choisi le chapitre huit de la Lettre aux Romains parce qu’il constitue, dans le corpus paulinien et dans tout le Nouveau Testament, le développement le plus complet et le plus approfondi sur l’Esprit Saint.

Le passage sur lequel nous voulons réfléchir aujourd’hui est le suivant :

« J’estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous. Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, – non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise, – c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement ». (Rm 8, 18-22).

Le problème exégétique débattu depuis l’Antiquité autour de ce texte est celui de la signification du terme création, ktisis. Par le terme création, ktisis, saint Paul désigne parfois l’ensemble des hommes, le monde humain, parfois le fait ou l’acte divin de la création, parfois le monde dans son ensemble, c’est-à-dire à la fois l’humanité et le cosmos, parfois la nouvelle création qui résulte de la Pâque du Christ.

Augustin[1], suivi par d’autres auteurs modernes[2], pense que le terme désigne ici le monde humain et qu’il faut donc exclure de ce texte toute perspective cosmique, en référence à la matière. La distinction entre la « création tout entière » et « nous, qui possédons les primeurs de l’Esprit », serait une distinction interne au monde humain et équivaudrait à la distinction entre l’humanité non rachetée et l’humanité rachetée par le Christ.

Mais aujourd’hui, l’opinion est quasi unanime sur le fait que le terme ktisis désigne la création dans son ensemble, c’est-à-dire le monde matériel comme le monde humain. L’affirmation selon laquelle la création a été assujettie à la vanité « sans sa faute », n’aurait pas de sens si elle ne se référait pas justement à la création matérielle.

L’Apôtre voit cette création pénétrée par une attente, dans « un état de tension ». L’objet de cette attente est la révélation de la gloire des enfants de Dieu. « La création, dans son existence apparemment fermée sur elle-même et immobile… attend avec anxiété l’homme glorifié, duquel elle sera le ‘monde’, lui aussi, par conséquent, glorifié »[3].

Cet état d’attente tourmentée est dû au fait que la création, sans faute de sa part, a été entraînée par l’homme dans un état d’impiété que l’Apôtre a décrit au début de sa lettre (cf. Rm 1, 18 ss.). Il y définissait cet état comme un état « d’injustice » et de « mensonge », ici, il utilise les termes de « vanité » (mataiotes) et de corruption (phthora) qui disent la même chose : « perte de sens, irréalité, absence de la force, de la splendeur, de l’Esprit et de la vie ».

Mais cet état n’est pas fermé et définitif. Il y a une espérance pour la création ! Non pas parce que la création, en tant que telle, est en mesure d’espérer subjectivement, mais parce que Dieu a en tête un rachat pour elle. Cette espérance est liée à l’homme racheté, le « fils de Dieu » qui, par un mouvement contraire à celui d’Adam, entraînera un jour définitivement le cosmos dans un état de liberté et de gloire.

D’où la responsabilité plus profonde des chrétiens vis-à-vis du monde : celle de manifester, dès maintenant, les signes de la liberté et de la gloire auquel tout l’univers est appelé, en souffrant avec espérance, tout en sachant que « les souffrances du moment présent ne sont pas comparables à la gloire future qui devra être révélée en nous ».

Dans le verset final, l’Apôtre fixe cette vision de foi dans une image audacieuse et dramatique : la création tout entière est comparée à une femme qui souffre et gémit dans les douleurs de l’enfantement. Dans l’expérience humaine, c’est toujours une douleur mélangée à de la joie, bien différente des pleurs sourds et sans espérance du monde, que Virgile a renfermés dans le verset de l’Enéide : « sunt lacrimae rerum », les choses pleurent[4].

2. La thèse de « l’intelligent design » : science ou foi ?

Cette vision de foi, prophétique, de l’Apôtre, nous offre l’occasion d’évoquer le problème, qui fait débat aujourd’hui, de l’existence ou non d’un sens et d’un projet divin interne à la création, sans pour autant vouloir surcharger le texte paulinien de significations scientifiques ou philosophiques qu’il n’a évidemment pas. La célébration du bicentenaire de Darwin (12 février 1809) rend encore plus actuelle et nécessaire une réflexion en ce sens.

Dans la vision de Paul, Dieu est au commencement et au terme de l’histoire du monde ; il le guide mystérieusement vers une fin, en utilisant même pour cela les résistances ou refus de la liberté humaine. Le monde matériel est fait pour l’homme et l’homme est fait pour Dieu. Il ne s’agit pas exclusivement d’une idée de Paul. Le thème de la libération finale de la matière et de sa participation à la gloire des enfants de Dieu trouve un parallèle dans le thème « nouveaux cieux et une terre nouvelle » de la Deuxième Lettre de saint Pierre (3,13) et de l’Apocalypse (21,1).

La première grande nouveauté de cette vision est qu’elle nous parle de libération de la matière, non pas de libération par la matière, comme c’était en revanche le cas dans presque toutes les conceptions anciennes du salut : platonisme, gnosticisme, docétisme, manichéisme, catharisme. Saint Irénée a lutté toute sa vie contre l’affirmation gnostique, selon laquelle « la matière est incapable de salut »[5].

Dans le dialogue actuel entre science et foi, le problème se pose en des termes différents, mais la substance est la même. Il s’agit de savoir si le cosmos a été pensé et voulu par quelqu’un, ou s’il est le fruit du « hasard et de la nécessité » ; si son chemin porte la marque d’une intelligence et avance vers un but précis, ou s’il évolue en quelque sorte à l’aveuglette, en obéissant seulement à ses propres lois et à des mécanismes biologiques.

La thèse soutenue à cet égard par les croyants a fini par se cristalliser sur la formule du dessein intelligent (Intelligent design, en anglais), c’est-à-dire du Créateur. A mon avis, si cette thèse a suscité de si nombreuses discussions et contestations autour de cette idée, c’est parce que la distinction entre le dessein intelligent en tant que théorie scientifique et le dessein intelligent comme vérité de foi n’a pas été établie de façon assez claire.

Comme théorie scientifique, les tenants de la théorie du « dessein intelligent » affirment qu’il est possible de démontrer par l’analyse même de la création, donc scientifiquement, que le monde est l’œuvre d’un auteur qui lui est extérieur et qu’il porte la marque d’une intelligence organisatrice. C’est l’affirmation que la majorité des scientifiques entendent (et la seule qu’ils peuvent !) contester, et non pas l’affirmation de foi, que le croyant a de la révélation et dont aussi son intelligence ressent l’intime vérité et nécessité.

Si, comme le pensent bon nombre de scientifiques (pas tous!), présenter le « dessein intelligent » comme une conclusion scientifique relève de la pseudo-science, alors celle qui exclut l’existence d’un « dessein intelligent » en se fondant sur des résultats scientifiques relève tout autant de la pseudo-science. La science pourrait avoir cette prétention si elle était capable, à elle seule, de tout expliquer : autrement dit, pas seulement le « comment » du monde, mais aussi le « qui » et le « pourquoi ». Ceci, la science sait bien qu’il n’est pas en son pouvoir de le faire. Celui qui bannit de son horizon l’idée de Dieu, ne supprime pas pour autant le mystère. Il reste toujours une question sans réponse : pourquoi l’être et non le néant ? Le néant lui-même est-il peut-être pour nous un mystère moins impénétrable que l’être et le hasard, une énigme moins inexplicable que Dieu ?

Dans un livre de vulgarisation scientifique, écrit par un non croyant, j’ai lu cet aveu significatif : si nous avions à reparcourir l’histoire du monde en sens inverse, comme on feuillette un livre en commençant par la dernière page, arrivés à la fin nous nous apercevrions que c’est comme s’il manquait la première page, l’incipit, le début. Nous savons tout du monde, sauf pourquoi et comment il a commencé. Le croyant est convaincu que la Bible nous fournit justement cette page initiale manquante ; et sur celle-ci, comme sur le frontispice de tout livre, le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage sont indiqués!

Une comparaison peut nous aider à concilier notre foi en l’existence d’un dessein intelligent de Dieu sur le monde avec le hasard et l’imprévisibilité apparents mis en lumière par Darwin et par la science actuelle. Il s’agit du rapport entre grâce et liberté. Comme dans le domaine de l’esprit, la grâce laisse de l’espace à l’imprévisibilité de la liberté et agit aussi à travers elle. Ainsi, dans le domaine physique et biologique tout est confié au jeu des causes secondes (la lutte pour la survie des espèces selon Darwin, le hasard et la nécessité selon Monod), également si ce jeu même est prévu et fait précisément par la providence de Dieu. Dans l’un et l’autre cas, Dieu, comme dit le proverbe, « écrit droit avec des lignes courbes ».

3. L’évolution et la Trinité

Le discours sur le créationnisme et l’évolutionnisme se déroule généralement dans un dialogue avec la thèse opposée, de nature matérialiste et athée, et donc de ce point de vue, nécessairement apologétique. Dans une réflexion comme celle-ci, faite par des croyants et pour des croyants, nous ne pouvons nous arrêter à ce stade. Nous arrêter ici signifierait rester prisonniers d’une vision ‘déiste’ du problème, pas encore trinitaire, et donc pas spécifiquement chrétienne.

C’est Pierre Teilhard de Chardin qui a ouvert le discours sur l’évolution à une dimension trinitaire. L’apport de ce chercheur dans la discussion sur l’évolution a essentiellement consisté à introduire dans cette discussion la personne du Christ, à en avoir aussi fait un problème christologique[6].

Son point de départ biblique est l’affirmation de Paul, selon laquelle « tout a été créé par lui et pour lui » (Col 1,16). Le Christ apparaît dans cette vision comme le Point Oméga, c’est-à-dire comme sens et aboutissement final de l’évolution cosmique et humaine. Le moyen et les arguments avec lesquels le chercheur jésuite arrive à cette conclusion peuvent être discutés, mais pas la conclusion elle-même. Maurice Blondel en explique bien la raison dans une note écrite pour défendre le penseur Teilhard de Chardin dans laquelle il dit que face aux horizons agrandis de la science de la nature et de l’humanité, on ne peut pas, sans trahir le catholicisme, rester sur des explications médiocres et des manières de voir limitées, qui font du Christ un incident historique, qui l’isolent dans le Cosmos comme un faux épisode, et semblent faire de lui un intrus ou une personne dépaysée dans l’immensité écrasante et hostile de l’Univers[7].

Ce qui manque encore, pour une vision complètement trinitaire du problème, c’est une considération du rôle de l’Esprit Saint dans la création et dans l’évolution du cosmos. Le principe de base de la théologie trinitaire l’exige, selon lequel les oeuvres ad extra de Dieu sont communes aux trois personnes de la Trinité, chacune participant avec sa propre caractéristique.

Le texte paulinien que nous méditons nous permet justement de combler cette lacune. L’allusion au travail de la part de la création est faite dans le contexte du discours de Paul sur les différentes opérations de l’Esprit Saint. Il voit une continuité entre le gémissement de la création et celui du croyant qui est mis ouvertement en relation avec l’Esprit : « Celle-ci (la création) n’est pas la seule, mais nous aussi, qui possédons les primeurs de l’Esprit Saint, nous gémissons intérieurement ». L’Esprit Saint est la force mystérieuse qui pousse la création vers son accomplissement. Parlant de l’évolution de l’ordre social, le concile Vatican II affirme que « l’Esprit de Dieu qui par une providence admirable, conduit le cours des temps et rénove la face de la terre, est présent à cette évolution »[8].

Lui qui est « le principe de la création des choses »[9], est aussi le principe de son évolution dans le temps. En effet, celui-ci n’existe pas si la création ne se poursuit pas. Dans le discours adressé le 31 octobre 2008 aux participants au symposium sur l’évolution organisé par l’Académie pontificale des sciences, le Saint Père Benoît XVI soulignait ce concept : « Affirmer, disait-il, que la fondation du cosmos et ses développements sont le fruit de la sagesse providentielle du créateur ne signifie pas que la création n’a à voir qu’avec le début de l’histoire du monde et de la vie. Cela implique plutôt que le créateur fonde ces développements et les soutient, les fixe et les maintient constamment ».

Qu’apporte l’Esprit de spécifique et de « personnel » dans la création ? Cela dépend, comme toujours, des rapports internes à la Trinité. L’Esprit Saint n’est pas à l’origine, mais en quelque sorte, au terme de la création, comme il n’est pas à l’origine mais au terme du processus trinitaire. Dans la création – écrit saint Basile – le Père est la cause primordiale, celui d’où viennent toutes choses ; le Fils la cause efficiente, celui par lequel toutes choses sont faites ; l’Esprit-Saint est la cause perfectionnante[10].

L’action créatrice de l’Esprit est donc à l’origine de la perfection de la création ; nous dirions qu’il n’est pas tant celui qui fait passer le monde du néant à l’être, que celui qui le fait passer d’un être sans forme à un être formé et parfait. En d’autres termes, l’Esprit Saint est celui qui fait passer la création du chaos au cosmos, qui fait d’elle quelque chose de beau, d’ordonné, de propre : un « monde » justement, selon la signification originaire de ce mot. Saint Ambroise observe :

« Quand l’Esprit commença à flotter sur la création, celle-ci n’avait encore aucune beauté. En revanche, quand la création reçut l’opération de l’Esprit Saint, elle obtint toute cette splendeur de beauté qui la fit resplendir comme ‘monde’ »[11].

Non pas que l’action créatrice du Père eut été « chaotique » et qu’elle eut besoin de correction, mais c’est le Père lui-même, note saint Basile dans le même texte cité, qui veut faire tout exister par l’intermédiaire du Fils et veut mener les choses à la perfection par l’intermédiaire de l’Esprit.

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux » (Gn 1,1-2). La Bible elle-même, comme on le voit, fait allusion au passage d’un état d’ébauche et de chaos de l’univers à un état en voie de formation progressive et de différenciation des créatures, et mentionne l’Esprit Saint comme le commencement de ce passage ou de l’évolution. Elle présente ce passage comme soudain et immédiat, la science a révélé qu’il s’était étendu sur un espace de milliards d’années et se poursuit encore. Mais cela ne devrait pas créer de problèmes, une fois que l’on connaît le but et le genre littéraire du récit biblique.

En se fondant sur le sens d’expressions analogues présentes dans des poèmes cosmogoniques babyloniens, on tend aujourd’hui à donner à l’expression « esprit de Dieu » (ruach ‘elohim) de Genèse 1, 2, le sens purement naturaliste de vent impétueux, voyant en lui un élément du chaos primordial, aussi bien que de l’abîme et des ténèbres, le reliant donc à ce qui précède et non à ce qui suit dans le récit de la création[12]. Mais l’image du « souffle de Dieu » revient dans le chapitre suivant de la Genèse (Dieu « insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant ») avec un sens « théologique » et certainement pas naturaliste.

Exclure du texte toute référence, même embryonnaire, à la réalité divine de l’Esprit, attribuant l’activité créatrice uniquement à la parole de Dieu, signifie ne lire le texte qu’à la lumière de ce qui le précède et pas aussi à la lumière de ce qui le suit dans la Bible, à la lumière des influences qu’il a subies et pas également à la lumière de l’influence qu’il a exercée, contrairement à ce que suggère la tendance plus récente de l’herméneutique biblique. (La manière la plus sûre pour établir la nature d’une semence inconnue n’est-elle pas de voir quel type de plante naît de celle-ci ?).

En avançant dans la révélation, nous trouvons des signes peu à peu toujours plus explicites d’une activité créatrice du souffle de Dieu, en étroite connexion avec celle de sa parole. « Par la parole (dabar) de Yahvé les cieux ont été faits, par le souffle (ruach) de sa bouche, toute leur armée » (Ps 33, 6 ; cf. aussi Is 11.4 : « Il frappera le pays de la férule de sa bouche, et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant »). Esprit ou souffle n’indique certainement pas, dans ces textes, le vent naturel. Un autre psaume répète ce même texte quand il dit : « Tu envoies ton souffle, ils sont créés, tu renouvelles la face de la terre » (Ps 104, 30). Ainsi, quelque interprétation que l’on veuille donner à Genèse 1, 2, il est certain que la suite de la Bible attribue à l’Esprit de Dieu un rôle actif dans la création.

Cette ligne de développement devient très claire dans le Nouveau Testament qui décrit l’intervention de l’Esprit Saint dans la nouvelle création, se servant justement des images du souffle et du vent qu’on lit à propos de l’origine du monde (cf. Jn 20, 22 avec Gn 2,7). L’idée de la ruach créatrice ne peut être née du néant. On ne peut pas, dans un même commentaire ou édition de la Bible, traduire Genèse 1, 2 par « un vent de Dieu tournoyait sur les eaux » et renvoyer ensuite à ce même texte pour expliquer la colombe du baptême de Jésus ![13].

Il n’est donc pas incorrect de continuer à se référer à Gn 1, 2 et aux autres témoignages postérieurs pour trouver un fondement biblique au rôle créateur de l’Esprit Saint, comme les Pères le faisaient. « Si tu adoptes cette explication – disait saint Basile, suivi en cela par Luther – tu en tireras un grand profit »[14]. Et c’est vrai : découvrir dans « l’Esprit de Dieu » qui tournoyait sur les eaux un premier signe embryonnaire de l’action créatrice de l’Esprit ouvre à la compréhension de tant de pas successifs de la Bible, dont on n’expliquerait pas autrement l’origine.

4. Pâques, passage de la vieillesse à la jeunesse

Cherchons à présent à identifier certaines conséquences pratiques que cette vision biblique du rôle de l’Esprit Saint peut avoir pour notre théologie et pour notre vie spirituelle. Quant aux applications théologiques, je n’en retiendrai qu’une : la participation des chrétiens à l’engagement en faveur du respect et de la préservation de la création. Pour le croyant chrétien, l’écologisme ne se réduit pas à une nécessité pratique de survie ou un problème politique et économique, mais il a un fondement théologique. La création est l’œuvre de l’Esprit Saint!

Paul nous a parlé d’une création qui « gémit en travail d’enfantement ». A ces gémissements de l’enfantement se mêlent aujourd’hui des gémissements d’agonie et de mort. La nature est assujettie, encore une fois « non qu’elle l’eût voulu », à une vanité et une corruption différentes de celles d’ordre spirituel perçues par Paul, mais dérivées de la même source : le péché et l’égoïsme de l’homme.

Le texte paulinien que nous méditons pourrait inspirer plus d’une réflexion sur le problème de l’écologie : nous-mêmes qui avons reçu les prémices de l’Esprit, sommes-nous en train de hâter « la pleine libération du cosmos et sa participation à la gloire des enfants de Dieu », ou la retardons-nous, comme tous les autres ?

Mais venons-en à l’application plus personnelle. Disons que l’homme est un microcosme ; c’est donc à lui en tant qu’individu que s’applique tout ce que nous avons dit de façon générale du cosmos. L’Esprit Saint est celui qui fait passer chacun de nous du chaos au cosmos : du désordre, de la confusion et de la dispersion, à l’ordre, à l’unité et à la beauté. Cette beauté qui consiste à être conformes à la volonté de Dieu et à l’image du Christ, à passer de l’homme ancien à l’homme nouveau.

Avec une allusion autobiographique à peine voilée, l’Apôtre écrivait aux Corinthiens : « Même si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2 Co 4, 16). L’évolution de l’esprit ne se déroule pas en l’homme parallèlement à celle du corps, mais en sens inverse.

Ces derniers jours, grâce aux trois Oscar qu’il a décrochés et à la célébrité de l’acteur principal, on a beaucoup parlé d’un film intitulé « L’étrange histoire de Benjamin Button », tiré d’une nouvelle de l’écrivain Francis Scott Key Fitzgerald. C’est l’histoire d’un homme qui naît vieux, avec les traits monstrueux d’un homme de quatre-vingt ans et qui, en grandissant, rajeunit jusqu’à mourir enfant. L’histoire est naturellement paradoxale, mais peut avoir une application encore plus vraie si elle est transposée au plan spirituel. Nous naissons « hommes vieux » et devons devenir « hommes nouveaux ».Toute la vie, pas seulement l’adolescence, est un « âge évolutif »!

Selon l’évangile, on ne naît pas enfant, on le devient ! Un Père de l’Eglise, saint Maxime de Turin, définit la Pâque comme un passage « des péchés à la sainteté, des vices à la vertu, de la vieillesse à la jeunesse : une jeunesse qui s’entend non pas en termes d’âge mais de simplicité. Nous étions en effet des vieillards décrépits en raison de la vieillesse de nos péchés, mais par la résurrection du Christ, nous avons été renouvelés dans l’innocence des enfants »[15].

Le Carême est le temps idéal pour s’appliquer à ce rajeunissement. Une préface de ce temps proclame : « Tu offres à tes enfants ce temps de grâce pour qu’ils retrouvent la pureté de cœur ; tu veux qu’ils se libèrent de leurs égoïsmes, afin qu’en travaillant à ce monde qui passe, ils s’attachent surtout aux choses qui ne passent pas ». Une oraison, qui remonte au Sacramentaire gélasien du VIIe siècle, encore en usage pendant la Vigile pascale, proclame solennellement : « Que le monde entier reconnaisse la merveille : ce qui était abattu est relevé ; ce qui avait vieilli est rénové, et tout retrouve son intégrité première en celui qui est le principe de tout, Jésus Christ, ton Fils, Notre Seigneur ».

L’Esprit Saint est l’âme de ce renouvellement et de ce rajeunissement. Commençons nos journées en récitant le premier vers de l’hymne composé en son honneur : « Viens, esprit créateur » : Viens, esprit créateur, renouvelle dans ma vie le prodige de la première création, souffle sur le vide, les ténèbres et le chaos de mon cœur, et guide-moi vers la pleine réalisation du « dessein intelligent » de Dieu sur ma vie.

Traduit de l’italien par Zenit

[1] Cf. S. Agostino, Esposizione sulla Lettera ai Romani,  45 (PL 35, 2074 s.).

[2] A. Giglioli, L’uomo o il creato? Ktisis in S. Paolo, Edizioni Dehoniane, Bologna 1994.

[3] H. Schlier,  La lettera ai Romani, Paideia, Brescia 1982, p. 429.

[4] Virgile, Eneide, I, 462.

[5] Cf. S. Irénée, Adv. haer. V, 1,2; V,3,3.

[6] Cf. C. F. Mooney, Teilhard de Chardin et le mystère du Christ, Aubier, Paris  1966.

[7] M. Blondel e A. Valensin, Correspondance, Aubier, Parigi 1965.

[8] Gaudium et Spes, 26.

[9] Tommaso d’Aquino, Somma contro i gentili, IV, 20, n. 3570 (Marietti, Torino 1961, vol. 3, p. 286).

[10] S. Basilio, Sullo Spirito Santo, XVI, 38 (PG 32, 136).

[11] S. Ambrogio, Sullo Spirito Santo, II, 32.

[12] G. von Rad, in Genesi. Traduzione e commento di G. von Rad, Paideia, Brescia 1978, pp. 56-57; à noter toutefois que dans Enuma Elish le vent apparaît comme un allié du dieu créateur, et non un élément hostile qui s’oppose à lui : cf. R. J. Clifford-R. E. Murphy, in The New Jerome Biblical Commentary, 1990, p. 8-9.

[13] C’est ce qui arrive dans la « Bible de Jérusalem » : cf. note à Gn 1, 2 et Mt 3, 16 et in The  New Jerome Biblical Commentary, Prentice Hall 1990, pp. 10 e  638.

[14] S. Basilio, Esamerone, II, 6 (SCh 26, p. 168); Lutero, Sulla Genesi (WA 42, p. 8)

[15] S. Massimo di Torino, Sermo de sancta Pascha, 54,1 (CC 23, p. 218).

P. Cantalamessa: Heureux les doux, car ils possèderont la Terre (16.3.2007)

19 février, 2009

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=151

P. Cantalamessa

Heureux les doux, car ils possèderont la Terre
 
 
2007-03-16- Deuxième prédication de Carême à la Maison pontificale
 

1. Qui sont les doux

La béatitude sur laquelle nous voulons méditer aujourd’hui se prête à une observation importante. Elle dit : « Heureux les doux, car ils possèderont la Terre ». Dans un autre passage de ce même évangile de Matthieu, Jésus dit : « Chargez-vous de mon joug, et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Nous en déduisons que les béatitudes ne sont pas seulement les lignes d’un beau programme éthique que le maître aurait minutieusement travaillé pour ses disciples mais un autoportrait de Jésus ! C’est lui le vrai pauvre, le doux, le cœur pur, le persécuté pour la justice.

C’est là que l’approche du discours sur la montagne de Gandhi, pourtant très admiratif de ce texte, révèle ses limites. Pour lui, ce discours aurait pu faire abstraction de la personne historique du Christ. « Peu m’importe – avait-il affirmé – si quelqu’un parvient un jour à démontrer que Jésus homme n’a, en réalité, jamais vécu et que tout ce que nous lisons dans les Evangiles n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur. Car, à mes yeux, le Sermon sur la montagne reste à jamais une vérité » (1).

Ce sont au contraire la personne et la vie du Christ qui font que ces béatitudes et tout le discours sur la montagne sont quelque chose de plus qu’une splendide utopie éthique ; elles en font une réalisation historique dans laquelle chacun peut puiser sa force pour atteindre cette communion mystique qui le liera à la personne du Sauveur. Il ne s’agit pas uniquement de devoirs, mais de grâce.

Pour découvrir qui sont les doux proclamés bienheureux par Jésus, il convient de passer brièvement en revue les différents termes qui, dans les traductions modernes, sont utilisés pour rendre le mot doux (praeis). En italien, les deux termes sont : miti et mansueti (dociles), ce dernier étant utilisé également dans les traductions en espagnol : los mansos, les dociles. En français ce mot est traduit par doux, c’est-à-dire ceux qui possèdent la vertu de la douceur. (Il n’existe pas en français de mot spécifique pour dire mitezza; dans le « Dictionnaire de spiritualité » cette vertu est tirée du mot douceur, dolcezza).

En allemand s’alternent plusieurs traductions. Martin Luther traduisait ce mot par Sanftmütigen, qui veut dire doux ; dans la traduction œcuménique de la Bible, la Eineits Bibel, les doux sont ceux qui ne commettent pas de violence – die keine Gewalt anwenden -, donc les non-violents ; certains auteurs accentuent la dimension objective et sociologique en traduisant le mot praeis par Machtlosen, les sans défense, les sans pouvoir. L’anglais, lui, traduit généralement le mot praeis par the gentle, introduisant dans les béatitudes une nuance entre la gentillesse et la courtoisie.

Chacune de ces traductions met en évidence une composante vraie mais partielle de la béatitude. Pour avoir une idée de la richesse du terme évangélique, à ses origines, nous devons les unir et n’en isoler aucune. Deux associations constantes, dans la Bible et dans la parénèse chrétienne des temps anciens, permettent d’arriver à la « pleine signification » du mot douceur : l’une fait le rapprochement entre les deux mots douceur et humilité, l’autre met en avant les dispositions intérieures d’où jaillira la douceur, suggère les comportements qu’il faudrait avoir à l’égard de son prochain : affabilité, douceur, gentillesse. Ces mêmes traits que l’Apôtre met en lumière lorsqu’il parle de charité : « La charité est longanime : La charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas … » (1 Co 13, 4-5).

2. Jésus, le doux

Si les béatitudes sont un autoportrait de Jésus, la première chose à faire, lorsque l’on doit commenter l’une d’entre elles, est de voir comment il l’a vécue. Les Evangiles sont d’un bout à l’autre la démonstration de la douceur du Christ, dans son double aspect d’humilité et de patience. Jésus lui-même – avons-nous rappelé – se propose comme un modèle de douceur. Matthieu lui attribue les paroles dites du Serviteur de Dieu, dans Isaïe : « Le roseau froissé, il ne le brisera pas, et la mèche fumante, il ne l’éteindra pas » (cf. Mt 12, 20). Son entrée à Jérusalem, à dos d’âne, est vue comme l’exemple d’un roi « modeste » qui abhorre toute idée de violence et de guerre (cf. Mt 21, 4).

C’est dans sa passion que le Christ donne la plus grande preuve de cette douceur. Aucun mouvement de colère, aucune menace : « Lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, souffrant il ne menaçait pas » (1 P 2, 23). Ce trait de la personnalité du Christ était tellement bien imprimé dans la mémoire de ses disciples que saint Paul, voulant conjurer les Corinthiens pour quelque chose de cher et de sacré, leur avait écrit : « C’est moi, Paul en personne, qui vous en prie, par la douceur (prautes) et l’indulgence (epieikeia) du Christ » (2 Co 10, 1).

Mais Jésus a fait bien plus que nous donner un exemple de douceur et de patience héroïque ; il a fait de la douceur et de la non-violence un signe de la vraie grandeur. Celle-ci ne consistera plus à s’élever, seuls, au-dessus des autres, au-dessus de la masse, mais à s’abaisser pour servir et élever les autres. Sur la croix, dit Augustin, Jésus révèle que la vraie victoire ne consiste pas à faire des victimes, mais à se faire victime, « Victor quia victima » (2).

Nietzsche, on le sait, ne partageait pas cette vision. C’était pour lui une « morale d’esclaves » fondée sur le « ressentiment » naturel des faibles par rapport aux plus forts. Le christianisme, en prêchant l’humilité et la douceur, le devoir de se faire petit, de tendre l’autre joue, aurait introduit, pensait-il, comme une sorte de cancer à l’intérieur de l’humanité, brisant et mortifiant du coup son élan et toute sa vie … Voici comment, dans l’introduction du livre Ainsi parla Zarathoustra, la sœur du philosophe résumait la pensée de son frère :
« Il suppose que, pour le ressentiment d’un christianisme faible et faussé, tout ce qui était beau, fort, superbe, puissant – comme les vertus provenant de la force – a été proscrit, banni, entraînant du coup un affaiblissement de tant de forces, celles qui encouragent et aident l’homme à s’élever. Mais un nouveau tableau de valeurs doit être placé au-dessus de l’humanité. L’homme fort, puissant, magnifique, doit atteindre son sommet en devenant ce super homme qui nous est maintenant présenté comme un être bouillonnant de passion. Cette passion qui est le but de notre vie, de notre volonté et de notre espérance » (3).

Depuis quelques temps, on relève une certaine tendance à vouloir récuser toutes les accusations dont Nietzsche est l’objet, de vouloir le dédouaner, voire même le christianiser. On entend dire qu’il n’a pas voulu, au fond, s’en prendre au Christ, mais aux chrétiens qui, à une certaine époque, prêchaient le renoncement comme une fin en soi, tout en méprisant la vie et en s’acharnant contre le corps … tout le monde aurait déformé la vraie pensée du philosophe, à commencer par Hitler …Il aurait été, en réalité, un prophète des temps nouveaux, le précurseur de l’ère postmoderne.

La seule voix, si l’on peut dire, encore à l’opposé de cette tendance, est celle du penseur français René Girard. Selon lui, toutes ces tentatives nuisent avant tout à la personne de Nietzsche. Ce dernier, doté d’une rare perspicacité pour l’époque, avait saisi le vrai nœud du problème : l’alternative irréductible entre le paganisme et le christianisme.

Le paganisme exalte le sacrifice du faible au profit du fort et de l’avancement de la vie ; le christianisme exalte le sacrifice du fort au profit du faible. Il est difficile de ne pas voir ce lien objectif entre la proposition de Nietzsche et le programme hitlérien d’exterminer des groupes entiers de personnes pour favoriser l’avancement de la civilisation et la pureté de la race.

Le christianisme n’est donc pas la seule cible du philosophe, mais le Christ aussi. « Dionysos contre le crucifié : la voici bien l’opposition », s’exclame-t-il dans l’un de ses fragments posthumes (4).

René Girard démontre que ce qui constitue le plus grand mérite de la société moderne – la préoccupation pour les victimes, le fait de prendre parti pour les plus faibles et les opprimés, la défense de la vie menacée – est en réalité un produit direct de la révolution évangélique qui est aujourd’hui, dans un jeu néanmoins paradoxal de rivalités mimétiques, revendiqué par d’autres mouvements, comme une conquête personnelle, et qui plus est en opposition au christianisme (5).

Je parlais la fois précédente de la valeur également sociale des béatitudes. Celle des doux en est peut-être l’exemple le plus évident. Mais ce que l’on dit d’elle vaut pour toutes les béatitudes. Celles-ci sont l’expression de la nouvelle grandeur, de la voie de Jésus Christ vers la réalisation du bonheur.

Dire que l’Evangile contrarie le désir de faire de grandes choses et d’être le premier, est faux. Jésus dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9, 35). Il est donc légitime, voire même recommandé, de vouloir être le premier ; seul le chemin pour y arriver change : on ne s’élève pas au-dessus des autres, en les écrasant s’ils sont pour vous des entraves, mais en s’abaissant pour les élever et s’élever soi-même en même temps qu’eux.

3. Douceur et tolérance

Après de nombreux drames, surtout celui du 11 septembre, la béatitude des doux a pris une importance extraordinaire dans les débats sur la religion et la violence. Celle-ci nous rappelle, à nous chrétiens, d’abord, que l’Evangile ne laisse place à aucun doute. Il n’existe pas dans l’Evangile des exhortations à la non violence mélangées à des exhortations affirmant le contraire. Il se peut que les chrétiens se soient, à une certaine époque, éloignés de leurs traditions, mais la source est limpide et l’Eglise peut à nouveau s’en inspirer, à n’importe quelle époque, sûre de n’y trouver que perfection morale.

L’évangile dit : « Celui qui ne croira pas, sera condamné » (Mc 16, 16), mais condamné au ciel, pas sur terre, par Dieu et pas par les hommes. « Si l’on vous pourchasse dans telle ville –dit Jésus – fuyez dans telle autre » (Mt 10, 23) ; il ne dit pas : « mettez-là à feux et à sang ». Un jour, deux de ses disciples, Jacques et Jean, qui n’avaient pas été reçus dans un village samaritain, avaient dit à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions au feu de descendre du ciel et de les consumer ? ». Jésus, est-il écrit, « se retournant, les réprimanda ». Une réprimande dont le contenu est rapporté par bon nombre de manuscrits : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (cf. Lc 9, 53-55).

La fameuse injonction compelle intrare, « forcez-les à entrer », que saint Augustin s’est senti obligé de reprendre, à contre-cœur, (6) pour justifier le fait qu’il approuvait les lois impériales contre les Donatistes (7), et qui servira par la suite à justifier la politique de coercition appliquée aux hérétiques, est due à une évidente interprétation littérale du texte évangélique, elle-même fruit d’une lecture mécanique de la Bible.

Jésus met cette injonction dans la bouche d’un homme qui, après avoir préparé un grand dîner, et voyant que ses invités se dérobaient, avait envoyé ses serviteurs par les chemins et le long des clôtures pour « faire entrer de force chez lui les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux » (cf. Lc 14, 15-24). Il est clair que, dans ce genre de contexte, obliger quelqu’un ne signifie rien d’autre que faire acte d’insistance. Les pauvres et les estropiés, comme tous les malheureux, pourraient se sentir gênés d’aller se présenter au Palais dans un état aussi piteux : faites tomber leur résistance, recommande le maître de maison, dites-leur qu’ils n’aient pas peur d’entrer. Combien de fois, dans ce genre de circonstances, n’avons nous-mêmes pas dit : « Il m’a obligé à accepter », sachant parfaitement que faire preuve d’insistance, dans ce cas-là, est un signe de bienveillance et non de violence.

Un livre-enquête sur Jésus, qui a beaucoup fait parlé de lui ces derniers temps, attribue à Jésus cette phrase : « Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma présence » (Lc 19, 27) et en déduit que « c’est à des phrases comme celles-ci que les partisans de la ‘guerre sainte’ » se réfèrent (8). Or, il faut préciser que ce n’est pas à Jésus que Luc attribue de telles paroles, mais au roi de la parabole. Et l’on sait bien que l’on ne peut transférer d’un bloc, de la parabole à la réalité, tous les détails du récit, et que, dans tous les cas, ceux-ci doivent être transférés du plan matériel au plan spirituel. Le sens métaphorique de ces paroles revient à dire qu’accepter ou refuser Jésus n’est pas sans conséquences ; c’est une question de vie ou de mort. Mais il s’agit de la vie ou de la mort spirituelle, non physique. La guerre sainte n’a rien à voir ici.

4. Avec douceur et respect

Mais laissons de côté ces considérations d’ordre apologétique et cherchons à voir comment faire de la béatitude des doux une lumière pour notre vie chrétienne. Il existe une application pastorale de la béatitude des doux qui commence déjà avec la Première Lettre de Pierre. Celle-ci concerne le dialogue avec le monde extérieur : «… sanctifiez dans vos cœurs le Seigneur Christ, toujours prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec douceur (prautes) et respect » (1P 3, 15-16).

Il existe depuis l’antiquité deux types d’apologétique. L’un a pour modèle Tertullien, l’autre Justin ; l’un a pour objectif de vaincre, l’autre de convaincre. Justin écrit un Dialogue avec le Juif Triphon, Tertullien (l’un de ses disciples) écrit un traité Contre les Juifs, Adversus Judeos. Ces deux styles ont été repris dans la littérature chrétienne (Giovanni Papini était certainement plus proche de Tertullien que de Justin), mais aujourd’hui il faut certes préférer le premier. L’encyclique Deus caritas est de l’actuel Souverain Pontife est un exemple lumineux de cette présentation respectueuse et constructive des valeurs chrétiennes qui donne raison de l’espérance chrétienne « avec douceur et respect ».

Le martyr saint Ignace d’Antioche suggérait aux chrétiens de son époque, cette attitude toujours actuelle, face au monde extérieur : « En face de leurs colères, vous, soyez doux ; de leurs vantardises, vous, soyez humbles » (9)

La promesse liée à la béatitude des doux – « ils possèderont la terre » – se réalise à différents niveaux, jusqu’à la terre promise définitive qui est la vie éternelle. L’un des niveaux est certainement le niveau humain : la terre représente le cœur des hommes. Les doux gagnent la confiance, attirent les âmes. Le saint de la douceur, par excellence, saint François de Sales, disait : « Soyez aussi doux que possible et souvenez-vous que l’on prend davantage de mouches avec une goutte de miel qu’avec un baril de vinaigre ».

5. Mettez-vous à mon école

On pourrait insister longuement sur ces applications pastorale de la béatitude des doux, mais passons à une application plus personnelle. Jésus dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux ». On pourrait objecter en disant que Jésus ne s’est pas toujours montré doux lui-même ! Il dit par exemple de ne pas tenir tête au méchant, et dit « quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » (Mt 5, 39). Mais lorsque l’un des gardes le frappa sur la joue, au cours du procès devant le Sanhédrin, il n’est pas écrit qu’il tendit l’autre joue, mais qu’il répondit calmement : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu » (Jn 18, 23).

Cela signifie que le discours sur la montage ne doit pas être pris entièrement et automatiquement au pied de la lettre ; c’est le style de Jésus d’utiliser des hyperboles et un langage imagé pour que certaines idées restent mieux imprimées dans l’esprit de ses disciples. Dans le cas de tendre l’autre joue par exemple, l’important n’est pas le geste de tendre la joue (qui peut même parfois être vu comme provocateur), mais de ne pas répondre à la violence par une autre violence, de vaincre la colère avec le calme.

En ce sens, sa réponse au garde est l’exemple d’une douceur divine. Pour en mesurer la portée, il suffit de la comparer à la réaction de son apôtre Paul (qui était pourtant un saint) dans une situation analogue. Lorsque, durant le procès devant le Sanhédrin, le grand prêtre Ananie ordonne de frapper Paul sur la bouche, Paul répond : C’est Dieu qui te frappera, toi, muraille blanchie ! » (Ac 23, 2-3).

Un autre doute demande à être éclairci. Dans ce même discours sur la montage Jésus dit : « Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : Crétin ! il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : Renégat !, il en répondra dans la géhenne de feu » (Mt 5, 22). Jésus s’adresse plusieurs fois dans l’Evangile aux scribes et aux pharisiens en les appelant « hypocrites, insensés et aveugles » (cf. Mt 23, 17) ; il réprimande les disciples en les appelant « cœurs sans intelligence et lents à croire » (cf. Lc 24, 25).

Ici encore, l’explication est simple. Il faut distinguer entre l’injure et la correction. Jésus condamne les paroles prononcées avec colère et dans l’intention d’offenser son frère, mais pas celles qui visent à faire prendre conscience de son erreur et à la corriger. Un père qui dit à son fils : tu es indiscipliné, désobéissant, n’entend pas l’offenser mais le corriger. Moïse est défini par les Ecritures comme « l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3) et pourtant dans le Deutéronome nous l’entendons s’exclamer en s’adressant à Israël : « Est-ce là ce que vous rendez à Yahvé ? Peuple insensé, dénué de sagesse ! » (Dt 32, 6).

La différence réside dans le fait de savoir si celui qui parle, parle par amour ou par haine. « Aime et fais ce qui te plaît » disait saint Augustin. Si tu aimes, que tu corriges ou laisse courir, ce sera de l’amour. L’amour ne fait aucun mal au prochain. Des racines de l’amour, comme d’un bon arbre, ne peuvent naître que de bons fruits (10).

6. Humbles de cœur

Nous arrivons ainsi au terrain propre à la béatitude des doux, le cœur. Jésus dit : « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur ». C’est là que se décide la vraie douceur. C’est du cœur, dit-il que viennent les meurtres, les méchancetés, les calomnies (cf. Mc 7, 21-22), de même que des bouillonnements internes du volcan, jaillissent la lave, les cendres et les lapilli embrasés. Les plus grandes explosions de violence, comme les guerres et les batailles, commencent, dit saint Jacques, secrètement avec les passions, qui s’agitent dans le cœur de l’homme (cf. Jc 4, 1-2). De même qu’il existe un adultère du cœur, il existe un homicide du cœur : « Quiconque hait son frère est un homicide », écrit Jean (1 Jn 3, 15).

Il n’y a pas que la violence des mains, il y a aussi celle des pensées. En nous se déroulent presque en permanence, si nous y faisons attention, des « procès à huis clos ». Un moine anonyme a écrit des pages très profondes à ce sujet. Il parle en tant que moine mais ce qu’il dit ne vaut pas seulement pour les monastères ; il cite l’exemple des sujets, mais il est évident que le problème se pose d’une autre manière également pour les supérieurs.

« Observe, dit-il, ne serait-ce qu’un seul jour, le cours de tes pensées : tu seras surpris de la fréquence et de la vivacité de tes critiques internes avec des interlocuteurs imaginaires, sinon avec ceux qui t’entourent. D’où viennent-elles en général ? De là : le mécontentement à cause des supérieurs qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas ; ils sont sévères, injustes ou trop mesquins avec nous ou d’autres ‘opprimés’. Nous sommes mécontents de nos frères, ‘peu compréhensifs, entêtés, superficiels, désordonnés ou injurieux… Alors dans notre esprit se crée un tribunal, dans lequel nous sommes procurateur, président, juge et juré ; rarement avocat, sauf en notre faveur. On expose les torts ; on pèse les raisons ; on se défend et on se justifie ; on condamne l’absent. On élabore éventuellement des plans de revanche ou des fourberies vengeresses… » (11).

Ne devant pas lutter contre des ennemis extérieurs, les Pères du désert ont fait de ce combat intérieur contre les pensées (les fameux logismoi) le banc d’essai de tout progrès spirituel. Ils ont également élaboré une méthode de combat. Notre esprit, disaient-ils, a la capacité de devancer le déroulement d’une pensée, de savoir dès le début où elle s’arrêtera : au pardon de son frère ou à sa condamnation, à sa propre gloire ou à celle de Dieu. « La tâche du moine – disait une personne âgée – est de voir arriver de loin ses propres pensées » (12), ceci pour leur barrer la route lorsqu’elles ne sont pas conformes à la charité. La manière la plus simple de le faire est de dire une brève prière ou d’envoyer une bénédiction à la personne que nous sommes tentés de juger. Ensuite, à tête reposée, on pourra décider s’il convient d’agir à son égard, et comment.

7. Se revêtir de la douceur du Christ

Une observation avant de conclure. De par leur nature, les béatitudes sont orientées vers la pratique ; elles font appel à l’imitation, elles accentuent l’œuvre de l’homme. Nous risquons de nous décourager en constatant notre incapacité à les mettre en pratique dans notre propre vie et l’abîme existant entre l’idéal et la pratique.

Il faut rappeler ce que nous disions au début : les béatitudes sont l’autoportrait de Jésus. Il les a toutes vécues et en plénitude ; mais – et voilà la bonne nouvelle – il ne les a pas seulement vécues pour lui-même mais également pour nous tous. Nous ne sommes pas seulement appelés à imiter les béatitudes mais également à nous en approprier. Dans la foi nous pouvons puiser à la douceur du Christ comme à la pureté de son cœur et à n’importe quelle autre de ses vertus. Nous pouvons prier pour avoir la douceur, comme saint Augustin priait pour avoir la chasteté : « O Dieu, tu m’ordonnes d’être doux ; donne-moi ce que tu m’ordonnes et ordonne-moi ce qu’il te plaît » (13).

« Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience » (Co 3, 12), écrit l’Apôtre aux Colossiens. La douceur est comme un vêtement que le Christ nous a obtenu par ses mérites et que nous pouvons revêtir, dans la foi, non pas pour être dispensés de la pratique mais pour nous y encourager. Saint Paul place la douceur (prautes) parmi les fruits de l’Esprit (Ga 5, 23), c’est-à-dire parmi les qualités dont fait preuve le croyant dans sa vie lorsqu’il accueille l’Esprit du Christ et s’efforce d’y correspondre.

Concluons en répétant ensemble avec confiance la belle invocation des litanies du Sacré Cœur : « Jésus, doux et humble de cœur, rends nos cœurs semblable au tien » (Jesu, mitis et humilis corde: fac cor nostrum secundum cor tutum).

© Traduction réalisée par Zenit

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NOTES
1. Gandhi, Buddismo, Cristianesimo, Islamismo, Roma, Tascabili Newton Compton, 1993, p. 53.
2. S. Agostino, Confessioni, X, 43.
3. Introduzione all’edizione tascabile di Also sprach Zarathustra del 1919.
4. F. Nietzsche, Opere complete, VIII, Frammenti postumi 1888-1889, Adelphi, Milano 1974, p. 56.
5. R. Girard, Vedo Satana cadere come folgore, Milano, Adelphi, 2001, pp. 211-236.
6. S. Agostino, Epistola 93, 5: “Dapprima ero del parere che nessuno dovesse essere condotto per forza all’unità di Cristo, ma si dovesse agire solo con la parola, combattere con la discussione, convincere con la ragione”.
7. Cf. S. Agostino, Epistole 173, 10; 208, 7.
8. Corrado Augias – Mauro Pesce, Inchiesta su Gesù. Mondadori, Milano 2006, p.52.
9. S. Ignazio d’Antiochia, Agli Efesini, 10,2-3.
10. S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni 7,8 (PL 35, 2023)
11. Un monaco, Le porte del silenzio, Ancora, Milano 1986, p. 17 (Originale: Les portes du silence, Libraire Claude Martigny, Genève).
12. Detti e fatti dei Padri del deserto, a cura di C. Campo e P. Draghi, Rusconi, Milano 1979, p. 66.
13. Cf. S. Agostino, Confessioni, X, 29. 

Père Cantalamessa, prêches à la maison Pontifical: La foi en Jésus Christ aujourd’hui et au début de l’Eglise

29 novembre, 2008

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=28

La foi en Jésus Christ aujourd’hui et au début de l’Eglise  
 
2005-12-02- Vatican 

(les années 2005-2006 a été B comme l’2008-2009 si je ne me trompe pas)
 
Très Saint-Père, je ressens le besoin d’accomplir deux choses en cet instant : vous remercier pour la confiance que vous m’avez accordée en me demandant de conserver ma charge de Prédicateur de la Maison Pontificale et vous exprimer ma plus totale obéissance et fidélité, comme successeur de Pierre.

Je crois que la plus belle façon de saluer le début d’un nouveau pontificat est de rappeler à la mémoire et de tenter de reproduire l’acte sur lequel le Christ a fondé le primat de Pierre. Simon devient Képhas, Pierre, au moment où, grâce à la révélation du Père, il professe sa foi dans l’origine divine de Jésus. « Sur cette pierre – c’est ainsi que saint Augustin paraphrase les paroles du Christ – je bâtirai la foi que tu as professée. Je bâtirai mon Eglise sur le fait que tu as dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (1).

J’ai pensé choisir « la foi en Jésus Christ » comme thème de la prédication d’Avent. Dans cette première méditation je voudrais tenter de définir la situation qui semble être celle de notre société, dans le domaine de la foi en Jésus Christ et le remède que la Parole de Dieu nous propose pour y faire face. Lors des prochaines rencontres nous méditerons sur ce que nous dit aujourd’hui la foi en Jésus Christ de Jean, de Paul, du Concile de Nicée, et la foi vécue de Marie, sa mère.

1. Présence – absence du Christ

Quel rôle Jésus a-t-il dans notre société et dans notre culture ? Je pense que l’on peut parler, à cet égard, d’une présence-absence du Christ. A un certain niveau – celui des mass media en général – Jésus Christ est très présent, il est même une « superstar », si l’on en croit le titre d’une célèbre comédie musicale sur lui. Dans une série interminable de récits, de films et de livres, les écrivains manipulent la figure du Christ, utilisant parfois le prétexte de nouveaux documents historiques fantomatiques sur lui. Le Da Vinci Code est le dernier épisode, et le plus agressif, de cette longue série. C’est désormais devenu une mode, un genre littéraire. On spécule sur le grand retentissement du nom de Jésus et sur ce qu’il représente pour une large partie de l’humanité pour s’assurer une vaste publicité à bas prix. Et ceci est du parasitisme littéraire.

Dans un certain sens on peut donc dire que Jésus Christ est très présent dans notre culture. Mais si nous considérons le domaine de la foi, auquel il appartient en premier lieu, nous notons en revanche une absence inquiétante, voire même un refus de sa personne.

D’abord au niveau théologique. Un certain courant théologique soutient que le Christ ne serait pas venu pour le salut des Juifs (auxquels il suffirait de rester fidèles à l’Ancienne alliance), mais uniquement pour celui des gentils. Un autre courant soutient qu’il ne serait pas nécessaire non plus pour le salut des gentils, car ceux-ci ont, grâce à leur religion, un rapport direct avec le Logos éternel, et n’ont donc pas besoin de passer par le Verbe incarné et son mystère pascal. On finit par se demander pour qui le Christ est encore nécessaire !

Ce que l’on observe dans la société en général, y compris ceux qui se définissent comme des « croyants chrétiens », est encore plus préoccupant. En quoi croient-ils en réalité, ceux qui se définissent « croyants » en Europe et ailleurs ? Ils croient, le plus souvent, à l’existence d’un Etre suprême, d’un Créateur ; ils croient qu’il existe un « au-delà ». Mais il s’agit là d’une foi déiste, et pas encore d’une foi chrétienne. Si l’on tient compte de la fameuse distinction de Karl Barth, on parle là de religion et pas encore de foi. Diverses enquêtes sociologiques relèvent ce fait également dans des pays d’ancienne tradition chrétienne, comme la région d’où je suis originaire, les Marches. Jésus Christ est en pratique absent de ce type de religiosité.

Le dialogue entre science et foi, à nouveau particulièrement d’actualité, conduit aussi, involontairement, à mettre le Christ entre parenthèses. Il a en effet pour objet, Dieu, le Créateur. La personne historique de Jésus de Nazareth n’y a aucune place. Il se produit la même chose dans le dialogue avec la philosophie qui préfère aborder les concepts métaphysiques que la réalité historique.

Ce qui se passa dans l’Aréopage d’Athènes à l’occasion de la prédication de Paul est en fait en train de se répéter à l’échelle mondiale. Tant que l’Apôtre parlait du Dieu « qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve » … les savants athéniens l’écoutaient avec intérêt ; lorsqu’il commença à parler de Jésus Christ « ressuscité d’entre les morts », ils répondirent par un poli « nous t’entendrons là-dessus une autre fois » (Ac 17, 22-30).

Il suffit d’un simple coup d’oeil au Nouveau Testament pour comprendre combien nous sommes loin, dans ce cas, de la signification originelle du mot « foi » dans le Nouveau Testament. Pour Paul, la foi qui justifie les pécheurs et confère l’Esprit Saint (Ga 3, 2), en d’autres termes, la foi qui sauve, est la foi en Jésus Christ, dans son mystère pascal de mort et de résurrection. Pour Jean aussi, la foi « qui vainc le monde » est la foi en Jésus Christ. « Quel est le vainqueur du monde sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? » (1 Jn 5, 4-5).

Face à cette nouvelle situation, la première tâche pour nous est de faire, avant tout, un grand acte de foi. « Gardez courage. Moi, j’ai bel et bien vaincu le monde » (Jn 16, 33), nous a dit Jésus. Il n’a pas seulement vaincu le monde de l’époque mais le monde de toujours…. Il n’y a donc pas lieu d’avoir peur ou de se résigner. Elles me font sourire les éternelles prophéties sur la fin inévitable de l’Eglise et du christianisme dans la société technologique de l’avenir. Nous avons, nous, une prophétie bien plus crédible : « Ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point » (Mt 24, 35).

Mais nous ne pouvons pas rester inertes ; nous devons nous efforcer de répondre de manière appropriée aux défis auxquels la foi dans le Christ est confrontée à notre époque. Pour ré-évangéliser le monde post-chrétien, il est indispensable, je crois, de connaître la voie suivie par les apôtres pour évangéliser le monde pré-chrétien ! Il s’agit de deux situations qui ont beaucoup de points communs. Et c’est ce que j’aimerais maintenant essayer de mettre en lumière : comment se présente la première évangélisation ? Quel chemin a suivi la foi dans le Christ pour conquérir le monde ?

2. Kérygme et didaché

Tous les auteurs du Nouveau Testament présupposent l’existence et la connaissance, de la part des lecteurs, d’une tradition commune (paradosis) remontant au Jésus terrestre. Cette tradition présente deux aspects, ou deux composantes : une composante appelée « prédication », ou annonce (kérygme) qui proclame ce que Dieu a opéré en Jésus de Nazareth, et une composante appelée « enseignement » (didaché) qui présente des normes éthiques pour une juste manière d’agir de la part des croyants (2). Diverses épîtres de Paul reflètent cette répartition, car elles contiennent une première partie kérygmatique, de laquelle découle une seconde partie à caractère parénétique ou pratique.

La prédication, ou le kérygme, est appelée l’« evangelo » (3) ; l’enseignement, ou didaché, est en revanche appelé la « loi », ou le commandement, du Christ, qui se résume dans la charité (4). De ces deux choses, la première – le kérygme, ou évangile – est ce qui donne origine à l’Eglise ; la deuxième – la loi, ou la charité – qui jaillit de la première, est ce qui trace à l’Eglise un idéal de vie morale, qui « forme » la foi de l’Eglise. En ce sens, l’Apôtre distingue son œuvre de « père » dans la foi, à l’égard des Corinthiens, de celle des « pédagogues » venus après lui. Il dit : « C’est moi qui, par l’Evangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus » (1 Co 4, 15).

Par conséquent, la foi en tant que telle, ne naît qu’en présence du kérygme, ou de l’annonce. « Et comment croire – écrit l’Apôtre en parlant de la foi dans le Christ – sans d’abord l’entendre ? Et comment entendre sans quelqu’un qui proclame ? » (Rm 10, 14). Littéralement : « Sans quelqu’un qui proclame le kérygme » (choris keryssontos). Et il conclut : « La foi naît de ce qu’on entend dire et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ » (Rm 10, 17), c’est-à-dire de « l’évangile » ou du kérygme.

Dans le livre Introduction au christianisme, le Saint-Père Benoît XVI, alors professeur de théologie, a mis en évidence les profondes implications de cela. Il écrit : « Dans la formule ‘la foi naît de l’écoute’…la distinction fondamentale entre foi et philosophie est clairement mise en lumière… Dans la foi il y a une priorité de la parole sur la pensée… Dans la philosophie la pensée précède la parole ; celle-ci est donc un produit de la réflexion, que l’on tente ensuite de traduire en paroles… La foi en revanche aborde toujours l’homme de l’extérieur… il ne s’agit pas d’un élément pensé par le sujet, mais qui lui a été dit, qui lui arrive sous forme de ‘non pensé’ et de ‘non pensable’, en le mettant directement en cause et en l’engageant » (5).

La foi vient donc de l’écoute de la prédication. Mais quel est, exactement, l’objet de la « prédication » ? On sait que sur les lèvres de Jésus, la grande nouvelle qui sert de toile de fond à ses paraboles et de laquelle sont issus tous ses enseignements est : « Le Royaume de Dieu est venu jusqu’à vous ! » Mais quel est le contenu de la prédication sur les lèvres des apôtres ? L’œuvre de Dieu en Jésus de Nazareth ! C’est vrai, mais il y a quelque chose d’encore plus petit, qui est le noyau germinatif de tout et qui, par rapport au reste, est comme le soc, cette espèce d’épée placée devant la charrue qui fend la première le sol et permet à la charrue de tracer le sillon et de retourner la terre.

Ce noyau plus restreint est l’exclamation : « Jésus est le Seigneur ! »… Le mystère de cette parole est tel que celle-ci ne peut être prononcée qu’« avec l’Esprit Saint » ( 1 Co 12, 3). A elle seule elle donne accès au salut à celui qui croit à sa résurrection : « En effet, si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, tu seras sauvé » (Rm 10, 9).

Comme le sillon d’un beau navire – dirait Charles Péguy – s’élargit pour finir par disparaître et se perdre, mais commence par une pointe qui est la pointe même du navire, de même – j’ajouterais – la prédication de l’Eglise va s’élargissant, jusqu’à constituer un immense édifice doctrinal, mais commence par une pointe et cette pointe est le kérygme : « Jésus est le Seigneur ! »

L’exclamation : « Le Royaume de Dieu est là ! », dans la prédication de Jésus, correspond donc, dans la prédication des apôtres, à l’exclamation : « Jésus est le Seigneur ! » Il n’y a toutefois aucune opposition, mais une continuité parfaite entre Jésus qui prêche et le Christ prêché, car dire : « Jésus est le Seigneur ! » est comme dire qu’en Jésus, crucifié et ressuscité, se sont finalement réalisés le règne et la souveraineté de Dieu sur le monde.

Nous devons nous mettre bien d’accord pour ne pas tomber dans une reconstruction irréelle de la prédication apostolique. Après la Pentecôte, les apôtres ne vont pas à travers le monde en répétant toujours et uniquement : « Jésus est le Seigneur ! ». Ce qu’ils faisaient, lorsqu’ils se retrouvaient dans la situation de devoir annoncer pour la première fois la foi dans un certain milieu, c’était plutôt aller droit au cœur de l’Evangile, en proclamant deux faits : Jésus est mort – Jésus est ressuscité, et le motif de ces deux faits : il est mort « pour nos péchés » ; il est ressuscité « pour notre justification » (cf. 1 Co 15, 4 ; Rm 4, 25). Dramatisant, Pierre dans les Actes des Apôtres ne fait que répéter à ceux qui l’écoutent : « vous avez fait mourir Jésus de Nazareth, Dieu l’a ressuscité, et l’a fait Seigneur et Christ » (6).

L’annonce : « Jésus est le Seigneur ! n’est donc que la conclusion, tantôt implicite tantôt explicite, de cette brève histoire, racontée sous forme toujours vivante et nouvelle, même si substantiellement identique, et, en même temps, ce en quoi cette histoire se résume et devient agissante pour celui qui l’écoute. Jésus Christ « s’est dépouillé… devenant obéissant jusqu’à la mort à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé… afin que toute langue proclame que le Seigneur c’est Jésus Christ » (Ph 2, 6-11).

La proclamation : « Jésus est le Seigneur ! » ne constitue donc pas à elle seule, toute la prédication mais elle en constitue d’une certaine manière, l’âme, elle est le soleil qui l’éclaire. Elle établit une sorte de communion avec l’histoire du Christ à travers « l’hostie » de la parole et fait penser, par analogie, à la communion qui se réalise avec le corps du Christ à travers l’hostie faite de pain dans l’Eucharistie.

Découvrir la foi c’est ouvrir les yeux de manière inattendue et étonnée, à cette lumière. Evoquant à nouveau le moment de sa conversion, Tertullien le décrit comme la sortie du grand utérus sombre de l’ignorance, en tressaillant à la lumière de la Vérité (7). C’était comme l’éclosion d’un monde nouveau ; la première épître de Pierre le définit comme un passage « des ténèbres à son admirable lumière » (1 P 2, 9 ; Co 1, 12 ss.).

Le kérygme, comme l’a bien expliqué l’exégète Heinrich Schlier, a un caractère assertif et autoritaire, et non discursif ou dialectique, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de se justifier avec des raisonnements philosophiques ou apologétiques : on l’accepte ou on ne l’accepte pas. Il ne s’agit pas de quelque chose dont on peut disposer, car c’est lui qui dispose de tout ; il ne peut être fondé par quelqu’un, car c’est Dieu lui-même qui le fonde et c’est lui qui constitue ensuite le fondement de l’existence. (8)

Au IIe siècle le [philosophe] païen Celse, écrit en effet indigné : « Les chrétiens se comportent comme ceux qui croient sans raison. Certains d’entre eux ne veulent même pas donner ou recevoir une raison autour de ce auquel ils croient et utilisent des formules comme celles-ci : ‘Ne discute pas mais crois ; la foi te sauvera. La sagesse de ce siècle est un mal et l’insanité est un bien » (9).

Celse (qui nous apparaît ici extraordinairement proche des partisans modernes de la pensée faible) voudrait en somme que les chrétiens présentent leur foi de manière dialectique, c’est-à-dire en la soumettant en tout et pour tout à la recherche et à la discussion, afin que celle-ci puisse entrer dans le cadre général, acceptable y compris sur le plan philosophique, d’un effort d’auto-compréhension de l’homme et du monde qui restera toujours provisoire et ouverte.

Naturellement, le refus des chrétiens de donner des preuves et d’accepter des discussions ne concernait pas l’ensemble de l’itinéraire de la foi, mais uniquement son début. Les chrétiens ne fuyaient pas, même à cette époque, la confrontation et le fait de « donner raison de leur espérance » également aux Grecs (cf. 1 P 3, 15). (…) Ils pensaient seulement que la foi elle-même ne pouvait pas naître de cette confrontation, mais devait la précéder comme œuvre de l’Esprit et non de la raison. La confrontation pouvait, tout au plus, la préparer et, une fois accueillie, en montrer la « justesse ».

A l’origine, le kérygme se distinguait, nous l’avons vu, de l’enseignement (didaché), comme de la catéchèse. Ces derniers tendent à former la foi, ou a en préserver la pureté, alors que le kérygme tend à la susciter. Il a pour ainsi dire, un caractère explosif, ou germinatif ; il ressemble davantage à la graine qui fait naître l’arbre, qu’au fruit mûr au sommet de l’arbre qui, dans le christianisme est plutôt constitué par la charité. Le kérygme n’est absolument pas obtenu en concentrant ou en résumant, comme s’il était le cœur de la tradition ; il est à part, ou mieux, au tout début. C’est de là que se développe tout le reste, y compris les quatre Evangiles.

Sur ce point il y a eu une évolution due à la situation générale de l’Eglise. Dans la mesure où l’on va vers un régime chrétien, dans lequel tout ce qui nous entoure est chrétien, ou se considère chrétien, on ressent moins l’importance du choix initial par lequel on devient chrétien, d’autant plus que le baptême est désormais administré normalement aux enfants, qui ne sont pas en mesure de faire un tel choix. Ce qui est le plus accentué, de la foi, ce n’est pas tant le moment initial, le miracle de découvrir la foi, que l’exhaustivité et l’orthodoxie des contenus de la foi elle-même.

3. Redécouvrir le kérygme

Cette situation a aujourd’hui une forte influence sur l’évangélisation. Les Eglises possédant une forte tradition dogmatique et théologique (comme l’Eglise catholique, par excellence), risquent de se trouver désavantagées, si en dessous de l’immense patrimoine de doctrine, de lois et d’institutions, elles ne retrouvent pas ce noyau primordial capable de susciter en lui-même la foi.

Se présenter à l’homme d’aujourd’hui, qui souvent ne connaît pas le Christ, avec l’ampleur de cette doctrine, c’est comme mettre l’une de ces lourdes chapes de brocart que l’on utilisait jadis, sur les épaules d’un enfant. Nous sommes davantage préparés, par notre passé, à être des « pasteurs » qu’à être des « pêcheurs » d’hommes ; c’est-à-dire que nous sommes mieux préparés à nourrir les personnes qui viennent à l’église, qu’à porter de nouvelles personnes à l’église, ou repêcher celles qui se sont éloignées et vivent en marge de l’Eglise.

Et ceci est une des causes pour lesquelles, dans certaines parties du monde, tant de catholiques abandonnent l’Eglise catholique pour d’autres réalités chrétiennes ; ils sont attirés par une annonce simple et efficace qui les met directement en contact avec le Christ et leur fait expérimenter la puissance de son Esprit.

Il faut certes se réjouir du fait que ces personnes aient retrouvé une foi vécue, mais c’est triste qu’elles aient abandonné l’Eglise pour cela. Avec tout le respect et l’estime que nous devons avoir pour ces communautés chrétiennes qui ne sont pas toutes des sectes (avec certaines d’entre elles l’Eglise catholique entretient depuis des années un dialogue œcuménique, ce qu’elle ne ferait certes pas avec des sectes !), il faut reconnaître que celles-ci n’ont pas les moyens que possède l’Eglise catholique pour conduire les personnes à la perfection de la vie chrétienne.

Pour nombre d’entre eux tout continue à tourner, du début à la fin, autour de la première conversion, ce que l’on appelle la nouvelle naissance, alors que pour nous catholiques cela est seulement le début de la vie chrétienne. Après, doivent venir la catéchèse et le progrès spirituel qui passe à travers le renoncement de soi, la nuit de la foi, la croix, jusqu’à la résurrection. L’Eglise catholique possède une spiritualité extrêmement riche, un nombre incalculable de saints, le magistère et surtout les sacrements.

Il faut donc que l’annonce fondamentale, une fois au moins, nous soit proposée, claire et de manière essentielle, non seulement aux catéchumènes, mais à tous, puisque la majorité des croyants d’aujourd’hui n’est pas passée à travers le catéchuménat. Certains des nouveaux mouvements ecclésiaux constituent aujourd’hui une grâce pour l’Eglise précisément parce qu’ils sont le lieu où des adultes ont finalement l’occasion d’écouter le kérygme, de renouveler leur propre baptême, de choisir en conscience le Christ comme Seigneur et sauveur personnel et de s’engager activement dans la vie de leur Eglise.

La proclamation de Jésus comme Seigneur devrait trouver sa place d’honneur dans tous les moments forts de la vie chrétienne. Les occasions les plus propices sont peut-être les funérailles parce que face à la mort l’homme s’interroge, a le cœur ouvert, est moins distrait qu’en d’autres occasions. Le kérygme chrétien est le seul à pouvoir donner à l’homme une parole à la hauteur de la question de la mort.

Le kérygme retentit, il est vrai, au moment le plus solennel de chaque Messe : « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire ». Mais, isolée, celle-ci demeure une simple forme d’acclamation. Il a été dit que « les évangiles sont des récits de la passion précédés d’une longue introduction » (M. Köhler). Mais, étrangement, la partie originelle et la plus importante de l’Evangile est celle qui est la moins lue et la moins écoutée au cours de l’année. On ne lit la Passion du Christ à l’église, en aucun jour de fête avec grande affluence de fidèles, excepté le Dimanche des Rameaux où, du fait de la longueur de la lecture et de la solennité des rites, il n’y a plus le temps de prononcer une homélie consistante.

Maintenant qu’il n’existe plus de missions populaires comme autrefois, il est possible qu’un chrétien n’entende jamais, au cours de sa vie, une prédication sur la passion. Et pourtant, c’est précisément cette prédication qui en général ouvre les cœurs endurcis. Nous en avons eu la démonstration à l’occasion de la projection du film de Mel Gibson « La passion du Christ ». Il y a eu des cas de détenus qui avaient toujours nié être coupables, et qui après avoir vu ce film ont spontanément confessé leur délit.

4. Choisir Jésus comme Seigneur

Nous sommes partis de la question : « Quelle place occupe le Christ dans la société d’aujourd’hui ? » mais nous ne pouvons pas conclure sans nous poser la question la plus importante dans un contexte comme celui-ci : « Quelle place occupe le Christ dans ma vie ? » Rappelons-nous du dialogue de Jésus avec les apôtres à Césarée de Philippe : « Au dire des gens, qu’est le Fils de l’homme ?… Mais pour vous, qui suis-je ? (Mt 16, 13-15). Le plus important pour Jésus ne semble pas être ce que pense de lui les gens, mais ce que pensent de lui ses disciples les plus proches.

J’ai évoqué ci-dessus la raison objective qui explique l’importance de la proclamation du Christ comme Seigneur dans le Nouveau Testament : celle-ci rend les événements salvifiques dont elle fait mémoire, présents et agissants. Il existe cependant aussi une raison subjective, et existentielle. Dire « Jésus est le Seigneur » signifie prendre une décision de fait. C’est comme dire : Jésus Christ est « mon » Seigneur ; je lui reconnais tout droit sur moi, je lui cède les rênes de ma vie ; je ne veux plus vivre « pour moi-même », mais « pour lui, qui est mort et ressuscité pour moi » (cf. 2 Co 5, 15).

Proclamer Jésus comme son propre Seigneur, signifie lui soumettre tout notre être, faire pénétrer l’évangile dans tout ce que nous faisons. Cela signifie, pour reprendre une phrase du vénéré Jean-Paul II, « ouvrir, ouvrir toutes grandes les portes au Christ ».

Il m’est arrivé d’être reçu dans des familles et j’ai vu ce qui se passe lorsque l’on sonne à la porte et qu’une visite inattendue est annoncée. La maîtresse de maison s’empresse de fermer les portes des chambres en désordre, avec le lit qui n’est pas fait, afin de conduire l’hôte dans la pièce la plus accueillante. Avec Jésus, il faut faire tout le contraire : ouvrir précisément « les pièces en désordre » de la vie, surtout la pièce chargée des intentions… pour qui travaillons-nous et pour quoi le faisons-nous ? Pour nous-mêmes ou pour le Christ, pour notre gloire ou pour celle du Christ ? En cette période d’Avent, c’est la meilleure manière de préparer un berceau accueillant pour le Christ qui vient à Noël.

NOTES
1. S. Augustin, Sermo 295, 1 (PL 38,1349).
2. Cf. C. H. Dodd, Storia ed Evangelo, Brescia, Paideia, 1976, pp. 42 ss.
3. Cf., par exemple, Mc 1, 1; Rm 15, 19; Ga 1, 7.
4. Cf. Ga 6, 2; 1 Co 7, 25; Jn 15, 12; 1 Jn 4, 21.
5. J. Ratzinger, Introduzione al cristianesimo, Brescia, Queriniana, 1969, pp. 56 s.
6. Cf. Ac 2, 22-36; 3, 14-19; 10, 39-42.
7. Tertullien, Apologeticum, 39, 9: “ad lucem expavescentes véritatis” .
8. H. Schlier, Kerygma e sophia, in Il tempo della Chiesa, Bologna 1968, pp. 330-372.
9. In Origene, Contra Celsum, I, 9.

[Texte original : italien – Traduction réalisée par Zenit] 

Père Cantalamessa sur la charité (28 janvier 2007)

5 novembre, 2008

du site:

http://www.zenit.org/article-14567?l=french

 « Si je n’ai pas la charité… » : Méditation du père Cantalamessa 

Homélie sur la deuxième lecture du dimanche 28 janvier

 

 

ROME, Vendredi 26 janvier 2007 (ZENIT.org) Nous publions ci-dessous le commentaire de la deuxième lecture de ce dimanche proposé par le père Raniero Cantalamessa OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale.

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 12,31.13,1-13

Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu’il y a de meilleur. Eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres.
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
La charité ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra.
Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie.
Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant.
Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu.
Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité.

© AELF

« Si je n’ai pas la charité »

Nous consacrons notre r
éflexion à la deuxième lecture qui contient un message très important. Il sagit du célèbre hymne de saint Paul à la charité. « Charité » est le terme religieux signifiant « amour ». Il sagit donc dun hymne à lamour, peut-être le plus célèbre et le plus sublime ayant jamais été écrit.

Lorsque le christianisme apparut sur la scène du monde, divers auteurs avaient déjà chanté lamour. Le plus célèbre était Platon qui avait écrit un traité entier sur ce thème. Le nom commun de lamour était alors eros (doù viennent nos termes « érotique » et « érotisme »). Le christianisme sentit que cet amour passionnel de recherche et de désir ne suffisait pas pour exprimer la nouveauté du concept biblique. Il évita donc complètement le terme eros et le remplaça par celui de agape, qui devrait se traduire par « amour spirituel » ou par « charité », si ce terme navait pas désormais acquis un sens trop restreint (faire la charité, œuvre de charité).

La principale différence entre les deux amours est la suivante : lamour de désir, ou érotique, est exclusif ; il se consume entre deux personnes ; lingérence dune troisième personne signifierait sa fin, la trahison. Parfois larrivée même dun enfant parvient à mettre en crise ce type damour. Lamour de don, ou agape embrasse en revanche toute personne, il nen exclut aucune, pas même lennemi. La formule classique du premier amour est celle que nous entendons sur les lèvres de Violetta dans la Traviata de Verdi : « Aime-moi Alfredo, aime-moi autant que je taime ». La formule classique de la charité est celle de Jésus qui dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il sagit dun amour fait pour circuler, pour se diffuser.

Il existe une autre différence : lamour érotique, dans sa forme la plus typique qui est l’état amoureux, ne dure pas, de par sa nature, ou ne dure quen changeant dobjet, cest-à-dire en tombant successivement amoureux de différentes personnes. Saint Paul dit en revanche que la charité « demeure », que cest même la seule chose qui demeure éternellement, et qui demeurera même lorsque la foi et lespérance auront disparu.

Entre ces deux amours celui de recherche et de don il nexiste toutefois pas de séparation nette et dopposition, mais plutôt un développement, une croissance. Le premier, leros est pour nous le point de départ, le deuxième, la charité est le point darrivée. Entre les deux existe tout un espace pour une éducation à lamour et pour grandir dans lamour. Prenons le cas le plus commun qui est lamour du couple. Dans lamour entre deux époux, au début dominera leros, lattrait, le désir réciproque, la conquête de lautre, et donc un certain égoïsme. Si, chemin faisant, cet amour ne sefforce pas de senrichir dune dimension nouvelle, faite de gratuité, de tendresse réciproque, de capacité à soublier pour lautre et se projeter dans les enfants, nous savons tous comment il se terminera.

Le message de Paul est dune grande actualité. Lensemble du monde du spectacle et de la publicité semble s’être aujourdhui engagé à enseigner aux jeunes que lamour se réduit à leros et leros au sexe ; que la vie est une idylle permanente, dans un monde où tout est beau, jeune, sain, où la vieillesse et la maladie nexistent pas, et où tous peuvent dépenser autant quils le désirent. Mais ceci est un mensonge colossal qui génère des attentes disproportionnées qui, déçues, provoquent des frustrations, des rébellions contre la famille et la société et ouvrent souvent la voie au crime. La parole de Dieu nous aide à faire en sorte que le sens critique ne s’éteigne pas complètement chez les personnes, face à ce qui leur est servi quotidiennement.

Père Cantalamessa : On peut manquer de charité en faisant la charité ! (XXX semaine du T.O.)

26 octobre, 2008

du site:

http://www.zenit.org/article-19195?l=french

On peut manquer de charité en faisant la charité !

Commentaire de l’évangile du dimanche 26 octobre, par le P. Cantalamessa (XXX du temp ordinaire)

ROME, Vendredi 24 octobre 2008 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le commentaire de l’Evangile du dimanche 26 octobre proposé par le père Raniero Cantalamessa OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale.

Evangile de Jésus Christ selon saint Matthieu (Mt 22, 34-40)

Les pharisiens, apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux sadducéens, se réunirent, et l’un d’entre eux, un docteur de la Loi, posa une question à Jésus pour le mettre à l’épreuve :

« Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? » Jésus lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tout ce qu’il y a dans l’Écriture – dans la Loi et les Prophètes – dépend de ces deux commandements. »

Tu aimeras ton prochain comme toi-même

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». En ajoutant les mots « comme toi-même », Jésus nous place face à un miroir devant lequel nous ne pouvons pas mentir ; il nous donne une mesure infaillible pour découvrir si nous aimons ou non notre prochain. Nous savons très bien, en toute circonstance, ce que signifie nous aimer nous-mêmes et ce que nous voudrions que les autres fassent pour nous. Si l’on fait attention, Jésus ne dit pas : « Fais à l’autre ce qu’il te fait ». Il s’agirait encore de la Loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Il dit : tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi, (cf. Mt 7, 12), ce qui est bien diffèrent.

Jésus considérais l’amour du prochain comme « son commandement », celui dans lequel se résume toute la Loi. « Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). Nombreux sont ceux qui identifient tout le christianisme avec le précepte de l’amour du prochain, et ils n’ont pas tord. Nous devons toutefois chercher à aller au-delà. Quand on parle d’amour pour le prochain, on pense immédiatement aux « oeuvres » de charité, aux choses qu’il faut faire pour le prochain : lui donner à manger, à boire, aller lui rendre visite ; en somme aider son prochain. Mais ceci est un effet de l’amour, ce n’est pas encore de l’amour. Avant toute l’action de bienfaisance vient la bienveillance ; avant de faire le bien, vient la volonté de faire le bien.

La charité doit être « sans artifice », c’est-à-dire sincère (textuellement : sans feinte) (Rm 12, 9) ; on doit aimer « d’un cœur pur » (1 P 1, 22). On peut en effet faire la charité et l’aumône pour de nombreuses raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour : pour se faire valoir, pour faire croire qu’on est un bienfaiteur, pour gagner le paradis, et même à cause de remords de conscience. Une grande partie de la charité que nous faisons aux pays du tiers-monde, n’est pas dictée par l’amour, mais par le remord. En effet, nous nous rendons compte de la différence scandaleuse qui existe entre eux et nous, et nous nous sentons responsables de leur pauvreté. On peut manquer de charité en « faisant la charité » !

Il est clair que ce serait une erreur fatale d’opposer l’amour du cœur et la charité des faits, ou de se réfugier dans de bonnes dispositions intérieures à l’égard des autres, pour trouver en elles une excuse à son propre manquement de charité effective et concrète. Si tu rencontres un pauvre qui a faim et est transi de froid, disait saint Jacques, a quoi cela peut-il lui servir si tu lui dit : « Mon Pauvre, va, réchauffe toi et manges quelque chose ! », mais tu ne lui donnes rien de ce dont il a besoin ? « Mes enfants, nous devons aimer, non pas avec des paroles et des discours, mais par des actes et en vérité » (1 Jn 3, 18). Il ne s’agit donc pas d’analyser les œuvres extérieures de charité mais de faire en sorte que leur fondement réside dans un sentiment d’amour authentique et bienveillant.

Cette charité du cœur ou charité intérieure est la charité que nous pouvons tous, et toujours, exercer ; elle est universelle. Ce n’est pas une charité que certains – les riches et les bien portants – peuvent seulement donner, et les autres – les pauvres et les malades – seulement recevoir. Tous peuvent faire la charité et la recevoir. En outre, elle est concrète. Il s’agit de commencer à regarder avec des yeux nouveaux les situations et les personnes avec qui nous vivons. Quel regard ? Mais c’est très simple : le regard avec lequel nous voudrions que Dieu nous voit ! Un regard d’excuse, de bienveillance, de compréhension, de pardon… Quand on en arrive là, toutes les relations changent

Père Cantalamessa : commentaire à la liturgie du dimanche XXVIII T.O. : L’important et l’urgent

11 octobre, 2008

PÈRE CANTALAMESSA – COMMENTAIRE À LA LITURGIE DU DIMANCHE XXVIII DU TEMP ORDINAIRE – 12 OCTOBRE 2008:

http://www.cantalamessa.org/fr/omelieView.php?id=398

L’important et l’urgent

Dimanche 12 octobre
A – 2008-10-12 >Matthieu 22, 1-14


Il est instructif d’observer quels sont les motifs pour lesquels les invités de la parabole refusent de se rendre au banquet. Matthieu dit qu’ils « ne tinrent aucun compte » de l’invitation et « s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son commerce ». Sur ce point, l’Evangile de Luc est plus détaillé et présente ainsi les motivations du refus : « J’ai acheté un champ, et je suis obligé d’aller le voir … J’ai acheté cinq paires de boeufs, et je pars les essayer… Je viens de me marier, et, pour cette raison, je ne peux pas venir » (Lc 14, 18-20).

Qu’ont en commun ces différents personnages. Ils ont tous trois quelque chose d’urgent à faire, quelque chose qui ne peut pas attendre, qui requiert immédiatement leur présence. Et que représente en revanche le banquet nuptial ? Il indique les biens messianiques, la participation au salut apporté par le Christ, donc la possibilité de vivre pour l’éternité. Le banquet représente donc la chose importante dans la vie, la seule chose importante. L’erreur commise par les invités est donc claire ; elle consiste à négliger l’important au profit de l’urgent, l’essentiel au profit du contingent ! Aujourd’hui, il s’agit d’un risque tellement répandu et tellement insidieux, non seulement sur le plan religieux, mais aussi sur le plan purement humain, qu’il vaut la peine d’y réfléchir un peu.

D’abord, précisément sur le plan religieux. Négliger l’important au profit de l’urgent, au niveau spirituel, signifie renvoyer continuellement l’accomplissement des devoirs religieux, parce qu’il se présente chaque fois quelque chose d’urgent à faire. C’est dimanche et il est l’heure d’aller à la messe, mais il faut faire cette visite, ce travail dans le jardin, le déjeuner à préparer. La messe peut attendre, le déjeuner non ; alors on renvoie la messe et on se remet aux fourneaux.

J’ai dit que le danger de négliger l’important au profit de l’urgent est présent aussi sur le plan humain, dans la vie de tous les jours, et je voudrais également en parler en peu. Pour un homme, il est certainement très important de dédier du temps à la famille, de passer un peu de temps avec ses enfants, de parler avec les grands, de jouer avec les petits. Mais voilà qu’au dernier moment il y a toujours des choses urgentes à faire au bureau, des heures supplémentaires au travail, et l’on renvoie à une autre fois, finissant par rentrer à la maison trop tard et trop fatigué pour penser à autre chose.

Pour un homme ou une femme il est très important d’aller de temps en temps rendre visite à un parent âgé qui vit seul chez lui ou dans une maison de retraite. Pour quiconque il est très important de rendre visite à une connaissance malade pour lui montrer notre soutien et lui rendre peut-être quelque service pratique. Mais ce n’est pas urgent, et si on reporte la visite, le monde ne va pas s’écrouler, en apparence. Il est même possible que personne ne s’en rende compte. Et ainsi, on renvoie.

Il en est de même pour la santé, qui figure aussi parmi les choses importantes. Le médecin, ou tout simplement le kiné, nous avertit que nous devons nous surveiller, prendre un temps de repos, éviter certains types de stress… On répond : oui, oui, je le ferai sans problème dès que j’aurai fini ce travail, quand j’aurai arrangé la maison, quand j’aurai remboursé toutes mes dettes…

Jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’il est trop tard. Voilà où est le piège : on passe sa vie à courir après les mille petites choses à faire et l’on ne trouve jamais le temps pour les choses qui changent vraiment les relations humaines et peuvent apporter la vraie joie (et, si elles sont négligées, la vraie tristesse), dans la vie. Ainsi, nous voyons comment l’Evangile, indirectement, est aussi une école de vie ; il nous enseigne à établir des priorités, à tendre à l’essentiel. En un mot, à ne pas perdre de vue l’important en se concentrant sur l’urgent, comme il est arrivé aux invités de notre parabole.

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