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Deuxième prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa

20 décembre, 2010

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Deuxième prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa

En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

ROME, Dimanche 12 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la deuxième prédication de l’Avent prononcée vendredi 10 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Deuxième prédication de l’Avent

« NOUS VOUS ANNONÇONS CETTE VIE ETERNELLE » (1 Jn 1,2)

La réponse chrétienne au sécularisme

1. Sécularisation et sécularisme

Dans cette méditation nous réfléchirons sur le deuxième écueil auquel se heurte l’évangélisation dans le monde moderne occidental : la sécularisation. Dans le Motu proprio par lequel le pape a institué le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, il est dit que celui-ci « est au service des Eglises particulières, en particulier dans les territoires de tradition chrétienne où se manifeste avec une plus grande évidence le phénomène de la sécularisation ».
La sécularisation est un phénomène complexe et ambivalent. Elle peut indiquer l’autonomie des réalités terrestres et la séparation entre le règne de Dieu et le règne de César et, dans ce sens, loin d’être contraire à l’Evangile, elle trouve en celui-ci une de ses racines profondes ; mais elle peut désigner aussi tout un ensemble d’attitudes contraires à la religion et à la foi et, dans ce cas, le terme de sécularisme est préférable. Le sécularisme est à la sécularisation ce que le scientisme est à la scientificité et le rationalisme à la rationalité.
En examinant les obstacles et les défis que la foi rencontre dans le monde moderne, nous nous réfèrerons exclusivement à l’acception négative de la sécularisation. Mais même délimitée ainsi, la sécularisation présente de nombreuses facettes selon les domaines dans lesquels elle se manifeste : la théologie, la science, l’éthique, l’herméneutique biblique, la culture en général, la vie quotidienne. Dans la présente méditation, je prends le terme dans son sens premier. Sécularisation, comme sécularisme, viennent en effet du mot « saeculum » qui, dans le langage courant, a fini par signifier le temps présent (« l’éon actuel », selon la Bible), en opposition à l’éternité (l’éon futur, ou « siècles des siècles », de la Bible). Dans ce sens, sécularisme est synonyme de temporalisme, de réduction du réel à la seule dimension terrestre.
Le rétrécissement de l’horizon de l’éternité, ou de la vie éternelle, produit sur la foi chrétienne l’effet du sable que l’on jette sur une flamme : il l’étouffe, l’éteint. La foi en la vie éternelle constitue une des conditions de possibilités d’évangélisation. « Si c’est pour cette vie seulement – s’exclame Paul – que nous avons mis notre espoir dans le Christ, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes  » (1 Co 15,19).

2. Ascension et déclin de l’idée d’éternité
Rappelons à grands traits l’histoire de la croyance en une vie après la mort ; elle nous aidera à mesurer la nouveauté introduite par l’Evangile dans ce domaine. Dans la religion juive de l’Ancien Testament, cette croyance s’affirme tardivement. Ce n’est qu’après l’exil, devant la faillite des attentes temporelles, que se fait jour l’idée de la résurrection de la chair et d’une récompense supraterrestre des justes et, mais tous ne partageaient pas cette croyance (les Sadducéens par exemple).
Ainsi se trouve démentie de manière éclatante la thèse de ceux (Feuerbach, Marx, Freud) qui expliquent la croyance en Dieu par le désir d’une récompense éternelle, une sorte de projection dans l’au-delà des attentes terrestres déçues. Israël a cru en Dieu, bien des siècles avant de croire en une récompense éternelle dans l’au-delà ! Ce n’est donc pas le désir d’une récompense éternelle qui a produit la foi en Dieu, mais c’est la foi en Dieu qui a produit la croyance dans une récompense supraterrestre.
La pleine révélation de la vie éternelle est achevée, dans le monde biblique, avec la venue du Christ. Jésus ne fonde pas la certitude de la vie éternelle sur la nature de l’homme, l’immortalité de l’âme, mais sur la « puissance de Dieu », qui n’est pas un « Dieu de morts, mais de vivants » (Lc 20,27-38). Après la Pâque, à ce fondement théologique, les apôtres ajouteront celui christologique : la résurrection du Christ d’entre les morts. C’est sur celle-ci que l’Apôtre fonde la foi en la résurrection de la chair et en la vie éternelle : « Si l’on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment certains parmi vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ?…Mais non ; le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis » (1 Co 15, 12.20).
De même dans le monde gréco-romain, on assiste à une évolution dans la conception de l’au-delà. L’idée plus ancienne est que la vie véritable s’achève avec la mort ; après cette vie, il n’y a plus qu’une apparence de vie, dans un monde d’ombres. Une nouveauté est introduite avec l’apparition de la religion orphico-pythagorique. Selon celle-ci, le véritable moi de l’homme est l’âme qui, libérée de la prison (sema) du corps (soma), peut enfin vivre sa vraie vie. Platon va conférer à cette découverte une dignité philosophique, en la fondant sur la nature spirituelle, donc immortelle, de l’âme1.
Cette croyance restera, toutefois, largement minoritaire, réservée aux initiés aux mystères et aux disciples d’écoles philosophiques particulières. Auprès des masses persistera l’ancienne conviction que la vraie vie finit avec la mort. On connait les paroles que l’empereur Hadrien s’adresse à lui-même au moment de mourir :

Petite âme, âme tendre et flottante,
compagne de mon corps, qui fut ton hôte,
tu vas descendre dans ces lieux
pâles, durs et nus,
où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois.
Un instant encore
Regardons ensemble les rives familières,
les objets que sans doute nous ne reverrons plus…2.

On comprend alors, compte tenu de ce contexte, l’impact que devait avoir l’annonce chrétienne d’une vie après la mort infiniment plus comblée et plus joyeuse que celle terrestre ; on comprend aussi pourquoi l’idée et les symboles de la vie éternelle sont aussi fréquents dans les sépultures chrétiennes des catacombes.
Mais qu’est-il advenu de l’idée chrétienne d’une vie éternelle pour l’âme et pour le corps, une fois qu’elle avait triomphé de l’idée païenne de l’« obscurité après la mort » ? A la différence de l’époque actuelle, dans laquelle l’athéisme s’exprime surtout dans la négation de l’existence d’un Créateur, au XIXe siècle il s’est manifesté plutôt dans la négation d’un au-delà. Reprenant la déclaration de Hegel, selon laquelle « les chrétiens gaspillent au ciel les énergies destinées à la terre », Feuerbach et surtout Marx ont combattu la croyance en une vie après la mort, sous prétexte que celle-ci écarte de l’engagement terrestre. On substitue l’idée d’une survie dans l’espèce et dans la société du futur à l’idée d’une survie personnelle en Dieu.
Peu à peu, avec la suspicion, le mot éternité est tombé dans l’oubli et le silence. Le matérialisme et le consumérisme ont fait le reste dans les sociétés opulentes, allant jusqu’à faire paraître inconvenant le fait même de parler encore d’éternité entre personnes cultivées et vivant avec leur temps. Tout cela a eu des conséquences manifestes sur la foi des croyants, qui est devenue sur ce point timide et réticente. Quand avons-nous entendu la dernière prédication sur la vie éternelle ? Nous continuons à réciter dans le Credo : « Et expecto resurrectionem mortuorum et vitam venturi saeculi » : « J’attends la résurrection des morts et la vie du monde à venir », mais sans trop attacher d’importance à ces paroles. Kierkegaard avait raison quand il écrivait : « L’au-delà est devenu une plaisanterie, une exigence tellement incertaine que plus personne ne la respecte, plus encore ne l’envisage, si bien que la pensée même qu’il a existé un temps où cette idée transformait l’existence tout entière, fait sourire »3.
Quelle est la conséquence pratique de cette éclipse de l’idée d’éternité ? Saint Paul parle de l’objectif de ceux qui ne croient pas en la résurrection des morts : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons » (l Co 15,32). Le désir naturel de vivre toujours, déformé, devient désir, ou frénésie, de vivre bien, c’est-à-dire agréablement, serait-ce au détriment des autres. La terre tout entière devient ce que Dante disait de l’Italie de son époque : « l’arpent de terre qui nous fait si féroces ». Avec la disparition de l’horizon de l’éternité, la souffrance humaine apparait doublement et irrémédiablement absurde.

3. L’éternité : une espérance et une présence
S’agissant du sécularisme, comme du scientisme, la réponse la plus efficace ne consiste pas à combattre l’erreur contraire, mais à faire resplendir à nouveau devant les hommes la certitude de la vie éternelle, en jouant sur la force intrinsèque que possède la vérité quand elle est accompagnée par le témoignage de la vie. « A une idée, écrivait un ancien Père, on peut toujours opposer une autre idée et à une opinion une autre opinion ; mais que pourra-ton opposer à une vie ? »
Nous devrions jouer aussi sur la correspondance d’une telle vérité avec le désir le plus profond, même réprimé, du cœur humain. A un ami qui lui reprochait sa soif d’éternité comme étant quasiment une forme d’orgueil et de présomption, Miguel de Unamuno, qui n’était certes pas un apologète, répondit dans une lettre :
« Je ne dis pas que nous méritons un au-delà, ni que la logique nous le prouve ; je dis que j’en ai besoin, que je le mérite ou pas, rien de plus. Je dis que ce qui passe ne me satisfait pas, que j’ai soif d’éternité et que, sans elle, tout m’indiffère. J’en ai besoin, j’en ai besoin ! Sans elle, il n’y a pas de joie de vivre et la joie de vivre ne signifie rien. Il est trop commode de dire : ‘Il faut vivre, il faut se contenter de la vie’. Et ceux qui ne s’en contentent pas ? »4.
Ce n’est pas celui qui désire l’éternité, ajoutait-il en cette même occasion, qui méprise le monde et la vie ici-bas, mais au contraire celui qui ne la désire pas : « J’aime tant la vie que la perdre me parait le pire des maux. Ceux qui jouissent de la vie, au jour le jour, sans se soucier de savoir s’ils devront la perdre à jamais ou pas, ceux-là ne l’aiment pas ». Saint Augustin ne disait pas autre chose : « Cui non datur semper vivere, quid prodest bene vivere ? », « A quoi sert la bonne vie si elle n’aboutit à la vie éternelle ? »5. « Tout au monde, excepté l’éternité, est vain », a chanté un de nos poètes 6.
Aux hommes de notre temps qui cultivent au fond de leur cœur ce besoin d’éternité, sans peut-être avoir le courage de l’avouer aux autres, ni se l’avouer à eux-mêmes, nous pouvons redire ce que Paul disait aux Athéniens : « Ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer » (Ac 17,23).
La réponse chrétienne au sécularisme, au sens où nous l’entendons ici, ne se fonde pas, comme pour Platon, sur une idée philosophique – l’immortalité de l’âme -, mais sur un fait. Le siècle des lumières avait posé le célèbre problème de savoir comment atteindre l’éternité, alors qu’on est dans le temps, et comment donner un point de départ historique pour une conscience éternelle7. Autrement dit : comment peut-on justifier la prétention de la foi chrétienne de promettre une vie éternelle et de menacer d’un châtiment également éternel, pour des actes commis dans le temps.
L’unique réponse valable à ce problème est celle qui se fonde sur la foi en l’incarnation de Dieu. En Jésus Christ, l’éternel est entré dans le temps, s’est manifesté dans la chair ; devant lui il est possible de prendre une décision pour l’éternité. C’est ainsi que l’évangéliste Jean parle de la vie éternelle : « Nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue » (1 Jn 1, 2).
Pour le croyant, l’éternité n’est pas, comme on le voit, uniquement une espérance, elle est aussi une présence. Nous en faisons l’expérience chaque fois que nous faisons un véritable acte de foi en Jésus Christ, car celui qui croit en lui « a la vie éternelle « (1 Jn 5,13) ; chaque fois que nous recevons la communion, dans laquelle « nous est donné le gage de la gloire future » (futurae gloriae nobis pignus datur) ; chaque fois que nous entendons les paroles de l’Evangile qui sont « paroles de vie éternelle » (Jn 6, 68). Saint Thomas, lui aussi dit que « la grâce est le commencement de la gloire »8.
Cette présence de l’éternité dans le temps s’appelle l’Esprit Saint, dont il est dit qu’il est « les arrhes de notre héritage » (Ep 1, 14 ; 2 Co 5, 5), et il nous a été donné pour que, ayant reçu les prémices, nous aspirions à la plénitude. « Le Christ – écrit saint Augustin – nous a donné les arrhes de l’Esprit Saint par lesquelles Lui, qui ne pouvait pas nous tromper, a voulu nous assurer l’accomplissement de sa promesse. Qu’a-t-il promis ? Il a promis la vie éternelle, dont l’Esprit Saint qu’il nous a donné est les arrhes »9.

4. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Entre la vie de foi dans le temps et la vie éternelle, il existe un rapport comparable à celui qui existe entre la vie de l’embryon dans le sein maternel et celle de l’enfant à sa naissance. Cabasilas écrit :
« Ce monde enfante le nouvel homme intérieur, celui qui a été créé par Dieu, et celui-ci façonné et conformé ici-bas, est enfanté parfait pour un monde parfait et éternellement jeune. De même que la nature prépare l’embryon, tant qu’il est dans une vie obscure, pour une vie dans la lumière, de même en est-il des saints [...]. Toutefois, pour l’embryon, la vie future est absolument future : il ne lui parvient aucun rayon de lumière, rien de cette vie. Il n’en est pas de même pour nous, puisque le siècle futur a été comme renversé et mêlé au temps [...] C’est pourquoi dès maintenant, il est accordé aux saints non seulement de disposer de la vie, mais de vivre et d’agir dans celle-ci »10.
Voici une petite histoire pour illustrer cette comparaison. Il y avait une fois deux jumeaux, un de sexe masculin et une autre de sexe féminin, tellement intelligents et précoces que, encore dans le sein maternel, ils parlaient entre eux. La petite fille demandait à son frère : « D’après toi, y a-t-il une vie après la naissance ? ». Il répondait : « Ne sois pas ridicule. Qu’est-ce qui te fait penser qu’il y a quelque chose en dehors de cet espace exigu et obscur où nous nous trouvons ? La petite fille, s’armant de courage, insistait : « Qui sait, peut-être existe-t-il une mère, bref quelqu’un qui nous a mis ici et qui prendra soin de nous ». Et lui : « Vois-tu une mère quelque part ? Ce que tu vois est tout ce qu’il y a ». Elle, à nouveau : « Ne sens-tu pas parfois, toi aussi, comme une pression sur la poitrine qui augmente de jour en jour et nous pousse en avant ? ». « A bien y réfléchir, répondait-il, c’est vrai ; je la sens tout le temps ». « Tu vois, concluait, triomphante, la petite soeur, cette douleur ne peut pas être pour rien. Je pense qu’elle nous prépare à quelque chose de plus grand que ce petit espace ».
Nous pouvons utiliser cette charmante historiette quand il nous faut annoncer la vie éternelle à des personnes qui ont perdu la foi en celle-ci, mais en conservent la nostalgie et attendent peut-être que l’Eglise, comme la petite fille, les aide à y croire.
Il y a des questions que les hommes ne cessent de se poser depuis que le monde est monde, et les hommes d’aujourd’hui ne font pas exception : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?  ». Dans son Historia ecclesiastica Anglorum (Histoire ecclésiastique du peuple anglais), Bède le Vénérable relate comment la foi chrétienne a fait son entrée dans le nord de l’Angleterre. Quand les missionnaires venus de Rome arrivèrent dans le Northumberland, le roi Edwin convoqua un conseil des dignitaires pour décider s’il les autoriserait, ou pas, à diffuser le nouveau message. L’un d’eux se leva et déclara :
« Imagine, oh roi, cette scène. Tu es assis en train de dîner avec tes ministres et dignitaires : c’est l’hiver, le feu brûle et réchauffe la pièce tandis que, au-dehors, mugit la tempête et que la neige tombe. Un petit oiseau entre par une ouverture dans le mur et ressort aussitôt par l’autre. Tant qu’il est à l’intérieur, il est protégé de la tempête hivernale ; mais, ayant goûté une courte tiédeur, il disparait de la vue, se perdant dans l’obscurité de l’hiver d’où il est venu. Telle nous apparait la vie des hommes sur la terre : nous ignorons totalement ce qui la suit et ce qui la précède. Si cette doctrine nouvelle nous apporte quelque chose de plus sûr sur ceci, je dis qu’il faut l’accueillir  »11.
Qui sait ! Peut-être la foi chrétienne reviendra-t-elle en Angleterre et sur le continent européen pour la même raison pour laquelle elle y a fait son entrée : comme l’unique foi qui a une réponse sûre à apporter aux grandes interrogations de la vie terrestre. L’occasion la plus propice pour faire parvenir ce message est les funérailles. A cette occasion, les gens sont moins distraits que dans d’autres rites de passage (baptême, mariage), et s’interrogent sur leur propre destin. Quand on pleure sur un être cher, on pleure aussi sur soi-même.
J’ai écouté un jour un programme intéressant de la BBC anglaise sur les « funérailles laïques », avec l’enregistrement en direct d’une cérémonie. A un moment donné, le célébrant a dit à l’assistance : « Nous ne devons pas être tristes. Vivre une bonne vie, satisfaisante, durant soixante-dix ans (l’âge de la défunte) est quelque chose pour laquelle nous devons être reconnaissants ». Reconnaissants à qui ? me suis-je demandé. Ce genre de funérailles ne peut que rendre plus manifeste la défaite totale de l’homme face à la mort.
Sociologues et hommes de culture, appelés à expliquer le phénomène des funérailles laïques ou « humanistes », voyaient la cause de la diffusion de cette pratique dans certains pays du nord de l’Europe, dans le fait que les funérailles religieuses impliquent chez les personnes présentes une foi qu’elles ne partagent pas forcément. La proposition qu’ils avançaient était celle-ci : l’Eglise, lors de funérailles, devrait éviter toute allusion à Dieu, à la vie éternelle, à Jésus-Christ mort et ressuscité, et limiter son rôle à celui d’ « organisateur naturel et expérimenté des rites de passage » ! En d’autres termes, qu’elle se résigne à la sécularisation même de la mort !

5. Allons à la maison du Seigneur
Nous avons besoin d’une foi renouvelée dans l’éternité, non seulement pour l’évangélisation, c’est-à-dire pour l’annonce à faire aux autres, mais avant tout pour donner un nouvel élan à notre cheminement vers la sainteté. L’effritement de l’idée d’éternité agit aussi sur les croyants en diminuant leur capacité d’affronter avec courage la souffrance et les épreuves de la vie.
Prenons l’exemple d’un homme qui tient une balance à la main, ces balances qui se tiennent d’une seule main et qui ont d’un côté un plateau sur lequel on place les choses à peser et de l’autre une barre graduée qui soutient le poids ou la mesure. Si elle tombe à terre ou si la mesure est perdue, tout ce que l’on place sur le plateau fait se soulever la barre et s’incliner la balance vers le bas. N’importe quoi l’emporte, même une poignée de plumes.
C’est ce qui nous arrive quand nous perdons le contre-poids, la mesure de tout, qui est l’éternité : les choses et les souffrances terrestres jettent facilement notre âme à terre. Tout nous semble trop lourd, excessif. Jésus disait : « Si ta main ou ton pied sont pour toi une occasion de péché, coupe-les et jette-les loin de toi : mieux vaut pour toi entrer dans la Vie manchot ou estropié que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel » (cf. Mt 18, 9-9). Mais nous qui avons perdu de vue l’éternité, nous trouvons déjà excessif qu’on nous demande de fermer les yeux devant un spectacle immoral.
Saint Paul ose écrire : « Car la légère tribulation d’un instant nous prépare, jusqu’à l’excès, une masse éternelle de gloire, à nous qui ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles ; les choses visibles en effet n’ont qu’un temps, les invisibles sont éternelles » (2 Co 4, 17-18). Le poids de la tribulation est léger justement parce qu’il est momentané, celui de la gloire est sans mesure justement parce qu’il est éternel. C’est pour cela que l’Apôtre lui-même peut affirmer : « J’estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm 8, 18).
Le cardinal Newman, que nous avons choisi comme maître spécial pendant cet Avent, nous oblige à ajouter une vérité qui manque aux réflexions faites jusqu’à présent sur l’éternité. Il le fait avec le petit poème « Le songe de Gerontius » mis en musique par le grand compositeur anglais Edgar Elgar. Un véritable chef-d’oeuvre pour ce qui est de la profondeur de la pensée, l’inspiration lyrique et l’intensité dramatique générale.
Il décrit le songe d’un ancien (c’est ce que signifie le nom Gerontius) qui sent que sa fin est proche. A ses pensées sur le sens de la vie, de la mort, sur l’abîme du néant dans lequel il est en train de tomber, se superposent les commentaires des assistants, la voix priante de l’Eglise : « Pars de ce monde, âme chrétienne » (proficiscere, anima christiana), les voix contradictoires des anges et des démons qui soupèsent sa vie et réclament son âme. La description du moment de la mort et du réveil dans un autre monde est particulièrement belle et profonde :

« J’ai dormi ; et maintenant je suis rafraîchi,
Un étrange rafraîchissement ; car je sens en moi
Une inexprimable légèreté et un sentiment
De liberté, comme si j’étais enfin moi-même,
Et jamais ne l’avais été auparavant. Comme c’est calme !
Je n’entends plus le battement agité du temps,
Ni mon souffle haletant, ni mes pulsations violentes,
Et un moment ne diffère pas de celui qui le fuit12.

Les dernières paroles que l’âme prononce dans le poème sont celles avec lesquelles est s’achemine, sereine et presque impatiente, vers le Purgatoire :

« Là, je chanterai mon Seigneur absent et mon Amour :
Enlevez-moi,
Afin que plus tôt je puisse me lever et monter,
Et le voir dans la vérité du jour sans fin ! »13

Pour l’empereur Hadrien, la mort était le passage de la réalité aux ombres, pour le chrétien John Newman c’était le passage des ombres à la réalité, ex umbris et imaginibus in veritatem comme il voulut que l’on écrive sur sa tombe.
Quelle est donc la vérité manquante que Newman nous empêche de taire ? Que le passage du temps vers l’éternité n’est pas rectiligne et égal pour tous. Il y a un jugement à affronter, un jugement qui peut avoir deux issues très différentes, l’enfer ou le paradis. La spiritualité de Newman est une spiritualité austère, qui a même une dimension rigoriste, comme celle du Dies irae, mais combien salutaire à une époque qui tendait à tout prendre à la légère et à plaisanter, comme disait Kierkegaard, avec la pensée de l’éternité !
Tournons donc avec un nouvel élan nos pensées vers l’éternité et répétons intérieurement, en reprenant les paroles du poète : « Tout au monde, excepté l’éternité, est vain ». Dans le psautier juif il y a un groupe de psaumes dis « psaumes des ascensions », ou « cantiques de Sion ». C’étaient les psaumes que chantaient les pèlerins israélites quand ils « montaient » en pèlerinage vers la cité sainte, Jérusalem. L’un d’eux commence ainsi : « Quelle joie quand on m’a dit : ‘Allons à la maison du Seigneur’ » (Ps 122, 1). Ces psaumes des ascensions sont désormais devenus les psaumes de ceux qui, dans l’Eglise, sont en chemin vers la Jérusalem céleste ; ce sont nos psaumes. Commentant les paroles initiales du psaume, saint Augustin disait à ses fidèles :
« Nous courrons parce que nous irons à la maison du Seigneur ; nous courrons parce que cette course ne fatigue pas ; parce que nous arriverons à un but où la fatigue n’existe pas. Nous courrons vers la maison du Seigneur et que notre âme se réjouisse pour ceux qui nous répètent ces paroles. Ceux-ci ont vu la patrie avant nous. Les apôtres l’ont vue et nous ont dit : Courrez, hâtez-vous, suivez-nous ! « Allons à la maison du Seigneur ! »14.
Nous avons devant nous, dans cette chapelle, une splendide représentation en mosaïque de la Jérusalem céleste, avec Marie, les apôtres et un long cortège de saints orientaux et occidentaux. Ils nous répètent en silence cette invitation. Accueillons-la et gardons-la en ce jour et durant toute notre vie.

Traduit de l’italien par Zenit

1 Cf. M. Pohlenz, L’uomo greco, Firenze 1967, p. 173ss.
2 Animula vagula, blandula, traduction de Marguerite Yourcenar.
3 S. Kierkegaard, Postilla conclusiva, 4, in Opere, a cura di C. Fabro, Firenze 1972, p. 458.
4 Miguel de Unamuno, « Cartas inéditas de Miguel de Unamuno y Pedro Jiménez Ilundain, » ed. Hernán Benítez, Revista de la Universidad de Buenos Aires, vol. 3, no. 9 (janvier-mars 1949), pp. 135. 150.
5 S. Augustin, Trattati sul Vangelo di Giovanni, 45, 2 (PL, 35, 1720).
6 Antonio Fogazzaro, « A Sera, » in Le poesie, Milano, Mondadori, 1935, pp. 194-197.
7 G.E. Lessing, Über den Beweis des Geistes und der Kraft, ed. Lachmann, X, p.36.
8 S. Thomas d’Aquin, Somma teologica, II-IIae, q. 24, art.3, ad 2.
9 S. Augustin, Sermo 378,1 (PL, 39, 1673).
10 N. Cabasilas, Vita in Cristo, I,1-2, ed. a cura di U. Neri, Torino, UTET, 1971, pp.65-67.,
11 Bède le Vénérable, Historia ecclesiastica Anglorum, II, 13.
12 Le Songe de Gerontius, John Henry Newman, Traduction française publiée par l’éditeur d’Eugénie de Guérin
13 Ibid.
14 Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos 121,2 (CCL, 40, p. 1802).

L’ATHÉE QUI NIE L’EXISTENCE DE DIEU JUGE UN MONDE QU’IL NE CONNAÎT PAS (par Père Cantalamessa)

18 décembre, 2010

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L’ATHÉE QUI NIE L’EXISTENCE DE DIEU JUGE UN MONDE QU’IL NE CONNAÎT PAS

Première prédication d’Avent du P. Raniero Cantalamessa

ROME, Vendredi 3 décembre 2010 (ZENIT.org) – Le scientifique athée qui nie l’existence de Dieu, juge en réalité un monde qu’il ne connaît pas. « Pour voir Dieu, il faut ouvrir un oeil différent », a expliqué le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., ce matin, dans sa première prédication de l’Avent, en présence du pape et de la curie romaine, dans la Chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.
Le prédicateur de la Maison pontificale a expliqué que ses trois méditations de l’Avent sont une « contribution » à « la nécessité pour l’Eglise d’une ré-évangélisation, qui a conduit le Saint-Père Benoît XVI à fonder le ‘Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation’ et à proposer comme thème de la prochaine Assemblée générale ordinaire du synode des évêques (…) ‘La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne’ ».
Le P. Cantalamessa a choisi de développer trois « obstacles de fond » qui « rendent de nombreux pays d’antique tradition chrétienne ‘réfractaires’ au message évangélique » : le scientisme, la sécularisation et le rationalisme. Dans cette première prédication, il s’est penché sur le scientisme.
Pour illustrer le fait que, selon lui, le scientifique athée n’est pas apte à dire si Dieu existe ou non, le P. Cantalamessa a proposé une « fable ».
« Il existe des oiseaux nocturnes, comme le hibou et la chouette, dont l’oeil est fait pour voir de nuit dans l’obscurité, pas de jour, a-t-il raconté. La lumière du soleil les aveuglerait. Ces oiseaux savent tout et se déplacent à l’aise dans le monde nocturne, mais ne savent rien du monde diurne ».
« Supposons qu’un aigle se lie d’amitié avec une famille de chouettes et leur parle du soleil : comment il éclaire tout, comment sans lui tout plongerait dans l’obscurité et le gel, comment leur monde nocturne même n’existerait pas sans le soleil, a-t-il poursuivi. La chouette ne pourrait que répondre : ‘Tu racontes des histoires ! Jamais vu votre soleil. Nous nous déplaçons très bien et nous nous procurons de la nourriture sans lui ; votre soleil est une hypothèse inutile et donc n’existe pas’ ».
« C’est exactement ce que fait le scientifique athée quand il affirme : ‘Dieu n’existe pas’. Il juge un monde qu’il ne connait pas, applique ses lois à un objet qui se trouve hors de sa portée. Pour voir Dieu, il faut ouvrir un oeil différent, il faut se risquer hors de la nuit », a souligné le prédicateur capucin.
Le P. Cantalamessa a expliqué qu’il y a un aspect du scientisme qui exerce une « incidence directe et décisive » sur l’évangélisation. C’est « la place de l’homme dans la vision du scientisme athée » selon laquelle l’homme est totalement marginal et insignifiant dans l’univers. La vision chrétienne affirme en revanche que l’homme a été créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu ».
Le prédicateur a souligné que « la marginalisation de l’homme entraîne automatiquement la marginalisation du Christ du cosmos et de l’histoire ».
« Noël est l’antithèse la plus radicale de la vision scientiste », a-t-il ajouté, car « à Noël nous entendrons proclamer solennellement » que « par lui tout a été fait ».
Dans la vision chrétienne, la dignité et la vocation de l’homme ont été traduites par ce que la théologie grecque a défini comme « la divinisation de l’homme » par le Christ, et la théologie latine comme le rachat de l’humanité.
« Serons-nous capables, nous qui aspirons à ré-évangéliser le monde, de dilater notre foi jusqu’à ces dimensions vertigineuses ? Croyons-nous vraiment, de tout notre coeur, que ‘tout a été fait par le Christ et pour le Christ’ ? » s’est interrogé le P. Cantalamessa.
Gisèle Plantec

Deuxième prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa

13 décembre, 2010

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http://www.zenit.org/article-26365?l=french

Deuxième prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa

En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

ROME, Dimanche 12 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la deuxième prédication de l’Avent prononcée vendredi 10 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Deuxième prédication de l’Avent

« NOUS VOUS ANNONÇONS CETTE VIE ETERNELLE » (1 Jn 1,2)

La réponse chrétienne au sécularisme

1. Sécularisation et sécularisme

Dans cette méditation nous réfléchirons sur le deuxième écueil auquel se heurte l’évangélisation dans le monde moderne occidental : la sécularisation. Dans le Motu proprio par lequel le pape a institué le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, il est dit que celui-ci « est au service des Eglises particulières, en particulier dans les territoires de tradition chrétienne où se manifeste avec une plus grande évidence le phénomène de la sécularisation ».
La sécularisation est un phénomène complexe et ambivalent. Elle peut indiquer l’autonomie des réalités terrestres et la séparation entre le règne de Dieu et le règne de César et, dans ce sens, loin d’être contraire à l’Evangile, elle trouve en celui-ci une de ses racines profondes ; mais elle peut désigner aussi tout un ensemble d’attitudes contraires à la religion et à la foi et, dans ce cas, le terme de sécularisme est préférable. Le sécularisme est à la sécularisation ce que le scientisme est à la scientificité et le rationalisme à la rationalité.
En examinant les obstacles et les défis que la foi rencontre dans le monde moderne, nous nous réfèrerons exclusivement à l’acception négative de la sécularisation. Mais même délimitée ainsi, la sécularisation présente de nombreuses facettes selon les domaines dans lesquels elle se manifeste : la théologie, la science, l’éthique, l’herméneutique biblique, la culture en général, la vie quotidienne. Dans la présente méditation, je prends le terme dans son sens premier. Sécularisation, comme sécularisme, viennent en effet du mot « saeculum » qui, dans le langage courant, a fini par signifier le temps présent (« l’éon actuel », selon la Bible), en opposition à l’éternité (l’éon futur, ou « siècles des siècles », de la Bible). Dans ce sens, sécularisme est synonyme de temporalisme, de réduction du réel à la seule dimension terrestre.
Le rétrécissement de l’horizon de l’éternité, ou de la vie éternelle, produit sur la foi chrétienne l’effet du sable que l’on jette sur une flamme : il l’étouffe, l’éteint. La foi en la vie éternelle constitue une des conditions de possibilités d’évangélisation. « Si c’est pour cette vie seulement – s’exclame Paul – que nous avons mis notre espoir dans le Christ, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes  » (1 Co 15,19).

2. Ascension et déclin de l’idée d’éternité
Rappelons à grands traits l’histoire de la croyance en une vie après la mort ; elle nous aidera à mesurer la nouveauté introduite par l’Evangile dans ce domaine. Dans la religion juive de l’Ancien Testament, cette croyance s’affirme tardivement. Ce n’est qu’après l’exil, devant la faillite des attentes temporelles, que se fait jour l’idée de la résurrection de la chair et d’une récompense supraterrestre des justes et, mais tous ne partageaient pas cette croyance (les Sadducéens par exemple).
Ainsi se trouve démentie de manière éclatante la thèse de ceux (Feuerbach, Marx, Freud) qui expliquent la croyance en Dieu par le désir d’une récompense éternelle, une sorte de projection dans l’au-delà des attentes terrestres déçues. Israël a cru en Dieu, bien des siècles avant de croire en une récompense éternelle dans l’au-delà ! Ce n’est donc pas le désir d’une récompense éternelle qui a produit la foi en Dieu, mais c’est la foi en Dieu qui a produit la croyance dans une récompense supraterrestre.
La pleine révélation de la vie éternelle est achevée, dans le monde biblique, avec la venue du Christ. Jésus ne fonde pas la certitude de la vie éternelle sur la nature de l’homme, l’immortalité de l’âme, mais sur la « puissance de Dieu », qui n’est pas un « Dieu de morts, mais de vivants » (Lc 20,27-38). Après la Pâque, à ce fondement théologique, les apôtres ajouteront celui christologique : la résurrection du Christ d’entre les morts. C’est sur celle-ci que l’Apôtre fonde la foi en la résurrection de la chair et en la vie éternelle : « Si l’on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment certains parmi vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ?…Mais non ; le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis » (1 Co 15, 12.20).
De même dans le monde gréco-romain, on assiste à une évolution dans la conception de l’au-delà. L’idée plus ancienne est que la vie véritable s’achève avec la mort ; après cette vie, il n’y a plus qu’une apparence de vie, dans un monde d’ombres. Une nouveauté est introduite avec l’apparition de la religion orphico-pythagorique. Selon celle-ci, le véritable moi de l’homme est l’âme qui, libérée de la prison (sema) du corps (soma), peut enfin vivre sa vraie vie. Platon va conférer à cette découverte une dignité philosophique, en la fondant sur la nature spirituelle, donc immortelle, de l’âme1.
Cette croyance restera, toutefois, largement minoritaire, réservée aux initiés aux mystères et aux disciples d’écoles philosophiques particulières. Auprès des masses persistera l’ancienne conviction que la vraie vie finit avec la mort. On connait les paroles que l’empereur Hadrien s’adresse à lui-même au moment de mourir :

Petite âme, âme tendre et flottante,
compagne de mon corps, qui fut ton hôte,
tu vas descendre dans ces lieux
pâles, durs et nus,
où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois.
Un instant encore
Regardons ensemble les rives familières,
les objets que sans doute nous ne reverrons plus…2.

On comprend alors, compte tenu de ce contexte, l’impact que devait avoir l’annonce chrétienne d’une vie après la mort infiniment plus comblée et plus joyeuse que celle terrestre ; on comprend aussi pourquoi l’idée et les symboles de la vie éternelle sont aussi fréquents dans les sépultures chrétiennes des catacombes.
Mais qu’est-il advenu de l’idée chrétienne d’une vie éternelle pour l’âme et pour le corps, une fois qu’elle avait triomphé de l’idée païenne de l’« obscurité après la mort » ? A la différence de l’époque actuelle, dans laquelle l’athéisme s’exprime surtout dans la négation de l’existence d’un Créateur, au XIXe siècle il s’est manifesté plutôt dans la négation d’un au-delà. Reprenant la déclaration de Hegel, selon laquelle « les chrétiens gaspillent au ciel les énergies destinées à la terre », Feuerbach et surtout Marx ont combattu la croyance en une vie après la mort, sous prétexte que celle-ci écarte de l’engagement terrestre. On substitue l’idée d’une survie dans l’espèce et dans la société du futur à l’idée d’une survie personnelle en Dieu.
Peu à peu, avec la suspicion, le mot éternité est tombé dans l’oubli et le silence. Le matérialisme et le consumérisme ont fait le reste dans les sociétés opulentes, allant jusqu’à faire paraître inconvenant le fait même de parler encore d’éternité entre personnes cultivées et vivant avec leur temps. Tout cela a eu des conséquences manifestes sur la foi des croyants, qui est devenue sur ce point timide et réticente. Quand avons-nous entendu la dernière prédication sur la vie éternelle ? Nous continuons à réciter dans le Credo : « Et expecto resurrectionem mortuorum et vitam venturi saeculi » : « J’attends la résurrection des morts et la vie du monde à venir », mais sans trop attacher d’importance à ces paroles. Kierkegaard avait raison quand il écrivait : « L’au-delà est devenu une plaisanterie, une exigence tellement incertaine que plus personne ne la respecte, plus encore ne l’envisage, si bien que la pensée même qu’il a existé un temps où cette idée transformait l’existence tout entière, fait sourire »3.
Quelle est la conséquence pratique de cette éclipse de l’idée d’éternité ? Saint Paul parle de l’objectif de ceux qui ne croient pas en la résurrection des morts : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons » (l Co 15,32). Le désir naturel de vivre toujours, déformé, devient désir, ou frénésie, de vivre bien, c’est-à-dire agréablement, serait-ce au détriment des autres. La terre tout entière devient ce que Dante disait de l’Italie de son époque : « l’arpent de terre qui nous fait si féroces ». Avec la disparition de l’horizon de l’éternité, la souffrance humaine apparait doublement et irrémédiablement absurde.

3. L’éternité : une espérance et une présence
S’agissant du sécularisme, comme du scientisme, la réponse la plus efficace ne consiste pas à combattre l’erreur contraire, mais à faire resplendir à nouveau devant les hommes la certitude de la vie éternelle, en jouant sur la force intrinsèque que possède la vérité quand elle est accompagnée par le témoignage de la vie. « A une idée, écrivait un ancien Père, on peut toujours opposer une autre idée et à une opinion une autre opinion ; mais que pourra-ton opposer à une vie ? »
Nous devrions jouer aussi sur la correspondance d’une telle vérité avec le désir le plus profond, même réprimé, du cœur humain. A un ami qui lui reprochait sa soif d’éternité comme étant quasiment une forme d’orgueil et de présomption, Miguel de Unamuno, qui n’était certes pas un apologète, répondit dans une lettre :
« Je ne dis pas que nous méritons un au-delà, ni que la logique nous le prouve ; je dis que j’en ai besoin, que je le mérite ou pas, rien de plus. Je dis que ce qui passe ne me satisfait pas, que j’ai soif d’éternité et que, sans elle, tout m’indiffère. J’en ai besoin, j’en ai besoin ! Sans elle, il n’y a pas de joie de vivre et la joie de vivre ne signifie rien. Il est trop commode de dire : ‘Il faut vivre, il faut se contenter de la vie’. Et ceux qui ne s’en contentent pas ? »4.
Ce n’est pas celui qui désire l’éternité, ajoutait-il en cette même occasion, qui méprise le monde et la vie ici-bas, mais au contraire celui qui ne la désire pas : « J’aime tant la vie que la perdre me parait le pire des maux. Ceux qui jouissent de la vie, au jour le jour, sans se soucier de savoir s’ils devront la perdre à jamais ou pas, ceux-là ne l’aiment pas ». Saint Augustin ne disait pas autre chose : « Cui non datur semper vivere, quid prodest bene vivere ? », « A quoi sert la bonne vie si elle n’aboutit à la vie éternelle ? »5. « Tout au monde, excepté l’éternité, est vain », a chanté un de nos poètes 6.
Aux hommes de notre temps qui cultivent au fond de leur cœur ce besoin d’éternité, sans peut-être avoir le courage de l’avouer aux autres, ni se l’avouer à eux-mêmes, nous pouvons redire ce que Paul disait aux Athéniens : « Ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer » (Ac 17,23).
La réponse chrétienne au sécularisme, au sens où nous l’entendons ici, ne se fonde pas, comme pour Platon, sur une idée philosophique – l’immortalité de l’âme -, mais sur un fait. Le siècle des lumières avait posé le célèbre problème de savoir comment atteindre l’éternité, alors qu’on est dans le temps, et comment donner un point de départ historique pour une conscience éternelle7. Autrement dit : comment peut-on justifier la prétention de la foi chrétienne de promettre une vie éternelle et de menacer d’un châtiment également éternel, pour des actes commis dans le temps.
L’unique réponse valable à ce problème est celle qui se fonde sur la foi en l’incarnation de Dieu. En Jésus Christ, l’éternel est entré dans le temps, s’est manifesté dans la chair ; devant lui il est possible de prendre une décision pour l’éternité. C’est ainsi que l’évangéliste Jean parle de la vie éternelle : « Nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue » (1 Jn 1, 2).
Pour le croyant, l’éternité n’est pas, comme on le voit, uniquement une espérance, elle est aussi une présence. Nous en faisons l’expérience chaque fois que nous faisons un véritable acte de foi en Jésus Christ, car celui qui croit en lui « a la vie éternelle « (1 Jn 5,13) ; chaque fois que nous recevons la communion, dans laquelle « nous est donné le gage de la gloire future » (futurae gloriae nobis pignus datur) ; chaque fois que nous entendons les paroles de l’Evangile qui sont « paroles de vie éternelle » (Jn 6, 68). Saint Thomas, lui aussi dit que « la grâce est le commencement de la gloire »8.
Cette présence de l’éternité dans le temps s’appelle l’Esprit Saint, dont il est dit qu’il est « les arrhes de notre héritage » (Ep 1, 14 ; 2 Co 5, 5), et il nous a été donné pour que, ayant reçu les prémices, nous aspirions à la plénitude. « Le Christ – écrit saint Augustin – nous a donné les arrhes de l’Esprit Saint par lesquelles Lui, qui ne pouvait pas nous tromper, a voulu nous assurer l’accomplissement de sa promesse. Qu’a-t-il promis ? Il a promis la vie éternelle, dont l’Esprit Saint qu’il nous a donné est les arrhes »9.

4. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Entre la vie de foi dans le temps et la vie éternelle, il existe un rapport comparable à celui qui existe entre la vie de l’embryon dans le sein maternel et celle de l’enfant à sa naissance. Cabasilas écrit :
« Ce monde enfante le nouvel homme intérieur, celui qui a été créé par Dieu, et celui-ci façonné et conformé ici-bas, est enfanté parfait pour un monde parfait et éternellement jeune. De même que la nature prépare l’embryon, tant qu’il est dans une vie obscure, pour une vie dans la lumière, de même en est-il des saints [...]. Toutefois, pour l’embryon, la vie future est absolument future : il ne lui parvient aucun rayon de lumière, rien de cette vie. Il n’en est pas de même pour nous, puisque le siècle futur a été comme renversé et mêlé au temps [...] C’est pourquoi dès maintenant, il est accordé aux saints non seulement de disposer de la vie, mais de vivre et d’agir dans celle-ci »10.
Voici une petite histoire pour illustrer cette comparaison. Il y avait une fois deux jumeaux, un de sexe masculin et une autre de sexe féminin, tellement intelligents et précoces que, encore dans le sein maternel, ils parlaient entre eux. La petite fille demandait à son frère : « D’après toi, y a-t-il une vie après la naissance ? ». Il répondait : « Ne sois pas ridicule. Qu’est-ce qui te fait penser qu’il y a quelque chose en dehors de cet espace exigu et obscur où nous nous trouvons ? La petite fille, s’armant de courage, insistait : « Qui sait, peut-être existe-t-il une mère, bref quelqu’un qui nous a mis ici et qui prendra soin de nous ». Et lui : « Vois-tu une mère quelque part ? Ce que tu vois est tout ce qu’il y a ». Elle, à nouveau : « Ne sens-tu pas parfois, toi aussi, comme une pression sur la poitrine qui augmente de jour en jour et nous pousse en avant ? ». « A bien y réfléchir, répondait-il, c’est vrai ; je la sens tout le temps ». « Tu vois, concluait, triomphante, la petite soeur, cette douleur ne peut pas être pour rien. Je pense qu’elle nous prépare à quelque chose de plus grand que ce petit espace ».
Nous pouvons utiliser cette charmante historiette quand il nous faut annoncer la vie éternelle à des personnes qui ont perdu la foi en celle-ci, mais en conservent la nostalgie et attendent peut-être que l’Eglise, comme la petite fille, les aide à y croire.
Il y a des questions que les hommes ne cessent de se poser depuis que le monde est monde, et les hommes d’aujourd’hui ne font pas exception : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?  ». Dans son Historia ecclesiastica Anglorum (Histoire ecclésiastique du peuple anglais), Bède le Vénérable relate comment la foi chrétienne a fait son entrée dans le nord de l’Angleterre. Quand les missionnaires venus de Rome arrivèrent dans le Northumberland, le roi Edwin convoqua un conseil des dignitaires pour décider s’il les autoriserait, ou pas, à diffuser le nouveau message. L’un d’eux se leva et déclara :
« Imagine, oh roi, cette scène. Tu es assis en train de dîner avec tes ministres et dignitaires : c’est l’hiver, le feu brûle et réchauffe la pièce tandis que, au-dehors, mugit la tempête et que la neige tombe. Un petit oiseau entre par une ouverture dans le mur et ressort aussitôt par l’autre. Tant qu’il est à l’intérieur, il est protégé de la tempête hivernale ; mais, ayant goûté une courte tiédeur, il disparait de la vue, se perdant dans l’obscurité de l’hiver d’où il est venu. Telle nous apparait la vie des hommes sur la terre : nous ignorons totalement ce qui la suit et ce qui la précède. Si cette doctrine nouvelle nous apporte quelque chose de plus sûr sur ceci, je dis qu’il faut l’accueillir  »11.
Qui sait ! Peut-être la foi chrétienne reviendra-t-elle en Angleterre et sur le continent européen pour la même raison pour laquelle elle y a fait son entrée : comme l’unique foi qui a une réponse sûre à apporter aux grandes interrogations de la vie terrestre. L’occasion la plus propice pour faire parvenir ce message est les funérailles. A cette occasion, les gens sont moins distraits que dans d’autres rites de passage (baptême, mariage), et s’interrogent sur leur propre destin. Quand on pleure sur un être cher, on pleure aussi sur soi-même.
J’ai écouté un jour un programme intéressant de la BBC anglaise sur les « funérailles laïques », avec l’enregistrement en direct d’une cérémonie. A un moment donné, le célébrant a dit à l’assistance : « Nous ne devons pas être tristes. Vivre une bonne vie, satisfaisante, durant soixante-dix ans (l’âge de la défunte) est quelque chose pour laquelle nous devons être reconnaissants ». Reconnaissants à qui ? me suis-je demandé. Ce genre de funérailles ne peut que rendre plus manifeste la défaite totale de l’homme face à la mort.
Sociologues et hommes de culture, appelés à expliquer le phénomène des funérailles laïques ou « humanistes », voyaient la cause de la diffusion de cette pratique dans certains pays du nord de l’Europe, dans le fait que les funérailles religieuses impliquent chez les personnes présentes une foi qu’elles ne partagent pas forcément. La proposition qu’ils avançaient était celle-ci : l’Eglise, lors de funérailles, devrait éviter toute allusion à Dieu, à la vie éternelle, à Jésus-Christ mort et ressuscité, et limiter son rôle à celui d’ « organisateur naturel et expérimenté des rites de passage » ! En d’autres termes, qu’elle se résigne à la sécularisation même de la mort !

5. Allons à la maison du Seigneur
Nous avons besoin d’une foi renouvelée dans l’éternité, non seulement pour l’évangélisation, c’est-à-dire pour l’annonce à faire aux autres, mais avant tout pour donner un nouvel élan à notre cheminement vers la sainteté. L’effritement de l’idée d’éternité agit aussi sur les croyants en diminuant leur capacité d’affronter avec courage la souffrance et les épreuves de la vie.
Prenons l’exemple d’un homme qui tient une balance à la main, ces balances qui se tiennent d’une seule main et qui ont d’un côté un plateau sur lequel on place les choses à peser et de l’autre une barre graduée qui soutient le poids ou la mesure. Si elle tombe à terre ou si la mesure est perdue, tout ce que l’on place sur le plateau fait se soulever la barre et s’incliner la balance vers le bas. N’importe quoi l’emporte, même une poignée de plumes.
C’est ce qui nous arrive quand nous perdons le contre-poids, la mesure de tout, qui est l’éternité : les choses et les souffrances terrestres jettent facilement notre âme à terre. Tout nous semble trop lourd, excessif. Jésus disait : « Si ta main ou ton pied sont pour toi une occasion de péché, coupe-les et jette-les loin de toi : mieux vaut pour toi entrer dans la Vie manchot ou estropié que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel » (cf. Mt 18, 9-9). Mais nous qui avons perdu de vue l’éternité, nous trouvons déjà excessif qu’on nous demande de fermer les yeux devant un spectacle immoral.
Saint Paul ose écrire : « Car la légère tribulation d’un instant nous prépare, jusqu’à l’excès, une masse éternelle de gloire, à nous qui ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles ; les choses visibles en effet n’ont qu’un temps, les invisibles sont éternelles » (2 Co 4, 17-18). Le poids de la tribulation est léger justement parce qu’il est momentané, celui de la gloire est sans mesure justement parce qu’il est éternel. C’est pour cela que l’Apôtre lui-même peut affirmer : « J’estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm 8, 18).
Le cardinal Newman, que nous avons choisi comme maître spécial pendant cet Avent, nous oblige à ajouter une vérité qui manque aux réflexions faites jusqu’à présent sur l’éternité. Il le fait avec le petit poème « Le songe de Gerontius » mis en musique par le grand compositeur anglais Edgar Elgar. Un véritable chef-d’oeuvre pour ce qui est de la profondeur de la pensée, l’inspiration lyrique et l’intensité dramatique générale.
Il décrit le songe d’un ancien (c’est ce que signifie le nom Gerontius) qui sent que sa fin est proche. A ses pensées sur le sens de la vie, de la mort, sur l’abîme du néant dans lequel il est en train de tomber, se superposent les commentaires des assistants, la voix priante de l’Eglise : « Pars de ce monde, âme chrétienne » (proficiscere, anima christiana), les voix contradictoires des anges et des démons qui soupèsent sa vie et réclament son âme. La description du moment de la mort et du réveil dans un autre monde est particulièrement belle et profonde :

« J’ai dormi ; et maintenant je suis rafraîchi,
Un étrange rafraîchissement ; car je sens en moi
Une inexprimable légèreté et un sentiment
De liberté, comme si j’étais enfin moi-même,
Et jamais ne l’avais été auparavant. Comme c’est calme !
Je n’entends plus le battement agité du temps,
Ni mon souffle haletant, ni mes pulsations violentes,
Et un moment ne diffère pas de celui qui le fuit12.
Les dernières paroles que l’âme prononce dans le poème sont celles avec lesquelles est s’achemine, sereine et presque impatiente, vers le Purgatoire :
« Là, je chanterai mon Seigneur absent et mon Amour :
Enlevez-moi,
Afin que plus tôt je puisse me lever et monter,
Et le voir dans la vérité du jour sans fin ! »13

Pour l’empereur Hadrien, la mort était le passage de la réalité aux ombres, pour le chrétien John Newman c’était le passage des ombres à la réalité, ex umbris et imaginibus in veritatem comme il voulut que l’on écrive sur sa tombe.
Quelle est donc la vérité manquante que Newman nous empêche de taire ? Que le passage du temps vers l’éternité n’est pas rectiligne et égal pour tous. Il y a un jugement à affronter, un jugement qui peut avoir deux issues très différentes, l’enfer ou le paradis. La spiritualité de Newman est une spiritualité austère, qui a même une dimension rigoriste, comme celle du Dies irae, mais combien salutaire à une époque qui tendait à tout prendre à la légère et à plaisanter, comme disait Kierkegaard, avec la pensée de l’éternité !
Tournons donc avec un nouvel élan nos pensées vers l’éternité et répétons intérieurement, en reprenant les paroles du poète : « Tout au monde, excepté l’éternité, est vain ». Dans le psautier juif il y a un groupe de psaumes dis « psaumes des ascensions », ou « cantiques de Sion ». C’étaient les psaumes que chantaient les pèlerins israélites quand ils « montaient » en pèlerinage vers la cité sainte, Jérusalem. L’un d’eux commence ainsi : « Quelle joie quand on m’a dit : ‘Allons à la maison du Seigneur’ » (Ps 122, 1). Ces psaumes des ascensions sont désormais devenus les psaumes de ceux qui, dans l’Eglise, sont en chemin vers la Jérusalem céleste ; ce sont nos psaumes. Commentant les paroles initiales du psaume, saint Augustin disait à ses fidèles :
« Nous courrons parce que nous irons à la maison du Seigneur ; nous courrons parce que cette course ne fatigue pas ; parce que nous arriverons à un but où la fatigue n’existe pas. Nous courrons vers la maison du Seigneur et que notre âme se réjouisse pour ceux qui nous répètent ces paroles. Ceux-ci ont vu la patrie avant nous. Les apôtres l’ont vue et nous ont dit : Courrez, hâtez-vous, suivez-nous ! « Allons à la maison du Seigneur ! »14.
Nous avons devant nous, dans cette chapelle, une splendide représentation en mosaïque de la Jérusalem céleste, avec Marie, les apôtres et un long cortège de saints orientaux et occidentaux. Ils nous répètent en silence cette invitation. Accueillons-la et gardons-la en ce jour et durant toute notre vie.

Traduit de l’italien par Zenit
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1 Cf. M. Pohlenz, L’uomo greco, Firenze 1967, p. 173ss.
2 Animula vagula, blandula, traduction de Marguerite Yourcenar.
3 S. Kierkegaard, Postilla conclusiva, 4, in Opere, a cura di C. Fabro, Firenze 1972, p. 458.
4 Miguel de Unamuno, « Cartas inéditas de Miguel de Unamuno y Pedro Jiménez Ilundain, » ed. Hernán Benítez, Revista de la Universidad de Buenos Aires, vol. 3, no. 9 (janvier-mars 1949), pp. 135. 150.
5 S. Augustin, Trattati sul Vangelo di Giovanni, 45, 2 (PL, 35, 1720).
6 Antonio Fogazzaro, « A Sera, » in Le poesie, Milano, Mondadori, 1935, pp. 194-197.
7 G.E. Lessing, Über den Beweis des Geistes und der Kraft, ed. Lachmann, X, p.36.
8 S. Thomas d’Aquin, Somma teologica, II-IIae, q. 24, art.3, ad 2.
9 S. Augustin, Sermo 378,1 (PL, 39, 1673).
10 N. Cabasilas, Vita in Cristo, I,1-2, ed. a cura di U. Neri, Torino, UTET, 1971, pp.65-67.,
11 Bède le Vénérable, Historia ecclesiastica Anglorum, II, 13.
12 Le Songe de Gerontius, John Henry Newman, Traduction française publiée par l’éditeur d’Eugénie de Guérin
13 Ibid.
14 Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos 121,2 (CCL, 40, p. 1802).

Père Cantalamessa: Envoie ton Esprit qui renouvelle la face de la terre (Pentecôte 2007 année C)

21 mai, 2010

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/omelieView.php?id=78

PÈRE CANTALAMESSA

Pentecôte
C – 2007-05-27 (année C)

Envoie ton Esprit qui renouvelle la face de la terre 
 
Jésus, au cénacle, le soir de Pâques, « répandit sur eux son souffle et… leur dit : ‘Recevez l’Esprit Saint’ ». Ce geste du Christ rappelle celui de Dieu qui, lors de la création « modela l’homme avec la glaise du sol, insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (cf. Gn 2, 7). Par ce geste, Jésus signifie donc que l’Esprit Saint est le souffle divin qui donne vie à la nouvelle création, comme il donna vie à la première création. L’antienne du psaume souligne ce thème : « O Seigneur, envoie ton Esprit qui renouvelle la face de la terre ! »

Proclamer que l’Esprit Saint est créateur signifie affirmer que son champ d’action n’est pas uniquement limité à l’Eglise mais s’étend à toute la création. Aucun moment, aucun lieu n’est privé de sa présence active. Il agit dans la Bible et en dehors de la Bible ; il agit avant le Christ, à l’époque du Christ et après le Christ, même s’il n’agit jamais sans lui. « Toute vérité, quelle que soit la personne qui la prononce – a écrit saint Thomas d’Aquin – vient de l’Esprit Saint ». L’action de l’Esprit du Christ en dehors de l’Eglise n’est certes pas la même qu’à l’intérieur de l’Eglise et dans les sacrements. Dans le premier cas il agit par sapuissance, dans le deuxième, par sa présence, en personne.

Cependant, le plus important, à propos de la puissance créatrice de l’Esprit Saint n’est pas de la comprendre ou d’en expliquer les implications mais d’en faire l’expérience. Et que signifie faire l’expérience de l’Esprit comme créateur ? Pour le découvrir, partons du récit de la création. « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un souffle de Dieu agitait la surface des eaux « (Gn 1, 1-2). Nous en déduisons que l’univers existait déjà au moment où l’Esprit Saint intervint, mais il était encore sans forme et plongé dans les ténèbres, un chaos. C’est après son action que la création assume des contours précis ; la lumière se sépare des ténèbres, la terre ferme de la mer et tout prend une forme définie.

L’Esprit Saint est donc celui qui fait passer la création du chaos au cosmos, qui fait d’elle quelque chose de beau, d’ordonné, de propre (cosmo vient de la même racine que cosmétique et signifie beau !), il en fait un « monde » au deux sens du terme. La science nous enseigne aujourd’hui que ce processus a duré des milliards d’années mais ce que la Bible veut nous dire, à travers son langage simple et imagé, est que la lente évolution vers la vie et l’ordre actuel du monde n’est pas le fruit du hasard, qu’elle n’est pas l’obéissance à des impulsions aveugles de la matière mais qu’elle est le fruit d’un projet placé dans le monde dès le commencement, par le créateur.

L’action créatrice de Dieu n’est pas limitée à l’instant initial ; il est toujours en train de créer. Appliqué à l’Esprit Saint, cela signifie qu’il est toujours celui qui fait passer du chaos au cosmos, c’est-à-dire du désordre à l’ordre, de la confusion à l’harmonie, de la difformité à la beauté, de la vieillesse à la jeunesse. Ceci à tous les niveaux : dans le macrocosme comme dans le microcosme, c’est-à-dire dans l’univers tout entier comme en toute personne individuelle.

Nous devons croire qu’en dépit des apparences, l’Esprit Saint est à l’œuvre dans le monde et le fait progresser. Pensons à toutes les nouvelles découvertes, non seulement dans le domaine physique mais également sur le plan moral et social ! Un texte du Concile Vatican II affirme que l’Esprit Saint est à l’œuvre dans l’évolution de l’ordre social du monde (cf. Gaudium et spes, 26). Il n’y a pas que le mal qui grandit, le bien grandit également, avec la différence que le mal s’annule, finit avec lui-même mais le bien s’accumule et demeure. Il y a encore certes beaucoup de chaos autour de nous : un chaos moral, politique, social. Le monde a encore tant besoin de l’Esprit de Dieu ! Pour cette raison, nous ne devons pas nous lasser de l’invoquer avec les paroles du psaume : « O Seigneur, envoie ton Esprit qui renouvelle la face de la terre ! »

Deuxième prédication de Carême, par le P. Raniero Cantalamessa:

17 mars, 2010

du site:

http://www.zenit.org/article-23772?l=french

Deuxième prédication de Carême, par le P. Raniero Cantalamessa

En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

ROME, Vendredi 12 mars 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la deuxième prédication de Carême prononcée ce vendredi matin par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.
 

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap

Deuxième prédication de Carême

« Le Christ s’est offert lui-même à Dieu »

1. La nouveauté du sacerdoce du Christ

Dans cette méditation, nous voulons réfléchir sur le prêtre en tant que dispensateur des ‘mystères’ de Dieu, entendus cette fois dans le sens des signes concrets de la grâce, les sacrements. Ne pouvant pas nous arrêter sur tous les sacrements, nous nous limiterons au sacrement par excellence : l’Eucharistie, comme le fait aussi Presbyterorum Ordinis qui, après avoir parlé des prêtres comme évangélisateurs, poursuit en déclarant que « leur ministère, commençant par l’annonce de l’Évangile, tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ » qu’ils renouvellent mystiquement sur l’autel 1.

Ces deux fonctions du prêtre sont celles que les apôtres se sont attribuées : « quant à nous, déclare Pierre dans les Actes, nous resterons assidus à la prière et au service de la parole » (Ac 6, 4). La prière dont il parle n’est pas la prière personnelle ; mais la prière liturgique communautaire, centrée sur la fraction du pain. La Didachè permet de voir comment, dans les premiers temps, l’Eucharistie était offerte dans le contexte de la prière de la communauté, comme faisant partie de celle-ci, comme son sommet 2.

De même que le sacrifice de la Messe ne peut se comprendre indépendamment du sacrifice de la Croix, le sacerdoce chrétien ne s’explique que en dépendance et comme participation sacramentelle au sacerdoce du Christ. C’est de là qu’il nous faut partir pour découvrir la caractéristique fondamentale et les qualités essentielles du sacerdoce ministériel.

La nouveauté du sacrifice du Christ par rapport au sacerdoce de l’ancienne alliance (et, comme nous le savons aujourd’hui, par rapport à toute autre institution sacerdotale également en dehors de la Bible) est mise en relief par divers points de vue, dans l’Epître aux Hébreux : le Christ n’a pas eu besoin d’offrir des victimes d’abord pour ses propres péchés comme les autres prêtres, (7, 27) ; il n’a pas eu besoin de renouveler plusieurs fois le sacrifice, mais « une fois pour toutes, à la fin des temps, il s’est manifesté pour abolir le péché par son sacrifice » (9, 26). Toutefois, la différence fondamentale est autre. Entendons comment elle est décrite :

« Le Christ, lui, survenu comme un grand prêtre des biens à venir [...] entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. Si en effet du sang de boucs et de taureaux et de la cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant ! » (He 9, 11-14).

Les autres prêtres offrent tous quelque chose qui se trouve en dehors d’eux-mêmes, le Christ s’est offert lui-même ; tous les autres prêtres offrent des victimes, le Christ, lui, s’est offert en victime ! Saint Augustin a résumé dans une formule célèbre ce nouveau genre de sacerdoce, dans lequel prêtre et victime ne font qu’un : « Ideo victor, quia victima, et ideo sacerdos, quia sacrificium » : vainqueur parce que victime, prêtre parce que victime » 3.

Dans le passage des sacrifices anciens au sacrifice du Christ, on observe la même nouveauté que dans le passage de la loi à la grâce, du devoir au don, illustrée dans une précédente méditation. D’abord œuvre de l’homme pour apaiser la divinité et se la réconcilier, le sacrifice passe à être don de Dieu pour apaiser l’homme, le faire abandonner sa violence et se réconcilier avec lui-même (cf. Col 1, 20). Dans son sacrifice, comme dans tout le reste, le Christ est « totalement autre ».

2. « Imitez ce que vous opérez »

La conséquence de tout cela est claire : pour être prêtre « selon l’ordre de Jésus-Christ », le prêtre doit, comme lui, s’offrir lui-même. Sur l’autel, il ne représente pas seulement le Jésus « prêtre suprême », mais aussi le Jésus « victime suprême », les deux étant désormais inséparablement liés. En d’autres termes, il ne peut pas se contenter d’offrir le Christ au Père dans les signes sacramentaux du pain et du vin, il doit également s’offrir lui-même avec le Christ au Père. Reprenant une pensée de saint Augustin, l’instruction et la Sacrée Congrégation des rites, Eucharisticum mysterium, énonce : « Quant à l’Eglise, épouse et servante du Christ, en accomplissant avec lui l’office de prêtre et de victime, elle l’offre au Père et en même temps elle s’offre tout entière avec lui » 4.

Ce qui est dit ici de l’Eglise tout entière, s’applique tout particulièrement au célébrant. Lors de l’ordination, l’évêque exhorte les ordinands : « Agnoscite quod agitis, imitamini quod tractatis » : « Considérez ce que vous faites ; imitez ce que vous opérez ». En d’autres termes, fais ce que fait le Christ dans la Messe, c’est-à-dire offre-toi toi-même à Dieu en sacrifice vivant. Saint Grégoire de Naziance écrit :

« Sachant que personne n’est digne de la grandeur de Dieu, de la Victime et du Prêtre, s’il ne s’est pas offert d’abord lui-même comme sacrifice vivant et saint, s’il ne s’est pas présenté comme oblation raisonnable et agréable (cf. Rm 12, 1) et s’il n’a pas offert à Dieu un sacrifice de louange et un esprit contrit – l’unique sacrifice dont l’auteur de tout don demande l’offrande -, comment oserai-je lui offrir l’offrande extérieure sur l’autel, celle qui est la représentation des grands mystères » 5.

Pour vous aider à mieux comprendre, je me permets de raconter comment j’ai moi-même découvert cette dimension de mon sacerdoce. Après mon ordination, voici comment je vivais le moment de la consécration : je fermais les yeux, penchais la tête, et cherchais à me couper de tout ce qui m’entourait pour m’identifier à Jésus qui, au cénacle, prononça pour la première fois ces paroles : « Accipite et manducate… », « Prenez et mangez-en… ».

La liturgie elle-même favorisait cette attitude, faisant prononcer les paroles de la consécration à voix basse et en latin, penchés sur les espèces, tournés vers l’autel et non face au peuple. Puis, un jour, j’ai compris qu’une telle attitude, à elle seule, n’exprimait pas tout le sens de ma participation à la consécration. Celui qui préside de manière invisible à chaque Messe est le Jésus ressuscité, le Vivant  ; le Jésus, pour être exact, qui était mort, mais est désormais vivant pour les siècles des siècles (cf. Ap 1, 18). Mais ce Jésus est le « Christ total », Tête et corps indissolublement unis. Donc, si c’est ce Christ total qui prononce les paroles de la consécration, moi aussi je les prononce avec lui. Dans le « Moi » (avec un M majuscule) de la Tête, il y a caché le petit « moi » (avec un m minuscule) du corps qui est l’Eglise, il y a aussi mon tout petit « moi ».

Depuis ce jour, au moment où, en tant que prêtre ordonné par l’Eglise, je prononce les paroles de la consécration « in persona Christi », en croyant que, grâce à l’Esprit Saint, elles ont le pouvoir de changer le pain en le corps du Christ et le vin en son sang, en même temps, en tant que corps du Christ, je ne ferme plus les yeux, mais je regarde les frères qui sont devant moi ; ou, si je célèbre seul, je pense à ceux que je dois servir durant la journée et, tourné vers eux, je dis mentalement, avec Jésus : « Frères et soeurs, prenez et mangez-en : Ceci est mon corps ; prenez et buvez-en, Ceci est mon sang ».

Par la suite, j’ai trouvé une curieuse confirmation dans les écrits de la vénérable Concepciòn Cabrera de Armida, dite Conchita, la mystique mexicaine fondatrice de trois ordres religieux, dont le procès de béatification est en cours. A son fils jésuite, sur le point d’être ordonné prêtre, elle écrivait :

« Souviens-toi, mon fils, lorsque tu tiendras dans tes mains la Sainte-Hostie, tu ne diras pas  : ‘Voici le Corps de Jésus’ et ‘voici son sang’, mais tu diras : ‘Ceci est mon Corps’ et ‘Ceci est mon sang’, c’est-à-dire que doit s’opérer en toi une totale transformation, tu dois te perdre en Lui, être ‘un autre Jésus’ » 6.

L’offrande du prêtre et de toute l’Eglise, sans celle de Jésus, ne serait ni sainte, ni agréable à Dieu, car nous ne sommes que des créatures pécheresses ; mais l’offrande de Jésus, sans celle de son corps qui est l’Eglise, serait elle aussi incomplète et insuffisante : non, bien entendu, pour procurer le salut, mais pour que nous la recevions et que nous nous l’approprions. C’est dans ce sens que l’Eglise peut dire avec saint Paul : « Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ » (cf. Col 1, 24).

Nous pouvons illustrer par un exemple ce qui se passe à chaque Messe. Imaginons que dans une famille un des fils, l’aîné, aime particulièrement son père. Il souhaite lui faire un cadeau pour son anniversaire. Mais avant de le lui présenter, il demande, en secret, à tous ses frères et soeurs d’apposer leur signature sur le cadeau. Celui-ci arrive dans les mains du père comme l’hommage indistinct de tous ses enfants et comme un signe de l’estime et de l’amour de tous, mais en réalité, un seul en a payé le prix.

Et, maintenant, l’application. Jésus admire et aime infiniment le Père céleste. Il veut lui faire chaque jour, jusqu’à la fin du monde, le don le plus précieux que l’on puisse imaginer, celui de sa vie même. A la Messe, il invite tous ses « frères », c’est-à-dire nous, à apposer leur signature sur le don, de sorte que celui-ci parvienne à Dieu le Père comme le don indistinct de tous ses enfants, « mon et votre sacrifice (mon sacrifice qui est aussi le vôtre) », comme récite le prêtre dans l’Orate fratres. Mais, en réalité, nous savons qu’un seul a payé le prix d’un tel don. Et quel prix !

3. Le corps et le sang

Pour comprendre les conséquences pratiques qui découlent de tout cela pour le prêtre, il faut tenir compte du sens du mot « corps » et du mot « sang ». Dans le langage biblique, le mot corps, comme le mot chair, ne désigne pas, comme pour nous aujourd’hui, une des trois parties de la personne comme dans la trichotomie grecque (corps, âme, esprit) ; il désigne la personne toute entière, en tant que vivant dans une dimension corporelle (« Le Verbe s’est fait chair », signifie s’est fait homme, non pas os, muscles, nerfs !). A son tour, « sang » ne désigne pas une partie d’une partie de l’homme. Le sang est le siège de la vie, c’est pourquoi l’effusion de sang est signe de la mort.

Avec le mot « corps », Jésus nous a donné sa vie, avec le mot « sang », il nous a donné sa mort. Appliqué à nous, offrir le corps signifie offrir le temps, les ressources physiques, mentales, un sourire qui est typique d’un esprit qui vit dans un corps ; offrir le sang signifie offrir la mort. Non seulement le dernier moment de la vie, mais tout ce qui, dès à présent, anticipe la mort : les mortifications, les maladies, les passivités, tout le négatif de la vie.

Essayons d’imaginer la vie sacerdotale vécue dans cette conscience. Toute la journée, et pas seulement le moment de la célébration, est une eucharistie : enseigner, gérer, confesser, visiter les malades, même le repos, même la détente, tout. Un maître spirituel, le jésuite français Pierre Olivaint, disait : « Le matin, moi prêtre, Lui victime [à l'époque on ne célébrait la messe que le matin] ; le long du jour Lui prêtre, moi victime. Et le Saint Curé d’Ars s’exclamait « Oh ! qu’un prêtre fait bien de s’offrir à Dieu en sacrifice tous les matins » ! » 7.

Grâce à l’eucharistie, même la vie du prêtre âgé, malade, et réduit à l’immobilité, est infiniment précieuse pour l’Eglise. Il offre « le sang ». J’ai rendu visite un jour à un prêtre atteint d’une tumeur. Il se préparait à célébrer une de ses dernières messes avec l’aide d’un jeune prêtre. Il avait également une maladie des yeux qui faisait que ses yeux larmoyaient continuellement. Il m’a dit : « Je n’avais jamais compris l’importance de dire également, en mon nom, à la Messe : « Prenez et mangez ; prenez et buvez … ». A présent, je l’ai compris. C’est tout ce qui me reste et je le dis sans arrêt en pensant à mes paroissiens. J’ai compris ce que veut dire être « pain rompu » pour les autres.

4. Au service du sacerdoce universel des fidèles

Une fois découverte cette dimension existentielle de l’Eucharistie, la fonction pastorale du prêtre va consister à aider les membres du peuple de Dieu à la vivre. L’année sacerdotale ne devrait pas rester une opportunité et une grâce uniquement pour les prêtres, mais aussi pour les laïcs. Le décret Presbyterorum ordinis affirme clairement que le sacerdoce ministériel est au service du sacerdoce universel de tous les baptisés, afin qu’ils « s’offrent eux-mêmes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu (Rm 12, 1). En effet :

« C’est par le ministère des prêtres que se consomme le sacrifice spirituel des chrétiens, en union avec le sacrifice du Christ, l’unique Médiateur, offert au nom de toute l’Église dans l’Eucharistie par les mains des prêtres, de manière non sanglante et sacramentelle, jusqu’à ce que vienne le Seigneur lui-même » 8.

La Constitution Lumen gentium du Concile Vatican II, à propos du « sacerdoce commun » de tous les fidèles, écrit :

« les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie… Participant au sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière, prennent leur part originale dans l’action liturgique » 9 .

L’Eucharistie est donc l’acte de tout le peuple de Dieu, pas seulement au sens passif, qui profite à tous, mais également actif, en ce sens qu’il s’accomplit avec la participation de tous. On trouve le fondement biblique le plus clair de cette doctrine dans Romains 12, 1 : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre ».

Commentant ces paroles de Paul, saint Pierre Chrysologue, déclarait :

« L’apôtre en demandant cela élève tous les hommes à la dignité sacerdotale. A offrir leurs corps en hostie vivante. Ô dignité inouïe du sacerdoce chrétien, puisque l’homme est à la fois l’hostie et le prêtre. Il ne cherche plus à l’extérieur ce qu’il doit immoler à Dieu ; il apporte avec lui et en lui ce que, pour lui-même, il va sacrifier à Dieu… Frères, ce sacrifice jaillit du modèle du Christ… Deviens, homme, deviens le sacrifice de Dieu et son prêtre » 10.

Essayons de voir comment la manière de vivre la consécration que j’ai illustrée pourrait aider également les laïcs à s’unir à l’offrande du prêtre. Le laïc lui aussi est appelé, nous l’avons vu, à s’offrir au Christ, dans la Messe. Peut-il le faire en utilisant les paroles mêmes du Christ : « Prenez et mangez-en, ceci est mon corps » ? Je pense que rien ne s’y oppose. Ne faisons-nous pas la même chose quand, pour exprimer notre abandon à la volonté de Dieu, nous employons les paroles de Jésus sur la croix : « Père, en tes mains je remets mon esprit », ou quand, dans nos épreuves, nous répétons : « que ce calice s’éloigne de moi ! », ou d’autres paroles du Sauveur ? Employer les paroles du Christ aide à s’unir à ses sentiments.

La mystique mexicaine, mentionnée plus haut, sentait que les paroles du Christ s’adressaient aussi à elle, pas seulement à son fils : « « Je veux que transformé en Moi par la souffrance, par l’amour et par la pratique de toutes les vertus, monte vers le ciel ce cri de ton âme en union avec Moi  : ‘Ceci est mon Corps’ et ‘Ceci est mon Sang’ » 11.

Le fidèle laïc doit seulement être bien conscient que ces paroles qu’il dit, à la Messe ou durant le jour, n’ont pas le pouvoir de rendre présent le corps et le sang du Christ sur l’autel. A ce moment-là, il n’agit pas in persona Christi ; il ne représente pas le Christ, comme le prêtre ordonné, il ne fait que s’unir au Christ. C’est pourquoi, il ne prononcera pas les paroles de la consécration à voix haute, comme le prêtre, mais dans son coeur, en les pensant plus qu’en les disant.

Imaginons ce qui se passerait si les laïcs eux aussi, au moment de la consécration, disaient silencieusement : « Prenez et mangez-en : ceci est mon corps. Prenez et buvez-en : ceci est mon sang ». Une mère de famille célèbre ainsi sa Messe, puis va chez elle et commence sa journée faite de mille petites choses. Sa vie est littéralement émiettée ; apparemment elle ne laisse aucune trace dans l’histoire. Or ce qu’elle fait, ce n’est pas rien : c’est une eucharistie avec Jésus ! Une religieuse dit elle aussi, dans son coeur, au moment de la consécration : « Prenez, mangez… » ; ensuite elle vaque à son travail quotidien : enfants, malades, personnes âgées. L’Eucharistie « envahit » sa journée qui devient comme un prolongement de l’Eucharistie.

Mais j’aimerais m’arrêter en particulier sur deux catégories de personnes : les travailleurs et les jeunes. Le pain eucharistique « fruit de la terre et du travail des hommes », a quelque chose d’important à nous dire sur le travail humain, et pas seulement agricole. Dans le processus qui va du grain semé en terre au pain sur la table, intervient l’industrie avec ses machines, le commerce, les transports et une infinité d’autres activités, concrètement tout le travail de l’homme. Enseignons au travailleur chrétien à offrir, à la Messe, son corps et son sang, c’est-à-dire son temps, sa sueur, sa fatigue. Le travail ne sera plus aliénant comme dans la vision marxiste selon laquelle il finit dans le produit qui est vendu, mais sanctifiant.

Et qu’est-ce que l’eucharistie a à dire aux jeunes ? Il suffit de penser à une chose : que veut le monde des jeunes gens et des jeunes filles, aujourd’hui ? Le corps, rien d’autre que le corps ! Le corps, dans la mentalité du monde, est essentiellement un instrument de plaisir et de jouissance. Une chose à vendre, à exploiter tant qu’on est jeune et séduisant, et dont on se débarrassera ensuite, avec la personne, quand il ne servira plus à ces fins. Le corps de la femme, tout particulièrement, est devenu un article de consommation.

Enseignons aux jeunes chrétiens, garçons et filles, à dire, au moment de la consécration : « Prenez et mangez, ceci est mon corps, offert pour vous ». Le corps est ainsi consacré, il devient une chose sacrée, qu’on ne peut plus « jeter en pâture » à sa concupiscence et à celle d’autrui, qu’on ne peut plus vendre, parce qu’il a été donné. Il est devenu eucharistie avec le Christ. L’apôtre Paul écrivait aux premiers chrétiens : « notre corps n’est pas fait pour l’impureté mais pour le Seigneur Jésus… Glorifiez donc Dieu dans votre corps » (1 Co 6, 13.20). Il expliquait aussitôt les deux manières par lesquelles glorifier Dieu dans son corps : ou dans le mariage ou dans la virginité, selon le charisme de la vocation de chacun (cf. 1 Co 7, 1 ss.).

5. Par l’opération de l’Esprit Saint

Où trouver la force, prêtres et laïcs, pour faire cette offrande de soi-même à Dieu, pour se prendre et se soulever, en quelque sorte, de terre avec ses propres mains ? La réponse est l’Esprit Saint ! Le Christ, nous l’avons entendu au début de l’Epître aux Hébreux, s’est offert lui-même en sacrifice « avec un Esprit éternel » (He 9, 14), c’est-à-dire grâce à l’Esprit Saint. C’est l’Esprit Saint qui, de même qu’il suscitait dans le coeur humain du Christ l’impulsion de la prière (cf. Lc 10, 21), a aussi suscité en lui l’impulsion et même le désir de s’offrir au Père en sacrifice pour l’humanité.

Le pape Léon XIII, dans son encyclique sur l’Esprit Saint, déclare que « tous les actes du Christ et en particulier son sacrifice, furent accomplis sous l’influence de l’Esprit Saint (praesente Spiritu) » 12 et à la Messe avant la communion, le prêtre prie avec ces paroles : « Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, qui par la volonté du Père et avec la puissance de l’Esprit Saint a donné vie au monde en mourant (cooperante Spiritu Sancto… ». Ce qui explique pourquoi à la Messe il y a deux « épiclèses », c’est-à-dire deux invocations du Saint Esprit : une, avant la consécration, sur le pain et sur le vin, et une, après la consécration, sur l’ensemble du corps mystique.

Avec les paroles d’une de ces épiclèses (Prière eucharistique III), demandons au Père le don de son Esprit pour être à chaque Messe, comme Jésus, à la fois prêtres et sacrifice : « Que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire, pour que nous obtenions un jour les biens du monde à venir auprès de la Vierge Marie, la bienheureuse Mère de Dieu, avec les Apôtres, les martyrs, [saint ...] et tous les saints, qui ne cessent d’intercéder pour nous ».

Traduit de l’italien par ZENIT

NOTES

1 PO, 2.
2 Didachè, 9-10.
3 Augustin, Confessions, 10,43.
4 Eucharisticum mysterium, 3 ; cf. Augustin, De civitate Dei, X, 6 (CCL 47, 279).
5 Grégoire de Naziance, Oratio 2, 95 (PG 35, 497).
6 Conchita. Journal spirituel d’une mère de famille, par M.-M. Philipon, Desclée De Brouwer 1974, p. 102.
7 Citation de Benoît XVI dans la Lettre pour l’indiction d’une Année sacerdotale.
8 PO, 2.
9 Lumen gentium, 10-11.
10 Piere Chrysologue, Sermo 108 (PL 52, 499 s.).
11Journal, cit., p. 199.
12 Léon XIII, Enc. « Divinum illud munus », 6.

Père Cantalamessa: Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu (2007-03-09, anné C je croix – Première prédication de Carême )

18 février, 2010

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=145

Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu 
 
2007-03-09- Première prédication de Carême
 
1. De la pureté rituelle à la pureté du cœur

Poursuivant notre réflexion sur les béatitudes évangéliques, commencée durant les semaines de l’Avent, nous voulons réfléchir, dans cette première méditation de Carême, sur la béatitude des cœurs purs. Quiconque lit ou entend proclamer aujourd’hui : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu », pense instinctivement à la vertu de pureté, comme si la béatitude était l’équivalent positif et intériorisé du sixième commandement : ‘Tu ne commettras pas d’actes impurs’ ». Cette interprétation, avancée sporadiquement dans le courant de l’histoire de la spiritualité chrétienne, est devenue prédominante à partir du XIXème siècle.

En réalité, dans la pensée de Jésus, avoir le cœur pur n’est pas une vertu particulière, mais une qualité qui doit accompagner toutes les vertus, afin que celles-ci soient vraiment des vertus et non de « splendides vices ». Son contraire le plus direct n’est pas l’impureté mais l’hypocrisie. Un peu d’exégèse et d’histoire nous aideront à mieux comprendre.

Ce que Jésus entend par « cœur pur », se déduit clairement à partir du contexte du sermon sur la montagne. Selon l’Evangile, ce qui décide de la pureté ou de l’impureté d’une action – qu’il s’agisse de l’aumône, du jeûne ou de la prière – c’est l’intention, c’est-à-dire si cette action est faite pour être vue par les hommes, ou pour plaire à Dieu :

« Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi ; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d’être glorifiés par les hommes ; en vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône soit secrète ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6, 2-6).

L’hypocrisie est le péché que Dieu dénonce avec le plus de force tout au long de la Bible, et la raison de cela est claire. En faisant acte d’hypocrisie l’homme déclasse Dieu, le relègue au second plan, et place devant les créatures, le public. « Il ne s’agit pas de ce que voient les hommes, car ils ne voient que les yeux, mais Yavhé voit le coeur » (1 S 16, 7) : cultiver l’apparence plus que le cœur, signifie donner plus d’importance à l’homme qu’à Dieu.

L’hypocrisie est donc essentiellement un manque de foi ; mais c’est aussi un manque de charité envers le prochain, dans ce sens qu’elle tend à réduire les personnes à des admirateurs. Elle ne leur reconnaît pas une dignité propre mais les voit uniquement en fonction de leur image.

Le jugement de Jésus sur l’hypocrisie est sans appel : Receperunt mercedem suam : ils ont déjà reçu leur récompense ! Une récompense qui est de plus illusoire, également sur le plan humain, puisque la gloire, on le sait, échappe à tous ceux qui la recherchent, et poursuit ceux qui la fuient.

Les paroles violentes que Jésus prononce contre les scribes et les pharisiens, qui sont toutes centrées sur l’opposition entre le « dedans » et le « dehors », l’intérieur et l’extérieur de l’homme, aident également à comprendre le sens de la béatitude des cœurs purs.

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture ; vous de même, au-dehors vous offrez aux yeux des hommes l’apparence de justes, mais au-dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité » (Mt 23, 27-28).

La révolution que Jésus réalise dans ce domaine est d’une portée incalculable. Avant lui, mises à part quelques rares allusions chez les prophètes et dans les psaumes (Ps 24, 3 : « Qui montera sur la montagne de Yahvé ? et qui se tiendra dans son lieu saint ? »), la pureté était présentée dans le sens de rite et de culte ; elle consistait à se tenir à l’écart des choses, des animaux, des personnes ou des lieux censés contaminer l’homme ou l’éloigner de la sainteté de Dieu. La naissance, la mort, l’alimentation, la sexualité, surtout, entrent dans ce cadre-là. C’était le cas aussi dans d’autres religions, en dehors de la Bible, sous d’autres formes et avec des présupposés différents.

Jésus fait table rase de tous ces tabous. Par les gestes qu’il accomplit tout d’abord : il mange avec les pécheurs, touche les lépreux, fréquente les païens : tout ce que l’on considérait comme potentiellement contaminant pour l’homme ; puis par les enseignements qu’il donne. Le ton solennel qu’il utilise pour introduire son discours sur le pur et l’impur fait comprendre combien lui-même était conscient de la nouveauté de son enseignement :

« Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille l’homme… Car c’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et souillent l’homme » (Mc 7, 14-15. 21-23).

« Ainsi il déclarait purs tous les aliments », relève avec émerveillement l’évangéliste (Mc 7,19). Face à certains judéo-chrétiens qui souhaitent restaurer cette distinction entre pur et impur dans les aliments et dans d’autres secteurs de la vie, l’Eglise apostolique réaffirmera avec force : « Tout est pur pour les purs », omnia munda mundis (Tt 1, 15; cf. Rm 14, 20).

La pureté, comprise dans le sens de continence et de chasteté, n’est pas absente de la béatitude évangélique (parmi les choses qui polluent le cœur, Jésus cite également, nous l’avons entendu, « les débauches, l’adultère, l’impudicité »); mais la place qu’elle occupe est limitée et pour ainsi dire « secondaire ». C’est un domaine parmi d’autres. Ce qui est mis en évidence c’est la place qu’occupe le « cœur ». Il dit par exemple : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5, 28).

En réalité, dans le Nouveau Testament, les mots « pur » et « pureté » (katharos, katharotes) ne servent jamais à indiquer ce que nous entendons nous aujourd’hui par ces mots, c’est-à-dire l’absence des péchés de la chair. C’est la raison pour laquelle on utilise d’autres mots : maîtrise de soi (enkrateia), tempérance (sophrosyne), chasteté (hagneia).

De tout ce qui a été dit, apparaît clairement que Jésus est l’homme au cœur pur par excellence. Ses adversaires sont obligés de dire de lui : « Maître, nous savons que tu es véridique et que tu ne te préoccupes pas de qui que ce soit ; car tu ne regardes pas au rang des personnes, mais tu enseignes en toute vérité la voie de Dieu » (Mc 12, 14). Jésus pouvait dire de lui : « Je ne cherche pas ma gloire » (Jn 8, 50).

2. Un aperçu historique

Dans l’exégèse des Pères nous voyons se profiler très vite les trois directions fondamentales vers lesquelles la béatitude des cœurs purs tendra et auxquelles l’histoire de la spiritualité chrétienne donnera son interprétation : morale, mystique et ascétique. L’interprétation morale met l’accent sur la rectitude d’intention, l’interprétation mystique sur la vision de Dieu, l’interprétation ascétique sur la lutte contre les passions de la chair. Ces trois exemples sont expliqués, respectivement, par Augustin, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome.

En respectant fidèlement le contexte évangélique, Augustin interprète la béatitude d’un point de vue moral, comme un refus de « pratiquer votre justice devant les hommes pour vous faire remarquer d’eux » (Mt 6, 1), donc comme quelque chose de simple et de franc qui s’oppose à l’hypocrisie. « Seul celui qui s’élève au dessus des louanges humaines ; qui, en faisant le bien, n’a en vue et ne cherche à plaire qu’à Celui qui pénètre les consciences, a le cœur simple, c’est-à-dire pur » (1), écrit-il.

Le facteur qui décide si notre cœur est pur ou pas est ici l’intention. « Nos actes sont honnêtes et agréables à Dieu, si nous les accomplissons d’un cœur pur, c’est à dire tourné vers le ciel, dans un but d’amour … Ce n’est donc pas tant l’acte en soi qu’il nous faut considérer mais l’intention avec laquelle on l’accomplit » (2). Ce modèle interprétatif qui fait levier sur l’intention se perpétuera dans toute la tradition spirituelle postérieure, spécialement dans la tradition ignacienne (3).

L’interprétation mystique dont l’initiateur est Grégoire de Nysse, interprète la béatitude en fonction de la contemplation. Il faut purifier son cœur de tout lien avec le monde et avec le mal ; de cette manière le cœur de l’homme redeviendra cette image de Dieu pure et limpide qu’il était au commencement et la créature pourra « voir Dieu » dans son âme comme dans un miroir. « Si, avec une vie consciencieuse et attentive, tu laves les laideurs qui se sont déposées sur ton cœur, la beauté divine resplendira en toi… En te regardant, tu verras en toi celui qui est le désir de ton cœur et tu seras bienheureux » (4).

Ici le poids est entièrement sur l’apodose, sur le fruit promis à la béatitude ; avoir le cœur pur est le moyen ; l’objectif est « voir Dieu ». On note, au niveau du langage, une influence de la spéculation de Plotin qui est encore plus claire chez saint Basile (5).

Cette ligne interprétative aura également une suite dans toute l’histoire successive de la spiritualité chrétienne qui passe par saint Bernard, saint Bonaventure et les mystiques rhénans (6). Dans certains milieux monastiques on ajoute toutefois une idée nouvelle et intéressante : celle de la pureté comme unification intérieure que l’on obtient en voulant une seule chose, lorsque cette « chose » est Dieu. Saint Bernard écrit : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu. Comme si on disait : purifie ton cœur, sépare-toi de tout, c’est-à-dire soit seulement moine, cherche une seule chose du Seigneur et poursuis-la (cf. Ps 27, 4), libère-toi de tout et tu verras Dieu (cf. Ps 46, 11) (7).

L’interprétation ascétique en fonction de la chasteté, qui deviendra prédominante, je le disais, à partir du XIXème siècle est en revanche assez isolée. Saint Jean Chrysostome en fournit l’exemple le plus clair (8). En suivant cette ligne, le mystique Ruusbroec distingue une chasteté de l’esprit, une chasteté du cœur et une chasteté du corps. La béatitude évangélique se réfère à la chasteté du cœur. Celle-ci, écrit-il, « rassemble et renforce les sens extérieurs, tandis qu’à l’intérieur, elle freine et maîtrise les instincts brutaux… elle ferme le cœur aux réalités terrestres et aux appâts trompeurs, tandis qu’elle l’ouvre aux réalités célestes et à la vérité » (9).

Avec des niveaux de bonheur différents, toutes ces interprétations orthodoxes restent dans le cadre de l’horizon nouveau de la révolution opérée par Jésus qui reconduit tout discours moral au cœur. Paradoxalement, ceux qui ont trahi la béatitude évangélique des purs (katharoi) de cœur sont précisément ceux qui en ont tiré leur nom : les cathares avec tous les mouvements semblables qui les ont précédés et suivis dans l’histoire du christianisme. Ceux-ci tombent en effet dans la catégorie de ceux qui font consister la pureté dans le fait d’être séparés, sur le plan rituel et social, de personnes et de choses jugées impures en soi, dans une pureté plus extérieure qu’intérieure. Ce sont les héritiers du radicalisme sectaire des pharisiens et des esséniens plus que de l’évangile du Christ.

3. L’hypocrisie laïque

On met souvent en relief la portée sociale et culturelle de certaines béatitudes. Il n’est pas rare de trouver écrit sur les banderoles de cortèges pacifistes « Heureux les artisans de paix ». La béatitude des doux qui possèderont la terre est à juste titre invoquée en faveur du principe de la non-violence, pour ne pas parler ensuite de la béatitude des pauvres et des persécutés par la justice. Mais on ne parle jamais de l’importance sociale de la béatitude des cœurs purs, apparemment reléguée au domaine strictement personnel. Je suis convaincu au contraire que cette béatitude peut exercer aujourd’hui une fonction critique dans notre société.

Nous avons vu que pour Jésus, la pureté du cœur ne s’oppose pas, tout d’abord, à l’impureté mais à l’hypocrisie. Un défaut très courant chez l’homme et qui est pourtant si peu confessé. Il y a des hypocrisies individuelles et des hypocrisies collectives.

L’homme – écrit Pascal – a deux vies : sa vraie vie et une vie imaginaire, qui vit dans l’opinion, la sienne ou celle des autres. Nous travaillons sans cesse à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Si nous possédons une vertu ou un mérite, nous nous empressons de le faire savoir, d’une manière ou d’une autre, pour enrichir notre être imaginaire de cette vertu ou de ce mérite, quitte même à nous en passer, pour lui ajouter quelque chose, jusqu’à accepter parfois d’être lâche pour sembler courageux et de donner même sa vie pourvu que les gens en parlent (10).

Cette tendance à donner plus d’importance à l’image qu’à la réalité – mise en lumière par Pascal –, est fortement accentuée par notre culture actuelle, dominée par les mass media (film, télévision et monde du spectacle en général). Descartes dit : Cogito ergo sum, je pense donc je suis ; mais aujourd’hui on tend plutôt à remplacer cela par « je parais, donc je suis ».

A l’origine, le terme hypocrisie était réservé à l’art du théâtre. Il signifiait simplement réciter, représenter sur scène. Saint Augustin le rappelle dans son commentaire sur la béatitude des cœurs purs. « Les hypocrites – écrit-il – sont des auteurs de fictions comme des présentateurs d’autres caractères dans les représentations théâtrales » (11).

L’origine du mot nous met sur la voie pour découvrir la nature de l’hypocrisie. Elle consiste à faire de sa vie un théâtre où l’on récite devant un public; à mettre un masque, à cesser d’être une personne pour devenir un personnage. J’ai lu quelque part cette caractérisation des deux choses : « Le personnage n’est autre que la corruption de la personne. La personne est un visage, le personnage un masque. La personne est nudité radicale, le personnage tout habillement. La personne aime ce qui est authentique et essentiel, le personnage vit de fiction et d’artifices. La personne obéit à ses propres convictions, le personnage obéit à un scénario. La personne interprète la vie comme une traversée du désert, le personnage ne connaît que l’espace d’une brève apparition sur scène. La personne est humble et légère, le personnage est lourd et encombrant ».

Mais la fiction théâtrale est une hypocrisie innocente car, malgré tout, elle fait toujours la distinction entre la scène et la vie. Ce n’est pas parce qu’Agamemnon est sur scène (l’exemple cité par Augustin) que les spectateurs pensent que la personne qui joue est vraiment Agamemnon. Or aujourd’hui on assiste à un fait nouveau et inquiétant qui consiste à vouloir annuler ce décalage, et transformer la vie même en spectacle. C’est ce que prétendent les « reality show » qui envahissent désormais les chaînes de télévision dans le monde entier.

Selon le philosophe français Jean Baudrillard, décédé il y a trois jours, il est désormais devenu difficile de distinguer les événements réels (11 septembre, guerre du Golfe) de leur représentation médiatique. On confond ce qui est réel et ce qui est virtuel.

Le rappel à l’intériorité qui caractérise notre béatitude et tout le sermon sur la montagne est une invitation à ne pas se laisser emporter par cette tendance qui cherche à vider la personne, la réduisant à une image, ou pire (selon un terme cher à Baudrillard) à un simulacre.

Kierkegaard montre que l’aliénation est le résultat d’une existence vécue dans la « pure extériorité », toujours et uniquement devant les hommes, et jamais devant Dieu et son propre moi. Un gardien de troupeau – relève-t-il – peut être un « moi » face à ses vaches, s’il vit toujours avec elles et qu’il n’a qu’elles pour se confronter. Un roi peut être un « moi » face à ses sujets et se sentir un « moi » important. Même chose pour l’enfant par rapport à ses parents, ou pour le citoyen face à l’Etat…Mais ce sera toujours un « moi » imparfait, car il manque la mesure. « Quelle réalité infinie mon ‘moi’ acquiert-il en revanche, quand il prend conscience d’exister devant Dieu, et qu’il devient un ‘moi’ humain dont Dieu constitue la mesure…Quel accent infini tombe sur le ‘moi’ au moment où il obtient Dieu comme mesure ! ».

On dirait un commentaire du dicton de saint François d’Assise : « Ce qu’est l’homme qui est devant Dieu, voilà ce qu’il est et rien de plus » (12).

4. L’hyprocrisie religieuse

Ce que l’on peut faire de pire, en parlant d’hypocrisie, c’est de s’en servir uniquement pour juger les autres, la société, la culture, le monde. C’est précisément ceux-là que Jésus qualifie d’hypocrites : « Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton oeil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’oeil de ton frère ! » (Mt 7, 5).

En tant que croyants, nous devons rappeler le dicton d’un rabbin juif de l’époque du Christ qui affirmait que 90% de l’hypocrisie du monde se trouvait alors à Jérusalem (13). Le martyr saint Ignace d’Antioche sentait déjà le besoin de réprimander ses frères dans la foi en écrivant : « Il vaut mieux être chrétiens sans le dire que le dire sans l’être » (14).

L’hypocrisie trompe surtout les personnes pieuses et religieuses et la raison en est simple : là où l’estime des valeurs de l’esprit, de la piété et de la vertu (ou de l’orthodoxie !) est particulièrement forte, la tentation de les exhiber pour ne pas en sembler privé, est également forte. C’est parfois notre propre fonction qui nous pousse à le faire. « Or, comme l’intérêt de la société humaine – écrit saint Augustin dans les Confessions – y fait un devoir de l’amour et de la crainte, l’ennemi de notre véritable félicité nous presse, et par tous les pièges qu’il sème sous nos pas, il nous crie : Courage, courage ! Il veut que notre avidité à recueillir nous laisse surprendre ; il veut que nos joies se déplacent et quittent votre vérité pour se fixer au mensonge des hommes ; il veut que nous prenions plaisir à nous faire aimer et craindre, non pour vous, mais au lieu de vous » (15).

L’hypocrisie la plus pernicieuse serait de cacher… sa propre hypocrisie. Dans aucun schéma d’examen de conscience je ne me souviens avoir trouvé la question : « Ai-je été hypocrite ? Me suis-je préoccupé davantage du regard des hommes sur moi que de celui de Dieu ? » A un moment donné de ma vie, j’ai dû introduire moi-même ces questions dans mon examen de conscience et j’ai rarement pu passer indemne à la question suivante…

Un jour, le passage d’Evangile de la messe était la parabole des talents. En l’écoutant j’ai brusquement compris une chose. Entre la possibilité de faire fructifier les talents et celle de ne pas les faire fructifier il existe une troisième possibilité : celle de les faire fructifier mais pour soi-même, non pour le patron, pour sa propre gloire ou son propre avantage, et ceci est peut-être un péché plus grave que de les enterrer. Ce jour-là, au moment de la communion, j’ai dû faire comme le voleur surpris en flagrant délit qui, rempli de honte, vide ses poches et jette aux pieds du propriétaire tout ce qu’il lui a dérobé.

Jésus nous a laissé un moyen simple et exceptionnel pour rectifier nos intentions plusieurs fois par jour, les trois premières demandes du Notre Père : « Que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne. Que ta volonté soit faite ». Elles peuvent être récitées comme des prières mais également comme des déclarations d’intention : tout ce que je fais, je veux le faire afin que ton nom soit sanctifié, afin que ton règne vienne et que ta volonté soit faite.

Ce serait une contribution précieuse pour la société et pour la communauté chrétienne si la béatitude des cœurs purs nous aidait à garder vivante en nous la nostalgie d’un monde propre, vrai, sincère, sans hypocrisie, ni religieuse ni laïque ; un monde dans lequel les actions correspondent aux paroles, les paroles aux pensées et les pensées de l’homme à celles de Dieu. Ceci n’adviendra pleinement que dans la Jérusalem céleste, la ville toute faite de verre, mais nous devons au moins tendre vers cela.

Une auteure de fables a écrit une fable intitulée « Le pays de verre ». Elle parle d’une enfant qui arrive, comme par magie, dans un pays de verre : avec des maisons en verre, des oiseaux en verre, des arbres en verre, des personnes qui se meuvent comme de gracieuses statues de verre. Rien ne s’est jamais brisé car tous ont appris à s’y mouvoir avec délicatesse pour ne pas se faire de mal. Lorsqu’elles se rencontrent, les personnes répondent aux questions avant que celles-ci ne soient formulées car même les pensées sont devenues ouvertes et transparentes ; personne n’essaie plus de mentir, sachant que tous peuvent lire ce que l’autre pense (16).

On frissonne à l’idée de ce qui se passerait si cela arrivait maintenant parmi nous ; mais il est salutaire de tendre au moins vers un tel idéal. C’est le chemin qui porte à la béatitude que nous avons tenté de commenter : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu ».

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NOTES
(1) St Augustin, De sermone Domini in monte, II, 1,1 (CC 35, 92)
(2) Ib. II, 13, 45-46.
(3) cf. Jean-François de Reims, La vraie perfection de cette vie, 2e partie, Paris 1651, Instr. 4, p.160 s).
(4) Grégoire de Nysse, De beatitudinibus, 6 (PG 44, 1272).
(5) St Basile, Sullo Spirito Santo, IX,23; XXII,53 (PG 32, 109.168).
(6) Cf. Michel Dupuy, Pureté, purification, in DSpir. 12, coll, 2637-2645.
(7) St Bernard de Claivaux, Sententiae, III, 2 (S. Bernardi Opera, ed. J. Leclerq – H. M. Rochais).
(8) St Jean Chrysostome, Homiliae in Mattheum, 15,4.
(9) Giovanni Ruusboec, Lo splendore delle nozze spirituali, Roma, Città Nuova 1992, pp.72 s.
(10) Cf. B. Pascal, Pensées, 147 Br.
(11) St Augustin, De sermone Domini in monte, 2,5 (CC 35, p. 95).
(12) St François d’Assise, Ammonizioni, 19 (Fonti Francescane, n.169).
(13) Cf. Strack-Billerbeck, I, 718.
(14) St Ignace d’Antioche, Efesini 15,1 (“È meglio non dire ed essere che dire e non essere”) et Magnesiaci, 4 (“Bisogna non solo dirsi cristiani, ma esserlo”).
(15) Cf. St Augustin, Confessions, X, 36, 59.
(16) Lauretta, Il bosco dei lillà, Ancora, Milano, 2° ed. 1994, pp. 90 ss.

ZENIT 

2me lecture du dimanche 31 janvier, saint Paul Apôtre aux Corinthiens 12,31.13,1-13, Père Cantalamessa

30 janvier, 2010

2me lecture du dimanche 31 janvier, du site:

http://www.zenit.org/article-14567?l=french

« Si je n’ai pas la charité… » : Méditation du père Cantalamessa

Homélie sur la deuxième lecture du dimanche 28 janvier

ROME, Vendredi 26 janvier 2007 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le commentaire de la deuxième lecture de ce dimanche proposé par le père Raniero Cantalamessa OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale.

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 12,31.13,1-13

Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu’il y a de meilleur. Eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres.
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit.
Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
La charité ne passe jamais. Les prophéties ? elles disparaîtront. Les langues ? elles se tairont. La science ? elle disparaîtra.
Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie.
Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant.
Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu.
Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité.

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« Si je n’ai pas la charité »

Nous consacrons notre réflexion à la deuxième lecture qui contient un message très important. Il s’agit du célèbre hymne de saint Paul à la charité. « Charité » est le terme religieux signifiant « amour ». Il s’agit donc d’un hymne à l’amour, peut-être le plus célèbre et le plus sublime ayant jamais été écrit.

Lorsque le christianisme apparut sur la scène du monde, divers auteurs avaient déjà chanté l’amour. Le plus célèbre était Platon qui avait écrit un traité entier sur ce thème. Le nom commun de l’amour était alors eros (d’où viennent nos termes « érotique » et « érotisme »). Le christianisme sentit que cet amour passionnel de recherche et de désir ne suffisait pas pour exprimer la nouveauté du concept biblique. Il évita donc complètement le terme eros et le remplaça par celui de agape, qui devrait se traduire par « amour spirituel » ou par « charité », si ce terme n’avait pas désormais acquis un sens trop restreint (faire la charité, œuvre de charité).

La principale différence entre les deux amours est la suivante : l’amour de désir, ou érotique, est exclusif ; il se consume entre deux personnes ; l’ingérence d’une troisième personne signifierait sa fin, la trahison. Parfois l’arrivée même d’un enfant parvient à mettre en crise ce type d’amour. L’amour de don, ou agape embrasse en revanche toute personne, il n’en exclut aucune, pas même l’ennemi. La formule classique du premier amour est celle que nous entendons sur les lèvres de Violetta dans la Traviata de Verdi : « Aime-moi Alfredo, aime-moi autant que je t’aime ». La formule classique de la charité est celle de Jésus qui dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il s’agit d’un amour fait pour circuler, pour se diffuser.

Il existe une autre différence : l’amour érotique, dans sa forme la plus typique qui est l’état amoureux, ne dure pas, de par sa nature, ou ne dure qu’en changeant d’objet, c’est-à-dire en tombant successivement amoureux de différentes personnes. Saint Paul dit en revanche que la charité « demeure », que c’est même la seule chose qui demeure éternellement, et qui demeurera même lorsque la foi et l’espérance auront disparu.

Entre ces deux amours – celui de recherche et de don – il n’existe toutefois pas de séparation nette et d’opposition, mais plutôt un développement, une croissance. Le premier, l’eros est pour nous le point de départ, le deuxième, la charité est le point d’arrivée. Entre les deux existe tout un espace pour une éducation à l’amour et pour grandir dans l’amour. Prenons le cas le plus commun qui est l’amour du couple. Dans l’amour entre deux époux, au début dominera l’eros, l’attrait, le désir réciproque, la conquête de l’autre, et donc un certain égoïsme. Si, chemin faisant, cet amour ne s’efforce pas de s’enrichir d’une dimension nouvelle, faite de gratuité, de tendresse réciproque, de capacité à s’oublier pour l’autre et se projeter dans les enfants, nous savons tous comment il se terminera.

Le message de Paul est d’une grande actualité. L’ensemble du monde du spectacle et de la publicité semble s’être aujourd’hui engagé à enseigner aux jeunes que l’amour se réduit à l’eros et l’eros au sexe ; que la vie est une idylle permanente, dans un monde où tout est beau, jeune, sain, où la vieillesse et la maladie n’existent pas, et où tous peuvent dépenser autant qu’ils le désirent. Mais ceci est un mensonge colossal qui génère des attentes disproportionnées qui, déçues, provoquent des frustrations, des rébellions contre la famille et la société et ouvrent souvent la voie au crime. La parole de Dieu nous aide à faire en sorte que le sens critique ne s’éteigne pas complètement chez les personnes, face à ce qui leur est servi quotidiennement.

Première prédication de l´Avent au Vatican, par le père Cantalamessa

7 décembre, 2009

du site:

http://www.zenit.org/article-22875?l=french

Première prédication de l´Avent au Vatican, par le père Cantalamessa

En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

ROME, Vendredi 4 décembre 2009 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première prédication de l’Avent prononcée ce vendredi matin par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

Première prédication

« Serviteurs et amis de Jésus Christ »

1. A la source de tout sacerdoce

Dans le choix du thème à proposer pour ces prédications à la Maison pontificale j’essaie toujours de me laisser guider par la grâce particulière que l’Eglise est en train de vivre. L’an dernier, c’était la grâce de l’Année Saint-Paul, cette année, c’est la grâce de l’Année sacerdotale que nous vous sommes tous, Saint-Père, profondément reconnaissants d’avoir proclamée.
Le Concile Vatican II a consacré un document entier, le Presbyteroroum ordinis, au thème du sacerdoce ; en 1992, Jean-Paul II a adressé à toute l’Eglise l’exhortation post-synodale Pastores dabo vobis, sur la formation des prêtres dans les circonstances actuelles ; en convoquant cette Année sacerdotale, le Souverain Pontife actuel a tracé un bref mais intense profil du prêtre à la lumière de la vie du saint Curé d’Ars. Il y a eu d’innombrables interventions d’évêques particuliers sur ce thème, sans parler des livres écrits sur la figure et la mission du prêtre, au cours du siècle qui vient de s’achever, dont certains constituent de très grandes œuvres littéraires.

Que peut-on ajouter à tout cela dans le bref temps d’une méditation ? Je me sens encouragé par le dicton par lequel, je me souviens, un prédicateur commençait son cours d’exercices : « Non nova ut sciatis, sed vetera ut faciatis » : l’important n’est pas de connaître des choses nouvelles, mais de mettre en pratique celles que l’on connaît. Je renonce par conséquent à toute tentative de synthèse doctrinale, de présentations globales ou de profils idéaux sur le prêtre (je n’en aurais ni le temps, ni la capacité) et je tente, si possible, de faire vibrer notre cœur sacerdotal, au contact de quelque parole de Dieu.

La parole des Ecritures qui nous servira de fil conducteur est 1 Corinthiens 4, 1 dont nombre d’entre nous se souviennent dans la traduction latine de la Vulgate : « Sic nos existimet homo ut ministros Christi et dispensatores mysteriorum Dei » : « Qu’on nous regarde donc comme des serviteurs du Christ et des intendants des mystères de Dieu ». Nous pouvons y ajouter, pour certains aspects, la définition de la Lettre aux Hébreux : « Tout grand prêtre, en effet, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu » (He 5, 1).

Ces phrases ont l’avantage de nous ramener aux racines communes de tout sacerdoce, c’est-à-dire au stade de la révélation où le ministère apostolique ne s’est pas encore diversifié, donnant lieu à trois degrés canoniques d’évêques, prêtres et diacres qui, au moins en ce qui concerne les fonctions respectives, ne deviendront clairs qu’avec saint Ignace d’Antioche, au début du IIe siècle. Cette racine commune est mise en lumière par le Catéchisme de l’Eglise catholique qui définit l’Ordre sacré comme « le sacrement grâce auquel la mission confiée par le Christ à ses Apôtres continue à être exercée dans l’Église jusqu’à la fin des temps : il est donc le sacrement du ministère apostolique » (n. 1536).

C’est à ce stade initial que nous tenterons de nous référer le plus possible dans nos méditations, afin de recueillir l’essence du ministère sacerdotal. Pendant cet Avent, nous ne prendrons en considération que la première partie de la phrase de l’Apôtre : « Serviteurs du Christ ». Si Dieu le veut, nous poursuivrons notre réflexion pendant le Carême, en méditant sur ce que signifie pour un prêtre être « administrateur des mystères de Dieu » et quels sont les mystères qu’il doit administrer.

« Serviteurs du Christ ! » (avec le point d’exclamation, pour indiquer la grandeur, la dignité et la beauté de ce titre) : voilà la parole qui devrait toucher notre cœur dans cette méditation et le faire vibrer d’un saint orgueil. Ici, il n’est pas question des services pratiques ou ministériels, comme administrer la parole et les sacrements (de cela, comme je le disais, nous parlerons pendant le Carême) ; nous ne parlons pas, en d’autres termes, du service en tant que acte, mais du service en tant qu’état, en tant que vocation fondamentale et en tant qu’identité du prêtre, et nous en parlons dans le sens et l’esprit même de Paul qui, au début de ses lettres se présente toujours ainsi : « Paul, serviteur du Christ Jésus, apôtre par vocation ».

Sur le passeport invisible du prêtre, celui avec lequel il se présente chaque jour devant Dieu et devant son peuple, à côté de « profession », on devrait pouvoir lire : « Serviteur de Jésus Christ ». Tous les chrétiens sont naturellement serviteurs du Christ, mais le prêtre l’est à un titre et dans un sens tout particulier, de même que tous les baptisés sont prêtres, mais le ministre ordonné l’est à un titre et dans un sens différent et supérieur.

2. Continuateurs de l’œuvre du Christ
Le service essentiel que le prêtre est appelé à rendre au Christ est celui de continuer son œuvre dans le monde : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20, 21). Dans sa célèbre Lettre aux Corinthiens, le Pape saint Clément commente : « Le Christ est envoyé par Dieu et les Apôtres par le Christ… Ceux-ci, qui prêchaient partout dans les campagnes et dans les villes, nommèrent leurs premiers successeurs, qui ont été mis à l’épreuve par l’Esprit, pour être évêques et diacres ». Le Christ est envoyé par le Père, les apôtres par le Christ, les évêques par les apôtres : ceci est la première énonciation claire du principe de la succession apostolique.

Mais cette parole de Jésus n’a pas uniquement une signification juridique et formelle. En d’autres termes, elle ne fonde pas seulement le droit des ministres ordonnés de parler en tant qu’ « envoyés » du Christ ; elle indique également le motif et le contenu de ce mandat qui est le même que le mandat par lequel le Père a envoyé son Fils dans le monde. Et pourquoi Dieu a-t-il envoyé son Fils dans le monde ? Ici également nous renonçons à des réponses globales, exhaustives, pour lesquelles il faudrait lire tout l’évangile ; seulement quelques déclarations programmatiques de Jésus.

Devant Pilate, il affirme solennellement : « Je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37). Continuer l’œuvre du Christ comporte donc, pour le prêtre, le fait de rendre témoignage à la vérité, de faire briller la lumière du vrai. Il faut seulement tenir compte de la double signification du mot vérité, aletheia, chez Jean. Cette signification oscille entre la réalité divine et la connaissance de la réalité divine, entre une signification ontologique ou objective et une signification gnoséologique ou subjective. La vérité est « la réalité éternelle telle qu’elle a été révélée aux hommes, qui se réfère aussi bien à la réalité elle-même qu’à sa révélation »1.

L’interprétation traditionnelle a compris la « vérité » surtout dans le sens de révélation et connaissance de la vérité ; en d’autres termes, comme vérité dogmatique. Ceci est certes une tâche essentielle. L’Eglise, dans son ensemble, l’accomplit à travers le magistère, des conciles, des théologiens, et le prêtre individuel qui prêche au peuple la « saine doctrine ».

Cependant, il ne faut pas oublier l’autre signification de la vérité, chez Jean : celle de réalité connue, plus que de connaissance de la réalité. A la lumière de cela, la tâche de l’Eglise et de chaque prêtre ne se limite pas à proclamer les vérités de la foi, mais doit aider à en faire l’expérience, à entrer dans une relation profonde et personnelle avec la réalité de Dieu, à travers l’Esprit Saint.

« La foi, a écrit saint Thomas d’Aquin, ne se termine pas à l’énoncé, mais à la chose » (« Fides non terminatur ad enuntiabile sed ad rem »). De la même manière, les maîtres de la foi ne peuvent pas se contenter d’enseigner les soi-disant vérités de foi, ils doivent aider les personnes à puiser la « chose », à ne pas avoir seulement une idée de Dieu mais à faire l’expérience de Dieu, selon le sens biblique de connaître, différent, comme nous le savons, du sens grec et philosophique.

La déclaration que Jésus prononce en présence de Nicodème est une autre déclaration programmatique d’intentions : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3, 17). Cette phrase doit être lue à la lumière de celle qui vient juste avant : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle ». Jésus est venu révéler aux hommes la volonté salvifique et l’amour miséricordieux du Père. Toute sa prédication est résumée dans la parole qu’il adresse à ses disciples lors de la dernière Cène : « Le Père lui-même vous aime ! » (Jn 16, 27).

Etre continuateur de l’œuvre du Christ, dans le monde, signifie adopter précisément cette attitude de fond vis-à-vis des personnes, également celles qui sont le plus éloignées. Ne pas juger, mais sauver. La manière de traiter les personnes, sur laquelle la Lettre aux Hébreux insiste le plus en décrivant la figure du Christ comme Grand Prêtre, et de tout prêtre, ne devrait pas passer inaperçue : la sympathie, le sens de la solidarité, la compassion pour le peuple.

Il est dit du Christ : « Nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché ». Il est dit du prêtre humain que « pris d’entre les hommes », il « est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir dons et sacrifices pour les péchés. Il peut ressentir de la commisération pour les ignorants et les égarés, puisqu’il est lui-même également enveloppé de faiblesse, et qu’à cause d’elle, il doit offrir pour lui-même des sacrifices pour le péché, comme il le fait pour le peuple » (He 4, 15-5, 1-3).

Il est vrai que dans les évangiles, Jésus se montre aussi sévère, juge et condamne. Mais avec qui le fait-il ? Pas avec les gens simples qui le suivaient et venaient l’écouter, mais avec les hypocrites, ceux qui se suffisent à eux-mêmes, les maîtres et les guides du peuple. Jésus n’était vraiment pas, comme on le dit de certains hommes politiques : « fort avec les faibles et faible avec les forts ». Il était tout le contraire !

3. Continuateurs, pas successeurs
Mais dans quel sens pouvons-nous parler des prêtres en tant que continuateurs de l’œuvre du Christ ? Dans toute institution humaine, comme l’empire romain à l’époque, les ordres religieux et toutes les entreprises du monde, aujourd’hui, les successeurs continuent l’œuvre, mais pas la personne du fondateur. Le fondateur est parfois corrigé, dépassé et même renié. Il n’en est pas ainsi dans l’Eglise. Jésus n’a pas de successeurs parce qu’il n’est pas mort, il est vivant ; « ressuscité des morts… la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui ».

Quelle sera alors la tâche de ses ministres ? Celle de le représenter, c’est-à-dire de le rendre présent, de donner une forme visible à sa présence invisible. C’est en cela que consiste la dimension prophétique du sacerdoce. Avant le Christ, la prophétie consistait essentiellement à annoncer un salut futur, « dans les derniers jours », après lui, elle consiste à révéler au monde la présence cachée du Christ, à crier comme Jean-Baptiste : « Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas ».

Un jour, quelques Grecs « s’avancèrent vers Philippe… et ils lui firent cette demande : ‘Seigneur, nous voulons voir Jésus’ » (Jn 12, 21). C’est la demande, plus ou moins explicite, qu’a dans le cœur toute personne qui s’approche aujourd’hui d’un prêtre.

Saint Grégoire de Nysse a forgé une expression célèbre, généralement appliquée à l’expérience des mystiques : « Sentiment de présence »2. Le sentiment de présence est plus que la simple foi dans la présence du Christ ; c’est avoir le sentiment vivant, la perception presque physique de sa présence de Ressuscité. Si cela est vraiment de la mystique, ça signifie que tout prêtre doit être un mystique, ou au moins un « mystagogue », celui qui introduit les personnes dans le mystère de Dieu et du Christ, comme en les tenant par la main.

La tâche du prêtre n’est pas différente, même si elle lui est subordonnée, à celle que le Saint-Père indiquait comme une priorité absolue du successeur de Pierre et de l’Eglise tout entière dans la lettre adressée aux évêques le 10 mars dernier : « À notre époque où dans de vastes régions de la terre la foi risque de s’éteindre comme une flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la priorité qui prédomine est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir aux hommes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu qui a parlé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage dans l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1) – en Jésus Christ crucifié et ressuscité… Conduire les hommes vers Dieu, vers le Dieu qui parle dans la Bible : c’est la priorité suprême et fondamentale de l’Église et du Successeur de Pierre aujourd’hui ».

4. Serviteurs et amis

Mais nous devons maintenant faire un pas en avant dans notre réflexion. « Serviteurs de Jésus Christ ! » : ce titre ne devrait jamais se trouver seul ; il faut toujours y ajouter, au moins dans notre cœur, un autre titre : celui d’amis !

La racine commune à tous les ministères ordonnés qui se profileront par la suite, est le choix des Douze, que fit un jour Jésus ; c’est ce qui, de l’institution sacerdotale, remonte au Jésus historique. La liturgie place, il est vrai, l’institution du sacerdoce, le Jeudi saint, à cause de la parole que Jésus prononça après l’institution de l’Eucharistie : « Faites ceci en mémoire de moi ». Mais cette parole suppose aussi le choix des Douze, sans parler du fait que, prise seule, elle justifierait le rôle de sacrificateur et liturge du prêtre, mais pas celui, tout aussi fondamental, d’annonciateur de l’évangile.

Maintenant, qu’a dit Jésus à cette occasion ? Pourquoi a-t-il choisi les Douze, après avoir prié toute la nuit ? « Et il en institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher » (Mc 3, 14-15). Etre avec Jésus et aller prêcher : être et aller, recevoir et donner : voilà en quelques mots l’essentiel de la tâche des collaborateurs du Christ.

Etre « avec » Jésus ne signifie bien sûr pas seulement une proximité physique ; il y a là, déjà, à l’état embryonnaire, toute la richesse que Paul renfermera dans la formule dense « en Christ » ou « avec le Christ ». Cela signifie partager tout de Jésus : sa vie itinérante, certes, mais aussi ses pensées, ses objectifs, son esprit. Le mot « compagnon » vient du latin médiéval et signifie celui qui a en commun (con-) le pain (panis), qui mange le même pain.

Dans ses discours d’adieu, Jésus fait un pas supplémentaire en complétant le titre de compagnons par celui d’amis : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15).

Il y a quelque chose de touchant dans cette déclaration d’amour de Jésus. Je me souviendrai toujours du moment où il me fut donné, à moi aussi, l’espace d’un instant, de goûter un peu de cette émotion. Lors d’une rencontre de prière, quelqu’un avait ouvert la Bible et avait lu un passage de Jean. Le mot « ami » m’a touché avec une profondeur inouïe ; il a remué quelque chose en moi, au point que pendant tout le reste de la journée je ne cessais de me répéter à moi-même, rempli d’étonnement et d’incrédulité : Il m’a appelé ami ! Jésus de Nazareth, le Seigneur, mon Dieu ! Il m’a appelé ami ! Je suis son ami ! Et j’avais l’impression qu’avec une telle certitude, on pouvait voler sur les toits de la ville et même traverser le feu.

Quand il parle de l’amour de Jésus Christ, saint Paul semble toujours « ému » : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? » (Rm 8, 35), « il m’a aimé et s’est livré pour moi ! » (Ga 2, 20). Nous avons tendance à nous méfier de l’émotion et même à en avoir honte. Nous ne savons pas de quelle richesse nous nous privons. Jésus « frémit en son esprit », « se troubla » et « pleura » devant la veuve de Naïn (cf. Lc 7, 13) et les sœurs de Lazare (cf. Jn 11, 33.35). Un prêtre capable de s’émouvoir quand il parle de l’amour de Dieu et de la souffrance du Christ ou quand il reçoit la confidence d’une grande souffrance, est bien plus convainquant qu’avec des raisonnements infinis. S’émouvoir ne signifie pas forcément se mettre à pleurer ; c’est quelque chose que l’on perçoit dans les yeux, dans la voix. La Bible est remplie du pathos de Dieu.

5. L’âme de tout sacerdoce

Une relation personnelle, pleine de confiance et d’amitié, avec la personne de Jésus, constitue l’âme de tout sacerdoce. En vue de l’année sacerdotale, j’ai relu le livre de Dom Chautard « L’âme de tout apostolat » qui fit tant de bien et secoua tant de consciences dans les années précédant le concile. A une époque où les « œuvres paroissiales » telles que le cinéma, les patronages, les initiatives sociales, les cercles culturels, suscitaient un grand enthousiasme, l’auteur ramenait brusquement le discours au cœur du problème, en dénonçant le danger d’un activisme vide. « Dieu, écrivait-il, veut que Jésus soit la vie des œuvres ».

Il ne réduisait pas l’importance des activités pastorales, bien au contraire, mais il affirmait que sans une vie d’union avec le Christ, celles-ci n’étaient que des « béquilles » ou, comme les définissait saint Bernard, de « maudites occupations ». Jésus dit à Pierre : « Simon, m’aimes-tu ? Pais mes brebis ». L’action pastorale de tout ministre de l’Eglise, du pape jusqu’au dernier prêtre, n’est que l’expression concrète de l’amour pour le Christ. M’aimes-tu ? Alors, pais ! L’amour pour Jésus est ce qui fait la différence entre le prêtre fonctionnaire et manager et le prêtre serviteur du Christ et dispensateur des mystères de Dieu.

Le livre de Dom Chautard aurait très bien pu avoir pour titre « L’âme de tout sacerdoce », parce que c’est du prêtre dont il est question, en pratique, dans l’ensemble de l’ouvrage, comme agent et responsable en première ligne de la pastorale de l’Eglise. A l’époque, le danger contre lequel on voulait réagir était l’« américanisme ». L’Abbé fait en effet souvent référence à la lettre de Léon XIII « Testem benevolentiae » qui avait condamné cette « hérésie ».

Aujourd’hui, cette hérésie, si l’on peut parler d’hérésie, n’est plus seulement « américaine ». C’est une menace qui constitue un piège pour le clergé de toute l’Eglise, notamment à cause de la diminution du nombre de prêtres, et qui s’appelle activisme frénétique. (Du reste, une bonne partie des requêtes qui provenaient, à l’époque, des chrétiens des Etats-Unis, et en particulier du mouvement créé par le serviteur de Dieu Isaac Hecker, fondateur des Paulist Fathers, qualifiées d’ « américanisme », comme par exemple la liberté de conscience et la nécessité d’un dialogue avec le monde moderne, n’étaient pas des hérésies, mais des requêtes prophétiques que le Concile Vatican II, fera, en partie, siennes !).

Le premier pas, pour faire de Jésus l’âme de son sacerdoce, est de passer du Jésus personnage au Jésus personne. Le personnage est celui duquel on peut parler à l’envi, mais auquel et avec lequel personne ne songe à parler. On peut parler d’Alexandre le Grand, de Jules César, de Napoléon, autant qu’on le souhaite, mais si quelqu’un affirmait parler avec l’un d’eux, on l’enverrait immédiatement voir un psychiatre. La personne, en revanche, est quelqu’un avec qui et auquel on peut parler. Tant que Jésus reste un ensemble de nouvelles, de dogmes ou d’hérésies, quelqu’un que l’on place instinctivement dans le passé, un souvenir, et non une présence, c’est un personnage. Il faut se convaincre qu’il est vivant et présent, et qu’il est plus important de parler avec lui que de parler de lui.

L’une des caractéristiques les plus belles de la figure de don Camillo, de Guareschi, en tenant bien sûr compte du genre littéraire adopté, est sa manière de parler, à voix haute, avec Jésus sur la Croix, de tout ce qui se passe dans la paroisse. Si nous prenions l’habitude de le faire, de façon aussi spontanée, avec nos propres mots, combien de choses changeraient dans notre vie sacerdotale ! Nous nous rendrions compte que nous ne parlons jamais dans le vide, mais à quelqu’un qui est présent, écoute et répond, même s’il ne le fait pas à voix haute comme avec Don Camillo.

6. Mettre les « gros cailloux » à l’abri

De même qu’en Dieu toute l’œuvre extérieure de la création jaillit de sa vie intime, « du flux incessant de son amour », et de même que toute l’activité du Christ jaillit de son dialogue ininterrompu avec le Père, ainsi, toutes les œuvres du prêtre doivent être le prolongement de son union avec le Christ. « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie », signifie aussi cela : « Je suis venu dans le monde sans me séparer du Père, vous, allez dans le monde sans vous séparer de moi ».

Lorsque ce contact s’interrompt, c’est comme lorsqu’il y a une coupure de courant dans une maison. Tout s’arrête, il fait noir, ou, s’il s’agit de l’approvisionnement en eau, les robinets ne donnent plus d’eau. On entend parfois dire : Comment peut-on rester prier tranquillement quand tant de besoins réclament notre présence ? Comment peut-on ne pas courir quand la maison brûle ? C’est vrai, mais imaginons ce qui arriverait à une équipe de pompiers qui accourrait, toutes sirènes hurlantes, pour éteindre un incendie et, parvenue sur le lieu de l’incendie, réaliserait qu’elle n’a pas de citerne, et donc pas même une goutte d’eau. C’est ce qui nous arrive, quand nous courrons prêcher ou accomplir tout autre ministère, vides de prière et d’Esprit Saint.

J’ai lu quelque part une histoire qui s’applique, me semble-t-il, de façon exemplaire, aux prêtres. Un jour, un vieux professeur fut appelé à intervenir, en tant qu’expert, sur la planification la plus efficace de son temps, devant les cadres supérieurs de quelques grosses compagnies d’Amérique du Nord. Il décida de tenter une expérience. Debout, il prit, de dessous la table, un grand vase en verre, vide. Il prit également une douzaine de cailloux de la grandeur d’une balle de tennis qu’il déposa un à un, délicatement, dans le vase, jusqu’en haut. Quand in ne fut plus possible d’ajouter des cailloux, il demanda aux élèves : « Le vase vous semble-t-il plein ? » et tous répondirent : « Oui ! ».

Il se pencha à nouveau et prit, de dessous la table, une boîte remplie de gravillon qu’il versa sur les gros cailloux, en bougeant le vase pour que le gravillon puisse descendre entre les gros cailloux jusqu’au fond. « Et maintenant, le vase est-il plein ? » demanda-t-il. Devenus plus prudents, les élèves commencèrent à comprendre et répondirent : « Peut-être pas encore ». Le vieux professeur se pencha à nouveau et pris cette fois un sachet de sable qu’il versa dans le vase. Le sable remplit les espaces entre les cailloux et le gravillon. Il demanda à nouveau : « Et maintenant, il est plein ? ». Tous, sans hésiter, répondirent : « Non ! ». En effet, le professeur prit la carafe qui se trouvait sur la table et versa l’eau jusqu’au ce que le vase fut rempli.

Puis il demanda : « Quelle grande vérité nous montre cette expérience ? ». Le plus audacieux répondit : « Cela montre que même quand notre emploi du temps est complètement rempli, avec un peu de bonne volonté, on peut toujours y ajouter un engagement supplémentaire, une autre chose à faire ». « Non », répondit le professeur. « Cette expérience montre que si l’on ne met pas d’abord les gros cailloux dans le vase, on ne réussira jamais plus à les faire entrer ». « Quels sont les gros cailloux, les priorités, dans votre vie ? L’important est de mettre ces gros cailloux d’abord dans vos emplois du temps ».

Saint Pierre a indiqué, une fois pour toutes, quels sont les gros cailloux, les priorités absolues des apôtres et de leurs successeurs, évêques et prêtres : « Quant à nous, nous resterons assidus à la prière et au service de la Parole » (Ac 6, 4).

Nous les prêtres, plus que quiconque, sommes exposés au danger de sacrifier l’important au profit de l’urgent. La prière, la préparation de l’homélie ou la préparation à la messe, l’étude et la formation, sont toutes des choses importantes, mais pas urgentes ; si on les reporte, le monde ne s’écroule pas, en apparence, alors qu’il y a une quantité de petites choses – une rencontre, un coup de téléphone, un petit travail matériel – qui sont urgentes. On finit ainsi par reporter continuellement les choses importantes à un « plus tard » qui n’arrive jamais.

Pour un prêtre, mettre d’abord les gros cailloux dans le vase peut signifier, très concrètement, commencer la journée par un temps de prière et de dialogue avec Dieu, afin que les activités et les engagements divers ne finissent pas par prendre toute la place.

Je termine par une prière de l’Abbé Chautard, qui est imprimée sur le programme de ces méditations : O Dieu, donnez à l’Eglise de nombreux apôtres, mais ravivez dans leur cœur une soif ardente d’intimité avec Vous ainsi qu’un désir d’œuvrer pour le bien du prochain. Donnez à tous une activité contemplative et une contemplation active. Ainsi soit-il !

Traduit de l’italien par ZENIT

1H. Dodd, L’interpretazione del Quarto Vangelo, Paideia, Brescia 1974, p. 227

2Gregorio Nisseno, Sul Cantico, XI, 5, 2 (PG 44, 1001) (aisthesis parousias)

Le secret de Mère Teresa pour célébrer « un vrai Noël », par le P. Cantalamessa

7 décembre, 2009

du site:

http://www.zenit.org/article-6916?l=french

Le secret de Mère Teresa pour célébrer « un vrai Noël », par le P. Cantalamessa

CITE DU VATICAN, Vendredi 19 Décembre 2003 (ZENIT.org) – L’amour de Jésus et le service des plus pauvres, dans la vie de Mère Teresa ont été au centre le la 3e prédication de l’avent offert par le prédicateur de la maison pontificale, le P. Raniero Cantalamessa, vendredi matin, en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican, pour Jean-Paul II et la curie romaine.

Le sens de toute la vie de Mère Teresa, disait le Capucin, « est une personne : Jésus ».

« Pour la bienheureuse de Calcutta, Jésus n’était pas une abstraction, soulignait le prédicateur, ni un ensemble de doctrines ou de dogmes ou le souvenir d’une personne ayant vécu à une autre époque. Mais un Jésus vivant, réel, quelqu’un qu’elle regardait dans son propre cœur et par qui elle se laissait regarder ».

« A la question : Qui est Jésus pour moi? Elle répondait par une litanie de titres inspirés : Jésus est la parole à dire, la vie à vivre, l’amour à aimer, la joie à partager, le sacrifice à offrir, la paix à apporter, le pain de la vie à manger ».

L’une des paroles les plus fameuses de Mère Teresa est, soulignait le P. Cantalamessa, « le fruit de l’amour est le service, et le fruit du service est la paix ».

L’amour du Seigneur et le service des pauvres naissent donc ensemble, expliquait-il. Pour elle, Jésus est présent « sous l’apparence déconcertante du pauvre ».

Mère Teresa qui se penche sur un moribond est, disait le prédicateur « l’icône de la tendresse de Dieu ».

« Mère Teresa a su donner aux pauvres non seulement le pain, les vêtements, les médicaments, mais aussi ce dont ils ont le plus besoin : amour, chaleur humaine, dignité », ajoutait le prédicateur.

Il citait ce souvenir de Mère Teresa qui avait recueilli un homme trouvé sur une décharge, et dont la chair était déjà mangée de vers : « Ma sœur, disait-il, j’ai vécu dans la rue comme un animal, mais je meurs maintenant comme un ange ».

Elle nous a rappelé, disait encore le P. Cantalamessa, que « la vraie grandeur ne se mesure pas par le pouvoir exercé, mais par le service rendu ».

Un service dont fait aussi partie « l’exercice de l’autorité, et le magistère ecclésiastique ».

Le Capucin citait à ce propos l’exemple de Jean-Paul II « qui s’est consumé depuis vingt-cinq ans sous nos yeux dans le « service de l’Esprit ». Chez Jean-Paul II, disait-il, le titre de « Servus servorum Dei », « Serviteur des Serviteurs de Dieu », introduit par Saint Grégoire le Grand, n’a pas été un titre parmi d’autres, mais le résumé d’une vie. Ce service là aussi, comme celui de Mère Teresa a eu sa source dans l’amour de Jésus.

Le P. Cantalamessa suggérait ainsi l’état d’esprit nécessaire pour se préparer à Noël : « Un cœur aimant est la seule crèche où Jésus aime venir à Noël ».

Mère Teresa, ajoutait-il, nous rappelle aujourd’hui « quel a été le ressort secret de son service des pauvres et de toute sa vie : l’amour de Jésus ».

Tel est également, concluait-il, « le secret pour célébrer un vrai Noël ».

Cantalamessa: Avec le Christ nous n’avons rien à craindre (Homélie dimanche 10 fèvrier 2008)

27 octobre, 2009

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/omelieView.php?id=256

Avec le Christ nous n’avons rien à craindre 
 
Dimanche 10 février
A – 2008-02-10 
 
Matthieu 4, 1-11

Le démon, le satanisme et autres phénomènes du même genre sont aujourd’hui très actuels et inquiètent fortement notre société. Notre monde technologique et industrialisé est imprégné d’occultisme, de spiritisme et pullule de magiciens, de sorciers, de diseurs d’horoscopes, de vendeurs d’envoûtements, d’amulettes, ainsi que de véritables sectes sataniques. Chassé par la porte, le diable est revenu par la fenêtre. En d’autres termes, chassé par la foi, il est revenu par la superstition.

L’épisode des tentations de Jésus dans le désert, que nous lisons le premier dimanche de carême, nous aide à faire un peu la lumière sur ce thème. Tout d’abord, le démon existe-t-il ? C’est-à-dire, le mot démon renvoie-t-il vraiment à une entité personnelle, dotée d’intelligence et de volonté, ou s’agit-il simplement d’un symbole, d’une manière d’indiquer la somme du mal moral du monde, l’inconscient collectif, l’aliénation collective, etc. ? De nombreuses personnes, parmi les intellectuels, ne croient pas au démon au premier sens du terme. Mais il faut noter de grands écrivains et penseurs, comme Goethe, Dostoïevsky, ont pris très au sérieux l’existence de satan. Baudelaire, qui n’était certes pas un saint, a dit que « la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ».

La preuve principale de l’existence du démon dans les Evangiles n’est pas l’un des nombreux épisodes de libération de personnes possédées, car les croyances antiques sur l’origine de certaines maladies peuvent avoir influencé l’interprétation de ces faits. La preuve, c’est Jésus qui est tenté dans le désert par le démon. La preuve, ce sont aussi les nombreux saints qui ont lutté dans la vie contre le prince des ténèbres. Ils ne sont pas des « Don Quichotte » qui ont lutté contre des moulins à vent. C’était au contraire des hommes très concrets, avec une psychologie très saine.
Si tant de personnes trouvent absurde de croire au démon c’est parce qu’elles se basent sur les livres, parce qu’elles passent leur vie dans les bibliothèques ou à leur bureau, alors que ce ne sont pas les livres qui intéressent le démon mais les personnes, et surtout, précisément, les saints. Que peut savoir sur satan celui qui n’a jamais été confronté à la réalité de satan mais seulement à son idée, c’est-à-dire aux traditions culturelles, religieuses, ethnologiques sur satan ? Celui-ci traite en général ce sujet avec beaucoup d’assurance et de supériorité, en considérant tout comme de « l’obscurantisme médiéval ». Mais ceci est une fausse sécurité. C’est comme celui qui se vanterait de ne pas avoir peur des lions, en donnant comme preuve le fait qu’il a vu beaucoup de peintures et de photographies de lions, et n’a jamais eu peur. D’autre part, il est tout à fait normal et cohérent que celui qui ne croit pas en Dieu ne croit pas au diable. Il serait même tragique qu’une personne qui ne croit pas en Dieu croit au diable !

Cependant, la chose la plus importante que la foi chrétienne a à nous dire n’est pas que le démon existe, mais que le Christ a vaincu le démon. Le Christ et le démon ne sont pas pour les chrétiens deux princes égaux et contraires, comme dans certaines religions dualistes. Jésus est l’unique Seigneur ; satan n’est qu’une créature « qui a mal tourné ». Si un pouvoir sur les hommes lui est accordé, c’est pour que les hommes aient la possibilité de choisir librement un camp et aussi pour « qu’ils ne s’enorgueillissent pas » (cf. 2 Co 12, 7), en se croyant autosuffisants et en croyant ne pas avoir besoin de rédempteur. « Le vieux satan est fou – dit le refrain d’un negro spiritual. Il a tiré un coup de feu pour détruire mon âme, mais il a mal visé et a détruit mon péché ».

Avec le Christ nous n’avons rien à craindre. Rien ni personne ne peut nous faire de mal, si nous ne le voulons pas. Depuis la venue du Christ, satan est comme un chien attaché : il peut aboyer de toutes ses forces et tirer tant qu’il veut sur sa laisse, mais si nous ne nous approchons pas de lui, il ne peut pas mordre. Au désert, Jésus s’est libéré de satan pour nous libérer de satan ! C’est la bonne nouvelle avec laquelle nous entamons notre marche de carême vers Pâques.

Traduit de l’italien par Zenit 

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