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QUATRIÈME PRÉDICATION DE CARÊME DU P. CANTALAMESSA

31 mars, 2012

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QUATRIÈME PRÉDICATION DE CARÊME DU P. CANTALAMESSA

S. Grégoire de Nysse, vers la connaissance de Dieu

ROME, vendredi 30 mars 2012 (ZENIT.org) –  “Saint Grégoire de Nysse. Vers la connaissance de Dieu”, c’est le thème de la quatrième prédication de carême prononcée par le P. Raniero Cantalamessa, OFMCap. , prédicateur de la Maison pontificale, ce vendredi matin, 31 mars, en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican, en présence de Benoît XVI.
“Pourquoi choisir saint Grégoire de Nysse comme guide vers la connaissance de ce Dieu devant lequel nous nous tenons comme des créatures devant le Créateur ? », demande le prédicateur avant de répondre : « La raison en est que ce Père est le premier dans le christianisme à avoir tracé une voie vers la connaissance de Dieu qui puisse vraiment répondre à la situation religieuse de l’homme aujourd’hui : un chemin vers la connaissance qui passe par … la non-connaissance ».
P. Raniero Cantalamessa, ofmcap
Quatrième Prédication
SAINT GREGOIRE DE NYSSE
VERS LA CONNAISSANCE DE DIEU
1. Les deux dimensions de la foi
A propos de la foi, saint Augustin a fait une distinction qui reste, encore aujourd’hui, un classique : celle entre les choses crues et l’acte d’y croire: « Aliud sunt ea quae creduntur, aliud fides qua creduntur »1, la fidea quae et la fides qua, comme on dit en théologie. La première est aussi appelée « foi objective », la seconde « foi subjective ». Toute la réflexion chrétienne sur la foi se déroule entre ces deux pôles.
Il en ressort deux orientations. D’un côté nous avons ceux qui accentuent l’importance de l’intellect dans la croyance et donc la foi objective, comme assentiment aux vérités révélées, de l’autre ceux qui accentuent l’importance de la volonté et de l’affect, donc la foi subjective, avoir foi en quelqu’un (« croire en »), plutôt que croire à quelque chose (« croire que »). D’une part ceux qui accentuent les raisons de l’esprit et de l’autre ceux qui, comme Pascal, accentuent « les raisons du cœur ».
Cette oscillation réapparait, sous différentes formes, à chaque tournant de l’histoire de la théologie: au moyen âge, dans une accentuation différente entre la théologie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure ; au temps de la Réforme entre la foi « confiance » de Luther et la foi catholique informée par la charité; plus tard entre la foi contenue dans les limites de la simple raison de Kant et la foi fondée sur le sentiment de Schleiermacher et celui du romantisme en général; plus proche de nous entre la foi de la théologie libérale et la foi existentielle de Bultmann, pratiquement privée de tout contenu objectif.
La théologie catholique contemporaine s’efforce de trouver, comme d’autres fois par le passé, un juste équilibre entre les deux dimensions de la foi. On a dépassé la phase où, pour des raisons polémiques contingentes, toute l’attention dans les manuels de théologie avait fini par se concentrer sur la foi objective (fides quae), c’est-à-dire sur l’ensemble des vérités auxquelles il nous faut croire. « L’acte de foi, lit-on dans un récent dictionnaire critique de théologie, dans le courant dominant de toutes les confessions, apparaît aujourd’hui comme la découverte d’un Tu divin. L’apologétique de la preuve tend aujourd’hui à se placer derrière une pédagogie de l’expérience spirituelle qui tend à ouvrir à une expérience chrétienne, dont on reconnaît la possibilité inscrite a priori dans chaque être humain »2. En d’autres termes, plutôt que de faire levier sur la force d’argumentation qui est en dehors de la personne, on veut l’aider à trouver en elle la confirmation de sa foi, essayant de réveiller cette étincelle qui brille dans le « cœur inquiet » de chaque homme parce qu’il a été créé « à l’image de Dieu ».
J’ai fait ce préambule pour montrer encore une fois que les Pères peuvent être un atout dans nos efforts pour redonner éclat et force de choc à la foi de l’Eglise. Les plus grands parmi eux sont des modèles uniques d’une foi aussi bien objective que subjective, autrement dit préoccupée du contenu et de son orthodoxie, mais accompagnée aussi par l’adhésion du cœur et l’élan de la vie. L’Apôtre avait proclamé : « corde creditur » (Rom 10,10), on croit avec son cœur, et nous savons que le mot ‘cœur’, dans la Bible, désigne les deux dimensions spirituelles de l’homme, son intelligence et sa volonté, l’endroit symbolique de la connaissance et de l’amour. C’est dans cette optique que les Pères sont un maillon indispensable pour retrouver la foi comme l’entendent les Ecritures.
2. « Je crois en un seul Dieu »
Dans cette dernière méditation, nous recourons aux Pères pour renouveler notre foi en son objet premier, en ce que sous-entend généralement le mot « croire », et en nous fondant sur ce qui fait la différence entre les personnes croyantes et non croyantes : la foi en l’existence de Dieu. Dans les méditations précédentes nous avons réfléchi à la divinité du Christ, à l’Esprit Saint et à la Trinité. Mais la foi au Dieu trine est le stade final de la foi, ce « surplus » sur Dieu révélé par le Christ. Pour atteindre cette plénitude il faut d’abord avoir cru en Dieu. Avant la foi en Dieu trine, il y a la foi en Dieu un.
Saint Grégoire de Nazianze nous a rappelé la pédagogie de Dieu quand il se révèle à nous. Dans l’Ancien Testament, le Père est révélé ouvertement, et le Fils de manière voilée, dans le Nouveau Testament, le Fils est révélé ouvertement et l’Esprit Saint de manière voilée. Maintenant, dans l’Eglise, nous jouissons de la Trinité entière et de sa pleine lumière. Jésus dit lui aussi qu’il s’abstient de dire aux apôtres les choses dont ils ne sont pas encore en mesure de « porter le poids » (Jn 16, 12). Nous devons suivre la même pédagogie à l’égard de ceux auxquels nous voulons annoncer aujourd’hui la foi.
La Lettre aux Hébreux dit quel est le premier pas à faire pour aller vers Dieu : « pour s’avancer vers lui, il faut croire qu’il existe et qu’il assure la récompense à ceux qui le cherchent. » (He 11,6). C’est de ce premier pas que dépend tout le reste et celui-ci restera quelque chose de présupposé même lorsque l’on aura cru en la Trinité.  Essayons de voir comment les Pères peuvent nous inspirer de ce point de vue là, mais sans perdre de vue notre objectif principal qui n’est pas apologétique, mais spirituel, c’est-à-dire davantage centré sur l’affermissement de notre foi que sur sa transmission aux autres. Le guide que nous choisissons dans cette approche est saint Grégoire de Nysse.
Grégoire de Nysse (331- 394), frère charnel de saint Basile, ami et contemporain de Grégoire de Nazianze, est un Père et docteur de l’Eglise dont on découvre de plus en plus clairement la stature intellectuelle et l’importance décisive dans le développement de la pensée chrétienne. « Un des penseurs les plus puissants et les plus originaux que connaisse l’histoire de l’Eglise » (L. Bouyer), « le fondateur d’une nouvelle religiosité mystique et extatique » (H. von Campenhausen).
Les Pères n’ont pas eu, comme nous, à devoir démontrer l’existence de Dieu, mais l’unicité de Dieu ; ils n’ont pas eu à combattre l’athéisme, mais le polythéisme. Nous verrons, cependant, que la route qu’ils ont tracée pour arriver à la connaissance du Dieu unique, est la même que celle qui peut conduire l’homme d’aujourd’hui à la découverte de Dieu tout court.
Pour mettre en valeur la contribution des Pères et en particulier celle de Grégoire de Nysse, il nous faut savoir comment se présentait le problème de l’unicité de Dieu à leur époque. Au fur et à mesure que la doctrine de la Trinité devenait de plus en plus explicite, les chrétiens se voyaient exposés à la même accusation que celle qu’ils avaient eux-mêmes proférée contre les païens: celle de croire en plusieurs divinités. Ceci explique l’ajout, petit mais significatif, qui est fait dans la première phrase du Credo des chrétiens. Après trois siècles dans lesquels le symbole de la foi en toutes ses rédactions commençait en disant « Je crois en Dieu » (Credo in Deum), au IVème siècle, on voit apparaitre la formule « Je crois en un seul Dieu (Credo in unum Deum) qui ne changera plus.
Il n’est pas utile ici de refaire l’historique du parcours qui a conduit à ce résultat; il nous suffit de tenir compte de sa conclusion. Vers la fin du IVème siècle la transformation du monothéisme de l’Ancien testament en monothéisme trinitaire des chrétiens tire à sa fin. Les Latins, pour exprimer les deux aspects du mystère, utilisaient la formule « une substance et trois personnes », les Grecs celle des « trois hypostases, une seule ousie ». Au bout de durs échanges, le processus s’est, semble-t-il, conclu par un accord total entre les deux théologies. « Peut-on concevoir, s’était exclamé Grégoire de Nazianze, un accord plus total et dire cela de manière plus absolue, tout en utilisant des mots différents ? »3.
Il restait en réalité une différence entre les deux manières d’exprimer le mystère. Aujourd’hui, on a l’habitude de dire : Grecs et Latins abordent la question de la Trinité dans une optique différente; les Grecs partent des personnes divines, c’est-à-dire de la pluralité, pour arriver à l’unité de la nature; les Latins, c’est le contraire, ils partent de l’unité de la nature divine, pour arriver aux trois personnes. « Le Latin considère la personnalité comme une manière d’être de la nature ; le Grec considère la nature comme le contenu de la personne ».4
Mais je crois que cette différence peut être expliquée aussi d’une autre manière. Tous les deux, Latins et Grecs, partent de l’unité de Dieu ; tant le symbole grec que le symbole latin commence en disant: « Je crois en un seul Dieu » (Credo in unum Deum!). Sauf que chez les Latins cette unité est encore comprise comme impersonnelle ou pré-personnelle ; c’est l’essence de Dieu qui se décline ensuite en Père, en Fils et en Saint-Esprit sans être, naturellement, imaginée come préexistante aux personnes. Chez les Grecs, au contraire, il s’agit d’une unité déjà personnalisée, car pour eux « l’unité est le Père, à partir de qui et vers qui se déclinent les autres personnes ».5 Le premier article du credo des Grecs dit lui aussi « Je crois en un seul Dieu le Père tout puissant » (Credo in unum Deum Patrem omnipotentem), sauf qu’ici le « Père tout puissant » n’est pas détaché de ‘unum Deum’, comme dans le credo latin, mais forme avec lui un tout: « Je crois en un seul Dieu qui est le Père tout puissant ».
C’est en ces termes que les trois Cappadociens conçoivent l’unicité de Dieu, mais surtout saint Grégoire de Nysse. Pour lui, l’unité des trois personnes divines vient de ce que le Fils est parfaitement (substantiellement) « uni » au Père, comme l’est le Saint Esprit par le Fils »6. C’est cette thèse qui est difficile pour les Latins, qui y voient le danger de subordonner le Fils au Père et l’Esprit à l’un et à l’autre : « Le nom de ‘Dieu’, écrit Augustin, indique toute la Trinité, pas seulement le Père ».7
Dieu est le nom que nous donnons à la divinité quand nous ne la considérons pas pour elle-même, mais en rapport aux hommes et au monde, car tout ce qu’elle accomplit en dehors d’elle, elle l’accomplit conjointement, comme unique cause efficiente. La conclusion importante que nous pouvons tirer de tout cela c’est que la foi chrétienne est, elle aussi, monothéiste; les chrétiens n’ont pas renoncé à la foi juive en un seul Dieu, ils l’ont plutôt enrichie, donnant du contenu et un sens nouveau et merveilleux à cette unité. Dieu est Un. Mais pas solitaire!
3. « Moïse entra dans la nuée »
Pourquoi choisir saint Grégoire de Nysse comme guide vers la connaissance de ce Dieu devant lequel nous nous tenons comme des créatures devant le Créateur ? La raison en est que ce Père est le premier dans le christianisme à avoir tracé une voie vers la connaissance de Dieu qui puisse vraiment répondre à la situation religieuse de l’homme aujourd’hui : un chemin vers la connaissance qui passe par … la non-connaissance.
Il en a eu l’occasion lors de la polémique avec l’hérétique Eunome, le représentant d’un arianisme radical contre lequel écrivent tous les Pères illustres du IVème siècle finissant : Basile, Grégoire de Nazianze, Jean Chrysostome et, de manière encore plus aiguë Grégoire de Nysse. Eunome définissait l’essence de Dieu par le terme « inengendré » (agennetos). En ce sens il considérait cette essence parfaitement connaissable et dénuée de mystère ; nous pouvons connaître Dieu aussi bien qu’il se connaît lui-même.
Les Pères ont réagi en chœur, soutenant la thèse selon laquelle il est « impossible de connaître Dieu » dans sa réalité intime. Mais alors que les autres se sont arrêtés à une réfutation d’Eunome qui se fondait essentiellement sur les paroles de la Bible, Grégoire de Nysse est allé plus loin, démontrant que reconnaitre son incompréhensibilité est la voie qui conduit à la vraie connaissance (theognosia) de Dieu. Il le fait en reprenant un thème déjà esquissé par Philon d’Alexandrie8: celui de Moïse qui rencontre Dieu en entrant dans la nuée. Le texte biblique est Exode 24, 15-18 et voici son commentaire:
« C’est dans la lumière que Dieu commença à se manifester à Moïse. Puis il parla avec lui par la nuée. Enfin, s’étant élevé davantage dans la perfection, il voit Dieu dans les ténèbres. Le passage de l’obscurité à la lumière est la première séparation des idées fausses et erronées sur Dieu; l’intelligence plus attentive aux choses cachées, conduisant l’âme à travers les choses visibles à la réalité invisible, est comme une nuée qui obscurcit tout le sensible et habitue l’âme à la contemplation de celui qui est caché; enfin l’âme qui a pris ces chemins et s’avance vers les choses célestes, après avoir laissé autant que possible les choses terrestres à la nature humaine, pénètre dans le sanctuaire de la connaissance de Dieu (theognosia) entourée de toute part par les ténèbres divines »9.
La vraie connaissance et la vision de Dieu consistent à « voir qu’il est invisible, car celui que l’âme cherche transcende chaque connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par des ténèbres »10. A ce stade final de la connaissance, on n’a pas un concept de Dieu, mais ce que Grégoire de Nysse, par une expression devenue célèbre, définit « un certain sentiment de présence » (aisthesin tina tes parusias)11. Sentir non pas avec les sens du corps, entend-on par là, mais avec les sens intérieurs du cœur. Ce sentiment n’est pas un dépassement de la foi, mais sa mise en œuvre la plus haute : « Par la foi, s’exclame l’épouse du Cantique (Ct 3, 6), j’ai trouvé celui que mon cœur aime ». Elle ne le « comprend » pas ; elle fait mieux, elle le « saisit »!12.
Ces idées ont beaucoup influencé la pensée chrétienne des générations suivantes, au point que Grégoire de Nysse sera considéré comme le fondateur de la mystique chrétienne. A travers Denis l’Aréopagite et Maxime le Confesseur, qui s’inspirent de lui sur ce thème, cette influence s’étendra aux deux mondes grec et latin. On retrouve cette question de la connaissance de Dieu dans les ténèbres chez Angèle de Foligno, chez l’auteur de la Nuée de la non-connaissance, dans le thème de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues, dans « la nuit obscure » de Jean de la Croix et chez tant d’autres.
4. Qui humilie vraiment la raison ?
Je voudrais maintenant montrer comment l’intuition de Grégoire de Nysse peut nous aider, nous croyants, à approfondir notre foi et à indiquer à l’homme moderne, devenu sceptique devant les « cinq voies » de la théologie traditionnelle, comment retrouver un sentier qui puisse le conduire à Dieu.
La nouveauté introduite par Grégoire de Nysse dans la pensée chrétienne est le fait de devoir dépasser les frontières de la raison pour rencontrer Dieu. Nous sommes aux antipodes du projet de Kant qui consiste à maintenir la religion « dans le cadre de la simple raison ». Dans la culture sécularisée d’aujourd’hui, on est allé au-delà de Kant : celui-ci, au nom de la raison (au moins de la raison pratique) « postulait » l’existence de Dieu, chose que les rationalistes des époques suivantes rejettent aussi.
Ceci nous révèle à quel point la pensée de Grégoire de Nysse est d’actualité. Il nous montre que la partie la plus élevée de la personne, la raison, n’est pas exclue de la recherche de Dieu; que l’on n’est pas obligé de choisir entre suivre sa foi et suivre l’intelligence. En entrant dans la nuée, c’est-à-dire en croyant, la personne ne renonce pas à sa propre rationalité, mais la transcende, ce qui est bien diffèrent. Elle y épuise, pour ainsi dire, les ressources de sa propre raison, lui permettant de poser son acte le plus noble, car, comme dit Pascal, « la démarche ultime de la raison est de reconnaître qu’il existe une infinité de choses qui la dépassent » 13.
Saint Thomas d’Aquin, considéré à juste titre comme un des plus grands défenseurs des exigences de la raison, a écrit: « On dit qu’au terme de notre connaissance, Dieu est connu comme l’Inconnu car notre esprit a touché l’extrémité de sa connaissance de Dieu quand, à la fin, il s’est aperçu que son essence est au-dessus de tout ce qu’il peut connaître ici-bas »14. A l’instant même où la raison reconnaît sa limite, elle la brise et va au-delà. Elle comprend qu’elle ne peut pas comprendre, « voit qu’elle ne peut pas voir », disait Grégoire de Nysse, mais elle comprend aussi qu’un Dieu compris ne serait plus Dieu. C’est grâce à la raison que se produit cette reconnaissance qui est donc un acte tout-à-fait rationnel. Celle-ci est, à la lettre, une « docte ignorance »15 , ignorer « en connaissance de cause ».
On doit donc plutôt dire le contraire, c’est-à-dire que celui qui pose une limite à la raison et l’humilie est celui qui ne lui reconnaît pas cette capacité à se transcender. « Jusqu’à présent, écrit Kierkegaard, on a toujours dit : ‘Dire que l’on ne peut comprendre telle ou telle chose, ne satisfait pas la science qui veut comprendre’. Voilà l’erreur. On doit dire tout le contraire : ‘Si la science humaine ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose qu’elle ne peut pas comprendre, ou – de manière encore plus précise – quelque chose dont ‘elle peut clairement comprendre qu’elle ne peut comprendre’, alors c’est le monde à l’envers’. Il appartient donc à la connaissance humaine de comprendre qu’il y a des choses, et quelles sont ces choses, qu’elle ne peut pas comprendre »16 .
Mais de quel genre d’obscurité s’agit-il? Il est dit de la nuée qui est venue, à un certain moment, s’interposer entre les Egyptiens et les Hébreux, qu’elle était « à la fois ténèbres et lumière dans la nuit » (cf. Ex14, 20). Le monde de la foi est ténèbres pour celui qui la regarde de l’extérieur, mais il est lumière pour celui qui est dedans. Une lumière spéciale, qui vient plus du cœur que de l’esprit. Dans la Nuit obscure de saint Jean de la Croix (une variante par rapport à la nuée de Grégoire de Nysse!) l’âme déclare avoir pris une nouvelle route, « sans autre lumière ni guide hormis celle qui brûlait en mon cœur ». Mais une lumière qui est néanmoins « plus sûre que le soleil de midi »17.
La bienheureuse Angèle de Foligno, une des plus hautes représentantes de la vision de Dieu dans les ténèbres, dit que la Mère de Dieu « fut si ineffablement unie à la somme et absolument indicible Trinité, qu’elle éprouva dans la vie cette même joie dont jouissent les saints au ciel, la joie de l’incompréhensibilité (gaudium incomprehensibilitatis), parce qu’ils comprennent que l’on ne peut pas comprendre »18. Ceci est un merveilleux complément à la doctrine de Grégoire de Nysse sur la non-connaissance de Dieu. Il nous garantit que loin de nous humilier et de nous priver de quelque chose, cette non-connaissance est faite pour remplir l’homme d’enthousiasme et de joie; il nous dit que Dieu est infiniment plus grand, plus beau, plus bon, de ce que nous pourrions jamais imaginer, et qu’il est tout cela pour nous, pour que notre joie soit pleine et totale ; pour que la moindre petite idée que nous pourrions nous ennuyer à passer l’éternité près de lui ne puisse jamais nous effleurer!
Une autre idée utile de Grégoire de Nysse dans cette confrontation avec la culture religieuse moderne est celle du « sentiment d’une présence » que celui-ci place au sommet de la connaissance de Dieu. La phénoménologie religieuse a mis en évidence, avec Rudolph Otto, l’existence d’un élément primaire, présent, à divers degrés de pureté, dans toutes les cultures et à tout âge, qu’il appelle « sentiment du numineux », soit un sentiment mêlé de terreur et d’attraction, qui s’empare tout à coup de l’être humain lorsqu’un un fait surnaturel ou supra-rationnel se passe devant lui19. Si la défense de la foi, selon les dernières indications de l’apologétique évoquée au début, « passe par une pédagogie de l’expérience spirituelle, dont on reconnaît la possibilité inscrite a priori dans chaque être humain », nous ne pouvons négliger l’accroche que nous offre la phénoménologie religieuse moderne.
Certes, le « sentiment d’une certaine présence » de Grégoire de Nysse est autre chose que le sens confus du numineux et du frisson du surnaturel, mais les deux ont quelque chose en commun. L’un est le début d’une marche vers la découverte du Dieu vivant, l’autre en est le terme. La connaissance de Dieu, disait Grégoire de Nysse, commence par un passage des ténèbres à la lumière et se termine par un passage de la lumière aux ténèbres. On n’arrive pas au second passage sans passer par le premier ; autrement dit, sans s’être d’abord purifiés du péché et des passions. « J’aurais déjà abandonné les plaisirs, dit le libertin, si j’avais la foi. Mais moi je lui réponds, dit Pascal: Tu aurais déjà la foi si tu avais abandonné les plaisirs »20.
L’image qui, grâce à Grégoire de Nysse, nous a accompagnés tout au long de cette méditation, est celle de Moïse gravissant la montagne du Sinaï et entrant dans la nuée. L’approche de Pâques nous encourage à aller au-delà de cette image, de passer du symbole à la réalité. Il y a une autre montagne où un autre Moïse a rencontré Dieu « alors que l’obscurité se fit sur toute la terre » (Mt 27,45). Sur le mont Calvaire, l’homme Dieu, Jésus de Nazareth, a uni pour toujours l’homme à Dieu. Au terme de son Itinéraire de l’esprit à Dieu, Saint Bonaventure écrit:
« Après toutes ces considérations, ce qu’il reste à notre esprit est de s’élever en spéculant non seulement au-dessus de ce monde sensible, mais au-dessus aussi de lui-même ; et dans cette ascèse le Christ est le chemin et la porte, le Christ est l’échelle et le véhicule … Celui qui tourne résolument et pleinement ses yeux vers le Christ en le regardant suspendu à la croix, avec foi, espérance et charité, dévotion, admiration, exultation, reconnaissance, louange et jubilation, célèbre la Pâque avec lui, c’est-à-dire le passage»21.
Puisse le Seigneur nous accorder de faire cette belle et sainte Pâques avec lui!
1 Augustin, De Trinitate XIII,2,5)
2 J.-Y. Lacoste et N. Lossky, « Foi » dans Dictionnaire critique de Théologie, Presses Universitaires de France 1998, p.479.
3 Grégoire de Nazianze, Oratio 42, 16 (PG 36, 477).
4 Th. De Régnon, Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, I, Paris 1892, 433.
5 S. Grégoire de Naz., Or. 42, 15 (PG 36, 476).
6 Cf. Grégoire de Nysse, Contra Eunomium 1,42 (PG 45, 464)
7 Augustin, De Trinitate, I, 6, l0; cf. Aussi IX, 1, 1 («Credamus Patrem et Filium et Spiritum Sanctum esse unum Deum»).
8 Cf. Philon d’Alexandrie, De posteritate, 5,15.
9 Grégoire de Nysse, Homélie XI sur le Cantique (PG 44, 1000 C-D).
10 Vie de Moïse, II,163 (SCh 1bis, p. 210 s.).
11 Homélie XI sur le Cantique (PG 44, 1001B).
12 Homélie VI sur le Cantique (PG 44, 893 B-C).
13 B. Pascal, Pensées, 267 (éd. Brunswick).
14 Thomas, In Boet. Trin. Proem. q.1, a.2, ad 1.
15 Augustin, Epître 130,28 (PL 33, 505).
16 S. Kierkegaard, Journal, VIII A 11.
17 Jean de la Croix, Nuit obscure, Chant de l’âme, str. 3-4.
18 Libro della beata Angela da Foligno, éd. Quaracchi 1985, p. 468.
19 R. Otto, Le Sacré, Payot, Petite Bibliothèque, 1995.
20 Pascal, Pensées, 240 Br.
21 Bonaventurae Itinerarium mentis in Deum, VII, 1-2 (Oeuvres de S. Bonaventure, V,1, Rome, Nouvelle Cité 1993, p. 564).

SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE, « AMOUREUX DE LA TRINITÉ » – Par le P. Cantalamessa

19 mars, 2012

http://www.zenit.org/article-30389?l=french

SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE, « AMOUREUX DE LA TRINITÉ »

Par le P. Cantalamessa

Anita Bourdin
ROME, vendredi 16 mars 2012 (ZENIT.org) –  Saint Grégoire de Nazianze est un «  amoureux de la Trinité », fait observer le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, qui a donné sa deuxième  prédication de carême ce vendredi 16 mars, en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican,  en présence de Benoît XVI, et sur le thème : Grégoire de Nazianze  « maître de la foi dans la Trinité ».
Le P. Cantalamessa a en effet annoncé des prédications de carême à l’école des « Pères de l’Eglise » en tant que « maîtres de la foi ». Dans ses quatre prédications, il se propose de « redonner de la fraîcheur à notre « croire », grâce à un contact renouvelé avec les « géants de la foi du passé ». Ces prédications ont lieu à 9 h, le vendredi, les 9, 16, 23 et 30 mars (cf. « Documents » pour la traduction intégrale en français, par Isabelle Cousturié).
Le prédicateur précise son optique, qui n’est pas de chercher chez les Pères des recettes pour aujourd’hui, mais de se laisser vivifier par leur foi, de « redécouvrir, dans leur sillage, la richesse, la beauté et le bonheur de croire, de passer, comme dit Paul, « de foi en foi » (Rm 1,17), d’une foi crue à une foi vécue ». C’est important pour l’orthodoxie et pour l’évangélisation !
La révélation de la Trinité dans l’histoire
« Le géant sur les épaules duquel nous voulons nous jucher aujourd’hui est saint Grégoire de Nazianze, l’horizon que nous voulons scruter, avec lui, est la Trinité. Il est l’auteur de ce glorieux tableau qui montre le déploiement de la révélation de la Trinité dans l’histoire et la pédagogie de Dieu qui s’y révèle », a annoncé le prédicateur.
Et de préciser : « L’Ancien Testament, écrit, proclame ouvertement l’existence du Père et se met à annoncer, de manière voilée, celle du Fils; le Nouveau Testament proclame ouvertement le Fils et se met à révéler la divinité de l’Esprit Saint; maintenant, dans l’Eglise, l’Esprit nous accorde distinctement sa manifestation et l’on confesse la gloire de la bienheureuse Trinité. Dieu a dosé sa manifestation, l’adaptant aux époques et à la capacité de réception des hommes. »
Il réfute immédiatement un e objection : « Cette triple répartition n’a rien à voir avec la thèse attribuée à Joachim de Flore, des trois époques distinctes : celle du Père, dans l’Ancien Testament, celle du Fils dans le Nouveau et celle de l’Esprit dans l’Eglise. La différentiation de saint Grégoire entre dans l’ordre de la manifestation, non de l’ « être » ou de l’ « agir » des Trois Personnes, lesquels sont présents et œuvrent ensemble tout le temps ».
Deux concepts clefs
Il reconnaît à l’évêque de Nazianze le « mérite est d’avoir donné à l’orthodoxie trinitaire sa formulation parfaite, avec des phrases destinées à devenir patrimoine commun de la théologie », en introduisant la « distinction des deux concepts d’ousie et d’hypostase, de « substance » et de « personne », créant la base conceptuelle permanente par laquelle s’exprime la foi en la Trinité ».
Il y voit même « pour la pensée humaine, d’une des nouveautés les plus grandioses de la théologie chrétienne, qui a permis le développement moderne du concept de la personne comme relation ».
« Les orthodoxes, fait observer le P. Cantalamessa, l’appellent « le chantre de la Trinité ». » Et de fait c’était « un homme doté d’un cœur encore plus grand que son intelligence, un tempérament sensible jusqu’à l’excès, au point d’ailleurs de lui procurer pas mal de déceptions et de souffrances dans ses relations avec les autres, à commencer par son ami saint Basile ».
Ses poésies manifestent « son enthousiasme pour la Trinité », car « il utilise des expressions comme « ma Trinité », « la chère Trinité ». Grégoire est amoureux de la Trinité. »
Le prédicateur espère donc que saint Grégoire de Nazianze suscite chez ses auditeurs « un audacieux désir à propos de la Trinité: faire d’elle « notre » Trinité, la « chère » Trinité, la « bien aimée » Trinité. »
La « porte » de la sainte Trinité
Mais comment avoir accès à la sainte Trinité ? Il précise : « Une seule « porte » donne accès à la Trinité : Jésus-Christ. Par sa mort et sa résurrection, il a ouvert pour nous un nouveau chemin, un chemin vivant, pour entrer dans le saint des saints qui est la Trinité et il nous a laissé les moyens qui permettent de le suivre sur cette voie du retour. L’Eglise est le premier et le plus universel de ces moyens ».
Et « dans l’Eglise, l’Eucharistie est le moyen par excellence », car « la Messe est une action trinitaire du début jusqu’à la fin; elle s’ouvre au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit et se termine par la bénédiction du Père, du Fils et du Saint Esprit. Elle est l’offrande que Jésus, chef et corps mystique, fait de lui au Père dans l’Esprit Saint. Elle nous permet de pénétrer vraiment le cœur de la Trinité. »
Il voit dans la fameuse icône de l’hospitalité d’Abraham connue comme  « la Trinité de Roublev » « une synthèse figurative de la doctrine trinitaire des Cappadociens et en particulier de Grégoire de Nazianze » : « On y perçoit, à parts égales, un mélange de mouvement incessant, de quiétude surhumaine, de transcendance et condescendance. Le dogme de l’unité et de la trinité de Dieu est visible dans les trois personnages représentés de façon bien distincte, mais très ressemblants entre eux. Le cercle idéal qui les entoure met en lumière leur unité ; mais la disposition et le mouvement différents de chacun, proclament aussi leur distinction ».
La paix de la Trinité
« Saint Serge de Radonège, pour le monastère duquel était destinée l’icône, s’était distingué dans l’histoire russe pour avoir ramené l’unité parmi les chefs en désaccord entre eux et pour avoir favorisé la libération de la Russie des Tartares qui l’avaient envahie. Sa devise, que Roublev s’est efforcé d’interpréter avec l’icône, était celle-ci : « Vaincre l’odieuse discorde de ce monde  en contemplant la Très Sainte Trinité ». »
Mais il fait observer que « c’est la théologie latine » qui a développé, dans « tout son potentiel », la doctrine biblique de « l’inhabitation de toute la Trinité dans l’âme ». Il cite Pie XII, Jean de la Croix et Elisabeth de la Trinité qui « suggère une méthode simple pour traduire tout cela en programme de vie: « Tout mon exercice est de rentrer ‘au-dedans’ de moi et de me perdre dans ceux qui sont là ».
« Je vois en ceci une raison de plus, et parmi les plus profondes, pour évangéliser, conclut le prédicateur.

PREMIÈRE PRÉDICATION DE CARÊME 2012, PAR LE P. CANTALAMESSA, OFMCAP.

12 mars, 2012

http://www.zenit.org/article-30342?l=french

PREMIÈRE PRÉDICATION DE CARÊME 2012, PAR LE P. CANTALAMESSA, OFMCAP.

Athanase, « champion de la divinité du Christ »

(Notes sur le site)

ROME, vendredi 9 mars 2012 (ZENIT.org) – Le grand saint Athanase d’Alexandrie (vers 298 – 2 mai 373), « champion de la divinité du Christ » : c’était  le thème de la première prédication de carême du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, ce vendredi 9 mars en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican.
« Les Pères de l’Eglise, maîtres de la foi » : c’est en effet le thème des quatre prédications de carême, le vendredi, au Vatican. Le fil conducteur de cette présentation des « géants de la foi », sera un verset de l’Epître aux Hébreux (13, 7) : « Souvenez-vous de vos chefs (…) et imitez leur foi ». Le P. Cantalamessa rappelle que l’Eglise est en train de se préparer à l’Année de la foi (11 octobre 2012-24 novembre 2013). Dans ses quatre prédications, il se propose de « redonner de la fraîcheur à notre « croire », grâce à un contact renouvelé avec les « géants de la foi » du passé ».
« Nous nous mettrons chaque fois à l’école de l’un des « quatre grands docteurs de l’Eglise orientale » – Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse – pour voir ce que chacun nous dit aujourd’hui à propos du dogme dont il a été le champion, soit, respectivement : la divinité du Christ, l’Esprit Saint, la Trinité, et la connaissance de Dieu ».
Les quatre prédications auront lieu en la chapelle « Redemptoris Mater » du palais apostolique du Vatican, à 9 h, le vendredi, les 9, 16, 23 et 30 mars.
Voici le texte intégral de la première prédication, dans la traduction, pour Zenit, d’Isabelle Cousturié :
P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.
Première Prédication de Carême 2012
SAINT ATHANASE ET LA FOI EN LA DIVINITE DU CHRIST
En guise de préparation à l’année de la foi fixée par le Saint-Père Benoît XVI (12 Octobre 2012 -24 Novembre 2013), les quatre prédications de Carême se proposent de redonner élan et fraîcheur à notre credo, en renouant avec les « géants de la foi » du passé. D’où le titre, tiré de la Lettre aux Hébreux, qui est donné à tout le cycle: « Souvenez-vous de vos chefs. Imitez leur foi » (He 13,7).
A chaque fois, nous nous mettrons à l’école d’un des quatre grands docteurs de l’Eglise orientale – Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse – pour voir ce que chacun d’eux nous dit aujourd’hui à propos du dogme dont il est le champion, c’est-à-dire, respectivement, la divinité du Christ, l’Esprit Saint, la Trinité, la connaissance de Dieu. A un autre moment, s’il plaît à Dieu, nous ferons la même chose pour les grands docteurs de l’Eglise occidentale : Augustin, Ambroise et Léon le Grand.
Ce que nous voudrions apprendre des Pères n’est pas tellement ce qu’il faut faire pour annoncer la foi au monde, autrement dit, l’évangélisation, ni comment la défendre contre les erreurs, c’est-à-dire l’orthodoxie ; il s’agit plutôt de voir comment on peut approfondir notre foi, redécouvrir, dans leur sillage, la richesse, la beauté et le bonheur de croire, de passer, comme dit Paul, « de foi en foi » (Rm 1,17), d’une foi crue à une foi vécue. Cette foi, en grandissant de « volume » à l’intérieur de l’Eglise, constituera ensuite la force majeure de son annonce au monde, et le meilleur des remparts autour de son orthodoxie.
Le Père de Lubac a déclaré qu’il n’y a jamais eu de renouveau de l’Eglise qui, dans l’histoire, ne soit aussi passé par un retour aux Pères. Et le Concile Vatican II, dont on s’apprête à commémorer le 50eanniversaire ne fait pas exception. Celui-ci est tissé de citations des Pères; bon nombre de ses acteurs étaient des patrologues. Après les Ecritures, les Pères constituent la seconde « couche » de terrain sur laquelle reposent et dont tirent leur sève vitale, la théologie, la liturgie, l’exégèse biblique et toute la spiritualité de l’Eglise.
On trouve dans certaines cathédrales du moyen âge de curieuses statues : des personnages à la taille imposante portant sur leurs épaules, des hommes tous petits. Ces représentations en pierre traduisent une conviction que les théologiens de l’époque formulaient ainsi : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants »1. Les géants étaient naturellement les Pères de l’Eglise. Et c’est ce qui se passe aussi pour nous aujourd’hui.
1. Athanase, le champion de la divinité du Christ
Ouvrons la liste avec saint Athanase, évêque d’Alexandrie, né en 295 et mort en 373. Rares sont les Pères à avoir laissé une marque aussi profonde que lui dans l’histoire de l’Eglise. Il est évoqué pour beaucoup de choses : pour l’influence qu’il a eue sur la diffusion du monachisme, grâce à sa « Vie d’Antoine » ; pour avoir été le premier, même dans un Etat chrétien, à revendiquer la liberté de l’Eglise »2 ; pour son amitié avec les évêques occidentaux, à la faveur de contacts noués durant son exil, qui ont eu pour effet de renforcer les liens entre Alexandrie et Rome…
Mais nous ne voulons pas nous occuper de tout ça. Kierkegaard, dans son Journal, a une étrange pensée: « La terminologie dogmatique de l’Eglise primitive est comme un château enchanté, dans lequel se trouvent des princes et les plus gracieuses des princesses plongés dans un sommeil profond. Il suffit tout simplement de les réveiller pour qu’ils se mettent debout et apparaissent dans toute leur gloire »3. Le dogme qu’Athanase nous aide à « réveiller » et à faire resplendir dans toute sa gloire est celui de la divinité du Christ ; pour elle, il subit sept fois l’exil.
L’évêque d’Alexandrie est bien convaincu de ne pas être l’auteur de la découverte de cette vérité. Toute son œuvre consistera, d’ailleurs, à montrer que celle-ci a toujours été la foi de l’Eglise; que cette vérité n’est pas nouvelle, mais nouvelle est plutôt l’hérésie qui s’y oppose. Le mérite qu’on lui reconnaît dans ce domaine est plutôt celui d’avoir levé les obstacles qui entravaient jusqu’ici une reconnaissance pleine et sans réticences de la divinité du Christ dans le contexte culturel grec.
Un de ces obstacles, peut-être le principal, était cette habitude qu’avaient les Grecs de désigner l’essence divine sous le terme agennetos, non-engendré. Comment proclamer que le Verbe est le vrai Dieu, puisque celui-ci est le Fils, c’est-à-dire engendré par le Père? Il était facile pour Arius d’établir l’équivalence : engendré = fait, c’est-à-dire passer de gennetos à genetos, et d’en conclure par cette célèbre phrase qui fit éclater l’affaire: « Il fut un temps où il n’existait pas! » .Ceci équivalait à faire du Christ une créature, quoique pas « comme les autres créatures ». Athanase défend de tout cœur le genitus non factus de Nicée, « engendré mais non fait ». Il résout la controverse par une simple observation : « Le terme agenetos a été inventé par les Grecs qui ne connaissaient pas le Fils »4.
Un autre obstacle culturel à la pleine reconnaissance de la divinité du Christ, moins évident sur le moment, mais non moins enfluant, était la doctrine d’une divinité intermédiaire, le deuteros theos, liée à la création du monde matériel. Cette doctrine, dès Platon, était devenue un lieu commun pour tant de systèmes religieux et philosophiques de l’Antiquité. Et cette tentation d’assimiler le Fils, « par lequel toutes choses furent faites », à cette entité intermédiaire, avait laissé quelque trace, non pas dans la vie de l’Eglise mais dans la spéculation chrétienne, créant un schéma tripartite de l’être : au sommet de tout, le Père engendré – après lui, le Fils (et plus tard aussi l’Esprit Saint) et enfin les créatures.
La définition de l’homoousios, du « genitus non factus », lève à jamais le principal obstacle de l’hellénisme à la reconnaissance de la pleine divinité du Christ et réalise la catharsis chrétienne de l’univers métaphysique des Grecs. Par cette définition, une seule ligne de démarcation est tracée sur la verticale de l’Etre et cette ligne ne sépare pas le Fils du Père, mais le Fils des créatures. Si nous voulions englober en une phrase la signification éternelle de la définition de Nicée, nous pourrions la formuler ainsi: à chaque époque et culture, le Christ doit être proclamé « Dieu », non pas dans une quelconque acceptation dérivée ou secondaire, mais dans l’acceptation la plus forte que le nom de « Dieu » trouve dans cette culture.
Athanase a fait de l’entretien de cette conquête, le but de sa vie. Quand tous – empereurs, évêques et théologiens – oscillaient entre un refus ou une tentative d’accommodement, lui, restait imperturbable. Il y a eu des moments où la future foi commune de l’Eglise vivait dans le cœur d’un seul homme : le sien. C’est l’attitude qu’on avait vis-à-vis lui, qui décidait de quel côté chacun était.
2. L’argument sotériologique
Mais plutôt que d’insister sur la foi d’Athanase en la pleine divinité du Christ, que l’on connaît et qui est incontestable, il est important de savoir ce qui motive sa bataille, d’où lui vient une certitude aussi absolue. Pas de la spéculation, mais de la vie; plus précisément, d’une réflexion sur l’expérience que l’Eglise fait du salut en Jésus Christ.
Athanase déplace l’intérêt de la théologie du cosmos à l’homme, de la cosmologie à la sotériologie. Renouant avec la tradition ecclésiastique antérieure à Origène, il met en valeur les résultats élaborés au cours de sa longue bataille contre le gnosticisme, qui avait conduit à se concentrer sur l’histoire du salut et de la rédemption humaine. La place du Christ n’est plus entre Dieu et le cosmos, comme à l’époque des Apologistes, mais plutôt entre Dieu et l’homme. Que le Christ soit Médiateur ne signifie pas qu’il se trouve entre Dieu et l’homme (médiation ontologique, dont le sens renvoie le plus souvent à une relation de subordination), mais qu’il unit Dieu et l’homme. En lui, Dieu se fait homme et l’homme se fait Dieu, c’est-à-dire qu’il est divinisé5.
C’est sur cette toile de fond idéale que s’inscrit l’application qu’Athanase fait de la question sotériologique, en fonction de la démonstration de la divinité du Christ. L’argument sotériologique n’apparaît pas avec la controverse arienne; il est présent dans toutes les grandes et anciennes controverses christologiques, de la controverse anti-gnostique à la controverse anti-monothélite. Dans sa formulation classique, il résonne ainsi : « Quod non est assumptum non est sanatum », « ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé »6. Celui-ci est adapté selon les cas, de manière à réfuter l’erreur du moment, qui peut être la négation de la chair humaine du Christ (gnosticisme), ou de son âme humaine (apollinarisme), ou le refus de sa libre volonté (monothélisme).
Dans l’usage qu’en fait Athanase, il peut être ainsi formulé : « Ce qui n’est pas assumé par Dieu n’est pas sauvé », où toute la force repose sur ce petit ajout « par Dieu ». Le salut exige que l’homme ne soit pas pris en charge par un intermédiaire quelconque, mais par Dieu lui-même : « Si le Fils était une créature, écrit Athanase, l’homme resterait mortel, n’étant pas uni à Dieu », mais encore : « L’homme ne serait pas divinisé, si le Verbe qui devint chair n’était pas de la même nature que le Père »7. Athanase a formulé, de nombreux siècles avant Heidegger, et en la prenant bien plus au sérieux, l’idée que « seul un Dieu peut nous sauver », nur noch ein Gott kann uns retten8.
Les implications sotériologiques qu’Athanase tire de l’homoousios de Nicée sont multiples et très profondes. Dire que le Fils est de « même substance » que le Père signifiait le placer à un niveau tel que rien ne pouvait rester en dehors de son champ d’action. Cela voulait dire aussi enraciner la signification du Christ dans le fondement même dans lequel l’être du Christ était enraciné, autrement dit : dans le Père. On en vient à dire que Jésus Christ ne constitue pas, dans l’histoire et dans l’univers, une seconde présence additionnelle par rapport à celle de Dieu ; au contraire, il est la présence même du Père,. Athanase écrit :
« Bon comme il est, le Père, avec son Verbe qui est aussi Dieu, guide et soutient le monde entier, pour que la création, éclairée par sa conduite, par sa providence et par son ordre, puisse persister dans l’être … Le Tout Puissant et très saint Verbe du Père, pénétrant toutes choses et arrivant partout avec sa force, éclaire chaque situation, possède et étreint tout en lui. Aucun être ne saurait se soustraire à sa domination. Toutes choses reçoivent de lui la vie et c’est par lui qu’elles sont maintenues en elle : chaque créature dans son individualité, et l’univers créé dans sa totalité »9.
Une précision importante toutefois s’impose. La divinité du Christ n’est pas un « postulat  de la  raison pratique », comme l’est, pour Kant, l’existence même de Dieu10. Elle n’est pas un postulat, mais l’explication d’une « donnée ». Elle serait un postulat, et donc une déduction humaine théologique, si l’on partait d’une certaine idée du salut et en déduisait que la divinité du Christ est seule capable d’opérer ce salut; elle est en revanche l’explication d’une donnée si l’on part, comme le fait Athanase, d’une expérience de salut et si l’on démontre que celle-ci ne pourrait exister si le Christ n’était pas Dieu. Ce n’est pas sur le salut que la divinité du Christ se fonde, mais c’est sur la divinité du Christ que se fonde le salut.
3. Corde creditur!
Mais le moment est venu de parler de nous et de chercher à voir ce que nous pouvons apprendre aujourd’hui de l’épique bataille soutenue en son temps par Athanase. La divinité du Christ est aujourd’hui le vrai « articulus stantis et cadentis ecclesiae », la vérité qui fait que l’Eglise tient debout ou tombe à terre. Si à une époque, quand la divinité du Christ était pacifiquement admise par tous les chrétiens, on pouvait penser que cet « article » était la doctrine de la « justification gratuite par la foi », ce n’est maintenant plus le cas. Pouvons-nous  dire que le problème vital pour l’homme, aujourd’hui, est d’établir de quelle façon le pécheur peut être justifié, alors qu’on ne croit même plus avoir besoin d’une justification, ou que l’on est convaincu de la trouver en soi ? « C’est moi-même, moi qui m’accuse aujourd’hui – fait crier Sartre à un de ses personnages sur scène -, moi seul qui peux aussi m’absoudre, moi, l’homme. Si Dieu existe, l’homme n’est rien »11.
La divinité du Christ est la pierre angulaire qui soutient les deux grands mystères de la foi chrétienne : la Trinité et l’Incarnation. Ces derniers sont comme deux portes qui s’ouvrent et se referment ensemble. Si l’on exclut cette pierre, tout l’édifice de la foi chrétienne s’écroule sur lui-même: si le Fils n’est pas Dieu, de qui est formée la Trinité? Saint Athanase l’avait déjà clairement dénoncé, en écrivant contre les Ariens :
« Si le Verbe n’existe pas en même temps que le Père depuis l’éternité, alors il n’existe pas de Trinité éternelle, mais il y eut d’abord l’unité et c’est ensuite, au fil du temps, par accroissement, que la Trinité a fait son apparition »12.
(Cette idée de Trinité – formée « par accroissement » – a été proposée à nouveau, il n’y a pas longtemps, par quelque théologien, qui applique à la Trinité le schéma dialectique du devenir de Hegel!). Bien avant Athanase, saint Jean avait établi ce lien entre les deux mystères : « Celui qui refuse le Fils se sépare du Père, et celui qui reconnaît le Fils trouve en même temps le Père. » (l Jn 2,23). Les deux choses tiennent ou tombent ensemble, mais si elles tombent ensemble, alors nous devrons dire avec regret, comme Paul, que nous chrétiens « sommes les plus à plaindre de tous les hommes » (1 Co 15,19).
Nous devons nous laisser frapper en plein visage par cette question, si respectueuse mais si directe de Jésus: « Mais vous, qui croyez-vous que je suis ? », et par cette question encore plus personnelle : « Crois-tu ? » Crois-tu vraiment ? Crois-tu de tout ton cœur ? Saint Paul dit que « celui qui croit du fond de son cœur devient juste ; celui qui, de sa bouche, affirme sa foi parvient au salut » (Rm 10,10). Autrefois, la profession de la foi, qui est le second moment de ce processus, pouvait prendre une telle importance qu’elle finissait par laisser dans l’ombre ce premier moment, qui est le plus important et qui a lieu dans les profondeurs secrètes du cœur. « C’est de la racine du cœur que monte la foi », s’exclame saint Augustin13.
Il nous faut peut-être démolir en nous, croyants, et en nous, hommes d’Eglises, cette fausse persuasion de croire déjà que tout va bien pour nous au plan de la foi. Il nous faut provoquer le doute – non sur Jésus, bien entendu, mais sur nous – pour pouvoir ensuite partir à la recherche d’une foi plus authentique. Mais qui sait si ce n’est pas un bien de ne vouloir rien démontrer à personne, pendant quelque temps, pour intérioriser cette foi, redécouvrir sa racine dans le cœur ?
Jésus demande trois fois à Pierre : « M’aimes-tu ? ». Il savait que la première et seconde fois, la réponse était venue trop vite pour être la bonne. Finalement, la troisième fois, Pierre comprend. Voilà comment nous devons nous interroger sur notre foi : trois fois de suite, avec insistance, jusqu’à ce que, nous aussi, nous prenions conscience et que nous entrions dans la vérité : « Crois-tu ? Crois-tu vraiment? ». Il se peut que nous arrivions finalement à dire : « Non, Seigneur, je ne crois pas vraiment de tout mon cœur et de toute mon âme. Augmente ma foi ! »
Mais Athanase nous rappelle aussi une autre vérité importante: qu’il est impossible de croire en la divinité du Christ sans avoir fait l’expérience du salut apporté par le Christ. Sans cette expérience, la divinité du Christ devient facilement une idée, une thèse, et l’on sait bien qu’à une idée peut s’opposer une autre idée, à une thèse une autre thèse. Il n’y a qu’à la vie, disaient les Pères du désert, qu’on ne peut rien opposer.
L’expérience du salut se fait en lisant la parole de Dieu (et en la prenant pour ce qu’elle est, la parole de Dieu!), en administrant et recevant les sacrements, surtout l’Eucharistie, lieu privilégié de la présence du Ressuscité, en exerçant les charismes, en entretenant un contact avec la vie de la communauté des croyants, en priant. Evagre, au IV siècle, avait formulé la célèbre équation : «Si tuesunthéologien, tuprieras vraiment et si tupries vraiment tu seras un théologien »14.
Athanase a empêché que la recherche théologique ne reste prisonnière de la spéculation philosophique des différentes « écoles » et qu’elle devienne au  contraire un approfondissement du fait révélé dans la ligne de la tradition. Un grand historien protestant a reconnu à Athanase un mérite particulier dans ce domaine : « Grâce à lui, a-t-il écrit, la foi en Jésus-Christ est restée une foi rigoureuse en Dieu et, conformément à sa nature, nettement détachée de toutes les autres formes – païennes, philosophiques, idéalistes – de foi … Avec lui, l’Eglise est redevenue une institution de salut, c’est-à-dire, au sens strict du terme, ‘Eglise’, dont la prédication du Christ constitue et détermine le contenu »15.
Tout ceci nous interpelle de manière particulière. La théologie, désormais définie comme une « science », est aujourd’hui professée dans les milieux académiques qui sont bien plus détachés de la vie communautaire des croyants que ne l’a été, au temps d’Athanase, l’école théologique du Didaskaleion, qui a fleuri à Alexandrie grâce à Clément et Origène. La science exige du chercheur qu’il « maîtrise » sa matière et qu’il soit « neutre » face à l’objet de sa propre science ; mais comment « maîtriser » quelqu’un que tu viens d’adorer comme ton Dieu ? Comment rester neutre face à l’objet en question, quand celui-ci est le Christ? Voilà l’une des raisons pour lesquelles, à un certain moment de ma vie, j’ai voulu quitter l’enseignement académique pour me consacrer à plein temps au ministère de la Parole. Je me souviens de la pensée que j’ai eue en sortant de congrès ou de débats théologiques et bibliques, surtout à l’étranger: « Puisque le monde universitaire a tourné le dos à Jésus-Christ, je tournerai le dos au monde universitaire ».
Abolir les facultés de théologie dans les universitaires  laïques n’est certes pas la solution à ce problème. La situation italienne nous montre les effets négatifs que produit l’absence d’une faculté de théologie dans les universités de l’Etat. La culture catholique et religieuse est généralement reléguée dans un ghetto; on ne trouve aucun livre religieux dans les librairies, si ce n’est sur des sujets ésotériques ou à la mode. Le dialogue entre la théologie et le savoir humain, scientifique et philosophique, a lieu « à distance », et ce n’est pas la même chose. Lorsque je parle en milieu universitaire, je dis souvent de ne pas suivre mon exemple (qui reste un choix personnel), mais de valoriser au maximum le privilège dont ils jouissent, en cherchant tout au plus d’accompagner leurs études et l’enseignement de quelque activité pastorale qui soit compatible.
Mais si on ne peut ni ne doit enlever la théologie des milieux académiques, il y a néanmoins une chose que les théologiens peuvent faire : c’est avoir suffisamment d’humilité pour reconnaître leur limite. La leur n’est pas la seule ni la plus haute expression de la foi. Le P. Henri de Lubac a écrit: « Le ministère de la prédication n’est pas la vulgarisation d’un enseignement doctrinal à forme plus abstraite, qui lui serait antérieur et supérieur : il est, sous sa forme la plus haute, l’enseignement doctrinal lui-même. Cela était vrai de la première prédication chrétienne, celle des apôtres ; cela l’est également de ceux qui leur succèdent dans l’Eglise: les Pères, les Docteurs et nos Pasteurs à l’heure actuelle »16. H. U. von Balthasar parle à son tour de la « mission de prédication dans l’Eglise, à laquelle la mission théologique est elle-même subordonnée »17.
4. « Ayez confiance, c’est moi ! »
Revenons pour conclure à la divinité du Christ. Celle-ci illumine, éclaire la vie chrétienne toute entière. Sans la foi en la divinité du Christ :
Dieu est loin,
Le Christ reste dans son temps,
L’Evangile est un livre religieux parmi d’autres,
L’Eglise, une simple institution,
L’évangélisation, de la propagande,
La liturgie, l’évocation d’un passé qui n’existe plus,
La morale chrétienne, un poids bien loin d’être léger
Et un joug bien loin d’être suave.
Mais avec la foi en la divinité du Christ :
Dieu est l’Emmanuel, Dieu-avec-nous,
Le Christ, est le ressuscité qui vit dans l’Esprit,
L’Evangile, parole définitive de Dieu à l’humanité entière,
L’Eglise, sacrement universel de salut,
L’évangélisation, partage d’un don,
La liturgie, rencontre joyeuse avec le Ressuscité,
La vie présente, début de l’éternité.
Il est en effet écrit : « Qui croit au Fils a la vie éternelle » (Jn 3, 36). La foi en la divinité du Christ nous est indispensable surtout à un moment comme celui-ci où nous devons entretenir la flamme de l’espérance sur l’avenir de l’Eglise et du monde. Contre les gnostiques qui rejetaient la vraie humanité du Christ, Tertullien, en son temps, s’est écrié: « Parce unicae spei totius orbis », n’enlevez pas au monde sa seule espérance!18 C’est ce que nous devons dire aujourd’hui à ceux qui se refusent de croire en la divinité du Christ.
Aux apôtres, après avoir calmé la tempête, Jésus adressa une parole qu’il répète aujourd’hui à leurs successeurs : « Ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte » (Mc 6,50).

AVENT : PREMIÈRE PRÉDICATION DU P. CANTALAMESSA, OFMCAP.

5 décembre, 2011

dal sito:

http://www.zenit.org/article-29635?l=french

AVENT : PREMIÈRE PRÉDICATION DU P. CANTALAMESSA, OFMCAP.

« La première vague d’évangélisation »

ROME, vendredi 2 décembre 2011 (ZENIT.org) – « Allez dans le monde entier. La première vague d’évangélisation» : c’est le thème de la première prédication du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, prédicateur de la Maison pontificale pour l’Avent 2011, dont voici le texte intégral en français. Le P. Cantalamessa a donné cette méditation ce vendredi matin, 2 décembre, au Vatican, en présence de Benoît XVI.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

L’Avent 2011 à la Maison Pontificale
Première prédication

« ALLEZ DANS LE MONDE ENTIER »
La première vague d’évangélisation

En réponse au Souverain pontife qui appelle à de nouveaux efforts d’évangélisation et en préparation du Synode des évêques de 2012 sur le sujet, je me propose de déterminer, dans ces médiations de l’Avent, quatre vagues de nouvelle évangélisation, soit quatre moments qui, dans l’histoire de l’Eglise, ont été marqués par une accélération ou une reprise de l’engagement missionnaire. Voici ces moments :
1. Les trois premiers siècles de l’expansion du christianisme, jusqu’à la veille de l’édit de Constantin où les personnages clefs sont d’abord les prophètes puis les évêques;
2. les VIe-IXe siècles où l’on assiste, grâce aux moines, à une nouvelle évangélisation de l’Europe après les invasions barbares;
3. le XVIe siècle avec la découverte et la conversion au christianisme des peuples du « nouveau monde », par les religieux;
4. l’époque actuelle qui voit l’Eglise engagée dans une nouvelle évangélisation de l’occident sécularisé, avec la participation déterminante des laïcs.
A chacune de ces époques, je tâcherai de mettre en évidence ce que nous pouvons apprendre pour l’Église d’aujourd’hui: quelles sont les erreurs à éviter et les exemples à imiter et quelle contribution spécifique les moines, les religieux de vie apostolique et les laïcs peuvent apporter à cette évangélisation.
1. La diffusion du christianisme, aux trois premiers siècles
Commençons aujourd’hui par une réflexion sur l’évangélisation chrétienne aux trois premiers siècles. Il y a surtout une raison qui fait de cette période un modèle pour tous les temps. C’est l’époque où le christianisme se fraye un chemin en ne comptant exclusivement que sur ses propres forces. Aucun « bras séculier » n’est là pour le soutenir ; les conversions ne sont le résultat d’aucun avantage extérieur, matériel ou culturel; être chrétien n’est pas une habitude ou une mode, mais un choix à contre-courant, au péril même souvent de la vie. En un certain sens, cette situation est celle que les chrétiens connaissent aujourd’hui certaines régions du monde.
La foi chrétienne naît avec une ouverture universelle. Jésus avait dit à ses disciples d‘aller « dans le monde entier » (Mc 16, 15), de « faire des disciples dans toutes les nations » (Mt 28, 19), d’être ses témoins « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8), de « proclamer la conversion en son nom pour le pardon des péchés à toutes les nations » (Lc 24, 47).
L’application de ce principe d’universalité apparaît déjà dans la génération des apôtres, toutefois non sans difficultés ni déchirures. Le jour de la Pentecôte, la première barrière franchie est celle de la race (les trois mille convertis étaient de peuples différents, mais tous des prosélytes du judaïsme); dans la maison de Corneille et au Concile dit « de Jérusalem », surtout sous l’impulsion de Paul, c’est la barrière la plus tenace de toutes qui est franchie, la barrière religieuse qui divisait les juifs des païens. L’Evangile a désormais devant lui le monde entier, même si ce monde, selon la connaissance des hommes de l’époque, se limite au bassin méditerranéen et aux frontières de l’empire romain.
Suivre l’expansion concrète ou géographique du christianisme au cours des trois premiers siècles est plus complexe mais finalement moins nécessaire pour notre but. L’étude la plus complète, et toujours en vigueur, sur le sujet, est celle d’Adolph von Harnack, « Mission et expansion du Christianisme aux trois premiers siècles » .
Dans l’Eglise, l’activité missionnaire connaît une forte poussée sous l’empereur Commode (180-192) et puis dans la seconde moitié du IIIe siècle, c’est-à-dire à la veille de la grande persécution de Dioclétien (302). A part quelque persécution locale sporadique, ce fut une période où l’Eglise naissante, a pu se fortifier au plan interne et développer une activité missionnaire d’un genre nouveau.
Voyons en quoi consiste cette nouveauté. Au cours des deux premiers siècles, la propagation de la foi était confiée à l’initiative personnelle. Les prophètes itinérants, dont parle la Didaché, se déplaçaient d’un endroit à l’autre ; beaucoup de conversions étaient le résultat de contacts personnels, favorisés par l’exercice d’un même métier, par des voyages et des rapports commerciaux, par le service militaire ou d’autres circonstances de la vie. Origène nous offre une description émouvante du zèle de ces premiers missionnaires:
« Les chrétiens font tout leur possible pour répandre la foi dans le monde. Certains, à cette fin, se donnent formellement pour mission de vie, d’aller de ville en ville, mais aussi de bourg en bourg et de villa en villa pour gagner de nouveaux fidèles pour le Seigneur. Et l’on ne dira pas, je l’espère, que ceux-ci le font pour y gagner quelque chose, parce que souvent, ils refusent même d’accepter ce qui est nécessaire pour vivre » .
Maintenant, c’est-à-dire dans la seconde moitié du IIIe siècle, ces initiatives personnelles sont de plus en plus coordonnées et en partie remplacées par la communauté locale. L’évêque, ne serait-ce que par réaction face aux poussées destructrices de l’hérésie gnostique, arrive à prendre le dessus sur les maîtres, à jouer son rôle central dans la vie interne de la communauté, devenant aussi le moteur de son activité missionnaire. La communauté est désormais le sujet évangélisateur, au point qu’un expert comme Harnack, que l’on ne saurait soupçonner de sympathie pour l’institution, peut affirmer: « Nous devons tenir pour vrai que la seule existence et le travail constant de chaque communauté furent le facteur principal de la propagation du christianisme ».
Vers la fin du IIIe siècle, la foi chrétienne a pratiquement pénétré chaque couche de la société. Elle a désormais sa propre littérature en langue grecque et une autre, qui vient de commencer, en langue latine. Son organisation interne est solide. Elle commence à construire des édifices de plus en plus larges, signe que le nombre des croyants grandit. La grande persécution de Dioclétien, à part les nombreuses victimes, n’a fait que mettre en lumière la force désormais irrépressible de la foi chrétienne. Le dernier bras de fer entre l’empire et le christianisme en a donné la preuve.
Constantin ne fera, au fond, que prendre acte de ce nouveau rapport de force. Ce n’est pas lui qui imposera le christianisme au peuple, mais le peuple qui lui imposera le christianisme. Des affirmations comme celles de Dan Brown dans le roman : « Da Vinci code » et d’autres divulgateurs, selon lesquels Constantin, pour des raisons personnelles, aurait transformé, par un édit de tolérance et avec le concile de Nicée, une sombre secte religieuse judaïque en religion de l’empire, se fonde sur une totale ignorance de ce qui précéda de tels évènements.
2. Les raisons du succès
Une question qui a toujours passionné les historiens est celle des raisons du triomphe du christianisme. Un message né dans un coin obscur et méprisé de l’empire, au milieu de gens simples, sans culture et sans pouvoir, s’étend, en moins de trois siècles, au monde connu de l’époque, finissant par dominer la culture extrêmement raffinée des Grecs et la puissance impériale de Rome!
Parmi les différentes raisons de ce succès, certains insistent sur l’amour chrétien et l’exercice actif de la charité, jusqu’à faire de celui-ci « le plus puissant facteur, singulièrement pris, du succès de la foi chrétienne », au point d’induire, plus tard, l’empereur Julien l’Apostat à doter le paganisme des mêmes œuvres de charité pour s’opposer à un tel succès.
Harnack, pour sa part, donne une grande importance à ce qu’il appelle la nature « syncrétiste » de la foi chrétienne, c’est-à-dire à la capacité de concilier en soi des tendances opposées et les différentes valeurs présentes dans les religions et dans la culture de l’époque. Le christianisme se présente, en même temps, comme la religion de l’Esprit et de la puissance, c’est-à-dire accompagnée de signes surnaturels, de charismes et miracles, et comme la religion de la raison et du Logos intégral, « la vraie philosophie », aux dires du martyr St Justin. Les auteurs chrétiens sont « les rationalistes du surnaturel » , affirme Harnack en citant Paul et ses propos sur la foi décrite comme « l’adoration véritable » (Rm 12,1).
De cette façon, dans un équilibre parfait, le christianisme réunit en lui ce que le philosophe Nietzsche définit comme l’élément apollinien et l’élément dionysiaque de la religion grecque, le Logos et le Pneuma, l’ordre et l’enthousiasme, la mesure et l’excès. C’est ce que les Pères de l’Eglise entendaient, au moins en partie, avec le thème de la « sobre ivresse de l’Esprit ».
« Dès le début, écrit Harnack au terme de sa recherche monumentale, la religion chrétienne a révélé une universalité qui lui a permis d’assumer la vie tout entière, avec toutes ses fonctions, ses élévations et ses profondeurs, ses sentiments, ses pensées et ses actions. C’est cet esprit d’universalité qui a garanti sa victoire. C’est ce qui l’a conduite à professer que le Jésus qu’elle annonçait était le Logos divin … Une nouvelle lueur l’éclaire, et cette puissante attraction qui fait qu’elle est arrivée à absorber l’Hellénisme, à le subordonner à elle, se révèle presque comme une nécessité. Tout ce qui, d’une certaine façon, était encore capable de vie entra comme un élément dans sa construction… Comment une telle religion aurait-elle pu ne pas gagner ? »
L’impression que l’on a en lisant cette synthèse est que le succès du christianisme est dû à un ensemble de facteurs. Certains sont allés si loin dans la recherche des raisons d’un tel succès, qu’ils ont trouvé vingt causes en faveur de la foi et tout autant de causes allant en sa défaveur, comme si l’issue finale dépendait de la victoire des premières sur les secondes.
Je voudrais maintenant mettre en évidence la limite d’une telle approche historique, bien que celle-ci soit faite par des historiens croyants comme ceux que j’ai évoqués jusqu’à présent. Cette limite, due à la méthode historique même, est que l’on donne plus d’importance au sujet qu’à l’objet de la mission, aux évangélisateurs et aux conditions dans lesquelles celle-ci a lieu, plus qu’à son contenu.
La raison qui me pousse à le faire est que cette limite est aussi la limite et le danger que l’on retrouve dans beaucoup d’approches actuelles et médiatiques, quand on parle de nouvelle évangélisation. On oublie une chose très simple: que Jésus lui-même avait donné à l’avance une explication à la diffusion de son Evangile et c’est de là que l’on doit repartir à chaque fois que nous nous apprêtons à un nouvel effort missionnaire.
Réécoutons deux brèves paraboles évangéliques, celle du grain qui germe et qui grandit même la nuit et celle du grain de moutarde.
« Il disait: « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette le grain dans son champ : nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le fruit est prêt, on y met la faucille, car c’est le temps de la moisson » (Mc 4, 26-29).
Cette parabole, à elle seule, nous dit que la raison essentielle du succès de la mission chrétienne ne vient pas de l’extérieur mais de l’intérieur, qu’elle n’est pas l’œuvre du semeur ni même du sol, mais du grain semé. Le grain ne peut se semer tout seul, mais c’est néanmoins automatiquement et de lui-même qu’il germe. Après avoir jeté le grain, le semeur peut bien aller se coucher, la vie du grain ne dépend plus de lui. Lorsque ce grain est « le grain tombé en terre et qui meurt », autrement dit Jésus Christ, rien ne saurait l’empêcher de « porter beaucoup de fruit ». On peut donner toutes les explications que l’on veut à ces fruits, celles-ci resteront toujours en surface, elles ne saisiront jamais l’essentiel.
L’apôtre Paul est celui qui, avec lucidité, a saisi la priorité de l’objet de l’annonce par rapport au sujet : « J’ai planté, Apollos a arrosé: mais c’est Dieu qui a donné la croissance ». Ces paroles semblent commenter la parabole de Jésus. Il ne s’agit pas de trois opérations ayant le même degré d’importance; l’apôtre ajoute en effet: « Donc celui qui plante ne compte pas, ni celui qui arrose; seul compte celui qui donne la croissance! » (1 Co 3, 6-7). La même distance qualitative entre le sujet et l’objet de l’annonce est présente dans une autre parole de l’Apôtre: « Mais ce trésor, nous, les Apôtres, nous le portons en nous comme dans des poteries sans valeur ; ainsi, on voit bien que cette puissance extraordinaire ne vient pas de nous, mais de Dieu » (2 Co 4,7). Tout cela se traduit dans ces exclamations programmatiques: « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus Christ notre Seigneur ! » ; ou encore : « Nous prêchons le Christ crucifié ».
Jésus a prononcé une seconde parabole fondée sur l’image du grain qui explique le succès de la mission chrétienne et dont on doit tenir compte aujourd’hui, devant cette tâche immense qui consiste à réévangéliser un monde sécularisé.
« Il disait : « A quoi pouvons-nous comparer le règne de Dieu ? Par quelle parabole allons-nous le représenter ? Il est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du monde. Mais quand on l’a semée, elle grandit et dépasse toutes les plantes potagères ; et elle étend de longues branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre » (Mc 4, 30-32).
L’enseignement que le Christ nous donne par cette parabole est que son Evangile, sa personne même, est tout ce qu’il y a de plus petit sur terre car il n’existe rien de plus petit et de plus faible qu’une vie qui finit par une mort sur la croix. Pourtant, cette petite « graine de moutarde » est destinée à devenir un arbre immense, si grand que ses branches ont la capacité d’accueillir tous les oiseaux qui viendront s’y réfugier. Cela signifie que toute la création, vraiment toute, ira s’y réfugier.
Quel contraste par rapport aux reconstructions historiques évoquées plus haut! Là, tout paraissait incertain, aléatoire, suspendu entre le succès et l’échec ; ici, tout est décidé et garanti depuis le début! Dans l’épisode de l’onction à Béthanie, Jésus conclut par ces mots: « Amen, je vous le dis : partout où cette Bonne Nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire » (Mt 26,13). La même conscience tranquille qu’un jour son message aurait été diffusé « dans le monde entier ». Et ne s’agit, certes pas, d’une prophétie « post eventum », car à ce moment-là tout laissait présager le contraire.
En cela aussi, c’est Paul qui, entre tous, a le mieux saisi « le mystère caché ». Il y a un fait qui me frappe toujours : l’Apôtre a prêché à l’Aréopage d’Athènes et il a essuyé un refus du message, de façon polie, avec la promesse de l’écouter à une autre occasion. A Corinthe, où il s’est rendu aussitôt après, il a écrit sa Lettre aux Romains, y affirmant avoir reçu la tâche d’amener « toutes les nations à l’obéissance de la foi » (Rm 1, 5-6). L’insuccès n’a pas le moins du monde égratigné sa confiance dans le message : « Je n’ai pas honte, s’écrie-t-il, de l’Évangile, car il est la puissance de Dieu pour le salut de tout homme qui est devenu croyant, d’abord le Juif, et aussi le païen” (Rm 1, 16).
« Chaque arbre, dit Jésus, se reconnaît à son fruit » (Lc 6, 44). Cela vaut pour chaque arbre, à l’exception de l’arbre sorti de lui, le christianisme (et en effet, il parle ici des hommes); il est le seul arbre qui ne se reconnaît pas à ses fruits, mais à sa racine. Dans le christianisme, la plénitude n’est pas à la fin, comme dans la dialectique hégélienne du devenir (« le vrai c’est le tout » ), mais elle est au début; aucun fruit, voire même les plus grands saints, n’ajoute quelque chose à la perfection du modèle. Dans ce sens, celui qui a affirmé que « le christianisme n’est pas perfectible » a raison.
3. Semer et …aller dormir
Ce que les historiens des origines chrétiennes ne retiennent pas, ou qu’ils jugent peu important, est cette incontrôlable certitude que les chrétiens de jadis, du moins les meilleurs d’entre eux, avaient de la bonté et de la victoire finale de leur cause. « Vous pouvez nous tuer, mais nous nuire, jamais », avait dit le martyr St Justin au juge romain qui le condamnait à mort. A la fin, c’est cette tranquille certitude qui leur a garanti la victoire, qui a convaincu les autorités politiques de l’inutilité de leurs efforts pour supprimer la foi chrétienne.
C’est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui: réveiller chez les chrétiens, au moins chez ceux qui entendent se consacrer à cette nouvelle œuvre d’évangélisation, la certitude intime de la vérité de ce qu’ils annoncent. « L’Eglise, a dit un jour Paul VI, a besoin de retrouver le souci, le goût et la certitude de sa vérité » . Nous devons être les premiers à croire en ce que nous annonçons ; mais y croire vraiment. Nous devons pouvoir dire avec Paul: « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Et nous, les Apôtres, animés de cette même foi, nous croyons, nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons » (2 Co 4, 13).
La tâche concrète que les deux paraboles de Jésus nous confie c’est de semer. Semer à pleines mains, « à temps ou à contretemps » (2 Tm 4,2). Le semeur de la parabole qui sort semer ne se préoccupe pas qu’une part de la semence finisse sur la route et une autre part dans les ronces, et dire que ce semeur, hors de parabole, c’est Jésus lui-même! Car, dans ce cas, on ne peut pas savoir à l’avance quel terrain se révélera être bon, ou bien dur comme de l’asphalte et étouffant comme un buisson. C’est ici qu’intervient la liberté humaine que l’homme ne peut prévoir et que Dieu ne veut pas violer. Que de fois ne découvre-t-on pas que, parmi les personnes qui ont écouté tel sermon ou lu tel livre, celle qui l’a vraiment pris au sérieux et en a eu sa vie changée, c’était celle à laquelle on s’attendait le moins, qui se trouvait là par hasard ou à contrecœur. Je pourrais moi-même raconter des dizaines de cas.
Donc semer, et ensuite … aller dormir! Autrement dit semer et ne pas rester là tout le temps à regarder, quand cela pousse, où cela pousse, de combien de centimètres cela pousse chaque jour. L’enracinement et la croissance ne sont pas notre affaire, mais l’affaire de Dieu et de celui qui écoute. Un grand humoriste anglais du XIXe siècle, Jerome Klapka Jerome, dit que le meilleur moyen de retarder l’ébullition de la cuisson dans une casserole est de rester au-dessus et d’attendre avec impatience.
Faire le contraire est une source inévitable d’inquiétude et d’impatience : ce sont des choses qui ne plaisent pas à Jésus et qu’il ne faisait jamais quand il était sur terre. Dans l’Evangile, il ne semble jamais être pressé. « Ne vous faites donc pas de souci pour demain, disait-il à ses disciples. Demain se souciera de lui-même : à chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,34).

A ce propos, le poète croyant Charles Péguy met dans la bouche de Dieu des paroles sur lesquelles cela nous fait du bien à nous aussi de méditer:

« On me dit qu’il y a des hommes
Qui travaillent bien et qui dorment mal.
Qui ne dorment pas. Quel manque de confiance en moi !
C’est presque plus grave
Que s’ils ne travaillaient pas mais dormaient, car la paresse
N’est pas un plus grand péché que l’inquiétude …
Je ne parle pas, dit Dieu, de ces hommes
Qui ne travaillent pas et qui ne dorment pas.
Ceux-là sont des pécheurs, c’est entendu…
Je parle de ceux qui travaillent et qui ne dorment pas…
Je les plains. Je leur en veux. Un peu. Ils ne me font pas confiance …
Ils gouvernent très bien leurs affaires pendant le jour.
Mais ils ne veulent pas m’en confier le gouvernement pendant la nuit …
Celui qui ne dort pas est infidèle à l’Espérance … » .

Les réflexions faites dans cette méditation, nous encouragent, en conclusion, à mettre à la base de cet engagement pour une nouvelle évangélisation un grand acte de foi et d’espérance, à nous défaire de tout sens d’impuissance et de résignation. Nous avons devant nous, il est vrai, un monde enfermé dans son sécularisme, pris dans l’ivresse des succès de la technique et des possibilités qu’offre la science, réfractaire à l’annonce de l’Evangile. Mais, le monde qui se présentait aux premiers chrétiens – l’hellénisme avec son savoir et l’empire romain avec sa puissance – était-il par hasard moins réfractaire à l’évangile ?
S’il y a une chose que nous pouvons faire, après avoir « semé », c’est d’« arroser », par la prière, le grain jeté. Terminons donc sur cette prière que la liturgie nous fait réciter au cours de la Messe « pour l’évangélisation des peuples »:

Dieu, qui veux que tous les hommes soient sauvés
Et parviennent à la connaissance de la vérité;
Vois comme la moisson est grande et envoie des ouvriers,
Pour que l’Evangile soit annoncé à chaque créature
Et que ton peuple, rassemblé par la parole de vie
Et modelé par la force des sacrements,
Avance sur la voie du salut et de l’amour.
Par le Christ, Notre Seigneur. Amen.

Traduit en français par Zenit (Isabelle Cousturié)

Un amour actif – L’importance sociale de l’Evangile (Père Raniero Cantalamessa – Quatrième prédication de Carême)

27 octobre, 2011

du site:

http://www2.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=419

Père Raniero Cantalamessa – Quatrième prédication de Carême

Un amour actif – L’importance sociale de l’Evangile

2011-04-15- Quatrième prédication de Carême

1. L’exercice de la charité

Dans la dernière méditation, nous avons appris de Paul que l’amour chrétien doit être sincère ; dans cette dernière méditation nous apprenons de Jean qu’il doit être également actif : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui? Petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité »(1 Jn 3, 16-18). Nous retrouvons le même enseignement, sous une forme plus colorée, dans l’Epître de Jacques : « Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise : ‘Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous, sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il? »(Jc 2, 16).
Dans la communauté primitive de Jérusalem, cette exigence se traduit par le partage. Des premiers chrétiens, on dit qu’ »ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun »(Ac 2, 45); mais ce n’était pas un idéal de pauvreté, mais de charité, qui les poussait à agir ainsi ; le but n’était pas que tous soient pauvres ; mais que, parmi eux, nul ne soit « dans le besoin »(Ac 4, 34). La nécessité de traduire l’amour dans des gestes concrets n’est pas étrangère non plus à l’apôtre Paul qui, nous l’avons vu, insiste tant sur l’amour qui vient du cœur. En témoigne l’importance qu’il accorde aux collectes en faveur des pauvres, auxquelles il consacre deux chapitres entiers de la Deuxième Epître aux Corinthiens (cf. 2 Co 8-9).
L’Eglise apostolique ne fait, sur ce point, que recueillir l’enseignement et l’exemple du Maître dont la compassion pour les pauvres, les malades et les affamés ne restait jamais un sentiment vide, mais se traduisait toujours par une aide concrète, et qui a fait de ces gestes concrets de charité la matière du jugement dernier (cf. Mt 25).
Les historiens de l’Eglise voient dans cet esprit de solidarité fraternelle un des facteurs principaux de la « Mission et expansion du christianisme aux trois premiers siècles »[1]. Ceci s’est traduit par des initiatives – et plus tard par des institutions – prévues à cet effet pour le soin des malades, le soutien aux veuves et aux orphelins, l’aide aux prisonniers, des cantines pour les pauvres, l’assistance aux étrangers …C’est de cet aspect de la charité chrétienne, dans l’histoire et aujourd’hui, que traite la deuxième partie de l’encyclique du pape Benoît XVI « Deus caritas est » et dont s’occupe, en permanence, le Conseil pontifical « Cor Unum ».

2. L’émergence du problème social
Sur cette question, l’époque moderne, surtout le XIXe siècle, a marqué un tournant, portant le problème social sur le devant de la scène. Il ne suffit pas de pourvoir, cas par cas, au besoin des pauvres et des opprimés, il convient d’agir sur les structures qui créent les pauvres et les opprimés. Le fait qu’il s’agit d’un terrain nouveau, du moins dans sa thématisation, ressort du titre même et des premiers mots de l’encyclique de Léon XIII « Rerum novarum » du 15 mai 1891, avec laquelle l’Eglise entre comme protagoniste dans le débat. Il vaut la peine de relire ce début de l’encyclique:
« La soif d’innovations(1) qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. En effet, l’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit ».
Dans cet ordre de problèmes se situe la seconde encyclique du Saint-Père Benoît XVI sur la charité : « Caritas in veritate ». N’ayant aucune compétence en la matière, je m’abstiens naturellement d’entrer dans le fond du contenu de cette encyclique comme des autres encycliques sociales. Mon intention est d’illustrer le contexte historique et théologique, ledit « Sitz im Leben », de cette nouvelle forme du magistère ecclésiastique : autrement dit, comment et pourquoi on a commencé à écrire des encycliques sociales et on en écrit périodiquement de nouvelles. En effet, ceci peut nous aider à découvrir quelque chose de nouveau sur l’évangile et sur l’amour chrétien. Saint Grégoire le Grand dit que « l’Ecriture progresse avec ceux qui la lisent »(cum legentibus crescit)2, c’est-à-dire qu’elle révèle toujours de nouveaux sens selon les questions qui lui sont posées, ce qui est particulièrement vrai dans le présent contexte.
Ma reconstitution se fera « à vol d’oiseau », sommairement, comme on peut le faire en quelques minutes; mais les synthèses et résumés ont aussi leur utilité, surtout lorsqu’en raison de la diversité des tâches, on n’a pas la possibilité d’approfondir personnellement tel ou tel problème.
Au moment où Léon XIII écrit son encyclique sociale, prédominaient trois orientations sur la signification sociale de l’évangile. Il y avait tout d’abord l’interprétation socialiste et marxiste. Marx n’avait pas abordé le christianisme de ce point de vue, mais certains de ses disciples immédiats (Engels sur un plan encore idéologique et Karl Kautsky d’un point de vue historique) traitèrent le problème, dans le cadre de la recherche sur les « précurseurs du socialisme moderne ».
Ils aboutirent aux conclusions suivantes. L’évangile a été principalement une grande annonce sociale adressée aux pauvres; tout le reste, son revêtement religieux, est secondaire, une « superstructure ». Jésus fut un grand réformateur social, qui a voulu affranchir de la misère les classes inférieures. Son programme prévoit l’égalité de tous les hommes, l’affranchissement des nécessités économiques. Celui de la première communauté chrétienne fut un communisme ante litteram, de caractère encore naïf, pas scientifique : un communisme dans la consommation, plus que sans la production des biens.
Par la suite, l’historiographie soviétique de régime rejettera cette interprétation qui, selon eux, concède trop au christianisme. Dans les années 60 du siècle dernier, l’interprétation révolutionnaire réapparaît, cette fois sous l’angle politique, avec la thèse d’un Jésus à la tête d’un mouvement « zélote » de libération, mais qui aura une vie courte, et est en ce moment hors de notre sujet. (Le Saint-Père évoque cette interprétation dans son dernier livre sur Jésus, à propos de la purification du temple).
A une conclusion analogue à celle marxiste, mais dans une toute autre intention, était parvenu Nietzsche. Pour lui aussi, le christianisme est né comme un mouvement de revanche des classes inférieures, mais le jugement qu’il faut porter sur cela est entièrement négatif. L’évangile incarne le « ressentiment » des faibles contre les forts; c’est l’ »inversion de toutes les valeurs », rogner les ailes à l’élan de l’homme vers la grandeur. Tout ce que Jésus se proposait de faire était de diffuser dans le monde, s’opposant à la misère humaine, un « royaume des cieux ».
A ces deux écoles – concordantes sur la façon de voir, mais opposées dans le jugement à porter, – vient s’ajouter une troisième, que nous pourrions appeler « conservatrice ». Selon cette dernière, Jésus se désintéresse totalement des problèmes sociaux et économiques ; lui attribuer ces intérêts serait le diminuer, le « mondaniser », le relativiser. Il emprunte des images au monde du travail et a pris à cœur les malheureux et les pauvres, mais il n’a jamais cherché l’amélioration des conditions de vie des gens dans la vie terrestre.

3. La réflexion théologique : théologie libérale et dialectique
Ce sont là les idées dominantes dans la culture du temps, quand on entame sur la question une réflexion également théologique de la part des Eglises chrétiennes. Celle-ci aussi se déroule en trois étapes et présente trois orientations : celle de la théologie libérale, celle de la théologie dialectique et celle de la théologie catholique.
La première réponse est celle de la théologie libérale de la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle, représentée surtout par Ernst Troeltsch et Adolph von Harnack. Il vaut la peine de s’attarder un peu sur les idées de cette école : en effet, nombre des conclusions auxquelles elle est parvenue, du moins dans ce domaine spécifique, sont celles auxquelles, d’une autre façon, parvient aussi le magistère social de l’Eglise, et elles sont toujours actuelles et susceptibles d’être partagées.
Troeltsch conteste le point de départ de l’interprétation marxiste, selon laquelle le facteur religieux est toujours secondaire par rapport au facteur économique, celui-ci n’étant qu’une simple superstructure. Etudiant l’éthique protestante et le début du capitalisme, il démontre que, si le facteur économique influe sur le religieux, il est également vrai que le facteur religieux influe sur l’économique. Il s’agit de deux domaines distincts, pas subordonnés l’un à l’autre.
Harnack, de son côté, prend acte que l’évangile ne nous propose pas un programme social destiné à combattre et abolir la nécessité et la pauvreté, n’exprime pas de jugements sur l’organisation du travail, et d’autres aspects de la vie qui sont importants pour nous aujourd’hui, comme l’art et la science. Mais heureusement, ajoute-t-il, qu’il en est ainsi ! Quel malheur s’il en avait été autrement et s’il avait cherché à énoncer des règles sur les rapports entre les classes, les conditions de travail, etc. Pour être concrètes, ses règles auraient été fatalement liées aux conditions du monde d’alors (comme le sont de nombreuses institutions et règles sociales de l’Ancien Testament), donc anachroniques par la suite et plutôt un « encombrement inutile » pour l’évangile. L’histoire, également du christianisme, démontre à quel point il est dangereux de se lier à des organisations sociales et des institutions politiques d’une certaine époque et combien il est difficile de s’en libérer.
« Pourtant, poursuit Harnack, il n’existe pas d’autre exemple d’une religion qui soit née avec un verbe social aussi puissant que la religion de l’évangile. Et pourquoi? Parce que les paroles » aime ton prochain comme toi-même « ici sont véritablement prises au sérieux; parce que, par ces mots, Jésus a éclairé toute la réalité de la vie, tout l’univers de la faim et de la misère … Au socialisme fondé sur des intérêts antagonistes, il veut substituer un socialisme qui se fonde sur la conscience d’une unité spirituelle… La règle spécieuse du ‘libre jeu des forces’, du ‘vivre et laisser vivre’ – il serait mieux de dire : vivre et laisser mourir – est en opposition ouverte avec l’évangile »[3].
La position du message évangélique s’oppose, comme on le voit, tant à la réduction de l’évangile à une proclamation sociale et à la lutte des classes, qu’à la position du libéralisme économique du libre jeu des forces. Le théologien évangélique se laisse aller par moments à un certain enthousiasme: « Un spectacle nouveau – écrit-il – s’offrait au monde ; jusqu’alors la religion ou s’était conformée aux choses de ce monde, s’adaptant facilement au statu quo, ou campait dans les nuages, se mettant en opposition directe avec tout. Alors que maintenant se présentait à elle un nouveau devoir à accomplir : traiter par le mépris la nécessité et la misère de cette terre, et pareillement la prospérité terrestre, tout en soulageant les misères et les besoins de toute sorte ; lever le front vers le ciel avec le courage qui vient de la foi, et travailler avec le cœur, avec la main et avec la voix pour les frères de cette terre »[4].
Qu’est-ce que la théologie dialectique, qui a succédé à celle libérale après la première guerre mondiale, a à reprocher à cette vision libérale ? Principalement son point de départ, son idée du royaume des cieux. Pour les libéraux, celui-ci est de nature essentiellement éthique, un sublime idéal moral, qui a comme fondements la paternité de Dieu et la valeur infinie de chaque âme ; pour les théologiens dialectiques (K. Barth, R. Bultmann, M. Dibelius et autres), il est de nature eschatologique ; il s’agit d’une intervention souveraine et gratuite de Dieu, qui ne se propose pas tant de changer le monde, que de dénoncer son organisation actuelle (« critique radicale »), d’en annoncer la fin imminente (« eschatologie conséquente »), en lançant l’appel à la conversion (« impératif radical »).
Le caractère d’actualité de l’évangile réside dans le fait que « tout ce qui est demandé n’est pas demandé d’une manière générale, par tous et pour tous les temps, mais par cet homme et peut-être par lui seul, à ce moment-là et peut-être seulement à ce moment-là; et cela est demandé non pas sur la base d’un principe éthique, mais en raison de la situation de décision dans laquelle Dieu l’a placé lui, et peut-être lui seulement, maintenant et ici »[5]. L’impact de l’évangile sur le social passe par l’individu, non à travers la communauté ou l’institution ecclésiale.
La situation qui interpelle le croyant en Jésus Christ aujourd’hui est celle créée par la révolution industrielle avec les mutations conséquentes sur le rythme de la vie et du travail, avec le mépris de la personne humaine qui en a résulté. Face à cette situation, il n’est pas donné de solutions « chrétiennes » toutes faites, chaque croyant est appelé à donner sa propre réponse sous sa propre responsabilité, dans l’obéissance à l’appel que Dieu lui fait parvenir dans la situation concrète où il vit, même s’il trouve un critère de fond dans la règle de l’amour du prochain. Il ne doit pas adopter une attitude pessimiste et de résignation face aux situations, mais ne doit pas se faire non plus d’illusion sur le changement du monde.
Peut-on encore parler, dans cette perspective, d’une importance sociale de l’évangile? Oui, mais uniquement quant à la méthode, pas quant au contenu. Je m’explique. Cette vision réduit la signification sociale de l’évangile à une signification « formelle », en excluant toute signification « réelle », ou de contenu. En d’autres termes, l’évangile donne la méthode, ou l’impulsion, pour une attitude correcte ou un agir chrétien correct, rien de plus.
C’est là le point faible de cette vision. Pourquoi attribuer aux récits et paraboles de l’évangile un sens uniquement formel (« comment accueillir l’appel à la décision qui vient à moi, maintenant et ici ») et pas aussi un sens réel et exemplaire. Est-il légitime, par exemple, à propos de la parabole du mauvais riche, d’en ignorer les indications concrètes et claires concernant l’usage et l’abus de la richesse, le luxe, le mépris du pauvre, pour s’en tenir seulement à « l’impératif de l’heure » qui résonne à travers la parabole ? N’est-il pas pour le moins curieux que Jésus ait voulu simplement dire que là, devant lui, il fallait se décider pour Dieu et que, pour le dire, il ait mis sur pied un récit aussi compliqué et détaillé qui, au lieu de concentrer l’attention sur le centre d’intérêt, l’en détournerait ?
Une telle solution qui appauvrit le message du Christ se base sur de fausses prémisses, à savoir qu’il n’y a pas d’exigences communes dans la parole de Dieu qui concernent le riche d’aujourd’hui comme elles concernaient le riche – et le pauvre – du temps de Jésus. Comme si la décision demandée par Dieu était quelque chose de vide et d’abstrait – simplement se décider- et non se décider sur quelque chose. Toutes les paraboles à fond social sont définies « paraboles du royaume » et c’est ainsi qu’on leur applique une signification unique, celle eschatologique.

4. La doctrine sociale de l’Eglise
Comme toujours, la doctrine sociale de l’Eglise catholique cherche davantage la synthèse que l’opposition, la méthode du et – et, et non du aut – aut. Elle fait conserver à l’évangile son « double éclairage »: l’éclairage eschatologique et l’éclairage moral. En d’autres termes, elle est d’accord avec la théologie dialectique sur le fait que le royaume de Dieu prêché par le Christ n’est pas de nature essentiellement éthique, c’est-à-dire un idéal qui tire sa force de la valeur universelle et de la perfection de ses principes, mais qu’il s’agit d’une initiative nouvelle et gratuite de Dieu qui, avec le Christ, fait irruption d’en-haut.
Elle s’écarte en revanche de la vision dialectique dans la manière de concevoir le rapport entre ce royaume de Dieu et le monde. Entre les deux il n’y a pas seulement une opposition et une incompatibilité, de même qu’il n’y a pas d’opposition entre l’oeuvre de la création et celle de la rédemption, comme – nous l’avons vu dans la première méditation – il n’y a pas d’opposition entre agape et eros. Jésus a comparé le royaume de Dieu au levain mis dans la pâte pour la faire fermenter, à la semence jetée dans la terre, au sel qui donne du goût aux aliments; il dit qu’il n’est pas venu pour juger le monde mais pour le sauver. Ceci nous permet de voir l’influence de l’évangile dans la vie sociale sous un éclairage différent et beaucoup plus positif.
Malgré toutes les différences dans la manière de présenter les choses, il y a cependant quelques conclusions communes qui émergent de toute la réflexion théologique sur le rapport entre l’évangile et la vie sociale. Nous pouvons les résumer ainsi. L’évangile ne fournit pas de solutions directes aux problèmes sociaux (malheur à lui – nous l’avons vu – s’il avait tenté de le faire!); il contient toutefois des principes utiles pour l’élaboration de réponses concrètes aux diverses situations historiques. Comme les situations et les problèmes sociaux changent selon les époques, le chrétien est appelé à incarner au fur et à mesure les principes de l’évangile dans la situation du moment.
L’apport des encycliques sociales des papes est précisément celui-ci. Elles se succèdent donc, en reprenant le discours là où les précédentes l’ont laissé (dans le cas de l’encyclique de Benoît XVI, le discours de la « Popularum progressio » de Paul VI) et le mettent à jour en fonction des exigences nouvelles apparues dans une société (ici le phénomène de la mondialisation) et aussi en fonction d’une interrogation toujours nouvelle de la parole de Dieu.
Le titre de l’encyclique sociale de Benoît XVI « Caritas in veritate » indique quels sont, dans ce cas, les fondements bibliques sur lesquels on entend baser le discours sur la signification sociale de l’évangile: la charité et la vérité. « La vérité – écrit-il – préserve et exprime la force de libération de la charité dans les événements toujours nouveaux de l’histoire. (…) Sans vérité, sans confiance et sans amour du vrai, il n’y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l’agir social devient la proie d’intérêts privés et de logiques de pouvoir, qui ont pour effets d’entrainer la désagrégation de la société, et cela d’autant plus dans une société en voie de mondialisation et dans les moments difficiles comme ceux que nous connaissons actuellement »[6].
La diversité ne réside pas seulement dans les choses qui sont dites et dans les solutions proposées mais aussi dans le genre adopté et dans l’autorité de la proposition. Elle consiste, en d’autres termes, dans le passage de la discussion théologique libre au magistère et d’une intervention sociale de nature exclusivement « individuelle » (comme celle qui est proposée par la théologie dialectique) à une intervention communautaire, en tant qu’Eglise et pas seulement en tant qu’individus.

5. Notre rôle
Terminons par un sujet pratique qui nous interpelle tous, également ceux d’entre nous qui ne sont pas appelés à travailler directement dans le social. Nous avons vu l’idée que Nietzsche avait de l’importance sociale de l’évangile. Ce dernier était effectivement pour lui le fruit d’une révolution, mais d’une révolution au sens négatif, une régression par rapport à la civilisation grecque ; c’était la revanche des faibles contre les forts. Ce qu’il visait surtout, c’était la préférence donnée au fait de servir plutôt que dominer, de se faire petit plutôt que vouloir se distinguer et aspirer à de grandes choses.
Il accusait le christianisme pour un des plus beaux cadeaux qu’il avait fait au monde. Un des principes à travers lesquels l’évangile influence le plus et de manière la plus bénéfique le social est en effet précisément celui du service. Ce n’est pas pour rien qu’il occupe une place importante dans la doctrine sociale de l’Eglise. Jésus a fait du service un des piliers de son enseignement (Lc 22, 25) ; il affirme lui-même qu’il est venu pour servir et non pour être servi (Mc 10, 45).
Le service est un principe universel; il s’applique à tous les aspects de la vie : l’Etat devrait être au service des citoyens, le responsable politique au service de l’Etat, le médecin au service des malades, l’enseignant au service des élèves… Mais il s’applique de manière toute spéciale aux serviteurs de l’Eglise. Le service n’est pas, en soi, une vertu (la diakonia n’est mentionnée dans aucun catalogue des vertus, ou des fruits de l’Esprit, dans le Nouveau Testament), mais naît de diverses vertus, surtout de l’humilité et de la charité. C’est une manière dont se manifeste cet amour qui « ne recherche pas ses propres intérêts, mais plutôt ceux des autres »(cf. Ph 2, 4), qui donne sans rien attendre en retour.
Contrairement à celui du monde, le service évangélique n’a pas une connotation d’infériorité, il n’évoque pas celui qui est dans le besoin, mais plutôt la supériorité, celui qui est placé en haut. Jésus affirme que dans son Eglise, c’est surtout celui « qui gouverne » qui doit être « comme celui qui sert »(Lc 22, 26), le premier doit être « le serviteur de tous »(Mc 10, 44). Nous nous préparons à la béatification de Jean-Paul II. Dans son livre « Don et mystère », il explique cette signification de l’autorité dans l’Eglise, avec une image forte. Il s’agit de quelques vers composés par lui à Rome pendant la période du Concile :
« Tu es Pierre. Tu veux être ici le Sol
sur lequel marchent les autres… pour arriver là
où tu conduis leurs pas
- comme le rocher soutient les pas bruyants d’un troupeau ».
Terminons en écoutant, comme si elles étaient adressées à nous ici et maintenant, les paroles que Jésus adressa à ses disciples juste après leur avoir lavé les pieds: « Comprenez-vous ce que je vous ai fait? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi comme moi j’ai fait pour vous »(Jn 13, 12-15).

Traduit de l’italien par ZENIT

[1] A. von Harnack, Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten drei Jahrhunderten, Leipzig 1902.
[2] S. Gregorio Magno, Commento a Giobbe, XX,1 (CCL 143°,p.1003).
[3] A. von Harnack, Das Wesen des Christentums, Lipsia 1900. Trad. ital. L’essenza del cristianesimo, Torino 1903, pp. 93 ss.
[4] A. von Harnack, Il cristianesimo e la società, Mendrisio 1911, pp. 12-15.
[5] M. Dibelius, Das soziale Motiv im Neuen Testament, in Botschaft und Geschichte, Tubinga 1953, pp. 178-203.
[6] Benoît XVI, « Caritas in veritate », n. 5.

P Cantalamessa: Que votre charite soit sans feinte

3 septembre, 2011

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=412

P. CANTALAMESSA

Que votre charite soit sans feinte

2011-04-08- Troisième prédication de Carême

1. Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Un phénomène a été observé. Le Jourdain, en suivant son cours, forme deux petites mers: la mer de Galilée et la mer Morte. Mais tandis que la mer de Galilée est une mer grouillante de vie, parmi les eaux les plus poissonneuses de la terre, la mer Morte, comme son nom l’indique, est une mer « morte » : il n’y a aucune trace de vie, ni en elle ni aux alentours, seulement du sel. Il s’agit pourtant de la même eau du Jourdain. L’explication, du moins partielle, est celle-ci: la mer de Galilée reçoit les eaux du Jourdain, mais ne les retient pas pour elle, les laisse s’écouler pour permettre d’irriguer toute la vallée du Jourdain. La mer Morte reçoit les eaux et les retient pour elle, elle n’a pas d’émissaires, il n’en sort pas une goutte d’eau. C’est un symbole. Pour recevoir l’amour de Dieu, nous devons en donner à nos frères, et plus nous en donnons, plus nous en recevons. C’est sur quoi nous voulons réfléchir dans cette méditation.
Après avoir réfléchi dans les premières méditations sur l’amour de Dieu comme don, le moment est venu de méditer sur le devoir d’aimer, et en particulier sur le devoir d’aimer son prochain. Le lien entre les deux amours est exprimé de manière programmatique par la parole de Dieu: « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11).
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » était un commandement ancien, écrit dans la loi de Moïse (Lv 19, 18) et Jésus le cite comme tel (Lc 10, 27). Comment se fait-il donc que Jésus l’appelle « son » commandement et le commandement « nouveau » ? La réponse est qu’avec lui ont changé l’objet, le sujet et le motif de l’amour du prochain.
Tout d’abord, l’objet a changé, c’est-à-dire celui qui est le prochain à aimer. Celui-ci n’est plus le compatriote ou, tout au plus, l’hôte qui habite avec le peuple, mais tout homme, même l’étranger (le Samaritain !), même l’ennemi. Il est vrai que la seconde partie de la phrase « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi » ne se trouve pas littéralement dans l’Ancien Testament, mais elle en résume l’orientation générale, exprimée dans la loi du talion « oeil pour œil, dent pour dent » (Lv 24, 20), surtout si on la met en parallèle avec ce que Jésus exige des siens: « Eh bien ! moi je vous dis: aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?  Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 44-47).
A changé aussi le sujet de l’amour du prochain, autrement dit la signification du mot prochain. Celui-ci n’est pas l’autre ; c’est moi ; ce n’est pas celui qui est proche, mais celui qui se fait proche. Avec la parabole du bon Samaritain, Jésus montre qu’il ne faut pas attendre passivement que le prochain surgisse sur ma route, précédé d’une multitude de signaux lumineux, toutes sirènes déployées. Le prochain, c’est toi, c’est-à-dire celui que tu peux devenir. Le prochain n’existe pas au départ, il n’y aura un prochain que s’il devient prochain de quelqu’un.
A changé surtout le modèle ou la mesure de l’amour du prochain. Jusqu’à Jésus, le modèle était l’amour de soi: « comme toi-même ». Dieu, a-t-on dit, ne pouvait fixer l’amour du prochain à un « pieu » plus solide que celui-ci ; il n’aurait pas atteint non plus le même objectif s’il avait dit: « Tu aimeras ton prochain comme ton Dieu ! », parce que sur l’amour de Dieu – c’est-à-dire sur ce que signifie aimer Dieu – l’homme peut encore tricher, mais sur l’amour de soi, non. L’homme sait très bien ce que signifie, en toute circonstance, s’aimer soi-même ; c’est un miroir qu’il a toujours devant soi, qui ne laisse pas d’échappatoire[1].
En revanche, Dieu laisse une échappatoire, et c’est pourquoi il remplace ce modèle par un autre modèle et une autre mesure: « Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). L’homme peut mal s’aimer, autrement dit désirer le mal, non le bien, aimer le vice, non la vertu. Si pareil homme aime les autres comme lui-même et veut pour les autres les choses qu’il veut pour lui-même, elle est bien à plaindre la personne qui est aimée de la sorte ! Nous savons, en revanche, où nous conduit l’amour de Jésus: à la vérité, au bien, au Père. Celui qui le suit, lui, « ne marche pas dans les ténèbres ». Il nous a aimés en mourant pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, c’est-à-dire ennemis (Rm 5, 6 ss).
On comprend alors ce que veut dire l’évangéliste Jean avec son affirmation apparemment contradictoire: « Bien-aimés, ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, c’est un commandement ancien, que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c’est un commandement nouveau que je vous écris » (1 Jn 2, 7-8). Le commandement de l’amour du prochain est « ancien » littéralement, mais « nouveau » de la nouveauté même de l’évangile. Nouveau – explique le pape dans un chapitre de son nouveau livre sur Jésus – car il n’est plus seulement « loi », mais aussi, et avant tout, « grâce », s’il se fonde sur la communion avec le Christ, rendue possible par le don de l’Esprit.[2]
Avec Jésus on passe de la loi du talion, ou entre deux acteurs – « Ce que l’autre t’a fait, fais-le à lui » – à la loi de la transition, ou avec trois acteurs: « Ce que Dieu t’a fait, toi fais-le à l’autre », ou, en partant de la direction opposée: « Ce que tu auras fait avec l’autre, c’est ce que Dieu fera avec toi ». On ne compte plus les paroles de Jésus et des apôtres qui répètent ce concept: « Comme Dieu vous a pardonné, pardonnez-vous aussi les uns les autres »: « Si vous ne pardonnez pas de tout cœur à vos ennemis, votre Père qui est aux cieux Père ne vous pardonnera pas non plus ». Se trouve ainsi coupée à la racine l’excuse: « Mais lui ne m’aime pas, il m’offense… ». Ceci le regarde, lui, pas toi. Toi, seulement doit te concerner ce que tu fais à l’autre et comment tu te comportes face à ce que l’autre te fait.
La question principale reste en suspens: pourquoi ce curieux détournement, de l’amour de Dieu à l’amour du prochain ? Ne devrait-on pas s’attendre logiquement à: « Comme je vous ai aimés, aimez-moi »?, au lieu de: « Comme je vous ai aimés vous, aimez-vous les uns les autres »? Ici réside la différence entre l’amour purement eros et l’amour eros et agapè ensemble. L’amour purement érotique est en circuit fermé: « Aime-moi, Alfredo, aime-moi autant que moi je t’aime « , chante Violetta dans la Traviata de Verdi: je t’aime, tu m’aimes. L’amour agapè est à circuit ouvert: il vient de Dieu et retourne à lui, mais en passant par le prochain. Jésus a inauguré lui-même ce nouveau genre d’amour: « Comme Le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15, 9).
Sainte Catherine de Sienne nous en a donné l’explication la plus simple et convaincante. Elle fait dire à Dieu: « Je vous demande de m’aimer du même amour que je vous aime. Vous ne pouvez le faire complètement, puisque je vous ai aimés sans être aimé. Dès lors l’amour que vous avez pour moi est une dette que vous acquittez, non une grâce que vous me faites, tandis que l’amour que j’ai pour vous au contraire est une grâce que je vous accorde, et non une dette. Vous ne pouvez donc me rendre l’amour que je réclame, et cependant je vous en offre le moyen dans votre prochain : faites pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi. Mais je vous ai placés à côté de votre prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi: l’aimer par grâce, et avec désintéressement, sans en attendre aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi ce que vous faites au prochain »[3].
2. Aimez-vous de tout votre cœur
Après ces réflexions d’ordre général sur le commandement de l’amour du prochain, nous aborderons maintenant les qualités que doit revêtir cet amour. Elles sont fondamentalement au nombre de deux: il doit être un amour sincère et un amour actif, un amour du cœur et un amour en quelque sorte « des mains », d’action. Nous nous arrêterons ici sur la première qualité, en nous laissant guider par Paul, le grand chantre de l’amour.
La seconde partie de l’Epître aux Romains se présente comme une succession de recommandations sur l’amour mutuel au sein de la communauté chrétienne: « Que votre charité soit sans feinte [...] ; que l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous, chacun regardant les autres comme plus méritants… » (Rm 12, 9 ss). « N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel. Car celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi » (Rm 13, 8).
Pour saisir l’âme qui unifie toutes ces recommandations, l’idée fondamentale, ou mieux, le « sentiment » que Paul a de la charité, il faut partir de cette parole initiale: « Que votre charité soit sans feinte ! » Il ne s’agit pas d’une parmi les nombreuses exhortations, mais de la matrice d’où découlent toutes les autres. Elle renferme le secret de la charité. Nous essaierons, avec l’aide de l’Esprit, de percer ce secret.
Le terme original utilisé par saint Paul et qui est traduit par « sans feinte « , est anhypòkritos, c’est-à-dire sans hypocrisie. Ce vocable est une sorte de voyant ; c’est, en effet, un terme rare utilisé dans le Nouveau Testament, presque exclusivement pour définir l’amour chrétien. On retrouve encore l’expression « charité sans feinte » (anhypòkritos) dans 2 Corinthiens 6, 6 et dans 1 Pierre 1, 22. Ce dernier texte permet de saisir, en toute certitude, le sens du terme en question, car il l’explique par une périphrase ; l’amour sincère – dit-il – consiste à s’aimer sans défaillance « d’un cœur pur ».
Donc, Saint Paul, par cette simple affirmation: « que votre charité soit sans feinte ! », porte le propos à la racine même de la charité, qui est le cœur. Ce qui est requis de l’amour, c’est qu’il soit sincère, authentique, non feint. Comme le vin, pour être « pur », doit être pressé à partir du raisin, il en est de même pour l’amour qui vient du cœur. En cela aussi, l’Apôtre se fait l’écho fidèle de la pensée de Jésus ; en effet, à plusieurs reprises et avec force, il avait indiqué le cœur comme le « lieu » où se décide la valeur de ce qui fait l’homme, ce qui est pur, ou impur, dans la vie d’une personne (Mt 15, 19).
On peut parler d’une intuition paulienne, à propos de la charité ; celle-ci consiste à révéler, derrière l’univers visible et extérieur de la charité, fait d’œuvres et de paroles, un autre univers tout intérieur, qui est par rapport au premier ce que l’âme est pour le corps. On retrouve cette intuition dans l’autre grand texte sur la charité, qui est 1 Corinthiens 13. Au fond, ce que dit saint Paul se réfère entièrement à cette charité intérieure, aux dispositions et aux sentiments de la charité: la charité est patiente ; la charité est bienveillante ; elle n’est pas envieuse, ne s’irrite pas ; elle excuse tout, croit tout, espère tout… Rien à voir, directement, avec faire du bien, ou avec les œuvres de charité ; mais tout se ramène à la racine du vouloir du bien. La bienveillance vient avant la bienfaisance.
L’apôtre lui-même explicite la différence entre les deux sphères de la charité, en affirmant que le plus grand acte de charité extérieure – distribuer ses biens aux pauvres – ne sert de rien, sans la charité intérieure (cf. 1 Co 13, 3). Ce serait l’opposé de la charité « sincère ». La charité hypocrite, en effet, est précisément celle qui fait du bien, sans vouloir le bien, qui montre à l’extérieur quelque chose qui n’a pas son correspondant dans le cœur. Dans ce cas, on a une apparence de charité, qui peut, à la limite, dissimuler égoïsme, recherche de soi, instrumentalisation de son frère, ou même un simple remords de conscience.
Ce serait une erreur fatale d’opposer la charité du cœur et la charité des actes, ou de se réfugier dans la charité intérieure, pour y trouver une sorte d’alibi au manque de charité active. D’ailleurs, dire que sans la charité, « il ne sert de rien » même de tout donner aux pauvres, ne signifie pas dire que cela ne sert à personne et que c’est inutile ; mais cela signifie plutôt que ça ne me sert pas « à moi », alors que cela peut servir au pauvre qui la reçoit. Donc, il ne s’agit pas tant de minimiser l’importance des œuvres de charité (nous le verrons la prochaine fois), que d’assurer à celles-ci une base sûre contre l’égoïsme et ses ruses infinies. Saint Paul veut que les chrétiens soient « enracinés, fondés dans l’amour » (Ep 3, 17), autrement dit, que l’amour soit la racine et le fondement de tout.
Aimer sincèrement signifie aimer à cette profondeur, là où tu ne peux pas mentir, car tu es seul face à toi-même, seul devant le miroir de ta conscience, sous le regard de Dieu. « Aime son frère – écrit saint Augustin – celui qui, devant Dieu, là où lui seul voit, tranquillise son cœur et se demande en son for intérieur si vraiment il agit ainsi par amour de son frère ; et cet œil qui pénètre dans son cœur, là où l’homme ne peut atteindre, lui rend témoignage »[4]. C’était donc un amour sincère, celui de Paul pour les Hébreux s’il pouvait dire: « Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens point ; ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint – j’éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon cœur. Car je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma race selon la chair » (Rm 9, 1-3).
Pour être authentique, la charité chrétienne doit donc partir de l’intérieur, du cœur ; les œuvres de miséricorde, des « entrailles de la miséricorde  » (Col 3, 12). Cependant, il nous faut tout de suite préciser qu’il s’agit de quelque chose de beaucoup plus radical que la simple « intériorisation », c’est-à-dire de mettre l’accent non plus sur la pratique extérieure de la charité, mais sur la pratique intérieure. Ce n’est que le premier pas. L’intériorisation aboutit à la divinisation ! Le chrétien – disait saint Pierre – est celui qui aime « d’un cœur pur »: mais avec quel cœur ? Avec « le cœur nouveau et l’Esprit nouveau » reçus dans le baptême !
Quand un chrétien aime ainsi, c’est Dieu qui aime à travers lui ; il devient un canal de l’amour de Dieu. Comme pour la consolation qui n’est rien d’autre qu’une modalité de l’amour: « Dieu nous console dans toute notre tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit  » (2 Co 1, 4). Nous consolons avec la consolation même que nous recevons de Dieu, nous aimons avec l’amour que nous recevons de Dieu. Non avec un autre. Ce qui explique le retentissement, en apparence disproportionné, que peut parfois avoir un simple acte d’amour, souvent même caché, l’espérance et la lumière qu’elle créée tout autour.
3. La charité édifie
Quand on parle de la charité dans les écrits apostoliques, on n’en parle jamais de façon abstraite, de manière générale. Il y a toujours à la base l’édification de la communauté chrétienne. En d’autres termes, le premier domaine dans lequel doit s’exercer la charité est l’Eglise et plus concrètement encore, la communauté dans laquelle on vit, les personnes avec lesquelles on est en relation dans la vie quotidienne. C’est aussi ce qui doit se passer aujourd’hui, en particulier au coeur de l’Eglise, entre ceux qui travaillent en étroite relation avec le Souverain Pontife.
A une certaine période de l’antiquité, on désignait par le terme charité, agape, non seulement le repas fraternel que les chrétiens prenaient ensemble, mais toute l’Eglise[5]. Le martyr saint Ignace d’Antioche salue l’Eglise de Rome comme celle qui « préside à la charité (agape) », c’est-à-dire à la « fraternité chrétienne », à l’ensemble de toutes les Eglises[6]. Cette phrase n’exprime pas seulement le fait de la primauté, mais aussi sa nature, ou la manière de l’exercer: c’est-à-dire dans la charité.
L’Eglise a besoin, de façon urgente, d’une bouffée de charité qui guérisse ses fractures. Dans un de ses discours, Paul VI disait: « L’Eglise a besoin de sentir refluer par toutes ses facultés humaines, la vague d’amour, cet amour qui s’appelle charité, précisément répandue dans nos coeurs par l’Esprit saint qui nous a été donné »[7]. Seul l’amour guérit. C’est l’huile du samaritain. De l’huile, aussi parce qu’elle doit flotter au-dessus de tout comme le fait l’huile par rapport aux liquides. « Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection » (Col 3, 14). Au-dessus de tout, super omnia ! Et donc aussi au-dessus de la foi et de l’espérance, de la discipline, de l’autorité, même si, il est évident, la discipline et l’autorité elles-mêmes peuvent être une expression de la charité. Il n’y a pas d’unité sans la charité mais s’il y en avait une, ce serait une unité de peu de valeur pour Dieu.
Il y a un domaine important à travailler: celui des jugements réciproques. Saint Paul écrivait aux Romains: « Mais toi, pourquoi juger ton frère ? Et toi, pourquoi mépriser ton frère ?… Finissons-en donc avec ces jugements les uns sur les autres » (Rm 14, 10.13). Avant lui, Jésus avait dit: « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés (…) Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’oeil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton oeil à toi, tu ne la remarques pas ! » (Mt 7, 1-3). Il compare le péché du prochain (le péché jugé), quel qu’il soit, à de la paille, et celui de qui juge (le péché de juger) à une poutre. La poutre est le fait même de juger, tellement il est grave aux yeux de Dieu.
Le discours sur le jugement est certes délicat et complexe et il manquera de réalisme s’il n’est pas mené jusqu’au bout. Comment fait-on, en effet à vivre sans jamais juger ? Le jugement est implicite en nous, même dans un regard. On ne peut pas observer, écouter, vivre, sans donner des appréciations, c’est-à-dire sans juger. Un parent, un supérieur, un confesseur, un juge, quiconque a une responsabilité sur les autres, doit juger. Parfois, comme c’est le cas de nombreuses personnes ici à la Curie, le jugement est même le type de service qu’elles sont appelées à rendre à la société ou à l’Eglise.
En effet, ce n’est pas tant le jugement que nous devons ôter de notre coeur, mais le venin qui vient de notre jugement ! C’est-à-dire la rancune, la condamnation. Dans l’Evangile de Luc, le commandement de Jésus: « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme pour expliquer le sens de ces paroles, par le commandement: « ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). En soi, l’action de juger est neutre, le jugement peut se terminer aussi bien par une condamnation que par une absolution ou une justification. Ce sont les jugements négatifs qui sont repris et bannis de la parole de Dieu, ceux qui condamnent le pécheur en même temps que le péché, ceux qui visent davantage la punition que la correction du frère.
Il y a un autre point qui qualifie la charité sincère: l’estime. « Que l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous » (Rm 12, 10). Pour estimer son frère, il ne faut pas s’estimer trop soi-même, il ne faut pas être toujours sûr de soi ; il ne faut pas « se surestimer », dit l’Apôtre (Rm 12, 3). Celui qui se surestime est comme un homme qui, la nuit, a devant les yeux une source de lumière intense: il ne voit rien au-delà de cette lumière ; il ne parvient pas à voir les lumières de ses frères, leurs mérites et leurs valeurs.
« Minimiser » doit devenir notre verbe préféré dans les relations avec les autres: minimiser nos mérites et les défauts des autres. En revanche – chose diamétralement opposée – ne pas minimiser nos défauts et les mérites des autres, comme nous avons souvent tendance à le faire. Il y a une fable d’Esope à ce sujet, adaptée par La Fontaine, qui dit:
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.
Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui:
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui8
Il faudra tout simplement inverser les choses: mettre nos défauts dans la besace que nous avons devant et les défauts des autres dans celle de derrière. Saint Jacques avertit: « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4, 11). On ne parle plus maintenant de commérages, on parle de gossip, et on dirait que c’est devenu une chose innocente, alors qu’en réalité il s’agit de l’une des choses qui empoisonnent le plus la vie commune. Il ne suffit pas de ne pas dire du mal des autres ; il faut aussi empêcher que les autres le fassent en notre présence, leur faire comprendre, même sans rien dire, qu’on n’est pas d’accord. L’ambiance d’un lieu de travail ou d’une communauté est tellement différente quand on prend au sérieux l’avertissement de saint Jacques ! Dans beaucoup de lieux publics, à une certaine époque il était écrit: « Interdiction de fumer » ou même « Interdiction de blasphémer ». Ce ne serait pas mal de le remplacer, dans certains cas, par « Commérages interdits ».
Ecoutons pour terminer, comme si elle nous était adressée, l’exhortation de l’Apôtre à la communauté des Philippiens qu’il aimait tant: « Mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments: ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment ; n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 2-5).

[1] Cf. S. Kierkegaard, Gli atti dell’amore, Milano, Rusconi, 1983, p. 163.
[2] Benoît XVI, Jésus de Nazareth, De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Editions du Rocher
[3] S. Caterina da Siena, Dialogo 64.
[4] S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni, 6,2 (PL 35, 2020).
[5] Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 8
[6] S. Ignazio d’Antiochia, Lettera ai Romani, saluto iniziale.
[7] Discorso all’udienza generale del 29 Novembre 1972 (Insegnamenti di Paolo VI, Tipografia Poliglotta Vaticana, X, pp. 1210s.).

P. Raniero Cantalamessa, Deuxième prédication de carême: Dieu est amour

15 avril, 2011

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/predicheView.php?id=407

P. Raniero Cantalamessa,

Dieu est amour

2011-04-01- Deuxième prédication de Carême

La première annonce fondamentale que l’Eglise a pour mission de porter au monde et que le monde attend de l’Eglise est celle de l’amour de Dieu. Mais pour que les évangélisateurs soient en mesure de transmettre cette certitude, il faut qu’ils en soient eux-mêmes imprégnés, qu’elle soit la lumière de leur vie. C’est à cette fin que voudrait servir, modestement, la présente méditation.
L’expression « amour de Dieu » revêt deux acceptions très différentes : dans l’une Dieu est objet, dans l’autre Dieu est sujet; l’une indique notre amour pour Dieu, l’autre l’amour de Dieu pour nous. L’homme, naturellement enclin à être davantage actif que passif, a toujours donné la primauté à la première, autrement dit à ce que nous faisons, nous, pour Dieu. La prédication chrétienne a également suivi cette voie, en parlant, à certaines époques, presque uniquement du « devoir » d’aimer Dieu (« De diligendo Deo »).
Cependant, la révélation biblique donne la primauté au second sens : à l’amour « de » Dieu, non à l’amour « pour » Dieu. Aristote disait que Dieu meut le monde « en tant qu’il est aimé », c’est-à-dire en tant qu’il est objet d’amour et cause finale de toutes les créatures[1]. Mais la Bible dit exactement le contraire : que Dieu crée et meut le monde en tant qu’il aime le monde. La chose la plus importante, s’agissant de l’amour de Dieu, n’est donc pas que l’homme aime Dieu, mais que Dieu aime l’homme et l’aime « le premier » : « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés » (1 Jn 4, 10). De ceci dépend tout le reste, y compris notre possibilité même d’aimer Dieu : « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19).

1. L’amour de Dieu dans l’éternité
Jean est l’homme des grands sauts. En reconstituant l’histoire terrestre du Christ, les autres se sont arrêtés à sa naissance, de Marie; Jean, quant à lui, fait un grand bond en arrière, du temps à l’éternité : « Au commencement était le Verbe ». Il fait de même à propos de l’amour. Tous les autres, y compris Paul, ont parlé de l’amour de Dieu qui se manifeste dans l’histoire et culmine dans la mort du Christ; Jean, lui, remonte au-delà de l’histoire. Il ne nous présente pas seulement un Dieu qui aime, mais un Dieu qui est amour. « Au commencement était l’amour, et l’amour était auprès de Dieu, et l’amour était Dieu » : nous pouvons donc expliciter son affirmation : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 10).
A propos de cette affirmation, Augustin a écrit : « Si, dans toute cette Lettre de Jean et dans toutes les pages de l’Ecriture, il n’y avait aucun autre éloge de l’amour que cette seule parole, que Dieu est amour…, nous ne devrions demander rien de plus »[2]. Toute la Bible ne fait que « raconter l’amour de Dieu « [3]. C’est la nouvelle qui soutient et explique toutes les autres. On discute à n’en plus finir, et cela ne date pas d’aujourd’hui, pour savoir si Dieu existe; mais je crois que la chose la plus importante n’est pas de savoir si Dieu existe, mais s’il est amour[4]. Si, par hasard, il existait mais n’était pas amour, il y aurait bien plus à craindre qu’à se réjouir de son existence, comme cela a été le cas dans divers peuples et civilisations. La foi chrétienne nous garantit justement ceci : Dieu existe et il est amour !
Le point de départ de notre voyage est la Trinité. Pourquoi les chrétiens croient-ils à la Trinité ? La réponse est : parce qu’ils croient que Dieu est amour. Là où Dieu est conçu comme la Loi suprême, il n’y a évidemment pas besoin d’une pluralité de personnes et la Trinité est alors incompréhensible. Le droit et le pouvoir peuvent être exercés par une seule personne, l’amour non.
Il n’y a pas d’amour qui ne soit amour de quelque chose ou de quelqu’un, de même que – dit le philosophe Edmund Husserl – il n’y a pas de connaissance qui ne soit pas connaissance de quelque chose. Qui aime Dieu au point de pouvoir se définir amour ? L’humanité ? Mais les hommes n’existent que depuis quelques millions d’années; avant ce moment-là, qui aimait Dieu de façon à pouvoir se définir « amour »? On ne peut pas avoir commencé à être amour à un moment donné du temps, parce que Dieu ne peut modifier son essence. Le cosmos ? Mais l’univers existe depuis quelques milliards d’années; auparavant, qui aimait Dieu pour pouvoir se définir amour ? On ne peut pas dire : il s’aimait soi-même, parce que s’aimer soi-même n’est pas de l’amour, mais de l’égoïsme ou, comme disent les psychologues, du narcissisme.
Et voici la réponse de la révélation chrétienne que l’Eglise a recueillie du Christ et a explicitée dans son credo. Dieu est amour en soi, avant le Temps, parce que depuis toujours il a en lui un Fils, le Verbe, qui aime d’un amour infini qui est l’Esprit Saint. Dans tout amour, il y a toujours trois réalités ou sujets : un qui aime, un qui est aimé et l’amour qui les unit.

2. L’amour de Dieu dans la création
Lorsque cet amour fontal, amour source, se déploie dans le temps, on a l’histoire du salut. La première étape est la création. L’amour est, par essence, diffusion de soi (diffusivum sui), c’est-à-dire qu’il tend à se communiquer ». Puisque « l’agir suit l’être », Dieu étant amour, crée par amour. « Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? » : c’est la deuxième question du catéchisme d’autrefois, et la réponse était : « Pour le connaître, l’aimer et le servir dans cette vie et pour jouir de lui pour toujours dans l’autre, au Paradis ». Réponse irréprochable, mais partielle. Elle répond à la question sur la cause : « dans quel but, pour quelle fin Dieu nous a-t-il créés »; elle ne répond pas à la question sur la cause causante : « pourquoi nous a-t-il créés, quelle raison l’a poussé à nous créer ». A cette question, on ne doit pas répondre : « pour que nous l’aimions », mais « parce qu’il nous aimait ». « Etre, c’est être aimés » : tel est le principe de la métaphysique chrétienne, selon le philosophe catholique Gabriel Marcel.
Selon la théologie rabbinique, que le Saint-Père a faite sienne dans son dernier livre sur Jésus, « le cosmos est créé non pour que s’y multiplient les astres et tant d’autres choses, mais pour que s’y trouve un espace pour l »alliance’, pour le ‘oui’ de l’amour entre Dieu et l’homme qui lui répond »[5]. La création est en vue du dialogue d’amour de Dieu avec ses créatures.
Combien, sur ce point, la vision chrétienne de l’origine de l’univers est loin de celle du scientisme athée que nous évoquions dans notre prédication de l’Avent ! Une des souffrances les plus profondes pour un jeune homme ou une jeune fille, est de découvrir un jour qu’il (ou elle) est venu au monde un jour par hasard, peut-être par une erreur des parents, qu’il n’a pas été voulu, ni attendu. Un certain scientisme athée semble s’appliquer à infliger ce type de souffrance à l’humanité tout entière. Personne ne saurait mieux nous convaincre du fait que nous sommes créés par amour que sainte Catherine de Sienne dans son ardente prière à la Trinité :
«Comment se fait-il, Père éternel, que vous ayez créé votre créature ? [...]. Le feu de ta charité t’a contraint. Oh amour ineffable, bien que dans ta lumière tu aies vu toutes les iniquités que ta créature devait commettre contre toi, infinie bonté, tu as fait comme si tu ne le voyais pas, mais tu as posé ton regard sur la ‘beauté’ de ta créature, de laquelle, comme fou et enivré d’amour, tu t’es énamouré – et par amour tu l’as tirée de toi et lui as donné l’être à ton image et ressemblance. Toi, vérité éternelle, tu as éclairé pour moi ta vérité, c’est-à-dire que l’amour t’a contraint à la créer ».
Ceci n’est pas seulement agapè, amour de miséricorde, de don, amour descendant; c’est aussi eros, et à l’état pur; attraction vers l’objet de l’amour, considération et fascination devant sa beauté.

3. L’amour de Dieu dans la révélation
La seconde étape de l’amour de Dieu est la révélation, l’Ecriture. Dieu nous parle de son amour surtout par les prophètes. Il dit dans Osée : « Quand Israël était jeune, je l’aimai [...]. Et moi j’avais appris à marcher à Ephraïm, je le prenais par les bras [...]. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour; j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson, tout contre leur joue, je m’inclinais vers lui et le faisais manger [...]. Comment t’abandonnerais-je, Ephraïm ? [...] Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. » (Os 11, 1-8).
Nous retrouvons ce même langage chez Isaïe : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? » (Is 49, 15) et dans Jérémie :  » Ephraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j’en parle, je veuille encore me souvenir de lui ? C’est pour cela que mes entrailles s’émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse  » (Jr 31, 20).
Dans ces oracles, l’amour de Dieu s’exprime simultanément comme amour paternel et maternel. L’amour paternel est fait d’encouragement et de sollicitude; le père veut faire grandir le fils et le conduire à la pleine maturité. C’est pourquoi il le corrige et difficilement fera son éloge en sa présence, de peur que celui-ci se croit ‘arrivé’ et qu’il cesse de progresser. En revanche, l’amour maternel est fait d’accueil et de tendresse; c’est un amour « viscéral »; il part des fibres profondes de l’être de la mère, là où la créature s’est formée, et de là saisit toute sa personne en faisant « frémir ses entrailles ».
Dans la sphère humaine, ces deux types d’amour – masculin et maternel- sont toujours, plus ou moins nettement, répartis. Le philosophe Sénèque disait : « Vois quelle différence entre la tendresse d’un père et celle d’une mère ! Le père réveille son fils de bonne heure pour qu’il se livre à l’étude, il ne le souffre pas à rien faire, il fait couler ses sueurs et quelquefois ses larmes. La mère, au contraire, le réchauffe sur son sein, toujours elle veut le tenir tout près, éloigner de lui les pleurs, le chagrin, le travail »[6]. Mais, alors que le dieu du philosophe païen a pour l’homme uniquement « les sentiments d’un père qui aime sans faiblesse  » (ce sont ses propres mots), le Dieu biblique a en plus les sentiments d’une mère qui aime « avec faiblesse ».
L’homme connaît par expérience un autre type d’amour, celui dont on dit qu’il est « fort comme la Mort et ses traits sont des traits de feu  » (cf. Ct 8, 6). Et Dieu a même recours dans la Bible à ce type d’amour, pour nous donner une idée de son amour passionné pour nous. Toutes les phases et les vicissitudes de l’amour sont évoquées et utilisées à cette fin : l’enchantement de l’amour naissant au moment des fiançailles (cf. Jr 2, 2); la plénitude de la joie le jour du mariage (cf. Is 62, 5); le drame de la rupture (cf. Os 2, 4 ss) et enfin le rétablissement, plein d’espérance, du lien ancien (cf. Os 2, 16; Is 54, 8).
L’amour sponsal est, fondamentalement, un amour de désir et de choix. S’il est vrai que l’homme désire Dieu, le contraire est également vrai, de manière mystérieuse, à savoir que Dieu désire l’homme, veut et apprécie son amour, éprouve à son sujet « la joie de l’époux au sujet de l’épouse » (Is 62, 5) !
Comme le fait observer le Saint-Père dans son encyclique « Deus caritas est », la métaphore nuptiale qui traverse quasiment toute la Bible et inspire le langage de l’ »alliance », est la meilleure preuve que même l’amour de Dieu pour nous est à la fois eros et agapè, donner et chercher. Il ne peut être réduit à la seule miséricorde, à un « faire la charité » à l’homme, au sens le plus limité du terme.

4. L’amour de Dieu dans l’incarnation
C’est ainsi que nous arrivons à l’étape décisive de l’amour de Dieu, l’incarnation : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16). Face à l’incarnation, on se pose la même question que pour la création. Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Cur Deus homo ? Pendant longtemps la réponse a été : pour nous racheter du péché. Duns Scot a approfondi cette réponse, faisant de l’amour le motif fondamental de l’incarnation, comme de toutes les autres œuvres ad extra de la Trinité.
En premier lieu, dit Scot, Dieu s’aime lui-même; en deuxième lieu, il veut être aimé par d’autres êtres ( secundo vult alios habere condiligentes ). S’il décide l’incarnation, c’est pour qu’il y ait un autre être qui l’aime d’un amour le plus grand possible, en dehors de lui-même[7]. L’incarnation aurait donc eu lieu même si Adam n’avait pas péché. Le Christ a été le premier pensé, le premier voulu, le « Premier-Né de toute créature  » (Col 1,15), non la solution à un problème intervenu à la suite du péché d’Adam.
Mais la réponse de Scot est partielle et peut être complétée en se fondant sur ce que nous dit l’Ecriture. Dieu a voulu l’incarnation de son Fils, non seulement pour avoir quelqu’un à l’extérieur de lui qui l’aimât de façon digne de lui, mais aussi et surtout pour avoir à l’extérieur de lui quelqu’un à aimer de façon digne de lui ! Et c’est le Fils fait homme, en lequel le Père « mets toute sa complaisance  » et avec lui nous tous devenus « fils dans le Fils ».
Le Christ est la preuve suprême de l’amour de Dieu pour l’homme pas seulement objectivement, à la manière d’un gage d’amour que l’on donne à quelqu’un ; il l’est aussi subjectivement. En d’autres termes, il n’est pas seulement la preuve de l’amour de Dieu, mais il est l’amour même de Dieu qui a revêtu une forme humaine pour pouvoir aimer et être aimé de l’intérieur de notre situation. Au commencement était l’ »amour » et l’ »amour s’est fait chair » : c’est ainsi qu’un très ancien écrit chrétien paraphrase les paroles du Prologue de Jean[8].
Saint Paul forge une expression appropriée pour cette nouvelle modalité de l’amour de Dieu, il l’appelle « l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus  » (Rm 8, 39). Si, comme nous le disions la dernière fois, notre amour pour Dieu doit désormais s’exprimer concrètement en amour pour le Christ, c’est parce que tout amour de Dieu pour nous s’est d’abord exprimé et recueilli dans le Christ.

5. L’amour de Dieu répandu dans les coeurs
L’histoire de l’amour de Dieu ne se termine pas avec la Pâque du Christ mais se prolonge à travers la Pentecôte qui rend présent et agissant « l’amour de Dieu en Jésus Christ » jusqu’à la fin du monde. Nous ne sommes pas contraints, par conséquent, à vivre seulement du souvenir de l’amour de Dieu, comme d’une chose passée. « L’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné ». (Rm 5, 5).
Mais qu’est ce que cet amour reversé dans notre coeur à travers le baptême ? Un sentiment de Dieu pour nous ? Une attitude bienveillante à notre égard ? Une inclination ? C’est-à-dire quelque chose d’intentionnel ? C’est bien plus que cela; c’est quelque chose de réel. C’est, littéralement, l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour qui circule dans la Trinité entre le Père et le Fils et qui, à travers l’incarnation, a pris une forme humaine et devient maintenant participant de nous-mêmes en « demeurant » en nous. « Mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14, 23).
Nous devenons « participants de la divine nature » (2 P 1, 4), c’est-à-dire participants de l’amour divin. Nous nous retrouvons, par grâce, explique saint Jean de la Croix, dans le tourbillon d’amour qui passe depuis toujours, dans la Trinité, entre le Père et le Fils[9]. Mieux encore : dans le tourbillon d’amour qui passe, maintenant, au ciel, entre le Père et son Fils Jésus Christ ressuscité d’entre les morts, dont nous sommes les membres.

6. Nous avons cru à l’amour de Dieu !
Vénérables pères, frères et soeurs, ce que je viens de tracer pauvrement est la révélation objective de l’amour de Dieu dans l’histoire. Venons-en maintenant à nous : que ferons-nous, que dirons-nous après avoir entendu combien Dieu nous aime ? Une première réponse est : aimer Dieu en retour ! N’est-ce pas le premier et le plus grand commandement de la loi ? Oui, mais il vient après. Autre réponse possible : nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés ! L’évangéliste Jean ne dit-il pas que, si Dieu nous a aimés, « nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres « (1 Jn 4, 11) ? Cela aussi vient après; avant, il y a une autre chose à faire. Croire à l’amour de Dieu ! Après avoir dit que « Dieu est amour », l’évangéliste Jean s’exclame : « Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous » (cf. 1 Jn 4, 16).
La foi, par conséquent. Mais ici, il s’agit d’une foi spéciale : la foi-étonnement, la foi incrédule (un paradoxe, je sais, mais c’est bien ça !), la foi qui ne réussit pas à comprendre ce à quoi elle croit, même si elle y croit. Comment se peut-il que Dieu, infiniment heureux dans son éternité tranquille, ait eu le désir non seulement de nous créer mais aussi de venir, en personne, souffrir au milieu de nous ? Comment cela est-il possible ? Eh bien, c’est cela la foi-étonnement, la foi qui rend heureux.
Le grand converti et apologiste de la foi Clive Staples Lewis (l’auteur de la série des « Chroniques de Narnia », récemment portée à l’écran), a écrit un roman insolite intitulé « Tactique du diable ». Ce sont des lettres qu’un diable ancien écrit à un petit diable, jeune et inexpérimenté occupé sur la terre à séduire un jeune londonien qui vient tout juste de renouer avec la pratique chrétienne. Son intention est de lui enseigner la stratégie pour y parvenir. Il s’agit d’un traité de morale et d’ascèse, moderne et d’une très grande finesse, à lire à l’envers, c’est-à-dire en faisant exactement le contraire de ce qui est suggéré.
A un moment donné, l’auteur nous fait assister à une sorte de discussion entre les démons. Ils sont incapables de comprendre que l’Ennemi (c’est ainsi qu’il nomme Dieu) puisse vraiment aimer ces « vers que sont les hommes et désire leur liberté ». Ils sont certains que cela n’est pas possible. Il doit forcément y avoir une tromperie, une astuce. Nous enquêtons, disent-ils, depuis le jour où « Notre Père » (c’est ainsi qu’ils appellent Lucifer), a, précisément pour cette raison, pris ses distances par rapport à lui; nous ne l’avons pas encore découverte mais un jour, nous la trouverons[10]. L’amour de Dieu pour ses créatures est, pour eux, le mystère des mystères. Et je crois que, là au moins, les démons ont raison.
On dirait qu’il s’agit d’une foi facile et agréable; et pourtant c’est peut-être la chose la plus difficile qui soit, même pour nous, créatures humaines. Croyons-nous vraiment que Dieu nous aime ? Ce n’est pas que nous n’y croyons pas vraiment, mais au moins que nous n’y croyons pas assez ! Si nous y croyions, notre vie, nous-mêmes, les choses, les événements, la souffrance même, tout se transformerait immédiatement sous nos yeux. Nous serions aujourd’hui même au paradis parce que le paradis n’est rien d’autre que cela : jouir pleinement de l’amour de Dieu.
Le monde a fait qu’il est de plus en plus difficile de croire à l’amour. Qui a été trahi ou blessé un jour, a peur d’aimer et d’être aimé parce qu’il sait combien cela fait mal d’être trompé. Si bien que la foule de ceux qui ne réussissent pas à croire à l’amour de Dieu – et même à n’importe quel amour – ne cesse de grossir; la marque de notre culture sécularisée est le désenchantement et le cynisme. Sur le plan personnel il y a ensuite l’expérience de notre pauvreté et de notre misère qui nous fait dire : « Oui, cet amour de Dieu est beau, mais il n’est pas pour moi ! Je n’en suis pas digne… ».
Les hommes ont besoin de savoir que Dieu les aime et personne mieux que les disciples du Christ n’est en mesure de leur apporter cette bonne nouvelle. D’autres, à travers le monde, partagent avec les chrétiens la crainte de Dieu, la préoccupation pour la justice sociale et le respect de l’homme, pour la paix et la tolérance; mais personne – je dis bien personne – ni parmi les philosophes, ni parmi les religions, ne dit à l’homme que Dieu l’aime, qu’il l’a aimé le premier, qu’il l’aime d’un amour de miséricorde et de désir : avec eros et agape.
Saint Paul nous suggère une méthode pour appliquer la lumière de l’amour de Dieu à notre existence concrète. Voici ce qu’il écrit : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? (…) Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés » (Rm 8, 35-37). Les périls et les ennemis de l’amour de Dieu qu’il énumère sont ceux qu’il a, de fait, expérimentés durant sa vie : l’angoisse, la persécution, le glaive… (cf. 2 Co 11, 23 ss). Il les passe en revue dans son esprit et constate qu’aucun d’eux n’est assez fort pour l’emporter dans une confrontation avec la pensée de l’amour de Dieu.
Nous sommes invités à faire comme lui : à regarder notre vie, telle qu’elle se présente, à faire remonter à la surface les peurs qui s’y cachent, les tristesses, les menaces, les complexes, tel défaut physique ou moral, ce souvenir pénible qui nous humilie, et à tout exposer à la lumière de la pensée que Dieu nous aime.
L’Apôtre fait passer son regard de sa vie personnelle au monde qui l’entoure. « Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8, 38-39). Il observe « son » monde, avec les puissances qui le rendaient alors menaçant : la mort avec son mystère, la vie présente avec ses illusions, les puissances astrales ou de l’enfer qui inspiraient tant de terreur à l’homme antique.
Nous pouvons faire la même chose : regarder le monde qui nous entoure et qui nous fait peur. La « hauteur » et la « profondeur » sont pour nous aujourd’hui l’infiniment grand, vers le haut et l’infiniment petit, vers le bas, l’univers et l’atome. Tout est prêt à nous écraser; l’homme est faible et seul, dans un univers tellement plus grand que lui et devenu même encore plus menaçant après les découvertes scientifiques qu’il a faites et qu’il ne réussit pas à maîtriser, comme nous le montre de façon dramatique l’affaire des réacteurs nucléaires de Fukushima.
Tout peut être remis en question, toutes les sécurités peuvent venir à nous manquer mais jamais celle-ci : que Dieu nous aime et est plus fort que tout. « Le secours me vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ».

[1] Aristotele, Metafisica, XII, 7, 1072b.
[2] S. Agostino, Trattati sulla Prima lettera di Giovanni, 7, 4.
[3] S. Agostino, De catechizandis rudibus, I, 8, 4: PL 40, 319.
[4] Cf. S. Kierkegaard, Discorsi edificanti in diverso spirito, 3: Il Vangelo delle sofferenze, IV.
[5] Joseph Razinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Editions du Rocher 2011, p. 101
[6] Seneca, De Providentia, 2, 5 s.
[7] Duns Scoto, Opus Oxoniense, I,d.17, q.3, n.31; Rep., II, d.27, q. un., n.3
[8] Evangelium veritatis (dai Codici di Nag-Hammadi).
[9] Cf. S. Giovanni della Croce, Cantico spirituale A, strofa 38.
[10] C.S. Lewis, The Screwtape Letters, 1942, cap. XIX

Pour le P. Cantalamessa l’amour doit être vécu avec le corps et l’âme

26 mars, 2011

du site:

http://www.zenit.org/article-27412?l=french

Pour le P. Cantalamessa l’amour doit être vécu avec le corps et l’âme

Les deux dimensions de l’amour « eros » et « agapè » sont indissociables

ROME, Vendredi 25 mars 2011 (ZENIT.org) – Les deux visages de l’amour, l’eros et l’agapè, le corps et l’âme, sont indissociables. Il est important de redire cette vérité au monde, dans le cadre de la nouvelle évangélisation mais aussi au sein de l’Eglise, aux consacrés, pour lutter notamment contre une conception dénaturée de l’amour.
C’est ce qu’a affirmé en substance le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, prédicateur de la Maison pontificale, dans sa première prédication de Carême, prononcée ce vendredi matin, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.
« L’amour souffre d’une séparation néfaste pas seulement dans la mentalité du monde sécularisé, mais aussi, à l’opposé, parmi les croyants et, en particulier, parmi les âmes consacrées. En simplifiant au maximum, on pourrait formuler ainsi la situation : dans le monde, on trouve un eros sans agapè ; et, parmi les croyants, on trouve souvent un agapè sans eros », a affirmé Le P. Cantalamessa.
« L’eros sans agapè est un amour romantique, le plus souvent passionnel, jusqu’à la violence », « l’agapè sans eros nous apparaît comme un ‘amour froid’, un aimer ‘en surface’, sans participation de tout l’être, davantage imposé par la volonté que venant d’un élan intime du cœur », a-t-il expliqué.
« Si l’amour mondain est un corps sans âme, l’amour religieux vécu de la sorte est une âme sans corps », a ajouté le prédicateur de la Maison pontificale.
« L’être humain n’est pas un ange, un pur esprit ; il est âme et corps substantiellement unis : tout ce qu’il fait, y compris aimer, doit refléter cette structure. Si la composante liée au temps et à la corporéité est systématiquement niée ou réprimée, le résultat sera double : ou l’on tient bon, péniblement, par sens du devoir, pour défendre sa propre image, ou l’on cherche des compensations plus ou moins licites, jusqu’aux cas si douloureux qui affligent actuellement l’Eglise. A l’origine de nombreuses déviations morales d’âmes consacrées, on ne peut pas l’ignorer, il y a une conception déformée et dénaturée de l’amour », a poursuivi le P. Cantalamessa.
Le prédicateur a expliqué que dans son encyclique « Deus caritas est », Benoît XVI « corrige l’image d’une foi qui ne touche le monde que de façon superficielle, sans y pénétrer, à travers l’utilisation de l’image évangélique du levain qui fait fermenter la pâte ; elle remplace l’idée d’un règne de Dieu venu ‘juger’ le monde, par celle d’un règne de Dieu venu ‘sauver’ le monde, en commençant par l’eros qui en est la force dominante ».
« La restauration de l’eros aide surtout les êtres humains amoureux et les époux chrétiens, en montrant la beauté et la dignité de l’amour qui les unit. Elle aide les jeunes à découvrir la fascination de l’autre sexe non pas comme une chose ambiguë, à vivre loin de Dieu, mais au contraire comme un don du Créateur pour leur joie, s’il est vécu dans l’ordre voulu par lui », a expliqué le P. Cantalamessa.
« Mais la restauration de l’eros doit nous aider, nous aussi, les consacrés, hommes et femmes », estime-t-il.
« Si eros signifie élan, désir, attraction, nous ne devons pas avoir peur des sentiments et encore moins les mépriser et les réprimer », a-t-il affirmé.
« C’est justement pour cela que Dieu nous a donné notre prochain à aimer ! », a-t-il ajouté, en invitant toutefois à « ne pas sauter un maillon décisif » car « avant le frère que l’on voit il y a un autre que l’on voit et touche aussi : le Dieu fait chair, c’est Jésus Christ ! »
« Le premier objet de notre eros, de notre quête, de notre désir, attraction, passion, doit être le Christ », a-t-il souligné, en reconnaissant qu’on « ne voit pas le Christ non plus, mais il est là ; il est ressuscité, il est vivant, il est à nos côtés ; sa présence est plus réelle que celle de l’époux le plus amoureux aux côtés de son épouse ».
Le prédicateur capucin a invité à « penser au Christ non comme à une personne du passé, mais comme au Seigneur ressuscité et vivant, avec qui je peux parler, que je peux aussi embrasser si je le désire, sûr que mon baiser ne finira pas sur le papier ou le bois d’un crucifix mais sur un visage et des lèvres de chair vivante (même si elle est spiritualisée), heureux de recevoir mon baiser ».
« La beauté et la plénitude de la vie consacrée dépendent de la qualité de notre amour pour le Christ. Il est le seul capable de protéger de la dispersion désordonnée de notre coeur, a affirmé le prédicateur de la Maison pontificale. Jésus est l’homme parfait ; il possède, à un degré infiniment supérieur, toutes les qualités et les attentions qu’un homme recherche chez une femme et une femme chez un homme ».
« Son amour ne nous soustrait pas nécessairement à l’appel des créatures et en particulier à l’attraction de l’autre sexe (ceci fait partie de notre nature qu’il a créée et qu’il ne veut pas détruire) ; il nous donne toutefois la force de vaincre ces attractions grâce à une attraction plus forte », a-t-il ajouté.

Gisèle Plantec

Jésus qui prie (P. Raniero Cantalamessa)

18 janvier, 2011

du site:

http://www.cantalamessa.org/fr/omelieView.php?id=118

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap

Jésus qui prie

Dimanche 29 juillet
C – 2007-07-29
 
Luc 11,1-13

L’Evangile du XVIIe dimanche du temps ordinaire commence par ces paroles : « Un jour, quelque part, Jésus était en prière. Quand il eut terminé, un de ses disciples lui demanda : ‘Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean Baptiste l’a appris à ses disciples’. Il leur répondit : ‘Quand vous priez, dites : Père, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne.’ ».

Le fait qu’il ait suffit aux disciples de voir Jésus prier, pour tomber amoureux de la prière et demander au Maître de leur enseigner à prier, nous aide à imaginer comment devenait le visage et toute la personne de Jésus lorsqu’il était plongé dans la prière. Jésus leur donne satisfaction, comme nous l’avons vu, en leur enseignant la prière du Notre Père.

Cette réflexion sur l’Evangile est encore une fois inspirée du livre du pape Benoît XVI sur Jésus. « Sans l’enracinement en Dieu, écrit le pape, la personne de Jésus reste fugitive, irréelle et inexplicable. C’est ce sur quoi se base mon livre : celui-ci considère Jésus à partir de sa communion avec le Père. C’est le véritable centre de sa personnalité ».

Les Evangiles justifient amplement ces affirmations. Personne ne peut donc nier, historiquement, que le Jésus des Evangiles vit et agit en faisant continuellement référence à son Père céleste, qu’il prie et enseigne à prier, qu’il fonde tout sur la foi en Dieu. Si l’on élimine cette dimension de Jésus des Evangiles, il ne reste absolument rien de lui.

Une conséquence fondamentale dérive de ce fait historique : il n’est pas possible de connaître le véritable Jésus si l’on fait abstraction de la foi, si on s’approche de lui en tant que non croyant ou athée déclaré. Je ne parle pas ici de la foi dans le Christ, en sa divinité (qui vient après), mais de la foi en Dieu, dans l’acception la plus courante du terme. De nombreux non croyants écrivent aujourd’hui sur Jésus, convaincus d’être ceux qui connaissent le véritable Jésus, et non l’Eglise, et non les croyants. Loin de moi (et je crois aussi du pape), l’idée que les non croyants n’ont pas le droit de s’intéresser à Jésus. Jésus est « patrimoine de l’humanité » et personne, pas même l’Eglise, n’a le monopole sur lui. Le fait que des non croyants également écrivent sur Jésus et se passionnent pour lui ne peut que nous réjouir.

Ce que je voudrais souligner, ce sont les conséquences d’un tel point de départ. Si l’on nie la foi en Dieu ou si l’on fait abstraction de cette foi, on n’élimine pas seulement la divinité, ou le Christ de la foi, mais aussi le Jésus historique tout court. L’homme Jésus ne se sauve même pas. Si Dieu n’existe pas, Jésus n’est qu’un pauvre naïf parmi tant d’autres, qui a prié, adoré, parlé avec son ombre ou la projection de son être, pour reprendre Feuerbach. Mais comment expliquer alors que la vie de cet homme ait « changé le monde » ? Ceci équivaudrait à dire que ce n’est pas la vérité et la raison qui ont changé le monde mais l’illusion et l’irrationalité. Comment expliquer que cet homme continue, après deux mille ans, à interpeller les esprits comme personne d’autre ? Tout cela peut-il être le fruit d’une équivoque, d’une illusion ?

Il n’y a qu’une seule issue à ce dilemme et il faut reconnaître la cohérence de ceux qui (souvent dans le cadre du « Séminaire sur Jésus » californien), se sont engagés sur cette voie. Selon eux, Jésus n’était pas un croyant juif ; il était au fond un philosophe qui avait le style des cyniques ; Il n’a pas prêché un royaume de Dieu, ni une fin du monde prochaine ; il n’a fait que prononcer des maximes sages dans le style d’un maître Zen. Son but était de redonner aux hommes la conscience de soi, les convaincre qu’ils n’avaient besoin ni de lui ni d’un autre dieu, car ils portaient en eux-mêmes une étincelle divine. Il s’agit – quel hasard – de ce que prêche le New Age depuis des décennies !

Le pape a vu juste : sans l’enracinement en Dieu, la figure de Jésus reste fugitive, irréelle, j’ajouterais contradictoire. Je ne crois pas que ceci signifie que seul celui qui adhère intérieurement au christianisme peut comprendre quelque chose, mais cela devrait certes mettre en garde contre le fait de croire que l’on ne peut faire des affirmations objectives sur lui, que si l’on se place à l’extérieur, en dehors des dogmes de l’Eglise.
 

Troisième prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa: « TOUJOURS PRÊTS À RENDRE RAISON DE L’ESPRIT QUI EST EN NOUS »

21 décembre, 2010

du site:

http://www.zenit.org/article-26437?l=french

Troisième prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa

En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

 ROME, Dimanche 19 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la troisième prédication de l’Avent prononcée vendredi 17 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Troisième prédication de l’Avent

« TOUJOURS PRÊTS À RENDRE RAISON DE L’ESPRIT QUI EST EN NOUS »

(1 P 3,15)

La réponse chrétienne au rationalisme

1. La raison usurpatrice
Le troisième obstacle qui rend une si grande partie de la culture moderne « réfractaire » à l’Evangile, est le rationalisme. Nous l’aborderons dans cette dernière méditation de l’Avent.
Le cardinal, aujourd’hui bienheureux, John Henry Newman nous a laissé un discours mémorable, prononcé le 11 décembre 1831, à l’université d’Oxford, intitulé « Les usurpations de la raison », l’usurpation, ou la prévarication, de la raison. Ce titre contient déjà en soi la définition de ce qu’on entend par rationalisme1. Dans une note en commentaire de ce discours, écrite dans la préface à sa troisième édition de 1871, l’auteur explique ce qu’il entend par cette expression. Par usurpation de la raison – dit-il – on entend un « certain abus populaire de cette faculté, c’est-à-dire quand elle s’occupe de religion, sans une connaissance intime et adéquate du sujet, ou sans utiliser les principes premiers qui lui sont propres. Cette prétendue ‘raison’ est appelée dans l’Ecriture ‘la sagesse du monde’ ; autrement dit, le raisonnement sur la religion fondé sur des maximes séculières, qui lui sont intrinsèquement étrangères »2.
Dans un autre de ses Sermons universitaires, « Comparaison entre foi et raison », Newman illustre pourquoi la raison ne peut être l’ultime juge en matière de religion et de foi, en utilisant l’analogie avec la conscience.
« Personne ne dira que la conscience est opposée à la raison, ni que ses injonctions ne peuvent être faites sous forme d’argumentation ; toutefois, qui voudra à partir de là prétendre que la conscience n’est pas un principe originel, mais que pour agir elle doit dépendre de processus préalables de la Raison ? La Raison analyse les fondements et les motifs de l’action, mais elle ne constitue pas le motif en soi. De même que la conscience est un simple élément de notre nature, mais que ses opérations admettent d’être contrôlées et scrutées par la Raison, de même la foi peut être connaissable et ses actes peuvent être justifiés par la Raison, sans pour autant en dépendre vraiment [...].Quand on dit que l’Evangile exige une foi rationnelle, on veut simplement dire que la Foi est conforme à la Raison dans l’abstrait, non qu’elle en émane en réalité »3.
Une seconde comparaison, cette fois avec l’art. « Le critique d’art – écrit-il – évalue ce qu’il n’est pas capable lui-même de créer ; de même la raison peut donner son approbation à l’acte de foi, sans pour autant être la source d’où émane la foi »4.
L’analyse de Newman est à certains égards nouvelle et originale ; elle met en lumière la tendance, en quelque sorte impérialiste, de la raison à soumettre tous les aspects de la réalité à ses propres principes. Mais on peut considérer le rationalisme également d’un autre point de vue, étroitement lié au précédent. Pour rester dans la métaphore politique employée par Newman, on pourrait le définir comme l’attitude d’isolationnisme, d’enfermement sur soi de la raison. Celle-ci ne consiste pas tant à envahir les autres domaines, qu’à refuser d’admettre l’existence d’un autre domaine en dehors du sien. Autrement dit, dans le refus qu’il puisse exister une quelconque vérité en dehors de celle qui passe par la raison humaine.
Sous cet aspect, il rationalisme n’est pas né avec les Lumières, même si ce mouvement lui a imprimé une accélération dont les effets se font sentir encore. Il s’agit d’une tendance à laquelle la foi s’est heurtée depuis toujours. Non seulement la foi chrétienne, mais aussi la foi juive et islamique, du moins au Moyen-Age, ont connu ce défi.
Contre cette prétention d’absolutisme de la raison, à toutes les époques s’est élevée la voix non seulement d’hommes de foi, mais aussi de défenseurs actifs de la raison, philosophes et scientifiques. « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent »5. A l’instant même où la raison reconnaît ses limites, elle les franchit et les dépasse. C’est par la raison que se produit cette reconnaissance, qui constitue donc un acte délicieusement rationnel. Elle est, littéralement, une « sage ignorance »6. Qui ignore « en connaissance de cause », qui sait qu’elle ignore.
On doit donc dire que celui qui ne reconnait pas cette capacité à se dépasser pose une limite à la raison et l’humilie. « Jusqu’ici – a écrit Kierkegaard – on a toujours parlé de la sorte : ‘Dire qu’on ne peut pas comprendre telle ou telle chose ne satisfait pas la science qui veut comprendre’. Là est l’erreur. On doit dire justement le contraire : si la science ne veut pas reconnaître qu’il y a quelque chose qu’elle ne peut pas comprendre, ou – de façon plus précise encore – quelque chose dont clairement elle peut comprendre qu’elle ne peut pas comprendre’, alors c’est le monde à l’envers. Il appartient donc à la connaissance humaine de comprendre qu’il y a une infinité de choses, et lesquelles, qu’elle ne peut pas comprendre »7.

2. Foi et sens du Sacré
Il faut s’attendre à ce que ce type de contestation réciproque entre foi et raison continue dans le futur. Inévitablement, chaque époque refera le chemin pour son propre compte, mais les rationalistes ne convertiront pas avec leurs arguments les croyants, ni les croyants les rationalistes. Il faut trouver une voie pour briser ce cercle et libérer la foi de cet asservissement. Dans tout ce débat entre raison et foi, c’est la raison qui impose son choix et contraint la foi, en quelque sorte, à jouer hors de son domaine et sur la défensive.
Le cardinal Newman en avait bien conscience, lui qui dans un autre de ses discours universitaires met en garde contre le risque d’une mondanisation de la foi dans son désir de courir derrière la raison. Il déclare comprendre, même s’il ne peut l’accepter fondamentalement, les arguments de ceux qui sont tentés de décrocher complètement la foi de l’étude rationnelle, quand « des antagonismes et des divisions sont suscitées par les argumentations et les controverses, l’orgueilleuse confiance en soi qui est favorisée par la force du pouvoir de raisonnement, le laxisme de l’opinion qui accompagne souvent l’étude des preuves, la froideur, le formalisme, l’esprit séculier et matérialiste  ; et quand, d’un autre côté, ils se remémorent que l’Ecriture parle de la religion comme d’une vie divine, enracinée dans les affections et qui se manifeste par des grâces spirituelles »8.
Dans toutes les interventions de Newman sur le rapport entre raison et foi, qui ne faisait alors pas moins l’objet de débats qu’aujourd’hui, on trouve cette mise en garde : on ne peut pas combattre le rationalisme par un autre rationalisme, même de marque contraire. Il faut donc trouver une autre voie qui ne cherche pas à remplacer celle de la défense rationnelle de la foi, mais du moins s’en rapproche, ne serait-ce que parce que les destinataires de l’annonce chrétienne ne sont pas seulement des intellectuels, capables de s’impliquer dans ce type de confrontation, mais également la masse des gens que celle-ci indiffère et qui se montrent plus sensibles à d’autres arguments.
Pascal proposait la voie du cœur : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connait point »9 ; les romantiques (par exemple Schleiermacher), celle du sentiment. Il nous reste, je pense, une voie à fouiller : celle de l’expérience et du témoignage. Je ne veux pas parler ici de l’expérience personnelle, subjective, de la foi, mais d’une expérience universelle et objective que nous puissions faire valoir vis-à-vis des personnes encore étrangères à la foi. Cette dernière ne nous conduit pas à la plénitude de la foi, celle qui sauve : la foi en Jésus-Christ mort et ressuscité, mais elle peut nous aider à créer les conditions préalables pour y parvenir, qui sont l’ouverture au mystère, la perception de quelque chose qui surpasse le monde et la raison.
L’apport le plus remarquable de la phénoménologie moderne de la religion à la foi, surtout dans la forme que celle-ci revêt dans l’ouvrage classique de Rudolph Otto « Le Sacré »10, est d’avoir montré que l’affirmation traditionnelle, à savoir qu’il y a quelque chose que la raison n’explique pas, n’est pas un postulat théorique ou de foi, mais une donnée primordiale.
Il existe un sentiment qui accompagne l’humanité depuis ses débuts et qui est présent dans toutes les religions et les cultures : l’auteur la dénomme le sentiment du numineux. Il s’agit d’un concept fondamental, irréductible à tout autre sentiment ou expérience humaine ; il fait frissonner l’homme quand, dans une circonstance extérieure ou intérieure, il se trouve face à la révélation du mystère à la fois « terrifiant et fascinant » du surnaturel.
Otto désigne l’objet de cette expérience par l’adjectif « irrationnel », ou non rationnel, (l’ouvrage porte en sous-titre « L’Élément non rationnel dans l’idée de divin et sa relation avec le rationnel ») ; mais toute l’œuvre démontre que le sens qu’il confère au terme « irrationnel » n’est pas celui de « contraire à la raison », mais de « hors de la religion », de non traduisible en termes rationnels. Le numineux se manifeste à des degrés divers de pureté : du stade le plus brut qui est la réaction inquiétante suscitée par les histoires d’esprits et de spectres, au stade le plus pur qui est la manifestation de la sainteté de Dieu – le Qadosh biblique -, comme dans la célèbre scène de la vocation d’Isaïe (Is 6, 1 ss).
S’il en est ainsi, la ré-évangélisation du monde sécularisé passe aussi par une récupération du sens du sacré. Le terrain de culture du rationalisme – sa cause et en même temps son effet – est la perte du sens du sacré, il faut donc que l’Eglise aide les hommes à remonter la pente et à redécouvrir la présence et la beauté du sacré dans le monde. L’effrayante pénurie du Sacré, a dit Charles Péguy, est la marque profonde du monde moderne. On le note dans tous les aspects de la vie, mais plus particulièrement dans l’art, dans la littérature et dans le langage de tous les jours. Pour de nombreux auteurs, être défini « désacralisant » n’est plus une offense, mais un compliment.
La Bible est accusée parfois d’avoir « désacralisé » le monde en ayant chassé nymphes et divinités des montagnes, des mers et des forêts, et d’en avoir fait de simples créatures au service de l’homme. C’est vrai, mais c’est justement en les dépouillant de cette fausse prétention d’être eux-mêmes des divinités, que l’Ecriture les a restitués à leur nature authentique de « signe » du divin. C’est l’idolâtrie des créatures que la Bible combat, non leur sacralité.
Ainsi « sécularisé », le créé a encore plus le pouvoir de provoquer l’expérience du numineux et du divin. A mon sens, la célèbre déclaration de Kant, représentant le plus illustre du rationalisme philosophique, porte la marque de ce genre d’expérience :
« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. [...].La première commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. »11.
Un scientifique toujours en vie, Francis Collins, nommé depuis peu à l’académie pontificale, dans son livre « The Language of God » (Le langage de Dieu), décrit ainsi le moment de son retour à la foi : « Par une belle journée d’automne, alors que je faisais une randonnée dans les ‘Cascade Mountains’ – ma première excursion à l’ouest du Mississippi – la majesté et la beauté de la création de Dieu ont fait céder ma résistance. Je savais que ma recherche était terminée. Le lendemain matin, je me suis agenouillé dans l’herbe recouverte de rosée au lever du soleil et je me suis abandonné entre les mains de Jésus Christ »12.
Les merveilleuses découvertes mêmes de la science et de la technique, plutôt que de porter au désenchantement, peuvent devenir des occasions d’émerveillement et d’expérience du divin. Le même Francis Collins, qui fut à la tête de l’équipe qui conduisit à cette découverte, a déclaré que, grâce à cette foi retrouvée, le moment de la découverte du génome humain fut, à la fois «  une expérience d’exaltation scientifique et d’adoration religieuse ». Parmi les merveilles de la création, rien n’est plus merveilleux que l’homme et, dans l’homme, son intelligence créée par Dieu.
La science désespère désormais d’atteindre une limite extrême dans l’exploration de l’infiniment grand qu’est l’univers et dans l’exploration de l’infiniment petit que sont les particules subatomiques. Certains font de ces « disproportions » un argument en faveur de l’inexistence d’un Créateur et de l’insignifiance de l’homme. Pour le croyant, elles sont le signe par excellence, non seulement de l’existence, mais aussi des attributs de Dieu : l’immensité de l’univers est signe de son infinie grandeur et transcendance, la petitesse de l’atome, de son immanence et de l’humilité de son incarnation, qui l’a conduit à se faire petit enfant dans le sein d’une mère et minuscule morceau de pain dans les mains du prêtre.
De même, dans la vie humaine de tous les jours, les occasions ne manquent pas de pouvoir faire l’expérience d’une  »autre » dimension : tomber amoureux, la naissance du premier enfant, une grande joie. Il faut aider les personnes à ouvrir les yeux et à retrouver la faculté de s’étonner. Selon un dicton attribué à Jésus en dehors des évangiles, « Celui qui s’étonne, règnera »13. Dans son roman « Les frères Karamazov », Dostoïevski rapporte les paroles que le starets Zosime, toujours officier de l’armée, adresse aux personnes présentes au moment où, foudroyé par la grâce, il renonce à se battre en duel avec son adversaire : « Messieurs, regardez les œuvres de Dieu : le ciel est clair, l’air pur, l’herbe tendre, les oiseaux chantent dans la nature magnifique et innocente ; seuls, nous autres, impies et stupides ne comprenons pas que la vie est un paradis, nous n’aurions qu’à vouloir le comprendre pour le voir apparaître dans toute sa beauté, et nous nous étreindrions alors en pleurant »14. Voici un sens authentique de la sacralité du monde et de la vie !

3. Besoin de témoignages
Quand l’expérience du sacré et du divin vous tombe dessus à l’improviste, de façon inattendue, qu’elle est accueillie et cultivée, elle devient une expérience subjective vécue. On a ainsi les « témoins » de Dieu que sont les saints et, d’une façon toute particulière, une catégorie d’entre eux, les mystiques.
Les mystiques, selon une célèbre définition de Denys l’Aréopagite, sont ceux qui ont « souffert Dieu »15, c’est-à-dire qui ont expérimenté et vécu le divin. Ils sont, pour le reste de l’humanité, comme les explorateurs qui entrèrent les premiers, en cachette, dans la Terre promise et revinrent sur leurs pas pour raconter ce qu’ils avaient vu – « une terre ruisselante de lait et de miel » -, exhortant tout le peuple à traverser le Jourdain (Nb 14,6-9). C’est par eux que parviennent jusqu’à nous, dans cette vie, les premières lueurs de la vie éternelle.
Quand on lit leurs écrits, comme elles nous apparaissent lointaines et même naïves les plus subtiles argumentations des athées et des rationalistes ! Vis-à-vis de ces derniers, surgit en nous un sentiment d’étonnement et même de peine, comme devant quelqu’un qui parle de choses que manifestement il ne connait pas. Comme celui qui croit découvrir des erreurs continuelles de grammaire chez un interlocuteur, sans se rendre compte que celui-ci est tout simplement en train de parler une langue que, lui, ne connait pas. Mais on ne perçoit aucune envie de commencer à les réfuter, tant même les paroles dites pour la défense de Dieu apparaissent, à ce moment-là, vides et hors de propos.
Les mystiques sont, par excellence, ceux qui ont découvert que Dieu « existe » ; ou plutôt, que Lui seul existe vraiment et qu’Il est infiniment plus réel que ce qu’ils ont coutume de nommer réalité. C’est précisément lors d’une de ces rencontres qu’une disciple du philosophe Husserl, juive et athée convaincue, découvrit une nuit le Dieu vivant. Je veux parler d’Edith Stein, aujourd’hui sainte Thérèse Bénédicte de la Croix. Elle était l’hôte d’amis chrétiens et un soir où ils avaient dû s’absenter, restée seule à la maison et ne sachant que faire, elle choisit au hasard un livre sur un rayon de la bibliothèque et se mit à lire. C’était une autobiographie de sainte Thérèse d’Avila. Elle prolongea sa lecture toute la nuit. Parvenue à la fin, elle s’exclama simplement : « Ceci est la vérité ! ». Au petit jour, elle alla en ville acheter un catéchisme catholique et un bréviaire et, après les avoir étudiés, elle se rendit dans une église proche et demanda le baptême au prêtre.
J’ai fait, moi aussi, une petite expérience du pouvoir qu’ont les mystiques à vous faire toucher du doigt le surnaturel. C’était l’année où on discutait beaucoup sur le livre d’un théologien intitulé « Dieu existe-t-il ? » (« Existiert Gott ? ») ; mais, parvenus à la fin de la lecture, bien peu étaient prêts à changer le point d’interrogation par un point d’exclamation. En me rendant à un congrès j’ai pris avec moi le livre des écrits de la Bienheureuse Angela da Foligno que je ne connaissais pas encore. J’en restai littéralement ébloui ; je l’ai emporté aux conférences, je le rouvrais à tout moment et, pour finir, je l’ai refermé, en me disant : « Si Dieu existe ? Non seulement il existe, mais il est réellement un feu dévorant ! »
Une certaine mode littéraire a, hélas, réussi à neutraliser jusqu’à la « preuve » vivante de l’existence de Dieu que sont les mystiques. Pour cela, elle a employé une méthode très curieuse : en n’en réduisant pas le nombre, mais en l’augmentant, en ne restreignant pas le phénomène, mais en le dilatant démesurément. Je veux parler de ceux qui, passant en revue les mystiques, dans des anthologies de leurs écrits, ou dans une histoire de la mystique, les placent côte à côte, comme relevant d’un même genre de phénomènes  : saint Jean de la Croix et Nostradamus, saints et personnages excentriques, mystique chrétienne et Kabbale médiévale, hermétisme, théosophisme, formes de panthéisme et même l’alchimie. Les véritables mystiques sont autre chose et l’Eglise a raison de se montrer aussi rigoureuse dans son jugement sur eux.
Le théologien Karl Rahner, reprenant, semble-t-il, une phrase de Raimondo Pannikar, a affirmé : « Le chrétien de demain sera un mystique, ou ne sera pas ». Il voulait dire par là que, dans le futur, ce qui maintiendra vivante la foi sera le témoignage de personnes ayant une profonde expérience de Dieu, plus que la démonstration de sa plausibilité rationnelle. Paul VI, fondamentalement, ne disait pas autre chose quand il affirmait dans Evangelii nuntiandi (nr.41) : «  L’homme moderne écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s’il écoute les maîtres, il le fait parce que ce sont des témoins ».
Quand l’apôtre Pierre recommandait aux chrétiens d’être prêts à « donner raison de l’espérance qui est en eux » (1 P 3,15), assurément, d’après le contexte, il ne voulait pas parler des raisons spéculatives ou dialectiques, mais des raisons pratiques, autrement dit de leur expérience du Christ, associée au témoignage apostolique qui la garantissait. Dans un commentaire de ce texte, le cardinal Newman parle de « raisons implicites », qui sont, pour le croyant, plus intimement convaincantes que les raisons explicites ou argumentatives16.

4. Un sursaut de foi à Noël
Nous arrivons ainsi à la conclusion pratique, qui est ce qui nous intéresse le plus dans une méditation comme celle-ci. Il n’y a pas que les non croyants et les rationalistes qui ont besoin d’irruptions spontanées du surnaturel dans leur vie, pour découvrir la foi ; nous en avons besoin nous aussi, les croyants, pour raviver notre foi. Le risque majeur que courent les personnes religieuses est celui de réduire la foi à une séquence de rites et de formules, répétées peut-être de manière scrupuleuse, mais mécanique et sans une participation profonde de tout leur être. « Ce peuple est près de moi en paroles et me glorifie de ses lèvres, mais son coeur est loin de moi et sa crainte n’est qu’un commandement humain, une leçon apprise » (cf. Is 29, 13).
Noël peut être une occasion privilégiée pour avoir ce sursaut de foi. C’est la suprême « théophanie » de Dieu, la plus haute « manifestation du Sacré ». Le phénomène de la sécularisation est malheureusement en train de dépouiller cette fête de son caractère de « grand mystère » – c’est-à-dire qui conduit à la crainte et à l’adoration – pour le réduire à son seul aspect de « mystère fascinant ». Fascinant, qui plus est, au sens uniquement naturel, et non surnaturel : une fête des valeurs familiales, de l’hiver, de l’arbre, des rennes et du Père Noël. Dans certains pays on essaie même de remplacer le nom de Noël par « fête de la lumière ». Il y a peu d’occasions où la sécularisation est aussi visible qu’à Noël. Pour moi, le caractère « numineux » de Noël est lié à un souvenir. J’assistais un jour à la Messe de minuit présidée par Jean-Paul II à Saint-Pierre. Vint le moment du chant de Calendes, c’est-à-dire la proclamation solennelle de la naissance du Sauveur, présent dans l’antique Martyrologe et réintroduit dans la liturgie de Noël après Vatican II :

« Plusieurs siècles après la création du monde…
Treize siècles après la sortie d’Egypte…
En l’an 752 de la fondation de Rome…
En la quarante-deuxième année de l’empire de César Auguste,

Le Christ Jésus, Dieu éternel et Fils du Père éternel, ayant été conçu par l’œuvre du Saint Esprit, naît, neuf mois plus tard, à Bethléem de Judée de la Vierge Marie, fait homme  ».
A ces derniers mots, j’éprouvai ce que l’on appelle « l’onction de la foi » : une soudaine clarté intérieure, qui – je me souviens – me faisait penser au fond de moi-même : « C’est vrai ! Tout ce qui a été chanté est vrai ! Ce ne sont pas seulement des mots. L’éternel entre dans le temps. Le dernier événement de la série a rompu la série ; il a créé un « avant » et un « après » irréversible ; ce qui s’était accompli dans le temps et qui avant se produisait en relation avec différents événements (telles olympiades, le règne d’un tel), se produit désormais en relation avec un événement unique ». L’émotion me saisit soudain tout entier et je fus incapable de dire autre chose que : « Merci, Très Sainte Trinité, et merci aussi à toi, Sainte Mère de Dieu ! ».
Trouver des espaces de silence aide beaucoup pour faire de Noël l’occasion d’un sursaut de foi. La liturgie enveloppe la naissance de Jésus dans le silence : « Dum medium silentium tenerent omnia », alors qu’autour, tout était silencieux. « Stille Nacht », nuit de silence : c’est ainsi qu’est appelé Noël dans le chant de Noël le plus diffusé et le plus apprécié. A Noël nous devrions faire comme si l’invitation du Psaume nous était adressée à nous personnellement : « Arrêtez, sachez que je suis Dieu » (cf. Ps 46, 10).
La Mère de Dieu est le modèle parfait de ce silence de Noël : « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son coeur » (Lc 2, 19). Le silence de Marie à Noël est plus que le simple fait de ne pas parler ; c’est un émerveillement, une adoration ; c’est un « silence religieux », être submergé par la réalité. L’interprétation la plus exacte du silence de Marie est celle des antiques icônes byzantines où la Mère de Dieu nous apparaît immobile, le regard fixe, les yeux grand ouverts, comme celui qui a vu des choses qu’on ne peut exprimer avec des mots. Marie a été la première à élever vers Dieu ce que saint Grégoire de Naziance appelle un « hymne de silence »17.
Celui qui vit vraiment Noël, c’est celui qui est capable, aujourd’hui, plusieurs siècles après, de faire ce qu’il aurait fait s’il avait été présent ce jour-là. Celui qui fait ce que Marie nous a enseigné : qui s’agenouille, adore et se tait !

Traduit de l’italien par Zenit
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1 J.H. Newman, Oxford University Sermons, London 1900, pp.54-74 ; trad. Ital. di L. Chitarin, Bologna, Edizioni Studio Domenicano, 2004, pp. 465-481.
2 Ib.p. XV (trad. ital. Cit. p.726).
3 Ib., p. 183 (trad. ital. Cit. p.575).
4 Ibidem.
5 B.Pascal, Pensieri 267 Br.
6 S. Augustino, Epist. 130,28 (PL 33, 505).
7 S. Kierkegaard, JournalVIII A 11.
8 Newman, op. cit., p. 262 (trad. ital. cit., p. 640 s).
9 B. Pascal, Pensées, n.146 (ed. Br. N. 277).
10 R. Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und seine Verhältnis zum Rationalem, 1917. ( Trad. ital. di E. Bonaiuti, Il Sacro, Milano, Feltrinelli 1966).
11 I. Kant, Critica della ragion pratica, Laterza, Bari, 1974, p. 197.
12 F. Collins, The Language of God. A Scientist Presents Evidence for Belief, Free Press 2006, pp. 219 e 255.
13 In Clemente Alessandrino, Stromati, 2, 9).
14 F. Dostoïeski, Les frères Karamazov
15 Dionigi Areopagita, Nomi divini II,9 (PG 3, 648) (« pati divina »).
16 Cf. Newman, « Implicit and Explicit Reason », in University Sermons, XIII, cit., pp. 251-277
17 S. Gregorio Nazianzeno, Carmi, XXIX (PG 37, 507).

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