Archive pour la catégorie 'Biblique: Nouveau Testament'

Es-tu celui qui doit venir ? (par Jean Lévêque)

15 décembre, 2010

du site:

http://j.leveque-ocd.pagesperso-orange.fr/matthieu/venturus.htm

Es-tu celui qui doit venir ?

Mt 11,2-15

par Jean Lévêque

L’Évangile de Jésus est-il encore capable de parler à nos contemporains, ou faut-il inventer une autre parole ? Le style d’action de Jésus, celui des Béatitudes, peut-il encore sauver le monde, ou faut-il proposer autre chose?
Ces questions, Jean le Baptiste se les est posées, en constatant à quel point la manière de Jésus différait de la sienne. Il a connu, lui aussi, une rude épreuve de la foi, une incertitude telle qu’il a fait poser à Jésus, par ses propres disciples, la question décisive : »Es-tu Celui qui doit venir (le Messie attendu par Israël), ou devons-nous en attendre un autre? »
Nul mieux que lui n’avait senti les aspirations de son temps, cet extraordinaire désir de liberté, de propreté, d’authenticité, qui soulevait le peuple juif. Les temps étaient durs, à cette époque aussi, pour tous ceux qui se voulaient fidèles.
Il y avait les Romains, c’est-à-dire la paix par la force, donc la paix sur un volcan. I1 y avait la propagande officielle pour les dieux de l’Empire. Il y avait la toute-puissance des circuits commerciaux de l’occupant, et les plaisirs faciles d’une civilisation déjà décadente.
Jean, pour toute réponse, est parti au désert Pas très loin des grandes villes, mais en plein désert. Et les gens, par centaines, sont venus le trouver, lui l’ascète, l’homme au cœur taillé à coups de serpe !
            Alors ils ont. entendu une parole étrange, inattendue, plus révolutionnaire que tous les cris de révolte : »Repentez-vous, car le règne de Dieu est proche! »
Jean était l’homme d’une seule idée, d’une seule passion : »Dieu ne pactise pas avec le péché ». Il l’a dit sur les bords du Jourdain aux gens du peuple, aux soldats, aux fonctionnaires. Il l’a dit dans le palais d’Hérode : » Tu n’as pas le droit d’avoir la femme de ton frère ! »; et il s’est retrouvé en prison. Mais après tout, que lui importait, puisqu’il avait pu reconnaître le Messie, celui qu’on attendait, et l’avait désigné à ses partisans : »le voilà, celui qui va enlever le péché du monde ».
Il avait eu la grandeur d’âme de passer le relais à Jésus: »il faut qu’Il croisse et que je diminue! »; et voilà que, dans sa prison, il entend parler des œuvres du Christ, de sa prédication, de son style très particulier. Jean jeûnait : Jésus mange et boit avec tout le monde, même avec les pécheurs. Jean avait prédit un grand coup de balai, »un grand coup de cognée à la racine de l’arbre ». Jean avait annoncé : attention, le grain va être vanné, et la menue paille, celle qui ne fait pas le poids, sera dispersée au grand vent ! et voilà que Jésus refuse le style d’un messie guerrier et nationaliste et qu’il prêche la tendresse de Dieu ; voilà que Jésus, au lieu de soulever les masses, prend le temps de rencontrer chacun, chacune, comme un être irremplaçable; voilà que le Messie tourne le dos à toute libération par la force brutale et montre l’essentiel : Dieu venant à la rencontre de l’homme.
Jean ne s’y reconnaît plus, et, dans sa prison où il va être décapité, il lui vient l’idée lancinante qu’il a travaillé pour rien, que son œuvre est trahie; et il a peur d’être désavoué : » Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? »
Jésus répond par des faits, et par une citation de l’Ecriture. »Relis Isaïe, Jean, tu y verras ceci : » Alors se dessilleront les yeux des aveugles, s’ouvriront les oreilles des sourds. Le boiteux grimpera comme un cerf et la langue du muet poussera des cris de joie ». Et Jésus d’ajouter, citant encore Isaïe : » La bonne nouvelle est annoncée aux pauvres ». Heureux celui qui ne trouvera pas en moi une occasion de chute. Heureux, Jean, celui qui ne butera pas, obstinément, contre la nouveauté que je lui apporte! »                                                 
 Voilà le drame de l’espérance que nous vivons, à notre tour, aujourd’hui : nous savons, par la foi, qu’en Jésus Dieu nous a tout donné, le pardon, un chemin de vie, l’espérance de la gloire, et quand, dans la prière, nous rejoignons le Christ, nous lui redisons,loyalement, « Seigneur, à qui irions-nous ? » Tu as les paroles de la vie éternelle, toi et personne d’autre ! Nous voyons vraiment en lui la Tête du Corps qu’est l’Église , mais la manière dont grandit son Corps sur la terre nous déconcerte parfois, et nous déçoit souvent
Nous voudrions une Église rayonnante : nous la voyons inquiète et minoritaire.
Nous l’aimerions sans rides : et elle est prise, elle aussi, dans les remous de l’histoire.
Nous la souhaiterions hardie : or elle avance au pas des pécheurs que nous sommes.
Est-ce l’Église que tu voulais, Seigneur, ou devons-nous en attendre une autre ? Il n’y a pas d’autre Christ ; il n’y aura pas d’autre Église. Le salut est là, offert par Dieu en visage d’homme, en langage d’hommes. Mais Dieu nous surprend toujours par sa merveilleuse obstination à passer par l’histoire, à œuvrer dans l’histoire.
Il nous faut accepter que le Christ ne vienne pas seulement pour bénir nos initiatives, qu’il ne soit pas  seulement la conclusion de nos raisonnements, et ne parle pas forcément dans le sens de nos certitudes. Il vient chez nous avec une parole toute nouvelle, qui commente notre histoire, qui l’éclaire, lui donne sens et l’oriente définitivement. Aujourd’hui comme au temps du Baptiste, nous ne pouvons comprendre ce que le Christ fait dans le monde ou en nous que sur la base de sa parole.
Il nous faut croire que le Christ est l’avenir absolu du monde, même si son message ne nous met pas dans le monde en position de force, car la position du chrétien dans ce monde est celle du service, qui est l’avenir de notre communauté, même s’il faut pour cela traverser le désert.
Il nous faut redire avec conviction que le Christ, aujourd’hui encore, est « force de salut » pour tout homme et pour le monde en marche, même si sa force ouvre un chemin de douceur et de pardon. Mais le monde attend un signe visible de cette présence du Christ, et ce signe, ce sera notre unité et le réalisme de notre action. Le signe que le Christ est venu et qu’il vient, c’est qu’on s’occupe de tous les pauvres pour leur porter une bonne nouvelle de joie, c’est que la maladie et la souffrance reculent, c’est que la lumière est proposée à tous ceux qui tâtonnent, c’est que toutes les barrières sont abaissées, celles des nations comme celles des classes sociales, et que tous les chrétiens, indistinctement, se retrouvent frères autour de la même Eucharistie.

Il est bon pour nous que Dieu soit toujours autre, même quand il se fait tout proche, que Dieu reste libre, pour être le garant de notre liberté.
Il est Celui qui vient, librement, souverainement, divinement. Nous le guettons ici, il viendra par là.
Et c’est par-là qu’est le salut.

Le don de Sagesse : « O immensité profonde des richesses de Dieu ! » (Rm XI, 33)

20 octobre, 2010

du site:

http://www.foi-et-contemplation.net/themes/Esprit-Saint/Saint-Esprit-Vie-Chretienne-don-sagesse.php

Le Saint-Esprit dans la Vie Chrétienne

Chapitre XIII
Le don de Sagesse

« O immensité profonde des richesses de Dieu ! »
(Rom., XI, 33.)

I. – Point de départ

Avant de pénétrer, dans la suprême région accessible sur terre à notre intelligence guidée, poussée par le Saint-Esprit avant de parler du don de Sagesse qui fait entrer définitivement dans les profondeurs de Dieu, remettons-nous dans l’état d’esprit où nous établit l’inspiration des dons de science et d’Intelligence. C’est la foi, « fides », mais non plus la simple vertu de foi, c’est la foi perfectionnée par un fruit spécial du don d’Intelligence que nous appelons aussi du nom de foi. L’exercice habituel de ce don de lumière amène la vertu de foi à sa perfection dernière et heureuse. Cette perfection est un fruit savoureux qui donne à l’âme de jouir de la divine certitude. Ce fruit est donc foi par excellence, foi ferme, bien éclairée, qui n’a plus ce mouvement de va-et-vient du début, mais qui se porte vers son objet avec un consentement rempli de lumière. L’obscurité de la foi, sous l’action de Dieu, est traversée par des éclairs et, à ce degré, la nuit est une véritable illumination, tant il y règne de délices (Ps. 138, 11.). Car, par cette foi, l’âme a senti, fixé Dieu à travers les créatures et la révélation où Il rayonne. Cette foi est une mer de délices pour la charité. Guidée par une foi qui ne cherche plus, mais dont la nuit est remplie des illuminations des dons de Science et d’Intelligence, la charité se sent à son aise. Les saints chez qui ces dons se développent sont dans l’oraison de recueillement et de quiétude. L’âme n’est plus tourmentée par les créatures; elle voit, par cette science, sa petitesse et son péché, et elle s’en détourne. A travers elle-même, elle voit Dieu et remonte jusqu’à Lui. De ce premier chef, la foi est devenue joyeuse, lucide; elle est libérée du fardeau des créatures. Par le don d’Intelligence, elle s’élance dans le monde des révélations divines, débarrassée des nuages de l’imagination gênante pour fixer Dieu qui est esprit, délivrée des erreurs de l’amour-propre; elle pénètre le sens des mystères de la religion, à fond, par un sentiment du cœur qui est une lumière, un goût divin dans lequel passe la lumière du Saint-Esprit : état heureux pour la foi qui expérimente ces choses.
Cette illumination de la nuit de la foi ne va pas, nous l’avons dit, sans des arrachements pénibles. Il faut renoncer à des habitudes chères; à la lumière de nos yeux. C’est la nuit des sens, condamnés à rester silencieux, eux si vivants ! La nuit de l’esprit, condamné à ne plus raisonner, lui si raisonneur ! Malgré ces arrachements, la lumière du Saint-Esprit se fait. Ainsi, le vent enlève les nuages et le soleil apparaît. C’est au milieu des peines de l’âme que se produit l’entrée de la divine lumière. L’âme est bienheureuse de se sentir en contact avec son vrai Dieu; heureuse dans sa charité qui, appuyée sur la grâce du Christ et illuminée par les dons de Science et d’Intelligence, est inclinée à croire fermement et dans une parfaite certitude.

II. – Nécessité du don de Sagesse

Est-ce le dernier terme de notre vie contemplative, de notre vie d’amour sur terre ? Non. Malgré ces lumières, la charité éprouve encore un besoin. Saint Paul nous en donne la raison : « La charité ne meurt pas (I Cor., XIII, 8.). » La foi et l’espérance s’évanouiront à notre entrée au ciel. Pas plus que notre âme qui est immortelle, la charité, qui a son siège en elle, ne disparaîtra. Il faut que la foi disparaisse par la vision, l’espérance par la possession; la charité est aussi réelle dans l’absence de l’objet aimé que dans la possession.
C’est la même âme avec le même amour qui aime Dieu sur la terre et qui l’aimera au ciel. Une seule chose est changée: ici-bas la charité est guidée par la lumière de la foi; dans le ciel, elle est guidée par la claire vision. Différence considérable au point de vue de la connaissance de Dieu, mais c’est la même charité : dans le ciel, charité exaltée, consommée; ici-bas, charité en mouvement, à cause de la foi qui la guide vers son terme lointain.
Pourquoi donc le cœur chrétien souffre-t-il sur terre ? La raison de cette souffrance dont nous parlions est claire. Dès maintenant, la charité est faite pour le ciel, à la mesure du ciel, à la mesure d’un Dieu vu face à face, dans toute sa beauté ravissante. Elle a des virtualités infinies qu’elle ne peut déployer ici-bas, même avec le secours des dons de Science et d’intelligence. Les idées avec lesquelles nous regardons Dieu sont du créé, du limité, du fini. Or la charité de la terre voudrait viser Dieu infini en tant qu’il est infini, et elle le connaît d’une manière si imparfaite ! « Ô grandeur, ô profondeur des richesses de Dieu ! »
Notre charité veut donc qu’on lui montre Dieu face à face. La foi, fruit du don d’Intelligence, si ferme qu’elle soit, ne peut le lui montrer ainsi. Il y a de ce fait dans la charité une amplitude d’amour qui n’est pas satisfaite.
C’est d’ailleurs pour cela que, sur terre, la charité est un amour de Dieu par-dessus tout. Examinant toutes les créatures que nous aimons, nous trouvons que Dieu les dépasse, que rien ne lui est comparable. C’est là cependant quelque chose de purement négatif, ce n’est pas l’amour d’un infini visible, perçu dans les profondeurs de ses attraits. Par suite, la charité demeure inassouvie, tant qu’elle ne fait que suivre la foi, même illuminée par les dons qui la renforcent, enlevant les obstacles et mettant son objet en pleine valeur.
Que fera donc la charité emprisonnée par la foi ? Celui qui aime Dieu, tourmenté par cette disproportion entre la lumière finie qui le guide et l’instinct infini de son amour, reviendra vers son propre cœur pour y trouver un mouvement d’amour qui échappe à cette étreinte, à cette camisole de force de la foi. S’il était possible sur terre de trouver une lumière qui nous fît sentir le Divin, non plus d’une façon négative mais positivement !
Dans sa charité même, dans sa vertu de charité, l’âme ne pourra pas trouver cette lumière; la charité est amour, elle n’est pas lumière, elle est faite pour suivre la foi. Mais au-delà de là charité, il y a son Créateur. « L’amour de Dieu a été diffusé dans notre cœur par le Saint-Esprit, lequel nous est donné avec elle (Rom., V, 5.). » Le Saint-Esprit demeure dans le fond des âmes saintes, et le terrain de son influence, c’est cette charité qui est quelque chose de Lui-même, qui Le représente au cœur de l’homme. Il veille sur elle, Il l’entoure de soins, Il la meut sans cesse, Il va trouver le moyen de fournir à cette charité de la terre une lumière qui, en un sens, dépassera celle de la foi.
Le Saint-Esprit voit Dieu face à face, profondément, Dieu n’a pas pour lui cette inaccessible hauteur, profondeur, grandeur dont s’extasiait saint Paul. Il est à hauteur. Il est Dieu. Il va, dans l’âme qu’Il habite, faire passer, dans une impulsion, une inspiration, quelque chose de cette vision face à face, qui fait son bonheur; et nous avons un don pour recevoir cette impulsion: le don de Sagesse.

III. – Objet et activité de la Sagesse

L’inspiration de la Sagesse n’est pas autre chose qu’une motion du Saint-Esprit, par laquelle Il nous communique, par la voie du cœur, comme une expérience de la vision céleste.
Nous restons dans la sphère de la foi; c’est la foi qui détermine l’objet de notre amour. Mais le Saint-Esprit infuse d’une manière cordiale, expérimentale, une connaissance de cet objet de foi, laquelle nous fait pénétrer, sentir, non pas avec les yeux du corps, ni avec ceux de l’intelligence, mais avec les « yeux illuminés du cœur », l’infini de Dieu, ce « par-dessus tout » qui est la loi même de la charité. C’est une expérience obscure de l’immensité de la Divinité. L’âme qui est sous l’impression de cette inspiration s’abîme, s’enfonce dans un sentiment intense du tout de Dieu. Elle expérimente Dieu en quelque manière. Elle est bien au-dessus de ce que la foi, même aidée du don d’Intelligence, lui révèle en termes précis. Dans ce sentiment, elle se prosterne dans une attitude d’adoration devant l’excès divin. Tout en croyant, elle renonce à se servir des expressions de la foi, à s’arrêter dans ses concepts, elle se perd dans un sentiment intense de la transcendance divine.

Nous ne voyons pas, mais ce sentiment du cœur, cette expérience, équivaut à la vision, parce que c’est une participation de la vision du Saint-Esprit, lequel témoigne, au fond de notre âme, que ce que nous sentons est la vérité.
Lorsque, dans l’oraison, nous avons fixé dans l’objet de notre foi une vérité suprême, par exemple : « Je suis celui qui suis », ou bien : « Dieu est Charité », et que le don d’Intelligence nous en ouvre le sens profond, nous pénétrons toujours davantage, répétant: Dieu est; moi, rien, un pur néant. Lui, Il est. Il est éternellement, éperdument. Il est Celui qui est… Tout à coup, dépassant cette pensée, nous éprouvons le besoin de nous abîmer dans un sentiment d’adoration devant Celui dont l’altitude nous est ainsi révélée. La pensée de l’Ecriture disparaît du premier plan de la connaissance, où elle est comme à portée de la foi explicite; les concepts qui l’expriment disparaissent aussi, et l’intelligence, comme d’un tremplin, s’élance et s’abîme devant l’Etre de Dieu; il n’y a plus qu’une adoration, un amen, un mouvement de l’âme qui se perd en Dieu. Elle renonce momentanément à toute conception définie, même à celles qui l’ont conduite à cet état. Voilà donc l’acte du don de Sagesse : l’Esprit divin nous fait faire un acte d’intelligence envers Dieu, qui est digne de l’Être de Dieu, de sa transcendance. Ce n’est pas un acte de l’intelligence qui pense positivement, mais de l’intelligence qui renonce à penser, à concevoir. Au ciel, nous penserons, nous verrons dans la lumière de gloire; ici-bas, nous sommes dans l’étreinte de la foi; nous y échappons en nous abîmant dans l’adoration. C’est la seule attitude de l’esprit adéquate à l’altitude divine. Nous ne disons rien, nous ne pensons rien, mais notre attitude intellectuelle proclame : « Ô profondeur des richesses divines ! »
Voilà jusqu’où peut nous conduire l’Esprit de Sagesse. Cela dure un instant. C’est un ravissement fugitif, un vol de l’esprit, comme un bond rapide. Nous retombons bien vite sur le terrain de la foi. Puis nous recommençons. Comme dit Saint François de Sales, nous prenons terre sur le sol de la foi, nous nous ranimons par une bonne pensée, nous prenons des forces pour remonter de nouveau.
C’est un acte qui ne peut pas durer parce qu’il tient de l’état des élus; il nous met dans l’attitude propre de ceux qui voient, et sur terre on ne peut pas longtemps souffrir des états pareils, ce sont des états angéliques. Cependant, grâce à Dieu, ils existent. Nous avons éprouvé qu’il faut dépasser toute créature, toute expression créée de Dieu, nous avons senti cette espèce de « sortie de tout ». Ce n’est pas l’extase, état extraordinaire, mais une sortie totale des créatures. On ne voit rien, l’heure du face-à-face n’a pas sonné. On saisit cependant que Dieu dépasse absolument toute créature, on se sent tout petit en face de Lui, on est pénétré par la grandeur de ses attributs, on a le sentiment intense de son Infini, et on s’abîme dans l’adoration.
C’est l’acte le plus sublime, le plus apparenté à la vision des élus. Il s’obtient en renonçant aux ressources propres de l’intelligence humaine, aux perfectionnements dont elle est enrichie, par un dépouillement total, pour devenir un être qui s’abîme dans l’adoration devant l’Être divin.
Mais de quelle douleur nous devons acheter pareille lumière du Saint-Esprit ! Il faut en effet que notre esprit se disloque intérieurement, qu’il se dilate au point de se distendre, pour avoir un contact avec l’Infini tel qu’Il est. Il y a là un moment terrible, c’est ce que les mystiques appellent la grande ténèbre.
Tout ce qui a fait la lumière de nos yeux n’est plus avec nous. Il faut renoncer aux procédés naturels de notre esprit, à l’évidence; il faut comme anéantir l’acte de l’esprit qui se complaît dans ce qu’il voit. C’est douloureux, mais cette douleur engendre une grande joie. Cette docilité totale, allant jusqu’au bout du renoncement et des forces de l’esprit, rend à Dieu le seul hommage égal à sa majesté.

IV. – Bienheureux effets du don de Sagesse

Quand l’esprit s’abîme ainsi, la charité se réjouit. Ce mouvement est comme infini : on ne sait pas jusqu’où peut s’abîmer l’âme en cette adoration : l’abîme est sans fond. Et la charité s’élève ainsi à des degrés toujours plus hauts, sans mesure: elle est à son aise, elle a trouvé la lumière adéquate à la hauteur de son instinct intime. L’esprit s’est dilaté aux dimensions de l’infini de Dieu qu’il touche, dont il témoigne, puisqu’il s’abîme; l’amour a trouvé en lui une mesure à sa hauteur : c’est l’amour à son plus haut degré sur terre, quoiqu’il ne soit pas consommé. Nous sommes alors adorateurs « en esprit et en vérité ».
La charité, dis-je, a trouvé sur Dieu un « renseignement » à la hauteur de son instinct. L’esprit du croyant, animé par la Sagesse, parle à son propre cœur du Bien-Aimé selon ce qu’Il est. La charité est heureuse ! Ce qu’elle demandait en vain à la foi explicite, elle l’a trouvé lorsque la Sagesse s’est communiquée à l’intelligence. Elle peut vivre ces minutes de jouissance que la charité des saints éprouve quand l’intelligence ravie en Dieu s’abîme devant la majesté infinie. Ce sont les plus délicieuses qu’il soit donné à l’amour d’éprouver sur terre.
Lorsque cette oraison se fait à propos de Notre-Seigneur ou de l’Eucharistie, ou de tout objet de ce genre, elle ne saurait s’abstraire du créé. Notre-Seigneur est homme; cependant, comme Il est Dieu, tout en tenant compte de la nature finie à laquelle la divinité est unie, la Sagesse nous porte à voir en lui une sublimité inouïe par une pénétration de connaissance expérimentale que nous n’avions pas auparavant. Ainsi, par les paroles du Gloria : Tu solus sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus altissimus, un mouvement me porte vers ce qui rend le Christ si saint et tellement le Seigneur et le Très-Haut, et il m’est possible, en suivant ce mouvement, de le dépasser pour ainsi dire et de rester devant le Sauveur dans l’attitude où j’adore sa grandeur.
C’est un genre d’oraison où la Sagesse nous instruit ineffablement de la divinité de Jésus, non pas de son humanité, qui, prise à part, n’est pas l’objet direct de la Sagesse. Nul n’a pour Notre-Seigneur un amour à la hauteur de sa bonté s’il ne s’abîme devant sa divinité et ne l’adore : « Adoro Te, latens Deitas: Divinité cachée, je t’adore. »
Mais il est un terrain d’élection, un objet prédestiné de la Sagesse, c’est la Trinité. La Trinité est partout. Cependant elle est dans l’âme sainte d’une façon toute particulière. Elle y est comme plus attentive à son œuvre d’amour, plus riche de dons, donnant et la nature et la grâce. De plus, l’âme la reçoit en soi comme une amie qui a dans ce cœur son « chez soi », sa « demeure ». Tel est l’objet préféré des méditations des saints. La divine Trinité est au fond de leur âme; elle y demeure comme chez elle, reçue dans l’âme capable de la saisir et de la posséder.

V. – L’oraison d’union

Les saints considèrent Dieu ainsi, substantiellement présent en eux. Rentrons ainsi, par une pensée de foi, en nous-mêmes, éclairés par la foi et la charité surnaturelle, La Science écarte les obstacles; l’Intelligence, par une parole, nous révèle dans l’intérieur ce qu’Il est; mais c’est surtout par l’inspiration de la Sagesse que nous rejoignons Dieu, que nous arrivons, pour ainsi parler, jusqu’à le toucher. La foi ne peut pas le faire; fatalement elle est environnée par les idées dont elle use; elle se manifeste à nous par des paroles, des idées humaines, une représentation; si l’être des choses était intelligiblement au dedans de l’entendement, nous n’aurions pas besoin d’idées. Lorsque nous allons à Dieu avec la foi, nous supposons qu’il est distant. Mais qu’il se produise, par le don de Sagesse, un mouvement d’âme sans idée précise, l’obstacle est enlevé : nous nous abîmons alors devant le Dieu résidant au fond de l’âme. Quand l’âme s’abîme ainsi, entre elle et le Dieu qui est en elle comme dans un temple, il se produit un contact; il n’y a plus d’idée, de représentation qui sépare, il n’y a plus, dans l’indivisibilité de l’âme, qu’une âme en adoration et le Dieu infini, substantiellement présent, objet d’expérience immédiate et de contact. C’est le dernier mot de l’union et de l’oraison d’union. Sainte Thérèse sortait de cette oraison avec la certitude qu’elle était allée en Dieu, présent en elle. Il n’y a que la Sagesse qui puisse appliquer ainsi notre esprit à la substance de Dieu dans le fond de notre âme, mais elle nous conduit jusque-là.
Volontiers, nous croirions que ces choses sont faites pour quelques âmes plus élevées, une sainte Catherine, une sainte Thérèse. Mais, avec l’état de grâce, nous avons tous les dons, y compris la Sagesse, et la capacité d’éprouver ces choses. Elles sont faites pour nous; elles sont dans la puissance de la grâce ordinaire, et destinées à développer les virtualités de cette grâce.
Les états d’oraison ne sont pas une voie extraordinaire, mais l’extase, le ravissement, le rapt, ainsi que les grâces « gratis datae » (par exemple le don des miracles, le don de prophétie etc.). Nous-mêmes qui cherchons la perfection de l’amour de Dieu, n’aurions-nous pas été, sans le savoir, dans cet état d’oraison, d’union ? A certains moments, n’avons-nous pas éprouvé cette sorte d’anéantissement devant Dieu, présent au fond de nous-même, peut-être à l’occasion d’une communion…? Alors la proximité de Notre-Seigneur est très grande. Cette proximité a mis notre âme en mouvement; nous avons été plus avant vers la divinité présente au fond de nous-même. Dieu était là, et, ne cherchant plus à comprendre, nous nous sommes abîmés dans un sentiment intime de sa présence immédiate, et nous avons, par l’attitude de notre esprit et la puissance de notre charité, pris contact avec ce Dieu.
Ces choses arrivent, mais nous en percevons difficilement la valeur, la dignité et l’existence normale dans notre vie; nous n’y attachons pas d’importance. Nous disons bien : C’est une grâce, un événement de ma vie spirituelle. Mais pourquoi ne pas souhaiter renouveler cette expérience ? Nous ajoutons : Il faut que Dieu nous mette en cet état. Il le fera, mais il faut que nous nous disposions à si grande faveur.
Si notre vie se passe dans la pratique des vertus morales infuses, avec les dons qui les aident, elle se trouve ainsi pacifiée. Si nous sommes en présence des créatures comme n’en voulant pas, ne considérant que ce qu’elles nous disent sur Dieu, si nous sommes entrés par l’Intelligence dans la connaissance des chose divines, nous sommes à la porte de l’oraison d’union, nous n’avons plus qu’à la franchir et, puisque nous avons dans le don de Sagesse la capacité d’être impressionnés par cette merveilleuse inspiration, il n’est pas trop téméraire d’espérer qu’elle soufflera quelquefois. L’erreur serait d’y chercher une gourmandise spirituelle, de « s’attacher aux jeux de physionomie de Dieu », comme dit saint Augustin, plus qu’à Dieu Lui-même, d’en faire une délectation. Ce serait encore de prétendre à ces choses élevées alors que nous ne pratiquons pas les commandements ordinaires de Dieu et ses conseils de perfection.
Mais si le Saint-Esprit nous a Lui-même purifiés, élevés, fait monter vers ces sommets, pourquoi ne rendrions-nous pas à Dieu ce suprême hommage de nous abîmer devant son Être avec notre esprit et notre cœur, si le Saint-Esprit nous en donne le pouvoir ? Ne craignons pas d’aller au-devant de ces faveurs; ce n’est ni imagination ni ambition : la miséricorde de Dieu nous en a donné les moyens; elles font partie d’une vie chrétienne parfaite normale.

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