Archive pour la catégorie 'Fête de Saint Paul'

Pape Benoît: La conversion de Paul – (25 janvier)

24 janvier, 2013

http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2008/documents/hf_ben-xvi_aud_20080903_fr.html

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 3 septembre 2008         

La conversion de Paul – (25 janvier)

Chers frères et sœurs,

La catéchèse d’aujourd’hui sera consacrée à l’expérience que saint Paul fit sur le chemin de Damas et donc sur ce que l’on appelle communément sa conversion. C’est précisément sur le chemin de Damas, au début des années 30 du i siècle, et après une période où il avait persécuté l’Eglise, qu’eut lieu le moment décisif de la vie de Paul. On a beaucoup écrit à son propos et naturellement de différents points de vue. Il est certain qu’un tournant eut lieu là, et même un renversement de perspective. Alors, de manière inattendue, il commença à considérer « perte » et « balayures » tout ce qui auparavant constituait pour lui l’idéal le plus élevé, presque la raison d’être de son existence (cf. Ph 3, 7-8). Que s’était-il passé?
Nous avons à ce propos deux types de sources. Le premier type, le plus connu, est constitué par des récits dus à la plume de Luc, qui à trois reprises raconte l’événement dans les Actes des Apôtres (cf. 9, 1-19; 22, 3-21; 26, 4-23). Le lecteur moyen est peut-être tenté de trop s’arrêter sur certains détails, comme la lumière du ciel, la chute à terre, la voix qui appelle, la nouvelle condition de cécité, la guérison comme si des écailles lui étaient tombées des yeux et le jeûne. Mais tous ces détails se réfèrent au centre de l’événement:  le Christ ressuscité apparaît comme une lumière splendide et parle à Saul, il transforme  sa  pensée  et  sa  vie  elle-même. La splendeur du Ressuscité le rend aveugle:  il apparaît ainsi extérieurement ce qui était sa réalité intérieure, sa cécité à l’égard de la vérité, de la lumière qu’est le Christ. Et ensuite son « oui » définitif au Christ dans le baptême ouvre à nouveau ses yeux, le fait réellement voir.
Dans l’Eglise antique le baptême était également appelé « illumination », car ce sacrement donne la lumière, fait voir réellement. Ce qui est ainsi indiqué théologiquement, se réalise également physiquement chez Paul:  guéri de sa cécité intérieure, il voit bien. Saint Paul a donc été transformé, non par une pensée, mais par un événement, par la présence irrésistible du Ressuscité, de laquelle il ne pourra jamais douter par la suite tant l’évidence de l’événement, de cette rencontre, avait été forte. Elle changea fondamentalement la vie de Paul; en ce sens on peut et on doit parler d’une conversion. Cette rencontre est le centre du récit de saint Luc, qui a sans doute utilisé un récit qui est probablement né dans la communauté de Damas. La couleur locale donnée par la présence d’Ananie et par les noms des rues, ainsi que du propriétaire de la maison dans laquelle Paul séjourna (cf. Ac 9, 11) le laisse penser.
Le deuxième type de sources sur la conversion est constitué par les Lettres de saint Paul lui-même. Il n’a jamais parlé en détail de cet événement, je pense que c’est parce qu’il pouvait supposer que tous connaissaient l’essentiel de cette histoire, que tous savaient que de persécuteur il avait été transformé en apôtre fervent du Christ. Et cela avait  eu  lieu  non à la suite d’une réflexion personnelle, mais d’un événement fort, d’une rencontre avec le Ressuscité. Bien que ne mentionnant pas de détails, il mentionne plusieurs fois ce fait très important, c’est-à-dire que lui aussi est témoin de la résurrection de Jésus, de laquelle il a reçu directement de Jésus lui-même la révélation, avec la mission d’apôtre. Le texte le plus clair sur ce point se trouve dans son récit sur ce qui constitue le centre de l’histoire du salut:  la mort et la résurrection de Jésus et les apparitions aux témoins (cf. 1 Co 15). Avec les paroles de la très ancienne tradition, que lui aussi a reçues de l’Eglise de Jérusalem, il dit que Jésus mort crucifié, enseveli, ressuscité, apparut, après la résurrection, tous d’abord à Céphas, c’est-à-dire à Pierre, puis aux Douze, puis à cinq cents frères qui vivaient encore en grande partie à cette époque, puis à Jacques, puis à tous les Apôtres. Et à ce récit reçu de la tradition, il ajoute:  « Et en tout dernier lieu, il est même apparu à l’avorton que je suis » (1 Co 15, 8). Il fait ainsi comprendre que cela est le fondement de son apostolat et de sa nouvelle vie. Il existe également d’autres textes dans lesquels la même chose apparaît:  « Nous avons reçu par lui [Jésus] grâce et mission d’Apôtre » (cf. Rm 1, 5); et encore:  « N’ai-je pas vu Jésus notre Seigneur? » (1 Co 9, 1), des paroles avec lesquelles il fait allusion à une chose que tous savent. Et finalement le texte le plus diffusé peut être trouvé dans Ga 1, 15-17:  « Mais Dieu m’avait mis à part dès le sein de ma mère, dans sa grâce il m’avait appelé, et, un jour, il a trouvé bon de mettre en moi la révélation de son Fils, pour que moi, je l’annonce parmi les nations païennes. Aussitôt, sans prendre l’avis de personne, sans même monter à Jérusalem pour y rencontrer ceux qui étaient les Apôtres avant moi, je suis parti pour l’Arabie; de là, je suis revenu à Damas ». Dans cette « auto-apologie » il souligne de manière décidée qu’il est lui aussi un véritable témoin du Ressuscité, qu’il a une  mission  reçue  directement  du Ressuscité.
Nous pouvons ainsi voir que les deux sources, les Actes des Apôtres et les Lettres de saint Paul, convergent et s’accordent sur un point fondamental:  le Ressuscité a parlé à Paul, il l’a appelé à l’apostolat, il a fait de lui un véritable apôtre, témoin de la résurrection, avec la charge spécifique d’annoncer l’Evangile aux païens, au monde gréco-romain. Et dans le même temps, Paul a appris que, malgré le caractère direct de sa relation avec le Ressuscité, il doit entrer dans la communion de l’Eglise, il doit se faire baptiser, il doit vivre en harmonie avec les autres apôtres. Ce n’est que dans cette communion avec tous qu’il pourra être un véritable apôtre, ainsi qu’il l’écrit explicitement dans la première Epître aux Corinthiens:  « Eux ou moi, voilà ce que nous prêchons. Et voilà ce que vous avez cru » (15, 11). Il n’y a qu’une seule annonce du Ressuscité car le Christ est un.
Comme on peut le voir, dans tous ces passages Paul n’interprète jamais ce moment comme un fait de conversion. Pourquoi? Il y a beaucoup d’hypothèses, mais selon moi le motif était tout à fait évident. Ce tournant dans sa vie, cette transformation de tout son être ne fut pas le fruit d’un processus psychologique, d’une maturation ou d’une évolution intellectuelle et morale, mais il vint de l’extérieur:  ce ne fut pas le fruit de sa pensée, mais de la rencontre avec Jésus Christ. En ce sens, ce ne fut pas simplement une conversion, une maturation de son « moi », mais ce fut une mort et une résurrection pour lui-même:  il mourut à sa vie et naquit à une autre vie nouvelle avec le Christ ressuscité. D’aucune autre manière on ne peut expliquer ce renouveau de Paul. Toutes les analyses psychologiques ne peuvent pas éclairer et résoudre le problème. Seul l’événement, la rencontre forte avec le Christ, est la clé pour comprendre ce qui était arrivé; mort et résurrection, renouveau de la part de Celui qui s’était montré et avait parlé avec lui. En ce sens plus profond, nous pouvons et nous devons parler de conversion. Cette rencontre est un réel renouveau qui a changé tous ses paramètres. Maintenant il peut dire que ce qui auparavant était pour lui essentiel et fondamental, est devenu pour lui « balayures »; ce n’est plus un « gain », mais une perte, parce que désormais seul compte la vie dans le Christ.
Nous ne devons toutefois pas penser que Paul ait été ainsi enfermé dans un événement aveugle. Le contraire est vrai, parce que le Christ ressuscité est la lumière de la vérité, la lumière de Dieu lui-même. Cela a élargi son cœur, l’a ouvert à tous. En cet instant il n’a pas perdu ce qu’il y avait de bon et de vrai dans sa vie, dans son héritage, mais il a compris de manière nouvelle la sagesse, la vérité, la profondeur de la loi et des prophètes, il se l’est réapproprié de manière nouvelle. Dans le même temps, sa raison s’est ouverte à la sagesse des païens; s’étant ouvert au Christ de tout son cœur, il est devenu capable d’un large dialogue avec tous, il est devenu capable de se faire tout pour tous. C’est ainsi qu’il pouvait réellement devenir l’apôtre des païens.
Si l’on en revient à présent à nous-mêmes, nous nous demandons:  qu’est-ce que tout cela veut dire pour nous? Cela veut dire que pour nous aussi le christianisme n’est pas une nouvelle philosophie ou une nouvelle morale. Nous ne sommes chrétiens que si nous rencontrons le Christ. Assurément, il ne se montre pas à nous de manière irrésistible, lumineuse, comme il l’a fait avec Paul pour en faire l’apôtre de toutes les nations. Mais nous aussi nous pouvons rencontrer le Christ, dans la lecture de l’Ecriture Sainte, dans la prière, dans la vie liturgique de l’Eglise. Nous pouvons toucher le cœur du Christ et sentir qu’il touche le nôtre. C’est seulement dans cette relation personnelle avec le Christ, seulement dans cette rencontre avec le Ressuscité que nous devenons réellement chrétiens. Et ainsi s’ouvre notre raison, s’ouvre toute la sagesse du Christ et toute la richesse de la vérité. Prions donc le Seigneur de nous éclairer, de nous offrir dans notre monde de rencontrer sa présence:  et qu’ainsi il nous donne une foi vivace, un cœur ouvert, une grande charité pour tous, capable de renouveler le monde.

* * *

Je suis heureux de vous accueillir chers pèlerins francophones. A l’exemple de saint Paul laissez-vous saisir par le Christ. C’est en lui que se trouve le sens ultime de votre vie. Vous aussi, soyez des témoins ardents du Sauveur des hommes, parmi vos frères et vos sœurs. Que Dieu vous bénisse !

Le dynamisme de l’espérance chez saint Paul – pour la fête de la Conversion de saint Paul Apôtre

24 janvier, 2012

http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=607

Édouard Cothenet

Le dynamisme de l’espérance chez saint Paul

Le mythe du progrès indéfini a fait son temps. Il suffit d’interroger les gens autour de soi, de regarder la télévision pour constater que les motifs d’inquiétude s’accroissent de jour en jour : réchauffement climatique, hausse des matières premières et surtout du pétrole, spectre de la famine dans de nombreux pays, sans parler de la violence qui gangrène nos sociétés. Programmé avant le cyclone de Birmanie et les tremblements de terre de Chine, le numéro de mars-avril 2008 de la revue Esprit s’intitule « Le temps des catastrophes ». Inutile de poursuivre… Dans cette situation, beaucoup ont tendance à se replier sur eux-mêmes, cherchant à se préserver un petit coin de bonheur tant que ce sera possible, sans trop s’occuper des autres.
Un tel constat donne à l’encyclique de Benoît XVI, Sauvés en espérance, toute son actualité. Qu’est-ce que la foi chrétienne peut nous apporter pour émerger du brouillard ambiant ? Peut-elle nous motiver pour apporter notre contribution à la lutte contre tous les facteurs de misère et pour un rapprochement entre les hommes ? L’en-tête du texte pontifical est tiré du chapitre 8 de l’épître aux Romains, le grand chapitre de Paul sur l’espérance, suscitée en nous par l’Esprit Saint. Au seuil de l’Année saint Paul, ne vaut-il pas la peine d’élargir le sujet en montrant non pas seulement comment Paul a parlé de l’espérance, mais plus encore comment il l’a vécue au cours d’une vie traversée de multiples épreuves ? [1]
L’espérance de Saul de Tarse, disciple de Gamaliel
Pour comprendre l’itinéraire spirituel de Paul il est très important de prendre en compte ses années de formation à Tarse, sa ville natale, et à Jérusalem où il s’adonna à l’étude de la Torah. Dans sa lettre aux Philippiens, l’apôtre nous donnera lui-même sa carte d’identité religieuse : « Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu, fils d’Hébreux… » (Ph 3, 5.)
Dans une déclaration faite lors de son arrestation, Paul se présente comme citoyen romain, un titre fort envié à l’époque, et cela par naissance (Ac 22, 25-29), ce qui atteste que la famille de Paul occupait une place enviée dans la grande ville commerciale de Tarse, célèbre aussi par ses philosophes stoïciens.
La situation aisée de la famille de Saul n’enlevait rien à sa ferveur religieuse, puisque Paul se déclare fils d’Hébreux ; comprenons que l’hébreu ou l’araméen était la langue parlée à la maison, tandis que, dans les rapports sociaux ordinaires, le grec s’imposait comme la langue véhiculaire. Comme dans toutes les familles juives, la pratique du sabbat et des fêtes scandait le déroulement de l’année, tandis que l’observance stricte des lois alimentaires fixait la séparation d’avec les familles païennes (les goyîm). Converti, Paul se considérera toujours comme membre du peuple d’Israël. À ses détracteurs, il pourra répondre avec fierté : « Ils sont Hébreux ? Moi aussi ! Israélites ? Moi aussi ! De la descendance d’Abraham ? Moi aussi ! » (2 Co 11, 22.) On sait aussi quelle souffrance lui causera l’incrédulité de la majorité de ses compatriotes (Rm 9, 1 s.).
Vivant en diaspora, la famille du jeune Saul n’en devait pas moins être tendue vers la grande intervention de Dieu qui mettrait fin à une trop longue période d’humiliation. Donnons en exemple les Psaumes de Salomon, écrits au lendemain de la prise de Jérusalem par Pompée (63 av. J.-C.) par un Juif de la mouvance pharisienne. Ils expriment l’attente très vive d’un fils de David qui rétablira le royaume d’Israël.
Vois, Seigneur, et suscite pour eux leur roi fils de David, au temps que tu connais, ô Dieu,
pour qu’il règne sur Israël, ton serviteur.
Et ceins-le de force pour briser les chefs injustes.
Purifie Jérusalem des nations qui la foulent en les faisant périr ;
Qu’avec sagesse et justice il chasse les pécheurs de l’héritage,
Brise l’orgueil des pécheurs comme des vases de potier,
Fracasse avec un sceptre de fer toute leur suffisance,
Détruise les nations impies par une parole de sa bouche.
Qu’à sa menace les nations fuient devant sa face et qu’il réprimande les pécheurs
Par la parole de leur cœur ! (Psaume de Salomon 17.) [2]
Même s’il exprime d’ordinaire sa foi au Christ en d’autres termes, Paul n’oubliera pas le titre de « fils de David » qu’il reprend au début de sa lettre aux Romains : l’Évangile, que Dieu avait promis par ses prophètes dans les Écritures Saintes, concerne son Fils « issu selon la chair de la lignée de David… » (Rm 1, 2.)
Après ses années de formation scolaire à Tarse où il apprendra les règles fondamentales de la rhétorique si prisée en ce temps, Paul se rend à Jérusalem pour se mettre à l’école d’un maître pharisien très renommé, Gamaliel. Écoutons le récit que Paul lui-même a fait devant le Sanhédrin : « C’est dans cette ville que j’ai été élevé et que j’ai reçu aux pieds de Gamaliel une formation stricte à la Loi de nos pères. J’étais un partisan farouche de Dieu comme vous l’êtes tous aujourd’hui… » (Ac 22, 3.)
On ne peut dire si le jeune Saul a rencontré Jésus de Nazareth. Par contre il s’est élevé avec force contre la première communauté de Jérusalem, ainsi qu’il l’avoue lui-même : « Vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme ; avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je cherchais à la détruire ; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » (Ga 1, 13 s.)
Pour quelle raison le zèle de Paul s’est-il ainsi déployé contre les premiers chrétiens ? Ce ne pouvait être l’enseignement de Jésus, surprenant sans doute, mais explicable pour une part selon la tradition rabbinique, comme nous le rappelle Jacob Neusner [3]. Par contre semblait intolérable l’autorité souveraine que Jésus réclamait : « Moi, je vous dis… » Surtout la condamnation à la croix, l’abandon dans lequel le condamné avait été laissé par Dieu ne pouvait que signifier le rejet par Dieu du prétendu prophète de Galilée. Un texte du Deutéronome semble avoir joué un grand rôle dans la polémique antichrétienne. Paul y fait allusion dans son épître aux Galates : « Maudit quiconque pend au bois. » (Dt 21, 23 cité en Ga 3, 13.)
Le zèle de Paul s’inscrit dans la tradition juive, illustrée par Élie, le prophète de feu (1 R 19, 10). À l’époque de la persécution d’Antiochus Épiphane, Mattathias « fut embrasé de zèle pour la Loi » (1 M 2, 26) et déclencha la résistance armée contre les persécuteurs. Tel est le climat spirituel qui explique le zèle de Paul, un zèle sincère, mais mal éclairé. Sa propre expérience permettra à l’apôtre d’excuser le refus de ses frères de race : « J’en suis témoin, ils ont du zèle pour Dieu, mais c’est un zèle que n’éclaire pas la connaissance. » (Rm 10, 2.)

Grands thèmes de la théologie paulinienne : L’exemple de Philippiens 3[1]

25 janvier, 2011

j’ai choisi pour aujourd’hui, fête de la Conversion de Saint Paul Apôtre ce commentaire biblique, du site:

http://www.bible-service.net/site/1125.html  

Voyages bibliques  Conférences Croisière saint Paul 2010

Grands thèmes de la théologie paulinienne (E. Cuvillier)

L’exemple de Philippiens 3[1]

 « Non, saint Paul ne se faisait pas d’illusions ! Il se disait seulement que le christianisme avait lâché dans le monde une vérité que rien n’arrêterait plus  parce qu’elle était d’avance au plus profond des consciences et que l’homme s’était reconnu tout de suite en elle : Dieu a sauvé chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux traduire ça comme tu voudras, même en langage rationaliste — le plus bête de tous — ça te force à rapprocher des mots qui explosent au moindre contact. La société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au derrière, voila tout. »

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 46

Je propose d’aborder quelques grands thèmes de la théologie paulinienne à partir d’un texte que je considère comme particulièrement représentatif de la pensée singulière de l’apôtre, le passage de Philippiens 3. La lettre aux Philippiens est surtout connue pour l’hymne christologique du chapitre 2. Mais le chapitre 3 est un texte tout aussi important pour comprendre la théologie de Paul. Ce passage dont la dimension biographique est décisive recèle une concentration impressionnante de vocabulaire proprement paulinien ou à tout le moins régulièrement utilisé par l’apôtre : le thème de la circoncision, l’esprit opposé à la chair, la notion de glorification, l’opposition entre justice qui vient de la Loi et justice qui vient de la foi du Christ, l’expression connaître le Christ, les notions d’appel et de révélation et d’imitation, la référence à la croix du Christ… Je vous invite donc à les découvrir au fil d’une lecture commentée de ce texte très riche.

  1. L’homme en quête du sens
 Le ton du passage semble polémique. Dès le v. 2, Paul s’en prend à des personnes dénoncées comme des « chiens », des « mauvais ouvriers » et des « partisans de la mutilation ». Les termes utilisés renvoient à un arrière-plan marqué par les traditions du judaïsme. Cependant Paul vise ici non pas des croyants juifs mais bien des disciples de Jésus, membres des communautés pauliniennes. Dans le judaïsme de l’époque, les chiens désignent les païens, gens impurs (les chiens se nourrissent d’excréments). Paul renvoie ainsi le compliment à ceux qui, dans la communauté de Philippes, devaient considérer les autres croyants (c.a.d sans doute ceux qui avaient subi l’influence de Paul) comme impurs parce que n’obéissant pas ou plus à la loi de Moïse. Ces chrétiens judaïsants qui incitent les Philippiens à obéir à la loi de Moïse (ss. ent. à se faire circoncire), sont des missionnaires (le terme « ouvriers » est une métaphore pour missionnaire cf. Mt 9,37). Ils sont ici, comme en 2 Co 11,13 qualifié négativement : mauvais ouvriers (ss. ent. dans la moisson du maître). Enfin, troisième terme que la traduction que vous avez rend par « partisan de la mutilation » et que l’on pourrait aussi traduire par « incision » (katatomê), jeu de mots ironique sur le terme peritomê (circoncision); il indique encore plus clairement l’origine des adversaires : il s’agit de judéo-chrétiens qui désirent des Philippiens qu’ils s’appliquent aux prescriptions mosaïques, en particulier qu’ils se fassent circoncire.
 Que les adversaires se définissent comme des « circoncis » est manifeste par la revendication de Paul : « les circoncis c’est nous » (il reprend explicitement et volontairement leur propre prétention pour se l’attribuer dans un autre sens). Que leur démarche soit une démarche d’obéissance aux prescriptions mosaïques est manifeste par l’opposition qu’établit Paul entre se confier en Christ et se confier « en nous-mêmes » (ss. ent. pour Paul : ces gens-là se confient en eux-mêmes en prétendant obéir à la loi de Moïse).  Enfin, la preuve la plus évidente qu’il s’agit bien d’adversaires judaïsants est donnée par l’exemple de Paul lui-même qui, dans les vv.4-6 se décrit comme encore plus juif qu’eux! Paul s’oppose ainsi des chrétiens judaïsants, sans doute missionnaires itinérants, qui tentent de convaincre les Philippiens qu’il faut observer les prescriptions mosaïques, en particulier la circoncision, en vue d’obtenir une pleine participation aux promesses divines, sans compter une certaine reconnaissance sociale (le judaïsme étant religio licita).
 C’est la raison pour laquelle, au verset 3, Paul construit une opposition centre deux catégories de croyants, deux façons d’envisager la démarche religieuse : « Car les circoncis, c’est nous, qui rendons notre culte par l’Esprit de Dieu, qui plaçons notre gloire en Jésus Christ, qui ne nous confions pas en nous-mêmes (lit. en la chair) ».  « Placer sa gloire en Jésus Christ » opposé à « se confier dans la chair ». Ces expressions contiennent l’une et l’autre deux termes anthropologiques majeurs chez Paul : «se glorifier» et «chair» :
 - Le verbe kaukhaomai, « se glorifier », « mettre sa confiance en », « se confier » et ses dérivés (kaukhêma, « sujet de gloire », kaukhêsis, « action de se glorifier ») sont souvent utilisés par Paul pour exprimer l’attitude de l’homme qui cherche ce qui pourrait donner sens à sa vie, ce sur quoi il pourrait construire son existence : « Il est question ici plus radicalement encore de son existence : quelle est sa raison d’être ? Sur quoi se joue son aventure d’homme sur la terre ? De quoi peut-il se prévaloir en dernier ressort. »[2] Pour Paul tous les hommes sont en quête d’un « sujet de confiance » ou « de gloire ». La question est bien entendu de savoir en quoi ils se « glorifient » ou en quoi ils se « confient ». Or, pour Paul, certains croyants se confient dans des marques religieuses qui ne sont qu’humaines. Ils se glorifient donc dans la chair !
- Se glorifier en autre chose qu’en Christ c’est, pour Paul, se glorifier dans la « chair », c’est à dire dans l’homme et les valeurs de ce monde : c’est en effet le sens paulinien du terme « chair ». La chair n’est pas négative en soi : elle désigne chez Paul « l’être humain dans sa réalité de créature tant intellectuelle et morale que physique […] C’est la condition humaine »[3]. C’est lorsqu’elle devient le moyen par lequel l’homme tente de dire le sens, de se « justifier » par lui-même, qu’elle produit l’éloignement de Dieu ( cf. 1 Co 5,6 ; 13,3) : bref, lorsqu’elle est devient moyen d’« auto-nomie » c’est à dire prétention (et illusion) d’être à soi-même sa propre référence, de se fonder sur soi-même ou sur une réalité de ce monde. A moins que la « confiance en la chair » soit esclavage, asservissement à la loi, aux lois, que d’autres m’imposent (religieuses, philosophiques, économiques…).
- Dans tous les cas, la confiance en la chair qui rend l’homme esclave de lui-même, des autres ou du monde, s’oppose, chez Paul, à une confiance dans le Seigneur qui libère et qui fait vivre. Mettre sa confiance en Christ, c’est « s’appuyer ainsi sur quelque chose de radicalement extérieur à soi-même »[4]. A l’opposé, mettre sa confiance dans la chair c’est, dans notre texte, l’illusion qu’une identité religieuse (ici les traditions du judaïsme mais ailleurs chez Paul, les religions païennes voire même une certaine compréhension du christianisme), quelque chose qui vient de l’intérieur de nous ou du monde, permet à l’homme de trouver le sens ultime de l’existence dans ce qui n’est qu’une construction humaine. La présence de cette opposition dès le début de l’argumentation indique bien l’enjeu existentiel devant lequel se trouve tout être humain : se glorifier dans la chair ou se confier en Christ, c’est à dire construire sa vie sur soi-même et sur le monde, ou la construire à partir de quelque chose qui est extérieur à soi-même et à ce monde. Tout au long de ce chapitre Paul va développer l’opposition entre ces deux voies qui s’offrent à nous et qui construisent deux anthropologies. 

2. L’impasse de la performance religieuse
 Arrêtons-nous maintenant sur le passage autobiographique des v. 4-6. Dans ces versets, la stratégie rhétorique de Paul consiste à démasquer les adversaires auxquels il est confronté à Philippes en se plaçant dans leur logique. Le but est de montrer que, dans cette logique qui consiste à mettre sa confiance dans les réalités de ce monde (« dans la chair »), Paul n’a rien à apprendre d’eux : circoncis lui-même, israélite, de la tribu de Benjamin, hébreu, pharisien, zélé jusqu’à être persécuteur de l’Eglise, irréprochable quant à la  justice de la loi. Il y a une véritable gradation qui nous renseigne sur l’image que Paul garde de son existence pharisienne au moment où il écrit ce texte. Une image qui n’est pas négative, puisque il affirme être devenu irréprochable quant à la justice qu’on trouve dans la loi ! Paul ne se mortifie pas ici sur son passé, accablé par son péché, mais confesse être arrivé jusqu’au bout de la pratique de la justice qu’exige la loi.
 Dans la logique de la glorification dans la chair, Paul le pharisien était donc parvenu à un haut degré de performance qui le rendait supérieur à beaucoup et aurait du le satisfaire. Cependant, dans cette description qu’il nous fait de son passé, un terme indique en filigrane l’impasse tragique où conduit la « confiance » en la chair : ce Paul, juif de souche véritable, croyant zélé et performant, parfait quand à la pratique de la loi, ce Paul était un persécuteur de l’Eglise. Le paradoxe réside évidemment dans l’utilisation positive de ce terme (à la différence de 1 Co 15,9 et Ga 1,13.23) : il en fait ici un titre de gloire (un « sujet de confiance »). Ne faut-il pas y voir ici l’illustration exemplaire du tragique auquel conduit la « confiance dans la chair » :  mettre au compte du bien et du service divin ce qui est le mal par excellence, à savoir le combat contre Dieu lui-même en la personne du combat contre les disciples de Jésus.
 Mais, pourquoi Saul le pharisien persécutait-il les disciples de Jésus ? Il nous faut ici aller voir un autre témoignage de Paul, celui qu’il nous livre dans l’épître aux Galates :
« Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme: avec quelle frénésie je persécutais l’Eglise de Dieu et je cherchais à la détruire; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » (Ga 1,14-15 ; cf. Ph 3,7 ; 1 Co 15,9).

Témoignage que je vous propose de mettre en parallèle avec ce texte de Philon d’Alexandrie :
« 54 Si […] des membres de la nation délaissent le culte de l’Unique, pour cet abandon des rangs les plus importants, ceux de la piété et de la foi, ils doivent être frappés des plus sévères châtiments car ils préfèrent l’obscurité à la plus éclatante lumière, ils aveuglent un esprit capable d’une vision pénétrante. 55 Et il est légitime d’autoriser tous ceux qui sont remplis de zèle pour la vertu à appliquer ces châtiments immédiatement et sur-le-champ, sans traduire les coupables devant un tribunal, un conseil, ou une quelconque instance. Ils peuvent donner libre cours à cette haine du mal, à cet amour de Dieu qui les poussent à punir inexorablement les impies, estimant qu’en cette occurrence, ils sont tout à la fois conseillers, juges, magistrats, membres de l’assemblée, accusateurs, témoins, lois, peuple, en sorte que, rien ne leur faisant obstacle, ils peuvent sans crainte, en toute impunité, mener le combat de la foi. »
Le « zèle » pour Dieu et pour la Torah ne renvoie pas au parti zélote mais désigne des individus qui se sentent missionnés pour défendre la Loi jusques et y compris par la violence physique à l’encontre de ceux dont ils estiment qu’ils sont des blasphémateurs. Le modèle est Phinéas (Nb 25) qui tue un Israélite et sa femme madianite : éradication des juifs transgresseurs de la Loi et destruction des païens qui égarent Israël. On peut aussi penser au prophète Elie qui tue les prêtres de Baal. La notion de « zèle » doit être comprise comme une forme de violence religieuse qui a ses racines au temps des Maccabées. Elle est d’abord dirigée contre les co-religionnaires. Le Paul « pré-chrétien » appartient sans doute à une frange radicale des pharisiens qui pratique cette forme de violence religieuse. Il se comprend comme Phinéas, zélé pour la Loi jusqu’à utiliser la violence physique contre ceux dont il estime qu’ils sont blasphémateurs, idolâtres, faux-prophètes, conduisant le peuple à l’apostasie (toutes choses dont on pouvait accuser certains disciples de Jésus). Dans ce contexte, la persécution que Paul fait subir aux (judéo) chrétiens n’a pas qu’un sens moral. Elle représente probablement plus qu’une polémique dure ou un harcèlement verbal mais implique sans doute des mesures violentes pour « détruire » la foi des adversaires. Quoique nous n’ayons pas de preuves qu’il persécutait « jusqu’à la mort » (Ac 22,4) il ne faut pas sous estimer la nature violente de ces persécutions. Le texte de Philon suggère en tous les cas que des personnes commettant de sérieux « crimes » tels que l’idolâtrie, l’apostasie, le parjure, pouvaient être attaqués physiquement par des « zélotes » violents. Paul le pharisien « zélé » voyait sans doute les premiers Chrétiens (sans doute judéo-chrétiens ouverts aux païens) comme représentant un réel danger pour l’intégrité d’Israël et, pour cette raison, il essayait de les « détruire ». Sans doute n’agissait-il d’ailleurs pas uniquement de sa propre initiative mais, comme l’indique l’auteur des Actes, cherchait-il l’approbation des autorités religieuses du judaïsme de son temps (cf. Ac 9,1).
 Sans doute considérait-il comme une atteinte profonde à l’image qu’il avait de Dieu (du Dieu qu’il s’était construit à son image), le fait que dans les communautés chrétiennes d’origine païenne la loi n’était plus centrale. Sur cette question, nous faisons notre l’hypothèse de Theissen selon laquelle l’attachement de Paul le pharisien à  la loi cachait en fait un conflit inconscient avec celle-ci. Paul le pharisien ne pouvait admettre sa souffrance sous la loi. Les disciples de Jésus qu’il persécutait parce qu’ils déshonoraient la loi de ses Pères faisaient ainsi office de bouc émissaire lui renvoyant l’image négative de lui-même tout en lui permettant de la rejeter violemment[5]. Ainsi se précise le tragique paradoxe : c’est pour défendre l’honneur de son Dieu que Paul persécutait les chrétiens. Loin de le rapprocher du Dieu de Jésus-Christ, sa « perfection religieuse » l’en éloignait, pire même l’oppose à Dieu. Et le Dieu pour lequel il se battait n’était alors que la projection de son désir de perfection et de toute puissance : sa religion n’était en fait que « confiance en la chair » !

3. La foi comme nouvelle définition de l’existence
Le renversement décrit par Paul dans les v.7-9 constitue le nœud rhétorique  du passage : cette « glorification en la chair » dans laquelle Paul excellait bien plus que ses adversaires, glorification dont il avait fait le but de sa vie, il a été amené à l’abandonner  à cause du Christ. Et non seulement à l’abandonner mais à la déconsidérer : « Je considère tout cela comme ordures » (cf. v.8). Paul décrit ce qui est pour lui le passage d’un régime à un autre : régime de sa justice, celle de la loi, où il excelle, où il est parfait, accompli, au régime de la justice de Dieu qui le rencontre en Jésus-Christ et que lui, Paul, rencontre en abandonnant ses premières possessions. Régime de l’assurance de celui qui est parvenu (v.6 : « devenu irréprochable ») qui cède le pas au régime de l’espérance de celui qui est mis en marche (v. 9 : « afin que je sois trouvé »).
 La clé de ce renversement réside donc bien dans l’acceptation d’une justice extérieure à lui-même : « afin que je sois trouvé en lui, n’ayant pas une justice à moi, celle qui vient de la loi, mais la justice par la foi du Christ, la justice qui vient de Dieu, et qui s’appuie sur la foi » (v.9). Il est question ici de « la foi du Christ » traduit la plupart du temps dans nos Bibles comme un objet : la foi « en » Christ. Je propose de traduire ici foi du Christ : Paul désire être trouvé avec une justice qui lui vient par la foi du Christ, une justice, ajoute-t-il, qui s’appuie sur la foi (ss. ent. sa foi à lui, Paul). Nous avons ici un double mouvement : d’un côté la foi du Christ de l’autre la foi de l’homme . L’expression de ce double mouvement se retrouve plusieurs fois chez Paul (Rm 3,22 : « La justice de Dieu [a été manifestée] par la foi de Jésus pour ceux qui croient. » ; Ga 2,16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ afin d’être justifié par la foi de Christ. » ; Ga 3,22 : « Afin que par la foi de Jésus Christ, la promesse fut accompli pour ceux qui croient  »).
 Mais quelle est donc cette foi de Christ ? Sans doute faut-il d’abord la comprendre comme la fidélité de Jésus à Dieu, son obéissance à la volonté de Dieu (telle par exemple qu’elle est définie dans l’hymne aux Philippiens du chapitre 2). C’est bien sur par l’obéissance du Christ que le croyant est justifié : la foi n’est pas une ici une œuvre qui, chez le chrétien, remplacerait l’obéissance de la Loi du juif. Mais peut-être cela va-t-il plus loin encore chez Paul. L’idée force est ici me semble-t-il que la foi est un mouvement, un mouvement qui va de Dieu vers l’homme en Christ (la fides Christi) et de l’homme vers Dieu (la fides hominis).  La foi vu du côté de l’homme n’est pas, chez Paul, une attitude intellectuelle (adhésion à une doctrine ou à une idée philosophique) mais elle est accueil de la Parole qui vient à la rencontre de l’homme dans le crucifié.
 Mon hypothèse est donc que ce double mouvement entre foi de Jésus  et foi de l’homme en Jésus  constitue une tentative de transcrire dans le langage une expérience fondamentale de Paul : l’idée de la foi comme rencontre existentielle entre Christ et l’individu. La foi pour Paul c’est la venue du Christ se révélant à l’homme et la réponse de l’homme répondant à cette venue du Christ, un double mouvement indissociable qui est porté au langage à travers ces expressions doubles typiques de Paul. Paul le pharisien tentait, dans une quête ascensionnelle d’atteindre un Dieu idole qui n’était que la projection de son désir de perfection et de performance le conduisant à détruire ceux qu’ils considéraient comme infidèles et impies. Il est rencontré (saisi, emploi du passif au v.12) par un Dieu qui s’abaisse vers lui en Christ : c’est un renversement total, une nouvelle définition de Dieu de lui-même et donc de l’existence qui se propose, qui s’impose à lui. 

4. Devenir ce que vous êtes en Christ
 Dernier aspect du texte que je voudrai pointer : l’être-nouveau que construit l’anthropologie paulinienne. Ce thème est développé dans les v. 10-16. Sous ce nouveau régime auquel Paul désormais appartient, il y a rencontre avec le Christ, mais il ne s’agit pas d’un aboutissement (comme l’accomplissement de la loi auquel Paul était parvenu) : il s’agit d’une mise en mouvement qui ouvre une perspective nouvelle, celle d’une marche vers la vie. L’acte premier de la révélation /rencontre avec le Christ est cependant fondamental puisque le croyant est uni à Lui dès le départ, et non au terme de sa vie de foi : ce n’est donc pas en l’homme et en ses capacités, mais dans le Christ, que se trouve la garantie d’un aboutissement[6]. Plus de certitude orgueilleuse ni d’investissement dans un faire obsessionnel (cf.v.6) —ou, à l’inverse, plus de désespoir face à ses échecs et à ses impossibilités— mais le sentiment que son existence est mise en chemin vers un accomplissement. Tout ce qui faisait ses certitudes passées est abandonné, ne reste seul que le but à atteindre, une récompense pour laquelle les efforts ne seront pas vains… mais qui reste une récompense « pour un appel reçu » (v.14), une récompense qui est en Christ. Cette marche n’est donc plus une quête ascensionnelle vers une « justice à soi », elle est réponse quotidienne à une justice extérieure qui lui est offerte gracieusement. « Devenir ce que désormais, en Christ, il est », tel pourrait être traduit le mot d’ordre de la vie chrétienne pour Paul.
 Aussi Paul peut-il inviter ses auditeurs, dans les vv. 17-21, à adopter cette nouvelle logique qui fonde son existence en Christ : « Imitez-moi » dit-il (v.17) ; expression surprenante et choquante qui explique parfois la gène que nous ressentons en lisant Paul. Il convient pourtant de la replacer dans le contexte de l’argumentation : il s’agit pour les Philippiens de se comporter comme lui, c’est à dire non pas comme Paul le pharisien mais comme Paul rencontré par le Christ et rencontrant le Christ, c’est à dire abandonnant sa propre justice par laquelle il essaie d’atteindre Dieu pour la justice de Dieu qui s’abaisse jusqu’à lui.
 La conclusion de cette longue digression autobiographique se trouve en 4,1 : « tenez-ferme dans le Seigneur ». Cette finale indique en substance que Paul a voulu décrire ici une manière d’être en Christ. L’auditeur attentif de l’Epître n’aura pas oublié que Paul, au chapitre précédent, introduisait l’hymne christologique par ces paroles : « Ayez-en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ… » Or Paul indique ici au chapitre 3 qu’il est passé lui-même par une expérience de dépouillement qui n’est pas sans rappeler celle que le Christ a choisi. Une expérience de dépouillement qui se termine, comme dans l’hymne, par une exaltation eschatologique dont Dieu seul est l’auteur (v. 11 : « afin que je parvienne, si possible à la résurrection »). 

5. Ennemis de la Croix du Christ
 Je reviens en terminant sur l’hymne aux Philippiens auquel je faisais allusion au début de mon exposé. Par la place qu’il occupe en ouverture de la section parénétique de l’épître, l’hymne transforme une simple exhortation éthique en réflexion théologique et anthropologique sur la condition croyante comme parcours d’abaissement et d’exaltation. Bien plus que de montrer le Christ en exemple à suivre, la fonction de l’hymne est « d’introduire les chrétiens dans l’événement du Christ »[7]. Il y a donc bien une sotériologie implicite à l’œuvre dans l’hymne : l’auditeur croyant y perçoit en effet un écho de l’événement pascal (« obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la Croix »). Recevoir l’hymne suppose ainsi un changement profond de rapport à la réalité. C’est pourquoi cette « disposition » ne peut advenir que sur « révélation » de Dieu lui-même (3,15). C’est une telle « révélation » qu’a vécue Paul (cf. Ga 1,16), l’expérience de la justification par la fides christi (3,9) qui est dépouillement de soi et mise en route vers le salut (cf. 2,12-13) dans l’attente de l’exaltation finale (3,11) : la vie véritable est mise en mouvement vers un but dont Paul lui-même ignore les contours précis. « Tenir ferme » et « combattre » (1,27) c’est laisser son existence être déplacée par cette nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et des autres. S’il s’agit de « souffrir » pour le Christ (1,29), cette communion aux souffrances de Christ (3,10), loin d’être synonyme de repliement, décentre de soi-même et ouvre sur les autres : là réside la source de la joie véritable dont Paul fait l’expérience (cf. 2,17-18). La joie selon Philippiens vient de l’extérieur de ce monde et de sa logique, elle est expérience de l’altérité.
Or, en Philippiens 3, le  parcours de l’apôtre est présenté comme un itinéraire d’abaissement et d’élévation. Paul fait l’expérience de l’abandon d’une vie religieuse « réussie » (v. 4-7) pour être mis en mouvement vers une exaltation encore à venir (v. 8-11). À cet égard, les trois utilisations du verbe diôkô sont significatives du changement radical qui s’est opéré en lui. En 3,6 le verbe exprime la « poursuite/persécution » de l’Église : un mouvement pour la mort. En 3,12 et 14 il exprime le mouvement vers la vie : Paul « court vers le but pour obtenir le prix de l’appel d’en haut » (v. 14), c’est-à-dire vers l’exaltation. Cette exaltation finale est aussi promise à ceux qui « imiteront » Paul (3,17 ; cf. 3,20-21 qui reprend le vocabulaire de l’hymne). Le renversement qu’expérimente l’apôtre produit une mise en mouvement pour annoncer la Bonne Nouvelle et pour « obtenir le prix » (3,14). Dans la mesure où l’exaltation finale est encore espérée, on se trouve bien, ici-bas, dans une dynamique de l’inaccompli.  En Ph 3, Paul apparaît comme le type (3,17b : tupon) même du croyant à imiter (3,17a) à l’inverse de « ceux qui se conduisent en ennemis de la croix du Christ » (3,18), comme un écho inversé à l’obéissance du Christ sur la croix dont parlait l’hymne.
La « croix » du Christ : c’est le dernier « gros mot » de ce texte de Paul dont nous n’avons pas encore parlé. C’est en fait par un chemin original, et pour tout dire singulier, que Paul en vient à la conviction du caractère central de la Croix. On a coutume d’appeler cette compréhension paulinienne de la mort du Christ, « la théologie de la croix ». Contrairement à ce que l’on pense, la « théologie de la croix » n’est pas une théologie du sacrifice. Ailleurs Paul parlera du sacrifice du Christ et il se fera l’écho d’un certain nombre d’interprétations de la mort de Jésus à partir des motifs religieux de l’Ancien Testament. Les premiers chrétiens ont été confrontés à ce défi qui a été d’interpréter  quelque chose qui était visiblement un échec radical de ce en quoi ils croyaient et espéraient : que le Messie allait venir et les libérerait. Les pèlerins d’Emmaüs le disent assez bien : « nous espérions qu’il libérerait Israël » et rien ne s’est passé, sauf un échec radical, la crucifixion. Même pas comme un héros qui meurt sur un champ de bataille, les armes à la main ! mais la condamnation d’un rejeté par tous. Comment interpréter cela ? Quelque chose se passe chez les premiers chrétiens qui leur fait dire que cette mort ignominieuse, cette déréliction complète a du sens. C’est cela la Résurrection, c’est dire : Dieu est solidaire de ce crucifié. Ils vont puiser dans le trésor de l’Ancien Testament, la Torah et les Prophètes, pour tenter de donner du sens : ce sera le juste souffrant, le sacrifice expiatoire, le bouc émissaire, etc… tout le trésor dont nous sommes héritiers aujourd’hui. Et Paul, ailleurs dans ses épîtres, fait droit à ce trésor-là. Mais, dans la 1ère aux Corinthiens, il va faire véritablement un geste créateur, presque philosophique, qui fait qu’aujourd’hui encore Paul est considéré comme une figure de la pensée par des philosophes contemporains comme Alain Badiou et Giorgio Agamben (cf. orientation bibliographique) qui ne se réclament pas de la foi chrétienne et lisent Paul comme une figure de la philosophie.
  Quel geste fait Paul ? Il va chercher le signifiant même de la croix en dehors même de toute interprétation et il dit : la croix parle. Il faut faire un petit effort parce que pour nous la croix est devenue un objet religieux qui a du  sens et parce que ce sens, cela fait deux mille ans qu’on le lui donne. Le problème, c’est qu’aujourd’hui la croix est devenue un objet identitaire, dont on peut se réclamer. Or le geste fondateur de Paul, c’est de dire quelque chose d’énorme, d’inviter les croyants de Corinthe à se réclamer de quelque chose dont personne ne se réclamerait. En risquant un anachronisme, c’est comme si aujourd’hui on disait : la chaise électrique parle, la guillotine parle. Ce geste fondateur de Paul signifie trois choses fondamentales étroitement imbriquées les unes aux autres :
- La croix atteste paradoxalement la divinité et l’altérité de Dieu. Dieu se révèle totalement différent de ce que l’on attend de lui. Il est là où on ne va pas le chercher. Depuis deux mille ans, on est habitué à aller chercher Dieu à la croix, mais ce n’est plus forcément le Dieu de la croix de Paul. A cette époque-là, c’est dire : ce Dieu que les sages cherchent dans la philosophie et dont ils pensent qu’il va les libérer, ce Dieu que les juifs cherchent dans les grands évènements qui ont fait le peuple d’Israël, ce Dieu n’est pas là ou juifs et grecs le cherchent. Ce Dieu, il est solidaire du crucifié, il est le crucifié lui-même. Folie pour les grecs, scandale pour les juifs, mais sagesse paradoxale pour celui qui croit. Altérité de Dieu.
- Deuxième élément étroitement lié : contestation de la sagesse des hommes ; déclaration de leur esclavage en quelque sorte : ils croient qu’ils peuvent découvrir Dieu par leur sagesse, ils se trompent. Le Croix met les hommes en accusation. Elle affirme leur égarement, leur perdition.
- Troisième moment : pour celui qui reconnaît dans la croix la révélation de Dieu et la contestation de ses prétentions à la sagesse, alors la croix est source d’apaisement et de salut.

Conclusion
L’épître aux Philippiens est surtout connu par son hymne (Ph 2,5-11) qui constitue un témoignage exemplaire de la christologie paulinienne. Ph 3,1-4,1 constitue pour sa part le pendant indissociable de la réflexion christologique de Paul, sa réflexion anthropologique dont je souligne deux aspects :
 - Paul tire une certaine fierté de son passé pharisien. Mais c’est cette réussite là qui l’éloigne de Dieu au lieu de l’en rapprocher. De telle manière que Paul témoigne du destin tragique de l’homme séparé de Dieu (d’autant plus tragique qu’il s’agit ici d’un homme religieux). L’Evangile de la justificatio sola fide  est donc tout entier contenu dans ce passage, une justification qui entre dans une dynamique : elle n’est pas l’aboutissement mais le commencement de la vie chrétienne.
- Paul critique ceux qui, parmi les chrétiens, voudraient vivre selon une logique dont lui a du s’échapper pour découvrir le Christ. Les chrétiens de Philippes ne sont donc pas à l’abri d’une logique inverse de celle de l’Evangile ! L’Evangile opère ici une critique radicale d’une conception de l’homme qui se construit lui-même par son faire. Ce n’est donc pas le judaïsme en tant que tel qui est dénoncé par Paul, mais l’homme (juif chrétien ou païen) en tant qu’il essaie d’exister par sa propre justice. C’est parce qu’il se croyait irréprochable que Paul le pharisien ne pouvait rencontrer le Christ qui se révèle à l’homme reconnaissant son manque et sa finitude.
La tension qui traverse l’existence de Paul n’est-elle pas le propre de chaque être humain :  tiraillé entre le désir d’être à soi-même sa propre référence et l’appel de Dieu l’invitant à assumer sa finitude humaine, ses limites, ses manques ? Et pour Paul, comme pour chacun de nous, n’est-ce pas dans une reconnaissance de son incapacité à se faire lui-même un nom qu’il découvre la libération des forces de mort qui l’oppressent.
 « Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ? » demande le psalmiste au Ps 8. La réponse de Paul est ici exemplaire de ce qui fonde toute sa théologie : la mort était du côté du persécuteur de l’Eglise qui tentait, par ses propres forces, de devenir à lui-même sa propre référence en s’imaginant servir Dieu ; la vie se trouve du côté de celui qui reçoit de Dieu humblement la justification. Ne sont cependant pas décrites ici deux catégories de personnes : les chrétiens et les autres ; sont opposées deux compréhensions de l’existence humaine qui peuvent cohabiter chez le même individu. En tant qu’homme toujours tenté de me « faire un nom » je suis appelé à me laisser nommer par Dieu. En tant que chrétien je suis appelé, jour après jour, à « devenir » ce que je suis en Christ. S’il y a une éthique paulinienne, c’est ici et nulle part ailleurs qu’elle prend sa source.

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[1] L’essentiel de ce qui suit a déjà été développé dans trois contributions : Elian Cuvillier, « L’homme entre mort et vie. L’existence humaine selon Philippiens 3 », Le Supplément 187 (1993), p. 43-56 ; « Place et fonction de l’hymne aux Philippiens. Approches historique, théologique et anthropologique », dans Daniel Gerber – Pierre Keith éds., Les hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions. Actes du XIIe congrès de l’ACFEB (Strasbourg 2007), Paris, Cerf, 2009, p. 137-157 ; « La conversion de Paul : regards croisés », revue électronique « Cahiers d’Études du Religieux – Recherches interdisciplinaires » du Centre Interdisciplinaire d’Étude du Religieux,
http://www.msh-m.fr/article.php3?id_article=752, 2009.
[2] Michel Bouttier, La condition chrétienne selon Saint Paul, Genève, Labor et Fides, 1964, p.11.
[3] Max-Alain Chevallier, « La liberté chez Paul », in Souffle de Dieu. Le Saint-Esprit dans le Nouveau Testament. Volume III . Etudes, Paris, Beauchesne, 1991, p. 143-155, cf. p.144.
[4] Jean-François Collange, L’épître de Saint Paul aux Philippiens, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972,  p.112.
[5] Gerd Theissen, Psychological aspects of Pauline Theology, Philadelphia, Fortress Press, 1987 (original allemand paru en 1983), cf. p. 234-243.
[6] Parlant de la compréhension de la foi que Luther développe dans son commentaire de l’épître aux Galates, Jean Ansaldi, L’articulation de la foi, de la théologie et des Écritures, Paris, Cerf, 1991, p.16 note 5 souligne : « C’est l’originalité de la réflexion luthérienne que d’avoir déplacé l’unio cum Christo  du terme d’un long trajet pour le placer au point de départ, à même la foi. »
[7] Rudolf Schnackenburg, « La christologie du Nouveau Testament », dans Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, Paris, Cerf, 1974, p. 128.

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