Originalité du judaïsme dans l’histoire des religions
30 mai, 2012http://ilmsil.free.fr/branche6/les_grandes_religions/622Judaisme/09originalitedujudaisme.htm
Originalité du judaïsme dans l’histoire des religions
Parmi toutes les religions, recensées par les historiens, le fait « Israël » constitue un phénomène très particulier : alors que toutes les religions cherchent à procurer une réponse humaine aux grandes interrogations qui traversent l’humanité depuis les origines jusqu’à nos jours, le peuple juif, au contraire, prétend avoir reçu de Dieu lui-même toutes ces réponses, au cours de sa longue histoire, traversée par les crises les plus dramatiques mais aussi pur les plus grands élans d’espoir. Ce peuple a su lire, dans les événements du monde, les signes que Dieu lui-même pouvait lui faire, et il est devenu le signe même de Dieu pour l’ensemble de l’humanité. Aucun peuple n’a eu, comme lui, la certitude que Dieu se révélait à lui d’une manière unique : seul, il a pu lire son histoire comme l’histoire d’une relation entre la divinité et l’humanité, découvrant même dans son histoire collective une réponse à l’appel reçu du Dieu éternel.
Il faut dire qu’Israël constitue une véritable énigme sur le plan historique : comment ce peuple minuscule, qui trouve ses origines dans une toute petite tribu, celle d’Abraham, a-t-il pu acquérir et conserver, au long des siècles, une telle vitalité qui a pu résister a toutes les persécutions ? Les descendants du patriarche auraient dû disparaître de la surface de la terre, être complètement retranchés du nombre des humains, à cause de l’hostilité que lui opposaient ses innombrables persécuteurs. Esclaves en fuite au moment de l’apogée de l’empire égyptien, peuple marginal en migration dans le désert pendant de nombreuses années, peuple marginal, s’installant dans une terre, objet de la convoitise des puissances politiques et économiques de l’époque, peuple se plaçant délibérément en dehors de toutes les influences culturelles et civilisatrices des grands empires, peuple connaissant aussi de nombreuses luttes intestines et de grandes rivalités d’influence de la part des différentes tribus qui le constituaient… Toutes ces données auraient pu entraîner la ruine et la disparition d’Israël. Et pourtant, il a sans cesse lutté contre toutes les formes de mort qui pouvaient l’abattre ; une telle résistance apparaît aux yeux de l’historien comme une réalité extraordinaire, et il n’est pas étonnant que les « religieux » découvrent dans ce phénomène une réalité miraculeuse. Ceux-ci expliquent volontiers que cette grande vitalité d’Israël repose sur l’authenticité de la révélation de Dieu faite à Moïse ; c’est le don même de la Torah qui permet au peuple de survivre malgré toutes les tentatives d’extermination ; c’est la fidélité à suivre les enseignements de la Torah qui a permis aux tribus divisées de ne former qu’un seul peuple. C’est la Loi de Dieu qui fait vivre, et déjà Abraham, le fondateur du peuple, avait acquis la conviction inébranlable que sa postérité serait aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel ou que le sable sur les rivages marins. Même aux jours les plus sombres de leur histoire, que ce soit pendant le grand exil à Babylone, que ce soit dans la nuit des ghettos ou dans les brouillards de la déportation sous l’occupation nazie, les juifs ont toujours gardé dans leur coeur cette espérance qui était plus forte que la mort la plus horrible : l’Éternel ne peut se renier lui-même, il ne peut revenir sur la promesse qu’il a faite, il accordera la vie à un petit » reste » qui rachètera tout le peuple d’Israël et qui sera l’occasion de la résurrection de la foi juive. Les prophètes des temps anciens, s’ils annonçaient les malheurs que le peuple devait connaître, prédisaient également le retour des choses a la situation normale, avec le châtiment des persécuteurs et la garantie de la fidélité de Dieu.
Peuple isolé parmi toutes les nations, peuple mis à part et persécuté, peuple ignorant de la civilisation antique, peuple sans grands représentants culturels, mais peuple qui a donné au monde un de ses plus beaux chefs-d’oeuvre : un livre, qui est, en réalité une bibliothèque, la Bible, laquelle est le best-seller du vingtième siècle… Comment ce peuple ignorant de la philosophie et des recherches intellectuelles a-t-il pu contribuer à la naissance d’un tel chef d’oeuvre, alors que d’autres peuples plus civilisés, plus avancés dans les connaissances intellectuelles, n’ont jamais laissé que des oeuvres d’importance mineure ? Le mystère d’Israël se comprend dans le mystère de son Livre saint, qui est comme son livre le plus populaire, le livre de son effort multi-séculaire pour persévérer dans la voie tracée par les ancêtres. La Bible s’éclaire aussi par la volonté d’Israël de rester fidèle à l’alliance conclue entre Dieu et son peuple, sur le Sinaï. C’est sans doute la raison pour laquelle ce livre, véritable patrimoine de tout un peuple, recèle un message qui reste toujours d’actualité, malgré les différents ajouts que la tradition juive ou que la pensée occidentale a pu apporter. Cette fidélité du peuple se fonde sur la fidélité même de Dieu, qui a pris l’initiative de s’adresser a l’homme et d’en faire son partenaire : Dieu s’est lui-même donné à connaître.
Et le miracle biblique, c’est précisément que les différents auteurs, qui ont collectionné les documents antiques, n’ont jamais essayé d’apporter un message humain sur Dieu, n’ont jamais fait de théologie positive : ils ont laissé Dieu parler au coeur de l’homme. Et le prodige que ces auteurs ont accompli réside particulièrement dans une oeuvre de perception correcte des réalités : Dieu est Dieu, le monde est le monde. Alors que les religions antiques s’efforçaient de découvrir des traces du divin répandues dans les éléments naturels, la religion d’Israël s’est efforcée à replacer les réalités dans leur véritable contexte, se défendant sans cesse de succomber à toute forme d’idolâtrie. Seul, parmi tous les peuples antiques, Israël a refusé le panthéisme, il a dédivinisé le monde, affirmant que Dieu, le Dieu unique, le Dieu créateur était totalement différent du monde, qu’il était transcendant, mais qu’il se donnait à connaître par sa Parole et par les gestes qu’il accomplissait en faveur de son peuple. L’histoire continue de présenter la grandeur et la supériorité d’Israël sur toutes les autres nations antiques : Israël constitue le peuple élu par Dieu, pour être son signe au milieu des nations, sous toutes les latitudes et à toutes les époques. Par ce peuple, qui a traversé les siècles, Dieu ne cesse de s’adresser aux hommes pour leur faire connaître son amour et sa fidélité indéfectible.
Le fait « Israël » est un phénomène unique dans toute l’histoire ; et il semble légitime d’y découvrir, ainsi que le font les fidèles juifs le signe de la présence de Dieu aux côtés de son peuple, le signe de la proximité du Seigneur auprès de ceux qui l’invoquent. S’il est le Tout-Autre, diffèrent des hommes, il est aussi le Dieu proche des hommes qu’il comble de son amour, un amour si passionné que la Bible n’hésite pas à employer des comparaisons très hardies, celles de l’amour humain sous toutes ses formes : le Seigneur aime son peuple comme un père aime son enfant, comme une mère chérit le fruit de ses entrailles, il chérit également ce peuple comme un fiancé chérit sa bien-aimée, il part à la recherche de son peuple, comme le mari délaissé recherche celle qui l’a abandonné pour se prostituer. Le peuple d’Israël est symboliquement l’épouse du Dieu Très-Haut, et malgré les infidélités répétées de ce peuple, il ne l’abandonne pas et il tient envers lui ses promesses. Comme tous les amoureux, Dieu est particulièrement vulnérable : il est affecté par l’attitude des hommes, avec qui il est intimement lié jusqu’à la passion amoureuse. Dieu est sans relâche en quête de la réponse de l’homme à son amour, il attend toujours une réponse humaine à la parole qu’il adresse à son peuple. C’est pourquoi le judaïsme est avant tout une religion de l’écoute : la prière fondamentale n’est-elle pas le « Shéma Israël », « Écoute, Israël » ? Nul ne peut apercevoir Dieu sans mourir, mais chacun peut entendre sa Parole s’il prête l’oreille et se dispose à l’accueillir avec un coeur purifié.
Le désir de la fidélité du peuple juif à la Parole de Dieu s’est manifesté particulièrement dans l’espérance messianique qui a elle aussi traversé les siècles. Dans la conscience juive ancienne, c’est d’abord l’attente de la venue d’un représentant de Dieu qui agirait au nom du Seigneur et qui lui apporterait la libération, notamment politique, de toutes les chaînes qui opprimaient le peuple. Puis, pour les juifs, croire en la venue du Messie, c’est espérer que le temps viendra où la justice, la paix et la fraternité régneront sur l’ensemble de l’humanité, un temps où, selon les paroles du prophète Isaïe, les hommes n’apprendront plus à se battre, mais forgeront des socs de charrue avec leurs épées… Mais, déjà, à l’époque biblique, ce Messie qui devait venir était perçu de différentes manières, selon les traditions : pour les uns, c’était un descendant de la maison de David qui devait restaurer la dynastie ; pour d’autres, c’était un personnage mystérieux et céleste qui recevrait de Dieu lui-même la souveraineté sur toute l’humanité et qui est appelé Fils d’homme ; pour d’autres encore, c’était un serviteur de Dieu qui devrait connaître l’humiliation et la souffrance, prenant sur lui le péché de toute l’humanité… Dans le cours de son histoire, le peuple juif découvrait dans cette attente messianique tantôt une libération spirituelle, tantôt une libération politique, mais toujours une intervention de Dieu lui-même qui signifierait à l’ensemble du monde l’instauration de son royaume de justice et de paix. Et la grande espérance messianique, qui soulève le peuple depuis ses origines n’est pas une attente passive, mais un engagement de toutes les dimensions de l’existence : l’homme se doit de coopérer avec son Dieu pour faire avancer toute l’histoire dans le sens de la venue du règne de Dieu, qui demeure encore l’objet de l’espérance, car la paix et la justice ne règnent pas encore sur cette terre.
Le judaïsme en crise
Si le judaïsme est bien une réalité vivante s’il a réussi s’adapter a toutes les crises de l’histoire et en sortir avec une force renouvelée, c’est parce qu’il s’est modifié progressivement au cours des âges. Mais il n’a pas encore épuisé toutes ses potentialités. Et aujourd’hui, il traverse une nouvelle crise, comme les autres religions d’ailleurs, mais cette crise est peut-être beaucoup plus sérieuse pour le judaïsme, car la question Fondamentale qui se trouve posée, c’est la question même de l’identité juive.
Et avec la création de l’État d’Israël, la question s’est même posée avec beaucoup plus d’acuité. En effet, jusqu’à jour du Retour sur la terre ancestrale, les communautés juives s’unifiaient dans une même identité précisée par la nostalgie du passé et l’espérance du retour ; même dans les heures les plus sombres de leur histoire, les juifs, répandus à travers le monde, vivaient en quelque sorte repliés sur eux-mêmes, animés par un même destin et une seule espérance. Au dix-neuvième siècle, l’identité juive s’est quelque peu éclipsée avec la reconnaissance des juifs comme citoyens ordinaires des pays dans lesquels ils vivaient ; la reconnaissance officielle des juifs comme citoyens des pays déterminés entraîna une déjudaïsation, en même temps que l’émancipation sociale et politique. Cette émancipation impliqua, par une nécessité inéluctable, la prise de conscience du décalage existant entre les observances traditionnelles et les pratiques du monde moderne ; le respect absolu des enseignements de la Torah et du Talmud semble être devenu une sorte de combat d’arrière-garde, un refus de confrontation avec le réel contemporain. L’attitude conservatrice des milieux religieux Amène un manque de dynamisme du judaïsme ; et, les jeunes juifs, confrontés aux réalités culturelles du monde moderne, sont eux-mêmes contraints de définir avec plus de précisions que leurs aïeux leur identité juive. Jusqu’à la création de l’État d’Israël, le juif religieux pouvait se définir comme les citoyens de l’univers : ils étaient partout chez eux, puisque Dieu, en raison de l’élection qu’il avait faite à leurs pères, les avait choisis pour être ses témoins au milieu des autres nations de la terre. Mais ces nations les ont rejetés, comme « sans patrie » , et la naissance du sionisme répond au besoin des juifs de se retrouver comme une nation semblable aux autres ; la réinstallation en terre de Palestine, après 1948, a redonné un idéal national aux membres du peuple d’Israël, qui sont alors amenés à s’interroger sur le lien qu’ils peuvent faire entre l’universalisme et le nationalisme. Comment peut-on concilier la vocation universelle du peuple d’Israël et la réalité particulière de sa nation installée sur un sol déterminé ?
Enfin, le judaïsme connaît ses plus grandes difficultés sur le plan religieux lui-même. En effet, depuis le Talmud, les enseignements théologiques et religieux n’ont guère évolué, et les rabbins du vingtième siècle éduquent des juifs à la foi, de la même manière que les rabbins des premiers siècles qui ont suivi l’ère chrétienne : la pensée théologique est fixe, et aucune idée nouvelle ne semble pouvoir surgir, car aucun maître n’oserait se situer au-dessus des autorités traditionnelles. Le judaïsme semble donc dans l’impasse, parce qu’il lui manque une autorité universellement reconnue, qui soit susceptible d’adapter la religion ancestrale au phénomène du monde contemporain, parce qu’il lui manque une hiérarchie qui soit capable de présider aux destinées de l’ensemble du peuple ; il manque au judaïsme des prophètes pour les temps nouveaux qui se sont inaugurés pour Israël, avec le retour sur la terre promise par Dieu à tout son peuple. Certes, depuis la création de l’État d’Israël, les juifs ont eu à s’occuper de tâches beaucoup plus urgentes que celle d’une restauration religieuse ; ils ont dû faire renaître Israël, puis le faire exister au milieu de ses nombreux ennemis, et cette tâche n’est pas encore achevée. Il faut que, dans un avenir très proche, les juifs apprennent à intégrer les apports de la civilisation aux enseignements de la Torah, et qu’ils remettent à jour la pensée rabbinique : le judaïsme ne peut plus se contenter d’être une religion du passé, il doit devenir la foi du présent, dans l’espérance de l’avenir.