http://www.abouvet.org/ELOI/ps_2006_1.html
LE HALLEL ÉGYPTIEN
Conférences bibliques 2005-2006
On appelle Hallel, un mot formé à partir de la racine de la louange ‘’hallal’’, un ensemble de six psaumes de louange, les psaumes 113 à 118. Comme la grande merveille pour laquelle la louange d’Israël s’élève vers Dieu est la libération de l’esclavage et la sortie d’Égypte, sortie qui est d’ailleurs évoquée dans le psaume 114, le Hallel est souvent appelé Hallel égyptien. Le Hallel est récité notamment aux trois fêtes de pèlerinage, fête de Pâque, fête des Semaines, fête des Tentes, ainsi qu’à la fête de Hanoukka qui commémore la nouvelle dédicace du Temple en 167 après sa profanation par les Grecs. A Pâque, le Hallel est récité à la synagogue le matin de la fête mais aussi au cours de la célébration de la fête en famille la veille au soir. On dit avant le repas les psaumes 113 et 114 et cette récitation est précédée d’une déclaration solennelle enjoignant à chaque participant de s’identifier à ceux qui sont sortis d’Égypte. « Dans tous les siècles chacun de nous a le devoir de se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Égypte, comme il est dit (en Exode 13,8) : Tu donneras alors cette explication à ton fils : C’est en vue de cela que le Seigneur a agi en ma faveur quand je suis sorti d’Égypte. Ce ne sont pas seulement nos ancêtres que le Saint, béni soit-il, a délivrés mais nous aussi il nous a délivrés avec eux, comme il est dit (Deutéronome 6,23) : Et nous il nous fit sortir de là pour nous amener ici, pour nous donner le pays qu’il avait promis à nos pères. » Les citations de l’Écriture montrent que nous sommes sortis d’Égypte pour servir le Seigneur. Nous ne faisons pas mémoire d’un évènement historique qui a eu lieu dans un passé lointain mais nous participons à une délivrance qui nous concerne à titre personnel. Nous sommes conviés à toutes les époques à rechercher notre libération des servitudes d’Égypte. Après cette déclaration s’élève la louange du ‘’C’est pourquoi’’. « C’est pourquoi nous avons le devoir de remercier, de chanter, de louer, de glorifier, d’exalter, de célébrer, de bénir, de magnifier et d’honorer Celui qui a fait pour nos ancêtres et pour nous tous ces miracles. Il nous a fait sortir de l’esclavage vers la liberté, de la détresse vers la joie, du deuil vers la fête, des ténèbres vers la lumière, de l’esclavage vers la rédemption. Chantons en son honneur un cantique nouveau. Hallelou-Yah ! » La sortie d’Égypte est évoquée par cinq images de sortie, de transformation ou de passage vers la liberté, la joie, la fête, la lumière, la rédemption. Pour les miracles que Dieu a faits dans le passé (pour nos ancêtres) et pour ceux qu’il fait pour nous aujourd’hui (ce paragraphe reprend l’actualisation du texte précédent), dans l’attente de la Rédemption finale, nous pouvons le louer sans retenue et le ‘’C’est pourquoi’’ déploie neuf verbes de louange (toute la gamme des verbes de louange du psautier) avant de terminer par le Hallelou-Yah qui introduit naturellement le psaume 113 dont il est le premier mot. Nous, chrétiens, pouvons adhérer pleinement à cette introduction à la récitation du Hallel en ajoutant aux passages nommés dans le ‘’C’est pourquoi’’ un autre passage, celui de la mort à la vie par la résurrection du Christ. A la fin du repas on termine le Hallel par la récitation des psaumes 115 à 118. Matthieu et Marc nous disent qu’à la fin du repas où fut instituée l’Eucharistie, Jésus a chanté des psaumes avec ses disciples : après le chant des psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers (Mat. 26,30). Il s’agit des psaumes qui ouvrent et ferment le repas pascal et prennent ainsi plus de prix encore à nos yeux .
LE PSAUME 113 Lecture du psaume pas à pas
1 Alléluia (Louez Yah) ! Louez, serviteurs du Seigneur, louez le nom du Seigneur ! 2 Que le nom du Seigneur soit béni dès maintenant et pour toujours 3 Du levant du soleil à son couchant loué soit le nom du Seigneur
Le psaume commence et se termine par Alléluia, mot qui est la transcription en français de l’hébreu Hallelou-Yah : Hallellou est un impératif pluriel du verbe hallal qui veut dire louer et Yah est une forme abrégée de YHWH, Hallelou-Yah signifie donc ‘’Louez Yah, louez le Seigneur !’’. Quand le célébrant prononce Alléluia dans notre liturgie il invite donc les fidèles à louer le Seigneur et ceux-ci répondent en s’invitant mutuellement à la louange. De même dans le psaume l’exclamation est à la fois un appel de celui qui préside la réunion des fidèles et une réponse de cette assemblée. Après l’exclamation initiale, le psaume commence par les deux composantes du début d’une louange d’invitation ou louange factitive (l’invitatoire en langage technique), l’impératif pluriel Louez et la mention de ceux qui sont appelés à louer serviteurs du Seigneur ; l’appel louez est ensuite repris (ce qui donne plus de vigueur à l’appel) et suivi cette fois du complément qui dit à qui s’adresse la louange, le Nom du Seigneur. Quand Dieu est apparu à Moïse dans le buisson ardent, il lui a révélé son nom personnel de quatre lettres, YHWH, et, comme vous savez, la tradition a choisi de ne pas prononcer ces quatre lettres (ou tétragramme) par respect, et de dire Seigneur ou Mon Seigneur chaque fois que ce Nom figure dans l’Ecriture. Louer le nom que Dieu a bien voulu donner à son peuple, c’est louer Dieu lui-même. Le verset 2 est une réponse de l’assemblée à l’invitation qui lui a été adressée : Que le nom du Seigneur soit béni dès maintenant et pour toujours. Quand l’homme bénit Dieu ou, comme ici, demande que Dieu soit béni, le verbe a le sens de louer comme on le constate, par exemple, au psaume 34, 2 : Je bénirai le Seigneur en tout temps, toujours sa louange à la bouche ; les deux stiques ont le même sens et l’un dit bénir quand l’autre dit louer (voir aussi le psaume 145,2). L’assemblée répond donc : que le Nom soit béni, loué, maintenant, par nous, par notre génération, et que cette louange se poursuive dans la suite des temps, c’est-à-dire qu’elle soit reprise par les générations à venir. L’assemblée poursuit sa réponse au v.3 et proclame : Du levant du soleil à son couchant loué soit le nom du Seigneur. Le verset précédent exprimait le vœu que la louange se poursuive de siècle en siècle, celui-ci fait le souhait que la louange du Seigneur s’étende à tout l’univers dont les limites sont désignées par l’orient où le soleil se lève et l’occident, lieu de son coucher. Le v.3 forme le vœu que le vrai Dieu soit reconnu et loué par tous les hommes pour que s’accomplisse la prophétie de Zacharie (14, 9) Alors le Seigneur se montrera le roi de toute le terre. En ce jour-là le Seigneur sera unique et son nom unique. La louange est le thème qui unifie la première strophe : en plus de l’Alléluia initial, le verbe ‘’louer’’ figure deux fois dans le v.1 et une fois dans le v.3 et un synonyme ‘’bénir’’ exprime la même action dans le v.2. L’assemblée est invitée à faire monter sa louange vers le Seigneur et répond en souhaitant que cette louange se prolonge sans fin dans le temps et s’étende jusqu’aux extrémités de la terre.
4 Il est élevé au-dessus de toutes les nations, le Seigneur, au-dessus des cieux est sa gloire. 5 Qui est comme le Seigneur, notre Dieu, lui qui monte pour siéger, 6 lui qui s’abaisse pour voir, dans les cieux et dans la terre ?
Dans cette seconde strophe nous passons du plan horizontal à la dimension verticale, nous étions avec ceux qui louent, nous nous élevons vers Celui qui est loué. Le Seigneur est élevé, est plus haut que toutes les nations, dit le v.4, il les domine selon la traduction liturgique, il est aussi au-dessus des cieux, plus haut que les cieux. Il semble que le poète suggère que la louange continue dans les cieux car le participe ‘’ram’’ du verbe ‘’roum’’ traduit ici par il est élevé a, par ailleurs, une connotation de louange (comme en français le verbe exalter évoque la hauteur, l’altitude, et a, en même temps, le sens de louer). Le mot gloire (Kabod) à la fin du verset désigne la présence divine comme en Exode 40,34 et suggère aussi, comme le mot ram, la louange (rendons gloire…) ; derrière la transcendance de Dieu que proclame ce verset, on entend aussi, en contrepoint, que dans les cieux se poursuit la louange qui montait de la terre. Les versets 5 et 6 forment une seule phrase comme le montre le parallélisme évident entre 5b lui qui s’élève pour siéger et 6a lui qui s’abaisse pour voir. Le début de la phrase ne pose pas de difficulté : Qui est comme le Seigneur notre Dieu, lui qui … lui qui…mais que faire des derniers mots du v.6 dans la terre et dans les cieux ? La plupart des traducteurs les traitent comme un complément du verbe voir, mais cela donne un sens banal : Dieu voit dans la terre et dans les cieux. Ce choix bute en outre sur la proposition ‘’dans’’ du texte hébreu car la construction ‘’voir dans la terre’’ est inappropriée et les traducteurs sont obligés de modifier la préposition en ‘’vers’’ (texte liturgique) ou ‘’sur’’ (Dhorme dans la Pléiade) ou encore de la supprimer (TOB). Il vaut mieux respecter le parallélisme parfait entre 5b et 6a (pourquoi l’un seulement de ces deux stiques aurait-il un complément ?) et rattacher 6b à 5a : Qui est comme le S’ notre Dieu …dans la terre ou dans les cieux ? Y a-t-il un Dieu comparable au nôtre où que ce soit ? Et au cœur de l’inclusion ainsi formée par 5a et 6b se trouve la raison de la grandeur unique de notre Dieu : lui qui s’élève pour siéger, lui qui s’abaisse pour voir. Notre Dieu est celui qui à la fois siège ou trône au plus haut et celui qui accepte de s’abaisser pour voir. On note que la préposition ‘’dans’’ qui posait problème dans la solution précédente, convient parfaitement, au contraire, si elle s’inscrit dans la question : Qui peut se comparer à notre Dieu dans la terre ou dans les cieux ? Quand le psaume nous dit que Dieu s’abaisse pour « voir », il ne faut pas penser que ce voir signifie le regard neutre d’un observateur détaché, indifférent, mais il faut l’entendre comme en Exode 2,25 : quand Dieu entendit la plainte des fils d’Israël opprimés en Egypte, Dieu vit les fils d’Israël et Dieu connut… Le verset est interrompu mais nous comprenons que Dieu a fait plus que regarder, il a ressenti les peines d’Israël et a décidé d’intervenir : il va apparaître à Moïse au buisson ardent et, dès ses premiers mots, le verbe ‘’voir’’ revient (Ex. 3, 7) : J’ai vu, vraiment vu, la misère de mon peuple et il précise : Je connais ses souffrances puis il renvoie Moïse en Egypte pour faire sortir son peuple de l’esclavage. On comprend la force de ce « voir » de Dieu.
7 De la poussière il met debout le pauvre, du tas d’ordures il élève l’indigent, 8 pour le faire siéger avec les princes, avec les princes de son peuple. 9 Il fait siéger la femme stérile dans la maison, mère de fils, heureuse.
Alléluia (Louez Yah) !
Pour Dieu, voir incite à l’action et la troisième strophe du psaume donne des exemples des interventions divines. Le v.7 est construit selon deux propositions strictement parallèles; les deux mots traduits par pauvre et indigent (dal et ‘ébyon) ont le même sens et vont souvent de pair comme en Ps 72,13 et 82,4 ; ces malheureux sont sortis de la poussière ou des ordures, encore deux termes très proches, ils sont mis debout ou relevés, de nouveau des synonymes. Arrêtons-nous un instant sur la forme des versets. Vous savez que la poésie hébraïque joue très souvent sur le parallélisme des stiques : nous avons ici, au v.7, un bon exemple de parallélisme synonymique où les deux membres du verset se répondent terme à terme. Un peu plus haut nous avons rencontré en 5b et 6a un cas de parallélisme antithétique où les deux stiques s’opposaient : Lui qui s’élève pour siéger, lui qui s’abaisse pour voir. Quand les deux stiques disent la même chose, ils nous permettent de nous imprégner du sens, d’entrer dans la méditation et la prière. Quand ils forment contraste les oppositions nous incitent à creuser la signification : en quoi siéger sur un trône s’oppose-t-il à voir ? Revenons au fond : l’image du pauvre assis dans la poussière n’est pas seulement une métaphore mais, souvent, comme nous le montrent les médias ou le spectacle de la rue, l’expression de la réalité ; il en va de même pour le tas d’ordures où l’exclus cherche sa nourriture et un abri. La phrase se poursuit en v.8 : le Seigneur relève le malheureux pour le faire siéger avec les princes, avec les princes de son peuple. Le mot hébreu traduit par princes peut aussi être rendu par puissants ou grands, peu importe : la miséricorde divine non seulement redresse le malheureux mais le sort de son exclusion, le fait entrer parmi les princes de son peuple. En français comme en hébreu le pronom son est ambigu : s’il renvoie au miséreux, le psalmiste nous dit que celui-ci est réintégré dans sa communauté ; cette précision est importante car le miséreux dans les psaumes de supplication, souffre de la pauvreté, de la maladie mais aussi de la haine, de l’exclusion et du mépris; pensons notamment à la victime du psaume 22, méprisée par tous avant d’être relevée et d’entonner la louange au milieu de ses frères. Si le pronom son renvoie au Seigneur, ces mots désignant alors le peuple du Seigneur diraient que le pauvre va s’asseoir au milieu des justes, des élus. Le poète qui a écrit le psaume 113 a choisi d’employer les mêmes verbes pour parler de Dieu dans la strophe centrale et pour décrire son action en faveur des malheureux dans la strophe finale. La version proposée ci-dessus reprend, elle aussi, les mêmes verbes, quitte à sacrifier quelque peu l’élégance de la traduction, car ces répétitions ont un sens. Le poète exprime en effet le sort de l’indigent en disant que le Seigneur l’élève, le fait monter, en employant le même verbe ‘’roum’’ qu’il appliquait, au début du verset 4, au Seigneur lui-même qui est élevé. Il use aussi du même verbe pour dire que le Seigneur siège dans les hauteurs en 5b et qu’il fait siéger le pauvre parmi les princes de son peuple en 8. Cette reprise des mêmes verbes appliqués à Dieu d’abord et ensuite au pauvre qu’il redresse et relève, puis fait asseoir ou trôner sont, je pense, une manière discrète de suggérer que le Seigneur rapproche de lui, fait, si on peut dire, participer à sa condition le misérable qu’il remet debout. Le v.9 présente un autre exemple des interventions du Seigneur. Il s’agit cette fois de la femme stérile, celle qui ne peut pas avoir d’enfant, et qui est donc, selon les mœurs de ce temps, méprisée et repoussée par son mari, et doit finir sa vie dans la solitude et la pauvreté. Le Seigneur fait siéger la femme stérile dans la maison ; par la grâce du Seigneur la délaissée siège ou trône au foyer, car elle est devenue mère de fils, heureuse. Le verbe siéger, appliqué ici à la femme stérile comme il l’était à Dieu en 5b, laisse entendre que cette femme est, comme le pauvre, appelée à être proche du lieu où siège le Seigneur.
Le plan du texte Nous distinguons maintenant le plan de ce petit poème. Il comprend trois parties de trois versets chacune et l’ensemble est encadré par deux Alléluia. La première (1 à 3) traite de la louange adressée à Dieu : invitation à la louange, vœu que cette louange s’étende à la totalité du temps et de l’espace. La deuxième (4 à 6) parle de Dieu à qui s’adresse la louange ; il faut lire à la suite 5a et 6b qui forment une inclusion où s’insère l’affirmation centrale du psaume Lui qui s’élève pour siéger (sur son trône) et s’abaisse pour voir. La troisième (7 à 9) donne deux exemples du ‘’voir’’ divin : il relève le pauvre, il donne des enfants à la femme stérile.
Les échos du psaume dans la tradition juive Un midrash met, de manière surprenante, le premier verset de notre psaume dans la bouche de Pharaon lui-même. Avant de le raconter, une précision de vocabulaire : en hébreu le mot ‘’ébed’’ (qui figure au pluriel dans le premier verset du psaume 113) signifie à la fois esclave ou serviteur comme le mot ‘’abodah’’ de la même racine veut dire, selon le contexte, servitude, esclavage, ou service, notamment le service divin c’est à dire le culte. Le midrash raconte que la nuit où tous les premiers-nés d’Egypte furent frappés de mort, le puissant Pharaon perdit toute sa superbe et, affolé, se leva (Ex. 12,30), alla dans le quartier où habitaient les Hébreux, chercha dans l’obscurité la maison de Moïse et il appela Moïse et Aaron pendant la nuit (Ex. 12,31) ; il frappait à leur porte et les suppliait de partir (12,32) ; ils lui répondirent : Si tu veux que nous partions, reconnais que nous ne sommes plus tes esclaves, que nous sommes des hommes libres. Pharaon, qui avait enfin compris la puissance du Dieu d’Israël, commença alors à crier en disant : Vous étiez mes esclaves mais maintenant vous n’êtes plus à mon service, vous êtes au service du Seigneur et, puisque vous êtes ses abadim (pluriel de ébed) vous devez le louer et il les exhortait « Louez, esclaves du Seigneur, louez le Nom du Seigneur ! » Ce midrash donne une saveur particulière au verset qui ouvre les six psaumes qui forment le hallel égyptien, une louange en six psaumes que les fils d’Israël font monter vers Dieu qui les a fait sortir d’Egypte. La nuit de la Pâque est le moment où Israël sort de la servitude grâce à l’intervention du Seigneur, devient le peuple de Dieu et peut commencer à louer son Dieu en l’invoquant par le Nom de quatre lettres, YHWH, que Lui-même a révélé à Moïse depuis le buisson ardent avant de l’envoyer en Egypte. Le verset 2 exprime le vœu que le Nom qui est loué pour la première fois dans l’histoire de l’humanité à la sortie de la mer (Exode chapitre 15) soit loué de génération en génération, ce qui est la vocation d’Israël. Le verset 3 met en relation la vocation d’Israël et l’ensemble des nations : Israël aspire au jour où la terre entière louera le Seigneur selon les prophéties de Malachie 1,11 et de Sophonie 3,9-10. Les versets qui sont au centre du poème mettent l’accent sur le caractère incomparable de ce Dieu qui est à la fois le Très Haut, l’Ineffable et dans le même temps celui qui s’abaisse et voit la misère de l’homme, la connaît intimement ; nous avons déjà cité les passages de l’Exode qui donnent au mot ‘’voir’’ toute sa force. L’interrogation « Qui est comme le Seigneur notre Dieu ? » est une manière de dire qu’Il est unique et fait écho à la prière fondamentale d’Israël : Ecoute Israël : le Seigneur notre Dieu le Seigneur est l’Unique. L’affirmation que Dieu est à la fois le Très-Haut, le Saint et, en même temps, si on peut dire, le Très Bas, celui qui se penche vers nous, nous écoute et nous voit est au cœur de la foi juive ; un bon commentaire de cette affirmation du centre du psaume, est donné par Isaïe dans une annonce de salut en 57,15 : Car ainsi parle celui qui est haut et élevé, qui demeure dans l’éternité et saint est son nom : Haut et saint je demeure tout en étant avec le broyé et celui de souffle abaissé pour le faire revivre… La tradition juive ne propose pas de personnage historique à qui puisse s’appliquer les versets 7 et 8 de notre psaume mais réfère ces mots au peuple tout entier : ce pauvre que Dieu relève du fumier, c’est Israël réduit à la misère et à la servitude pendant l’exil à Babylone que le Seigneur fait revenir dans sa terre puis soutient dans ses épreuves au cours des siècles. Le dernier verset peut lui aussi être appliqué collectivement à Israël : ce verset est mis en relation avec deux passages d’Isaïe (49,21-24 et 54,1-3) où Jérusalem est d’abord qualifiée de stérile puis voit miraculeusement ses enfants revenir en foule dans ses murs.
Une homélie rabbinique sur le verset 113, 9 La lecture de ce verset du psaume 113 donne l’occasion de rappeler des étapes de l’histoire du salut antérieures à la sortie d’Egypte et de remonter jusqu’aux patriarches. Voici un texte du 5e siècle extrait de la Pesiqta de Rav Kahana, un recueil d’homélies commentant des lectures faites au cours de la liturgie du shabbat à la synagogue. L’homélie porte sur le dernier verset du psaume 113 et tout le commentaire est construit selon un même schéma : rappel du premier stique de 113,9 qui parle de manière générale d’une femme sans enfant puis citation d’un verset de l’Ecriture qui mentionne la stérilité d’un personnage féminin, citation du second stique de 113,9 affirmant que la stérile est devenue mère et citation d’un verset de l’Ecriture montrant que la femme sans descendance mentionnée précédemment a été comblée par une ou plusieurs naissances. Voici donc l’homélie de rabbi Kahana. Il établit la femme stérile sans maison (c. à d. sans enfants), mère de fils, heureuse (113,9). Il y a sept femmes stériles : Sara, Rébecca, Rachel, Léa, la femme de Manoah, Anne et Sion. Première interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : il s’agit de notre mère Sara ‘’Et Sara était stérile’’ (Genèse 11,30), mère de fils heureuse : ‘’Sara a allaité des fils’’ (Gen. 25,21). Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : c’est Rébecca ‘’Et Isaac supplia le Seigneur en faveur de sa femme car elle était stérile’’ (Gen. 25,21), mère de fils, heureuse : ‘’Et le Seigneur exauça sa supplication et Rébecca sa femme conçut’’ (id.). Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : c’est Léa ‘’Et le Seigneur vit que Léa était haïe et il ouvrit son sein’’ (Gen. 29,31), de là nous apprenons que Léa était d’abord stérile, mère de fils heureuse : ‘’car je lui ai enfanté six fils’’ (Gen. 30,20). Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : c’est Rachel ‘’Rachel était stérile’’ (Gen. 29,31), mère de fils heureuse : ‘’les fils de Rachel, Joseph et Benjamin’’ (Gen. 35,24). Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : c’est la femme de Manoah ‘’Un ange du Seigneur apparut à la femme et lui dit : Vois, tu es stérile et tu n’as pas eu d’enfant’’ (Juges 13,3), mère de fils heureuse : ‘’mais tu concevras et enfanteras un fils’’ (id.). Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : c’est Anne ‘’Pennina avait des enfants mais Anne n’avait pas d’enfant’’ (I Samuel 1,2), mère de fils heureuse : ‘’Anne conçut et enfanta trois fils et deux filles’’ (I Sam. 2,21). Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison : c’est Sion ‘’Pousse des acclamations, stérile, toi qui n’as pas enfanté’’ (Isaïe 54,1), mère de fils heureuse ‘’Et tu diras alors dans ton cœur : Qui me les a enfantés, tous ceux-là, à moi qui étais privée d’enfant et solitaire ?’’ (Isaïe 49,21). Quelques mots d’abord sur les femmes mentionnées dans cette homélie. La première matriarche citée est Sara ; longtemps stérile, elle donna le jour à Isaac à l’âge de 90 ans alors que son époux, Abraham, était âgé de 100 ans. Rebecca, épouse d’Isaac, demeura longtemps stérile puis devint mère des jumeaux Esaü et Jacob. Léa devint par ruse la première épouse de Jacob ; sa stérilité n’est pas explicitement mentionnée dans l’Ecriture mais déduite de l’expression ‘’ Il [le Seigneur] ouvrit son sein’’ : ce sein était donc fermé ; elle devint ensuite mère de six fils et d’une fille. Rachel, sœur cadette de Léa et préférée de Jacob, fut longtemps stérile et eut enfin deux fils, Joseph et Benjamin. La femme désignée dans le texte comme épouse de Manoah est plus connue comme mère de Samson qui devint juge en Israël et dont la force était proverbiale. L’histoire d’Anne nous est contée au début du livre de Samuel. Elle était aimée de son époux mais ne pouvait lui donner d’enfant ; en pèlerinage au sanctuaire de Silo, elle implora le Seigneur de lui donner un fils et fut exaucée, elle enfanta Samuel et le voua au service divin. Quand elle conduisit son fils au temple de Silo, auprès du prêtre Eli, elle chanta un cantique (I Sam. 2, 1-10) qui comporte des points communs avec le psaume 113, en particulier ces mots (2,8) : de la poussière, il met debout le pauvre, du tas d’ordures il élève l’indigent, pour les faire siéger avec les princes, leur attribuer la place d’honneur. La fin de l’homélie concerne Sion, petite colline où se trouvait le palais de David, au sud-est de Jérusalem, dont le nom sert parfois pour désigner toute la ville. Une prophétie d’Isaïe parle à Jérusalem en lui disant Toi, la stérile qui n’enfante plus. Mais si l’Ecriture parle ainsi c’est paradoxalement une annonce de bonheur. En effet un passage de la Pesiqta cite un peu plus loin un maître qui dit « En tout passage (de l’Ecriture) où il est dit elle n’a pas, qu’elle ait ». Autrement dit, quand l’Ecriture parle d’un manque, cela annonce que ce manque sera comblé. Dire de Jérusalem, comme des femmes nommées dans le midrash, qu’elle est stérile, c’est annoncer qu’elle va être comblée. Et, en effet, la même prophétie se poursuit en disant :les voici en foule les fils de la désolée… Élargis l’espace de ta tente… car à droite et à gauche tu vas déborder, ta descendance héritera des nations … Il faut donc entendre la fin du psaume comme l’annonce que Sion aujourd’hui en exil, déracinée, sera demain restaurée, siégera auprès de son époux qui l’aime, recevra l’hommage de tous les peuples : le Seigneur lui donnera le bonheur, la joie et la paix.
Une lecture chrétienne du psaume La naissance de Jean le Baptiste, fils de parents avancés en âge, racontée au début de l’Evangile de Luc s’inscrit dans la suite des naissances miraculeuses que nous venons de rappeler et on pourrait poursuivre l’homélie du maître juif en ces termes : ‘’Autre interprétation. Il établit la femme stérile sans maison, c’est d’Élisabeth qu’il s’agit : Elisabeth était stérile et ils étaient tous deux avancés en âge (Luc 1,7), mère de fils heureuse : quand vint le temps où elle devait accoucher, elle mit au monde un fils (Luc 1,57).’’ Quand Marie conçoit, l’intervention divine prend place dans la continuité de ces fécondités miraculeuses mais elle introduit aussi une nouveauté radicale qui surpasse infiniment toute attente : une vierge conçoit et va devenir la mère de Dieu. On remarque la parenté entre ce psaume et le Magnificat de Marie : elle aussi loue le nom du Seigneur « Saint est son Nom », elle aussi chante le Dieu qui élève les humbles, ‘’elle est surtout, par excellence, cette femme heureuse à qui Dieu donne une postérité inespérée, parce que virginale, et que toutes les générations diront bienheureuse « (n1) Le Dieu qui accepte de s’abaisser pour voir et connaître la condition des hommes se révèle dans l’incarnation de Jésus, fils de Dieu et fils de l’homme. L’hymne de la lettre aux Philippiens 2, 6-11 est la traduction chrétienne du thème central du psaume 113. Et pour Jésus qui a prononcé ce psaume à la veille de sa passion, les mots de la poussière il relève le pauvre pour le faire asseoir avec les princes devaient avoir le sens d’une promesse prophétique : lui, le Pauvre, allait sortir de la poussière de la mort, se lever puis s’asseoir à la droite de Dieu. Le psaume dit que Dieu met debout le pauvre et élève l’indigent mais, s’il arrive parfois que Dieu intervienne directement, c’est généralement par des mains humaines, par nos mains, qu’il agit. ‘’Qui pourrait dire sincèrement que « Dieu relève le faible », si, dans ses comportements concrets, il n’essayait pas de participer à la promotion des plus défavorisés de nos sociétés ? … A côté des grands engagements … il y a mille formes d’action, d’aide, de compassion que chacun peut vivre à sa manière. « (n2)
_____________________ n1 Noël Quesson : 50 psaumes pour tous les jours, tome 1 p. 257. n2 Noël Quesson, ouvrage cité, p. 259.