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A LA RECHERCHE DU JARDIN PERDU

20 juin, 2013

http://bible.archeologie.free.fr/jardinperdu.html

A LA RECHERCHE DU JARDIN PERDU

(Sur le site il ya beaucoup des belles photos)

Le jardin d’Eden, ou Paradis terrestre : si l’on en croit le début de la Genèse, premier des livres qui constituent la Bible, c’est le lieu mythique où Dieu plaça le premier couple d’êtres humains à l’issue d’une création du Monde opérée en six jours. C’est dans ce jardin qu’Adam et Eve auraient vécu jusqu’à ce qu’ils commettent le péché originel, en consommant le produit de l’arbre interdit proposé par un serpent, se condamnant par voie de conséquence à en être chassés par le Créateur (Gn. 1-3).
Ce récit traditionnel, dont l’auteur et les conditions de composition sont inconnus, fait partie du fond culturel de notre civilisation. On considère aujourd’hui qu’il n’est plus à prendre « au pied de la lettre » mais dans sa dimension symbolique et spirituelle ; de ce fait le jardin d’Eden échappe à toute approche concrète, et on imagine un lieu abstrait et mystérieux, situé quelque part entre Ciel et Terre et qu’il serait vain de chercher à localiser.
Cependant un groupe de chercheurs a récemment exploré une piste inédite et encore peu connue, mais susceptible d’apporter un regard original sur l’épisode du Paradis perdu.
Leur travail a consisté à se pencher sur un court extrait du texte qui semble contenir quelques informations sur l’emplacement géographique du jardin (Gn. 2, 8-14). Ce paragraphe présent dans toutes les Bibles passe généralement inaperçu chez la plupart de ses lecteurs. Pourtant son examen attentif a donné lieu à une étude scientifique dont les résultats sont aussi surprenants que peu connus.

Quatre fleuves qui convergent
 Les versets dont il s’agit se trouvent au début du livre de la Genèse, juste après l’épisode de la création de l’homme. Ils décrivent le jardin en donnant des indications détaillées, plaçant en effet le jardin idéal à proximité de quatre fleuves (Gn. 2, 8-14) :
« Puis l’Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l’Orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin et de là il se divisait et devenait quatre sources de fleuve. Le nom du premier est Phison ; c’est lui qui entoure tout le pays de l’Havila où il y a de l’or. Et l’or de ce pays est excellent, là il y a aussi le bdellium et de la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Gihon ; c’est lui qui entoure toute la terre de Cousch. Et le nom du troisième fleuve est le Tigre ; c’est lui qui coule à l’Orient d’Assour ;  et le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate. »
Les tentatives d’identification de ces quatre fleuves ont constitué la clef de ce travail sur le jardin biblique. Il est d’abord facile de reconnaître le Tigre et l’Euphrate, dont la référence renvoie à la région bien connue de la Mésopotamie. Mais qu’en est-il des deux autres ? Jusqu’à présent quelques biblistes et auteurs classiques avaient tenté de les identifier. Ainsi, on a supposé que le Gihon devait être le Nil, et que le Phison pouvait s’assimiler à l’Indus ou au Gange. Cette solution est peu satisfaisante, car ces quatre fleuves sont très éloignés et ne se rejoignent pas. Une impression de flou a donc prédominé jusqu’à ces dernières années. Mais depuis peu, de nouvelles données sont venues bousculer notre vision imprécise de la question.
Une étude remarquable, publiée en 1983 par l’archéologue américain Juris Zarins, de l’Université du sud-ouest de l’Etat du Missouri, propose une solution assez cohérente pour localiser les fleuves du jardin d’Eden [1][2]. Son approche pluridisciplinaire, surtout géographique, lui a permis de formuler le schéma suivant.
Il faut d’abord considérer les ressources naturelles citées dans le texte de la Genèse. On soupçonne depuis longtemps la terre appelée Havila, plusieurs fois citée dans la Bible, de s’apparenter à une région du cœur de l’Arabie saoudite qui recèle d’importantes ressources en or : les montagnes du Hedjaz. Exploité dès l’Antiquité, le secteur de ces mines d’or s’appelle aujourd’hui Mahd adh Dhahab (littéralement « le berceau d’or »), et de nos jours encore, le métal précieux de cette région est exploité par les Saoudiens.
Les autres produits naturels cités dans le texte sont loin d’être inconnus dans cette région. Le bdellium est une résine dont l’arbre poussait durant l’Antiquité essentiellement en Arabie du Sud. Quant à l’onyx, il peut s’agir d’une forme de calcédoine, une pierre précieuse que l’on trouve également à Madh adh Dhahab.
Le lien s’est précisé lors de la découverte d’un fleuve fossile qui traversait cette région dans les temps anciens, et rejoignait le Tigre et l’Euphrate. Lorsqu’en 1992 le géologue égyptien Farouk El-Baz, de l’université de Boston, examina les dommages causés par la mise à feu des puits pétroliers à la fin de la première guerre du Golfe, il découvrit par hasard le lit asséché d’un fleuve disparu qui devait traverser l’Arabie. Son tracé part précisément des monts du Hedjaz, dans l’ouest de l’Arabie, pour traverser toute la péninsule en direction du nord-est et du golfe Persique. Il longe ensuite l’Etat du Koweit avant de rejoindre l’extrémité du Golfe non loin de Bassorah. Ce cours d’eau disparu empruntait un vallon appelé aujourd’hui wadi al Batin, habituellement à sec sauf en cas d’orages aussi rares que violents.
Les techniques d’observation actuelles fournies par la télédétection spatiale ont permis de confirmer ce constat. Les images prises par le satellite Landsat ont permis à Farouk El-Baz de déterminer que ce lit asséché drainait jadis l’eau d’un fleuve permanent qui traversait l’Arabie et se jetait dans la région du Tigre et de l’Euphrate [3]. Le centre de l’Arabie devait être au IIIème millénaire avant notre ère une région fertile irriguée par le fleuve disparu. De plus, le géologue constata que le fleuve coulait aujourd’hui encore probablement en souterrain sous le lit asséché. Dans l’Antiquité, il devait prendre sa source à proximité de Madh adh Dhahab et rejoindre le Tigre et l’Euphate conformément à ce qui est écrit dans la Genèse. Par conséquent, l’ancien fleuve qui suivait le tracé du wadi al Batin est un bon candidat pour s’apparenter au Phison de la Bible.
 Qu’en est-il du dernier fleuve appelé le Gihon ? Au nord de la Mésopotamie, plusieurs rivières descendent les pentes accidentées de la montagne du Zagros iranien et viennent rejoindre le Tigre. Parmi elles, le Karun et le Karkheh serpentent et atteignent la plaine au niveau du confluent du Tigre et de l’Euphrate. L’un des deux pourrait-il être le Gihon de la Genèse ?
Le Karun rejoint le Tigre près de la jonction des grands fleuves. Légèrement plus en amont, le Karkheh pourrait lui aussi correspondre au Gihon, d’autant plus qu’il traverse un pays anciennement appelé Elam, dont la capitale était Suse (aujourd’hui Shush) [4]. Il peut s’agir du pays biblique de Cousch, que le Gihon est sensé contourner. Or c’est exactement ce que fait le Karkheh, qui fait une boucle autour de l’ancienne région des Kassites.
Les commentaires de nos Bibles classiques assimilent le pays de Cousch à l’Ethiopie ; mais une étude du docteur E.A. Speiser, de l’université de Pennsylvanie, a récemment permis d’établir qu’il y avait là une erreur de traduction, et que le mot « Cousch » correspondait en fait à la terre de Kashushu, une région de l’ancienne Suse où vécut précisément le peuple des Kassites au IIème millénaire avant notre ère [5]. Dans l’esprit des auteurs de la Genèse, la terre de Cousch aurait donc désigné le pays des Kassites, région implantée à l’est de la Mésopotamie et irriguée par la rivière Karkheh.
.Ainsi, il semble que le Tigre, l’Euphrate, le Wadi Batin et le Karkheh puissent correspondre aux quatre fleuves cités dans la Genèse. Ils convergent tous vers la même région de l’extrémité du Golfe Persique. Le niveau des mers était à l’époque probablement plus bas qu’aujourd’hui, la ligne de côte du golfe était plus au sud-est, laissant plus de place à la plaine terminale des quatre fleuves.
De tous ces éléments il ressort que le fameux jardin biblique pourrait se placer près de l’embouchure de cette plaine fluviale. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Un lieu où tout commence
 L’idée que le mythe biblique du Paradis terrestre pourrait avoir des origines en basse Mésopotamie peut être éprouvée en la confrontant aux données archéologiques de terrain. Le matériel ne manque pas, car depuis deux siècles l’Irak a fait l’objet de fouilles archéologiques intensives, livrant une quantité impressionnante de vestiges de cités antiques disparues.
La redécouverte des anciennes villes mésopotamiennes a consisté en abondants restes de murs ensablés, mais aussi en une quantité innombrable de documents écrits qui présentent le plus grand intérêt. Cette forme d’écriture était gravée sur des tablettes de terre cuite, et appelée « écriture cunéiforme » à cause de ses caractères en forme de petits clous. Le déchiffrement de ces textes a permis de reconstituer toute l’histoire et la culture de cette civilisation disparue. Le « pays de Sumer », c’est-à-dire la Mésopotamie du sud, est apparu comme le véritable berceau des sociétés urbanisées de l’Antiquité.
 L’un de ces documents écrits fait référence à une très ancienne ville de Mésopotamie nommée Eridu, et dotée d’un caractère historique particulier. Cette cité fut un centre politique et religieux d’importance majeure qui aurait joué un rôle fondateur. Bâti près du jardin d’un temple et planté d’un arbre sacré, il était dédié au dieu Enki, et c’est là que la royauté sumérienne aurait été instituée pour la première fois. Eridu est présentée dans les textes mésopotamiens comme la plus ancienne ville de Sumer.
Les ruines d’Eridu ont été retrouvées sur les rives de l’Euphrate, près de son confluent avec le Tigre et à quinze kilomètres au sud de l’ancienne ville de Ur [6]. Ce furent deux assyriologues français, Joachim Menant et François Lenormant, qui l’identifièrent grâce à des briques gravées. Le site fut fouillé par la suite à plusieurs reprises, notamment en 1843 par le consul britannique John George Taylor, et en 1949 par l’archéologue Fuad Safar pour le compte du département des antiquités irakiennes.
Ensevelie sous les dunes de sable qui constituent l’immense plaine désertique, Eridu comportait sept collines dont l’une était entourée d’un large mur d’enceinte. Son excavation a révélé pas moins de dix-neuf niveaux d’occupation correspondant à une période comprise entre 5000 et 2000 ans environ avant notre ère. Dans les niveaux intermédiaires furent trouvés les vestiges d’un temple monumental dédié au dieu Enki, plusieurs fois reconstruit durant sa longue histoire. La strate inférieure, la plus ancienne, révéla la base d’un petit bâtiment rectangulaire complété d’une niche et abritant une table ou un autel à sacrifices. Cet aménagement est le prototype en miniature des futurs temples sumériens ; il pourrait être un des tout premiers lieux de culte mésopotamiens.
Ce lieu de culte primitif ayant pu avoir un rôle fondateur dans la conscience collective des peuples sémites, pourrait-il être lié à la tradition du jardin d’Eden ? Récemment, un auteur américain convaincu de la véracité historique de la Bible, Richard James Fischer, n’a pas hésité à voir dans cette découverte rien de moins que « l’autel d’Adam » [7] … Même si rien ne prouve cette affirmation gratuite, il est vrai que le caractère sacré et l’ancienneté d’Eridu représentaient pour les Sumériens un lieu d’importance majeure, un peu comme la place que nous accordons au jardin mythique de la Bible.
 Une alternative possible à Eridu est un autre lieu encore non identifié que les textes sumériens appellent Dilmun, et qu’ils décrivent comme un lieu paradisiaque et idéalisé. On a supposé que Dilmun désignait l’île de Bahrein, nettement plus au sud de l’Irak, ou bien éventuellement tout autre lieu imprécis aujourd’hui englouti sous les eaux du Golfe [8][9]. C’est l’idée défendue notamment par le Danois Geoffrey Bibby qui a effectué des fouilles à Bahrein. Cependant l’éloignement important de l’île, située à 500 kilomètres plus au sud, et l’âge bien moins ancien des ruines trouvées sur place, rendent le rapprochement avec le lieu biblique peu convaincant. Eridu, et éventuellement Dilmun, constituent donc deux lieux où le jardin d’Eden pourrait être placé.
Mais d’autres points de comparaison frappants ont été établis entre les cultures sumérienne et biblique. Il s’agit de ressemblances de nature linguistique qui se manifestent dans l’étymologie de certains noms propres. Ainsi, les noms « Eden » et « Adam » existent en langue sumérienne. Le premier signifie « plaine fertile » (Edin) et désignait la plaine comprise entre le Tigre et l’Euphrate. Quant au mot « Adam », il signifie « établissement dans la plaine » ; par ailleurs la forme « Adamu » se retrouve dans le nom d’un personnage légendaire établi à Eridu et réputé pour sa grande sagesse. En revanche, aucune correspondance n’a été établie pour le nom d’Eve …
Un autre indice archéologique collecté en Mésopotamie semble encore évoquer de manière peut-être fortuite le récit de la Genèse. Il s’agit d’un sceau d’argile tel que ceux qui servaient couramment à signer l’identité d’une personne ou d’un groupe. Trouvé à Akkad, et datant de 2250 ans environ avant notre ère, il montre en bas-relief l’image d’un homme et d’une femme assis à côté d’un arbre fruitier et de deux serpents. Cette image évoque inévitablement l’épisode du péché originel. Est-ce un pur hasard ? En l’absence de légende explicative, le rapprochement éventuel entre cette représentation et le jardin originel reste hypothétique.
 Les points de comparaisons précédents entre les premiers chapitres de la Genèse et l’environnement géographique de l’Irak méridional permettent de faire des parallèles intéressants entre les récits bibliques et sumériens, conduisant même à supposer des origines communes. Cependant des différences culturelles importantes subsistent, en particulier la distinction entre la religion sumérienne polythéiste et la conception biblique de la création du Monde par un Dieu unique.

Références :

[1] – D. J. Hamblin : « Has the Garden of Eden been located at last ? ». Smithsonian Magazine, Vol. 18 No. 2, May 1987 (theeffect.org).
[2] – D. Fischer : « A place in history  Adam and Associates » (genesisproclamed.org).
[3] – J.A. Sauer : « Ther River Runs Dry – Biblical Story Preserves Historical Memory ». Biblical Achaeology Review, 22 (4) 1996, 57. Cité par D. Fischer.
[4] – Schoenel, « La semence du serpent » (lettrealepouse.free.fr).
[5] – G. Roux : « La Mésopotamie ». Seuil, Paris 1995.
[6] – C. Asensio, « Eridu » (ezida.com).
[7] – R.J. Fischer :  « Historical Genesis – From Adam to Abraham ». University Press of America, 2008 (historicalgenesis.com).
[8] – G. Bibby : « Looking for Dilmun ». Saudi Aramco World, Jan.-Febr. 1970, pp. 24-29 (saudiaramcoworld.com).
[9] – S.M. Lund : « Garden of Eden, Dilmun, Bahrein – Finally been located ? » (travelexplorations.com).

HOMME ET FEMME, MÂLE ET FEMELLE. GENÈSE 2, 18-25

17 juin, 2013

http://hebrascriptur.com/Genese/Fhf.html

HOMME ET FEMME, MÂLE ET FEMELLE.

GENÈSE 2, 18-25

(Texte et les notes sur le site)

  ON NE PEUT COMPRENDRE LE PROJET DE DIEU SUR L’HOMME, QU’EN GARDANT TOUJOURS VIVANTE À L’ESPRIT L’ORIGINE ANIMALE DE NOTRE HUMANITÉ. 

L’argile
est d’abord matière inerte, entièrement soumise aux lois de la Physique.
Cependant cette matière argileuse rougeâtre, adamah, est déjà prégnante des premiers rougeoiements de la lumière (cf. “ Adam, le Rougeâtre ”). C’est pourquoi, au jour de faire une terre et des cieux (Gn 2, 4b), Yhwh Élohim pétrit l’hominidé, l’adam, poussière de l’argile adamah (Gn 2, 7a), de même qu’il pétrit, de l’argile adamah, tout animal des champs et tout oiseau des cieux (Gn 2, 19a). Animal ou hominidé, c’est le même processus, la même action de pétrir la même matière première ; le même opérateur a créé le même être vivant (Gn 1, 24 et 2, 7b). Seule prévenance accordée à l’hominidé — connue depuis la fin du premier récit (Gn 1, 26) —, Dieu veut en faire quelqu’un, un homme, qu’il appellera Adam. Ce résultat n’apparaîtra clairement qu’à la fin du chapitre 4, au moment où cet homme, Adam, engendrera un fils, Set (Gn 4, 25 cf. L’Homme qui engendre). Comment Dieu va-t-il conduire l’évolution de cet être vivant depuis l’animalité jusqu’à l’humanité ?
Il n’est pas bon pour l’hominidé de vivre seul. Quoique le texte dise “ être seul ”, il faut se souvenir que, contrairement à ce qui se passe en français, le verbe être n’est jamais auxiliaire en hébreu, mais touche à l’essence même de l’existence. L’Écriture ne dit pas seulement que la solitude est mauvaise, mais que l’hominidé ne pourra pas devenir homme, exister, vivre en tant qu’homme, s’il reste seul et sans partenaire. La présence de ce verbe être est le premier indice d’une vérité que les versets suivants vont révéler, sous une forme d’abord embryonnaire, qui ne cessera de se développer tout au long de la Bible : l’homme est fait pour vivre en communauté, ou plutôt, la communauté est l’outil au moyen duquel Dieu fait l’homme. Pour l’hominidé, qui vient d’être créé, cette « communauté » n’est qu’une troupe grégaire, régie par l’instinct de conservation ; son langage est fruste, entièrement ordonné à la survie de l’espèce, mais il est suffisant, efficace, et déjà laisse place à une certaine contemplation. C’est de cette contemplation, encore muette, que bientôt, un premier cri va jaillir.

Le premier cri humain
Chaque animal a son cri particulier qui caractérise l’espèce. Le cri, lorsqu’il est possible, est la première manifestation de la vie qui réagit devant une sensation nouvelle. Seuls les animaux supérieurs ont cette faculté d’émettre des cris, et par rapport aux réactions d’animaux moins évolués, le cri traduit un progrès dans la communication, un pas vers le langage : en présence d’un danger, l’huître se ferme et le poisson fuit, mais l’oiseau crie pour alerter ses petits. Le cri de l’animal n’est donc pas seulement une signature de l’espèce, ni le simple réflexe d’un vivant évolué qui a peur : il est déjà signal dirigé vers l’altérité, pour exprimer une perception nouvelle et demander quelque chose.
La vie, en provenance du milieu aqueux utérin, à peine arrivée à l’air libre, pousse son premier cri. C’est un signal d’alarme adressé au monde. Le cri du nouveau-né est un appel au secours devant la perception soudaine d’une situation inconnue, si différente de la vie à laquelle il s’était habitué avant de naître. On retrouvera ce même cri lorsque le nourrisson éprouvera la faim, sensation inconnue avant la rupture du cordon ombilical. Mais le cri, même animal, ne restera pas uniquement une alarme pour conjurer la peur. Le cerf qui brame à la saison des amours réagit instinctivement à la situation nouvelle que crée en lui le changement de saison. Son cri est toujours un appel, mais de sens différent : la femelle ne le confondra pas avec un cri d’alerte. Et le cri se diversifiera encore, en présence d’un autre animal, suivant que ce nouveau venu est de même espèce ou d’une espèce différente, qu’il peut constituer une proie ou au contraire présenter un danger prédateur. Même évolution dans la croissance du petit d’homme, dont la mère recueillera bientôt, après les cris de douleur, les cris de joie. Accompagnant l’évolution, le cri devient langage. C’est ce que traduit le verbe hébreu qara qui ne signifie pas simplement « crier », sans nuances, mais aussi « appeler », « demander » ou « invoquer », (et plus tard, pour l’homme évolué, « réciter » ou « lire à voix haute »), c’est-à-dire manifester par la voix une intention à signification propre, dirigée vers une altérité de plus en plus reconnue comme communauté constituante et nourricière.
Voici donc l’hominidé, pointe de l’évolution, invité par Dieu à crier de manière différenciée devant les êtres vivants qui lui sont présentés. Un cri différencié, c’est une considération sereine, distincte pour chacun, une intention particulière et non nécessaire, indépendante du réflexe vital que commande l’instinct de conservation. Ce cri de l’homme en devenir est recueilli sur ses lèvres, enregistré par Dieu qui l’appelle comme sa réponse devant chaque animal ; il en est désormais le nom. La pensée vient de naître avec la première opération qui la caractérise : abstraire. Le nom, ce bruit chargé de sens orienté vers l’objet visé, est devenu lui-même objet, formant symbole de l’objet qu’il désigne. À la représentation mentale du concret qu’il voit devant lui, le vivant associe désormais cet objet nouveau qu’il abstrait de la représentation. Son cri est resté signal vers une altérité, mais il est devenu manifestation d’une pensée née d’un regard sans contrainte. Il est prise de possession (ou prise en charge), déjà compréhension au sens d’une annexion à soi (ou d’un accueil en soi) ; il est le fruit d’un vivant libéré, ne fût-ce qu’un instant, de toute crainte pour sa survie. La pensée libre vient de pousser son premier cri.

Un pouvoir divin
Le seuil de la pensée, qui vient d’être franchi, apporte beaucoup plus à l’homme que cette seule commodité à saisir symboliquement un objet au moyen de son nom. C’est en réponse à l’invitation de Yhwh Élohim que l’hominidé a crié pour l’animal placé en face de lui. Créé à l’image de Dieu (Gn 1, 27), il vient, par sa réponse libre, d’imiter son créateur, dans un acte gratuit parce que non ordonné à sa propre survie. C’est pourquoi son action est décrite dans les mêmes termes déjà rencontrés pour décrire l’action divine : l’hominidé a crié pour l’animal (Gn 2, 20) comme Élohim a crié pour la lumière : “ Jour ! ” (Gn 1, 5). Le cri divin appelle la lumière à « faire jour » ; par cet appel, Dieu confère un sens à l’objet créé, détermine sa vocation, ce qu’il doit être ou devenir. Le même pouvoir vient d’être remis par Dieu à l’adam. Pour lui comme pour Dieu, désormais, crier le nom ou appeler une créature par son nom, c’est l’« invoquer », in-vocare, c’est l’inscrire dans sa vocation nouvelle ou la remettre dans la voix de son appel premier, dans l’intention de son « nom-vocation ». C’est pourquoi, dans la tradition biblique, connaître le nom de quelqu’un, c’est avoir barre sur lui : il suffit d’en appeler à Dieu en criant le nom ; Dieu entend, et se livre à cette prière. En faisant l’homme à son image, Dieu lui donne de son pouvoir créateur.
Quel que soit l’être vivant considéré, quelle que soit l’intention exprimée par le cri du nom, Dieu s’engage à exaucer le vœu que l’homme naissant manifeste par son cri. Cette expérience est aujourd’hui perdue, car nous ne sommes plus des hommes naissants : nous n’avons plus l’innocence de l’hominidé. Souvenons-nous comment, à sa naissance, il est placé dans un jardin de délices, en Éden (Gn 2, 8). En ce lieu protégé par la prévenance divine, rien ne peut survenir de fâcheux pour lui, rien ne peut lui manquer. Innocence protégée où il vit dans la parfaite gratuité, en pleine liberté. C’est son vœu, le vœu gratuit, que Dieu exauce, le cri du cœur désintéressé. Hélas ! très vite, dès le chapitre 3 de la Genèse, une convoitise mal vécue a détourné ce merveilleux départ : l’homme a intéressé son vœu, et il lui faudra désormais retrouver son innocence perdue, redevenir petit enfant, pour que revienne en lui ce pouvoir de la gratuité. Cependant, l’adam du chapitre 2 n’a pas encore connu cette chute ; le petit enfant, c’est lui, et son pouvoir tout neuf d’homme naissant va lui permettre encore, avant la faute, de découvrir qui, dans l’aventure humaine, sera son partenaire de dialogue communautaire.

Un partenaire pour l’adam
Il n’a trouvé personne chez les animaux des champs, personne chez les oiseaux des cieux. Quoi de plus normal ! Dieu vient de choisir un adam, plus éveillé que d’autres, sans doute, pour lui faire franchir le pas de la pensée ; il l’a franchi, mais il est seul. Seul à pouvoir considérer l’autre librement, sans y voir ni une proie, ni un prédateur. Les autres sont restés sous la domination de l’instinct, prisonniers de la faim ou de la peur d’être mangé.
C’est pourquoi, afin de libérer notre animalité de son enfermement dans l’instinct vital, Dieu va faire appel à l’esprit de sa créature la plus avancée, la plus haute en conscience, pour lui demander d’assumer l’autre, en le prenant avec soi. Sur les ailes de ses désirs, sur la fine écharpe des rêves qui flottent aux côtés de l’adam plongé dans un profond sommeil, Dieu dépose le projet d’humanité qu’il veut lui faire désirer. C’est une construction comme il n’en existe que dans les rêves, quelque chose qui tient à la fois du féminin (le mot ishah a la structure d’un féminin), et de l’image d’un « en avant » vers lequel on se dirige (ish-ah peut aussi se lire comme « en direction de ish ») ; c’est une construction tirée de l’homme ish, dira l’Écriture au verset suivant, un « en avant de l’homme », un projet d’humanité tout empreint de ce qui fait l’essence de la féminité — accueillir en soi l’altérité, nous le verrons plus loin —, mais ce n’est pas encore une femme. Patience !
Au réveil de son protégé, Dieu place devant ses yeux celle qui n’est encore qu’une femelle d’hominidé. Et c’est en projetant sur celle-ci (Gn 2, 23) l’image suggestive que le Ciel vient d’imprimer en lui, que l’hominidé s’écrie : « Os de mes os et chair de ma chair ! » O merveille ! En criant ce nom, il invoque Dieu. Au nom du pouvoir qu’il a reçu de donner vocation, il demande que « celle-ci » soit son alter ego, qu’elle devienne une part de lui-même. Il est, bien entendu, exaucé, d’un sourire divin. Et dans cette alliance muette, proposée par Dieu, agréée par l’adam, c’est elle qui se trouve élevée en partenaire dans leur humanité naissante, en vis-à-vis, au même niveau que lui, prise par lui, avec lui et en lui, au-dessus de l’animalité où elle se trouvait encore. Par sa réponse libre, qui est considération pour l’autre, il la fait passer du domaine de l’altérité, d’une altérité étrangère voire hostile, au domaine qui constitue son « moi ». La première communauté vient de naître. Elle est née d’un regard que le mâle a porté sur la femelle, regard qui a fait d’elle un être humain. Voici la femme.

Un aide pour partenaire
En quoi cette femme est-elle un aide pour l’adam ?
Le bon sens inviterait plutôt à patienter jusqu’à un point plus avancé de l’expérience, avant de tenter d’en juger. Mais une observation approfondie nous montrera déjà que ce n’est pas elle, c’est Dieu qui est un aide pour l’adam, Dieu qui, par elle, aide l’homme à s’élever en humanité. Pour devenir plus humain, l’adam, capable d’abstraire un symbole, avait à devenir plus féminin ; nous pourrons le comprendre en observant la scène qui vient de se dérouler devant nous.
S’il est vrai, comme nous le verrons plus loin, que l’essence du féminin est d’accueillir en soi l’altérité, l’espèce humaine ne peut pas, sans discernement, accéder à ce critère d’humanité. Car l’homme reste un animal, et si l’animal trouve dans l’altérité les moyens de sa survie, il y trouve aussi tous les risques de s’y perdre ; accueillir l’autre sans discernement, ne plus distinguer la proie du prédateur, le conduirait infailliblement, avec son espèce, à la disparition. Pour le mâle, l’instinct de conservation se résoud en général dans la domination du fort sur le faible : refusant l’autre, l’instinct se nourrit de son élimination. Pour avoir une chance de croître en humanité, la relation entre deux individus devait donc se situer d’abord à l’intérieur d’une même espèce, et d’une espèce plus libérée, plus contemplative que les autres, ensuite dans la rencontre du mâle avec la femelle, car c’est le seul affrontement animal à ne pas se résoudre toujours dans la disparition de l’autre, mais au contraire, le plus souvent, dans la pérennité de l’espèce.
Or, en accueillant une femelle en tant que sa femme, l’hominidé a franchi le seuil spirituel considérable de l’accueil en soi d’une altérité. Y a-t-il perdu son instinct de conservation ? Est-il devenu une espèce menacée, vouée à disparaître ? Non. Il a simplement, sans le savoir, abandonné à Dieu le soin de veiller sur sa vie. Car il est innocent, et son vœu, quand il crie, est toujours exaucé. Sa foi, implicite, n’a rien à craindre : son ignorance du danger le protège. Dieu veille, son gardien. Et ce miracle survient précisément au moment où il répond à la proposition divine : Celle-ci, quel choc ! os de mes os et chair de ma chair ! Ce n’est pas à elle qu’il s’adresse, puisqu’il ne dit pas « tu », mais il parle d’elle à Dieu, en disant « celle-ci ». Nous venons donc d’assister à la toute première alliance de Dieu avec l’homme. Dieu, le premier, s’adresse à l’adam en lui présentant, à son réveil devant la femelle, l’image rêvée de son alter ego. Appel silencieux qui équivaut à lui demander de prendre sans crainte cette altérité avec soi. C’est ce que demandera Yhwh, plus tard, à Abraham : N’aie pas peur ! C’est moi ton protecteur ! (Gn 15, 1). Et Adam, comme fera Abraham, répond par un acte de foi : il s’appuie sans crainte sur la proposition divine. Réponse du juste qui ne compte pas sur soi pour son salut, réponse juste du vivant à toute forme d’appel divin. Longtemps avant Abraham et longtemps avant nous, Adam, parce qu’il accueille sa femme, devient le premier juste qui met sa foi en un Dieu qu’il ne connaît pas. D’un vivant capable d’abstraire et d’exprimer une pensée libre, Dieu vient de faire un homme capable, par la foi, d’une vie communautaire qui lui ouvre les portes de l’éternité.

C’est « lui » la mère de tout vivant
L’un et l’autre, l’un par l’autre, viennent de s’élever en humanité. Lui, activement, par le fiat qu’il accorde à l’autre ; elle, passivement, par la considération qu’elle reçoit de l’autre. Pour lui, le fiat est l’unique action par laquelle il a vaincu la résistance de l’instinct, abandonnant à Dieu — à l’inconnu ! — la garde de sa survie. Action de foi essentielle aux yeux de Yhwh-Élohim, et sacrifice agréé, qui a permis de « faire » de l’adam un homme parce qu’il a adhéré à son ishah, et qu’ils sont devenus une chair unique (Gn 2, 24b), parce qu’il a adhéré au projet de Dieu sur l’homme. Ainsi pouvons-nous contempler ce que Dieu fait d’un adam consentant : un ysh en devenir, un homme vivant engendré par la communauté qu’il forme avec sa femme.
Plus tard, c’est elle, cette même femme, que l’adam va nommer Ève, demandant à Dieu, par ce vœu, qu’elle soit matrice de tout vivant (Gn 3, 20). Et c’est lui, Adam, qui par ce geste se reconnaît premier vivant de cette immense famille dont Ève est la mère. Certes, Ève n’est pas sa mère selon la chair, mais la chair ne caractérise pas l’humanité, puisque c’est par l’esprit qu’elle en a franchi le seuil. La mère, ém en hébreu, doit s’entendre ici au sens de celle qui façonne tout le vivant, jusqu’à maturité. La mère est celle qui éduque, qui forme, qui enseigne, qui nourrit l’esprit de l’homme en sa communauté de vie. Sa communauté, en hébreu, oummah, mot de même racine, qui contient le mot ém, mère. Ève est mère de l’homme vivant, de la communauté par qui Adam et ses fils sont engendrés.
S’il est vrai, cependant, que Ève est celle par qui l’homme vient d’acquérir une capacité spirituelle décisive, et fondatrice de son humanité, il est clair que ce n’est pas à elle qu’en revient le mérite, mais à Dieu, dont elle n’a été que l’instrument. Voilà pourquoi ce « elle » entendu dans l’Écriture lue à haute voix, s’écrit « il » dans le texte consulté en silence (Gn 3, 20). Par ouï-dire, nous croyons que c’est elle, Ève, la matrice de notre communauté humaine, mais en réalité, dans le silence impalpable, nous comprenons que c’est lui, Dieu, qui engendre le vivant en humanité. Ève elle-même en conviendra, à la naissance de Caïn : J’ai acquis un homme avec Yhwh (Gn 4, 1).
Le sens des versets 23 et 24 commence à se dessiner. Après l’exclamation active de l’hominidé (verset 23a), l’Écriture définit d’abord ce qu’elle entend par ishah (23b), ce que nous devons entendre quand elle dit ishah : une image abstraite de l’homme ysh vers qui Dieu nous invite à nous projeter, ish-ah, vers-homme, image qui nous est suggérée en direction du but, comme un « homme en avant » de nous, à comprendre, à rejoindre. Puis, quand cette adhésion est acquise, quand l’homme a acquiescé à la proposition divine, quand il a intégré son ishah (24b) à sa propre chair, le texte nous dit « c’est ainsi qu’un homme… », nous faisant comprendre, avec ce mot, que l’adam vient à l’instant de s’élever, par son geste, de sa condition d’hominidé à la dignité d’homme. Enfin, l’Écriture poursuit en disant que, dans ce geste même, l’homme nouveau qui vient de naître abandonne son père et sa mère (24a). De quel père, de quelle mère s’agit-il donc ici ?

L’homme abandonne son père et sa mère
Chacun peut voir qu’en venant au monde, le nouveau-né a bien quitté sa mère. Mais cet arrachement vaut pour tous les mammifères ; il ne caractérise pas l’homme. La mère selon la chair n’est qu’une forme visible de la réalité abstraite à rechercher plus haut. Le sens de ishah doit nous guider. La mère, nous l’avons vu, c’est la communauté, la manière de vivre et les habitudes que cette communauté a transmises. C’est le langage, la langue maternelle, c’est le milieu, c’est la société, la mère patrie, la métropole. Pour l’hominidé, c’est la vie sociale de la troupe grégaire où il a vécu, qu’il soit ou non conscient de sa parenté animale. La mère de l’adam, c’est cela : le moule de son ancienne communauté, tout ce qu’il abandonne quand il fonde une communauté nouvelle en adhérant à son ishah. Tout progrès en humanité implique un arrachement aux tissus matriciels d’où procède la chair.
« On connaît la mère », dit un proverbe qui souligne ainsi combien le doute entoure l’identité du père. C’est bien le cas de l’adam, né de père inconnu. Mais le père dont il s’agit ici n’est pas le géniteur (cf. L’homme qui engendre), car celui-ci ne représente, comme la mère, qu’une des formes possibles manifestant la réalité invisible. Le véritable père est celui qui engendre en humanité, et tout nous oriente vers le père invisible, c’est-à-dire vers Dieu. Est-ce à dire que la Bible demande à l’homme, pour croître en humanité, d’abandonner son Dieu ?
C’est presque ça. Mais pour comprendre ce langage un peu provoquant, il faut se souvenir que nous ne connaissons pas Dieu, que nous marchons vers lui sans rien voir d’autre que ce qu’il nous dit de lui-même : son nom révélé. Et encore faut-il que nos yeux s’ouvrent à ce mystère. Aussi, quand il franchit un pas en humanité, l’homme nouveau doit-il abandonner, non pas Dieu mais l’idée qu’il se faisait de Dieu : il cesse d’invoquer le nom ancien, symbole abstrait d’une connaissance devenue incomplète (non pas caduque), dans laquelle il avait cru pouvoir circonscrire son créateur (cf. Les noms divins). En agissant sur lui, en se révélant à lui, Dieu bouleverse en l’homme sa « théorie » sur les forces inconnues qu’il ne maîtrise pas : Dieu se révèle sous un nom nouveau, symbole d’une connaissance enrichie par la révélation nouvelle — ou nouvellement perçue. C’est au moment où l’homme adhère à cette révélation, nouvelle à ses yeux, que celle-ci devient spirituellement son père. Tout progrès en humanité implique une reconnaissance du père invisible qui en est l’auteur.

L’homme et son ishah
Vers quelle destination — ou quel destin — Dieu mène-t-il ainsi l’homme, lorsqu’il imprime « en avant de lui » une image aussi féminine, son ishah, incarnation de l’aide divine qui lui est accordée ? Autrement dit, de quelle sève spirituelle le couple d’adam est-il porteur au sein même de sa matière animale, tout comme l’argile adamah est porteuse, au sein même de sa matière minérale, des premières lueurs rougeoyantes de la sève lumineuse qui irrigue l’adam ?
Pour pénétrer ce mystère, il faut encore se souvenir que le texte biblique n’est pas une cosmogonie décrivant le monde et sa genèse, mais un guide spirituel pour donner à l’homme conscience de son humanité, pour lui permettre de l’assumer, pour découvrir son chemin ouvert sur la félicité. Si “ mâle ” et “ femelle ” n’étaient que des termes relevant de la biologie, nous n’apprendrions rien à les étudier dans la langue hébraïque. Mais l’hébreu biblique est un langage symbolique (cf. note mâle et femelle), et les mots zakar et neqébah ont été « criés » par des hommes dont il faut recueillir l’inspiration : le mâle et la femelle sont les notions concrètes qui symbolisent des réalités abstraites plus élevées. Quelles sont ces réalités ?
Le mâle zakar vient de la racine verbale ZKR : se souvenir, faire mémoire. Faire mémoire, c’est dresser une stèle, comme Jacob après son rêve (Gn 28, 18) ; c’est marquer d’une onction d’huile la valeur d’une expérience afin d’en recueillir la sève, et s’en nourrir. Cette faculté humaine d’unifier ainsi le temps pour bâtir la connaissance (time binding), exige un mouvement, une projection de soi-même hors du « moi-ici-maintenant ». Projection qui s’exerce dans les deux directions : vers le passé, pour y puiser la sève de l’expérience ancestrale, vers le futur pour en transmettre la valeur qui édifie la descendance. Une même racine ZKR désigne ces deux aspects du tropisme de l’homme pour les valeurs d’éternité : faire mémoire, être mâle, c’est faire mouvement, sortir de soi pour recueillir et pour transmettre l’essence de la vie.
Élohim se souvint de Noé, dit l’Écriture à l’issue du déluge (Gn 8, 1 première occurrence du verbe ZKR). Sortie de soi non nécessaire pour Dieu, qui se projette hors de sa perfection céleste afin de marquer Noé de son attention. Élohim se souvient, reliant ainsi la situation initiale d’un homme, ysh, que Yhwh avait reconnu vivant comme un juste au sein de sa génération pervertie (Gn 6, 8-9), à la situation finale de l’homme, sauvé d’un genre humain que sa perversion a perdu. Dieu nous invite à l’imiter, à faire mémoire du juste, à oublier l’injuste. C’est la visée mâle de l’esprit : construire sa connaissance par l’expérience, en gardant mémoire des acquis, et les transmettre à sa descendance. Pour l’animal, son expérience circonscrite aux réflexes acquis, n’est transmise que par instinct de reproduction. Mais l’homme, appelé à plus haute mémoire, l’homme juste transmet la conscience des valeurs d’éternité. Cependant, l’instinct demeure, qui est le support de l’esprit. Et la réponse du mâle, instinctive et désintéressée chez l’animal, prend chez l’homme les formes plus évoluées, mais corruptibles, du chasseur, de l’aventurier, du conquérant.
La femelle neqébah vient de la racine NQB, verbe peu fréquent employé parfois dans le sens de creuser, forer, percer, mais aussi de marquer, pointer, inscrire. D’autres noms dérivés de cette racine peuvent en éclairer la compréhension : nèqèb (Éz 28, 13) considéré comme une structure de mise en valeur pour les pierres précieuses (chaton d’orfèvre) ; qébah (Dt 18, 13), la panse ou l’estomac d’un animal ; qobah (Nb 25, 8), la cavité utérine ; et enfin maqqèbèt, la géode (Is 51, 1) : Écoutez-moi, vous qui recherchez la justice en cherchant Yhwh : Contemplez ce rocher où vous avez été ciselés, cette géode, ce puits d’où vous avez été tirés. Dans ce verset, le juste (les délices de Yhwh) est présenté, par le prophète qui s’adresse à lui, comme une pierre précieuse longuement préparée, préservée au creux du rocher (symbole de Dieu), pour développer la pureté de son cristal sous protection divine. En de nombreuses occasions, ailleurs, l’Écriture chante la tendresse maternelle (rèhèm, sein maternel) de Dieu pour l’homme, mais c’est ici, semble-t-il, le seul cas où cette tendresse est décrite avec le vocabulaire lié à la femelle. La visée femelle de l’esprit s’en trouve éclairée, et peut s’exprimer en termes symétriques de ceux employés pour le mâle : renoncer à tout mouvement, pour accueillir en soi l’altérité, et lui faire demeure.
Cette capacité, chez l’animal, est exclusivement gouvernée par l’instinct de reproduction : réception de la semence du mâle et accueil de son développement. Chez l’homme, la conscience, encore, invite à la maîtrise de l’instinct. La réponse de la femelle, instinctive et toujours désintéressée chez l’animal, prend pour la femme les formes évoluées, mais elles aussi corruptibles, de la maternité, de l’accueil éducatif, de l’hospitalité.

Homme et femme en devenir
Si la complémentarité entre le mâle et la femelle saute aux yeux dans le domaine de la reproduction des espèces, elle demande à être éclairée en d’autres circonstances où, moins visible, elle est pourtant présente. Car elle est universelle, comme chaque mystère de la création, présente en tout point du temps ou de l’espace, même invisible, même inattendue. Elle est en particulier au cœur de chaque vivant. Elle entre dans le champ de la conscience humaine avec oralité et analité ; elle différencie les sexes à la sortie de l’enfance, s’épanouit dans la rencontre amoureuse où déjà, elle donne du fruit, mais n’atteindra sa plénitude, dans la liberté spirituelle d’une humanité vivant dans la paix, qu’au terme d’un très long parcours. Histoire semée de combats, de souffrances mais aussi de joies, qui jour après jour, siècle après siècle, entraîne et assemble, sous la conduite de l’invisible, toute l’humanité jusqu’en présence de sa divinité.
De son langage symbolique, sous l’hébreu biblique, l’Écriture dit tout cela, quoique le plus souvent de manière cachée, accessible pourtant à qui veut bien le rechercher. Voyez comment avant toute création, dès les origines, le souffle d’Élohim, en sa première caresse sur la face des eaux (Gn 1, 2), ce souffle, rouah, mot en lui-même ni masculin ni féminin, s’accorde en ce point précis au participe féminin d’un verbe actif sous sa forme intensive : elle caresse la face des eaux. Sans bruit, nullement troublée par ce tohu-bohu des origines pourtant aux antipodes du plan divin, la caresse de l’esprit de Dieu, rouah élohim, accueille cette altérité de division et de désordre afin de l’envelopper de sa tendresse. Premier geste de la symbolique femelle, caresse maternelle : Dieu se fait mère !
Ce ne sera pas toujours le cas. En Gn 6, 3, lorsque Yhwh décide de réduire la durée de vie des hommes à cent vingt ans, il dit : Mon esprit ne gouvernera pas les adam jusqu’en éternité. Cette décision précède immédiatement le déluge et en préfigure le bouleversement radical ; elle annonce un changement dans le déroulement du plan divin, qui devient tout autre : le monde injuste va disparaître et seul survivra Noé, homme juste. Cette projection divine dans un futur différent est d’essence mâle. Aussi le verbe “ gouverner ” est-il ici au masculin ; c’est pourtant le même mot, rouah, que nous trouvons ici comme sujet masculin de ce verbe. Pour décider, le geste de Dieu s’est métamorphosé. L’esprit divin est passé des caresses de la femelle qui couve à la colère du mâle qui sanctionne afin de préserver le juste. Nous pressentons ici le terme de l’histoire, ce jugement qui sauvera le juste en écartant ce qui ne l’est pas.
Cette observation contient un enseignement précieux. Vous serez saints, car je suis saint, moi Yhwh votre Dieu (Lv 19, 2). Dieu est notre modèle spirituel, et nous invite à l’imiter. L’être humain, adam dans son enfance, proche encore de l’animal, est appelé à devenir homme spirituel, ysh, pour être comme Dieu, fils de Dieu sans jamais cesser d’être fils d’Adam. Mâle et femelle, d’abord gouverné par l’instinct, il évoluera. Il deviendra, génération après génération, de plus en plus capable de répondre aux appels divins, dans un esprit toujours plus conscient, toujours plus libéré des pesanteurs qui l’attirent vers le bas. Dieu élève l’homme comme un homme élève son fils. Mâle ou femelle, mâle et femelle, il apprend à quitter ce qui est soi pour accueillir ce qui est autre, il apprend à choisir ce qui est juste en rejetant ce qui ne l’est pas. Il marche certes dans la nuit, mais il entend la voix qui l’appelle et qui le guide vers cette justice. Libre, il accepte à chaque pas d’aller plus loin, plus haut, conduit par ce père invisible qui lui tient la main. Refuser, c’est redescendre s’enfermer dans l’instinct. Accepter, c’est aller toujours plus haut dans la conscience d’être, vers un infini d’amour et de liberté.

LE SACRIFICE D’ABRAHAM: L’ÉPREUVE – GENÈSE 22, 1-19

10 juin, 2013

http://hebrascriptur.com/Genese/Fabr.html

LE SACRIFICE D’ABRAHAM

GENÈSE 22, 1-19

L’ÉPREUVE

Abraham est le père des croyants. Père d’une multitude, nous dit son nom. Et de fait, juifs, chrétiens, musulmans, ou croyants ne se rattachant à aucune de ces religions, comme les premiers fils d’Israël avant Moïse et David, tous, nous vivons en fils spirituels d’Abraham, que nous soyons ou non ses descendants génétiques. Nos ancêtres avaient accueilli Abraham comme père spirituel, et nous avons adhéré à leur choix, reçu leur héritage. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que nous marchons avec Dieu comme Abraham marchait avec Dieu : Sois intègre, et marche devant ma face (Genèse 17, 1). Cela veut dire aussi que nous recevons nos leçons spirituelles en lisant et en méditant la vie d’Abraham. Il est notre chef de file et nous suivons ses pas. Nous avons entendu la divinité l’appeler : Quitte ton pays, ta patrie, la maison de ton père, et va ! Va pour toi,… va vers le pays que je te ferai voir (Gen 12, 1). Aujourd’hui, alors qu’on lui demande à nouveau de partir en emmenant avec lui son fils Isaac, nous nous interrogeons sur le sens de cette épreuve, voulue par Dieu, pour Abraham mais aussi pour notre édification. Avec lui, nous voici conviés en multitude, afin d’éprouver et de faire croître notre force spirituelle, et peut-être, nous aussi, pour nous laisser détacher de notre bien le plus précieux, pour offrir en sacrifice le meilleur de ce que Dieu nous a déjà accordé.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Même s’il faut du temps pour s’en convaincre, pour lever les yeux comme Abraham au troisième jour, pour porter plus haut notre regard, plus haut que la seule lecture des faits immédiats. Cependant, nous ne négligerons rien des faits immédiats, et goûterons la simple lecture de cette page admirable. Que dit-elle ? Dieu ne veut pas de sacrifices humains ? On a beaucoup dit cela, et c’est vrai. Les sacrifices humains étaient pratique courante au temps d’Abraham, et longtemps après lui on les trouve encore en beaucoup de civilisations. Pourtant, en dépit de la nécessité pérenne de dissuader les hommes des sacrifices humains, ce n’est pas cela que Dieu nous enseigne par Abraham dans cette épreuve, c’est bien davantage. Dieu nous enseigne à vivre avec foi, en nous appuyant sans restrictions sur la parole divine.

La foi d’Abraham
Observons d’abord à quel point Abraham n’a nul besoin d’apprendre que Dieu ne veut pas de sacrifices humains. Non seulement cette pratique n’a plus cours chez les Hébreux, qui sacrifient et sacrifieront encore longtemps des animaux, mais Abraham, le premier Hébreu, sait si bien cela que son fils en a déjà reçu l’enseignement. C’est pourquoi Isaac, alors qu’il ignore tout de ce que Dieu a dit à son père, pose la question : mais où est l’agneau ? En voyant tous ces préparatifs, jusqu’au bois qu’on charge sur son dos, Isaac comprend que son père et lui sont venus adorer Élohim sur cette montagne, et Abraham le confirme en disant aux deux jeunes de rester jusqu’à son retour, après qu’il se sera prosterné avec son fils. Il ne manque rien à la préparation d’un sacrifice, si ce n’est l’agneau, en effet, la victime à offrir — l’essentiel — qu’on semble avoir oublié.
La question posée par Isaac est au cœur d’un dialogue aussi intense que bref. Et ce dialogue est enserré entre deux formules identiques, en inclusion, comme une amande dans la coque qui la contient : Et ils allaient, eux deux ensemble. Bien qu’identiques dans leur forme, bien que décrivant la marche conjointe du père et du fils dans une union que leur échange n’aura pas entamée, ces deux formules marquent une avancée majeure, dont le sens va s’éclairer avec l’analyse du dialogue.
Prenant conscience d’une grave lacune dans le sacrifice en préparation, Isaac, soudain, n’est plus en union avec son père. Il s’arrête, il ne suit plus. Son appel est un cri de détresse : « Mon père ! où es-tu ? je suis perdu ! — Me voici avec toi, tu es mon fils ». La réponse d’Abraham n’est pas de simple convenance ; il revient vers son fils, qui a besoin d’être rassuré. Car Isaac sait que son frère Ismaël, avant lui, est resté longtemps le fils de la promesse, et n’est écarté que depuis peu. Isaac est-il vraiment l’héritier qui peut marcher en confiance avec son père ? En l’appelant « mon fils », Abraham renouvelle son élection. Mais Isaac, encore, a besoin de combler un vide, et sa question surgit, très embarrassante pour Abraham. Si celui-ci révèle ce que Dieu lui a demandé, Isaac comprendra qu’il a cessé d’être l’élu, et perdant toute confiance en son père qui le trahit, cessera de le suivre. Mais s’il ne dit rien, s’il choisit d’ignorer qu’il n’a pas d’agneau, rien à offrir, quel fils pourrait encore suivre un père aussi désinvolte dans sa relation à Dieu ? Abraham est pris au piège. Va-t-il perdre son fils ? Au jour de détresse, invoque-moi ! Je te délivrerai et tu me rendras gloire. Abraham sait que la divinité lui a promis secours et protection. Est-il possible que la volonté divine soit de faire mourir Isaac ? Dieu n’a pas donné ce fils, si longtemps attendu, pour le reprendre maintenant. Quelque chose va se produire pour sortir de cette impasse. Un agneau tombera du ciel pour Isaac, le piège s’ouvrira d’une manière ou d’une autre, mais Dieu ne peut pas renier sa promesse en reprenant la vie de l’enfant. Je m’en tiens aux instructions divines et Isaac vivra. C’est Dieu qui fournira l’agneau pour l’élévation. Le moment venu, mon fils, à l’élévation.
La réponse d’Abraham est un acte de foi. Elle témoigne d’une certitude tellement confiante de recevoir des secours, qu’elle constitue un puissant appel à Dieu, une invocation qui ne saurait rester sans suite. Dieu entend. Dieu veillera à l’agneau pour l’élévation. Et Dieu a entendu. Dieu a donné l’agneau à l’élévation. Non que la prière d’Abraham ait été efficace, mais parce que sa foi n’a pas vacillé devant l’invraisemblance de la parole divine. Ce qui permet à Dieu de mettre sur ses lèvres la prière — Élohim veillera à l’agneau pour lui — qui rend Abraham juste par la foi. Le juste ne compte que sur Dieu. Le juste est exaucé. Car Dieu entend d’autant mieux sa prière que c’est lui qui la provoque. C’est ainsi que Dieu construit l’homme.

Et ils allaient, eux deux ensemble
Ils reprennent leur marche commune, et ce signe d’unité nous enseigne qu’Isaac a reçu les apaisements nécessaires. Il est revenu dans les pas d’Abraham, et bien qu’il ignore encore tout de ce que Dieu demande à son père, il a toute confiance en lui. Isaac adhère à la foi de son père : Dieu veillera à l’agneau de cette liturgie qui lui est destinée, le moment venu, à l’élévation. Et l’adhésion d’Isaac à la foi d’Abraham est si forte, qu’il va laisser son père le marquer aux liens comme on marque un agneau, le placer sur l’autel au-dessus des bois. Sa foi le soutient toujours lorsqu’il voit son père prendre et lever le couteau. Il ne proteste pas, il ne manifeste aucune crainte, il n’a aucun doute.
Nos esprits modernes en restent confondus. Le doute, c’est nous qui l’éprouvons. La foi d’Isaac ? Allons donc ! Ne voyez-vous pas plutôt un enfant sans intelligence, incapable de discerner ce que son père trame dans son dos ? Les sacrifices humains ne sont pas si loin ; Abraham n’est-il pas en train d’y revenir, découvrant tardivement qu’il a eu tort de laisser partir Ismaël ? On peut penser tout cela, oui, mais rien ne tient. Car Isaac, capable de discerner qu’il manque l’agneau du sacrifice, sait aussi que son père est un prophète (Gn 20, 7) qui parle à Dieu et comprend sa parole. Isaac sait qu’Abraham, par l’intercession de sa prière, a obtenu de Dieu la guérison d’Abimélek (20, 17). Comment pourrait-il douter de la parole d’un père aussi proche de la divinité ? C’est certain : le miracle attendu par Abraham, Isaac l’attend lui aussi.
C’est ainsi que la foi se propage, de père en fils. Seul celui qui croit en une parole divine d’apparence aussi amère, aussi absurde, et qui la suit, sans s’arrêter aux apparences, seul celui-là sera justifié, à cause de sa foi. Et sa foi, en obtenant le don accordé à l’homme juste, porte, sans même qu’il le sache, le témoignage de la miséricorde infinie de Dieu.

L’agneau et le bélier
Le miracle est venu, comme il était attendu. Pour mieux dire, le miracle est venu marquer la délivrance du père et du fils, pris au piège ensemble dans cette nasse où Dieu les avait poussés, pour que, dans la détresse, ils invoquent leur Seigneur et que leur délivrance lui rende gloire. Certains s’interrogeront sur les raisons de ce jeu cruel, dans lequel Dieu nous apparaît comme un maître de l’arbitraire, usant de son pouvoir illimité pour piéger l’homme aux seules fins de l’entendre crier au secours et de venir le délivrer. Dieu se donnant le beau rôle, en somme, pour briller, comme dit le mot grec Zeus. C’est ainsi que les apparences nous trompent, lorsqu’on s’en tient aux faits décrits sans les critiquer. Car Dieu n’est jamais arbitraire, et son action est entièrement ordonnée au bonheur de l’homme. Aussi le moment est-il venu de la critique des faits. Il nous faut maintenant rechercher la vérité de Dieu derrière ces apparences, en examinant avec attention incohérences, bizarreries, toutes les aspérités de ce récit, afin d’en éclairer la lecture et d’en découvrir la leçon profonde.
Abraham et Isaac ont demandé un agneau pour l’élévation, et voici que Dieu leur envoie un bélier. Dans la Bible, le petit troupeau se compose de brebis et de chèvres, souvent confondues, mais il n’y a jamais de confusion entre le mâle, animal de tête, bélier ou bouc (ayil presque toujours, parfois ‘atoud) et ce qui suit, les brebis ou les chèvres. Dans ce passage, la confusion est d’autant moins possible qu’il ne s’agit pas d’une brebis mais de son agneau, animal faible, à protéger, qui se situe à l’opposé du bélier dans la hiérarchie du troupeau. Il faut alors se souvenir que la Bible doit être lue comme un guide spirituel, et non comme une leçon de choses : les mots renvoient moins à des objets physiques qu’aux notions spirituelles représentées par ces objets. Ainsi le bélier (ou le bouc) est avant tout un premier, un chef de file, dont le nom ayil, de la racine oul, être fort, être en tête, désigne en effet une tête qui entraîne toute la troupe à sa suite, comme les chefs de guerre de Moab (Ex 15, 15) ou les grands du pays de Juda (2 R 24, 15, Éz 17, 13). On est conduit à se demander si ce bélier ne serait pas le vieil Abraham lui-même, chef de file si différent de l’agneau fragile Isaac, que l’Écriture appelle le jeune, ou l’enfant, et qui requiert la protection attentive dont on entoure toute vie naissante.
D’autre part, l’attitude d’Abraham découvrant ce bélier est décrite d’une façon assez surprenante. Alors qu’Abraham est attentif à la parole de l’envoyé de Yhwh qui l’interpelle depuis les cieux, il lève les yeux, dit le texte, et son regard « tombe » sur un bélier, qui loin de descendre du ciel est immobilisé au sol. N’aurait-il pas dû plutôt baisser les yeux pour voir ce bélier ? Enfin, la syntaxe de ce verset 13 introduit avec emphase l’objet que va découvrir Abraham, comme pour nous préparer à une surprise. Ce qui devrait nous paraître étrange, ce n’est donc pas le mouvement des yeux d’Abraham vers le ciel pour découvrir ce bélier, mais plutôt le bélier lui-même. Car nous attendions un agneau pour Isaac, et voici un bélier pour Abraham. Quel est donc le sens de cette expression, lever les yeux ?

Un chef de file paralysé
L’homme qui lève les yeux prend conscience de quelque chose dont il ne s’était pas encore rendu compte, et qui va le faire changer d’attitude. C’est Lot découvrant que la plaine du Jourdain est bien arrosée, et qui décide de s’y établir (Gn 13, 10) ; c’est Abraham qui aperçoit trois hommes se tenant près de lui, et qui se porte à leur rencontre (Gn 18, 2) ; ce sont les enfants d’Israël voyant les Égyptiens lancés à leur poursuite, et qui crient vers Yhwh (Ex 14, 10). Soyons certains que ce bélier, immobilisé dans un fourré, était déjà là, à portée du regard d’Abraham, qui pourtant n’avait rien vu. Mais peut-être se doutait-il de quelque chose, car Abraham, un peu plus tôt, a déjà levé les yeux (verset 4), et il a vu de loin (de façon imprécise encore), ce « lieu » où Élohim le conduit. Pressent-il alors où Dieu veut en venir ?
En écoutant l’envoyé de Yhwh qui arrête sa main, Abraham va découvrir quelque chose d’essentiel. « Je sais que, pour moi, tu n’as pas refusé ton fils, ton unique » (verset 12), lui dit l’envoyé divin. S’il est vrai qu’Abraham a bien fait cela pour Élohim, comme on le comprend d’après ce qu’il dit à son fils (“ Élohim verra à l’agneau pour lui ”), nous comprenons aussi que Dieu ne demandait pas ce sacrifice pour lui-même. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que la précision “ pour moi ” ne figure ni dans la demande initiale (verset 2), ni surtout dans la seconde intervention de l’envoyé de Yhwh (verset 16), où sont repris les termes de la première à l’exception de “ pour moi ”. Mais alors, pourquoi cette précision figure-t-elle dans la première intervention, au verset 12 ? Parce que c’est elle qui fait savoir à Abraham que son sacrifice est agréé tel qu’il l’entendait, comme il l’avait compris, pour Élohim. Et la précision est impérative, faute de quoi Abraham, dont on arrête la main qui tient le couteau, serait fondé à croire que son sacrifice est refusé. Il est agréé, et la seconde intervention confirme pleinement l’agrément du sacrifice. Mais la première, en arrêtant la main qui tient le couteau, a pour but de faire comprendre à qui lève les yeux, que ce sacrifice était nécessaire à la montée spirituelle d’Abraham et non pas au plaisir de Dieu.
Ici commence à s’éclairer la description du « bélier ». Il est immobilisé, retardé (ahar), en panne, arrêté, nèèkhaz baçebakhe, «  prisonnier dans le buisson », empêtré dans le fourré (avec l’article défini, ce qui exclut toute référence à un fourré du paysage dont il n’a pas été fait mention : le mot est employé au sens figuré), beqarenayw « dans ses cornes », la corne étant symbole de la force spirituelle du juste. Voici donc Abraham privé des moyens d’avancer : il ne peut plus progresser dans sa montée spirituelle parce qu’il n’a plus de force. Au lieu de suivre devant elles un chef de file qui les emmène vers le ciel, les multitudes que nous sommes n’auront-elles donc à contempler qu’un père immobile, arrêté sur le bord de la route ? Pourquoi Abraham est-il en panne ? Et pourquoi doit-il offrir son fils Isaac en remède à sa fâcheuse posture ?

Amour et sacrifice
Si Dieu demande à Abraham de se détacher d’Isaac, c’est parce qu’il s’est attaché à son fils par un lien qui le tient prisonnier. Abraham aime Isaac d’un amour possessif, et la divinité le lui fait comprendre en l’appelant à l’épreuve. Dès les premiers mots, il lui est demandé de prendre son fils unique, celui qu’il aime, Isaac. Étrange façon de désigner Isaac, car ce n’est pas un fils unique, et pendant de longues années Abraham a tenu Ismaël pour son héritier, jusqu’à l’intervention divine lui annonçant que Sara serait mère. Et Abraham aime Ismaël. Apprenant qu’il sera père d’un second fils, il témoigne de son amour pour son aîné en priant Dieu qu’Ismaël vive (Gn 17, 18). Plus tard, lorsque Sara veut chasser Ismaël et sa mère, Abraham est fortement contrarié et n’accepte de satisfaire Sara qu’à la demande expresse d’Élohim, qui lui promet alors de faire d’Ismaël une grande nation (Gn 21, 13). Ces événements nous montrent qu’Abraham veut le bien d’Ismaël, ce qui est le signe d’un amour authentique. C’est ainsi que Dieu nous aime. Or, c’est à la suite de ces événements (verset 1) que Dieu dit à Abraham « Prends Isaac, ton fils unique que tu aimes ». Voilà une parole qui sonne comme un reproche immérité, et qui doit amener Abraham à s’interroger : comment donc aime-t-il Isaac ?
Dieu décrit l’amour d’Abraham pour Isaac en employant le verbe aimer ahab, dont c’est ici la première occurrence, mais dont le sens va se préciser un peu plus tard, avec le chasseur Ésaü, le fils préféré de son père Isaac : Isaac aimait Ésaü à cause du gibier dans sa bouche (Gn 25, 28). Ahab, il aime. Mais il aime d’un amour de jouissance, un amour possessif ! Ce n’est pas ainsi que Dieu aime l’homme. Dieu nous aime avec le verbe raham, d’un amour viscéral, comme une mère son enfant ; avec le verbe hanan, de sa miséricorde qui nous fait grâce ; avec le verbe hasad, qui exprime sa bonté, son désir de rendre heureux l’être aimé. C’est ainsi qu’Abraham aimait Ismaël, en désirant son bonheur. Mais aujourd’hui, si Abraham aime Isaac, c’est parce que celui-ci concrétise la promesse divine d’une nombreuse descendance. Abraham tient enfin l’héritier si longtemps attendu, l’héritier fils unique de son sang par la femme choisie. En vérité, Abraham n’aime point tant son fils que sa situation de père d’Isaac par Sara. Abraham a pris possession de sa descendance, oubliant que c’est à Dieu qu’il doit tout. Jouissant de sa possession, il s’égare, il quitte les chemins de Dieu, sans même s’en apercevoir. Le juste reçoit tout de Dieu. Il ne possède rien pour lui-même, rien ne lui est jamais acquis. C’est pourquoi Abraham doit se détacher de la possession de son fils, pour retrouver sa force spirituelle. Abraham doit sacrifier tout ce qu’il aime comme « un gibier dans sa bouche ».
Dans ce texte, le sacrifice a pris le nom d’élévation. Plus souvent, on rencontre le mot zebah (abattage d’animaux) ou encore le verbe shahat (égorger) qu’on voit ici au moment où Abraham lève le couteau. C’est en raison de leurs habitudes de sacrifices sanglants sur les animaux, que les Hébreux ne voyaient plus dans le mot ‘olah (élévation) qu’un holocauste, un sacrifice sanglant, entièrement consommé par le feu, comme Abraham est décrit prêt à le faire. Mais la racine du mot ‘olah, le verbe monter (‘alah), indique une origine spirituelle plus profonde, et la seule image d’une fumée d’holocauste montant vers le ciel ne suffit pas à rendre compte de ce verbe. Certes, l’image est juste, mais elle n’est qu’un signe qui pointe sur une réalité plus haute. On retrouvera cette réalité avec Moïse, lorsque Dieu veut faire monter son peuple d’Égypte, ce que l’Écriture exprime avec les mêmes mots que faire monter une élévation. Car ce peuple est lui aussi arrêté dans sa montée spirituelle, prisonnier de son amour des richesses, des viandes, des poissons et des oignons d’Égypte. Pour les faire monter, Dieu arrachera les fils d’Israël à leurs amours possessives, comme il arrache Abraham à son amour de jouissance d’Isaac. C’est un sacrifice. Ce sacrifice n’est pas sanglant, mais il est toujours douloureux.

« Fais-le monter en élévation »
Le deuil est à faire de ce qu’on aime d’un amour possessif, deuil des jouissances passées. C’est ce que va faire Abraham, en partant comme un pélerin. Il se lève de bon matin. Quand il faut partir il n’est pas bon d’attendre, à ressasser cent raisons de renoncer, de fuir l’appel. Abraham « selle » son « âne » (verset 3, cf. notes). Il est certainement très troublé par la demande étrange qui lui est faite. Il faut « dominer » son « trouble ». Serait-ce mal d’aimer Isaac ? Dieu ne peut pas renier sa promesse ! Va pour toi ! C’est le rappel de son envoi au commencement de son histoire, l’envoi de la promesse. Abraham « considère » ces toutes « premières années » (verset 3, idem), au début de sa marche avec Dieu, sa jeunesse spirituelle. Il en revoit les moments principaux, il « analyse » les étapes, « les points d’appui » qui ont jalonné sa « montée » vers Dieu (il fend les bois d’élévation). Allons, debout ! Il part, il suit la divinité qui le guide. Après trois jours de marche, il commence à comprendre qu’il lui faut laisser là « les troubles » exquis de ses « années passées ». Restez pour vous, ici, avec l’âne. Restez là où vous êtes ! Le passé est le passé. Car ce qui compte, maintenant, c’est de transmettre la flamme à Isaac, tout ce que Dieu a déjà donné. C’est maintenant lui, le jeune, qui aborde son itinéraire spirituel. Moi et le jeune, nous allons avancer jusque là, jusqu’au point où Dieu m’a mené à ce jour. Nous avancerons ensemble, et nous nous abaisserons devant lui, car c’est à Dieu que nous devons tout ce que nous vivons. Et Abraham expose à Isaac, et lui fait prendre en charge ces points essentiels qui structurent la montée vers Dieu (il transmet à son fils « les bois d’élévation »). Mais lui-même garde la main sur le couteau qui tranche pour détacher ce qui sera offert, et sur la flamme qui en consume le sacrifice.
Alors surgit la question d’Isaac. Que faut-il sacrifier ? Où faut-il couper, entre ce qui demeure et ce qui sera consommé par le feu ? — C’est Dieu qui voit cela, mon fils. C’est Dieu, en effet, qui désigne l’offrande, car l’homme aveuglé par son désir ne peut rien discerner. Il faut suivre la parole divine, il faut sacrifier Isaac. C’est en levant son couteau qu’Abraham rejette ses adhérences passées : il tranche son lien de possession sur Isaac. Dieu agrée l’offrande, qui monte vers le ciel. Abraham a fait monter le « bélier », c’est-à-dire lui-même, sous couvert de son fils. Le bélier paralysé est parti en fumée, Abraham est un homme nouveau. Dieu le bénit parce qu’il ne « lui » a pas refusé son fils (verset 12). Est-ce à dire que Dieu avait besoin de cet agneau pour lui-même, comme pour accomplir sa divinité ? Non, mais Abraham avait besoin de le croire pour monter, pour accomplir son humanité. Dieu prend le mauvais rôle, le rôle du ravageur, du pilleur, comme dit ce nom Él Shaddaï sous lequel il se révèle dans la Genèse. Car si Abraham ne croit pas que Dieu veuille reprendre la vie d’Isaac, jamais il ne renoncera à l’amour possessif dont il aime son fils. En suivant avec foi la parole, sans la comprendre, sans résoudre son apparente absurdité, en acceptant d’accomplir la volonté divine, Abraham, après coup, va comprendre qu’il n’a pas agi pour plaire à Dieu mais en vue de son propre bonheur. Va pour toi ! avait dit Dieu. C’est bien pour lui-même qu’il est allé à la montagne, pas pour Dieu. Ta récompense sera très grande. Seule la foi aveugle en une parole amère l’a conduit à la douceur de la paix. Comprendre est la récompense de la foi.
Abraham est devenu un homme nouveau. Il peut maintenant revisiter librement ses jeunes années, avec son fils Isaac. Abraham est retourné vers « ses jeunes ». Ils sont allés ensemble vers Béer-Sheba. Ils se sont approchés, et ensemble ont pénétré ce Puits de l’Engagement, Béer-Sheba ! Mystère de la foi qui s’engage en aveugle, sur une impossible parole. Abraham a choisi cette demeure exigeante. Abraham demeure maintenant à Béer-Sheba.
Sur la montagne, YHWH a scruté l’homme. Il a éprouvé, sondé sa capacité à devenir comme Élohim. L’homme a répondu à l’appel divin. Et Dieu l’a fait monter d’un degré vers le ciel.
L’action divine est toujours ordonnée au bonheur de l’homme. Dieu ne veut pas de sacrifice pour lui-même, mais c’est de cette manière, en obtenant de nous le sacrifice de nos adhérences, qu’il soigne notre surdité à sa parole. Tu ne veux ni offrande ni sacrifice, mais tu me creuses des oreilles. Ce que le lecteur peut découvrir aujourd’hui dans la méditation du Psaume 40, tous les hommes, qu’ils connaissent ou non le roi David et ses Psaumes, peuvent le découvrir avec Abraham. C’est pour cela qu’il est notre père dans la foi.

LE SEPTIÈME JOUR

1 mai, 2013

http://www.bible-service.net/extranet/current/pages/1338.html

LE SEPTIÈME JOUR

L’Ancien Testament est traversé par une ambivalence qui rejaillit dans le Nouveau…
L’Ancien Testament est traversé par une ambivalence qui rejaillit dans le Nouveau : le travail est signe de la grandeur de l’être humain, mais il est aussi un des lieux majeurs de l’exploitation, de la domination et de l’asservissement. Dans cette tension, quelle est la place du sabbat ?
De manière générale, la Bible considère le travail comme la tâche normale de l’homme, voulue par Dieu, donc sainte et belle. Créé à l’image de Dieu, l’être humain est établi dans le jardin d’Éden « pour le cultiver et le garder » (Gn 2, 15). Travailler est même un des grands commandements divins « Tu travailleras six jours faisant tout ton ouvrage… » (Ex 20, 9). A l’inverse, parce que la création divine est comme prolongée par le travail humain, l’oisiveté et la paresse sont sévèrement blâmées. Elles éloignent de Dieu en même temps qu’elles conduisent à une misère certaine (cf. encadré).

LA DURETÉ DU TRAVAIL
Mais le travail est pénible et l’on s’interroge : s’il reflète la grandeur de l’être humain appelé à poursuivre la création divine, comment expliquer qu’il soit source de fatigues et de maux de toutes sortes ? Dans un langage qui s’apparente à celui des mythes, le deuxième récit de la création y voit une des conséquences du péché des hommes (Gn 3, 17-19). Outre le souci d’expliquer pourquoi le travail est trop souvent pénible alors que la création venant de Dieu est bonne, on perçoit ici la prise de conscience de la dure nécessité du travail pour vivre et survivre. Maintes pages de la Bible se font l’écho de ce drame qui semble toucher l’humanité dans ce qu’elle a de plus noble. C’est Job qui gémit après le « temps de corvée que le mortel vit sur terre » (Jb 7, 1ss) ou Qohélet qui considère l’importance du travail des hommes pour conclure amèrement à sa vanité (Qo 2, 22-23).
À ce constat, il faut ajouter les conditions de travail inhumaines auxquelles sont soumis les esclaves, les prisonniers de guerre, sans oublier l’exploitation dont sont victimes les plus pauvres (Jr 22, 13 ; Dt 24, 14-15). On reconnaît alors que le travail s’inscrit à l’intérieur d’institutions sociales marquées par la violence et l’injustice. S’il demande à être libéré de sa pénibilité naturelle, le travail doit donc être libéré des conditions injustes qui l’accompagnent souvent.
À cause de cela – ou à cause de l’influence de la culture grecque ? –, le travail manuel est présenté dans les derniers livres de l’Ancien Testament comme une activité subalterne. Ainsi, bien qu’il reconnaisse qu’il n’y aurait pas eu de villes à habiter s’il n’y avait pas eu d’artisans (38, 32), et que le travail manuel est nécessaire pour vivre (7, 15 etc.), Ben Sirac proclame la supériorité des scribes sur les artisans (38, 24-26).

JACQUES ET JÉSUS
De Jacques, on retiendra une terrible diatribe à l’encontre des riches qui exploitent leurs salariés (Jc 5, 4). De Jésus, on retiendra que ses paraboles sont généralement empruntées au monde du travail, qu’il s’agisse des semailles, des moissons, des vendanges ou des ouvriers attendant sur la place du village qu’on vienne les embaucher. Néanmoins, Jésus semble prendre ses distances par rapport à une certaine conception du travail : c’est l’épisode où Jésus met en garde Marthe contre le danger de l’activisme (Lc 10, 38-42) ; c’est l’invitation à ne pas faire de la nourriture ou du vêtement le seul horizon de sa vie (Lc 12, 22-32). Reste que l’on ne voit jamais Jésus travailler des ses mains, pas plus d’ailleurs que ses disciples qui abandonnent leur travail pour le suivre. C’est sans doute le signe que Jésus considère l’annonce de l’Évangile comme un  travail.

PAUL
Différemment de Jésus, Paul est fier de travailler de ses mains (1Th 2, 9 ; 1Co 4, 12), au point d’ailleurs de demander aux Thessaloniciens de l’imiter. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix : annoncer l’Évangile gratuitement en n’étant à la charge de personne (1Co 9, 18) ; rendre l’annonce de l’Évangile proche des réalités de ceux qui travaillent ; proposer une vision positive du travail. Dans un contexte où le travail manuel était souvent méprisé, parce que contraire à une « vie honorable », Paul voulait sans doute montrer que le travail n’est pas un signe d’esclavage ou un motif de honte mais un témoignage d’ »honnêteté » (cf.1Th 4, 11-12).
Face à des chrétiens qui prenaient prétexte des enseignements évangéliques ou de l’attente du retour du Christ pour ne rien faire, la deuxième lettre aux Thessaloniciens insistera sur la nécessité de gagner sa vie en travaillant, car « qui ne veut pas travailler ne doit pas non plus manger » (2Th 3, 6-12). C’était une manière de rappeler que l’attente du retour du Christ n’exclut pas un véritablement engagement dans le monde.

ET LE SABBAT ?
C’est un des aspects les plus étonnants de la Bible : aussi important soit-il, le travail des hommes est régulé par le sabbat et le devoir, un jour par semaine, de cesser, toute activité : « … le septième jour, c’est le sabbat du Seigneur ton Dieu » (Ex 20, 10). En s’arrêtant de travailler pour se consacrer à Dieu, les hommes se rappellent en effet qu’ils ne sont pas la mesure de toutes choses, mais seulement l’image de Celui à qui appartient l’univers et tout ce qui l’habite. En s’arrêtant, ils ne laissent pas prendre aux pièges du productivisme ou de l’efficacité. Ils reconnaissent  que leur œuvre est limitée et que le travail n’a de valeur que s’il est fécondé par la rencontre de Dieu ou que s’il est habité par la gratuité, la beauté, l’amour tout simplement. C’est plus que jamais d’actualité.

SBEV. Pierre Debergé

ABRAHAM NOTRE PÈRE DANS LA FOI. UN APPEL ET UNE ALLIANCE POUR LA BÉNÉDICTION MISÉRICORDIEUSE DE TOUT LE PEUPLE

23 avril, 2013

http://www.collevalenza.it/Francese/Art002.htm

ABRAHAM NOTRE PÈRE DANS LA FOI. UN APPEL ET UNE ALLIANCE POUR LA BÉNÉDICTION MISÉRICORDIEUSE DE TOUT LE PEUPLE

PAR P. AURELIO PÉREZ, FAM

Le péché est une blessure mortelle portée à la vie et à la bonté de la création : « Car Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être; les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort » (Sg 1, 12-14).
Les généalogies de Gn 1-11 présentent, au fur et à mesure que le mal s’étend, une diminution progressive des années de vies chez les personnes qui tout d’abord vivaient de centaines d’années et ensuite toujours moins : c’est comme si la bénédiction de la vie (cf. Gn 1, 28) reculait devant la progression de la malédiction de la mort. A ce point, Dieu suscite Abraham et sa descendance pour toujours (Lc 1, 55) pour faire repartir la bénédiction et la vie pour tous les peuples depuis l’obéissance de la foi.
Le point de départ, d’où Dieu appelle Abraham est une famille de nomades idolâtres, expression de la corruption du péché.
Si le premier péché a été la désobéissance rendue possible par un rétrécissement de la foi et la peur vis-à-vis du Seigneur et a produit la malédiction, la première chose que Dieu demande à Abraham c’est l’obéissance de la foi qui produit la bénédiction. Dans le jardin d’Eden, Dieu demandait une obéissance-adoration de Lui-même, accompagnée par la communion entre l’homme et la femme et la possession du jardin. Après la pollution de ces trois dimensions, Dieu demande à Abraham la foi pure, quand il n’y a ni terre ni descendance (cf. He 11, 8-14).
Il est important de souligner quelques aspects de l’appel adressé à Abraham :
1. L’appel de Dieu est absolument libre ; il ne suit aucune logique humaine. Il n’y a pas de raison apparente pour laquelle Dieu appelle Abraham et pas un autre. Cela se verra dans l’histoire des autres Patriarches, des juges et des prophètes. Dieu choisira Jacob, le frère cadet, et non pas Esaü l’aîné ; Joseph, celui que ses frères ont rejeté, Gédéon, la plus petite tribu ; Samson, né d’un couple stérile ; Samuel, fils d’Anne la stérile ; David, le plus jeunes de la fratrie … et jusqu’à Jésus-Christ, la pierre rejetée par les bâtisseurs, dont Dieu a fait la pierre d’angle pour le salut de tous.
2 : L’appel de Dieu place Abraham dans une situation d’« étrangeté », c’est-à-dire qu’« Il le rend étranger pour toujours et c’est là le cœur de la foi ».
Par la foi, répondant à l’appel, Abraham obéit et partit pour un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit sans savoir où il allait. Par la foi, il vint résider en étranger dans la terre promise, habitant sous la tente avec Isaac et Jacob, les cohéritiers de la même promesse (He 11, 8-9).
Abraham est appelé à être le père dans la foi pour tous les peuples, et pour cette raison il n’appartient, pour ainsi parler, à aucune. Il est appelé à devenir l’homme de l’être et non de l’avoir, et donc une certaine pauvreté – dépouillement de la sécurité humaine deviendra le signe de la reconstruction de l’humanité selon le cœur de Dieu.
3. La réponse de foi est un chemin, ce qui veut dire que la foi d’Abraham n’est pas parfaite tout de suite. Il croit en Dieu et à sa promesse mais, quand celle-ci tarde à s’accomplir, il est tenté d’introduire une voie humaine dans les affaire de Dieu. Pour avoir une descendance, Abraham engendre, selon les méthodes légales, le fils de l’esclave Hagar ; et, ainsi, il met Dieu devant le fait accompli. Il peut aussi nous arriver à nous de vouloir faire passer des enfants, des projets ou des œuvres que nous engendrons avec notre seule entreprise humaine , pour des « fils de la promesse », pour la volonté de Dieu.
Encore moins exemplaire est le comportement moral d’Abraham vis-à-vis de Sara, dans les histoires du Pharaon égyptien et d’Abimelech (Gn 12, 10-20 ; 20, 1-18). Cela nous fait comprendre que Dieu prend l’homme comme Il le trouve, avec ses coutumes, avec son degré de civilisation et de moralité relative, sans lui demander immédiatement une vie morale parfaite – qui lui serait impossible –, alors que, dès le début, il demande une foi totale, qui se joue entièrement sur la parole du Seigneur (Gn 17, 1).
3. La foi-amitié avec Dieu fait entrer dans l’intercession miséricordieuse face au mal. A Abraham Dieu enseigne la miséricorde justement à travers l’expérience de l’intercession miséricordieuse qu’il met en acte devant les terribles péchés de Sodome et de Gomorrhe.
« Quand Abraham demande à Dieu de sauver Sodome, il n’est pas faisant un discours auquel Dieu n’aurait jamais pensé. Dieu s’est arrêté pour attendre Abraham et, quand Abraham parle, il n’essaie pas convaincre Dieu de quelque chose dont Dieu n’est pas déjà convaincu mais il dit simple ce que Dieu veut qu’il se dise pour manifester Sa volonté divine. Voilà pourquoi Dieu s’est arrêté. »
Ce discours ne signifie pas que le mal est relatif, mais qu’« à la fin Dieu sauve tout le monde ». Le problème, c’est que le mal détruit la ville, parce que le mal est autodestructif, à moins qu’il y ait un innocent là, dans la ville.
Nous nous demandons pourquoi l’intercession d’Abraham s’arête à dix. Le texte reste mystérieux ; il ne donne aucune explication mais dit seulement qu’à un moment donné Abraham s’arrête et les deux se séparent.
Cela laisse le texte ouvert pour des révélations postérieures. Avançant dans la trame de l’histoire du salut, on s’aperçoit que même un seul suffirait. Jér 5, 1 dit ceci :
« Parcourez les rues de Jérusalem, regardez donc et enquêtez, cherchez sur ses places: Y trouvez-vous un homme ? Y en a-t-il un seul qui défende le droit, qui cherche à être vrai ? Alors je pardonnerai à la ville », dit le Seigneur.
Quand ensuite la révélation en arrive à dépeindre le Serviteur de Dieu, celui qui est le véritable médiateur du salut, le Serviteur souffrant (Is 52-53), il est dit que lui, un juste, une seul suffit pour sauver tout le peuple. Non pas dix pour une ville, ni un pour une ville, mais même bien un pour le peuple tout entier !
Alors, quand ce Serviteur souffrant trouvera sa réalisation définitive dans le Seigneur Jésus, il sera L’UN POUR TOUS.
La descente commencée par Abraham est arrivée à sa dimension définitive : Il suffit d’un seul pour que tous soient sauvés. Mais il faut un juste qui soit « là », qui entre dans la réalité du mal et reste l’innocent, prenant sur lui les conséquences destructives du mal et les transformant en bénédiction.
4. La foi est mise à l’épreuve. La foi est éprouve parce que foi. Si elle n’était pas éprouvée, elle ne serait plus foi, parce que cela voudrait dire qu’il ne sert à rien de se fier, qu’il n’y a pas de rapport avec l’invisible, que Dieu est parfaitement à notre portée. Cela, Abraham l’apprend surtout avec la demande dramatique de sacrifier le fils de la promesse et du sourire, celui qu’il aime, Isaac. C’est le départ extrême d’Abraham, son « saut dans la foi » qui, e lui, vainc « le garda fort contre sa tendresse pour son enfant » (Sg 10, 5).

« Abraham est un homme qui par la foi entre dans la mort et la transforme en vie ; par la foi assume le mystère de l’apparente malédiction et, dans l’obéissance de la foi, transforme la vie mort en vie et la malédiction en bénédiction, devant ainsi la figure et l’anticipation très évidente du Seigneur Jésus ».

Moïse : Le Dieu miséricordieux se révèle en libérant, faisant alliance et pardonnant à ses enfants. Livre de l’Exode

Roberto Lanza
Dans la tradition biblique, le pardon est une des manifestations du mystère même de Dieu qui se révèle « miséricordieux ». Le livre de l’Exode, l’événement fondateur de la libération et de la foi du peuple d’Israël, met en évidence, de manière déterminant, cette miséricorde de Dieu : « J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3, 7).
Pour le peuple de l’alliance, la miséricorde Dieu est tout d’abord le fruit d’une expérience ; tout au long de son histoire, il a pris conscience que Dieu est une présence vive et que son amour est gratuit, qu’en Lui tout est grâce. L’être miséricordieux devient, donc, un aspect privilégié de l’être même de Dieu. Dieu reste fidèle à son engagement ; Son amour est un amour fidèle parce qu’Il ne peut pas se renier lui-même. Il y a, en fait, un lien entre l’amour et la fidélité : la miséricorde est avant tout cette fidélité de Dieu envers lui-même, fidélité envers sa parole qui est promesse.
C’est dans ce contexte de miséricorde que la figure de Moïse acquiert une importance fondamentale. Il représente l’effort de Dieu pour nous libérer continuellement, pour remettre en jeu notre authenticité et identité d’enfants. Il est l’homme qui se bat pour une cause juste, affronte les puissant, et sait encourager son peuple craintif et désobéissant.
Son audace, son courage, son tempérament de guide du peuple ont un secret : Moïse sait parler avec Dieu au point de venir un instrument de miséricorde.
Sur la montagne, Moïse reçoit la révélation du cœur de Dieu : « Moïse proclama le nom de « Seigneur » et le Seigneur passa devant lui et proclama: « Le Seigneur, le Seigneur, Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté, qui reste fidèle à des milliers de générations, qui supporte la faute … » (Ex 34, 6). Israël, opprimé par les fautes et ayant rompu l’Alliance, ne peut pas prétendre avoir droit à la miséricorde de Dieu ; néanmoins, malgré ses infidélités, les prophètes l’invitent toujours à garder la confiance et l’espérance parce que Dieu est fidèle à lui-même, responsable et cohérent avec son propre amour : « Ce n’est pas à cause de vous que j’agis, maison d’Israël, mais bien à cause de mon saint nom que vous avez profané » (Ez 36, 22). Mais Dieu aime et use de miséricorde surtout dans un sens maternel ; Il est lié à l’homme par le même rapport qui unit la mère et son enfant : une relation unique, forte ; un amour particulier ; une exigence du cœur même de Dieu ; une tendresse gratuite, faite de patience et de compréhension : « Sion disait: « Le Seigneur m’a abandonnée, mon Seigneur m’a oubliée !  » La femme oublie-t-elle son nourrisson, oublie-t-elle de montrer sa tendresse à l’enfant de sa chair ? Même si celles-là oubliaient, moi, je ne t’oublierai jamais ! » (Is 49, 15).
Le Seigneur se présente comme Un en qui l’on peut avoir confiance : ici, sur la montagne, la libération est accomplie et la promesse réalisée : « Voici le signe que c’est moi qui t’ai envoyé: quand tu auras fait sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne » (Ex 3, 12). C’est ce que Yhwh avait dit à Moïse dans le lieu du buisson ardent.
L’histoire même est Révélation : les événements et les expériences cèlent des enseignements et sont signes de l’intervention de Yhwh. « … Je vous ai faits venir jusqu’à moi » est le sens de tout l’effort de Dieu pour libérer les siens : c’est cette rencontre par lequel Il voulait se faire connaître et se lier à eux ; il s’agira, donc, d’écouter attentivement sa voix ; et, parce que cette voix parle d’« alliance », il faut « veiller » sur elle.
En fait, parfois on est porté à croire que l’expression « conclure l’alliance » indique un point d’arrivée, une situation définitive. Mais l’alliance est plutôt le début d’une histoire qui commence ; l’observer signifie la garder dans la vérité et dans la fidélité, en comprendre et vivre le sens, la valeur et la force, reconnaissant son épaisseur concrètement vitale pour l’existence de chacun de nous. Dans le cas de la relation entre Dieu et l’homme, la distance, la disparité est au maximum, mais cela n’empêche pas la constitution d’un rapport et encore moins l’amitié et la communion.
Dans le concept biblique de « berit » (alliance », l’initiateur (Dieu) est appelé à un engagement de fidélité absolue, irrévocable ; le destinataire, au contraire, reste plus libre, moins lié. En proposant ce genre d’alliance, Dieu révèle son choix de fidélité absolue qui ne vacille pas même quand l’homme trahit et livre à la partie adverse la liberté de le rendre.
L’alliance n’est donc pas un contrat mais bien une relation, un engagement, une manière de vivre ensemble, un rapport de personne à personne.
« … Si vous voulez écouter ma voix… » ce qui est demandé n’est pas un engagement forcé ; l’alliance s’accomplit dans la pleine liberté, elle est offerte à un peuple libre, et cette liberté se transforme en propriété de choix « … vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples » (Ex 19, 5).
Pour le chrétien, la nouvelle alliance, conclue dans le sang du Christ, conduit à une nouvelle relation avec Dieu : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14, 23). La nouvelle alliance est devenue une relation intime, personnelle, non plus écrite sur des tables mais dans le cœur ; toutefois, le principe de la liberté reste valide. Le caractère qui donne son originalité à cette relation est l’amour : on connaît bien les images sponsales dont les prophètes, et Osée le premier, se servent pour la rencontre, les fuites et les retours d’Israël à son Dieu.
L’initiative d’amour ne pouvait venir que de Dieu, dans la mesure où elle constitue une révélation de sens possible uniquement pour le Seigneur de l’histoire ; en fait, définissant la nature du lien qui l’unit à Israël, Dieu révèle l’essence même du peuple : l’être c’est-à-dire constitué comme objet par son amour ; l’alliance part de l’Être de Dieu, « Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, nous l’entendrons » (Ex 24, 7b). Il ne pourrait pas y avoir d’affirmation meilleure pour résumer l’attitude du peuple de Dieu dans la parfait fidélité à son Seigneur.

La grande histoire de la miséricorde de Dieu passe par la petite histoire humaine.
Ruth la moabite

P. Aurelio Pérez, fam
La petite histoire que décrit le livre de Ruth, en quatre brefs chapitres, renferme un enseignement clé dans l’histoire du salut : le Seigneur fait de grandes choses avec des instruments les plus petits et parfois les plus impensables, comme le disait souvent Mère Espérance. Dieu « a construit la colonne vertébrale de l’histoire du salut ave des « lamelles de bois » » (Mgr Giuliano Agresti).
L’histoire émouvante de Ruth, mère d’Obed, père de Jessé, père de David, commence avec la description du malheur d’une famille de Bethléem de Juda : Elimélek, sa femme Noémi et ses deux fils, Mahlôn et Kilyôn sont obligés en raison d’une famine d’émigrer au pays de Moab, chez un peuple qui, au temps de l’exode, n’était pas venu à la rencontre du peuple de Dieu avec du pain et de l’eau et, pour cette raison, avait été catégoriquement exclu de la communauté du Seigneur (Dt 23, 4-7).
Elimélek meurt et les deux fils épousent des femmes moabites, Orpa et Ruth. Environ dix ans plus tard, Mahlôn (= « langueur ») et Kilyôn (= « consomption ») meurent aussi sans laissé d’enfants, et les trois femmes restent veuves et seules. Quand Noémie, ayant entendu que le Seigneur avait visité son peuple pour lui donner du pain (Rt 1, 6), décide de retourner en terre d’Israël, sa belle-fille Ruth décide de ne pas se séparer d’elle et de partager son destin jusqu’au bout.
Au milieu de ce drame familial brille la grande bonté des personnages, en particulier de Ruth, nom qui signifie l’« amie », qui vient donc dans une terre ennemie. La bonté (hesed) de Ruth révèle chez d’une étrangère le cœur de la Torah : l’amour envers son prochain fait de sentiments authentiques et de gestes concrets.
En regardant de près, nous pouvons percevoir dans ces personnages, qui semblent tirés d’une de ces nombreuses chroniques quotidiennes, la grande lumière que la Parole du Seigneur nous propose.

La Douce (Noémie), l’Amie (Ruth), le Fort (Booz) et le Serviteur (Obed)
Noémie se voit certainement comme Job : d’abord elle a perdu sa terre, ensuite son mari et puis aussi ses fils. Comme Job, elle se plaint et, de retour à Bethléem, elle dira :
Ne m’appelez pas Noémie (= « ma douceur ») ! Appelez-moi Mara ! Car le Puissant m’a rendue amère à l’extrême ! C’est comblée que j’étais partie, et le Seigneur me fait revenir démunie » (Rt 1, 20-21).
Mais, à la différence de Job, elle ne reste pas repliée sur son amertume : elle se lève et décide de retourner à sa terre (Rt 1, 6). C’est une force très grande et beaucoup de courage chez cette femme que sa belle-fille accompagne quand elle veut revenir en arrière, pour refaire sa vie. Le dialogue entre les trois femmes est un de plus émouvant de la Bible (Rt 1, 8-17). Une des deux belles-filles, Orpa (= « celle qui tourne le dos »), repart chez elle, alors que Ruth (= l’« amie ») répond à Noémie :
« Ne me presse pas de t’abandonner, de retourner loin de toi; car où tu iras j’irai, et où tu passeras la nuit je la passerai; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu mon Dieu; où tu mourras je mourrai, et là je serai enterrée. Le Seigneur me fasse ainsi et plus encore si ce n’est pas la mort qui nous sépare ! » (Rt 1, 16-17).
Dans l’élan de son amour pour sa belle-mère, Ruth, – comme Abraham – est partie de son pays « sans savoir où elle allait » (He 11, 8 ; cf. Gn 12, 1) ; elle a fait confiance et, sans avoir encore une foi explicite en le Dieu d’Israël, son amour la conduisit à « se réfugier sous ses ailes » (Rt 2, 12).
Ruth appartient au peuple moabite, sans parenté avec le peuple de Dieu parce que descendant de Lot, petit-fils d’Abraham, mais par une union incestueuse, après la destruction de Sodome et de Gomorrhe (Gn 19, 30-38). Moab se trouve à l’ouest de la Mer Morte. Donc, Ruth, l’« amie » étrangère qui « retourne » du pays de Moab avec Noémie, descendant dans la terrible et désolé dépression de la Mer Morte (environs 450 m sous le niveau de la mer), doit se souvenir de la destruction de Sodome et de Gomorrhe, et remontant vers le terre d’Israël et Bethléem (800 m au-dessus de la mer), est l’image de la réconciliation, du retour à Dieu de tous les « étrangers », « éloignés » et pécheurs, qui proviennent aussi des abîmes du mal les plus impensables.
« Elle est une simple créature qui se mettait en chemin, laissant derrière elle toute sécurité, poussée par l’amour, inconsciente de la pleine portée de ce qui la faisait partir. Inconsciente de la grâce qui opérait en elle, et que le Dieu d’Israël lui accordait, elle devenait un pont de bénédiction, un accord de pacification entre frères séparés, un lieu privilégié par lequel répandre la bénédiction jusqu’aux moabites, et avec cela à tous les peuples de la terre, aux éloignés et aux pécheurs … Dans son cœur aimant de femme en chemin, des peuples lointains et maudits retrouvaient la paix, en revenant avec elle des abîmes le plus profonds jusqu’au sein d’Abraham, au sein du père, lieu de bénédiction et de miséricorde (cf. Ps 68, 23 ; 87) ».
Booz (= « en lui est la force ») est « un notable fortuné » (Rt 2, 1) qui représente l’action forte du Seigneur qui protège, rachète et sauve. Mais il s’agit d’une force qui se manifeste dans l’amour. Booz a parlé au cœur de Ruth (Rt 2, 3) comme le Seigneur au cœur de son peuple (Os 2, 16), au cœur de Jérusalem (Is 40, 1-2). Booz, seul pour amour et sans en tirer aucun avantage, pratique ensemble le droit de rachat qui cherchait à éviter l’aliénation du patrimoine familial d’un hébreu pauvre (il est le go’el, « parent proche » Rt 2, 20 ; cf. Lv 25, 23-25) et la loi du lévirat ou du beau-frère qui prescrivait de donner une descendance à la place d’un frère ou parent défunt (Rt 3, 9 ; 4, 9 ss. ; cf, Dt 25, 5-10).
Booz aime Ruth, tut comme le Seigneur aime les créatures pauvres et sans défense et leur assure sa protection, les rachète de l’esclavage et les remplie de biens. En Ruth, nous contemplons à quel point le Seigneur s’attache à ses créatures lus vulnérables et faibles, jusqu’à conclure avec elles une alliance sponsale (Rt 3, 9 ; Ez 16, 8).
Masi la vie de Noémie et de Ruth est réellement rachetée par l’enfant qui naît et que l’on nomme Obed (= « serviteur »).
« Cela était signifiée en lui la force de Noémie, de Rut, de Booz, la beauté secrète de leur vie : le service. Le secret de leur succès fut d’avoir au cœur le bien de l’autre, plus que le leur, l’amour qui les animait et motivait leurs choix, un amour pur, qu’il ne fait pas de bruit, il ne crie pas, ni il lève le ton, ne fait pas entendre sa voix sur la place. Obed sera un des noms du Messie, le « serviteur » de Yhwh (Is 42,1-9; 49,1-7; 50,4-11; 52, 13 – 53, 12) … C’est vraiment de la chair d’Obed, fils de Ruth, l’amie, le moabite converti, que naîtra quelques siècles plus tard le Messie qui renoue les relations, pardonne, redresse et qui ne perd rien et personne. Le Messie, du sang en partie moabite, a reçu dans sa chair les signes d’une vocation universelle, ouverte au salut du monde. Maintenant, tous, étrangers et pécheurs sont atteints par la miséricorde. Dans le sang du Messie, versé sur la croix, il y n’a plus d’éloignement que ne puisse pas être comblé par l’amour (cf. Ep 2,11-19). C’est beau de penser que derrière l’œuvre de pacification du Fils crucifix, qui a détruit l’inimitié en sa propre personne, se trouve aussi la petite personne de Rut ».

DIMANCHE 24 MARS : COMMENTAIRES DE MARIE NOËLLE THABUT – PREMIERE LECTURE – Isaïe 50, 4-7

22 mars, 2013

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DIMANCHE 24 MARS : COMMENTAIRES DE MARIE NOËLLE THABUT

PREMIERE LECTURE – Isaïe 50, 4-7
4 Dieu mon SEIGNEUR m’a donné le langage d’un homme 
 qui se laisse instruire,
 pour que je sache à mon tour 
 réconforter celui qui n’en peut plus. 
 La Parole me réveille chaque matin, 
 chaque matin elle me réveille 
 pour que j’écoute comme celui qui se laisse instruire.
5 Le SEIGNEUR Dieu m’a ouvert l’oreille 
 et moi, je ne me suis pas révolté, 
 je ne me suis pas dérobé.
6 J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, 
 et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. 
 Je n’ai pas protégé mon visage des ourages et des crachats.
7 Le SEIGNEUR Dieu vient à mon secours : 
 c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, 
 c’est pourquoi j’ai rendu mon visage dur comme pierre : 
 je sais que je ne serai pas confondu.

Depuis des années, nous avons lu et relu ces textes étonnants qui font partie du livre d’Isaïe et qu’on appelle les « Chants du Serviteur » ; ils nous intéressent tout particulièrement, nous Chrétiens, pour deux raisons : d’abord par le message qu’Isaïe lui-même voulait donner par là à ses contemporains ; ensuite, parce que les premiers Chrétiens les ont appliqués à Jésus-Christ.
Je commence par le message du prophète Isaïe à ses contemporains : une chose est sûre, Isaïe ne pensait évidemment pas à Jésus-Christ quand il a écrit ce texte, probablement au sixième siècle av.J.C., pendant l’Exil à Babylone. Parce que son peuple est en Exil, dans des conditions très dures et qu’il pourrait bien se laisser aller au découragement, Isaïe lui rappelle qu’il est toujours le serviteur de Dieu. Et que Dieu compte sur lui, son serviteur (son peuple) pour faire aboutir son projet de salut pour l’humanité. Car le peuple d’Israël est bien ce Serviteur de Dieu nourri chaque matin par la Parole, mais aussi persécuté en raison de sa foi justement et résistant malgré tout à toutes les épreuves.
 Dans ce texte, Isaïe nous décrit bien la relation extraordinaire qui unit le Serviteur (Israël) à son Dieu. Sa principale caractéristique, c’est l’écoute de la Parole de Dieu, « l’oreille ouverte » comme dit Isaïe ; « Ecouter » la Parole, « se laisser instruire » par elle, cela veut dire vivre dans la confiance. « Dieu, mon SEIGNEUR m’a donné le langage d’un homme qui se laisse instruire »… « La Parole me réveille chaque matin »… « J’écoute comme celui qui se laisse instruire »… « Le SEIGNEUR Dieu m’a ouvert l’oreille ».
 « Ecouter », c’est un mot qui a un sens bien particulier dans la Bible : cela veut dire faire confiance ; on a pris l’habitude d’opposer ces deux attitudes types entre lesquelles nos vies oscillent sans cesse : confiance à l’égard de Dieu, abandon serein à sa volonté parce qu’on sait d’expérience que sa volonté n’est que bonne… ou bien méfiance, soupçon porté sur les intentions de Dieu… et révolte devant les épreuves, révolte qui peut nous amener à croire qu’il nous a abandonnés ou pire qu’il pourrait trouver une satisfaction dans nos souffrances.
 Les prophètes, les uns après les autres, redisent « Ecoute, Israël » ou bien « Aujourd’hui écouterez-vous la Parole de Dieu…? » Et, dans leur bouche, la recommandation « Ecoutez » veut toujours dire « faites confiance à Dieu quoi qu’il arrive » ; et Saint Paul dira pourquoi : parce que « Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment (c’est-à-dire qui lui font confiance). » (Rm 8, 28). De tout mal, de toute difficulté, de toute épreuve, il fait surgir du bien ; à toute haine, il oppose un amour plus fort encore ; dans toute persécution, il donne la force du pardon ; de toute mort il fait surgir la vie, la Résurrection.
 C’est bien l’histoire d’une confiance réciproque. Dieu fait confiance à son Serviteur, il lui confie une mission ; en retour le Serviteur accepte la mission avec confiance. Et c’est cette confiance même qui lui donne la force nécessaire pour tenir bon jusque dans les oppositions qu’il rencontrera inévitablement. Ici la mission est celle de témoin : « pour que je sache à mon tour réconforter celui qui n’en peut plus ». En confiant cette mission, le Seigneur donne la force nécessaire : Il « donne » le langage nécessaire : « Dieu, mon SEIGNEUR m’a donné le langage d’un homme qui se laisse instruire »… Et, mieux, il nourrit lui-même cette confiance qui est la source de toutes les audaces au service des autres : « Le SEIGNEUR Dieu m’a ouvert l’oreille », ce qui veut dire que l’écoute (au sens biblique, la confiance) elle-même est don de Dieu. Tout est cadeau : la mission et aussi la force et aussi la confiance qui rend inébranlable. C’est justement la caractéristique du croyant de tout reconnaître comme don de Dieu.
 Et celui qui vit dans ce don permanent de la force de Dieu peut tout affronter : « Je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé… » La fidélité à la mission confiée implique inévitablement la persécution : les vrais prophètes, c’est-à-dire ceux qui parlent réellement au nom de Dieu sont rarement appréciés de leur vivant. Concrètement, Isaïe dit à ses contemporains : tenez bon, le Seigneur ne vous a pas abandonnés, au contraire, vous êtes en mission pour lui. Alors ne vous étonnez pas d’être maltraités.
 Pourquoi ? Parce que le Serviteur qui « écoute » réellement la Parole de Dieu, c’est-à-dire qui la met en pratique, devient vite extrêmement dérangeant. Sa propre conversion appelle les autres à la conversion. Certains entendent l’appel à leur tour… d’autres le rejettent, et, au nom de leurs bonnes raisons, persécutent le Serviteur. Et chaque matin, le Serviteur doit se ressourcer auprès de Celui qui lui permet de tout affronter : « La Parole me réveille chaque matin, chaque matin elle me réveille… Le SEIGNEUR Dieu vient à mon secours : c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages… » Et là, Isaïe emploie une expression un peu curieuse en français mais habituelle en hébreu : « J’ai rendu mon visage dur comme pierre »1 : elle exprime la résolution et le courage ; en français, on dit quelquefois « avoir le visage défait », eh bien ici le Serviteur affirme « vous ne me verrez pas le visage défait, rien ne m’écrasera, je tiendrai bon quoi qu’il arrive » ; ce n’est pas de l’orgueil ou de la prétention, c’est la confiance pure : parce qu’il sait bien d’où lui vient sa force : « Le SEIGNEUR Dieu vient à mon secours : c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages. »
 Je disais en commençant que le prophète Isaïe parlait pour son peuple persécuté, humilié, dans son Exil à Babylone ; mais, bien sûr, quand on relit la Passion du Christ, cela saute aux yeux : le Christ répond exactement à ce portrait du serviteur de Dieu. Ecoute de la Parole, confiance inaltérable et donc certitude de la victoire, au sein même de la persécution, tout cela caractérisait Jésus au moment précis où les acclamations de la foule des Rameaux signaient et précipitaient sa perte.
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 * Luc a repris exactement cette expression en parlant de Jésus : il dit « Jésus durcit sa face pour prendre la route de Jérusalem » (Luc 9, 51 ; mais nos traductions disent « Jésus prit résolument la route de Jérusalem »)

DIMANCHE 24 FÉVRIER: COMMENTAIRES DE MARIE NOËLLE THABUT – PREMIERE LECTURE

22 février, 2013

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DIMANCHE 24 FÉVRIER: COMMENTAIRES DE MARIE NOËLLE THABUT

PREMIERE LECTURE – Genèse 15, 5-12. 17-18

Le SEIGNEUR parlait à Abraham dans une vision.
5 Puis il le fit sortir et lui dit :
 « Regarde le ciel,
 et compte les étoiles si tu le peux… »
 Et il déclara :
 « Vois quelle descendance tu auras ! »
6 Abraham eut foi dans le SEIGNEUR,
 et le SEIGNEUR estima qu’il était juste.
7 Puis il dit :
 « Je suis le SEIGNEUR,
 qui t’ai fait sortir d’Ur en Chaldée
 pour te mettre en possession de ce pays. »
8 Abraham répondit :
 « SEIGNEUR mon Dieu, comment vais-je savoir
 que j’en ai la possession ? »
9 Le SEIGNEUR lui dit :
 « Prends-moi une génisse de trois ans,
 une chèvre de trois ans,
 un bélier de trois ans,
 une tourterelle et une jeune colombe. »
10 Abraham prit tous ces animaux,
 les partagea en deux,
 et plaça chaque moitié en face de l’autre ;
 mais il ne partagea pas les oiseaux.
11 Comme les rapaces descendaient sur les morceaux,
 Abraham les écarta.
12 Au coucher du soleil,
 un sommeil mystérieux s’empara d’Abraham,
 une sombre et profonde frayeur le saisit.
17 Après le coucher du soleil, il y eut des ténèbres épaisses.
 Alors un brasier fumant et une torche enflammée
 passèrent entre les quartiers d’animaux.
18 Ce jour-là, le SEIGNEUR conclut une Alliance avec Abraham

 en ces termes :

 « A ta descendance

 je donne le pays que voici. »

A l’époque d’Abraham, lorsque deux chefs de tribus faisaient alliance, ils accomplissaient tout un cérémonial semblable à celui auquel nous assistons ici : des animaux adultes, en pleine force de l’âge, étaient sacrifiés ; les animaux « partagés en deux », écartelés, étaient le signe de ce qui attendait celui des contractants qui ne respecterait pas ses engagements. Cela revenait à dire : « Qu’il me soit fait ce qui a été fait à ces animaux si je ne suis pas fidèle à l’alliance que nous contractons aujourd’hui ». Ordinairement, les contractants passaient tous les deux entre les morceaux, pieds nus dans le sang : ils partageaient d’une certaine manière le sang, donc la vie ; ils devenaient en quelque sorte « consanguins ». Pourquoi cette précision que les animaux devaient être âgés de trois ans ? Tout simplement parce que les mamans allaitaient généralement leurs enfants jusqu’à trois ans ; ce chiffre était donc devenu symbolique d’une certaine maturité : l’animal de trois ans était censé être adulte.

 Ici Abraham accomplit donc les rites habituels des alliances ; mais pour une alliance avec Dieu, cette fois. Tout est semblable aux habitudes et pourtant tout est différent, précisément parce que, pour la première fois de l’histoire humaine, l’un des contractants est Dieu lui-même.

 Commençons par ce qui est semblable : « Abraham prit tous ces animaux, les partagea en deux, et plaça chaque moitié en face de l’autre ; mais il ne partagea pas les oiseaux. Comme les rapaces descendaient sur les morceaux, Abraham les écarta. » La mention des rapaces est intéressante : Abraham les écarte parce qu’il les considère comme des oiseaux de mauvais augure ; cela nous prouve que le texte est très ancien : Abraham découvre le vrai Dieu, mais la superstition n’est pas loin.
 Ce qui est inhabituel maintenant : « Au coucher du soleil, un sommeil mystérieux s’empara d’Abraham, une sombre et profonde frayeur le saisit. Après le coucher du soleil, il y eut des ténèbres épaisses. Alors un brasier fumant et une torche enflammée passèrent entre les quartiers d’animaux. » A propos d’Abraham, le texte parle de « sommeil mystérieux » : ce n’est pas le mot du vocabulaire courant ; c’était déjà celui employé pour désigner le sommeil d’Adam pendant que Dieu créait la femme ; manière de nous dire que l’homme ne peut pas assister à l’oeuvre de Dieu : quand l’homme se réveille (Adam ou Abraham), c’est une aube nouvelle, une création nouvelle qui commence. Manière aussi de nous dire que l’homme et Dieu ne sont pas à égalité dans l’oeuvre de création, dans l’oeuvre d’Alliance ; c’est Dieu qui a toute l’initiative, il suffira à l’homme de faire confiance : « Abraham eut foi dans le SEIGNEUR et le SEIGNEUR estima qu’il était juste »…
 « Un brasier fumant et une torche enflammée passèrent entre les quartiers d’animaux » : la présence de Dieu est symbolisée par le feu comme souvent dans la Bible ; depuis le Buisson ardent, la fumée du Sinaï, la colonne de feu qui accompagnait le peuple de Dieu pendant l’Exode dans le désert jusqu’aux langues de feu de la Pentecôte.
 Venons-en aux termes de l’Alliance ; Dieu promet deux choses à Abraham : une descendance et un pays. Les deux mots « descendance » et « pays » sont utilisés en inclusion dans ce récit ; au début, Dieu avait dit : « Regarde le ciel et compte les étoiles si tu le peux… Vois quelle descendance tu auras !… Je suis le SEIGNEUR qui t’ai fait sortir d’Ur en Chaldée pour te mettre en possession de ce pays » et à la fin « A ta descendance je donne le pays que voici. » Soyons francs, cette promesse adressée à un vieillard sans enfant est pour le moins surprenante ; ce n’est pas la première fois que Dieu fait cette promesse et pour l’instant, Abraham n’en a pas vu l’ombre d’une réalisation. Depuis des années déjà, il marche et marche encore en s’appuyant sur la seule promesse de ce Dieu jusqu’ici inconnu pour lui. Rappelons-nous le tout premier récit de sa vocation : « Va pour toi, loin de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation… » (Gn 12, 1). Et dès ce jour-là, le texte biblique notait l’extraordinaire foi de l’ancêtre qui était parti tout simplement sans poser de questions : « Abraham partit comme le SEIGNEUR le lui avait dit. » (Gn 12, 4).
 Ici, le texte constate : « Abraham eut foi dans le SEIGNEUR, et le SEIGNEUR estima qu’il était juste. » C’est la première apparition du mot « Foi » dans la Bible : c’est l’irruption de la Foi dans l’histoire des hommes. Le mot « croire » en hébreu vient d’une racine qui signifie « tenir fermement » (notre mot « Amen » vient de la même racine). Croire c’est « TENIR », faire confiance jusqu’au bout, même dans le doute, le découragement, ou l’angoisse. Telle est l’attitude d’Abraham ; et c’est pour cela que Dieu le considère comme un juste. Car, le Juste, dans la Bible, c’est l’homme dont la volonté, la conduite sont accordées à la volonté, au projet de Dieu. Plus tard, Saint Paul s’appuiera sur cette phrase du livre de la Genèse pour affirmer que le salut n’est pas une affaire de mérites. « Si tu crois… tu seras sauvé » (Rm 10, 9). Si je comprends bien, Dieu donne : il ne demande qu’une seule chose à l’homme…. y croire.

LA PROMESSE. « MES YEUX DEVANCENT LA FIN DE LA NUIT POUR MÉDITER SUR TA PROMESSE » – JEAN-MARIE LUSTIGER

4 février, 2013

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JEAN-MARIE LUSTIGER

LA PROMESSE. « MES YEUX DEVANCENT LA FIN DE LA NUIT POUR MÉDITER SUR TA PROMESSE »

SR CÉCILE RASTOIN, O.C.D.

PARIS, ÉD. PAROLE ET SILENCE, COLL. « ESSAIS DE L’ÉCOLE CATHÉDRALE », 2002. -

ESPRIT & VIE N°75 / FÉVRIER 2003 – 1E QUINZAINE, P. 7-9.

La promesse : « Mes yeux devancent la fin de la nuit pour méditer sur ta promesse (Ps 119, 148) ». Reprenant les mots du psalmiste, l’auteur s’adresse au Dieu d’Israël pour lui confier son espérance. C’est en lui seul que l’on peut trouver le courage d’aborder le mystère d’Israël : « Je sais le risque que je prends en mettant ces propos à la disposition de tous. Certains passages pourront paraître excessifs ou parfois déconcertants à des lecteurs juifs, et d’autres, déconcertants ou parfois excessifs à des lecteurs catholiques. Que les uns et les autres m’accordent le crédit de la bonne foi, dans le service de la Parole de Dieu livrée aux hommes pour le bonheur et le salut de tous » (Introduction, p. 9-10).

1. MYSTÈRE D’ISRAËL AU CŒUR DE LA RÉALITÉ CHRÉTIENNE
La première partie de l’ouvrage est une méditation prêchée à des moniales, où le P. Jean-Marie LUSTIGER, alors jeune prêtre du diocèse de Paris, prie à haute voix l’évangile de saint Matthieu. Nous sommes en 1979 et les moines du Bec- Hellouin viennent de commencer la fondation d’Abu Gosh. Il s’agit de conduire les moniales, qui les soutiennent par leur prière, à pénétrer l’enjeu de l’événement et approfondir le mystère d’Israël. Le choix de l’évangile de Matthieu n’est pas un hasard : le plus visiblement pétri des Écritures [d'Israël !], il manifeste aussi que l’Église est « le peuple de l’Alliance destiné à ouvrir aux païens la richesse d’Israël en attendant sa venue [du Messie] dans la gloire » (p. 106). À travers les pages d’évangile se déploie le grand midrash sur l’appel lancé aux juifs et aux païens à suivre Jésus, le Messie. Les bergers et les mages dans leur consentement, les scribes et Hérode en leur opposition manifestent que les deux grandes catégories de l’histoire du salut (p. 119) que sont les juifs et les païens semblent éclater en présence de Jésus de Nazareth…
« Dieu n’est pas adultère en ce sens qu’il est absolument fidèle à son Alliance » (p. 36). L’Alliance avec Israël est irrévocable ; en douter est blasphématoire car cela reviendrait à mettre en doute la fidélité de Dieu. « La réponse de Jésus [sur l'indissolubilité du mariage] vise l’Alliance de Dieu et de son peuple : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas. » Elle s’applique donc à Israël et à l’indissolubilité de la promesse » (p. 19). Cette reconnaissance de la permanence de l’Alliance d’Israël est donc la première condition exigée des païens pour pouvoir être greffés sur la promesse. Et « les païens n’entreront dans l’histoire du salut que s’ils font de cette histoire [d'Israël] leur propre histoire » (p. 48). Ils ont alors accès aux « richesses d’Israël » : l’histoire sainte, la Loi de Dieu, la Parole inspirée, la prière d’Israël, la terre, le règne, la rédemption, la repentance… Chasser les marchands du Temple, du parvis des païens, c’est d’abord pour le Christ une manière d’annoncer que le parvis des païens est désormais soumis aux mêmes exigences de sainteté que le parvis des juifs, c’est annoncer par un geste prophétique l’entrée des païens dans l’Alliance (p. 149).
Il n’y a pas rejet d’Israël de la part de Dieu, ni substitution de l’Église de Jésus au peuple d’Israël (voir p. 131). « Il n’y a pas substitution mais agrégation » (p. 132). Tel est le signe de Jonas proposé aux juifs : voir les païens entrer dans l’Alliance. Que ce signe n’ait pas été « lu » par tout le peuple juif, mais seulement par une partie, les juifs devenus disciples de Jésus, donne à réfléchir et conduit à un sérieux examen de conscience de la part des « pagano-chrétiens ».

2. UNE HISTOIRE QUI FAIT PLEURER RACHEL
La méditation du P. J.-M. LUSTIGER rejoint ici l’histoire en ce qu’elle a de plus douloureux. La grande fracture, au-delà des polémiques initiales, est sans doute l’extinction de l’Église de Jérusalem, qui représentait justement l’Église issue de la circoncision. L’Église, en devenant quasi exclusivement pagano-chrétienne (et qui plus est religion d’État !), devenait plus vulnérable encore à la tentation de rejeter Israël et de s’accaparer par la violence ce qui lui était offert dans la gratuité de la miséricorde de Dieu. « L’Église, là où elle s’est pratiquement identifiée à un pagano-christianisme, voit celui-ci s’effondrer sous ses propres critiques et perd de vue sa propre identité chrétienne. La raison qui l’explique en partie est qu’elle s’est coupée de ses racines juives… » (p. 80). On retrouve déjà ici la pensée du futur cardinal sur l’évolution de la civilisation occidentale et de la philosophie des Lumières [1].
Le midrash de Matthieu nous propose son éclairage cru et dense sur cette histoire douloureuse : la mort des enfants de Bethléem et les pleurs de Rachel. « Si Rachel refuse le Consolateur, c’est à cause du péché des païens, sa douleur est trop grande. Elle masque jusqu’à son espérance et elle ne peut reconnaître, dans le massacre de ses fils qu’elle pleure, l’espérance du Consolateur qui cependant lui est donné » (p. 53). Méditant sur l’histoire à la suite de Matthieu, l’auteur explicite comment l’hostilité des pagano-chrétiens a empêché une grande partie d’Israël de reconnaître son Messie, et que ce refus par les seconds a exacerbé l’hostilité des premiers. Boucle mortelle de haine et d’incompréhension dont la Shoah fut, sans doute, comme le paroxysme, mais aussi peut-être la fin en réveillant la conscience chrétienne.
Le P. Jean-Marie LUSTIGER, s’aventurant dans la prière aux frontières de l’indicible, trouve des accents proprement juifs pour marquer les limites de la parole, quand le respect impose silence : « Nous ne pouvons méditer sur Israël à la place de celui-ci ; nous devons méditer sur nous-mêmes, à notre place » (p. 127). « Même pour Israël, sa propre souffrance est une énigme. Le chrétien ne peut la lui expliquer ; il ne peut que faire comme le Christ qui entre dans le silence de sa Passion. Le Christ n’explique pas sa Passion ; il l’annonce et il y entre en se taisant » (p. 75). Le chrétien est alors acculé à prier au pied de la croix, « prier à la fois pour que les péchés soient pardonnés et pour que cette Passion trouve son sens. C’est un immense secret, qui ne peut être partagé que par ceux qui acceptent de porter le même poids. Mais il ne faut pas chercher à consoler Rachel » (p. 64). Le P. LUSTIGER retrouve ici presque littéralement les mots d’une fille d’Israël disciple de Jésus, sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, qui, devenue carmélite, mourut à Auschwitz en 1942 [2].

3. UNE PROMESSE PLUS GRANDE QUE LE CŒUR DE L’HOMME
Paradoxalement, c’est dans la souffrance d’Israël, persécuté au nom de son rejet de Jésus, que transparaît le visage du serviteur souffrant, indissociablement figure d’un peuple-serviteur et d’un homme-serviteur. Le peuple juif en son histoire dit à la conscience chrétienne quelque chose du Christ humilié et souffrant pour nos péchés : « Si l’on a osé parler de déicide à propos d’Israël et du Christ, il faudrait parler de déicide à propos des peuples dits chrétiens d’Occident et du sort qu’ils ont réservé au peuple juif » (p. 76). « Les pagano-chrétiens ont tué les juifs sous le prétexte que ceux-ci ont tué le Christ ; ce qui est blasphème manifeste, révélation claire que c’est l’esprit du monde et non pas l’esprit du Christ qui les animait » (p. 76). On pourrait aussi mentionner la contagion d’aveuglement qui a saisi aussi de nombreux juifs devenus chrétiens, et antisémites, au cours de l’histoire, même si l’auteur ne s’étend pas sur ce point.
La conclusion, toute paulinienne, reprend l’épître aux Romains (voir p. 157) : nous avons tous besoin d’un salut offert en toute gratuité. Tous, le fils aîné comme le fils prodigue. Le fils aîné peut accueillir le salut dans la mesure où il accepte ce cadet pécheur, gracié sans mérite de sa part ; et le cadet peut entrer dans la joie de son Père par son humilité, en reconnaissant que seul l’aîné avait encore le droit d’être appelé fils (voir p. 139). N’est-ce pas la promesse, cette joie partagée des fils enfin réunis dans la maison de leur Père prodigue ? Et l’espérance partagée d’une terre nouvelle, sans pleurs ni souffrances, n’est-elle pas déjà promesse ?
La repentance de la conscience pagano-chrétienne face aux juifs, que Jean-Marie LUSTIGER appelle de ses vœux, en 1979, a commencé à s’accomplir en acte sous l’impulsion du pape, dans la grâce jubilaire. Mais il faut encore qu’elle pénètre tout le corps de l’Église, qu’elle évangélise en profondeur les cœurs. L’Église prend conscience qu’elle ne saurait être vraiment « catholique » si elle se coupe de ses racines juives, qu’elle défigure le Christ et l’outrage quand elle dénie le droit d’exister au peuple juif. Les textes de la deuxième partie du livre ont été prononcés en 2002 devant des interlocuteurs juifs, à Tel-Aviv, Paris, Bruxelles et Washington. Les lieux ne sont pas sans importance. La reconnaissance de l’État d’Israël par le Vatican, dont le P. LUSTIGER parle en 1979, s’est produite, non sans manifester d’une manière toute nouvelle la complexité de la condition juive, l’enchevêtrement humainement inextricable des conflits, des droits et des torts. Le cardinal LUSTIGER peut en parler ouvertement à Washington devant le Congrès juif mondial, pour la simple raison qu’il peut dire « nous » : « Nous sommes un peuple différent des Nations, parce que formé par Dieu pour le servir ; et nous sommes une Nation semblable aux autres, lorsqu’elle réclame roi et pouvoir comme les autres nations du monde » (p. 211). Chacun est renvoyé à sa propre responsabilité, et non pas à celle de l’autre ! Il y a deux paraboles : la parabole des talents et celle du jugement entre brebis et boucs. Selon la parabole des talents, qui concerne Israël, ce dernier sera jugé sur la manière dont il aura géré les dons irrévocables de son Maître, apparemment absent de la scène de l’histoire ; et viendra aussi le jugement des nations païennes, quand elles découvriront Dieu au dernier jour et seront jugées sur leur relation à autrui.
Mais ces deux catégories de l’histoire du salut, juifs et païens, ont justement éclaté depuis la mort de Jésus de Nazareth : les chrétiens forment l’assemblée messianique composée de juifs et de païens, qui ont reçu la mission de suivre le Christ jusqu’au bout (voir p. 66-67).
Ce livre, qui explore une déchirure énigmatique, porte aussi une espérance immense : si la résurrection de l’Église de Jérusalem porte déjà de tels fruits, que sera-ce à la fin des temps lorsque ceux, qui furent mis à l’écart, seront admis et à nouveau greffés sur leur propre olivier ?… Ô abîme de la sagesse et de la science de Dieu ! À lui soit la gloire éternellement [3] !
[1] Voir, entre autres, Osez croire, osez vivre, Paris, Éd. du Centurion, 1985, et Le choix de Dieu, Paris, Éd. de Fallois, 1987.
[2] Edith Stein écrit en 1933 :« Je parlais avec le Sauveur et lui dis que je savais que c’était sa croix dont était maintenant chargé le peuple juif. La plupart ne le comprendraient pas ; mais ceux qui le comprendraient devaient la prendre sur eux de plein gré au nom de tous » (Vie d’une famille juive, Éd. du Cerf-Ad Solem, 2001, p. 492). Le P. Lustiger conclut de même sa méditation douloureuse : « La vocation chrétienne, au sens le plus fondamental et le plus rigoureux du mot, trouve là une signification d’une force extrême : prendre part à la Passion du Christ qui porte la souffrance de son peuple et travaille à la rédemption du monde » (p. 79).
[3] Voir Rm 11.

Dimanche 27 janvier : commentaires de Marie Noëlle Thabut – premiere lecture: Néhémie 8, 1-4a. 5-6. 8-10

25 janvier, 2013

http://www.eglise.catholique.fr/foi-et-vie-chretienne/commentaires-de-marie-noelle-thabut.html

Dimanche 27 janvier : commentaires de Marie Noëlle Thabut

PREMIERE LECTURE – Néhémie 8, 1-4a. 5-6. 8-10

Quand arriva la fête du septième mois,
1 tout le peuple se rassembla comme un seul homme
 sur la place située devant la Porte des eaux.
 On demanda au scribe Esdras
 d’apporter le livre de la Loi de Moïse,
 que le SEIGNEUR avait donnée à Israël.
2 Alors le prêtre Esdras apporta la Loi en présence de l’assemblée,
 composée des hommes, des femmes,
 et de tous les enfants en âge de comprendre.
 C’était le premier jour du septième mois.
3 Esdras, tourné vers la place de la Porte des eaux,
 fit la lecture dans le livre,
 depuis le lever du jour jusqu’à midi,
 en présence des hommes, des femmes,
 et de tous les enfants en âge de comprendre :
 tout le peuple écoutait la lecture de la Loi.
4 Le scribe Esdras se tenait sur une tribune de bois,
 construite tout exprès.
5 Esdras ouvrit le livre ; 
 tout le peuple le voyait, car il dominait l’assemblée.
 Quand il ouvrit le livre, tout le monde se mit debout.
6 Alors Esdras bénit le SEIGNEUR, le Dieu très grand,
 et tout le peuple, levant les mains, répondit :
 « Amen ! Amen ! »
 Puis ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant le SEIGNEUR,
 le visage contre terre.
8 Esdras lisait (un passage) dans le livre de la loi de Dieu,
 puis les lévites traduisaient, donnaient le sens,
 et l’on pouvait comprendre.
9 Néhémie, le gouverneur,
 Esdras, qui était prêtre et scribe,
 et les lévites qui donnaient les explications,
 dirent à tout le peuple :
 « Ce jour est consacré au SEIGNEUR votre Dieu !
 Ne prenez pas le deuil, ne pleurez pas ! » » 
 Car ils pleuraient tous en entendant les paroles de la Loi.
10 Esdras leur dit encore :
 « Allez, mangez des viandes savoureuses,
 buvez des boissons aromatisées,
 et envoyez une part à celui qui n’a rien de prêt.
 Car ce jour est consacré à notre Dieu !
 Ne vous affligez pas :
 la joie du SEIGNEUR est votre rempart ! »

Nous qui n’aimons pas les liturgies qui durent plus d’une heure, nous serions servis ! Debout depuis le lever du jour jusqu’à midi ! Tous comme un seul homme, hommes, femmes et enfants ! Et tout ce temps à écouter des lectures en hébreu, une langue qu’on ne comprend plus. Heureusement, le lecteur s’interrompt régulièrement pour laisser la place au traducteur qui redonne le texte en araméen, la langue de tout le monde à l’époque, à Jérusalem. Et le peuple n’a même pas l’air de trouver le temps long : au contraire tous ces gens pleurent d’émotion et ils chantent, ils acclament inlassablement « AMEN » en levant les mains. Esdras, le prêtre, et Néhémie, le gouverneur, peuvent être contents : ils ont gagné la partie ! La partie, l’enjeu si l’on veut, c’est de redonner une âme à ce peuple. Car, une fois de plus, il traverse une période difficile. Nous sommes à Jérusalem vers 450 av. J.C. L’Exil à Babylone est fini, le Temple de Jérusalem est enfin reconstruit, (même s’il est moins beau que celui de Salomon), la vie a repris. Vu de loin, on pourrait croire que tout est oublié. Et pourtant, le moral n’y est pas. Ce peuple semble avoir perdu cette espérance qui a toujours été sa caractéristique principale. La vérité, c’est qu’il y a des séquelles des drames du siècle précédent. On ne se remet pas si facilement d’une invasion, du saccage d’une ville… On en garde des cicatrices pendant plusieurs générations. Il y a les cicatrices de l’Exil lui-même et il y a les cicatrices du retour. Car, avec l’Exil à Babylone on avait tout perdu et le retour tant espéré n’a finalement pas été magique, nous l’avons vu souvent. Je n’y reviens pas.

 Le miracle, c’est que cette période fut terrible, oui, mais très féconde : car la foi d’Israël a survécu à cette épreuve. Non seulement ce peuple a gardé sa foi intacte pendant l’Exil au milieu de tous les dangers d’idolâtrie, mais il est resté un peuple et sa ferveur a grandi ; et cela grâce aux prêtres et aux prophètes qui ont accompli un travail pastoral inlassable. Ce fut par exemple une période intense de relecture et de méditation des Ecritures. Un de leurs objectifs, bien sûr, pendant les cinquante ans de l’Exil, c’était de tourner tous les espoirs vers le retour au pays.
 Du coup, la douche froide du retour n’en a été que plus dure. Car, du rêve à la réalité, il y a quelquefois un fossé… Le grand problème du retour, nous l’avons vu avec les textes d’Isaïe de la Fête de l’Epiphanie et du deuxième dimanche du temps ordinaire, c’est la difficulté de s’entendre : entre ceux qui reviennent au pays, pleins d’idéal et de projets et ceux qui se sont installés entre temps, ce n’est pas un fossé, c’est un abîme. Ce sont des païens, pour une part, qui ont occupé la place et leurs préoccupations sont à cent lieues des multiples exigences de la loi juive.
 Depuis le retour, le problème est autre. On sait que ce sont des païens, pour une part, qui se sont installés à Jérusalem pendant la déportation de ses habitants. Et leurs préoccupations sont à cent lieues des multiples exigences de la loi juive.
 On se souvient que la reconstruction du Temple s’est heurtée à leur hostilité, et les moins fervents de la communauté juive ont été bien souvent tentés par le relâchement ambiant. Ce qui inquiète les autorités, c’est ce relâchement religieux, justement ; et il ne cesse de s’aggraver à cause de très nombreux mariages entre Juifs et païens ; impossible de préserver la pureté et toutes les exigences de la foi dans ce cas. Alors Esdras, le prêtre, et Néhémie, le laïc, vont unir leurs efforts. Ils obtiennent tous les deux du maître du moment, le roi de Perse, Artaxerxès, une mission pour reconstruire les murailles de la ville et pleins pouvoirs pour reprendre en main ce peuple. Car on est sous domination perse, il ne faut pas l’oublier.
 Esdras et Néhémie vont donc tout faire pour redresser la situation : il faut relever ce peuple, lui redonner le moral. Car la communauté juive a d’autant plus besoin d’être soudée qu’elle est désormais quotidiennement en contact avec le paganisme ou l’indifférence religieuse. Or, dans l’histoire d’Israël l’unité du peuple s’est toujours faite au nom de l’Alliance avec Dieu ; les points forts de l’Alliance, ce sont toujours les mêmes : la Terre, la Ville Sainte, le Temple, et la Parole de Dieu. La Terre, nous y sommes ; la ville sainte, Jérusalem, Néhémie le gouverneur va en achever la reconstruction ; le Temple, lui, est déjà reconstruit ; reste la Parole : on va la proclamer au cours d’une gigantesque célébration en plein air.
 Tous les éléments sont réunis et on a soigné la mise en scène : c’est très important. La date elle-même a été choisie avec soin : on a repris la coutume des temps anciens, une grande fête à l’occasion de ce qui était alors la date du Nouvel An, « le premier jour du septième mois ». Et on a construit pour l’occasion une tribune en bois qui domine le peuple : c’est de là que le prêtre et les traducteurs font la proclamation. Quant à l’homélie, bien sûr, elle invite à la fête. Mangez, buvez, c’est un grand jour puisque c’est le jour de votre rassemblement autour de la Parole de Dieu. Le temps n’est plus aux larmes, fussent-elles d’émotion.
 Retenons la leçon : pour ressouder leur communauté, Esdras et Néhémie ne lui font pas la morale, ils lui proposent une fête autour de la parole de Dieu. Rien de tel pour revivifier le sens de la famille que de lui proposer régulièrement des réjouissances !

TRAVAILLER SOUS LE SOLEIl (Qohélet)

21 janvier, 2013

http://www.bible-service.net/site/211.html

TRAVAILLER SOUS LE SOLEIl

Qohélet, désabusé, dit qu’il y a un temps pour tout, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et qu’il faut donc jouir de la vie.

Il n’est jamais cité dans les évangiles. Cependant une parabole de Jésus rapportée par St Luc semble prendre à rebours son enseignement.

MANGER, BOIRE ET APRÈS ? 

L’évangile de Luc accorde une grande place aux choses de la vie comme l’argent, les récoltes, les repas. S’y vérifient concrètement les valeurs auxquelles nous sommes attachés :
Jésus dit une parabole à ses disciples : « Il y avait un homme riche dont la terre avait bien rapporté. Et il se demandait : ‘Que vais-je faire ? car je n’ai pas où rassembler ma récolte.’ Puis il se dit : ‘Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers, j’en bâtirai de plus grands et j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens.’ Et je me dirai à moi-même : ‘Te voilà avec quantité de biens en réserve pour de longues années ; repose-toi, mange, bois, fais bombance.’ Mais Dieu lui dit : ‘Insensé, cette nuit même on te redemande ta vie, et ce que tu as préparé, qui donc l’aura ?’ […] Voilà pourquoi je vous dis : ‘Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. […] Ne cherchez pas ce que vous mangerez ni ce que vous boirez, et ne vous tourmentez pas. Tout cela, les païens de ce monde le recherchent sans répit, mais vous, votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez plutôt son Royaume, et cela vous sera donné par surcroît. » (Luc 12, 16…31)
Jésus avertit ses disciples : cet homme riche qui travaille et décide de jouir des plaisirs de la table a fait un choix insensé. On pourrait lui répliquer que cela rejoint pourtant les conseils de Qohélet :  » Tout homme qui mange et boit et goûte au bonheur en tout son travail, cela, c’est un don de Dieu… » (Qo 3,13). Cette contradiction entre l’Ancien et le Nouveau Testament est d’autant plus étonnante que, par ailleurs, il n’est pas trop difficile de rapprocher Jésus et Qohélet.

LA FIN DES ILLUSIONS
Entre Qohélet et Jésus, il y a des rapprochements de style d’abord et d’attitude ensuite. Concernant le style, paradoxes, énigmes, images, formules-choc ponctuent leurs discours habituels. L’un dit : « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort » et l’autre : « soyez rusés comme des serpents et candides comme des colombes ». Les béatitudes (quelles que soient les différences entre les textes de Matthieu 5 et de Luc 6) sont tout autant rythmées et musicales – mais d’une autre musique – que le couplet de Qohélet sur le temps. Concernant l’attitude devant la vie, Jésus et Qohélet partagent un même réalisme. Tous deux regardent les choses en face et font tomber les illusions : rien n’échappe à la mort et les calculs du riche cultivateur ne lui ont pas donné un jour de plus à vivre. Commentaire de Jésus rapporté par Luc : « Qui d’entre vous peut par son inquiétude prolonger tant soit peu son existence ? » (Luc 12,25)
Quelle est l’erreur de ce cultivateur ? De travailler, de s’être donné du mal, de vouloir prendre du bon temps ? Non. Alors ? Risquons une hypothèse : il n’a pas vu que ses efforts s’inscrivent dans des limites repérées par des gens comme Qohélet. Il plante, il arrache (plus précisément, il récolte), il démolit, il bâtit et mais il oublie le temps de mourir. Et tous ses efforts n’ont qu’un but : son ventre. Tout s’y engloutit ! Dans son réalisme, Qohélet, lui, voit beaucoup plus large : avant le temps de mourir, il y a celui d’enfanter. Ici, pas d’épouse, pas d’enfants, pas d’héritiers, personne avec qui faire la guerre ou la paix. Cet homme est solitaire. Il se veut solitaire. Là est sa folie.

ADAM ET SALOMON
Qohélet aime à répéter dans son livre que « sous le soleil, il n’y a rien de nouveau ». Et le propriétaire insensé a d’illustres prédécesseurs. À sa manière il répète la folie première, celle d’Adam (Gn 2-3). Souvenons-nous. Dieu a donné à Adam une occupation : cultiver et garder le jardin de l’Éden. Il y a là une multitude d’arbres comme autant de cadeaux pour le plaisir du corps. Mais un homme qui ne fait que manger n’est pas encore humain. Alors Dieu met une limite, un arbre à ne pas toucher, invitant Adam à décider, à poser des actes responsables. Aux dons de la nourriture et de la décision libre, Dieu ajoute enfin celui d’une compagne. Comme les jardiniers de l’Éden trompés par le serpent, le riche cultivateur oublie tout cela pour ne voir que des produits à consommer. Il ne s’inscrit plus dans le temps de naître et de mourir, ne respecte plus les limites, néglige tout rapport avec Dieu ou les autres et ne discerne plus, dans le goût du bonheur, les effets de la Loi divine.
« Sous le soleil, il n’y a rien de nouveau », ainsi en est-il de la nourriture, la liberté, l’amour, la vie et le bonheur qui existent dès les débuts du monde. Il y a une manière de s’y rapporter qui les transforme en biens de consommation : c’est le cas du propriétaire insensé réitérant la faute d’Adam. Jésus ouvre une autre piste : « chercher le Royaume de Dieu ». Où ? Très précisément au cœur de l’ordinaire. Jésus, en Luc 12,22 à 28, prend comme exemples les repas et les vêtements. D’une part ils sont le résultat d’une série d’actions complexes qui demandent du temps et causent du souci : semer, moissonner, engranger ou filer et tisser. Mais d’autre part, le premier qui se met en peine reste Dieu, lui qui est Père, nourrit les oiseaux et habille les fleurs des prés. Chercher le Royaume de Dieu, c’est remonter à l’origine par delà la surface visible des choses. Qui pourrait croire, à première vue, qu’un lys des champs est mieux habillé que Salomon (Luc 12,27) ? Regard de foi. Source de joie.

Gérard BILLON, Les dossiers de la Bible, n° 85, p. 22-23.

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