LE CORPS DANS L’ANCIEN TESTAMENT
16 juin, 2014http://www.eleves.ens.fr/aumonerie/en_ligne/toussaint03/seneve001.html
LE CORPS DANS L’ANCIEN TESTAMENT
Jérôme Levie
En ces temps de valorisation frénétique d’un corps jouisseur et hédoniste, aseptisé et cosmétisé, privé de toute conscience, étranger au temps, à toute émotion authentique et à Dieu, la tradition chrétienne, réputée pour son intellectualisme et son mépris du corps, a-t-elle quelque chose à nous dire ?1 Pour répondre à la question posée par ce Sénevé, tournons-nous vers les Écritures, en particulier vers l’Ancien Testament. Le langage biblique du corps, aux antipodes d’un glossaire anatomique2, place chacune des composantes dans une optique synthétique : non comme pièce d’un assemblage, mais comme un aspect de la personne par lequel l’être entier est exprimé, dans un symbolisme parfois déroutant. L’homme pense, désire, souffre, jubile, de tout son être et à travers tout son corps3. Il y a, dans la Bible chrétienne, malgré la diversité des langues et l’évolution de la foi d’Israël au cours de la Révélation, une profonde unité de langage, de système symbolique, de vision du monde. Hélas les expressions corporelles, les symboles et métaphores, sont le plus souvent occultées dans nos traductions. L’étude de l’anthropologie vétéro-testamentaire est essentielle, non seulement en vue d’une compréhension profonde des Évangiles dont on sait combien ils sont charnels, mais pour saisir à quel point et comment la vie chrétienne est enracinée dans le corps, dans la liturgie, dans les rites sacramentels, dans notre prière. Je ne signalerai pas tous les prolongements de cette vision du corps dans le Nouveau Testament et dans la liturgie chrétienne, mais bon nombre d’entre eux sauteront aux yeux de ceux qui les fréquentent un tant soit peu.
Dieu créa les humains à sa propre ressemblance. (Gn 1 27)4
Le langage biblique, et en premier lieu l’hébreu, conserve le lien entre un organe et ses fonctions5, et les prend comme symboles6 des réalités intérieures qu’ils mobilisent. Il ne nie pas la possibilité d’une duplicité de l’homme : les psaumes sont pleins de l’opposition entre les coeurs droits et unifiés et les coeurs faux. Les relations entre Dieu et l’homme sa créature étant le sujet essentiel de la Bible, chacune des réalités du corps humain (hormis les exceptions significatives de la chair et des os) est appliquée à Dieu, de qui toute
duplicité est absente. La Bible, si elle loue chacune des potentialités corporelles de l’homme, les soupçonne dès qu’elles se referment sur elles-mêmes, s’écartant de leur orientation, qui est celle de l’homme tout entier : le face-à-face avec Dieu. Ainsi, ces anthropomorphismes, justifiés par le théomorphisme initial, cohabitent sans heurts avec l’insistance biblique sur l’absolue transcendance de Dieu. La ressemblance avec Dieu se traduit par une injonction : user de notre corps, de notre être, comme Dieu le fait, malgré l’abyssale différence entre Lui et nous.
Le surnaturel est lui-même charnel.7
Pour les hébreux, le sujet n’est pas incarné, mais est charnel dès le départ. Leur anthropologie est très différente de la conception grecque de l’âme incorruptible incarnée (voire juxtaposée) dans un corps. Ce mot «corps» n’existe pas en hébreu, et n’apparaît pas dans l’Ancien Testament, sauf dans les textes sapientiaux tardifs8. Le terme basar, traduit par «chair», n’est pas restreint aux aspects matériels, ni lié au péché. La chair désigne l’individu entier (Qo 4,5 : Le sot se croise les mains, et mange sa propre chair ; Gn 6,17, où Dieu veut détruire «toute chair»). L’expression «toute chair» peut désigner l’humanité (Jl 3,1) ou toute la création animale (Gn 6,19). Cette même chair, susceptible et suspectée de péché, trouvera son accomplissement (Gn 6,13) en la gloire de Dieu : Et la gloire de l’Éternel sera révélée, et toute chair ensemble la verra. (Is 40,5, cf. la chair sainte de Jr 11,15)
L’homme… ses jours sont comme l’herbe; il fleurit comme la fleur des champs (Ps 103, 15) : les aspects désignés par la chair9 sont, outre l’homme manifesté et extériorisé, notamment dans son corps (2 R 9,36; Jb 19,26), l’homme comme créature, lié par là à l’animalité et à la terre (Ps 90), l’homme fragile et mortel (Ps 16,9; Is 40,6), impuissant (Ps 56,5 : En Dieu je me confie : je ne craindrai pas. Que me fera la chair ?), dépendant entièrement de Dieu (Jr 17,5–7; Jb 6,12; 2 Ch 32,8). La chair désigne donc le créé, étant un des rares termes anthropologiques ne s’appliquant pas à Dieu (il est appliqué aux anges en Ez 10,12; Jude 7).
Or maintenant, Éternel, tu es notre père : nous sommes l’argile, tu es celui qui nous as formés, et nous sommes tous l’ouvrage de tes mains (Is 64,7) : la chair, créée par Dieu (comme un potier : Jb 10,8; Gn 2,7; ou un tisserand : Jb 10,11), donc digne d’admiration (Qo 11,5; 2 M 7,22–23) ne véhicule pas, au départ, de connotation péjorative ni d’infériorité. Elle nous permet de nous extérioriser, de communiquer, nous fait frères (Gn 29,14; Gn 37,27) ou époux (Gn 2,23–24) et construit la communion entre nous. En la chair est inscrite l’Alliance, c’est le lieu de l’énergie sexuelle prolongeant la fécondité divine. Elle ne se limite pas au corps, ce qui serait l’«horizontaliser», la stériliser en la privant de son orientation verticale vers sa finalité divine : elle a peur, désire, se réjouit (Ps 84,2–3; Pr 4,22). Un coeur de chair, sensible et intelligent (d’une chair se reconnaissant telle, avec ses limites), comprenant et appliquant les commandements divins, est préférable à un coeur de pierre, endurci, un esprit bouché (Ez 11,19; Ez 36,26; Za 7,12).
Maudit l’homme qui se confie en l’homme, et qui fait de la chair son bras, et dont le coeur se retire de l’Éternel ! (Jr 17 5)
Les actes humains doivent exprimer l’OEuvre du Créateur, le prolonger. L’image qu’est l’homme ne pouvant subsister indépendamment de Celui qu’elle doit exprimer10, elle doit rester ouverte à Son souffle. Le mal et la souffrance physiques, ainsi que les divisions, sont, pour les Hébreux, le résultat du mal moral11 (le livre de la Genèse en est une illustration, l’homme se désolidarisant de sa femme, puis de sa parentèle), du péché de la chair se fiant à elle-même, ou à des «citernes percées» (Jr 2,13).
Plus misérable que l’argile, sa vie ! Car il a méconnu Celui qui l’a modelé, qui lui a insufflé une âme agissante et inspiré un souffle vital. (Sg 15,10–11) Le péché provient d’une «erreur de visée» de notre nature, d’une insubordination de la créature à son Créateur. La chair s’égare si elle se fie à elle-même et non à Dieu qui la maintient en vie, l’homme se perd s’il veut disposer libertairement de sa propre vie. Le péché, rejet de l’amitié, de la dépendance vitale entre Dieu et Adam le glébeux, issu de la terre mais, grâce à sa relation privilégiée à Dieu, ne s’y limitant pas12, s’exprime par une utilisation de chaque partie du corps sans référence à l’usage voulu par Dieu. Ainsi la chair signifiera parfois la chair voulue pour elle-même, poursuivant son but propre, refusant de reconnaître son caractère de dépendance vis-à-vis de Dieu, et s’opposera alors à l’esprit (Is 31,3 : Les chevaux des Égyptiens «sont chair et non esprit»).
S’abîmant ainsi dans les iniquités et les «sépulcres de la convoitise» (Nb 11,4), elle creuse la distance entre Dieu et l’homme. La chair n’est bonne qu’ordonnée à Dieu et à l’esprit, et telle est le sens de la circoncision, et de la phrase de Paul : La chair convoite contre l’Esprit, et l’Esprit contre la chair (Ga 5,17; cf. Ga 3,3). La chair n’est chair qu’unie à l’âme, vivifiée par l’Esprit — l’hébreu ne nomme jamais «chair» un cadavre (cf. 2R 9,37).
L’idée de faire des idoles a été l’origine de la fornication, leur découverte a corrompu la vie. (Sg 14,12) La sexualité, voulue par Dieu (Gn 1,27–28; Qo 9,9)13, est inscrite comme incomplétude au creux de la chair de chacun, et liée à la fécondité de Dieu insufflant la vie. Mais un désir de possession égoïste perturbe en l’introvertissant la poussée sexuelle vers l’autre (Pr 5,18–27; Si 26,13–16). La chair est dès la création signe de l’Alliance que j’établis entre moi et toute chair qui est sur la terre (Gn 9,17), et de la promesse de fécondité faite à Abraham. L’Alliance, extériorisée par la circoncision (Gn 17), écarte l’enflure du moi pour révéler l’homme à lui-même en l’ordonnant ontologiquement à Dieu, en le faisant membre de Son peuple. Toute la vie humaine devant être reliée à Dieu, la notion de circoncision s’est élargie aux lèvres (Ex 6,30; Ha 2,15), à l’oreille (Jr 6,10) et à toute impureté (Lv 19,23; Is 52,1), à l’idolâtrie, l’infidélité (Israël est incirconcise de coeur, Jr 9,25; Jr 4,4 : Ôtez le prépuce de votre coeur), l’hypocrisie, l’orgueil (Lv 26,41). Cette tension entre les sens extérieur et intérieur de la circoncision devient paroxystique dans le Nouveau Testament (Rm 2,25).
Car mes jours s’évanouissent comme la fumée, et mes os sont brûlés comme un foyer. (Ps 102 3)
Les os signifient aussi l’humain dans son caractère dérisoire lorsque non animé par Dieu. La chair, disparaissant plus rapidement que ceux-ci après la mort, a désigné particulièrement la fragilité de la créature humaine, les os rappelant la vie durable, puis la mort définitive. Les os, symboles du cadavre et de l’état post mortem, sont revivifiés par le Souffle divin dans Ez 37. Un homme est d’autant plus vivant qu’il a de la chair autour des os (Jb 33,19–21; 7,5; 30,30); l’état de la moëlle indique l’âge de l’individu (Jb 20,11). Les os peuvent ressentir des émotions durables (Pr 14,30; 15,30; Ps 6,2; 38,4 : Point de paix dans mes os, à cause de mon péché), la honte (Pr 12,4), le trouble (Ps 6,3), la tristesse (Ps 31,10), et peuvent, métaphoriquement, se disloquer (Ps 22,15), dépérir loin de Dieu (Ps 32,3; Jb 30,30), se briser lorsqu’on attaque Dieu (Ps 42,11). Chair et os sont les conditions premières de toute vie, et le signe de reconnaissance d’un parent, d’un homme (Gn 2,21–25 : Adam reconnaît Ève; Gn 29,14 : Laban reconnaît Jacob, David et Israël se retrouvent; 2 S 5,1; 19,12–13). Ainsi le Christ ressuscité n’est pas un simple esprit, car il est de chair et d’os (Lc 24,39).
Un coeur sain est la vie de la chair, mais l’envie est la pourriture des os. (Pr 14,30) Au départ de la pensée hébraïque, la vie, bien que transcendante (Jos 9,24; Ps 34,23; 72,13–14) est liée au temps (Ps 6,6; Jb 7,10), et l’état post mortem est l’inespoir du Shéol (Qo 5,14). Néanmoins, les ossements conservent un pouvoir, une énergie vitale, et exigent un certain respect (2 S 21,12–14; 2 R 23,18; 2 R 13,20–21). L’expérience d’intimité avec l’Éternel (Ps 16,11), la confiance en Sa fidélité (Ps 16,10 : Car tu n’abandonneras pas mon âme au shéol, tu ne permettras pas que ton saint voie la corruption.), amènent à espérer une vie pleine (Pr 3,18; 11,30), une résurrection14, espérance qui s’ancrera lors de la persécution d’Antioche15. La personne, donc la chair, sera restaurée en son intégralité, à l’image de la délivrance des puissances de mort, de péché, que Dieu accomplit ici-bas (Ps 13,1–5; 94,17; 103,4; Os 13,14 : Où est ta peste, ô Mort ? Où est ta contagion, ô Shéol ?).
La poussière retourne à la terre comme elle en est venue, et le souffle à Dieu qui l’a donné. (Qo 12 7)
Le mot nephesh, qui est le plus utilisé pour parler de l’âme (l’autre mot est neshamah, haleine), désigne la gorge, le lieu par excellence des échanges de nourriture et d’air. C’est le lieu du principe vital, vivifié par le souffle de Dieu. Par suite, ce mot prendra la signification de principe vital, présent en tout être vivant (Gn 1,20), et de ses fonctions — à la fois les opérations psychiques les plus basiques (se nourrir, respirer) et les opérations spirituelles les plus hautes. Parmi celles-ci, la louange s’exprime par le verbe hallelu, onomatopée désignant le bruit gazouillant obtenu en frappant les mains contre la gorge : Bénis le Seigneur, ô mon âme ! Alleluia ! (Ps 104,35) Être vivant, c’est avoir en soi le souffle (2 S 1,9), car à la mort l’âme repart (Gn 35,18; Jr 15,9). La Bible nomme la dépouille âme morte (Nb 6,6; Lv 21,11), ou simplement âme (Nb 22,4; Nb 5,2), signifiant par là qu’une âme n’est rien si elle n’est pas animée par le Souffle divin. Plus souvent Dieu reprend l’esprit (Jb 34,14; Qo 12,7), et l’âme meurt (Nb 23,10; Jg 16,30; Ez 13,19) ou «habite le silence» (Ps 94,17). Paul reprendra cette distinction, parlant des stades psychique et pneumatique16 de l’homme.
Les bonnes nouvelles d’un pays éloigné sont de l’eau fraîche pour une âme altérée. (Pr 25,25) L’âme désigne l’homme vivant (Lv 5,2; 1 R 17,21–22; Ex 21,23.24 : âme pour âme, oeil pour oeil) et sert à compter les individus (Gn 46,27; Nb 31,46; Dt 10,22). L’expression «toute âme», moins fréquente que «toute chair», désigne parfois les hommes (Ex 12,16), parfois les êtres vivants (Gn 9,10–12). Un autre aspect de l’homme (1 S 18,1–3) ou de Dieu (Am 6,8; Jr 51,14) qu’elle souligne est l’engagement profond dans le secret. Devenue spirituelle, l’âme peut toujours avoir soif (Ps 63,2), faim (Ps 107,9), être noyée (Ps 69,2); en elle se ressentent le désir sexuel (Gn 34,2–3), la soif de Dieu (Ez 22,24), la joie (Ps 86,4), l’orgueil (Ha 2,5), la tristesse (Ps 42,6). L’âme bénit (Gn 27,4; Ps 103,1), l’âme de Dieu hait le méchant (Ps 11,5), l’âme de l’homme aime et cherche Dieu (Dt 6,5).
L’âme n’est pas la source autonome de la vie, qui est l’haleine (neshamah ou ruah) insufflée de Dieu (Ps 104,29) : elle ne vit qu’unie à la chair qu’elle vivifie (du moins dans les textes anciens). C’est le coeur vivant de l’être, auquel seule la Parole a accès. L’homme n’est pas le maître de la vie : Oui, c’est toi qui as pouvoir sur la vie et sur la mort, qui fais descendre aux portes de l’Hadès et en fais remonter. L’homme, dans sa malice, peut bien tuer, mais il ne ramène pas le souffle une fois parti, et ne libère pas l’âme que l’Hadès a reçue de Dieu. (Sg 16,13.14) L’âme est dans la main de Dieu (Sg 3,1), qui protège les justes, combat les ennemis d’Israël (1 S 25,29) et juge les âmes (Sg 12,22–23; 4,14).
L’Esprit de Dieu m’a fait, et le souffle du Tout-puissant m’a donné la vie. (Jb 33,4) Le mot ruah, vent, symbolisa vite le souffle des narines de Dieu17 (Lm 4,20; Ex 15,8–10; Ps 18,16), instrument de Sa justice (Os 13,15; 4,19), exécuteur de Ses préceptes et de Sa création (Gn 1,2; Jdt 16,14; Ps 33,6). La vigueur, la vitalité, le maintien en vie du monde en dépendent18 (Jb 34,14–15; 12,10). Ce vent peut être violence (Ez 13,13; Is 30,33) ou murmure (1 R 19,12), desséchant, fécondant ou renouvelant (Ez 37,9–10; 39,29). Il représente aussi l’esprit humain (opposé, au moins par endroits, au souffle animal), force soulevant, animant le corps par la respiration. Il vient de Dieu et y retourne (Gn 6,3; Qo 12,7), vivifie la chair inerte, lui donne une âme vivante. Il désigne l’homme en tant qu’animé par Dieu (Gn 7,22; Is 42,14), ouvert à la vie divine et à la Sagesse (Jb 32,8–9; Ps 143,10).
Et l’Esprit de Dieu vint sur les messagers de Saül, et eux aussi ils prophétisèrent. (1 S 19,20) On voit ici clairement comment l’observation de la nature rejaillit sur l’anthropologie. La ruah inspire toutes les actions humaines selon la Justice de Dieu : ainsi les prophètes sont les interprètes (au sens large) de l’esprit de Dieu (Nb 11,29; Is 61,1; Jl 3,1–2). Inséparable de l’être (chair et âme) qu’il anime, pas toujours bien distingué de l’âme, l’esprit humain, s’il peut implorer Dieu (Za 12,10), désigne au départ une vie physio-psychologique particulièrement vigoureuse (vitalité : 1 S 30,12, colère : Jg 8,3, discernement : Is 28,6, sagesse : Is 11,2). Il peut s’égarer, mentir (1 R 22,23), s’abandonner à des forces néfastes, des «esprits mauvais» (1 S 16,14–16; Jg 9,23), lorsque la conscience humaine ne s’appartient plus, dans la jalousie (Nb 5,14), la haine et l’impureté (Za 13,2), mais il peut aussi, s’il est en relation avec la ruah divine, être source de renouvellement de l’être.
J’entends le sang de ton frère dans le sol me crier vengeance. (Gn 4,10) L’origine du mot nephesh montre bien l’importance du sang. Circulant dans la gorge, il s’identifie avec l’âme de l’être vivant, la vie de sa chair (Ps 72,14; Lv 17,11 : L’âme de la chair est dans le sang, Lv 17,14). Chair et sang ensemble désignent l’homme dans sa nature terrestre, faillible (Si 14,18; Mt 16,17). Le sang étant, comme la vie, sacré, on ne peut mêler sangs animal et humain, ni ingérer du sang (Gn 9,4; Lv 7,27). Si le sang menstruel est impur, le sang du sacrifice, le sang de l’Alliance, est expiatoire, pouvant par-là même protéger.
Ma chair et mon coeur sont consumés; Dieu est le rocher de mon coeur, et mon partage pour toujours. (Ps 73 26)
Le coeur (lev, levav) est celui de nos organes que nous sentons le plus constamment. S’il est le moteur de nos mouvements (1 S 25,37–38; Ps 38,11), il désigne également, plus largement qu’en nos langages, le dedans de l’homme, son centre d’intériorité, le siège de ses sentiments (Is 65,14), sa santé (les deux étant liés en Pr 17,22 : La bonne humeur favorise la guérison, mais la tristesse fait perdre toute vitalité), de sa mémoire, de sa personnalité consciente (2 S 15,13). Le coeur de l’homme est différent du coeur de la bête (Dn 5,21; 7,4).
En outre, plus que le siège du sentiment amoureux19, le coeur est le lieu de la mise en ordre de nos sensations, de l’intelligence et de la connaissance (Dt 29,3), de la délibération avant l’action : tout sauf le symbole de l’irrationalité ! Salomon est large de coeur (1 R 4,29) par l’étendue de son savoir et de sa sagesse. Connaître au sens biblique (l’expression populaire signifie : avoir des rapports sexuels) n’est pas séparable d’aimer et de comprendre. Celui qui manque de coeur est idiot (Os 7,11) ou insensé (Pr 10,13), dit dans son coeur : Il n’y a point de Dieu (Ps 53,2). Dieu inscrit Sa Parole dans le coeur de Son peuple (Dt 6,6), qui Le suit en confiance. Et c’est dans un tel coeur que Marie conserve les paroles de son fils (Lc 2,51).
Sagesse et connaissances humaines ne sont rien devant Dieu (Is 44,25). Le psalmiste demande un coeur propre, c’est-à-dire une conscience pure (Ps 51,12). Un coeur endurci demande une conversion, une circoncision qui est re-création à l’image du coeur de Dieu, Alliance renouvelée (Jr 31,33; 32,39; Dt 30,6; Is 65–66; Ez 18,31)
Le coeur de Dieu souffre et se réjouit avec nous (Os 11,8). C’est avec son coeur que l’on cherche Dieu (Dt 4,29) ou retourne à Lui (Jr 24,7), qu’on L’aime (Dt 6,5) et Lui est fidèle (1 S 7,3). Par Son coeur il connaît nos coeurs, id est nos projets, décisions, idées, souvenirs : Moi, l’Éternel, je sonde le coeur, j’éprouve les reins. (Jr 17,10) On ne peut cacher l’intérieur de notre coeur à Dieu, et nos hypocrisies éclatent au grand jour (Am 5,21; Ps 78,36–39).
Mes entrailles ! mes entrailles ! je suis dans la douleur ! Les parois de mon coeur ! (Jr 4 19)
Pour les Hébreux, conscients des connections psychosomatiques, les paroles et les actes extérieurs ont des effets sur le corps jusqu’au creux des entrailles (Pr 18,8). Le foie, de l’homme ou de Dieu, souffre de la destruction du peuple (Lm 2,11), est transpercé par la fornication comme d’une flèche (Pr 7,23), ou se réjouit : Mes entrailles jubilent. (Ps 16,9)
Les reins désignent la puissance procréatrice (2 S 7,12; Ps 132,11), la vigueur physique en général (1 R 12,10) et la source des passions les plus fortes (Ps 38,8 : Mes reins sont pleins de fièvre; 1 M 2,24; Na 2,11) : la joie (Pr 23,15–16), le désir (Jb 15,17; 16,12–13 je me tourmentais dans mes reins), l’indignation (Ps 73,21). Comme le foie (mais plus fréquemment cités), ils sont le lieu des blessures sentimentales. Là règne la sécheresse de l’amour perverti, ou l’ardeur de la fécondité; c’est le symbole de la descendance future et du développement de la personnalité : Car tu as possédé mes reins, tu m’as tissé dans le ventre de ma mère. (Ps 139,13) L’homme a beau vouloir cacher ses sentiments, à cette région lombaire des desseins cachés (Jr 11,20) qu’Il a lui-même tissée, Dieu, qui «sonde les reins et les coeurs», a également accès20. La puissance de Dieu sur nos projets (Ps 69,23), nos actions, notre descendance, est ainsi rappelée. Ceindre ses reins d’homme ou de femme, c’est s’ordonner au service fidèle de Dieu (Ex 12,11; Pr 31,17; Is 11,5 : La justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité, la ceinture de ses flancs.)
Une femme oubliera-t-elle son nourrisson, pour ne pas avoir compassion du fruit de son ventre ? Même celles-là oublieront; mais moi, je ne t’oublierai pas. (Is 49,15) Le mot rahamim, désignant la compassion, la générosité, fréquemment attribuées à Dieu, dont les entrailles peuvent s’émouvoir (Is 63,15; 54,8; Ps 116,5; 77,9.10; Dt 13,18; Jr 31,20; Os 11,8), découle de rehem, utérus, ventre. La demande d’un enfant était une des plus pressantes adressées à Dieu, seul capable de l’exaucer (1 S 1,10–13; Gn 30,1–2; Dt 34,4 : Je le donnerai à ta semence.), Lui qui nous connaît dès avant notre conception (Jr 1,5; Ps 22,9–10). Malgré l’impureté rituelle de la femme menstruée, décrétée en Lv 15,19–21 (impureté comparée au péché d’Israël en Ez 36,16–17), le ventre fécond d’une femme, qui n’appartient qu’à Dieu, est une promesse, et une poitrine pleine (Is 66,11; Ps 131,2; Os 9,4 a contrario) annonce abondance et rédemption. Lorsque Salomon attribue (1 R 3) une moitié d’enfant à chacune des deux prétendues mères, la vraie mère est celle qui manifeste de la compassion21. Si la sympathie, l’empathie, ont dans l’esprit hébreu une origine féminine privilégiée, les hommes peuvent aussi l’éprouver (Gn 45,2). Par cette relation sémantique, l’aspect maternel de Dieu (pour son peuple) est souligné (Os 11; Jr 21,4–7).
L’esprit de l’homme est une lampe de l’Éternel; il sonde toutes les profondeurs du coeur. (Pr 20,27) Toutes ces entrailles, avec le coeur, symboles de la réactivité psychosomatique de l’homme, sont connues (donc visitées) par Dieu. Elles sont l’espace intérieur où nous digérons nos sensations et prenons nos décisions22, le for intérieur d’où nous louons Dieu : Que mon âme bénisse l’Éternel, et tout ce qui est au dedans de moi, son saint nom ! (Ps 103,1)
Fais luire ta face sur ton serviteur; sauve-moi par ta bonté. (Ps 31 16)
Au Proche-Orient, le crâne était enterré à part23, la tête était (comme la main et l’organe sexuel) un trophée de guerre. Chez les Hébreux, la tête, comme pars pro toto, représente la personne entière. Vulnérable, elle exige respect et vénération : les têtes de rois ou de prophètes sont ointes ou couronnées (1 S 10,1; Jb 19,9), et la Bible dénonce ceux qui mésusent de leur puissance (Ps 147,10; Is 9,3–5; Jdt 9,11–14) et exploitent les pauvres parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre (Am 2,7).
Parmi les éléments de la tête, la face exprime la personnalité en contact, en relation, le partage des états d’âme s’y inscrivant (la honte : Ps 44,16; 69,7.8; la vie : Pr 16,15). D’aucuns refusent de voir la réalité en tournant la tête vers le mur (1 R 21,4; 2 R 20,1–2; Is 38,2); de même après le meurtre d’Abel, Caïn fuit la face de Dieu (Gn 4,4–6). S’incliner face contre terre est la réaction normale face à Dieu (Jg 13,20; 1 R 18,39); cracher à la figure d’une personne est la marque suprême du mépris (Nb 12,14; Dt 25,9; Jb 30,10). Le face-à-face est le lieu de la communication la plus intime, d’où l’aspiration cultuelle à voir la face de Dieu (Ps 17,15), symbolisant Sa présence (Ex 34,28–35), ce qui fut, après Jacob (Gn 32,22–32) et Moïse (Ex 33,11), réservé au temple (2 S 21,1). Dieu détourne Sa face du péché d’Israël (Dt 31,17; Jb 13,24; Ps 51,11–12), et ne montre l’éclat stellaire de Son visage, la «lumière de Sa face», qu’à ceux qu’Il aime (Nb 6,22–27; Ps 4,7; 44,4; 67,2).
Mais ils refusèrent d’être attentifs, et opposèrent une épaule revêche, et appesantirent leurs oreilles pour ne pas entendre. (Za 7,11)24 Le front, au centre de la tête, symbolise l’affirmation de soi (Ez 3,7–9), et le port de tête les diverses attitudes de l’homme. La nuque, comme le front et l’épaule, peut être souple, montrant l’humilité, haute, exprimant la fierté (Is 3,16–24), ou raide, montrant l’entêtement (Ex 32,9; Is 48,4; Jg 2,19), ployée sous un joug (Jos 10,24; Jr 27–28).
Le nez perçoit les odeurs, agréables (Ct 7,14) ou non (Am 4,10); les narines sont le lieu du souffle divin maintenant la vie. En outre, un nez fort symbolise la décision, un nez haut l’arrogance, un nez enflammé la rage (Jb 32,2–3) ou la colère divine (Jr 21,5), attribut très masculin de Dieu, qu’on essaye de calmer avec de saintes odeurs.
Tu pris ta croissance, et tu devins grande, et tu parvins au comble de la beauté; tes seins se formèrent, et ta chevelure se développa (Ez 16,7) : les cheveux représentent le dynamisme et la vitalité25 (Ct 6,5; 4,1; 2 S 10,4; Nb 6; Jg 13–16 : Samson), pour les femmes l’érotisme. Les coiffures, différentes d’un peuple à un autre, étaient réglementées26, ainsi que l’hygiène capillaire, pour tout Israélite, spécialement les prêtres et guérisseurs (Lv 19,27–28; Jr 9,25; Lv 13,40–44; Ez 44,20). Un des voeux des nazirs, consacrés à Dieu, était de se laisser croître les cheveux (Nb 6,5; Jb 16,17).
Ils se baisèrent l’un l’autre et pleurèrent l’un avec l’autre, jusqu’à ce que les pleurs de David devinssent excessifs. (1 S 20 41)
Avec la bouche, nous communiquons avec le monde, par l’ingestion de nourriture, et avec nos semblables, par le rire, le baiser (amoureux Ct 1,2 ou familial, pour se saluer : Gn 29,13; Rt 1,9–14; Ex 18,7, sceller un héritage : Gn 33,4; 48,10), contact intime et transparent27 (Gn 29,11), provoquant les larmes, ce «sang de l’oeil»28, et le langage. Mais le baiser, célébré par la Bible, peut être signe de défaite ou d’hypocrisie (Pr 27,6).
J’ai ouvert ma bouche, et j’ai soupiré; car j’ai un ardent désir de tes commandements. (Ps 119,131) L’ingestion de nourriture est positive, car nécessaire à la vie. Mais la manne (Ex 16,31) acquiert vite un sens spirituel (Dt 8,3) signifiant la Loi, la Parole. Mais une bouche avide (Is 3,14) montre une cupidité malsaine.
Les ouvriers d’iniquité parlent paix avec leur prochain tandis que la méchanceté est dans leur coeur. (Ps 28,3) La Bible ne cesse de nous exhorter à mesurer nos paroles, expressions privilégiées de notre intelligence, de notre sagesse. Le langage, privilège de l’homme, instrument de domination (Pr 18,21), doit, via les lèvres, la bouche et la langue (comme d’ailleurs nos actes et notre visage), exprimer à Dieu et à notre semblable les sentiments de notre coeur (Pr 16,23). Sinon, non seulement l’homme est divisé, mais son coeur lui-même l’est (Ps 12,3). Seuls les coeurs unifiés sont heureux (Si 27,23) : rien de pire que la duplicité et le mensonge (Ex 23,1; Jr 9,3). La Bible vilipende la parole d’iniquité (Ps 36,3.4), fausse, perverse, flatteuse (Pr 26,28), violente, proférant des malédictions (Ps 10,7), faisant du gosier un «sépulcre du mensonge» (Ps 5,10), souillant l’homme (Si 20,24–26), brisant jusqu’à son esprit et sa santé (Pr 12,18; 10,11; 15,4). Jésus, traitant les pharisiens d’hypocrites, de langues de vipères, reprend cette tradition (Mt 12,34–37). Aimé de Dieu (Pr 12,22) le juste dont la parole est sagesse, pesée, maîtrisée, informée et judicieuse (Pr 10,20; 20,15; 12,19; 17,27; 29,20; Jc 1,26.27). Cette parole vraie, qui est d’argent, est comparée à la beauté des lèvres, dents et joues, célébrée en Ct 4,2–3 : Celui qui répond des paroles justes donne un baiser aux lèvres. (Pr 24,26)
Pour ne point être avides ou contraires à l’Éternel (Is 3,12), les lèvres doivent être suspendues aux lèvres de Dieu, idéal de sincérité, écouter l’incomparable Parole de Dieu (Ps 12,7), agissante et percutante comme nulle autre (Is 55,8–11; Ps 33,6; Jr 23,29), pour obtenir la grâce de simplicité, et La reproduire (Ps 119,43), malgré leur radicale impureté (Ex 6,12).
Que toute chair fasse silence devant l’Éternel, car il s’est réveillé de sa demeure sainte. (Za 2,13) Les lèvres doivent être ouvertes pour exprimer le fond du coeur, aussi dans le Nouveau Testament (Mc 7,32–35), et si, plutôt qu’une logorrhée injuriant l’Éternel29, le silence peut être sagesse (Jb 13,5; Lm 3,26), il peut aussi révéler une incapacité de répondre à Dieu, de le louer (Ps 38,14–15; Is 56,10). Mais «l’Éternel ouvrira les yeux des aveugles» (Ps 146,8), alors leur bouche «annonce [sa] louange» (Ps 51,16) et «la langue du muet chantera de joie» (Is 35,5; voir aussi 32,3.4 et Ps 88,11; Jb 8,21).
Voici, tu es belle, mon amie; voici, tu es belle ! Tes yeux sont des colombes derrière ton voile. (Ct 4 1)
Ici l’hébreu insiste, non sur l’aspect extérieur de l’organe, mais sur le dynamisme de la fonction. Les yeux ne sont pas passifs, ils envoient des messages (Ct 4,9), ont un éclat30 qui est le rayonnement de la personne (Ps 38,10; Gn 29,16–18 : Rachel et Léa; 1 S 16,12 : David). Il s’ensuit que Dieu, s’il «voit tout ce qu’Il a créé» (Gn 1,31), a certes un regard pénétrant, mais plutôt compatissant (Ex 3,7; Jb 36,5–7) et secourant31 que surplombant (voir cependant Am 9,3–8). Rappelons que le sens de la prohibition des images (Ex 20,4–5; Dt 5,8–9) est de protéger Israël de la dépendance aux faux dieux, aux réalités écartant d’une vie pleine. Si, on le verra, le sens auditif n’est pas peu important, les yeux de l’homme cherchent Dieu et implorent son secours (Ps 121,1), et voir Dieu reste la fin suprême : Mon oreille avait entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil t’a vu. (Jb 42,5)
Souviens-toi que c’est mal d’avoir un oeil avide. (Si 31,13) Voir, surtout pour les prophètes, signifie connaître, comprendre et expérimenter substantiellement. On comprend alors l’importance des paroles de Siméon : mes yeux ont vu ton salut (Lc 2,30) et de Pierre en 2 P 1,16. Dans l’Ancien Testament, et davantage encore dans le Nouveau, il y a ceux qui voient et écoutent (id est qui comprennent en leur coeur et se convertissent) et ceux qui ne voient ni n’écoutent (Is 6,9–10; Ez 12,2–3; Mc 4,11–12). C’est là tout le sens de la pédagogie des paraboles de Jésus et de ses guérisons d’aveugles et de sourds32 annoncées par Isaïe. Cependant, sur fond de peur du «mauvais oeil» (Pr 28,22 : L’homme qui a l’oeil mauvais se hâte pour avoir des richesses), la sagesse biblique critique le regard idolâtre et avide (trouvant son prolongement en Mt 5,29) : l’homme est en danger s’il s’attache aux choses vues (Jb 31,7 : si mon coeur a suivi mes yeux) et les désire avidement. Comme la véritable écoute, le regard véritable n’est pas qu’extérieur (Is 32,3–4).
Donne donc à ton serviteur un coeur qui écoute, pour juger ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal. (1 R 3 9)
C’est en «écoutant», c’est à dire en apprenant et en expérimentant, que Salomon s’attire la faveur divine de vivre longtemps, et écrit «ses» proverbes (Pr 1,1–6). Ils nous poussent à écouter (donc à suivre) les enseignements de nos parents et de Dieu (Pr 23,22; 22,17) — sinon la peine capitale est au bout du chemin (Dt 21,18–21). Israël est vu comme une communauté à l’écoute amoureuse de Dieu (Dt 6,4–9), c’est le Shema Israël. C’est cette écoute que désire Dieu, non des sacrifices : Tu ne veux ni sacrifices ni offrandes, mais tu m’as donné une oreille ouverte. (Ps 40,7; cf. 1 S 15,21.22) Dans la bouche de ceux qui L’écoutent, dont Il ouvre lui-même les oreilles, Il mettra Sa propre Parole, et ils interpréteront Ses signes (Is 40,4–5), comme Moïse et Aaron (Ex 4,10–16; Dt 32,1–2). Comme le regard, l’audition entre Dieu et Son peuple est une relation intime33 : ainsi Dieu, au contraire des idoles (Ps 115,6; 135,17; 1 R 18,27), écoute les cris et les suppliques des affligés (Ex 2,23–24; 22,22–23; Ps 34,16; 116,1–2), exauce les demandes de descendance (Gn 16,11; 1 S 1,20) — mais ce que Dieu entend peut aussi réveiller sa colère (Nb 11,1). Cette théologie liant écoute, réflexion (Pr 18,13 : fous ceux qui parlent avant d’écouter), ouverture à la foi et actes droits, est sous-jacente aux guérisons de sourds par Jésus (Lc 8,21; Mc 7,32–35; 4,14–20; cf. Jc 1,22–25).
Si l’Éternel ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent y travaillent en vain. (Ps 127 1)
Les bras et la main (un même mot en sémitique primitif), sont le signe de l’action humaine. Le langage des mains est complexe et varié : on peut taper des mains pour applaudir (2 R 11,12), encourager (Is 55,12; Ps 98,4), ou pour rejeter, s’écarter d’un malheureux, d’un disgrâcié (Jb 27,23; Ez 21,17; 25,6; 6,11)34. Le travail de nos mains sera béni ou non (Dt 14,29), suivant notre attitude vis-à-vis de Dieu; s’il n’est pas relié à notre «coeur», donc à notre intelligence, et à Dieu, ce travail est aliéné (Gn 31,42) et inutile.
J’ai mis Yahvé devant moi sans relâche; puisqu’il est à ma droite, je ne bronche pas. (Ps 16,8) La main gauche, qui porte l’iniquité (Ez 4,4) et est subalterne (Gn 48,13–20), est nettement différenciée de la droite (seule utilisée pour les gestes sacrificiels), qui est droiture et puissance. Si Dieu a deux mains, il n’a qu’une main droite (Is 63,12), Sa puissance, Sa solidité, qui est la nôtre quand Il nous protège. Le doigt de Dieu est sa trace, sa signature (Ex 8,18), sa volonté et son action (Ex 31,18; Dt 10,2), par laquelle Jésus chassera les démons. Le bras des rois, symbole de leur puissance via le sceptre (Jg 5,14; Est 4,11; 5,2), peut être brisé (Ez 30,21–25; Jr 48,17), le bras de Dieu seul ayant la vraie puissance (Is 59,16; 62,8). Dieu seul peut nous aider (Dt 4,34.35; 7,19), «à main forte et à bras étendu». Tu ouvres ta main, et tu rassasies à souhait tout ce qui vit (Ps 104,28) : potier et tisserand, Dieu tire de Sa main toute vie, de Sa main généreuse offre les moissons, rend le bétail fécond. C’est donc en Ses mains que l’on se remet en toute confiance, à l’heure de la mort ou de la détresse (Ps 31,6).
Ta parole est une lampe à mon pied, et une lumière à mon sentier.
(Ps 119 105)
L’hébreu n’a qu’un mot, regel, pour les pieds, les jambes et les genoux (et parfois, l’entrejambe35). Jambes et genoux représentent la force de réalisation de l’homme, son lien à la terre et à l’animalité36 (Ps 147,10). Fléchir le genou est un signe37 d’infériorité, de soumission (Is 45,23), mais également de sainteté. L’agenouillement dans la prière marque l’imploration muette, la supplication profonde. Les pieds nous lient à la terre, avec eux nous nous tenons debout et nous marchons. Avec la démarche (Pr 30,29; Sg 14,11 : les idoles sont «un piège pour les pieds des insensés»), ils symbolisent notre personnalité dans sa solidité et ses fondements. Le boiteux est vu comme très fragile (2 S 9,13; 1 R 15,23), et chacun se doit de l’assister, d’«être ses pieds» (Jb 29,15) — comme du reste le sourd et l’aveugle. Signalons qu’a contrario, ceux qui courent trop vite sont mal vus, soupçonnés d’espionnage (1 S 26,4; 2 S 15,10.11), sauf le messager du salut (Is 52,7). Les pieds d’une femme, en particulier d’une vierge, sont adulés (Ct 7,1.2; Ez 16,10; Jdt 10,4; 16,9), et incarnent sa fierté, son pas altier.
Siège à ma droite, avant que je ne fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds. (Ps 110,1) Cette expression (cf. Ps 18,37–39) sera fréquemment appliquée à Jésus (Mc 12,36; Ac 2,35). Indiquant la suprématie, elle est appliquée à Dieu (Ps 99,5; Is 66,1), ou à l’homme, pour indiquer sa prépondérance au sein de la création (Ps 8,6.7) ou sur la terre que Dieu lui donne (Gn 13,17)38. Par suite, l’humiliation suprême, à ne faire quasiment que devant Dieu ou ses envoyés (Ps 2,12; 99,5; 132,7; 2 R 4,27.37; exception: 1 S 25,23), est la prostration aux pieds de quelqu’un. Enlever ses sandales et aller pied nu est un signe d’impuissance (2 S 15,30; Is 20,2–4), de honte (associé au crachat à la figure en Dt 25,9–10); en outre, les sandales, liées à la terre, sont impures par excellence (Ex 3,5), et enlever celles d’autrui était une des plus basses tâches (de même pour laver les pieds, ce qui se faisait cependant aussi entre amis).
Par l’Esprit Saint il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme…39
Voilà donc la culture à travers laquelle Dieu S’est révélé, dans laquelle il Lui a plu d’Incarner Son Fils. Il me semble que sa vue unifiée de l’homme, sa juste appréciation de ce qu’est la chair, fragile mais capable de déification, la rendait particulièrement propice à saisir le mystère glorieux qu’est l’Incarnation. Outre une vision renouvelée, réconciliée, de notre propre corps, l’Ancien Testament, toujours orienté sur les rapports entre l’homme et Dieu, nous apprend que l’ensemble de notre être, chacune de nos fonctions physiologiques, psychologiques et spirituelles, est créé à l’image de Dieu, à laquelle nous sommes invités à nous conformer. À travers Son visage, Son regard, Son bras, Son souffle, Dieu y apparaît parfois ferme, voire violent, parfois tendre et aimant, aspects mystérieusement réconciliés en la Justice parfaite du Père. Par ses retournements successifs, sa relation à la fois respectueuse et suspecte vis-à-vis, non tant des réalités corporelles, mais de nos fonctions de créatures, enfin par sa conscience aiguë de l’unité pneumato-psycho-somatique de l’homme, la sagesse biblique, que j’ai tenté d’esquisser, a je crois beaucoup à apporter à notre monde actuel.
J.L.