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VIOLENCE, JUSTICE ET PAIX DANS L’ANCIEN TESTAMENT (juin 1999)
Théologie
Beaucoup de chrétiens se méfient de l’Ancien Testament car le Dieu qu’il nous présente, pensent-ils, est violent, guerrier, parfois cruel…
Beaucoup de chrétiens se méfient de l’Ancien Testament. Le Dieu de l’Ancien Testament, pensent-ils, est violent, guerrier, parfois cruel, alors que le Nouveau Testament nous donnerait à connaître, à travers la vie et le message de Jésus-Christ, un Dieu d’amour, un Dieu doux et miséricordieux, patient et compréhensif. Mon but, dans ces quelques pages, ne sera pas de recenser l’ensemble des passages bibliques, de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui mériteraient d’être relus et scrutés en fonction de l’image de Dieu qu’ils paraissent nous proposer. Il ressortirait sans doute d’une telle enquête que le Dieu de l’Ancien Testament est moins monolithique qu’on l’imagine parfois et que le Nouveau Testament recèle, lui aussi, quelques pages dont la violence a de quoi interroger le lecteur. Il s’agira pour moi ici, plus simplement, de tenter de poser quelques jalons historiques et de voir dans quelle mesure les différents langages que nous rencontrons dans l’Ancien Testament sur l’exercice du pouvoir de Dieu — et donc, sur la manifestation de sa violence — ne trouvent pas un éclairage nouveau si on cherche à les situer dans leur contexte historique. La démarche historique permet une prise de distance qui à son tour se révèle libératrice et ouvre la voie, parfois, à une réappropriation théologique du texte.
1. Paix diffuse, violence larvée
La dispute, le conflit, la rivalité, la lutte au corps-à-corps, même les affrontements entre groupes humains, existent depuis qu’il y a des hommes. La guerre, en revanche, n’a été possible qu’à partir du moment où il y a eu des États (même embryonnaires) capables de les organiser et de mettre sur pied des armées. La paix, par conséquent, en tant qu’idéal conceptualisable, présuppose l’expérience de la guerre et, donc, l’État.
La littérature biblique certes ne remonte pas à une époque qui précéderait l’émergence des royaumes d’Israël et de Juda, mais cela ne l’empêche pas de mettre en scène, dans les récits patriarcaux de la Genèse, un univers dont l’État est encore absent, une société purement clanique qui ne connaît pas encore la guerre. Les légendes du cycle de Jacob, par exemple, se souviennent d’un mode d’existence — préétatique ou para-étatique — où les conflits se règlent par la ruse plutôt que par la violence et où les arrangements, souvent extorqués plutôt que consentis, ont le pas sur le droit.
Qu’en est-il de Dieu dans ces récits ? Bien que, pour les concepteurs du canon biblique tel que nous le connaissons, le Dieu de Jacob est le même que le Créateur de l’univers confessé en Gn 1, on devine que dans l’univers des récits patriarcaux, le dieu protecteur du clan n’est encore ni unique ni tout-puissant. En Gn 31,53, ce sont bien deux dieux différents, le dieu de chaque clan, qui garantissent le traité entre Jacob et Laban. Le Dieu de l’Israël jacobien a donc des «collègues» qui sont responsables d’autres groupes ou d’autres nations. C’est, là aussi, ce que nous révèle Dt 32,8-9 dans sa version probablement primitive :
«(8) Quand le Très-Haut (« Elyon) donna les nations en fiefs, quand il partagea les êtres humains, il fixa le territoire des peuples d’après le nombre des fils de El (TM : «fils d’Israël», à l’origine certainement benei El oubenei Elim : El Elyon partage le territoire habité selon le nombre de ses fils, afin que chacun de ces fils de Dieu ait un peuple),
(9) la part de Yhwh, ce fut Jacob, le territoire de son fief, ce fut Israël» (TM : «car la part de Yhwh, c’est son peuple, et Jacob est le patrimoine qui lui revient»).
En même temps, nous voyons, dans le cycle de Jacob, le Dieu du clan être identifié au dieu El vénéré, sous des noms de culte différents, à Béthel (Gn 31,13; 35,7), à Sichem (Gn 33,20) ou à Penuel (Gn 32,31). Les dieux nationaux peuvent donc être perçus à la fois comme des puissances tutélaires rivales (dans la mesure où leurs protégés le sont) et comme des émanations du grand El (qui apparaît à Ugarit comme le père des dieux et le créateur du ciel et de la terre).
Dans cet univers-là, la violence des dieux trouve donc sa limite dans le partage raisonnable de leurs zones d’influence parmi les hommes, tout comme la violence des hommes doit déboucher finalement sur un partage à l’amiable des terres habitables. Même dans le contexte théologique plus classique, celui du Dieu national guerrier, le partage des zones d’influence entre dieux nationaux reste sous-entendu. Lorsque Jephté s’adresse au chef des Ammonites, il lui dit :
«… (23) Et maintenant que Yhwh, Dieu d’Israël, a dépossédé les Amorites devant son peuple Israël, toi, tu voudrais le déposséder ? (24) Ne possèdes-tu pas ce que Kemosh, ton Dieu, te fait posséder ? Et tout ce que Yhwh, notre Dieu, a mis en notre possession, ne le posséderions-nous pas ?» (Jg 11,23-24).
Le Dieu tribal ou national peut certes se manifester aussi par des signes accompagnateurs «cosmiques», comme dans le Cantique de Débora (Jg 5,4-5.20-21), mais la paix n’est pas orchestrée par un Dieu suprême : elle résulte plutôt d’un processus d’autorégulation où les forces des groupes divers et de leurs dieux se retrouvent en équilibre.
2. Paix centralisée, violence instrumentalisée
Avec l’avènement de la royauté, de l’État fort, et surtout de l’État impérial, nous découvrons une vision de l’ordre pacifique à la fois beaucoup plus ambitieuse, plus élaborée dans son discours, et surtout plus centralisée, une vision de la paix telle qu’elle est incarnée et défendue par cet État. Tout au long de leur histoire, l’Égypte aussi bien que la Mésopotamie nous en fournissent des attestations nombreuses. Toutes relèvent de ce que l’on peut appeler l’idéologie royale.
En Égypte, le roi, fils de Re et incarnation du dieu Horus, est le garant de la maat, de l’ordre cosmique. Selon cette idéologie, le règne du Pharaon a des effets bénéfiques non seulement pour l’administration de son royaume au sens étroit — exercice de la justice, protection des faibles contre les puissants, tranquillité des villes et des campagnes — mais aussi pour la sécurité extérieure : bédouins asiatiques, envahisseurs libyens ou nubiens, animaux sauvages sont maintenus bien à l’écart des frontières — ainsi que pour la prospérité économique et même le maintien des cycles naturels : crues du Nil, abondance des récoltes, etc. Le conte prophétique de Neferty (une prophétie fictive annonçant en fait le règne d’Amenemhet Ier [env. 1991-1962 av. J.-C.]) nous brosse, par la voie de la négative, un tableau saisissant de cette idéologie.
26) (…) Les cours d’eau de l’Égypte seront à sec (…) (31) (…) Toute bonne chose s’en ira, la terre de misère s’étendra (32) à cause de ces nourritures des Bédouins Asiatiques qui seront à travers la terre. Les ennemis (33) adviendront à l’est; les Asiatiques descendront vers l’Égypte. La forteresse sera trop étroite (…) (34) On grimpera à l’échelle dans la nuit, on pénétrera dans les forteresses, on chassera l’ensommeillé, (35) (…). Les animaux du désert boiront aux rivières (36) de l’Égypte, ils se rafraîchiront à leurs rives car on ne les chassera plus. (…) (43) (…) L’homme sera inerte, se détournant (44) quand l’un tue l’autre. Je te montre le fils comme un ennemi, le frère comme un adversaire, un homme (45) qui tue son père. (… …).
C’est un roi (58) qui surgira pour le sud : Amen, juste-de-voix, est son nom. Il est le fils d’une femme du premier nome du sud (…) (61) (…) Le fils d’un homme (62) fera son renom pour toujours et à jamais. Ceux qui en sont venus au mal et ceux qui ont conçu la révolte, (63) ils auront baissé le ton de leurs paroles en raison de la terreur qu’il inspire. Les Asiatiques tomberont sous ses coups (64), les Libyens tomberont par sa flamme, les ennemis par sa fureur, les révoltés de sa (65) crainte. (…) (68) (…). La maat reviendra à sa place, (69) le mal étant repoussé à l’extérieur. (…)» (cité d’après la traduction de D. Devauchelle, in Prophéties et oracles. II. en Egypte et en Grèce, Suppl. au cah.év. 89, Paris, Le Cerf, 1994, p.10-13).
Des textes finalement assez comparables nous proviennent de la royauté sumérienne (cf. par exemple l’hymne royal de Lipitishtar de Isin (19e s. av. J.-C. dans A. Falkenstein, W. von Soden, Sumerische und Akkadische Hymnen und Gebete, Zurich, Stuttgart, Artemis, 1953, p. 126-130) : le roi Lipitishtar, comme il l’évoque dans son hymne à lui-même, permet à la nature de s’épanouir, au temple de prospérer, à la guerre d’anéantir l’ennemi, à l’administration d’exceller et au droit de s’imposer partout.
En Égypte comme en Mésopotamie, la paix est perçue comme un état étroitement associé à la justice : elle est avec la justice l’expression de l’ordre cosmique dont le Dieu est le créateur et le roi le garant. Mais le propre de l’ordre cosmique, c’est que le cosmos y est compris comme une sorte de capsule d’ordre au sein du chaos infini, comme une zone habitable cernée de toutes parts par les déserts et les océans, donc comme une nacelle protégée (mais par définition fragile) perdue dans les immensités du chaos. (Telle sera également l’image suggérée par Gn 1).
Dans cette perspective, la paix est toujours une paix de forteresse, une paix qui doit se défendre contre tous ses ennemis. En théorie, la prétention à l’extension de cette paix est universelle, mais en fait, chaque puissance sait bien jusqu’où s’étend son pouvoir concret. Telle sera la pax aegyptiaca, la pax assyriaca ou la pax romana, elle se présentera à ses bénéficiaires comme une sorte de cloche ou de parapluie : chacun a intérêt à s’y abriter, car à l’extérieur la guerre est impitoyable et la lutte éternelle.
Ce qui est assez étonnant, c’est que le petit royaume de Juda — pour le royaume d’Israël, le royaume du nord, nous manquons d’informations — a assumé la même idéologie royale, la même conception de l’ordre cosmique, toutefois en en situant le centre non à Thèbes ou à Assur, mais à Jérusalem. Les Psaumes royaux, notamment les Ps 2 (versets 7-9), 72 et 110 (versets 1. 5s.) ou encore le Ps 76, montrent bien que le roi de Jérusalem revendique, lui aussi, une souveraineté universelle : tous les rois de la terre lui doivent soumission ou allégeance, même si cela devait paraître un peu prétentieux. Comme en Égypte ou en Mésopotamie, on peut observer cependant de grandes variations quant au sort qui est réservé, dans la théorie, à ces rois étrangers. Dans les versions belliqueuses (Merenptah, Lipitishtar, Ps 2,9; 110,5-6; Joël 4,9-21), les rois sont écrasés et anéantis. Dans les versions plus sereines — par exemple, dans les scènes de présentation du tribut de tous les peuples de la terre à Akhénaton — les rois étrangers et leurs nations se soumettent volontairement et dans l’allégresse, et, dans nombre de passages bibliques (cf. par exemple Ps 22,28-30; 68,29-32; 76,9-13; Es 2,2-5; Mi 4,1-5), les rois et leurs nations se prosternent devant le Dieu d’Israël et se rendent en pèlerinage à Jérusalem. Mais toujours la paix se fait-elle au bénéfice du centre : Jérusalem, Assur, Thèbes se considèrent comme le centre du monde.
Une remarque encore : il n’y a pas que les ennemis de l’extérieur, les rois des nations, qui menacent l’ordre cosmique, il y a aussi les animaux sauvages. Ceux-ci restent, dans de nombreux textes, associés aux forces du chaos et sont considérés comme une menace pour la paix des hommes. C’est pourquoi, dans l’idéologie royale, la chasse tout comme la guerre fait partie des obligations et des prérogatives du roi (même si dans les faits, la chasse deviendra très rapidement une opération de prestige plus que de nécessité : en Assyrie, il faudra importer les lions pour que les rois puissent encore se livrer à leur chasse). Mais ce thème — en tout cas sur le plan métaphorique — reste important dans la littérature biblique. Là aussi, les bêtes sauvages sont soit écartées ou supprimées (Ez 34,25), soit — dans une perspective utopique et eschatologique — totalement pacifiées (Es 11,6-9; 65,25). Selon Os 2,20 (passage probablement secondaire), l’établissement du pouvoir de Yhwh sera si total que les animaux sauvages et les ennemis humains ne pourront plus nuire et que les armes de guerre et de chasse seront supprimées en même temps.
Il se pose toutefois, pour l’application au contexte israélite/judéen du concept de la paix cosmique, un problème majeur : ce concept n’a de sens que si le dieu qui le garantit est sinon le Dieu créateur, du moins le souverain du ciel et de la terre. Or, on a aujourd’hui quelques raisons de penser que le dieu national d’Israël, Yhwh, n’a été confessé explicitement comme Créateur du ciel et de la terre qu’à partir du milieu ou de la fin du VIIe siècle av. J.-C., probablement à partir du règne de Josias.
Donc, la présence dans la pensée judéenne d’un concept de paix à la fois universel et centré sur Yhwh et son temple à Jérusalem est une surprise, presque une anomalie : les contemporains et voisins de Juda en tout cas pouvaient y voir un signe de prétention et de démesure. Alors, comment expliquer l’apparition, dans le contexte judéen, d’une théologie et d’une cosmologie réservée normalement aux «grandes puissances» ?
Il faut se rendre compte, d’abord, comment cette vision s’exprime dans les récits de la conquête du pays de Canaan par Israël. En Ex 34,11-13, Yhwh annonce à Moïse qu’il va chasser devant Israël tous les anciens habitants du pays, puis il lui interdit de conclure des alliances avec eux et leur ordonne de renverser leurs autels et autres installations cultuelles. En Dt 20,10-14, Moïse donne aux Israélites les instructions sur la manière dont ils auront à traiter les villes du pays dans lequel ils s’apprêtent à entrer. Celles qui ouvriront leurs portes aux envahisseurs seront simplement astreintes à la corvée et à la servitude. Les villes qui résistent seront assiégées, leurs hommes tués et les femmes et enfants réduits en esclavage. Puis viennent, aux versets 15-18, une clause aggravante : seules les villes éloignées du nouvel habitat d’Israël subiront le sort qui vient d’être décrit. La population des autres villes, c’est-à-dire des villes proches, devra être entièrement exterminée. Enfin, dans le récit de la conquête lui-même, nous trouvons le bilan est tiré en Jos 11,16-20 : «(16) Ainsi Josué prit tout ce pays : la Montagne, tout le Néguev, tout le pays du Goshèn, le Bas-Pays, la Araba, la montagne d’Israël et son bas-pays. (17) Depuis le mont Halaq qui se dresse vers Séïr jusqu’à Baal-Gad dans la vallée du Liban sous le mont Hermon, et il s’empara de tous leurs rois, les frappa et les mit à mort. (18) Pendant de nombreux jours, Josué fit la guerre à tous ces rois. (19) Pas une seule ville ne fit la paix avec les fils d’Israël, à l’exception des Hivvites qui habitent Gabaon; toutes les autres furent prises par les armes. (20) En effet, Yhwh avait décidé d’endurcir leur coeur à engager la guerre avec Israël afin de les vouer à l’interdit en sorte qu’il ne leur soit pas fait grâce et qu’on puisse les exterminer comme l’avait prescrit Yhwh à Moïse.»
Tous ces passages n’appartiennent pas à la même rédaction, mais tous traduisent la même perspective de base. Nous avons là une version extrême du concept centralisé de paix : à l’intérieur, un peuple homogène astreint à une allégeance sans faille à son Dieu, et à l’extérieur, l’éjection, l’esclavage ou la mort de tous les autres !
L’école théologique et littéraire à laquelle nous devons cet idéal et cette compréhension de l’histoire d’Israël est appelée par l’exégèse historico-critique «l’école deutéronomiste»: «deutéronomiste» parce que c’est dans le livre du Deutéronome que l’on retrouve les principes de base de cette école. On doit à ce cercle une oeuvre historiographique qui comprend les livres allant du Deutéronome au 2e livre des Rois et qui retrace l’histoire d’Israël depuis la veille de l’entrée en Canaan jusqu’à la chute des royaumes d’Israël et de Juda.
Avant de s’interroger sur le contexte historique dans lequel une telle perspective de l’histoire a pu se développer, il faut d’abord insister sur le fait que — d’après les recherches concordantes de ces quatre ou cinq dernières décennies, tant sur le plan archéologique et épigraphique que sur celui de la critique historique des textes bibliques — la présentation des origines d’Israël dans les livres du Deutéronome et de Josué se révèle fictive de A à Z. Le Blitzkrieg de Josué, le bain de sang, le «nettoyage ethnique», tout est inventé ! En réalité, les tribus israélites qui se sont formées dans la partie montagneuse de la Palestine centrale ne doivent nullement leur présence dans le pays à une invasion guerrière, ni même à une infiltration plus diffuse de groupes en provenance de Syrie ou d’Égypte. Pour l’essentiel, même si certains groupuscules ont pu venir s’y adjoindre de l’extérieur, nous sommes en présence, très simplement, d’une population rurale autochtone et composite qui, au début du Fer I (12e/11e s.), développe l’habitat des montagnes, prend conscience de son autonomie et finit par s’organiser politiquement sur le mode clanique et tribal.
Mais si les événements rapportés par ces récits ne sont pas historiques, si donc ces récits ne sont qu’un montage idéologique, cela ne risque-t-il pas d’aggraver plutôt que d’atténuer le jugement sévère que nous serons tentés de porter sur ces textes et sur ceux qui les ont produits ? Comment expliquer une dérive aussi redoutable ?
Le contexte historique dont il faut prendre conscience, le voici : Le système de petits États syro-palestiniens dont faisaient partie Israël et Juda et au sein duquel les dieux et leurs peuples se considéraient comme des frères (même si cela ne les empêchaient pas de se livrer des guerres incessantes), ce système fut sérieusement ébranlé — et même aboli — lorsque surgit, dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, l’impérialisme assyrien. Ces petits États, qui avaient nourri l’illusion de leur indépendance alors qu’ils restaient, nominalement, dans la zone d’influence égyptienne, furent soudainement et brutalement transformés en royaumes vassaux des Assyriens, voire en provinces assyriennes. Le roi d’Assyrie se considérait comme le vicaire terrestre du dieu Assur, et il se sentait appelé à transformer les habitants du monde entier en «sujets de la Cité du dieu Assur». L’impérialisme assyrien s’approchait des États et des cités du Proche-Orient avec exactement les mêmes revendications que celles que nous trouvons dans les lois de la guerre de Dt 20 : «la capitulation ou la mort !» La terre entière devait être soumise au dieu Assur.
Le langage, les mises en scène et l’idéologie de la littérature deutéronomiste de l’Ancien Testament ne sont donc qu’une adaptation à Yhwh, une assimilation israélite du mode de penser assyrien. Pour s’opposer au militarisme totalitaire et brutal de l’Assyrie, les deutéronomistes acceptent de militariser et de brutaliser leurs propres tradition religieuses, (… un peu comme la théologie barthienne, pour s’opposer au totalitarisme nazi se fait l’avocat, dans l’interprétation de son propre patrimoine traditionnel, d’un transcendantalisme autoritaire). On peut aujourd’hui reconstruire avec un certain degré de probabilité les phases historiques de ce mouvement de pensée. Les «deutéronomistes», auteurs du Deutéronome, se situent d’abord dans la lignée du prophétisme du VIIIe siècle (qui était un mouvement d’opposition et d’exclusivisme religieux, cf. surtout Amos et Osée) : ils représentent un courant anti-assyrien, et ce sont eux qui vont instaurer le modèle de «l’alliance», c’est-à-dire du traité de vassalité imposé par les Assyriens, à la religion d’Israël. Le vrai suzerain d’Israël, martèleront-ils, n’est pas Assur mais Yhwh. La seule allégeance légitime pour Israël ne va pas au conquérant assyrien mais à Yhwh, le Dieu d’Israël.
Un peu plus tard, lorsque sous le règne de Josias (640-609), l’empire assyrien commence à s’affaiblir avant de s’effondrer complètement, le mouvement deutéronomiste sort de l’underground, entre à la cour et devient la doctrine officielle. La fameuse réforme de Josias en 622, qui centralise le culte à Jérusalem et qui officialise le Deutéronome, en est la manifestation visible. Dans ce contexte, on écrit l’histoire des origines d’Israël. On fait de l’exode et de l’alliance avec Yhwh par la médiation de Moïse l’événement clef de cette histoire et on représente l’entrée d’Israël en Canaan à la lumière des invasions assyriennes : un rouleau compresseur qui fait table rase. Josué n’est rien d’autre qu’une projection dans le passé de Josias lui-même, qui s’efforce d’ailleurs (mais avec moins de succès que son modèle) de reprendre les territoires de l’ancien royaume d’Israël.
Cette perspective triomphaliste, curieusement, se maintient, et même se radicalise encore, lorsqu’à nouveau la constellation internationale change du tout au tout. Josias a profité du vide passager créé par l’effondrement de l’Assyrie, mais il est capturé par les Égyptiens en 609 et mis à mort. Bientôt, les Néobabyloniens ont pris le relais des Assyriens, et c’est Nébukadnezzar qui en, 597, puis en 587, assiège puis détruit Jérusalem, entraînant l’élite judéenne dans ce qu’on appelle l’exil à Babylone. Les deutéronomistes, cette fois, accentuent la perspective du jugement : Si Israël et Juda ont sombré, cela n’est pas dû à une quelconque faiblesse de leur Dieu — au contraire, le livre de Josué sert maintenant à démontrer que le pays a été donné à Israël dans toute son extension, vidé de ses anciens habitants, quasi «clefs-en-mains», et que c’est Israël qui n’a pas été à la hauteur de sa tâche, se laissant toujours à nouveau gagner par l’infidélité à Yhwh. La chute des royaumes d’Israël et de Juda est donc vue comme un juste châtiment infligé par Yhwh à son peuple. Reste en suspens la seule question de savoir si ce châtiment est définitif — s’il représente en quelque sorte le dernier mot de l’histoire — ou non.
L’historiographie deutéronomiste proprement dite s’arrête en 562 (cf. 2 R 25,27-30), mais les héritiers de cette tradition littéraire et de cette forme de pensée vont gérer leur patrimoine jusqu’à la fin de la période biblique, et à certains égards, me semble-t-il, jusqu’à nos jours, tant dans le christianisme que dans le judaïsme. Au moment où se constituera, à l’époque perse, la Tora canonique du judaïsme naissant, ils veilleront à ce que leur tradition occupe, dans le nouvel ensemble une place de choix.
3. Paix universelle, violence conjurée
Heureusement, dirais-je — enfin, c’est là mon sentiment personnel — le courant deutéronomiste n’est pas le seul à se faire entendre dans la tradition biblique sur les origines d’Israël. Une autre voix, capitale et qui, en façonnant un certain nombre de récits-clef de la Tora, notamment dans le livre de la Genèse, va contribuer à l’universalisation du canon biblique, est la voix de l’auteur dit «sacerdotal» (désigné «P» par les biblistes) et de son école. Nous lui devons en particulier le récit de la création du monde en Gn 1, une des versions du récit du Déluge en Gn 6-9, le récit de l’alliance avec Abraham en Gn 17 ainsi que le baes de cette grande législation sacerdotale (*Ex 25 à Nb 10), qui place au centre la fondation du Tabernacle et qui conçoit la pratique rituelle comme une sorte de sacrement permettant à l’homme pécheur — le juif mais à travers lui, l’humanité entière — de subsister devant le Dieu très-saint.
L’école sacerdotale doit avoir elle aussi des antécédents qui remontent à l’époque préexilique, mais pour l’essentiel elle s’épanouit à partir de l’exil. L’auteur des textes de la Genèse est certainement une personnalité de la fin de l’exil. Cette période coïncide avec l’émergence de l’empire perse, période qui inaugure ce que l’on serait tenté d’appeler une ère de modernité. Cyrus entre à Babylone en 539, salué presque en libérateur (y compris par le Deutéroésaïe). Les Perses n’ont pas eu à conquérir leur empire: ils en ont hérité. Aussi leur attitude à l’égard des peuples de cet empire va-t-elle être à l’opposé de celle des Assyriens. Alors que les Assyriens tentaient par tous les moyens — par exemple, par des déportations massives — de dissoudre, d’assimiler, d’égaliser ou d’homogénéiser les peuples conquis et de les soumettre tous à Assur, les Perses, au contraire, ont vu leur intérêt dans la tolérance des particularités et des diversités. Leur dieu suprême, Ahuramazda, s’accommodait fort bien de la pluralité des cultures et des religions. Comme l’a montré H.-P. Frei en 1984, ils ont même favorisé, dans les diverses parties de leur empire, la fixation et la canonisation des lois et des traditions, en invitant les autorités locales à leur fournir une «version officielle» (Cf. P. Frei, K. Koch, Reichsidee und Reichsorganisation im Perserreich. Zweite, bearbeitete und stark erweiterte Auflage, OBO 55, Fribourg et Göttingen, Universitätsverlag, 1996, 1re édition: 1984). Ainsi en Lydie, en Égypte et … en Israël. On peut penser, en effet, que l’édition de la Tora, la rédaction normative du Pentateuque, n’est pas due simplement, comme on l’a pensé depuis deux cents ans, à une succession arbitraire de rédactions maladroites, mais qu’elle est le résultat d’une négociation intense entre les différents courants juifs, les partis présents étant fermement invités par les Perses à se mettre d’accord et à leur fournir une «copie» unique. L’AT lui-même en garde le souvenir, puisqu’il nous apprend que le grand «rédacteur» de la Tora, le juif Esdras, était un fonctionnaire perse, délégué à cette fin à Jérusalem (Esd 7; Ne 8). Il est évident que la tolérance des Perses avait des limites: ce qui aurait risqué de déstabiliser l’empire ou la coexistence de ses ethnies n’aurait pas passé la censure (encore que la sagesse politique perse pût aussi avoir consisté à intégrer la voix de l’opposition plutôt que de la supprimer), mais tout ce qui était particularisme, coutume ancestrale, loi religieuse était systématiquement favorisé. Depuis une dizaine d’années, on a donc appris à lire la Tora comme un formidable «match» entre deux grands courants opposés, le courant deutéronomiste et le courant sacerdotal.
L’auteur sacerdotal est un homme de l’empire perse. Il est aux antipodes du courant deutéronomiste, et il va introduire une vision de Dieu, d’Israël et de l’humanité qui se défera de toute agressivité guerrière et qui optera pour ce qui apparaît comme une sorte de pacifisme réaliste. Cette perspective, dont on n’a, me semble-t-il, pas encore mesuré l’originalité et la radicalité, j’aimerais ici et pour conclure en esquisser quelques éléments :
Dans l’histoire sacerdotale, qui va de la création de l’univers (Gn 1) à la mort de Moïse (Dt 34), aucune guerre n’est rapportée. Il n’est pas dit comment les Israélites entrent dans le pays. Apparemment, la terre de Canaan est restée vide jusqu’à l’arrivée des Israélites, et ce pays leur échoit sans guerre. Mais les Israélites ne sont pas les seuls habitants du pays. Car l’auteur sacerdotal renoue aussi avec la pensée généalogique de la période tribale. Pour cet auteur, deux ancêtres sont importants : Noé (Gn 9-10), qui est l’ancêtre de toute l’humanité, et Abraham (Gn 17) qui est l’ancêtre non seulement des Juifs mais aussi de tous les peuples voisins de Palestine et du Levant (notamment les Édomites et les Ismaélites), et c’est avec ces deux ancêtres, et avec eux seuls, que Dieu conclut une alliance. Israël partage avec tous les descendants d’Abraham la promesse du pays de Canaan. La particularité d’Israël n’est pas niée, mais elle est vue dans une perspective qu’on pourrait appeler sacerdotale : Israël est le gardien du Temple, il est le prêtre de l’humanité. Mais pour le reste, la perspective est résolument internationaliste et interethnique.
Si l’auteur sacerdotal exclut la guerre de ses récits, il propose toutefois une réflexion très subtile sur la violence, et donc sur la guerre, et donc sur la paix et la justice. En effet, le monde, dont il raconte la création en Gn 1, est un monde «bon» et même «très bon» (Gn 1,31). Les habitants de la terre, c’est-à-dire les animaux terrestres et les hommes, se partagent le même habitat mais n’entrent pas en conflit, car leur nourriture n’est pas la même : graines et fruits pour les hommes, herbes et verdure pour les animaux. Ni les hommes ni les animaux ne sont carnivores. C’est donc la paix et non la violence qui a été inscrite dans l’ordre de la création. Évidemment, il n’a pas échappé à notre auteur que cette vision idéale des choses était démentie par la réalité empirique. Mais il n’y a pas chez lui un récit de la «chute». Simplement, il constate, au début de l’histoire du déluge, que «toute chaire est corrompue et que la terre s’est remplie de violence» (Gn 6,11s.). C’est donc la violence qui est le mal par excellence. Mais qui en est responsable ? «Toute chair», c’est-à-dire les hommes et les animaux dans leur ensemble. Le problème n’est donc pas celui d’une culpabilité individuelle de tel ou tel individu ou groupe, d’humains ou d’animaux. On pourrait dire que le problème est structurel, et cela nous fait rejoindre la manière dont le problème est abordé dans certains mythes mésopotamiens. Dans l’épopée d’Atrahasis par exemple, c’est parce que les hommes, devenus prolifiques, font trop de bruit et l’empêchent de dormir que le dieu Enlil décide de les affamer, de les faire mourir de maladie et, finalement, de les noyer sous les eaux du Déluge. Derrière le «bruit» comme derrière la «violence» se profile le spectre de la surpopulation humaine et animale : il y a trop d’hommes, il y a trop d’animaux, ils font trop de bruit, et ils sont trop violents. Et c’est cette surpopulation, devenue «ingérable», qui précipite la catastrophe. Il faut faire table rase, recommencer à zéro. Mais la catastrophe ne résout rien.
«Faire la guerre pour mettre fin à toutes les guerres», c’est la tentation de toujours, et c’est la logique qui conduit au Déluge. Le Déluge survient, mais il n’arrange rien. Selon l’un de nos deux narrateurs (probablement un glossateur de P), Dieu dit : «Je ne recommencerai plus à maudire le sol à cause de l’homme, car le produit du coeur de l’homme est le mal, dès sa jeunesse. Plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait!» (Gn 8,21). La motivation pour ne plus envoyer de Déluge est exactement la même que celle qui avait justifié son déclenchement (6,5). Dieu a compris que les hommes d’après le Déluge ne sont pas meilleurs que les hommes d’avant. Et si le Déluge est désormais écarté, c’est parce que sa valeur pédagogique s’est révélée nulle. Il y a, en revanche, une certaine pédagogie de Dieu : Dieu fait l’expérience de ce qui «marche» et de ce qui ne «marche» pas dans le traitement des hommes.
Dès le moment où les solutions radicales ont échoué, on comprend mieux les enjeux du récit de la «reconstruction» postdiluvienne, telle qu’elle est envisagée par le narrateur sacerdotal. Dans ce récit, en Gn 9,1-17, Dieu établit une alliance avec Noé, et on ne s’étonnera pas que celle-ci tourne entièrement autour de la question de la violence et de son endiguement. La violence, non seulement entre hommes, mais aussi entre humains et animaux, ne peut plus être ni ignorée ni définitivement extirpée, et c’est pourquoi il s’agit maintenant de mettre en place des garde-fous afin que la vie des hommes et des animaux ne soit pas engloutie par la violence qu’elle ne cesse d’engendrer. La prolifération et la fécondité des hommes est maintenue (9,1), mais celui qui verse le sang en sera tenu pour responsable : «De votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai des comptes à toute bête et j’en demanderai compte à l’homme : à chacun je demanderai compte de la vie de son frère.» (9,5). Et afin de bien montrer que les solutions radicales («venger sept fois», «exterminer et recommencer») sont désormais bannies, Dieu lui-même va donner l’exemple. L’arc-en-ciel, qui en est le signe visible, doit rappeler – aux hommes comme à Dieu lui-même – que Dieu a suspendu son arc dans les nuages (Gn 9,13-16), c’est-à-dire que l’arc – qui est l’arme de guerre, de chasse et d’extermination par excellence – a été rangé au râtelier. Dieu lui-même proclame qu’il ne contribuera plus au cycle de la violence. Et que cela se sache !
Pacifisme réaliste, avons-nous dit à propos de cet auteur. Dans les récits sacerdotaux du début de la Genèse, la réflexion sur les origines de la violence est, on le voit, étroitement associée à la réflexion sur les origines de l’humanité. Ce narrateur — mais cela peut être dit aussi des autres voix qui s’expriment en Gn 1-11 — savent fort bien que si l’avenir de l’humanité est menacé, c’est avant tout par la violence. Pourtant leurs récits ne suggèrent ni l’angélisme ni l’indignation automatique. La violence, pour eux, a bien quelque chose d’endémique. La condition humaine est telle que la violence est toujours là, un peu comme la bête tapie derrière la porte de Caïn, prête à bondir. Mais l’homme n’est pas pour autant dégagé de sa responsabilité vis-à-vis d’elle. C’est à l’homme qu’il appartient de dominer la violence, c’est-à-dire de l’apprivoiser, de l’endiguer, de la domestiquer comme on le ferait d’une bête sauvage : d’imaginer donc des structures dans lesquelles cette violence pourrait se faire moins menaçante ou de concevoir des stratégies qui pourraient la rendre moins dévorante.
Nous voici arrivés au terme d’un périple qui, en nous conduisant de l’Israël clanique et tribal au judaïsme naissant de l’empire perse, en passant par le royaume de Josias repensé à la lumière de la confrontation avec l’Assyrie, nous a permis de repérer trois conceptions différentes de la puissance et de la violence du Dieu d’Israël.
Le premier modèle, à la fois archaïque et moderne, part d’un monde pluripolaire et d’une humanité où les peuples sont à la fois collègues et rivaux et où leurs dieux eux-mêmes doivent coexister à l’intérieur d’un ordre cosmique diffus et se partager leurs zones d’influence. Ce qui compte là, c’est le bon sens mais aussi l’astuce, la décence mais aussi une certaine débrouillardise.
Le deuxième modèle nous introduit à une conception centralisée du monde et de l’ordre cosmique. La paix y est commandée et imposée par un pouvoir central, que ce soit par la persuasion ou par la force. A l’extérieur de cet ordre, il n’est point de salut. Ce modèle peut trouver des expressions sereines (souvent utopistes ou eschatologiques) ou alors, extrêmement agressives.
Le troisième modèle transcende les deux modèles précédents tout en valorisant certains de leurs aspects. En redécouvrant d’une part les vertus du système généalogique, en maintenant d’autre part le postulat d’un Dieu créateur unique, il propose une vision étonnamment universaliste et pacifique de la paix et de la justice. La violence est perçue comme un ferment de destruction extrêmement dangereux : Dieu et les hommes s’allient pour l’endiguer et pour conjurer la menace qu’elle représente pour l’un et les autres.