Archive pour la catégorie 'art sacré'

Walking Through Paradise

20 juin, 2013

Walking Through Paradise dans art sacré picgarden

http://www.walkingthroughparadise.tv/index.php?/french/petit-guide-illustre-du-paradis/

LA RÉSURRECTION SANS LE CHRIST RESSUSCITÉ

3 mars, 2013

http://www.30giorni.it/articoli_id_11778_l4.htm

LA RÉSURRECTION SANS LE CHRIST RESSUSCITÉ

Pour l’idéalisme moderne, la résurrection est le produit de l’idéalisation posthume de Jésus mort. La gloire naît d’une défaite. Le récit évangélique se trouve ainsi renversé. Pour celui-ci, en effet, la foi naît de la perception réelle du Christ ressuscité, de Celui qui a vaincu la mort

par Massimo Borghesi

LA RÉSURRECTION SANS MIRACLE
«La résurrection non seulement n’est pas un miracle mais elle n’est même pas un événement empirique. Et la foi dans la résurrection ne dépend pas du fait que l’on accepte ou que l’on rejette la réalité historique du sépulcre vide». C’est ce que l’on peut lire sur la quatrième de couverture du texte d’Andrés Torres Queiruga, La risurrezione senza miracolo, traduit depuis peu en italien1. L’opuscule est intéressant dans la mesure où il est la parfaite expression d’une tendance qui, après Bultmann, est devenue dominante dans les études exégétiques et théologiques: tendance qui fait de la résurrection une pierre errante, un bloc erratique que la critique doit supprimer pour rendre compréhensible à l’homme moderne le contenu de la foi chrétienne. Le Christ ressuscité de Piero della Francesca ou L’Incrédulité de Thomas du Caravage appartiennent à l’art du passé. On ne pourra plus dans l’avenir présenter une lecture réaliste de la résurrection, la seule lecture admise sera “symbolique”. Par un étrange renversement des processus cognitifs, la foi ne présuppose pas le sépulcre vide ni l’expérience tangible du Christ ressuscité; le Christ ressuscité, au contraire, n’“apparaît” tel que dans la précompréhension de la foi. De cette façon, une partie considérable de la littérature théologique – celle qui donne pour évidente l’opposition entre le “Christ historique” et le “Christ de la foi” – abandonne la position réaliste et rencontre, nécessairement, le point de vue idéaliste. Pour celui-ci, ce n’est pas la réalité, ce qui arrive concrètement, qui déclenche et explique la “persuasion”; c’est au contraire la “vision du monde”, la foi préliminaire qui rendent évidents, “visibles”, des faits qui, sans elles, n’existent pas. La foi, privée de tout fondement rationnel, n’est plus un “jugement” mais un pré-jugé qui “voit” d’une façon non conforme à la réalité, lieu d’une expérience “mystique”, affective, idéalisante. La foi idéalise, grâce à la médiation imaginative, son objet. Dans le cas du christianisme, cela signifie que le Christ “apparaît” comme ressuscité dans la foi, grâce à la foi. Hors de la foi, il y a seulement le mystère d’une tombe vide, d’un cadavre disparu. Un problème qui n’intéresse pas la foi pour laquelle ce qui importe, c’est seulement le Christ idéal, divin. La résurrection n’a pas besoin de la chair de Jésus de Nazareth, de sa personne singulière; l’idée, le symbole de l’Homme-Dieu sont suffisants. la foi vit de l’idée, non de la réalité.
Des images et des détails de la prédelle de la Maestà de Duccio di Buoninsegna, conservée au Museo dell’Opera del Duomo, à Sienne; ci-dessus, Jésus ressuscité et Marie-Madeleine
Ce présupposé, véritable a priori conceptuel, est manifeste dans le texte de Torres Queiruga. Pour le philosophe de Saint-Jacques-de-Compostelle, les acquisitions «irréversibles» de l’exégèse et de la culture actuelles font qu’il n’est plus possible de concevoir «la présence active de Dieu comme une irruption ponctuelle, c’est-à-dire physique et accessible aux sens, dans la trame du monde»2. Une définition parfaite de l’incarnation, que l’auteur supprime d’un simple trait de plume. Comme pour Bultmann, qui juge mythologique «la conception dans laquelle le non-mondain, le divin apparaît comme le mondain, l’humain et l’au-delà comme l’ici-bas»3, pour Torres Queiruga, Dieu ne peut agir sensiblement dans ce monde. C’est pourquoi «l’analyse de la résurrection de Jésus comme “miracle” – le plus spectaculaire – a disparu définitivement des traités sérieux. C’est au point que, même dans les traités les plus “orthodoxes”, on déclare que la résurrection non seulement n’est pas un miracle, mais qu’elle n’est pas non plus un événement “historique”»4. L’“expérience” du Christ ressuscité doit éliminer toute présence de type empirique. «Si le Christ ressuscité était tangible ou mangeait, il serait nécessairement limité par les lois de l’espace, ce qui signifie qu’il ne serait pas ressuscité. Et il arriverait la même chose s’il était physiquement visible»5. Croire autre chose reviendrait à se soumettre à l’«impérialisme du principe empiriste»6, à rendre impossible «le fondement rationnel de la foi dans la résurrection»7. Pour l’auteur, «les disciples ne virent pas de leurs yeux ni ne touchèrent de leurs mains le Christ ressuscité. C’était en effet impossible parce que le Christ n’était pas à la portée de leurs sens»8. Ce que les disciples ont “vu” «ne peut avoir aucun rapport matériel avec un corps spatio-temporel»9. Du reste, «dans la vie terrestre, le corps ne peut pas être non plus considéré comme le support absolument indispensable de l’identité» et «on ne voit pas ce que pourrait apporter à celle-ci la transformation (?) du corps mort, c’est-à-dire du cadavre»10. Pour l’ “idéaliste” Torres Queiruga, la “réalité” du Christ ressuscité ne présuppose pas sa réalité sensible, corporelle. Celle-ci se fonde sur la subjectivité du croyant, sur les «expériences psychiques de visualisations ou d’imaginations de convictions intimes. Convictions qui peuvent avoir un référent réel – le mystique, dans sa vision, se relie réellement au Christ – sans que soit réelle la forme sous laquelle celui-ci se présente»11. La «“vision” présuppose une expérience intérieure, une situation personnelle particulière ancrée dans un milieu particulier, données à partir desquelles la «médiation imaginative»12 – que l’auteur évoque en se référant à Kant – se réalise en donnant forme à l’objet de son aspiration. Dans le cas des disciples, «à l’intérieur de la culture du temps, ouverte aux manifestations extraordinaires et empiriques du surnaturel, le schéma imaginatif de la résurrection pouvait fonctionner comme un retour à la vie»13. C’est-à-dire que les disciples crurent le voir dans la mesure où ils étaient prédisposés à cette croyance par un contexte, par un milieu spirituel. À l’intérieur de cet horizon, l’élément décisif, l’étincelle, sont provoqués par l’expérience fondamentale de la mort de Jésus: «Le contexte très fortement émotif suscité par le drame du Calvaire»14. C’est là, dans le drame de la disparition de la personne chère, que mûrit «ce que nous pourrions appeler à la manière de Kant le “schéma imaginatif” pour comprendre la résurrection comme ayant déjà eu lieu»15. Dans le contexte messianique-eschatologique d’Israël, la mort de Jésus provoque un vide lancinant, une expérience de douleur qui cherche une résolution. La croix du Christ se “transforme” en la résurrection: «La résurrection a lieu sur la croix elle-même»16. Le Christ, le mort, redevient vivant dans la foi. Torres Queiruga suit à la lettre, sans le citer, Rudolf Bultmann: «Croix et résurrection comme événement “cosmique” sont une seule et même chose»17. La résurrection n’est pas un événement réel qui suit la mort de Jésus sur la croix. Elle est, symboliquement, la transfiguration du Christ induite par l’expérience tragique de sa fin. Sous une forme paradoxale, qui est au centre du modèle idéaliste, l’absence produit la présence, le vide donne lieu au plein, la privation se change en victoire. Il faut pour ce faire que soit supprimé, dans le sens paulinien, l’aspect de scandale de la croix: le Fils de Dieu pendu à ce qui, pour les modernes, est le gibet. Cet aspect serait dans les Évangiles une construction littéraire et non un élément historique. Torres Queiruga reconnaît qu’«une habitude invétérée, qui s’appuie fortement sur la lettre des Évangiles, a conduit à voir la croix comme un lieu de “scandale”, qui décrétait la fin de la foi des disciples, lesquels alors auraient fui, reniant et trahissant leur Maître. Pour expliquer leur conversion plus tard, il devait arriver quelque chose d’extraordinaire et de miraculeux qui, par son évidence irréfutable, les rendrait à la foi. Ce quelque chose serait la résurrection qui se verrait ainsi dotée d’une véritable “démonstration” historique. On ne peut pas nier que cet argument ait de la force, et, de fait, il est toujours le plus courant dans les traités en usage. Cependant une réflexion plus attentive a fait voir, chaque fois de façon plus claire et avec l’assentiment plus ample des spécialistes, sa nature de “dramatisation” littéraire et son caractère apologétique»18 . Cette conclusion serait aussi prouvée par le fait que «l’hypothèse d’une trahison ou d’un reniement est profondément incompréhensible et injuste en ce qui concerne les disciples»19. Ceux-ci auraient trahi Jésus au moment de l’épreuve suprême, ils auraient été ingrats et sans cœur. Ce qui, pour l’auteur est inadmissible. D’autre part, le scandale existe pour les Romains, pas pour les juifs: «Les criminels de Rome étaient les héros du peuple que les Romains avaient assujetti»20.
La croix du Christ, dans l’optique toute positive qui est celle de Torres Queiruga, n’est pas ce qui éloigne, le lieu de la solitude. Elle est au contraire le point où se forme la foi: «La crucifixion, avec l’horrible scandale de son injustice, apparaît comme le catalyseur le plus déterminant pour comprendre que ce qui est arrivé sur la croix ne pouvait être la conclusion définitive»21. La croix n’est pas un point de fuite mais un “tournant”. Il s’agit là d’une conclusion qui s’imposait à Torres Queiruga dans la mesure où, entre la mort de Jésus et la foi de l’Église naissante, il ne se passe rien. L’idéalisme, comme philosophie de l’absence d’événement, implique un court-circuit dans lequel la foi doit précéder l’événement et non le suivre. L’argument selon lequel les disciples fuient, apeurés et démoralisés, a “de la force”, comme reconnaît l’auteur, mais il n’est pourtant pas acceptable. Le vide doit produire le plein, la mort doit se faire idée du Christ ressuscité et non engendrer le scandale, la fuite, le désarroi. On se trouverait sinon devant une “apologie” et non une histoire. Dans son caractère effectif, le mort est un drapeau, le symbole d’une vie qui ne pouvait prendre fin.
DANS L’ORBITE DE HEGEL
Il est singulier que Torres Queiruga cite à plusieurs reprises Kant – pour la médiation imaginative de la foi – et qu’il n’évoque pas Hegel. Singulier parce que sa réflexion se situe, de façon parfaite, à l’intérieur de l’horizon spéculatif de l’idéalisme. Elle en calque la christologie, celle de Hegel, avec des discordances qui, pour le sujet qui nous occupe, sont totalement marginales22. Pour Hegel comme pour le philosophe espagnol, la révélation «ne consiste pas dans l’irruption de quelque chose d’extérieur mais dans la découverte d’une présence qui, peut-être ignorée et éventuellement pressentie, était déjà à l’intérieur et tentait de se faire connaître»23. Le christianisme regarde l’ontologie, non l’histoire. Il révèle ce qui est déjà présent depuis toujours, quoique de façon éventuellement voilée, dans l’intériorité du moi; c’est un rapport immanent, non provoqué de l’extérieur. «Dieu n’“entre” pas à un moment donné dans le monde pour révéler quelque chose par une intervention extraordinaire mais Il est toujours présent et actif dans le monde, dans l’histoire et dans la vie des individus et Il est toujours en train de faire reconnaître sa présence pour que nous réussissions à l’interpréter de façon correcte»24. Ainsi, «ce qui est utile, ce n’est pas que le soleil commence à briller mais que les fenêtres soient ouvertes et les vitres propres»25. La Révélation, ce n’est pas Dieu qui “révèle”, puisqu’Il le fait en permanence, mais la découverte humaine «qui est révélation au sens strict du terme»26. Torres Queiruga déshistoricise radicalement le christianisme. Il le résout en une structure idéale, en une conception gnostico-panthéiste pour laquelle le Dieu-dans-le-monde désire ardemment se rendre connaissable en déchirant le voile d’ombre de l’ignorance humaine. Le Christ historique, comme chez Hegel, est seulement l’“occasion” de l’éveil, dans le moi, de la conscience du Christ idéal. Il est, comme Socrate, la “sage-femme” dont l’art maïeutique amène au jour le Dieu-en-nous, selon la «riche et profonde tradition du magister interior»27.
Cette perspective, l’idée d’une révélation immanente, par rapport à laquelle le Christ historique est seulement une provocation contingente, éclaire le second point qui rapproche Hegel et Torres Queiruga: la négation de la dimension empirique de la foi. Dans La philosophie de la religion, Hegel distingue une double foi: la foi extérieure et la foi intérieure. La foi “extérieure” se fonde sur le Christ historique, sur sa personne et son autorité. Mais il s’agit là, pour Hegel, d’une foi limitée, contingente. C’est «un mode extérieur, accidentel, de la foi. La véritable foi se trouve dans l’esprit de vérité. L’autre [la foi extérieure] concerne encore un rapport avec la présence sensible immédiate. La véritable foi est spirituelle, elle est dans l’esprit: elle a pour fondement la vérité de l’idée»28. Par rapport à celle-ci, «la foi extérieure ne doit donc être considérée que comme un moyen pour arriver à la vraie foi; en tant qu’extérieure, elle est soumise à la contingence. Or l’esprit atteint sa vérité non selon la contingence mais selon le libre témoignage»29. La foi intérieure repose sur l’idée éternelle, sur l’idéal immanent de l’esprit, non sur les miracles ou sur une révélation empirique. C’est cette foi qui, selon l’idéaliste Hegel, “produit” l’idée de l’Homme-Dieu, transforme le Christ mort en Christ ressuscité. La foi intérieure opère la métamorphose du Christ historique, un utopiste juif au message révolutionnaire, en Christ “théologique”, divin. Grâce à elle, la figure de Jésus de Nazareth est consignée à la mémoire, au passé, à la première apparition non spirituelle du divin.
JÉSUS RESSUSCITÉ APPARAÎT AUX DISCIPLES D’EMMAÜS
Le thème qui permet le passage entre les deux images du Christ, l’image empirique et l’image idéale, – et c’est le troisième élément qui rapproche la christologie de Torres Queiruga de celle de Hegel – est celui de la mort du Christ. La mort est la résurrection: ce topos de la christologie idéaliste, de Hegel à Bultmann, est le vrai pivot autour duquel tourne une grande partie de l’exégèse historico-critique. C’est une conception qui ne tient debout, sur le plan spéculatif, que si est reconnue comme valide la thèse de la dialectique selon laquelle du négatif procède nécessairement le positif. Comme l’écrit Torres Queiruga, «la pensée moderne elle-même, qu’elle soit philosophique ou théologique, connaît la capacité de révélation de ce type d’expérience, parce que la contradiction interne elle-même oblige à chercher une synthèse capable de la résoudre»30. Dans le cas de la mort de Jésus «seules la résurrection et l’exaltation permettaient de dépasser cette terrible opposition qui risquait de tout faire sombrer dans l’absurde»31. De la mort, du négatif, naît la nécessité du positif. Une nécessité idéale: le Christ renaît dans l’idée, dans la conception de la communauté, dans la foi intérieure, Non dans la réalité des faits. De cette façon, comme l’écrit Hegel, «cette mort est le point central autour duquel tourne le tout; dans sa conception réside la différence entre la conception extérieure et la foi, c’est-à-dire la médiation avec l’esprit»32. Il résulte de cela que la foi authentique se fonde sur la mort de Jésus, non sur sa résurrection¸ naît du Christ mort, non du Christ ressuscité. Le Christ ressuscité ne fonde pas la foi, il est plutôt “fondé”, idéalisé par la foi. L’idéalisme, qui sous-tend l’opposition entre le Christ de la foi et le Christ de l’histoire, renverse de cette façon les termes par lesquels, dans la conception de l’Église, se présente le rapport entre foi et réalité. Dans la mesure où le Christ ressuscité présuppose déjà la foi dans l’Homme-Dieu, cette foi doit naître, nécessairement, de la sublimation d’une défaite. Le christianisme, comme dogme, naît de l’idéalisation d’un échec et non de l’empirisme johannique fondé sur ce qui a été «vu, entendu, touché du doigt».
UNE MORT INCOMPRÉHENSIBLE ET UNE FOI SANS RÉSURRECTION
L’idéalisme historico-critique, fondé sur la dialectique du négatif, rend difficile non seulement la compréhension de la résurrection – œuvre de toute façon de “visionnaires” – mais aussi celle de la mort du Christ. Si Jésus n’a pas été mis à mort pour s’être proclamé Dieu, pourquoi a-t-il été crucifié? La proclamation par le Christ de sa divinité est niée au nom de l’opposition entre le Christ historique et le Christ de la foi. Seule la communauté des croyants divinise Jésus qui, par lui-même, ne se serait jamais conçu comme Dieu. Pour expliquer le motif de la condamnation, il ne reste que l’hypothèse politique: Jésus, zélote potentiel, est crucifié parce qu’il est dangereux pour l’ordre romain. C’est le leitmotiv du Jésus “juif” qui guide l’Inchiesta su Gesù de Corrado Augias et Mauro Pesce33, un nouvel essai de recherche, curieux et par moment original, qui, pourtant, en raison de ses présupposés encore une fois idéalistes, ne réussit pas à apporter quelque chose de nouveau. Le Jésus juif “non chrétien”34 d’Augias-Pesce est un utopiste, voisin du groupe de Jean Baptiste, qui se distingue par une foi totale en Dieu et par une attention particulière aux plus démunis. Un radical, mais sans utopie sociale organisée, qui, au-delà de ses thèmes favoris et de son témoignage, ne propose rien d’original, du point de vue de la morale, par rapport à la loi juive. Pourquoi donc ce rêveur, impolitique et inoffensif, a-t-il été envoyé à la mort? Pesce déclare que c’est pour des raisons non pas religieuses mais politiques que Jésus est condamné par le pouvoir romain. La responsabilité des membres du Sanhédrin serait le résultat de la reconstitution, postérieure, des rédacteurs des Évangiles, favorables aux Romains. Mais quelles sont les raisons politiques pour lesquelles Jésus a été condamné? Tout repose sur des soupçons concernant la nature d’un mouvement, soupçons nés chez «ceux qui n’ont pas saisi les intentions réelles de l’action de Jésus. Il s’est donc agi, de la part des Romains, d’une grave et grossière erreur d’évaluation politique»35. Une considération, à vrai dire, surprenante, qui laisse totalement en suspens les motifs de la condamnation à mort de Jésus. Motifs, par ailleurs, non étendus, et cela aussi est étrange, à ses disciples. La résurrection reste également mystérieuse: elle est affirmée non par des témoins oculaires mais par des voyants qui “voient” à l’intérieur des schémas culturels et religieux d’Istraël. Dans l’Inchiesta, la naissance du christianisme est également totalement énigmatique. Pesce refuse «l’idée que le christianisme naisse avec la foi dans la résurrection de Jésus, et qu’il naisse grâce à Paul […]». «Paul, comme Jésus», écrit-il, «n’est pas un chrétien mais un juif qui reste dans le judaïsme»36. Le christianisme, selon lui, apparaîtrait plus tard, dans la seconde moitié du IIe siècle, au cours d’un processus d’hellénisation de la position juive originaire. Par rapport à Hegel et à Torres Queiruga, Augias et Pesce opèrent une nouvelle fracture qui rend encore plus énigmatique la naissance de la foi chrétienne. Dans le cadre hégélien, le christianisme a pour intermédiaire la mort de Jésus, laquelle produit l’idée du Christ ressuscité. Dans Inchiesta su Gesù, le christianisme prend naissance longtemps après la vision de la résurrection, fruit non de la foi mais d’une élaboration tardive théologico-philosohique de type hellénistique. Ce qui reste fixe, c’est le topos dominant: la foi ne se fonde pas sur la résurrection, elle la précède ou la suit sans avoir de rapport avec elle. Une vision des choses qui, loin de simplifier le problème, le complique énormément. Si le Christ historique est celui que décrivent Augias et Pesce, à savoir un juif observant sans rien de vraiment original, on ne comprend pas comment il peut être «l’homme qui a changé le monde». On ne comprend pas pourquoi il a été condamné. Si la vie de cet homme s’est terminée par un échec, on ne comprend pas, si l’on n’accepte pas la nécessité logique de la dialectique, comment d’un mort peut naître, dans la communauté primitive, la foi dans un vivant. On ne comprend pas, pour finir, comment le “Christ de la foi” peut faire abstraction de la résurrection, réelle ou imaginaire, et se former seulement au IIe siècle, comme le veut Pesce. Un destin singulier pour le rationalisme historico-critique: né avec l’intention de rendre clair le contexte, il réussit à dresser un cadre d’ensemble plein de zones d’ombre et de sauts dans le vide. Le modèle idéaliste montre toutes ses limites. Partant du préjugé que le fait ne peut avoir eu lieu – que Dieu ne peut devenir homme et ressusciter de la mort – il doit justifier la foi comme idéalisation. Mais cela rend la narration évangélique incompréhensible. Si les descriptions du Christ ressuscité constituent la grande énigme pour le lecteur antique et moderne, la suppression de la résurrection ne suscite pas moins d’interrogations sans réponse. C’est le Christ “historique” qui devient incompréhensible. Retrouvé, archéologiquement, sous les différentes couches de la foi, il se présente comme un rêveur à la fois radical et ingénu, comme une figure qui ne permet pas de comprendre l’incendie qui a enflammé l’histoire. Les conclusions du rationalisme critique – un vivant qui sort d’un mort, une révolution spirituelle produite par un utopiste semblable à beaucoup d’autres – sont totalement irraisonnables. L’échec de cette position constitue la prémisse “critique” qui permet de reprendre une position réaliste, laquelle n’a pas la prétention de démontrer le dogme mais plutôt de reconnaître qu’affirmer que la vue désolée d’un crucifix puisse engendrer l’idée, glorieuse, d’un Christ ressuscité va à l’encontre de toute évidence rationnelle.

Notes  sur  le site

L’ART SACRÉ ET SA NATURE PROFONDE

2 mai, 2012

http://www.zenit.org/article-30592?l=french

L’ART SACRÉ ET SA NATURE PROFONDE

Par le card. Cañizares Llovera

ROME, lundi 16 avril 2012 (ZENIT.org) – Cette réflexion sur « L’art sacré et sa nature profonde », est une introduction du cardinal espagnol Antonio Cañizares Llovera, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, à un livre publié en italien par Rodolfo Papa, intitulé “Discours sur l’art sacré” (“Discorsi sull’arte sacra”, éd. Cantagalli, Sienne, 2012)
Introduction du card. Cañizares Llovera
         Voici une œuvre dont nous avions besoin et que nous attendions : celle de Rodolfo Papa qui étudie en grand spécialiste l’art sacré dans sa nature profonde et son identité. Il s’agit ici de la nature intime et de l’identité de l’art sacré, mais également de l’art en tant que tel, dans lesquels vérité et beauté sont inséparables et en quoi foi et art, foi et beauté s’embrassent dans une parfaite réciprocité et une union indéfectible; quelque chose de semblable à ce qui se passe entre foi et raison.
         C’est ce que le Pape Benoît XVI reconnaissait dans l’interview accordée aux journalistes en novembre 2010 dans l’avion qui l’emmenait à Saint-Jacques-de-Compostelle et à Barcelone pour la consécration de la basilique de la Sainte-Famille de l’architecte Antonio Gaudi. Il affirmait alors : «Vous savez que j’insiste beaucoup sur la relation entre foi et raison, que la foi, et la foi chrétienne, n’a son identité que dans l’ouverture à la raison, et que la raison devient elle-même si on la transcende vers la foi. Mais la relation entre foi et art est tout aussi importante, car la vérité, but et objectif de la raison, s’exprime dans la beauté et devient elle-même dans la beauté, se prouve comme vérité. Là où se trouve la vérité doit donc naître la beauté, et là, où l’être humain se réalise de manière correcte et bonne, il s’exprime dans la beauté. La relation entre vérité et beauté est inséparable et nous avons donc besoin de la beauté. Pour l’Eglise depuis ses débuts, dans la grande modestie et pauvreté de l’époque des persécutions, l’art, la peinture, l’expression du salut de Dieu dans les images du monde, le chant puis les édifices sont constitutifs et resteront constitutifs pour toujours. Ainsi l’Eglise a été la mère des arts pendant des siècles et des siècles: le grand trésor de l’art occidental – que ce soit la musique, l’architecture ou la peinture – est né de la foi de l’intérieur de l’Eglise. Aujourd’hui, il y a une certaine «dissidence», mais cela nuit aussi bien à l’art qu’à la foi. Un art qui perdrait la racine de la transcendance ne serait plus orienté vers Dieu : ce serait un art diminué, il perdrait sa source vivante; et une foi qui ne posséderait que l’art du passé, ne serait plus une foi du présent. Aujourd’hui elle doit s’exprimer à nouveau comme une vérité toujours présente. C’est pourquoi le dialogue ou la rencontre – je dirais les deux – entre art et foi est inscrit dans l’essence la plus profonde de la foi; nous devons faire tout ce qui est possible pour qu’aujourd’hui aussi, la foi s’exprime à travers un art authentique, comme Gaudí, dans la continuité et dans la nouveauté, et que l’art ne perde pas le contact avec la foi» (Benoît XVI, entretien avec les journalistes, 6 novembre 2010).
Quand ce livre a été conçu ces paroles n’avaient pas été dites mais l’œuvre de Rudolf Papa – homme de foi, intellectuel pénétrant et artiste, passionné de vérité et de beauté – constitue un approfondissement, une explication et un commentaire fidèle de cette parole et de cette pensé du Pape Benoît XVI pour qui foi et art, la beauté de l’art sacré et l’unité fondamentale entre art et liturgie sont des thèmes très importants de son pontificat.
 On peut parfaitement comprendre les relations d’amitié entre l’Eglise et les artistes à travers les siècles jusqu’à nos jours. C’est ainsi que les derniers papes, de Paul VI à Benoît XVI ont réaffirmé la nécessité de cette relation qui n’est rien de moins qu’unité et réciprocité totale. De plus, on comprend bien l’appel de ces papes à exprimer dans des œuvres d’art la relation entre foi et art (foi et beauté) indissociable de l’autre relation foi et raison (foi et vérité, foi et bonté), tout cela exprimé de façon magistrale par l’auteur de ce livre. De cette vision de l’art, et de l’art sacré en particulier on peut apprécier son caractère pérenne et sa nature non éphémère ainsi que sa valeur universelle en dépit des circonstances de l’Histoire, des effets de mode ou d’aspirations mercantiles. Mais on comprend aussi sa dimension religieuse et l’implication totale de la personnalité de l’artiste dans l’expression de ses œuvres et tout particulièrement quand il traite de thèmes sacrés c’est à dire de l’art liturgique qui se réalise par la musique, la peinture, la sculpture ou l’architecture .Il est impossible de cacher l’expression de l’initiative de Dieu, de l’action divine qui toujours précède toute œuvre artistique qu’elle soit liturgique ou de tout autre ordre.
            Tout en écrivant cette présentation je pense aux nombreux artistes qui sont de fidèles reflets et des témoins de la vérité de cette relation entre art et foi magnifiquement exprimée par l’auteur et aux artistes et à leurs œuvres auxquels il fait référence dans ce livre. Je pense, par exemple, au génial peintre universel de l’âge d’or espagnol le Greco, alors que nous approchons de la célébration de son quatrième centenaire. Ni la personne ni les résultats du travail du Greco ne peuvent être séparés de leurs dimensions religieuses et de la foi chrétienne. Tout en eux traduit la grandeur d’un homme d’esprit avec une « touche divine spéciale », capable de percevoir et de façonner par les caractéristiques et l’expression des couleurs de sa peinture singulière la suprême beauté, l’abîme infini de la perfection, incomparable et souveraine. Toutes ses œuvres, grandes et uniques, reflètent la profondeur de son âme, image de son Créateur qui l’a modelée avec la touche délicate de son « pinceau divin ». Dans toute l’œuvre du Greco l’esprit sublime apparaît toujours, cet esprit qui contempla et pénétra le « Mystère », conduisant à sa densité et l’exprimant avec toute l’élévation de l’art qui émerge de la profondeur d’un être illuminé par cette expérience et qui transcende le coup d’œil superficiel incapable de s’élever lui-même vers les sommets de l’esprit. Le Greco s’immerge dans la profondeur de l’Evangile et dans le mystère de l’Incarnation – de Dieu fait homme pour les hommes et livré par eux sur la croix – et dans la victoire sur la mort cette ennemie de l’homme ; avec tant de beauté et de drame que le Greco savait exprimer dans son travail.
            Ainsi, avec de profondes racines chrétiennes, bien formé et capable de donner une raison à sa vérité, le Greco, dans toute son œuvre picturale montre la réalité fondamentale de cette foi, enseigne et parle des mystères les plus profonds aux ignorants et simples, enseigne, élève, mène à la contemplation, à l’émerveillement, à la vénération, à la prière de demande et de louange ; donne raison à la foi, démontre la symphonie et l’harmonie de sa beauté, de son rayonnement et de son expression dans l’esprit humain le plus vivant et le plus authentique.
            A l’époque où il travaillait, les circonstances étaient particulières et cependant son art continue de nous parler avec acuité aujourd’hui comme hier, car ce ne sont pas des œuvres de circonstances éphémères ou d’évènements vite passés, mais plutôt l’expression d’une réalité qui ne meurt pas et qu’il fait avec le langage de « hauteur d’âme » comme le disent les mystiques. Il parle avec les pinceaux et couleurs de ce « centre profond de l’âme » où tout homme se sait et se sent compris quelle que soit sa génération et son époque.
            En tant qu’homme fermement « chrétien » et fils de son époque, le Greco reflète l’homme pour qui il manifeste une passion vivante et singulière. Qui parmi nous ne voit cette passion dans l’Entierro del Duque de Orgaz ou dans Expolio ou dans l’Apostolado de la sacristie de la cathédrale de Tolède ou dans le San Jose de la même cathédrale ? Les mains, les yeux, les visages, les mouvements des corps, tout dans son travail est l’expression de la façon dont il voit l’homme et son drame : l’homme qui soufre et qui aime, qui vit le drame de l’existence et son désir de bonheur, aimé par Dieu, l’homme qui est de Dieu, aimé et élevé, l’homme sauvé et appelé à participer à Sa Gloire ; la vérité de l’homme tel qu’il est devant Dieu. Ce que traduit bien son art est que « la Gloire de Dieu est l’Homme vivant » (S. Irénée de Lyon). Toute son œuvre manifeste et exprime l’homme, et pénètre la profondeur de l’être humain, non comme le verrait un païen ou un humaniste, mais plus exactement avec une différence notable : celle qui permet la vision de la foi et d’y arriver avec un regard particulier, celui de la vérité qui est inséparable de la beauté. Derrière les visages ou les corps, les mains ou les yeux, les couleurs et les plis des drapés ou le mouvement des corps, là se trouve la vérité que professe sa foi en l’homme.
Cette foi, irréfutablement chrétienne et christocentrique est également profondément anthropologique, humaine, et c’est la clé fondamentale pour entrer et s’immerger dans la richesse, la grandeur du Greco comme dans l’art occidental le plus authentique. Ses œuvres, comme toutes celles nées de la foi chrétienne, sont des œuvres qui ne sont pas dépouillées et ne peuvent être dépouillées de leur aura de beauté. De même elles ne sont pas – et nous ne voulons pas, ne permettrons pas qu’elles deviennent – de purs et simples objets de plaisirs pour leurs qualités esthétiques, de purs et simples objets de la curiosité distraite des visiteurs d’expositions et des musées. Son art est le lieu où se rencontrent le saint et le croyant, où la beauté est la splendeur de la grâce. Ici la beauté porte notre attention vers un « Autre » dont nous ne pouvons pas simplement nous défaire mais qui néanmoins nous attire, nous rassérène, nous donne la paix. Ici, à travers la beauté émane une force qui ne nous écrase pas ni ne nous asservit mais qui nous soutient. Ici se diffuse une liberté qui émane sans cesse des profondeurs, du centre, de notre être et nous libère : la liberté surgit de la vérité et de la beauté. Ici, par dessus tout, s’ouvre à nous la communication du don divin et l’amour qui se donne à nous; ici apparaît l’espérance et se dessine le futur d’une humanité nouvelle ; une humanité qui construit son futur.
            En conclusion, encore une fois j’adresse toute ma reconnaissance et mes félicitations à Rodolfo Papa, pour cet ouvrage qui, non seulement, nous introduit dans la nature et l’identité de l’art sacré, mais aussi qui représente une aide majeure afin que l’unité profonde entre la liturgie et la beauté ne puisse jamais être déformée de quelques façons que se soit mais au contraire que la relation entre elles puissent être approfondie et fortifiée. Il me reste maintenant à inviter le lecteur à lire ce livre et laisser son âme et son regard s’enrichir.

LA SIGNIFICATION SPIRITUELLE DE L’ICÔNE DE LA SAINTE TRINITÉ D’ANDRÉ ROUBLEV

19 juin, 2011

du site:

http://www.pagesorthodoxes.net/eikona/icone-de-roublev.htm

LA SIGNIFICATION SPIRITUELLE DE L’ICÔNE DE LA SAINTE TRINITÉ D’ANDRÉ ROUBLEV

L’icône de la Trinité d’André Roublev (1) est souvent considérée comme le point culminant de l’iconographie russe, et ceux-là même qui sont peu préparés à percevoir l’exquise beauté de son dessin et de son coloris et à pénétrer la profondeur de son symbolisme ne peuvent manquer d’être impressionnés par la fraîcheur, la tendresse, l’émotion contenue de ce chef-d’œuvre. Celui-ci a donné lieu à une abondante littérature, où l’accent a été mis sur l’histoire et la technique plutôt que sur l’interprétation spirituelle. C’est à ce dernier point de vue que nous aimerions nous placer maintenant. Nous voudrions essayer de répondre en termes très simples à cette question que nous dit de la Sainte Trinité l’icône de Roublev ?
Pour fixer les idées, nous rappellerons le dispositif d l’icône. Trois anges, reconnaissables à leurs ailes, sont assis autour d’une table. Sur cette table est posé un plat. Dans le fond, un paysage s’esquisse plutôt qu’il ne se précise. Nous y voyons un arbre et un édifice. Il s’agit d’une représentation de l’épisode décrit au chapitre 18 de la Genèse. Le Seigneur, y est il dit, apparut à Abraham dans la plaine de Mambré, sous la forme de trois hommes (la Bible ne prononce pas ici le mot « anges »). Abraham les invita à se reposer et leur offrit un repas. La tradition patristique a vu en ces trois visiteurs un figure des trois personnes divines. À sa suite, la tradition iconographique byzantine a choisi de représenter la Trinité sous l’aspect des trois hommes, devenus des anges, assis à la table d’Abraham. L’icône de Roublev s’insère donc dans une longue tradition consacrée. Mais peut-être nous parle-t-elle plus que ne le font les autres anneaux de cette chaîne.
Remarquons tout d’abord le rythme ou mouvement circulaire qui semble entraîner tous les éléments de l’icône. La position des sièges, entrevus latéralement, celle de leurs marchepieds, la position même des pieds des deux anges du premier plan, l’inclinaison de leurs têtes : tout cela évoque, suggère un mouvement « dirigé » (dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre). Ce mouvement se manifeste aussi bien à l’arrière-plan. L’arbre infléchit vers la gauche (du spectateur), comme sous le souffle d’un vent fort. À gauche encore s’infléchissent les pans coupés de la toiture de l’édifice. Ce rythme exprime la circulation et la communication de la même vie divine entre les trois personnes. Mais celles-ci ne se retranchent pas dans un système clos. Leur rythme est un rythme d’adoption, d’effusion, de don, de générosité et de grâce. Leur condescendance admet, invite dans le cercle divin l’être créé, – mais il y demeurera distinct et à sa propre place. En courbant l’arbre, le mouvement circulaire de la vie divine atteint la nature. En infléchissant le toit de l’édifice (lequel à en juger par son style général et plus spécialement par celui de la fenêtre et de la porte, est une église), il atteint l’humanité priante, l’humanité à sa plus haute puissance. Le monde « adopté » constitue en quelque sorte la périphérie. Les trois personnes demeurent le centre. Cela est indiqué par une subtile dégradation des couleurs. Les tons foncés – bleu, grenat, orange, vert – des vêtements des anges sont entourés du jaune-feu plus léger des ailes et des sièges et de la pâle transparence dorée de l’arrière-plan. La réalité maximale est celle des trois personnes. « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14).
Regardons maintenant les traits des trois personnes. Elles n’ont pas d’âge, et cependant elles produisent une impression de jeunesse. Elles n’ont pas de sexe, et cependant elles unissent la robustesse précise à la grâce. Les physionomies et les gestes n’ont pas été « construits » en vue du charme, et cependant le charme qui se dégage est immense. D’autres symboles trinitaires – par exemple l’Ancien des jours, l’agneau, la colombe, trois hommes assis sur un même trône – ont été représentés. Mais, à notre avis, aucune représentation n’est aussi apte que l’icône de Roublev à « introduire » le croyant dans la réalité vivante des trois personnes. Pourquoi ? Parce que Roublev a su exprimer d’une manière unique l’éternelle jeunesse et l’éternelle beauté des trois. En théorie, on sait bien tout cela. Mais quand au lieu d’un vieillard à barbe et chevelure de neige et d’une impénétrable colombe, on retrouve, grâce à une œuvre d’art, la beauté et la jeunesse du Fils dans le Père et dans le Paraclet, on reçoit comme une révélation pratique, non de concepts, mais d’attitudes. Désormais l’on « voit » différemment, on « approche » différemment, on « sent » les trois différemment, car il nous a été maintenant suggéré qu’ils sont autres, non point que ce que nous croyions, mais que ce que nous imaginions (d’ailleurs plus ou moins malgré nous). Et, dans notre nouvelle vision – celle de l’éternelle jeunesse et beauté, celle de l’indescriptible charme des trois – il y a plus de chaleur, plus d’attrait, plus de joie, plus de réalité personnelle que dans la « peinture abstraite » que nous avions déduite des schémas théologiques. « Tes yeux verront le Roi dans sa beauté » (Is 33,17).
Chacun des trois anges porte en main un bâton allongé et très mince. C’est que chaque personne divine est un voyageur, un pèlerin. Seul le Verbe s’est fait chair, mais il s’est fait chair par la puissance et le vouloir du Père et de l’Esprit. À aucun moment les deux autres personnes n’étaient étrangères à l’œuvre de salut du Fils, à aucun moment elles ne cessent de venir jusqu’à nous et d’agir sur nous d’une manière invisible. L’icône met en lumière la participation de toute la Sainte Trinité à l’Incarnation. Les trois bâtons constituent une déclaration et une promesse. Ils déclarent que les trois sont déjà venus vers les hommes. Ils promettent que les trois viendront encore. Notre Dieu en trois personnes vient, vient à jamais.
Le terme de cette venue est l’habitation des trois personnes parmi les hommes. C’est pourquoi les trois anges ont accepté l’hospitalité d’Abraham. Ils sont assis à sa table, près de sa tente (Gn 18,1-2), sous un arbre (Gn 18,3). L’arbre et l’église représentés sur l’icône signifient encore l’arbre et la tente du récit biblique. L’icône évoque la vie divine des trois, mais elle la met en rapport avec une table humaine, avec les besoins humains. Les trois personnes veulent être pour nous plus que des visiteurs ou des hôtes de passage. Il y a une habitation de la Trinité dans l’âme des serviteurs de Dieu. Le repas du royaume messianique s’y accomplit invisiblement. « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui et lui avec moi » (Ap 3,20). « Nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure » (Jn 14,23).
Mais qu’y a-t-il sur cette table autour de laquelle les anges sont assis ? Un plat y est posé. Nous discernons mal ce qu’il contient. Toutefois l’étude de l’icône faite avec des moyens appropriés décèle la tête d’un veau. Abraham avait fait préparer pour ses hôtes trois mesures de fleur de farine, un jeune veau à la chair tendre, du beurre et du lait (Gn 18,6-8). Est-ce donc cette offrande du patriarche que le plat veut indiquer ? Dans le récit de la Genèse, les anges sont venus chez Abraham pour lui annoncer la promesse divine dont Isaac est l’objet. Abraham lui-même se tient debout auprès des anges durant leur repas, et Sarah est tout près, sous la tente. Mais l’icône ignore la présence d’Abraham.
Le mets offert aux anges et posé sur la table acquiert une signification qui dépasse infiniment le geste hospitalier du patriarche. Il ne s’agit plus ici d’Abraham et d’Isaac. Nous devons chercher au veau immolé un autre et plus haut sens. Dieu prescrira plus tard à Aaron d’offrir un jeune veau en sacrifice pour le péché (Lv 9,2,11), un même holocauste associera un veau et un agneau, tous deux sans tache et âgés d’un an (Lv 9,3,12). Plus tard encore le Sauveur lui-même, dans une parabole, racontera comment le père de l’enfant prodigue fit tuer un veau pour le festin par lequel il célébra le retour de son fils (Lc 15,23). Ainsi le veau de l’icône est un signe de sacrifice et de salut. Et par là l’icône nous fait approcher du mystère de la Rédemption. Car ces trois termes, Trinité, Incarnation, Rédemption, ne sont point séparables. Par quelque mystère que nous commencions à contempler l’œuvre divine, cette contemplation (appuyée non sur notre raison, mais sur la Révélation) appellera les autres mystères en vertu d’une nécessité interne. Le pèlerinage des trois anges porteurs de bâtons de voyage ne serait pas complet s’il n’aboutissait au Calvaire. L’icône évoque donc le conseil des trois personnes divines en vue de la rédemption du genre humain. Au lieu d’un plat posé sur une table, c’est une croix que le peintre eût pu dresser au milieu des trois anges. Une spiritualité de l’Incarnation ou de la Trinité est mensongère, si elle ne maintient le Sang du Rédempteur au centre de l’œuvre du salut. Et voilà pourquoi il est juste et suggestif que les bâtons des anges soient si minces, presque comme des fils, et colorés de rouge. Car le même fil écarlate qui fut un gage de salut pour Rahab la prostituée (Jo 2,17 ; 6,23) relie notre faiblesse au Sang précieux versé pour nous.
Maintenant que nous savons sur quel objet précis l’icône concentre l’attention des trois anges, observons les nuances qu’expriment leurs attitudes respectives. Ils se ressemblent étonnamment. Leurs traits sont presque identiques. Et cependant leur regard et leur geste manifestent la manière propre dont chacun d’eux approche le mystère de la Rédemption (2). L’ange qui fait face au spectateur et qui, par rapport à celui-ci, est assis au-delà de la table représente le Père. Sa main désigne le plat ; elle suggère le sacrifice, elle y invite. Mais ce geste de la main est esquissé plutôt qu’affirmé; ce n’est pas un geste ouvert, mais un geste retenu et comme rétractile. Et le regard, chargé de tristesse, se détourne. L’ange assis devant et à droite de la table, toujours par rapport au spectateur, représente le Fils. Le regard du Fils est, lui aussi, triste. Mais il ne se détourne pas. Tandis que la tête s’incline doucement en signe d’acceptation, les yeux, à la fois fascinés et mortellement tristes – « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ( Mt 26,36) – se fixent sur le plat. La main se tend vers celui-ci ; mais là encore, le geste est contenu, retenu ; il n’est pas hésitant, il est en quelque sorte explorant, tâtonnant. Toute l’attitude exprime un fiat obéissant, résigné, douloureux.
L’ange assis à gauche, devant la table, représente le Paraclet. C’est bien le cas de dire le Paraclet plutôt que l’Esprit, car c’est ici que la troisième personne exerce suprêmement son ministère de consolateur. Les mains ne se tendent pas directement vers le plat, quoique deux doigts de la main droite semblent pointer vers lui ; les deux mains tiennent avec une sorte de solennité le mince bâton rouge en face du Fils. C’est comme si ce bâton lui était présenté pour lui parler de pèlerinage terrestre et de sang répandu. Les yeux fixent le visage du Fils. Ils ont une expression navrée. L’attention de la troisième personne est profondément, totalement concentrée sur ce que le Fils va faire. Tout l’être du troisième ange exhale en silence la sympathie et la pitié. Quiconque a des difficultés à se représenter l’Esprit comme personnel devrait contempler longuement ce troisième ange de l’icône. La contemplation globale de celle-ci serait d’ailleurs singulièrement efficace pour aider à comprendre combien la Trinité est à la fois une et distincte.
Par rapport au plat posé sur la table, les trois anges ont un geste et un regard différent. Mais une harmonie parfaite – le même fiat – anime, leur décision intérieure. Rien n’est ici « commandé » du dehors, imposé par l’une des trois personnes. Il y a seulement acquiescement unanime des trois à une exigence de leur générosité, commune obéissance à une loi de leur être appliquée jusqu’aux conséquences dernières : « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie » (Jn 15,13). L’icône – que cela soit bien entendu – exprime de manière anthropomorphique des réalités (pitié, douleur, etc.) que l’on ne peut attribuer à Dieu dans le sens où on les attribue aux hommes ; nous avons ici, peints sur une image, des symboles très inadéquats, mais que le langage divin a lui-même consacrés.
Une dernière remarque. Rien ne distinguerait l’une de l’autre les physionomies des trois anges, si ce n’était la relation que chaque physionomie exprime à l’égard de l’« autre ». Nous avons ici trois générosités qui ne sont ni opposées ni juxtaposées, mais « posées » l’une par rapport à l’autre – posées non devant l’autre, mais en l’autre, de sorte que c’est dans cette relation d’amour que chaque personne divine « se trouve » en tant que distincte, s’affirme et jouit de son bonheur. Chaque personne divine tend vers l’autre comme vers le terme où elle obtient sa plénitude. L’icône de Roublev, par ce qu’elle nous fait entrevoir du mystère de la Trinité, nous révèle le mystère de la charité suprême que notre charité créée ne saurait rejoindre, mais dont elle peut recevoir son inspiration et son orientation.
André Roublev n’entendait pas suggérer des pensées, mais bien une prière. Notre rencontre avec la plus célèbre de ses œuvres ne sera ce qu’il eût voulu qu’elle fût que si, prenant à cette occasion un plus profond contact avec les trois personnes, nous répétons, prosternés, les paroles d’Abraham aux divins visiteurs, dans la plaine de Mambré : « Mon Seigneur, si maintenant j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas outre, je t’en prie, loin de ton serviteur » (Gn 18, 3). Et si, nous accueillons les trois de tout notre cœur, nous pourrons, comme Abraham, recevoir de leur bouche l’assurance que cette expérience bénie, loin d’être un épisode isolé, nous sera accordée de nouveau : « Certainement je reviendrai à toi » (Gn 18,19).

Un Moine de l’Église d’Orient,
Extrait de la revue Irénikon, n° 26, 1953,
reproduit dans Contacts, n° 116, 1981.
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1. Le moine André Roublev vécut approximativement de 1370 à 1430. L’icône de la Trinité fut peinte vers 1410 pour le monastère de la Sainte Trinité et de Saint Serge, près de Moscou. Elle a été restaurée en 1906 et 1918.
2. Nous n’ignorons pas que l’identification des trois anges a été discutée. Certains interprètes ont voulu voir le Christ, et non le Père, dans l’ange central. Nous croyons que l’identification de l’ange central et du Père est conforme à la plus ancienne, à la plus constante tradition orientale, et nous pourrions apporter des preuves à l’appui. En ce qui concerne l’icône même de Roublev, nous citerons la grande autorité d’Alpatoff en faveur de cette identification.

L’ICÔNE DE LA TRINITÉ DE ROUBLEV

19 juin, 2011

du site:

http://www.pagesorthodoxes.net/trinite/trinite2.htm

L’ICÔNE DE LA TRINITÉ DE ROUBLEV

ANDRÉ ROUBLEV
C’est au XIVe siècle qu’un moine russe pieux, André Roublev, a écrit l’icône de la Trinité, telle qu’elle est connue. Un concile de l’Église orthodoxe russe, le Concile des Cent Chapitres de 1551, qui s’est penché sur la question des icônes, en finalisant les canons iconographiques, a reconnu en cette icône le modèle même de l’icône. L’icône de Roublev est un modèle, pas uniquement au niveau de la technique, quoique ce soit une icône parfaite au niveau de la technique, mais un modèle au niveau des doctrines, car c’est une icône, qui, d’une manière extraordinaire, sert justement l’objet de l’icône ; elle est donc une catéchèse sur Dieu, sans le représenter. Quand nous sommes devant cette icône, nous ne sommes pas devant une représentation de Dieu mais devant une catéchèse sur Dieu, et la piété de ceux qui vénèrent l’icône vénère, bien sûr, le mystère trinitaire. Ainsi, nous sommes en présence de Dieu, sans le voir, sans le comprendre. Dans notre langage humain, nous allons essayer de voir ce que la tradition théologique véhicule par rapport à notre conception chrétienne de Dieu. Les chrétiens sont les seuls, parmi les trois religions monothéistes, à croire en la Trinité. Les juifs et les musulmans n’acceptent pas ce mystère ; pour eux, les chrétiens sont des polythéistes, des idolâtres, qui adorent plusieurs dieux. Mais que la tradition chrétienne affirme l’unicité de Dieu, à l’intérieur d’une Trinité de personnes. La théologie nous dit que ces trois personnes sont coéternelles et consubstantielles : comment alors représenter cette Trinité ?

L’HOSPITALITÉ D’ABRAHAM
Et voilà, l’inspiration géniale est venue à saint André Roublev (1360? – 1430?), qui, après avoir jeûné et prié pendant presque quarante jours, se met devant son chevalet, et une idée lui vient, l’histoire d’Abraham. Abraham, un nomade à qui Dieu promet depuis longtemps qu’il aura une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel (Genèse 15, 5). Mais Abraham vieillit, et sa femme aussi, puis il devient impensable de croire qu’ils auront un enfant. Alors Abraham utilisera la Loi ; il va vers Agar, la servante de sa femme, et Ismaël naît de cette union (Genèse 16, 1-15). Abraham s’imagine que Dieu a accompli sa promesse, jusqu’au jour où trois personnages se présentent devant sa tente, trois personnages qui lui disent : Dans un an voici que Sara ta femme aura un fils (Genèse 18, 10). Sara, qui prépare le repas à l’entrée de la tente, et qui tend l’oreille pour savoir ce que les hommes sont en train de raconter, « pouffe de rire » en entendant ceci. Elle arrive avec son plat et un des trois dit, Pourquoi ce rire de Sara ? Sara nie en disant : Je n’ai pas ri. À sa naissance, on appellera le petit : « j’ai ri », car Isaac veut dire « j’ai ri ». Il porte ainsi le contexte de son histoire.
Dieu est celui qui réalise sa promesse. Paradoxalement, dans le texte biblique, parfois Abraham s’adresse aux trois visiteurs au singulier, parfois au pluriel. Les Pères de l’Église ont vu là une prémonition ou une « pré-révélation » du mystère trinitaire. Trois personnages viennent donc chez Abraham et quand ils sont partis, Abraham constate qu’il a vu le Seigneur. C’est l’expression que les Évangélistes reprennent après la Résurrection. Jésus apparaît aux disciples ; au début on ne sait pas trop qui il est, on n’est pas en mesure de le nommer, mais on le reconnaîtra comme le Seigneur. L’Évangile de Jean nous raconte l’histoire de la pêche miraculeuse sur les bords de la mer de Tibériade (Jean 21, 1-13). Jésus est sur les bords du lac et leur demande : Eh, les enfants, n’avez-vous pas un peu de poisson ? Les Apôtres répondent Non ; ils étaient restés là toute la nuit sans rien prendre. Jésus leur dit : Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. Les disciples recommencent la pêche ; ils prennent 153 gros poissons et Pierre ramène le filet à terre. Jésus leur demande de venir manger, et Aucun des disciples n’osait lui demander : « Qui es-tu ? » sachant que c’était le Seigneur. Comme Abraham, les disciples ont la certitude de la présence du Seigneur.
Comme d’autres iconographes avant lui, Roublev décide donc de se servir, comme inspiration de son icône, de l’histoire de la rencontre d’Abraham avec les trois étrangers au chêne de Mambré, lieu identifié comme celui de l’expérience. Une expérience spirituelle est portée par un lieu, par des personnes, par des mots : « spirituelle » ne veut pas dire en dehors du réel. Comme toute expérience d’amour, il y a des noms, un lieu, des événements, qui nous permettent d’identifier ce que nous ne sommes pas capables de dire – qu’est-ce c’est qu’« aimer ? » On souhaiterait le savoir : on parlera de quelqu’un, d’un lieu, d’événements, d’une rencontre… Voilà, on est ensemble, c’est le résultat, mais nous ne disons pas plus pour autant ce que c’est qu’« aimer ». L’expérience spirituelle est une expérience intérieure qui est aussi difficile à dire que de dire Dieu, parce que l’expérience et l’objet de l’expérience vont ensemble. Dieu se révèle au chêne de Mambré et le récit historique de la Genèse prend une tout autre dimension dans l’icône, parce qu’une icône n’est pas une représentation historique, mais d’abord et avant tout une théologie.

L’ÉTERNITÉ DIVINE ET LA SAINTETÉ
Regardons maintenant l’icône dans son ensemble, telle que Roublev l’a créée. Les trois personnages entrent à l’intérieur d’un cercle , dont le centre est la main du personnage du milieu. Le cercle a toujours été un symbole de sainteté et d’éternité. On ne sait pas où commence le cercle, ni où il finit ; ce qui fait la réalité propre d’un cercle, c’est justement qu’il ne commence pas et ne finit pas ; les points d’un cercle sont toujours en mouvement. L’éternité est une réalité sans commencement et sans fin. Et cette éternité, cette réalité, est très liée à la sainteté, qui est une plénitude absolue. Dieu est le Trois Fois Saint, et le Saints des Saints du Temple de l’Ancien Testament était le lieu où habitait le Trois Fois Saint. Le Trisagion est une vieille prière juive, récitée à toutes les liturgies et offices orthodoxes, qui exprime bien l’essence de la foi chrétienne : Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous. Une prière que Jésus a certainement récitée lui-même dans ses visites à la synagogue. Toujours dans la Divine Liturgie, après la Préface nous chantons : Saint, Saint, Saint, le Seigneur, Dieu de l’univers (Isaïe 6, 3). Cette sainteté est répétée trois fois pour montrer son absolu, son éternité, sa plénitude. Jésus nous invite à entrer dans cette plénitude divine de la sainteté de Dieu :Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Matthieu 5, 48).
Le cercle insère les trois personnages de l’icône dans une seule et même réalité. Mais cette réalité unique est trine ; donc chacune des trois personnes est qualifiée de cette sainteté et lorsque nous disons Saint, Saint, Saint, nous pouvons nous référer à la grande sainteté de l’absolu, la sainteté de l’unité de Dieu, mais aussi Saint est le Père, Saint est le Fils, et Saint est l’Esprit. C’est la même sainteté et cette sainteté individuelle, mise en commun, crée un absolu d’absolu.

LES TROIS PERSONNAGES
Revenons aux trois personnages de l’icône. Ils ont exactement le même visage, un exploit au niveau artistique   . Les visages sont identiques parce que les trois Personnes de la Trinité sont identiques dans leur nature ; elles sont différentes dans leurs rôles. Chacune des Personnes assume un rôle particulier, mais dans le rôle de chacun, les deux autres Personnes sont présentes, parce que l’action trinitaire se fait toujours à trois. On peut dire que dans l’acte éternel de la paternité du Père, les deux autres Personnes de la Trinité sont déjà présentes. Il n’y a pas de décalage dans le temps entre le Père et le Fils qu’il engendre et l’Esprit qui procède de lui. Il n’y pas de hiérarchie entre les trois Personnes, mais dans notre langage et par rapport à la création, nous pouvons dire que « le Père est un peu plus Créateur que les deux autres », que « le Fils est un peu plus Sauveur que les deux autres », que « le Saint Esprit est un peu plus Sanctificateur que les deux autres ». Nous donnons à chacun un rôle distinct, où cependant tous sont actifs et présents.
Ainsi les visages des trois personnages de l’icône de Roublev sont identiques ; il n’y a pas de distinction entre les trois, ni dans le temps, puisqu’ils sont co-éternels, ni dans leur nature ou leur forme. Ceci est reflété dans le mot « consubstantiel », homoousios en grec, mot que d’ailleurs les Pères ont utilisé avec réticence, faute de mieux. Saint Cyrille de Jérusalem, dans un beau texte écrit en 385, expose pourquoi il hésitait à utiliser le mot « consubstantiel », mais il dit que puisque nous n’avons pas un meilleur terme, nous pouvons l’utiliser. La traduction française du Credo utilisée dans l’Église romaine a préféré l’expression « de même nature que », au lieu de consubstantiel. Pour l’Église orthodoxe, consubstantiel est plus fort que « de même nature que », parce que la « nature », dans la philosophie aristotélicienne n’est pas la même chose que la « substance ».
Il y a plusieurs interprétations en ce qui concerne l’identité des trois personnages. Voici celle que je préfère : le personnage à gauche représente le Père ; le personnage du centre, le Fils ; et celui de droite, l’Esprit Saint. Il faut bien sûr préciser qu’il ne s’agit pas du Père, du Fils et de l’Esprit, mais le personnage qui me rappelle le Père, le personnage qui me rappelle le Fils, et le personnage qui me rappelle l’Esprit. Les personnages du centre et de droite regardent vers celui de gauche, qui se tient plus droit que les deux autres, parce que le Père est l’origine, il est le Principe de tout ; c’est son rôle paternel. Les deux autres s’inclinent vers lui parce qu’ils acceptent déjà une mission qu’ils reçoivent du Père. Quand on dit : Au commencement était le Verbe (Jn 1,1), le mot « commencement » est trop lié au temps. Saint Jérôme, dans la version latine de la Bible, avait compris le sens du texte grec en traduisant par les mots : In principio erat Verbum – Dans le Principe était le Verbe. Dans le Principe, dans la nature même de celui qui est à l’origine de tout : c’est préférable à« au commencement », qui nous met davantage dans la dimension temporelle, parce qu’après le commencement, il y a la suite, et avant le commencement, il n’y avait rien. Alors dire « dans le Principe » souligne mieux l’éternité de Dieu.
Donc les deux autres Personnes reçoivent leur mission du Père. On reconnaît davantage le personnage du centre comme étant le Fils par l’opacité de ses vêtements, par sa manière d’être habillé. On représente toujours le Christ Pantocrator, le Christ glorieux, habillé d’une robe rouge et d’un manteau bleu. Il porte un tissu doré à l’épaule droite, une « entre-manche » appelé un clavis, signe impérial dans l’empire Byzantin. Mais le personnage de l’icône de Roublev n’a pas le visage iconographique typique du Christ, car il n’est pas barbu ; il est le Fils de Dieu, et le Christ sera le Fils incarné dans la chair en Jésus de Nazareth. Par le visage, il ne s’agit pas de Jésus de Nazareth glorifié, mais du Fils éternel de Dieu, avant même le mystère de l’Incarnation dans le temps et dans l’espace, mais par le vêtement il l’est déjà.
Un autre détail intéressant est l’inclinaison de la tête du personnage du centre, qui correspond à l’inclinaison de la tête du Christ sur les icônes de la Crucifixion.
Bien que le personnage du centre soit placé derrière la table, l’iconographe n’a pas respecté les règles de la perspective ; le personnage a les mêmes dimensions, la même largeur d’épaule, il est égal aux deux autres. Il n’y a en a pas un des trois qui ne soit plus petit que les autres. L’iconographe connaissait bien les règles de la perspective, mais il ne les a pas appliquées, parce que justement les icônes représentent un monde qui dépasse les limites naturelles du visible.
Les deux autres personnages ont des vêtements plus transparents, plus légers ; ils sont plus « angéliques », parce que ces personnages ne se sont jamais manifestés dans la chair : le Père et l’Esprit. Dans l’iconographie, la perspective est inversée ; le point de fuite vient vers le spectateur, plutôt que de s’éloigner de lui. Dans l’icône de la Trinité, la perspective inversée est visible surtout dans les trônes et les piédestaux des personnes de droite et de gauche.
Plusieurs interprétations de l’icône placent le Père au centre, se basant sur les textes qui disent que Jésus siège à la droite du Père, et il reviendra en gloire juger les vivants et les morts (Credo). Assis à la droite de Dieu n’est pas nécessairement à sa droite à lui ; pour le spectateur de l’icône, le personnage du centre est à la droite de celui de gauche. C’est souvent ma droite à moi en tant que spectateur qui est le plus important, et non pas le sens de ceux qui me regardent. Ceux qui croient que le Père est au milieu ont de la difficulté à expliquer la symbolique vestimentaire, car il est évident que les vêtements du personnage du centre sont ceux du Christ Pantocrator. Dans d’autres versions de cette icône, l’iconographe met parfois les symboles du Christ dans l’auréole du personnage du centre : une croix dans laquelle paraissent les lettres grecques w (oméga) o (omicron), n ou N (nu), qui signifie Je suis celui qui est (Exode 3, 14 ; cf. Jean 8, 24 & 57). Ceci figure toujours sur les icônes qui représentent le Christ.
L’attitude des trois personnages manifeste leurs relations internes ; ils sont en relation constante générant la synergie divine. Les personnages du centre et de droite ont la tête inclinée vers le personnage de gauche, en geste d’acceptation de la volonté commune, qui implique une mission spéciale du Fils et de l’Esprit. Chaque personnage tient le bâton du pèlerin, puisqu’il s’agit des trois personnes qu’a vues Abraham. Le bâton signifie le pouvoir, la toute-puissance de chacun des trois personnages. Les trois Toute-Puissances ensemble sont Dieu.
Les ailes nous rappellent leur nature spirituelle. Il ne s’agit pas de corps matérialisés. Nous pouvons dire « comme des anges », mais ils ne sont pas des anges, esprits créés ; parlons plutôt de réalités ou de substances spirituelles, car Dieu est esprit (Jean 4, 24) ; l’Esprit pur de Dieu, la réalité divine, est intrinsèque et éternel.

LES ÉLÉMENTS D’APPUI
Ce que nous pouvons appeler les éléments d’appui nous permettent encore une fois d’identifier les trois personnages. Il y a un objet derrière chacun ; derrière le personnage de gauche, que nous identifions au Père, figure un château ou une maison <ÉLÉMENTS>, représentation de la « maison » d’Abraham, là où le Patriarche a reçu ses trois visiteurs, mais aussi symbole de sa descendance, ceux qui, de l’Ancienne Alliance et de la Nouvelle Alliance, se proclament être de la « maison d’Abraham. » Jésus dit dans l’Évangile de Jean : Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures… je vais vous préparer une place (Jean 14, 2). La maison est toujours liée à la paternité – la « maison paternelle ». Notre passage sur terre a comme but de nous amener là; comme le fils prodigue, nous rentrons chez nous, dans la maison du Père (cf. Luc 15, 11-24).
Derrière le personnage, le Fils de Dieu, il y a un arbre <ÉLÉMENTS>. Le récit biblique nous dit que la rencontre d’Abraham avec les trois visiteurs a lieu au chêne de Mambré. Sur l’icône, l’arbre signifie la mission du Fils. Un arbre est à l’origine de nos malheurs au début de l’humanité: l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2, 17), par lequel le péché et sa conséquence, la mort, ont été introduits dans le monde. L’arbre, c’est aussi l’arbre de la croix, l’arbre qui vient défaire l’action du premier ; l’arbre sur lequel est pendu le Fruit qui nous donne la vie éternelle, c’est la croix. Sur l’icône du dimanche des Rameaux, l’entrée du Christ à Jérusalem, un arbre figure aussi derrière le Christ, un arbre qui ressemble à celui de l’icône de la Trinité, avec peu de branches. Dans l’arbre, sur certaines versions de cette icône, on aperçoit des enfants, des petits personnages, qui coupent des branches. Les enfants sont souvent liés à l’action de Dieu ; c’est pour cette raison que Jésus dit : C’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume des Cieux (Matthieu 19, 14). Que font-ils ? Ils coupent les branches qui feront la croix. Ce n’est pas seulement pour rendre gloire à Jésus – Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Matthieu 21, 9) – mais aussi pour préparer l’arbre de la croix. L’entrée à Jérusalem est la prémisse de la Passion du Christ. Ainsi, comme sur l’icône de la Trinité, l’arbre est directement derrière le Fils, et Jésus, assis sur l’âne, regarde les Apôtres derrière lui, comme s’il disait, « Me suivrez-vous ? Embarquerez-vous dans ce projet ? » Puis devant lui la foule qui va demander sa mort, ceux qui doutent de lui (cf. Matthieu 21, 15-16 ; Luc 19, 39).
Derrière le troisième personnage, celui de droite, que nous identifions avec l’Esprit, il y a un rocher <ÉLÉMENTS>. Le rocher a plusieurs significations bibliques ; par exemple, le rocher sur lequel Moïse a frappé pour donner de l’eau à son peuple au désert pendant l’exode (Exode 17, 8). L’Esprit Saint était déjà présent à l’intérieur de cet événement du peuple élu. Son expérience de salut désigne Moïse comme médiateur et chef, implorant Dieu d’abreuver son peuple. Dans l’Ancien Testament, les Psaumes en particulier, Dieu est souvent appelé le Rocher : Mon Dieu et mon Rocher, c’est en lui que j’espère (Psaume 17, 3) ; C’est toi mon Rocher et ma forteresse (Psaume 70, 3). Le rocher, c’est la place forte, inébranlable, immuable, « éternelle ». Mais le rocher est aussi la grotte de Bethléem ; dans ce rocher, Marie donne naissance au fruit de l’Esprit, celui qui s’est incarné du Saint Esprit et de la Vierge Marie et s’est fait homme (Credo de Nicée). Cette union de Dieu et de l’homme, réalisée d’une manière incompréhensible, est un mystère que nous appelons l’Incarnation, l’union de deux natures en une seule et même personne, Jésus, vrai homme et vrai Dieu, par l’intervention de l’Esprit Saint : c’est l’hypostase du Logos de Dieu, le Fils ou la deuxième Personne de la Sainte Trinité.
Le rocher est aussi le tombeau d’où Jésus sortira vivant (Matthieu 27, 60). Nous y avons mis la mort, Dieu y a mis la vie : Jésus le Nazôréen… vous l’avez pris et fait mourir… mais Dieu l’a ressuscité… Nous en sommes tous témoins (Actes 2, 22-24 ; 31). Quand nous sommes baptisés, nous voyons le lien entre le baptême et le désert où Dieu abreuve son peuple ; quand nous serons rafraîchis dans l’eau de l’Esprit, nous serons sauvés. Il s’agit du kérygme, le témoignage vivant des Apôtres, en commençant avec le premier discours de saint Pierre le jour de la Pentecôte. Dieu l’a ressuscité : c’est l’action de l’Esprit Saint, dans la volonté du Père. On peut dire que le Père est celui qui a planifié et qui pense au projet, le Fils est celui qui donne sa vie pour la réalisation du projet, et l’Esprit Saint est la réalisation du projet. C’est en quelque sorte ce que nous disons au sujet de l’icône de la Théophanie, célébrant le baptême de Jésus. Nous entendons la voix du Père comme celui qui fait l’onction ; le Fils est celui qui est oint, et l’Esprit est l’onction donnée par le Père. C’est la symbolique de l’activité spirituelle de la personne du Saint Esprit. C’est aussi notre manière de comprendre les sacrements. La parole, la prière du canon eucharistique est adressée au Père : Vous donc, priez ainsi : Notre Père… (Matthieu 5, 9). La prière parfaite est une prière adressée au Père, mais notre capacité de prier vient de l’Esprit Saint qui nous donne de prier au nom de Jésus. C’est tout le sens de l’épiclèse dans la Divine Liturgie : Ô Dieu… fais de ce pain le Corps précieux de ton Fils et de ce qui est dans ce calice le précieux sang de ton Fils, les changeant par ton Esprit Saint (Liturgie de Saint Jean Chrysostome). C’est l’Esprit qui transforme les saints dons, qui transforme la réalité matérielle pour qu’elle devienne matière de salut : le Christ. Sans l’action de l’Esprit, le Christ n’est pas présent, et sans le Christ, l’Esprit non plus n’est pas présent, car l’Esprit est envoyé pour l’accomplissement du projet du Père dans le Christ : le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit (Jean 14, 26).

LES COULEURS
Regardons les couleurs des vêtements dans l’icône. Certaines couleurs iconographiques ont une signification spécifique, alors que d’autres sont laissées aux traditions. Afin de pouvoir peindre un sujet, même créer une icône, un iconographe doit respecter la tradition ; s’il ne connaît pas la signification d’un détail, il ne doit pas prendre l’initiative de l’enlever ou de le changer. Ainsi il n’omettra pas un élément qui pourrait être important dans l’interprétation iconographique.
La couleur bleue en général relie le personnage à la divinité. Elle est normalement réservée au Christ et à la Mère de Dieu. Le bleu pâle sur les vêtements de saints indique leur grande dévotion à la Mère de Dieu, et aussi leur déification, l’union avec Dieu, le but de la vie chrétienne. Chacun des trois personnages de l’icône de la Trinité a un vêtement bleu, qui exprime sa divinité. Le vêtement bleu est au-dessus sur le personnage du centre, en dessous sur les deux autres. Ceci est pour montrer que le mystère de l’Incarnation est la grande théophanie, la manifestation de Dieu, la divinité du Christ, mystère central de la foi chrétienne. La divinité des deux autres personnages reste cachée et plutôt mystérieuse ; nous la découvrons par la foi. La foi identifie le Christ comme le Fils de Dieu et c’est par le Christ qu’on connaît le Père et l’Esprit.
Le rouge représente soit le sang du Christ, qui a donné tout son sang pour la vie du monde, et celui des martyrs, soit l’effusion de l’Esprit Saint dans le feu de la Pentecôte. La Mère de Dieu est souvent représentée sur les icônes habillée en rouge foncé, presque brun, pour montrer qu’elle a été placée sous l’ombre de l’Esprit : L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre (Luc 1, 35). Le vêtement que Marie porte n’est donc autre que l’Esprit Saint qui la recouvre. Ce que nous voyons est son aspect spirituel, mais en même temps son visage de femme, qui accueille d’une manière toute simple et toute humble cette réalité qui était voulue par Dieu : Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole (Luc 1, 38). On peut aussi représenter la Mère de Dieu avec un manteau d’un bleu si foncé qu’il est presque noir. Ce bleu azur, presque de nuit, contre un visage illuminé, signifie celle qui porte le Soleil levant qui vient nous visiter (Luc 1,78). Sur la fameuse icône la Mère de Dieu de Vladimir, une icône du type « de la tendresse », la Mère de Dieu porte un vêtement très foncé, et le Jésus qu’elle porte est vêtu d’or vif. Quand la lumière arrive sur cette icône, il est ce Soleil levant qui vient nous visiter et qui est porté par la nuit de la foi. Marie, qui au début ne comprenait pas, néanmoins gardait toutes ces choses en son coeur (Luc 2, 51) ; elle a accueilli tout ce qu’elle a compris et tout ce qu’elle n’a pas compris : voilà le rôle de notre foi.
Le jaune est la couleur de la lumière. Habituellement, les personnages des icônes sont représentés sur un fond neutre, jaune. Certains iconographes recouvrent le fond entièrement d’or, mais souvent on ne pose de l’or que pour les auréoles, parce que la tête est la partie la plus lumineuse de la personne. Quand on parle d’illumination, on entend compréhension, intelligence, accueil dans sa foi, dans sa compréhension, et en même temps dans son coeur. La tête est l’élément principal de la personne ; ainsi on l’entoure d’or, ce qui rend les personnages très lumineux. Le fond d’une icône, en or ou de couleur jaune ocre, symbolise que le personnage est dans la lumière, la lumière qui est la réponse à la mort. Le thème de la lumière est très présent dans nos liturgies et nos funérailles, autant en Occident qu’en Orient. Nous disons : « Fais luire sur eux la lumière sans fin », quand nous prions pour les défunts ; ceux qui nous quittent entrent dans la lumière divine.
On ne représente jamais, ou presque jamais, des éléments strictement historiques sur les icônes – les icônes qui en comportent sont souvent considérées comme « moins canoniques » que celles qui n’en comportent pas. Ces éléments réduisent le personnage à ses dimensions historique et temporelle. Le personnage nous regarde, debout, enveloppé de lumière, nous regardant en tant que spectateur. Il est à la fois statique et vivant, stable et actif, parce qu’il regarde, il voit ce que nous ne voyons pas ; sa vision de Dieu continue à le transformer, à le faire vivre, et nous, en le regardant, nous participons à cette vision de Dieu. Parfois on ajoute des éléments historiques aux icônes, par exemple sur certaines icônes de sainte Xénia de Saint-Pétersbourg. Sainte Xénia a vécu comme « fol en Christ » dans les cimetières après la mort de son mari, et souvent on la représente dans le cimetières, au milieu des tombes, avec des églises en arrière-plan. On diminue alors la qualité canonique de l’icône par la présence des ces éléments locaux et historiques. Un saint ou une sainte est une personne que nous voyons dans sa vie actuelle, dans son état de déification.
Le vert représente la vie. Le Saint Esprit de l’icône de la Trinité est représenté avec un vêtement vert parce qu’il est celui qui vivifie. Dans l’icône de la Descente aux Enfers, Jésus va chercher Adam et Ève ; Adam y est souvent habillé en vert : il est le premier homme, l’origine de la race humaine. Jésus descend aux enfers pour redonner la vie à celui qui est à l’origine de la race humaine. Ève est habituellement habillée en rouge, comme la mère des vivants ; elle devient symbole de la Mère de Dieu, la deuxième Ève. Saint Jean Chrysostome dit qu’« Adam a donné la mort à ceux qui sont nés après lui et le Christ a donné la vie à ceux qui sont morts avant lui ».

LA COUPE
Au centre de la table du banquet de la Trinité, il y une coupe, la coupe du salut . C’est la coupe de la Nouvelle Alliance, le sang du Christ (cf. Luc 22, 20). À l’intérieur de la coupe, on aperçoit une tête d’agneau, ou, si l’on tourne la coupe vers la droite, on y perçoit le visage du Christ mort, comme sur le Saint Suaire de Turin. Ainsi, l’agneau symbolise à la fois l’Ancienne Alliance et le Christ, l’Agneau immolé, celui qui donne sa vie pour le salut du monde (cf. 1 Pierre 1, 19). Quand saint Jean Baptiste voit arriver Jésus, il l’appelle l’Agneau : Voici l’Agneau de Dieu (Jean 1, 29). Dans le rituel romain de la messe, le prêtre dit la même chose : Voici l’Agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde, comme invitation à la Communion.
Dans la liturgie orthodoxe, on appelle « agneau » le morceau de pain que le prêtre prépare et qui deviendra le Corps du Christ. C’est un morceau de pain pris au centre d’un grand pain levé, le prosphore, sur lequel sont imprimées avec un sceau les lettres grecques IC-XC et NIKA – « Jésus Christ, Vainqueur. » L’agneau est découpé avec une petite lance et le prêtre sort l’agneau du reste du pain, car sa vie est enlevée de la terre (Isaïe 53, 8 ; Proscomédie ou Préparation des Offrandes pour la Divine Liturgie). Le prêtre pique le pain avec sa lance, rappelant le geste de celui qui a transpercé le Corps du Christ sur la croix : Un des soldats, de sa lance, perça le côté de Jésus et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage – son témoignage est véritable (Jean 19, 34-35). L’agneau est placé sur la patène, il est consacré ou sanctifié par la Liturgie, et sert à la communion sacramentelle. Le reste du pain est coupé en petits morceaux, qui sont donnés aux fidèles à la fin de la liturgie, en rappel de la célébration eucharistique. C’est le monde qui est consommé à l’intérieur de l’action du Christ, centre de notre histoire et de notre monde. C’est la raison pour laquelle la main droite du personnage du centre est le centre de l’icône . Tout est fait en fonction du projet de Dieu et on ne connaît Dieu qu’à travers son projet. Et son projet, c’est le Fils qui l’accomplit ; sa main, en geste de bénédiction , bénit le projet, qui n’est d’autre que le salut du genre humain rendu possible par l’Incarnation du Fils, le Logos de Dieu. La main droite du personnage de gauche, dans lequel on voit le Père, a aussi le geste de bénédiction, car il est l’origine, alors que la main droite du personnage de gauche, l’Esprit, est plutôt dans un geste d’humilité ou de soumission. L’Esprit est celui qui accomplit le projet divin en agissant dans la création d’une façon mystérieuse, dans le secret des cœurs ; il donne à l’humanité le visage du Logos.
Sur le devant de la table, on remarque un petit rectangle. Il représente le cosmos. Dieu est plus grand que le cosmos créé ; le cosmos est dans la volonté de Dieu et ce qui est plus important que la création est le projet de salut, qui est le vrai sujet de l’icône. Dieu a formulé ce projet de salut avant même de réaliser la création. Le salut est donné d’une manière universelle. Ce que Dieu veut, c’est que tous les humains, créés à son image, comme à sa ressemblance (Genèse 1, 27), un jour le découvrent et reviennent à lui. Voilà le projet de salut de Dieu.
En conclusion, on peut dire que par le baptême, nous avons reçu une invitation ; par la chrismation, on nous a revêtu de la robe nuptiale et nous pouvons maintenant nous approcher de la table sainte. La place libre à la table est la nôtre. Avec crainte de Dieu, foi et amour, approchez (Liturgie de saint Jean Chrysostome) pour communier à la coupe. Et grâce à l’action de l’Esprit Saint, nous devenons Corps du Christ et fils ou filles du Père. Voilà l’essentiel de notre identité… nous savons qui nous sommes, parce qu’il nous est donné de connaître Dieu. En Christ, nous devenons ceux que nous sommes réellement ; notre identité réelle, personnelle, n’est complète que dans notre relation à Dieu.

Propos recueillis lors d’une conférence prononcée
à l’Université du Québec à Montréal le 28 novembre 1996, revus et augmentés par le Hiéromoine Cyrille.
Reproduit avec l’autorisation du Hiéromoine Cyrille.

L’éveil par l’art; par Olivier Clément

4 avril, 2011

du site:

http://www.pagesorthodoxes.net/theologiens/clement/olivier-clement-intro.htm

L’éveil par l’art

par Olivier Clément

Dans la démarche de l’artiste, dans la démarche de tout homme qui s’arrache au somnambulisme, il y a ébranlement, interrogation sur le sens, creusement. Ou, plus simplement, et d’un mot qui résume tout, éveil. Les vieux ascètes disaient que le plus grand des péchés est l’oubli : devenir opaque, insensible, tantôt fiévreusement affairé, tantôt lourdement sensuel, incapable de faire un instant de silence, de s’étonner, de chanceler devant l’abîme, qu’il soit d’horreur ou de jubilation. Incapable d’admirer et d’aimer. Incapable d’accueillir les êtres et les choses. Insensible aux sollicitations secrètes, constantes pourtant, de Dieu.
L’art, ici, nous éveille. Il nous approfondit dans l’existence. Il fait de nous des hommes et non des machines – ou des  » animaux dénaturés « . Il nous rend nos joies solaires et nos blessures saignantes. Il nous ouvre à l’angoisse et à l’émerveillement. L’art de l’icône est un support de contemplation, la possibilité de connaître Dieu par une certaine beauté, celle, dit Denys l’Aréopagite,  » qui suscite toute communion « . J’inverserai volontiers la formule en disant : la beauté que suscite toute communion. Dans cet art, comme le montrent les images ici reproduites, il est moins question du  » sacré  » que du  » saint  » (Dieu n’est pas trois fois sacré, il est trois fois saint). Le  » saint  » se répand, il veut embraser  » l’uni-totalité « . Le  » profane « , en réalité est profané : il faut le libérer du mensonge, de ce que Berdiaev appelle l’  » objectivation « , pour qu’il s’illumine au grand soleil de la Transfiguration. La sainteté relie, s’exprime dans la flamme des choses et l’icône du visage. Le Christ enfant a un visage grave et profond, l’Ancien des jours un regard adolescent.  » En ce jour, dit le prophète Zacharie (14, 20-1), il y aura sur les clochettes des chevaux : Sainte propriété du Seigneur, les marmites seront comme des coupes d’aspersion devant l’autel. Et toute marmite (…) deviendra une sainte propriété du Seigneur Sabaoth… « L’artiste, ici, assume une diaconie ecclésiale. Il ne peut être qu’un être de foi qui fait sien le Credo par la prière, l’ascèse, l’ouverture au grand fleuve de vie de la vraie Tradition. Laquelle est l’Evangile et l’Eucharistie rendus sans cesse actuels par le Saint Esprit. L’icône n’est-elle pas une écriture de l’Ecriture, une écriture de Lumière ?
L’iconographe essaie de se dégager de sa subjectivité close : des règles, des modèles guident sa contemplation que sa création va traduire. De sorte que l’image qu’il peint rejoint et réveille en lui l’image qu’il est, l’image de Dieu. Et la réveiller en ceux qui la regarderont avec amour ou plutôt se laisseront regarder par elle.
Alors, dira souvent l’homme d’aujourd’hui, le peintre d’icône n’est pas libre. Mais qu’entendons-nous lorsque nous disons : liberté ?
Sans doute répondra-t-on : être libre c’est faire ce qu’on veut.
Mais qui veut ? Est-ce l’homme déchiré, contradictoire –  » je ne fais pas le bien que j’aime mais je fais le mal que je hais « , dit s.Paul – l’homme livré aux pulsions de son inconscient, aux modes, aux grandes forces de la société et du cosmos. La beauté créée par un tel homme ne risque-t-elle pas d’être la projection d’un ego tourmenté, une beauté magique, de  » possession  » ?
N’est-il pas plus libre, vraiment libre peut-être, l’homme libéré par une lumière d’en haut, pacifié, délivré de l’angoisse par la résurrection, du narcissisme par la prière, simultanément ouvert et unifié par cette autre lumière ? L’homme qui ne peut créer qu‘en s’acceptant comme créature…
C’est pourquoi les règles, les  » canons  » de l’art liturgique constituent comme une ascèse de libération. Une ascèse de communion aussi car tous doivent pouvoir reconnaître les scènes représentées, l’individualité des personnages. La perspective inversée, la frontalité, le rôle essentiel du visage, partie de corps la plus transparente à la personne, une certaine retenue dans l’expressivité, autant d’indications qui qualifient une beauté de célébration et de communion.
Cette ascèse, tout en donnant une humble et sûre valeur au travail répétitif de l’artiste, permet au créateur d’être vraiment libre de cette liberté que permet la transcendance enfin atteinte de la personne.

HTTP://WWW.AMB-GRECE.FR/GRECE/M_OLIVIER_CLEMENT.HTML

Les plus anciennes représentations de Pierre, Paul, André et Jean

22 juillet, 2010

du site:

http://www.zenit.org/article-25052?l=french

Les plus anciennes représentations de Pierre, Paul, André et Jean

Rome projette aussi de construire 51 paroisses

ROME, Jeudi 22 juillet 2010 (ZENIT.org) – La dernière semaine de juin a été, pour de nombreuses raisons, une semaine plutôt particulière pour l’Église à Rome.

L’annonce de la découverte des plus anciennes représentations connues des apôtres Pierre, Paul, André et Jean, a attiré une grande partie de l’attention mondiale grâce également à certaines annonces importantes et suscitant la curiosité de la part du Vatican.

Ces portraits découverts sur le plafond d’une tombe dans les catacombes de Sainte-Thècle, proche de la basilique Saint-Paul-hors-les-murs, dateraient de la seconde moitié du IVème siècle. Elles ont été découvertes en utilisant une nouvelle technique au laser de nettoyage des concrétions noires de carbonate de calcium, qui avaient recouvert ces précieuses peintures, laissant intactes les couleurs sombres des peintures.

La qualité de ces images est impressionnante, vue leur âge et l’épaisseur des concrétions qu’il a fallu enlever. Chaque apôtre apparaît dans un médaillon à chaque extrémité de la voûte : Saint Paul, dont l’image a été la première à avoir été découverte l’an dernier, est peut-être le plus facile à identifier. On dirait un philosophe de la Renaissance, avec sa calvitie, sa barbe longue et pointue. Les saints André et Jean, habillés en romains, affichent un air résolu et pensif, tandis que saint Pierre, avec sa barbe blanche, ses mèches de cheveux, est serein et plein de distinction.

Les archéologues ont fait cette découverte dans ce qui est peut-être la plus improbable partie de la ville : une périphérie commune, bondée des pires exemples de l’architecture des années 70.

Peu avant cette annonce, d’autres bonnes nouvelles sont arrivées pour l’Église catholique à Rome : les projets de construction de 51 nouvelles paroisses dans la ville.

Gianni Alemanno, le maire de la Ville éternelle, a dit que les nouvelles paroisses, financées en collaboration avec le vicariat de Rome, d’autres diocèses et grâce au don de terrains de la part de la ville, ne seront pas seulement des centres de culte, mais également « des centres sociaux, culturels pour les banlieues ».

« Nous sommes en effet conscients que les paroisses sont souvent des lieux de rencontre et de reconnaissance pour les quartiers », a-t-il ajouté.

Il est difficile d’imaginer que Rome, une ville où il est possible de visiter chaque jour, une église différente, ait besoin d’autres temples, mais il y a des paroisses, comme celle de Sainte-Marie Reine de la Paix à Tor Vergata, qui attendent depuis plus de huit ans un lieu définitif. Ses paroissiens pourront désormais en avoir finalement un, a dit le maire de la ville, une fois qu’auront été clairement mis au point les détails du projet.

Mais ces nouvelles ne font pas plaisir à tout le monde. Les membres d’autres confessions chrétiennes et d’autres religions objectent qu’eux aussi devraient être bénéficiaires de terrains. Gianni Alemanno s’est donc ensuite engagé à « trouver un moyen de leur donner des terrains ».

L’appartenance religieuse, a-t-il dit, est une « valeur universelle », donc répondre à des demandes dans ce sens, constitue « toujours un enrichissement pour la société ».

Cette réponse est caractéristique du maire de Rome. Gianni Alemanno, est l’un des maires de de la Ville éternelle les plus favorables à l’Église et aux religions, cohérent dans son soutien aux préoccupations de l’Église, non seulement quand il s’agit de questions pratiques, mais aussi dans la lutte contre le laïcisme radical.

Un point qu’auraient assurément encouragé les quatre apôtres.

Paul Evdokimov: L’art Moderne ou la Sophia Désaffectée

14 novembre, 2009

du site:

http://www.myriobiblos.gr/texts/french/contacts_evdokimov_moderne.html

Paul Evdokimov

L’art Moderne ou la Sophia Désaffectée

La théologie occidentale dès ses origines a manifesté une certaine indifférence dogmatique à la portée spirituelle de l’art sacré, à cette iconographie qui, malgré son long martyrologe, est tellement vénérée en Orient. Toutefois, providentiellement, l’art occidental fut en retard sur la pensée théologique et jusqu’au X??e siècle, il demeure fldèle a la Tradition commune tant à l’Orient qu’à l’Occident. Cette tradition unique vit pleinement dans le magnifique art roman, dans le miracle de la cathédrale de Chartres, dans la peinture italienne qui cultive encore la «maniera bizantina».

Mais à partir du X???e siècle, Giotto, Duccio, Cimabue, introduisent la facticité optique, la perspective, la profondeur, le jeu du clair-obscur, le trompe-l’oeil. Si l’art devient plus raffiné, plus réfléchi dans son élément immanent, il est moins porté a la saisie directe du transcendant (1). De récentes études découvrent même dans la vision de Fra Angelico une forte emprise de l’intellectualisme dominicain. En rompant avec les canons de la tradition, l’art n’est plus intégré au mystère liturgique. De plus en plus autonome et subjectif, il quitte sa «biosphère» céleste. Les vêtements des saints ne font plus sentir sous leurs plis les «corps spirituels» et même les anges apparaissent comme des êtres faits de chair et de sang. Les personnages sacrés se comportent exactement comme tout le monde, sont habillés et placés dans l’ambiance contemporaine à l’artiste. Encore un pas et le récit biblique, l’événement miraculeux n’est plus qu’une occasion pour exécuter savamment un portrait, une anatomie, un paysage. Le colloque de l’esprit à l’esprit s’estompe, la vision de la «flamme des choses» fait place a l’émotion, aux transports de l’âme, à l’attendrissement. Pour Maurice Denis, Leonard de Vinci est le précurseur des Christs genre Muncancsy, Tissot, et au terme de la même ligne émotionnelle, viendront les images actuelles du «Sacré Cœur». De même, quand un Crucifix, par s?n réalisme v?ulu, frappe le système nerveux, le mystère indicible de la Croix perd de sa puissance secrète, s’efface. Quand l’art oublie la langue sacrée des symboles et des présences et traite plastiquement de «sujets religieux», le souffle du Transcendant ne le traverse plus.

Passé le milieu du XVIe siècle, les grands stylistes comme Le Bernin, Le Brun, Mignard, Tiepolo, s’exercent sur des thèmes chrétiens avec une absence totale de sentiment religieux. Aujourd’hui l’art dit sacré qu’?n trouve dans les églises est le plus dépourvu de la dimension du sacré. Laissons la parole à un tbéologien: «Toute la controverse sur l’art sacré» qui fait rage en ce moment en Occident se meut sur un terrain et se débat dans une alternative qui sont également révélatrices de l’hétérogénéité complète entre les deux arts sacrés d’Orient et d’Occident. Plus exactement, ce qu’elle montre surtout, c’est que l’art religieux d’Occident, quelle que soit la conception qu’?n s’en fait, n’a absolument rien de sacré, au sens ?ù les icones sont sacrées. C’est un art foncièrement subjectif qui vise à exprimer le sentiment religieux… Tout illustre admirablement le fait que l’art religieux en Occident n’est pas incorporé à la liturgie et qu’?n n’a même plus la notion qu’il pourrait l’être… ?l n’y a plus, pour le moment, d’autel à Saint-Vital (Ravenne) ni d’objet liturgique en général. ?n y est pourtant évidemment dans une église, où tout attend les saints mystères. Dans nos meilleures et nos plus médiocres églises, à peu près depuis l’époque gothique, ?n peut bien célébrer la messe tous les jours, ?n y trouvera de quoi exciter ?u rabattre la dév?tion personnelle, mais rien ne diffère de l’atelier ?u du musée, n’y réunit dans le mystère les peintures ?u les sculptures qui occupent les murs.» (2) Avec la fin du XVIIIe siècle, l’art perd visiblement le lien organique entre le contenu et la forme et s’enfonce dans la nuit des ruptures. Certes, l’art demeure complexe, par bonheur il sauvegarde toutes les tendances, mais la prédominance de certaines modifie son visage. Nous suivrons uniquement l’évolution de celle qui s’achève dans l’abstraction pure.

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Quand le «connaître» n’est plus une attitude d’adoration, une communion orante, la connaissance se sépare de la contemplation. ?n renonce à l’approfondissement de l’intériorité allant jusqu’à la rencontre du Transcendant et en Lui de toute la réalité frémissante de vie, au profit d’un «savoir pour pouvoir»a et de l’accroissement de ce pouvoir sur les choses de ce monde. Mais alors l’être se vide de son contenu essentiel, perd sa racine céleste, se dénature, se désacralise et la conscience ne découvre le «Dasein», l’être là, que pour le révéler «être pour la mort», enserré par le néant. ?n détruit le réel en dissociant ses éléments, en suscitant des discontinuités infranchissables. ?l ne reste plus à l’homme que la spiritualité de l’âme, foncièrement acosmique, ?u un moralisme de volonté qui, l’une et l’autre, lui interdisent l’atteinte transfigurante de la matière. Une philosophie essentialiste, avec ses substances closes, regies par le principe de causalité, ?u une pensée existentialiste avec ses présences sans profondeur ontologique, ne peuvent s’ouvrir au dynamisme énergétique des similitudes et des participations authentiquement divinisantes. La liturgie cosmique ne trouve plus de chantres car l’opacité des corps n’est pas ensemencée par la lumière thaborique et la gloire n’affleure plus dans une nature désaffectée.

L’art subit l’emprise des «dominantes» du monde et de sa sagesse, L’artiste, v?ué plus que jamais à la solitude, cherche une sorte de «sur-objet», de « sur-realité», car pour lui la réalité toute simple n’est plus directement exprimable. Héroïquement mais désespérément, il s’efforce de retrouver ce côté secret qu’?n a évincé des choses de ce m?nde. En voulant connaître l’objet sécularisé, ?n perd son mystère; mais la recherche par réaction, par désespoir, de ce mystère seul fait perdre la chose et conduit à l’abstraction docétiste, au jeu fantasmagorique des ombres sans corps.

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?n peut dater approximativement la rupture avec le passé issu de la Renaissance et la naissance de l’art moderne de l’exposition chez Nadar en 1874. La peinture indépendante, foncièrement subjective, allant de l’inquiétude profonde de Cézanne à l’angoisse tragique de Van Gogh, montre un besoin de renouvellement qui cherche à manifester des états d’âme sans cesse insatisfaits. L’impressionisme et l’expressionisme transmettent les réactions subjectives de la rétine ?u du système nerveux de l’artiste. C’est une peinture du circonstanciel, de l’occasionnel interprété émotivement. L’objet émulsionné se disperse dans le plasma lumineux et chromatique. La technique de la touche divisée et juxtaposée poursuit les vibrations colorées de la lumière et cherche la synthèse dans la saisie de l’instant. Le cubisme, de son côté, décompose l’unité vivante en ses éléments géométriques et reconstruit le tableau cérébralement comme un problème mathématique. ?l abandonne les jeux de lumière et de couleur et analyse l’objet tel qu’il se présente à l’imagination, placé dans un espace réduit à deux dimensions ?u, au contraire, multi-dimensionnel comme l’atome des physiciens. Le surréalisme déréalise ce monde et lui en superpose un autre, inventé, en allant jusqu’à profiler une «aura sur-existentielle». L’art s’émancipe de tout «can?n», de toute règle; quand il est «théurgique», il’se jette dans des puissances magiques d’incantation, dans de fausses transcendances, véritables «fausses couches métaphysiques». C’est la vogue des masques nègres, le pouvoir transportant de la mescaline, les contrefaçons du faux symbolisme occulte, les compositions qui s’inspirent du béton armé, de l’atome et de la fusée, les images plastiques de la vitesse pure, la sculpture en fil de fer. L’énorme pression de l’univers «poisseux et étouffant» engendre la danse moderne, une marche endiablée mais qui ne conduit nulle part. C’est la terrible liberté de tout artiste de représenter le monde à l’image de son âme dévastée, allant jusqu’à la vision d’une immense latrine ?ù grouillent des monstres désarticulés. ?n surprend partout la discontinuité des rythmes saccadés, syncopés, la dissolution des formes et la disparition du contenu précis, du sujet du visage, du sens des paroles en poésie ?u de la mélodie dans la musique.

Pour la conscience moderne «à facettes», l’objet n’existe pas sous sa forme unique mais revêt de multiples aspects. Avant de disparaître, l’objet se cabre dans une ultime agonie, paraît tordu et convulsif. Enfin le contenu des choses et l’épiderme des visages se décomposent, tout est mis en pièces, atomisé, désintégré. La réalité ainsi perçue reflète une conscience elle-même déchirée et à son tour s’en pénètre. L’homme n’est plus maître des tendances anarchiques de la nature. ?l ne les ordonne plus par son esprit mais les enregistre et les aggrave par son refus d’intervenir. Jadis les choses questionnaient, comme en attente et l’artiste leur répondait en les faisant pleinement vivre sous son regard créateur, en leur rendant leur virginale innocence, en les faisant revenir «chez soi», vers leur candeur et leur ingénuité. L’artiste moderne, avant de regarder le monde, questionne son âme et applique aux choses sa vision «désintégrante», il se rend complice de l’antique rébellion qui veut se libérer avant tout du Sens et de tout principe normatif. Un pareil retour vers le chaos primordial accélère l’usure du temps et rétrécit l’être jusqu’à l’indigence du néant. La matière se dissout en perdant ses contours, elle est vue dans l’atome temporel dont ?n a chassé la durée, et donc le frémissement du visage vivant, la confiance du regard. Chacun de ses fragments commence à vivre d’une existence particulière. Le célèbre Saturne de Goya ronge la substance de l’homme. Au moment des convulsions de la fin du Moyen Age, par les brèches ouvertes alors, des souffles sulfureux se dégagent et portent le grouillement des désirs libérés, l’éternelle divagation des convoitises. Les puissances irrationnelles et démoniaques font irruption et déferlent à travers le monde. L’homme de Goya est guetté par les monstres qui émergent de son subconscient: chez B?sch, même le chemin paradisiaque prend la forme d’un long, d’un interminable tunnel obscur dont s’inspireront Kafka et Freud. La voie est ténébreuse, étouffante, très peu certaine quant à son issue. Mais l’homme, du point de vue picassiste et de sa «ligne de cruauté» n’est pas davantage rassurant. C’est ainsi probablement que les démons doivent voir le monde dans une optique occulte et hors de l’inaccessible image de Dieu.

Le nivellement universel effrite l’Unique, l’Idée, le Sacré et les remplace par la magie d’un mouvement tourbillonnant sur lui-même, décentré. Ce n’est plus l’éternité que le péché a fragmentée en temps, c’est le temps fragmenté en néant. L’enfer ne serait-il pas un fragment du temps subjectif étendu et figé éternellement, un rêve sans rêveur, le refuge ultime de l’inexistant? L’existence ultra-moderne ne connaît ni l’Avènement, ni l’accroissement de l’être, ni la succession progressive des événements, mais récèle une coexistence de brisures, des éclats qui se recouvrent l’un l’autre sans lieu ni suite ordonnée. La durée orientée fait place au simultanéisme, à l’instantanéisme, au futurisme, et se rétrécit en une pseudo-eschatologie du retour à l’élémentaire. A la limite un cadavre ne bouge pas, il s’étend. Déjà Dostoïevsky prophétisait que l’homme perdrait jusqu’à sa forme extérieure s’il perdait sa foi en l’Intégration divine. Jadis les grands Maîtres, en touchant à n’importe quelle parcelle de l’être, donnaient le sentiment de tenir entre leurs mains le monde palpitant de vie dans sa totalité. Maintenant sur des panneaux immenses le monde se rétrécit à la pauvreté de quelques fragments.

Regardons la célèbre Barbara de bronze de Jacques Lipchitz. Elle n’a pas d’épiderme, ce qu’?n voit correspond à un visage mais ne lui ressemble nullement. Le sculpteur s’est placé au dedans de Barbara et transmet des sensations internes. ?l transpose en image visuelle l’impression cénesthésique. L’enchevêtrement des fils, des nœuds, des promontoires et des creux doit nous révéler les sensations de Barbara qui vient à notre rencontre. Son intériorité est traduite sans aucune analogie avec la nature habituelle. C’est un art cérébral qui ne cherche pas un sens, ?u le mystère du destin, mais la fonction, le rapport, la dépendance. Ainsi le sculpteur Henry Moore s’occupe de la projection d’une substance dans une autre et se demande ce que devient le corps humain construit en pierre. Telle est aussi la peinture intra-atomique ?u la mystique corpusculaire de Salvador Dali ?u de Francis Picabia.

L’art n?n figuratif, informel, abstrait supprime tout support ontologique en niant tout objet concret. Ce n’est pas une pomme rouge mais la rougeur en elle-même, une tache colorée ?ù l’artiste projette une signification à lui seul comprehensible.

Schopenhauer disait que tous les arts ont une tendance secrète à la «musicalité». Or la musique, parmi les arts, est le seul qui ne présente aucune imitation des formes de ce monde. Malgré, ?u peut-être grâce à cette absence, Kandinsky, Malévitch, Kupka, Mondrian suivent le souhait de Mallarmé: «emprunter à la musique ses lois et ses pouvoirs». Violoncelliste d?ué, ?andinsky appelle ses esquisses «improvisations» et ses œuvres achevées «compositions». Kupka dessine «Fugue en deux c?uleurs» et «Chromatisme chaud». Paul Klee, musicien et compositeur, poursuit dans sa peinture des métamorphoses en perpétuelles germinations lyriques ?u explosives. Par contre le musicien Scriabine parlait de la «symphonie de lumière» et de sons suscitant des associations de couleurs. ?l était passionné par l’idée de la «lumière coulante» associée aux sons et se déroulant dans le temps. Survage, Béothy, Cahn, Valensi réalisent ce rêve sur des bandes cinématographiques et expérimentent sur des «rythmes colorés», Richter va jusqu’à faire des films abstraits.

La «musique concrète» élimine la mélodie, l’harmonie, le contrepoint. Tandis que selon Mozart le tout de la mélodie précède sa différenciation en parties, la fragmentation passe à la juxtaposition des sonorités isolées, à la discontinuité du genre de Stravinsky, enfin à la pure vibration et au chaos des bruits libérés. ?l est symptomatique que Boris Bilinsky, dans ses recherches de la «continuite des formes et des couleurs sans sujet», illustre justement Debussy et Ravel chez qui apparaissent déjà une mosaïque musicale, une suite de pièces sans la nécessité d’un lien organique.

Le peintre Tchourlandsky (avant de flnir sa vie dans une maison de santé) traduit avec ses «tableaux-sonates» sans sujet sa «sensibilité musicale du monde»z. Malévitch a senti en lui une mystique de la nuit ?ù le monde se recrée tel qu’il pourrait être. C’est le «minuit» mallarméen et sa «goutte de néant». Créateur du «suprématisme», Malévitch cherche l’intensité suprême de «l’absence». L’espace libéré de toute trame devient «un contenant sans dimension», sans composant spatial, une forme a priorique pure sans sujet ni objet. La diagonale chez lui traduit l’idée du mouvement dans la vacuité. C’est une abstraction épurée à l’extrême et trouvant son signe dans un carré noir sur fond blanc. ?l écrit «Die Gegen standlose Welt», «Le Monde de la n?n-représentation» et parle du monde de l’idéalité pure dépouillée de toute réalité représentable. François Kupka étudie la théologie, apprend l’hébreu pour lire la Bible et sert de médium dans des séances de spiritisme. Orphiste, il peint la «Fugue en rouge et bleu» et transpose ses expériences métaphysiques au moyen de signes géométriques et d’une affectivité abstraite. Le monde cérébral et idéal est opposé violemment au monde réél et perçu. Les plans verticaux repoussent le poids de l’espace.

Chez tous ces artistes, la peinture «n?n figurative» ne connaît que des proportions et des rapports constructifs, une pure rythmique des plans colorés, des lignes discursives et des valeurs plastiques. Kandinsky a exposé ce mysticisme exsangue dans son livre, très faible philosophiquement, intitulé «Du spirituel dans l’art». Mondrian, membre de la «Société de Théologie», calviniste hollandais, cherche le transcendental dans le strict rapport des lignes se rencontrant à angle droit. Chez Paul Klee, plus que chez les autres, ?n sent la soif de pénétrer la sphère prèmondiale, le tohû wà bohù, l’abîme sans forme ni contenu dont parle le début de la Bible, la potentialité pure et idéale. ?l pense que les artistes élus descendent jusqu’à ce lieu secret ?ù les puissances prémondiales nourrissent toute évolution possible. C’est que la forme actuelle, pour Klee, n’est pas le seul monde possible. ?n devine la tentation démiurgique de pressentir et d’imaginer un cosmos différent de celui que Dieu a créé. De même le surréalisme du type d’André Breton, de ?ax Ernst, de Picabia, force les portes de l’irrationnel par des « dépaysements systématiques» et la curiosité mise en appétit cherche le noyau secret des choses -«Ding an sich »- en abstraction des choses elles-mêmes. Or, St.Gregoire de Nazianze avertit: «Malheur à l’intelligence qui a regardé sournoisement les mystères de Dieu» (3).

Pour Iavlensky, ami de Kandinky, l’art exprime «la nostalgie de Dieu». La diagonale de Malévitch, ?u le mouvement des lignes qui se coupent à angle droit, s’arrêtent devant le carré, signe géométrique idéal de l’Absolu selon Mondrian. Chez les grands fondateurs de l’art abstrait, le désir de pénétrer derrière le voile du monde réél est visiblement de nature «théosophique», occulte. «Au palier supérieur, écrit Paul Klee, il y a le mystérieux». Nouvelle ère de la connaissance de Dieu? Peut-être, mais elle se place hors du Dieu incarné, c’est une connaissance de l’idéale et abstraite déité hors du Sujet divin…

Plus inquiétantes sont les formes de «l’existentialisme artistique». L’inconscient rêve de l’espace courbe et de la quatrième dimension. Mais la nature pourrait bien se venger en leurrant la curiosité des hommes. L’imagination enivrée de ses possibilités illimitées introduit l’hallucination et le délire pour aboutir à l’art brut de Dubuffet, à l’art primitif des malades mentaux, aux «cauchemars mystiques» de Hernandez, au bestiaire de ??pac, aux «bâtisseurs chimériques» de Giraud, au primitivisme absolu. ?n se rappelle la parole d’André Gide: «L’Art naît de contraintes et meurt de libertés». La violence sexuelle hante des peintres comme Goetz et Ossorio, ?u des sculpteurs comme Pevsner, Arp, Stahly, Etienne Martin. A côté des «collages» et de l’écriture automatique, l’illogisme de ?ax Ernst ?u de Dali marie l’exactitude photographique des objets avec le changement de leur fonction, par exemple «la montre liquide». Chez Pollok et toute l’éc?le américaine Action Painting l’automatisme de la vitesse a pour but d’exclure la conscience. Les couleurs sont jetées sur la toile sans la toucher pour éviter toute intention, même inconsciente.

Georges Mathieu, sur une estrade, dessine en état de transe aux sons de la musique concrète. Une immense toile -10 m2- est couverte en l’espace d’une heure. Les tubes sont éventrés et les couleurs en jaillissent et se projettent, pour ainsi dire, toutes seules, conformes à l’ambiance magique de transe. A la fin, l’artiste est dans un état de complète prostation. La spontanéité impulsive des entrailles côtoie le chaos pré-conscient. Par une profanation voulue, les grands panneaux récents de Bernard Buffet sont plus symptômatiques. Leur unique sujet montre des oiseaux monstrueux, avec un regard d’une immobilité cadavérique et qui piétinent, nu, le corps feminin. Tous les voiles, même anatomiques, sont arrachés, et les postures, très etudiées, touchent à la profanation ultime et obscène du mystère de l’être humain. Devant ces panneaux, avec leur odeur spécifique de putréfaction, ?n se rappelle un passage de l’Echelle de S. Jean Climaque: un saint «ayant vu la beauté feminine a pleuré de joie et a chanté le Créateur… Un tel homme est déjà ressuscité avant ?a Résurrection de tous».

Si l’?n veut imaginer la décoration murale de l’enfer, certain art d’aujourd’hui répond à cette tâche. Le «Rusé» biblique, que Luther traduit par «celui qui fronce le nez», a fait de son existence la profession amère de se moquer de l’être. ?n peut le faire même avec bonne conscience et goût, en artiste, imperceptiblement pour soi et les autres. ?l s’agit d’une résistance «à l’image et à la ressemblance de Dieu», bien plus, au Dieu «Philanthrope» tissant de sa lumière son visage humain. L’art abstrait, de par sa nature, n’a rien en lui pour connaître «la Parole qui s’est faite chair». Que peut-il dire sur ?’Eucharistie, la transfiguration du corps, la rèsurrection de la chair? Une lumière thaborique sans le Christ, la luminescence des saints sans les saints, c’est un rayon captif d’un miroir magique, signe infernal d’implénitude.

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Parmi les diverses approches philosophiques possibles, c’est la conception sophiologique qui est la plus apte à définir la nature de l’art abstrait. Selon cette doctrine dans son expression la plus classique, plus profond que l’aspect phénoménal, mobile et changeant de l’être, se trouve son fondement «idéal» au sens platonicien de ce terme. ?l est constitué par des principes idéaux, normatifs, qu’?n nomme aussi les logoi des choses et des êtres. Ce monde idéal, qui existe au-dessus de la forme temporelle et spatiale de l’être qu’il structure et pénètre, est appelé la Sophia (Sagesse) créée. Créée et terrestre, elle est à l’image de la Sophia céleste et incréée qui, selon l’enseignement patristique, réunit les idées de Dieu, ses volontés créatrices sur le monde. Les deux Sophias sont radicalement séparées sans aucune confusion possible. La réalité idéale, créée, ontologiquement inséparable des choses,. conditionne et structure l’unité concrète du monde, et lie le multiple en cosmos.

Toute connaissance consiste à remonter des choses empiriques à leur structure intelligible et à saisir leur unité. La présence de l’idéal dans une forme sensible, leur harmonie, conditionnent l’aspect esthétique de l’être que tout artiste lit et commente. Or, grâce à la liberté de son esprit, l’homme peut transgresser les normes, il peut même pervertir les rapports. C’est justement parce que sa liberté est la plus grande dans la sphère esthétique que la Beauté touche le cœur humain sans lien nécessaire avec le Bien et la Vérité. En cherchant ?’infini, l’éros humain peut s’arrêter à la Sophia créée, l’identifier avec Dieu, diviniser la nature. Bien plus, dans cette identification luciférienne, il peut se prendre lui-même pour la source du jaillissement cosmique, se prendre pour l’Inftni en se passant de Dieu.

Le côté idéal, intelligible, n’existe que pour fonder et unir le monde visible. Hors de sa «biosphère d’incarnation», l’idéal n’a ni sens, ni fin, ni raison d’exister. L’art justement est un système d’expressions, une langue particulière dont les élements se rapportent à la Sophia et l’expriment tout comme les paroles le font de la pensée. A l’opposé des signes conventionnels, les expressions artistiques portent leur contenu comme un message secret. A la limite, qui touche déjà l’icone, elles se rapprochent des symboles religieux qui sont un lieu où le symbolisé est toujours présent. En grec, les mots qui désignent le diable et le symbole ont la même racine, mais le diable sépare ce que le symbole lie. Un symbole est un pont qui lie le visible et l’invisible, le terrestre et le céleste, l’empirique et l’idéal et véhicule l’un dans l’autre.

Les iconoclastes croyaient très correctement aux symboles, mais à cause de leur conception «portraitiste» de l’art (imitation, copie), ils refusaient à l’icone le caractère symbolique et par conséquent ne croyaient pas à la présence du Modèle dans l’image. Ils n’arrivaient pas à saisir qu’à côté de la représentation visible d’une réalité visible (copie, portrait), il existe un tout autre art ?ù l’image présente le «visible de l’invisible» et ainsi se révèle symbole authentique. Ils auraient accepté plus volontiers l’art abstrait dans sa figuration géométrique, par exemple la croix ne portant pas le crucifié. Or, la ressemblance iconique s’oppose radicalement à tout ce qui est portrait et ne se rapporte qu’à l’hypostase (la personne) et à son corps céleste. C’est pourquoi l’icone d’un vivant est impossible et toute recherche d’une ressemblance charnelle, terrestre, est exclue. Dans l’iconosophie, l’hypostase «enhypostasie», s’approprie, n?n pas une substance cosmique (planche de bois, couleur) mais la ressemblance comme telle, la forme idéale, la f?gure céleste de l’hypostase assumant le corps transfiguré que représente l’icone.

Le Plerôme vers lequel tout est tendu actualisera la synthèse eschatologique «du terrestre et du céleste» (? Cor. l5/42-49). L’art l’anticipe prophétiquement; à travers l’imperfection actuelle, il profile la perfection, raconte le mystérieux de l’être. Mais s’il quitte la «biosphère d’incarnation» il change de nature et quand il refuse consciemment toute ressemblance, il s’enfonce dans l’abstrait.

?n sait que la philosophie mathématique cherche la pensée pure dépouillée de toute forme anthropomorphique. La science de plus en plus touche à des notions qui dépassent la capacité humaine de réception. L’art abstrait s’oppose violemment à l’art figuratif: «Je jure à la Nature que jamais plus je ne la représenterai!» déclare Kupka. Certes la chose sans contenu soghianiqne est plate et absurde comme les toiles de Fougeron et celles du «réalisme socialiste». Mais l’idéal sans la chose est aveugle et insignifiant. C’est comme si l’art s’exerçait sur des entéléchies d’Aristote qui auraient perdu le lieu de leur actualisation.

Du point de vue sophiologique il est évident que l’art abstrait (ab-trahere, tirer, extraire du réel) s’exerce sur la Sophia désaffectée, déviée de sa destination, pervertie dans son essence même, dans sa relation au réel, ce qui la prive de sa fin et la rend indéchiffrable car c’est la Sophia qui a perdu son corps. Dès lors, c’est une fausse magie de l’instant. Des fantômes peuvent toujours offrir une jouissance esthétique. Ils hantent les vestiges du monde fragmenté mais ne présentent qu’un bien maigre intérêt. Kandinsky ?u Paul Klee peuvent atteindre une grande musicalité tout simplement parce qu’ils ont du génie, mais l’homme qui regarde ces œuvres n’est jamais accueilli dans ce monde dévasté de toute présence et visage. L’œil peut écouter les voix du silence, l’absence colorée ne fait que distraire et lasser à la fin. Peut-?n entrer en communion, ébaucher un geste de tendresse pour une de ces femmes peintes par Picasso et que le P.Serge Boulgakov appelait «cadavres de la beauté», peut-?n ressentir le désir de prier devant le carré de Malévitch? L’art abstrait s’exerce sur l’arc-en-ciel retiré de son contexte cosmique. ?n peut admirer son spectre solaire, l’analyser et varier à l’infini ses couleurs, mais il ne réunit plus le ciel et la terre, ne dit rien d’essentiel à l’homme. Or l’arc-en-ciel n’est p?int un jeu de couleur, ni un objet esthétique; selon la Bible, il est le grand symbole de l’alliance entre Dieu et l’homme. Dans l’iconographie, l’arc-en-ciel supporte le corps du Christ-Pantocrator lors de sa venue glorieuse. L’abstractioa coupe les vibrations lumineuses de leur source, de l’Orient liturgique. Que peut-elle révèler à l’homme orant qui se prosterne devant ?’éclair fulgurant du visage divin et dit: «Dans la lumière nous connaîtrons toute lumière…» Le beau n’est pas seulement ce qui plaît; en plus d’une fête pour les yeux, il nourrit l’esprit et l’illumine.

Les expositions montrent que les formes modernes ne se survivent pas. Plus la forme est vide de contenu sensé et plus elle est illimitée dans ses combinaisons, dans ses «comment»; mais .dès qu’elle est appelée à dire «quoi», à révèler une «quiddité», une seule coïncide avec son contenu: c’est que l’illimité des expressions correspond au limité de l’âme. Par contre, l’illimité divin prend la seule et unique expression de l’Incarnation: «Par ?a nature, certes, ?u es illimité, mais ?u as v?ulu, Seigneur, Te limiter sous le voile de la chair». Dans l’unique visage du Christ, Dieu est présent et avec Lui tout l’humain. Le hiératisme des saints, leur immobilité iconographique presque rigide, ce limité extérieur de la forme dévoile l’illimité de leur esprit. De leur position frontale, sans aucun artifice, leur regard, tel le buisson ardent, nous brûle sans n?us consumer.

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Dans sa valeur propre de symbole, l’icone dépasse l’art, mais l’explique aussi. Nous pouvons admirer sans réserve les œuvres des grands Maîtres de tous les siècles et en faire le sommet de l’Art. L’Icone se tiendra un peu à part, comme la Bible se placera au-dessus de la littérature et de la poésie universelles. Sauf quelques exceptions, l’art tout court sera toujours formellement plus parfait que l’art des iconographes car ce dernier, justement, ne cherche pas cette perfection. Son excés même nuirait à l’icone,. risquerait de décentrer le regard intérieur de la révélation du Mystère, comme une poésie excessive et recherchée nuirait à la puissance de la parole biblique. La beauté d’une icone est dans un équilibre hiérarchique d’une extrême exigence. Au-dessous d’une certaine limite et immédiatement, ce n’est plus qu’un simple dessin; au-dessus et suivant le génie contemplatif de l’iconographe, l’icone elle-même impose et rayonne la stricte beauté conforme à son sujet.

Expressif, l’art peut exprimer des contenus différents. Libre, il peut coïncider avec l’icone -telle une toile de Rembrandt-, comme il peut s’éloigner de tout contenu religieux; à la limite, il peut passer à la fonction purement signitive ?u devenir objet esthétique seulement, art pour art, décoration, enfin changer sa nature et cesser d’être un art.

Le grand art figuratif nous apporte la vision transfigurante des Maîtres, ?l saisit la Sophia terrestre dans l’harmonie de ses deux aspects, réel et idéal, la chante et construit le Temple sophianique. Mais celui-ci, pour devenir chair transfigurée, théophanique, doit s’ouvrir consciemment, par la foi et la sainteté de l’homme à la lumière divine, à la Sagesse incrée. La Sophia créée n’est que le miroir ambigu, terni par la chute, de la Gloire et c’est pourquoi l’art lui-même reste profondément ambigu. Pour rencontrer la Beauté face a face, pour atteindre son rayonnement énergétique de grâce, il faut par une trans-ascendance, par un dépassement du sensible et de l’intelligible, franchir les portes secrètes du Temple et c’est l’Icone. Ce n’est plus l’invocation mais la Parousie, la Beauté vient à la rencontre de notre esprit n?n pas pour le ravir mais pour l’ouvrir à la proximité brûlante du Dieu personnel. C’est la descente de la Sagesse céleste qui fait de la Sophia terrestre son rayonnant réceptacle, le Buisson ardent. L’art de l’icone n’est pas autonome, il est inclus dans le Mystère liturgique et ruisselle des présences sacramentelles, ?l fait sienne une certaine «abstraction». Dans sa liberté de composition, il dispose à son gré les éléments de ce monde dans leur soumission totale au spirituel. ?l peut représenter la Vierge aux trois bras, faire marcher un martyr tenant entre ses mains sa propre tête, donner à un f?l en Christ les traits d’un chien, mettre le crâne d’Adam au pied de la Croix, personnifier le cosmos sous la figure d’un vieux roi et le Jourdain en celle d’un pêcheur, renverser la perspective et faire culminer dans un seul point tous les temps et tous les espaces. La lumière ici est plus que l’objet, elle sert de matière colorante pour l’icone, la fait luminescente par elle-même, ce qui rend inutile toute source de lumière, comme dans la Cité de l’Apocalypse.

Sans pouvoir le prouver, il est évident que l’art abstrait s’origine dans l’iconographie, dans les arabesques musulmanes, dans le transcendental. Saisir cette correspondance initiale, c’est raviver la mauvaise conscience réciproque. Certes la beauté fut universellement prostituée et la contemplation fut désacralisée. L’académisme de l’art, ainsi que l’académisme de la théologie et de la prédication, l’académisme de la vie chrétienne ?nt suscité une révolte juste et une recherche passionnée et combien tragique du vrai. Or, toute révolte porte en son cœur sa propre transcendance, l’enfer n’existe que par la lumière qui luit dans les ténèbres; l’espérance du contraire, la dialectique même de la métanoïa infernale constitue la pointe avancée de sa souffrance secrète. L’immense entreprise de démolition inhérente à l’art abstrait est une forme d’ascétisme, de purification, d’aération que nous devons reconnaître avec un respect tremblant. ?l répond à la pureté de l’âme, à la nostalgie de l’innocence perdue, au désir de trouver au moins un rayon ?u un éclat de couleur qui ne soit pas souillé par une figure complice et équivoque d’ici-bas. Son refus des formes de ce monde n’est-il pas, au plus profond de ses soifs, l’exigeance impérieuse du «tout autre». ?l crie l’impossibilité de vivre en artiste dans un monde athée et clos, de s’exercer sur les «natures mortes» qui ne sont plus matière de résurrection. C’est pourquoi l’art moderne est significatif. ?l a apporté la libération de tout préjugé, il a supprimé les ornements et les accessoires, il a démoli les horreurs de l’académisme des siècles récents, il a tué le mauvais goût du VIVe siècle et, en cela, il est rafraîchissant. La forme extérieure est défaite. Maisà~ ce niveau aucune évolution n’est plus possible, la clé des correspondances secrètes est perdue, la rupture entre le sacré transcendant divin et le religieux immanent humain est si radicale qu’?n ne peut plus simplement passer d’un plan à un autre. L’accès à la forme intérieure, «sophianique» et ouranienne, la contemplation par transparence de l’invisible dans le visible est barrée par l’ange à l’épée flamboyante. Seul le baptême de feu peut faire ressuciter l’art dans la lumière des derniers accomplissements (4).

L’arrêt de l’iconographie, dans son élan même, depuis le XVIIe siècle, porte une responsabilité écrasante pour le destin de l’art moderne. Par s?n impasse même, cet art exprime l’attente désespérée d’un miracle. Celui-ci, comme tout miracle, est imprévisible dans sa forme. ?l est peut-être dans le regard virginal d’un saint: dans une poignée d’humus, il voit la trace fulgurante de l’Esprit qui, jadis, de cette terre humide, a sculpté le visage du premier homme afin d’accueillir la lumière du regard divin.

L’iconosophie moderne est appelée plus que jamais à retrouver la puissance créatrice des anciens iconographes et à sortir de l’immobilisme de l’art des «copistes». Si le monde a perdu tout style comme expression de l’universel humain et de la communion spirituelle des âmes, l’image de Dieu aujourd’hui impose le sien afin d’interprêter notre temps à sa lumière. Fidèle à ses origines, mais parcelle de l’éon pentecostal, l’icone saura-t-elle fermer son cercle sacrè sur l’évangile de la Parousie et le visage humain du Dieu trinitaire? La liturgie nous enseigne aujourd’hui plus qu’hier que l’art se décompose n?n pas parce qu’il est enfant de son siècle, mais parce qu’il est réfractaire à ses fonctions sacerdotales: faire l’art théophanique, au cœur des espérances trompées et enterrées, poser l’icone, l’Ange de la Présence. En «robe bariolée» de toutes les couleurs, Beauté sophianique de l’Eglise, son visage est humain: Femme habillée de soleil, «joie de toutes les joies», «celle qui combat toute tristesse» et ruisselle de la tendresse sans déclin.
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NOTES

1. Le Christ byzantin, elkomenos, humili? et souffrant, gravit de lui-m?me la mont?e ultime en Seigneur de toutes choses. S.Jean Chrysostome le dit: «Je regarde le Christ crucifi? et je voie le Roi». Le M?tropolite Philar?te de Moscou precise: «Le P?te est l’amour qui crucifie, le Christ est l’amour crucifi?, l’Esprit.Sain est la puissance invincible de la Croix». Par contre, dans l’art occidental apr?s le XIIIe si?cle, J?sus, l’homme de douleurs, semble au c?ur m?me du dolorisme, ?tre aband?nn? par l’Esprit-Saint comme le Christ d’Andernach, de Cologne, le D?vot Christ de Perpignan. La recherche du r?alisme au XVe si?cle se jette encore plus dans l’image de la souffrance et de la mort et c’est le culte des cinq plaies, du Saint-Sang des instruments de la passion, le Christ abandonn? attendant son supplice, la Vierge de Piti? qu’aucune Colombe ne soutient dans sa blessure.
2. L. Bouyer, Les Catholiques occidentaux et la liturgie bvzantine in Dieu Vivant, No 2l.
3. Or. XXXI, 8. P.G. 36, 141 B.
4. Voir les admirables analyses de Weidl? dans son livre: Les Abeilles d’Arist?e.

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