BENOÎT XVI – AUDIENCE GÉNÉRALE – Le culte que les chrétiens doivent rendre à Dieu dans la pensée de saint Paul (2009)
3 juin, 2019http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/audiences/2009/documents/hf_ben-xvi_aud_20090107.htm
saint Paul dans l’aréopage
BENOÎT XVI – AUDIENCE GÉNÉRALE – Le culte que les chrétiens doivent rendre à Dieu dans la pensée de saint Paul (2009)
Mercredi 7 janvier 2009
Chers frères et sœurs,
En cette première audience générale de 2009, je désire adresser à tous mes vœux fervents pour la nouvelle année qui vient de commencer. Ravivons en nous l’engagement à ouvrir au Christ notre esprit et notre cœur, pour être et vivre comme ses véritables amis. Sa compagnie aura pour effet que cette année, malgré ses inévitables difficultés, soit un chemin plein de joie et de paix. En effet, ce n’est que si nous restons unis à Jésus, que l’année nouvelle sera bonne et heureuse.
L’engagement d’union avec le Christ est l’exemple que nous offre également saint Paul. En poursuivant les catéchèses qui lui sont consacrées, nous nous arrêtons aujourd’hui pour réfléchir sur l’un des aspects importants de sa pensée, celui qui concerne le culte que les chrétiens sont appelés à exercer. Par le passé, on aimait parler d’une tendance plutôt anti-cultuelle de l’apôtre, d’une « spiritualisation » de l’idée du culte. Aujourd’hui, on comprend mieux que Paul voit dans la Croix du Christ un tournant historique, qui transforme et renouvelle radicalement la réalité du culte. C’est en particulier dans trois textes de la Lettre aux Romains qu’apparaît cette nouvelle vision du culte.
1. Dans Rm 3, 25, après avoir parlé de la « rédemption accomplie dans le Christ Jésus », Paul continue par une formule mystérieuse pour nous et dit ceci: Dieu « l’a exposé, instrument de propitiation par son propre sang moyennant la foi ». Avec cette expression pour nous plutôt étrange – « instrument de propitiation » – saint Paul fait allusion à ce qu’on appelle la « propitiation » du temple antique, c’est-à-dire le couvercle de l’arche de l’alliance, que l’on pensait être un point de contact entre Dieu et l’homme, un point de sa présence mystérieuse dans le monde des hommes. Le grand jour de la réconciliation – « yom kippur » -, cette « propitiation » était aspergée avec le sang d’animaux sacrifiés – un sang qui portait symboliquement les péchés de l’année écoulée au contact de Dieu, et ainsi les péchés jetés dans l’abîme de la bonté divine étaient presque absorbés par la force de Dieu, dépassés, pardonnés. La vie commençait à nouveau.
Saint Paul évoque ce rite et dit: ce rite était l’expression du désir que l’on puisse réellement mettre toutes nos fautes dans l’abîme de la miséricorde divine et les faire ainsi disparaître. Mais avec le sang des animaux, ce processus ne se réalise pas. Un contact plus réel entre faute humaine et amour divin était nécessaire. Ce contact a eu lieu dans la croix du Christ. Le Christ, vrai Fils de Dieu, qui s’est fait vrai homme, a assumé en lui toute notre faute. Il est lui-même le lieu de contact entre la misère humaine et la miséricorde divine; dans son cœur se dilue la masse triste du mal accompli par l’humanité et la vie se renouvelle.
En révélant ce changement, saint Paul nous dit: Avec la croix du Christ – l’acte suprême de l’amour divin devenu amour humain – le vieux culte comprenant des sacrifices d’animaux dans le temple de Jérusalem est terminé. Ce culte symbolique, culte de désir, est à présent remplacé par le culte réel: l’amour de Dieu incarné en Christ et porté à sa plénitude dans la mort sur la croix. Ce n’est donc pas la spiritualisation d’un culte réel, mais au contraire le culte réel, le vrai amour divin-humain remplace le culte symbolique et provisoire. La croix du Christ, son amour à travers la chair et le sang est le culte réel, qui correspond à la réalité de Dieu et de l’homme. Déjà avant la destruction extérieure du temple, selon Paul, l’ère du temple et de son culte est terminée: Paul se trouve ici en parfaite harmonie avec les paroles de Jésus, qui avait annoncé la fin du temple et annoncé un autre temple « pas fait de mains d’homme » – le temple de son corps ressuscité (cf. Mc 14, 58; Jn 2, 19sq). Cela est le premier texte.
2. Le deuxième texte dont je voudrais aujourd’hui parler se trouve dans le premier verset du chapitre 12 de la Lettre aux Romains. Nous l’avons écouté et je le répète encore: « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu: c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre ». Dans ces paroles a lieu un paradoxe apparent: alors que le sacrifice exige généralement la mort de la victime, Paul en parle en revanche en relation avec la vie du chrétien. L’expression « offrir vos personnes », étant donné le concept qui suit de sacrifice, prend la nuance cultuelle de « donner en oblation, offrir ». L’exhortation à « offrir les corps » se réfère alors à la personne tout entière; en effet, dans Rm 6, 13, il invite à « s’offrir soi-même ». Du reste, la référence explicite à la dimension physique du chrétien coïncide avec l’invitation à « glorifier Dieu dans votre corps » (cf. 1 Co 6, 20): il s’agit d’honorer Dieu dans l’existence quotidienne la plus concrète, faite de visibilité relationnelle et perceptible.
Un comportement de ce genre est qualifié par Paul de « sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu ». C’est précisément ici que nous rencontrons le terme « sacrifice ». Dans l’usage courant, ce terme fait partie d’un contexte sacré et sert à désigner l’égorgement d’un animal, dont une partie peut être brûlée en l’honneur des dieux et une autre partie peut être consommée par ceux qui font l’offrande au cours d’un banquet. Paul l’applique en revanche à la vie du chrétien. En effet, il qualifie un tel sacrifice en se servant de trois adjectifs. Le premier – « vivant » – exprime la vitalité. Le deuxième – « saint » – rappelle l’idée paulinienne d’une sainteté liée non pas à des lieux ou à des objets, mais à la personne même des chrétiens. Le troisième – « agréable à Dieu » – rappelle peut-être la fréquente expression biblique du sacrifice « en parfum d’apaisement » (cf. Lv 1, 13.17; 23, 18; 26, 31; etc.).
Immédiatement après, Paul définit ainsi cette nouvelle façon de vivre: tel est « votre culte spirituel ». Les commentateurs du texte savent bien que l’expression grecque (ten logiken latreían) n’est pas facile à traduire. La Bible latine traduit: « rationabile obsequium ». Le même mot « rationabile » apparaît dans la première prière eucharistique, le Canon romain: dans celui-ci, on prie pour que Dieu accepte cette offrande comme « rationabile ». La traduction française habituelle « culte spirituel » ne reflète pas toutes les nuances du texte grec (ni du texte latin). Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’un culte moins réel, ou même uniquement métaphorique, mais d’un culte plus concret et réaliste – un culte dans lequel l’homme lui-même, dans sa totalité d’être doté de raison, devient adoration, glorification du Dieu vivant.
Cette formule paulinienne, qui revient ensuite dans la Prière eucharistique romaine, est le fruit d’un long développement de l’expérience religieuse au cours des siècles précédant le Christ. Dans cette expérience, on rencontre des développements théologiques de l’Ancien Testament et des courants de la pensée grecque. Je voudrais au moins montrer quelques éléments de ce développement. Les Prophètes et de nombreux Psaumes critiquent avec force les sacrifices sanglants du temple. Le Psaume 50 (49), dans lequel c’est Dieu qui parle, dit par exemple: « Si j’ai faim, je n’irai pas te le dire, car le monde est à moi et son contenu. Vais-je manger la chair des taureaux, le sang des boucs, vais-je le boire? Offre à Dieu un sacrifice d’action de grâces… » (vv. 12-14). Dans le même sens, le Psaume suivant, 51 (50) dit: « … Car tu ne prends aucun plaisir au sacrifice: un holocauste tu n’en veux pas. Le sacrifice à Dieu c’est un esprit brisé; d’un cœur brisé, broyé, Dieu n’a point de mépris » (vv. 18sq). Dans le Livre de Daniel, à l’époque de la nouvelle destruction du temple par le régime hellénistique (ii siècle av. j.c.), nous trouvons un nouveau pas dans la même direction. Au milieu du feu, – c’est-à-dire de la persécution, de la souffrance – Azarias prie ainsi: « Il n’est plus, en ce temps, chef, prophète ni prince, holocauste, sacrifice, oblation ni encens, lieu où te faire des offrandes et trouver grâce auprès de toi. Mais qu’une âme brisée et un esprit humilié soient agréés de toi, comme des holocaustes de béliers et de taureaux… que tel soit notre sacrifice aujourd’hui devant toi et qu’il te plaise » (Dn 3, 38sq). Dans la destruction du sanctuaire et du culte, dans cette situation de manque de tout signe de la présence de Dieu, le croyant offre comme véritable holocauste, le cœur plein de contrition – son désir de Dieu.
Nous voyons un développement important, beau, mais avec un danger. Il y a une spiritualisation, une moralisation du culte: le culte devient uniquement une chose du cœur, de l’esprit. Mais il manque le corps, il manque la communauté. On comprend par exemple que le Psaume 51 et également le Livre de Daniel, malgré la critique du culte, souhaitent le retour au temps des sacrifices. Mais il s’agit d’un temps renouvelé, d’un sacrifice renouvelé, dans une synthèse qui n’était pas encore prévisible, ou ne pouvait pas encore être pensée.
Revenons à saint Paul. Il est l’héritier de ces développements, du désir du vrai culte, dans lequel l’homme lui-même devient gloire de Dieu, adoration vivante avec tout son être. Dans ce sens, il dit aux Romains: « Offrez vos personnes en hosties vivantes… c’est là le culte spirituel » (Rm 12, 1). Paul répète ainsi ce qu’il avait déjà indiqué dans le chapitre 3: le temps des sacrifices d’animaux, des sacrifices de remplacement, est terminé. Le temps est venu du culte véritable. Mais il y a là aussi le risque d’un malentendu: on peut facilement interpréter ce nouveau culte dans un sens moralisant: en offrant notre vie, c’est nous qui faisons le vrai culte. De cette manière, le culte avec les animaux serait remplacé par le moralisme: l’homme lui-même accomplirait tout à lui seul, avec son effort moral. Et cela n’était certainement pas l’intention de saint Paul. Mais la question demeure: Comment devons-nous donc interpréter ce « culte spirituel, raisonnable »? Paul suppose toujours que nous sommes devenus « un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28), que nous sommes morts dans le baptême (cf. Rm 1) et que nous vivons à présent avec le Christ, pour le Christ, en Christ. Dans cette union – et seulement ainsi – nous pouvons devenir en Lui et avec Lui « hostie vivante », offrir le « culte vrai ». Les animaux sacrifiés auraient dû remplacer l’homme, le don de soi de l’homme, et ils ne pouvaient pas le faire. Jésus Christ, dans son don au Père et à nous, n’est pas un remplacement, mais il porte réellement en lui l’être humain, nos fautes et notre désir; il nous représente réellement, il nous assume en lui. Dans la communion avec le Christ, réalisée dans la foi et dans les sacrements, nous devenons, malgré tous nos manquements, un sacrifice vivant: le « culte vrai » s’accomplit.
Cette synthèse se trouve à la fin du Canon romain, dans lequel on prie afin que cette offrande devienne « rationabile » – que se réalise le culte spirituel. L’Eglise sait que, dans la Très Sainte Eucharistie, le don de soi du Christ, son sacrifice véritable devient présent. Mais l’Eglise prie pour que la communauté célébrante soit vraiment unie au Christ, soit transformée; elle prie, afin que nous-mêmes devenions ce que nous ne pouvons pas être avec nos forces: une offrande « rationabile » qui plaît à Dieu. Ainsi, la prière eucharistique interprète les paroles de saint Paul de manière juste. Saint Augustin a éclairci tout cela de façon merveilleuse dans le 10 livre de sa Cité de Dieu. Je ne cite que deux phrases: « Tel est le sacrifice des chrétiens: Bien qu’étant nombreux, nous ne sommes qu’un seul corps dans le Christ »… « Toute la communauté (civitas) rachetée, c’est-à-dire la congrégation et la société des saints, est offerte à Dieu à travers le Prêtre suprême qui s’est donné lui-même » (10, 6: ccl 47, 27sq).
3. Pour finir, encore une très brève parole sur le troisième texte de la Lettre aux Romains concernant le nouveau culte. Saint Paul s’exprime ainsi dans le chapitre 15: « En vertu de la grâce que Dieu m’a faite d’être un officiant (hierourgein) du Christ Jésus auprès des païens, ministre de l’Evangile de Dieu, afin que les païens deviennent une offrande agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint » (15, 15sq). Je ne voudrais souligner que deux aspects de ce texte merveilleux à propos de la terminologie unique dans les lettres pauliniennes. Tout d’abord, saint Paul interprète son action missionnaire parmi les peuples du monde pour construire l’Eglise universelle comme action sacerdotale. Annoncer l’Evangile pour unir les peuples dans la communion du Christ ressuscité est une action « sacerdotale ». L’apôtre de l’Evangile est un véritable prêtre, il accomplit ce qui est le centre du sacerdoce: il prépare le vrai sacrifice. Et le deuxième aspect: l’objectif de l’action missionnaire est – ainsi pouvons-nous dire – la liturgie cosmique: que les peuples unis dans le Christ, le monde, devienne comme tel gloire de Dieu, « offrande agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint ». Ici apparaît l’aspect dynamique, l’aspect de l’espérance dans le concept paulinien du culte: le don de soi du Christ implique la tendance à attirer chacun à la communion de son corps, d’unir le monde. Ce n’est qu’en communion avec le Christ, l’Homme-modèle, un avec Dieu, que le monde devient tel que nous le désirons tous: miroir de l’amour divin. Ce dynamisme est toujours présent dans l’Eucharistie – ce dynamisme doit inspirer et former notre vie. Et avec ce dynamisme, nous commençons la nouvelle année. Merci de votre patience.