MON BIEN-AIMÉ EST À MOI ET JE SUIS À LUI – GIANFRANCO RAVASI
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Cantique de Cantiques, Chagall
MON BIEN-AIMÉ EST À MOI ET JE SUIS À LUI – GIANFRANCO RAVASI
· Le livre où Dieu parle la langue des amoureux ·
2 juin 2014
« Il n’y a rien de plus beau que le Cantique des cantiques » : ces mots sont ceux d’un des personnages de L’Homme sans qualité, la chef-d’œuvre de Robert Musil, l’écrivain autrichien mort en 1942, grand témoin de la crise européenne du XXe siècle. Ils expriment l’admiration sans condition dont a joui ce court livre biblique de seulement 1250 mots en hébreu. Un petit poème qui a légitimement mérité le titre de Shir hasshirim, Cantique des cantiques, une manière sémitique pour exprimer le superlatif : le « cantique » par excellence, le « chant sublime » de l’amour et de la vie.
Le plus grand théologien protestant du XXe siècle, Karl Barth, n’avait pas hésité à définir ce texte « la magna charta de l’humanité». Pourtant cette « charta » de notre essence d’hommes capables d’aimer, de jouir mais aussi de souffrir, n’a pas toujours été lue de façon uniforme parce que ses nuances sont aussi multiples et variées que celles d’une pierre précieuse. Il semble bien qu’ait raison ici un ancien rabbin, Saadia ben Joseph (882-942), qui comparaît le Cantique à une serrure dont la clé a été perdue : pour l’ouvrir il faut multiplier les tentatives.
La clé indispensable pour entrouvrir cet écrin est toutefois, comme c’est souvent le cas, la plus immédiate. Pour comprendre le sens fondamental de ce livre où Dieu parle le langage des amoureux, il est nécessaire d’utiliser la clé de ses paroles poétiques, c’est-à-dire de ce que jadis l’on appelait le sens littéral. En effet, l’œuvre réunit le dialogue joyeux de deux personnes qui s’aiment qui s’appellent à 31 reprises dodî, « mon aimé », un surnom très semblable à ces petits-noms que se forgent secrètement les amoureux pour s’interpeler.
Dans le Cantique la femme et l’homme trouvent toute la fraîcheur et l’intensité d’une relation qu’eux-mêmes vivent et expérimentent à travers le miracle éternel de l’amour. C’est une relation intime et personnelle, construite sur les pronoms personnels et sur les possessifs de première et deuxième personnes : « mon/ton », « je /tu ». La formule spirituelle et « musicale » du Cantique est dans cette fulgurante exclamation de la femme :dodî lî wa’anî lô, «mon aimé est à moi et je suis à lui» (2, 16). une exclamation réitérée et variée en 6, 3: ’anî ledodîwedodî lî, «je suis à mon aimé et mon aimé est à moi». C’est la formule de pure réciprocité, de la mutuelle appartenance, du don réciproque et sans réserve.
Cette parfaite intimité passe par trois degrés. Elle connaît la bipolarité sexuelle qui est vue comme « image » de Dieu et réalité « très bonne/belle », selon la Genèse (1, 27 et 31), c’est-à-dire représentation vivante du Créateur à travers la capacité générative et d’amour du couple. Mais la sexualité toute seule est purement physique. L’homme peut monter à un degré supérieur en percevant dans le sexe l’eros, c’est-à-dire la fascination pour la beauté, l’esthétique du corps, l’harmonie de la créature, la tendresse des sentiments. Mais avec l’eros, les deux êtres restent encore un peu « objet », extérieurs l’un à l’autre
Ce n’est qu’avec la troisième étape, celle de l’amour, que naît la communion humaine pleine qui éclaire et transfigure sexualité et eros. Et seuls la femme et l’homme parmi tous les êtres vivants peuvent parcourir toutes ces étapes en parvenant à la perfection de l’intimité, du dialogue, de la donation d’amour total.
Le premier plan de lecture que nous devons adopter pour parcourir cette partition poétique enchanteresse est donc nuptiale, naturellement avec toutes les couleurs et tous les symboles de l’orient. En 1873 le consul de Prusse à Damas, Johann Gottfried Wetzstein, avait tenté de confronter les cérémonies nuptiales des bédouins et des paysans syriens avec celles qui sont citées dans le Cantique : fêtes de sept jours, couronnement de l’époux et de l’épouse avec le titre de roi et reine (dans le Cantique l’aimé est parfois identifié avec le roi Salomon) ; la table nuptiale dit le « trône », la danse des « deux chœurs» (cf. 7, 1), les hymnes décrivant la beauté physique de l’épouse et la puissance de l’époux.
Dans le Cantique est donc en scène l’amour tendre, « printanier », présent non seulement dans le beau couple de deux jeunes amoureux mais, pourrions-nous dire, également de la tendresse inchangée d’un couple ancien encore amoureux. Un primat va toutefois à la féminité parce que dans le Cantique, la femme a davantage un rôle de premier plan que l’homme, malgré le machisme très profond de l’orient dont l’œuvre provient.
Pour notre thème, l’attention réservée au visage des deux amoureux est significative. Certes, tout le corps – entendu comme signe de communication – est impliqué dans le poème : il y a les bras, la main et les doigts, le cœur, les seins, le ventre, les flancs, le nombril, les jambes, les pieds, les caresses, la peau sombre. Mais le visage est central, décrit sous tous ses traits : du sommet du crâne au cou, des joues aux yeux, de la bouche aux lèvres, du palais aux dents, des fins cheveux aux boucles. Le visage est le signe le plus vivant et authentique du dialogue, de la rencontre, de la communion de vie, de pensée et de sentiment.
Le Cantique est ensuite un hymne continu à la joie de vivre : quand le ciel est bouché par les nuages – écrivait Paul Claudel – la surface d’un lac est plate et métallique ; quand brille le soleil elle se transforme en un miroir admirable des couleurs du ciel et de la terre. En effet, il en est ainsi de la vie de l’homme lorsque vient l’amour : le panorama est toujours le même, le travail est toujours monotone et aliénant, les villes anonymes et froides, les jours identiques l’un à l’autre ; pourtant l’amour transfigure tout et alors on aime et on voit tout avec des yeux différents parce que l’homme sait que le soir il retrouvera sa femme.
L’amour humain, toutefois, connaît aussi la crise, l’absence, la peur, le silence, la solitude. Il y a dans le Cantique deux scènes nocturnes (3, 1-5 et 5, 2 – 6, 3) pleines de tension où l’homme et sa femme sont éloignés et se cherchent désespérément sans se trouver. Le sommet du poème biblique est en 8, 6 où sont mis en tension dialectique l’amour et la mort : « Car l’amour est fort comme la Mort, / la passion inflexible comme le Shéol. / Ses traits sont des traits de feu, / une flamme du Seigneur » (curieusement c’est le seul vers du Cantique où résonne le nom divin de Jah/Jhwh). Dans ce duel extrême le poète sacré est certain que l’amour doive prévaloir, comme Dieu est le vainqueur de la mort et du mal.
Le Cantique est donc avant tout la célébration de l’amour humain et du mariage. Toutefois, dans cet amour le poète biblique entrevoit presque la semence de l’amour éternel et parfait que Dieu voue à sa créature. N’oublions pas en effet que déjà le prophète Osée au VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, avait utilisé sa dramatique expérience matrimoniale et familiale en la transformant en une parabole de l’amour de Dieu pour son peuple Israël (Osée, 1-3). Cette transmutation thématico-symbolique apparaît implicitement aussi dans le Cantique.
De l’intérieur de l’amour humain – et sans l’ignorer, comme cela a été fait en revanche dans la soi-disant lecture « allégorique » qui a réduit le Cantique à une larve spiritualisante – il faut saisir un signe supplémentaire, celui de l’amour transcendant de Dieu pour sa créature. C’est le second niveau interprétatif à travers lequel le cantique est devenu également le texte de la mystique chrétienne : il suffit de citer les Pensées sur l’amour de Dieu de sainte Thérèse d’Avila et ce chef-d’œuvre littéraire et mystique qu’est le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, qui sont nourris du Cantique des cantiques.
La représentation plastique la plus célèbre de cet entrelacs spirituel est peut-être l’Extase de sainte Thérèse du Bernin dans l’église romaine Santa Maria della Vittoria: un ange lance la flèche de l’amour divin vers la sainte qui est plongée dans une extase physique et intérieure d’une très grande intensité, spirituelle et sensuelle. La vierge aimante s’abandonne à Dieu à travers un amour incandescent qui pénètre tout l’être, même physique.
C’est d’ailleurs un fil thématique qui parcourt toute la Bible : outre les chapitres 1-3 du prophète Osée déjà cités, il faut lire le chapitre 16 du prophète Ezéchiel, certaines pages d’une grande tendresse chez Isaïe (54, 1-8 et 61, 10-62, 5), tout comme l’appel de Paul aux Ephésiens : « De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme c’est s’aimer soi-même. Car nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Eglise : ne sommes-nous pas les membres de son Corps ? Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair : ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise!» (5, 28-32).
Mais dans la Bible, le texte qui fait le plus resplendir la merveille de l’amour humain et sa valeur de signe théologique est justement le Cantique. Dieu, en effet, comme l’enseigne la première lettre de saint Jean, « est amour ». Un ancien texte judaïque commentait ainsi le voyage d’Israël dans le désert du Sinaï : « Le Seigneur vint du Sinaï pour accueillir Israël comme un fiancé va au-devant de sa fiancée, comme un époux embrasse son épouse ».
Le Cantique doit donc accompagner les amoureux dans les étapes obscures et sereines, dans le rire et dans les larmes de cette étonnante aventure qu’est leur amour. Mais le Cantique estdans sa destination finale la figure suprême de l’amour entre Dieu et sa créature, si bien qu’il devient un texte capital surtout pour tous les croyants. Ainsi avait raison le grand écrivain chrétien du IIIe siècle Origène d’Alexandrie quand il écrivait : « Bienheureux qui comprend et chante les cantiques des Saintes Ecritures ! Mais plus bienheureux encore qui chante et comprend le Cantique des cantiques !».