Archive pour le 15 mars, 2018

HOMÉLIE DU 5E DIMANCHE DE CARÊME, B

15 mars, 2018

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pens e fr giovanni 12, 22-30 - Copia

Jean 12, 20-33

HOMÉLIE DU 5E DIMANCHE DE CARÊME, B

Jr 31, 31-34 ; He 5, 7-9 ; Jn 12, 20-33

L’HOMME ACCOMPLI ALLIANCE DE COEUR

(Cette homélie a été prononcée en la cathédrale SS. Michel et Gudule (Bruxelles), en 1994)

Des psychanalystes et spécialistes en psychologie des expériences religieuses nous disent que la psychologie et la foi peuvent s’éclairer mutuellement. Toutes deux nous affirment que l’être humain est un être de relations.
Mais il n’est pas nécessaire d’être spécialisé en quoi que ce soit pour savoir et expérimenter que la nature et la qualité des relations humaines jouent un rôle considérable dans l’équilibre, l’épanouissement et le bonheur des hommes et des femmes que nous sommes, c’est-à-dire leur accomplissement. Evidemment, il y a de nombreux types de relations : professionnelles ou mondaines, de voisinage ou d’amitié. Relations de solidarité et de charité. Relation d’amour qui peut atteindre l’harmonie dans une parfaite communion. Relations aussi entre des peuples, entre Dieu et nous.
D’où aussi l’existence de traités et d’alliances, chargés de promesses et d’engagements, de responsabilités et d’obligations, qui lient entre eux des partenaires. Contrats nécessaires, sinon indispensables pour que vivent, progressent et s’épanouissent les personnes et la société.
Cela ne suffit pas. L’alliance écrite et signée, les règlements d’application précisés, la réussite est loin d’être garantie. Car il y a toujours la manière de vivre les relations : l’esprit et la lettre, la peur ou la confiance, la sympathie ou la jalousie, l’égoïsme ou la générosité… Encore faut-il que toutes ces alliances s’inscrivent dans le sens de la vocation ultime de l’être humain et du monde. En conformité avec son être profond, créé à l’image et comme à la ressemblance de Dieu. Autrement dit, il faut situer toutes ces relations par rapport à la relation à Dieu. Elles ne peuvent, en effet, nous conduire à un accomplissement humain que si elles sont branchées sur la source. Car c’est Dieu qui en assure l’inépuisable fécondité.
La longue histoire biblique des alliances entre « Je Suis » et son peuple manifeste bien cette fécondité et le lent chemin de l’accomplissement de l’Homme. Alliance fondamentale, universelle de Noé, alliance d’Abraham le père du monothéisme, alliance du Sinaï où Moïse taille dans la pierre les Dix Paroles qui font vivre.
Aujourd’hui, nous l’avons entendu, le prophète Jérémie était désespéré de voir, à son époque, se multiplier les infidélités du partenaire humain. L’alliance était pratiquement rompue. Avec des conséquences désastreuses sur la vie religieuse, sociale, économique et politique. Mais déjà, il pressentait une étape ultérieure, un renouveau. Une autre perception des relations avec le Dieu unique. Une autre perception de Dieu. Une nouvelle alliance.
Que proclame et que réclame Jérémie ? Le « retour du cœur ». Dans toute relation, il y a danger permanent de dégradation ; l’esprit tend à disparaître au profit de la loi, de la lettre et du conformisme. Quand Dieu est considéré comme un juge impitoyable et un maître intransigeant, la Loi d’Alliance apparaît aisément comme une litanie de commandements à observer sous peine de sanctions. Elle met la liberté en cage. Alors, l’être humain se sent esclave ou bien se fait courtisan.
Il cherche alors à fuir la colère divine en multipliant les gestes de soumission. Ou, il veut s’assurer bienveillance et privilège à force de rites, de formules et d’offrandes. D’où aussi la cascade de commentaires et de précisions, jusqu’aux détails minutieux qui nous enveloppent dans un filet juridique dont les mailles ne cessent de se rétrécir. Un terrain propice au développement de la peur ou de la révolte, au cancer du scrupule ou aux nausées de l’indigestion.
Mais voici que les tables de pierre deviennent paroles de quelqu’un. Le contrat signé devant notaire se mue en alliance de cœur. Tout demeure et cependant tout est transformé.
La loi n’est plus un texte rigide, imprimé noir sur blanc. Elle est d’abord une affectueuse connivence inscrite dans le cœur. Elle n’est plus règlement tatillon, entouré de menaces, mais l’écho d’un grand amour. Un moyen modeste et imparfait, un point de repère et d’orientation pour établir une relation de connaissance mutuelle, de don et d’échange. Dès lors, la crainte s’efface devant la confiance. Le fardeau trop lourd se fait léger. S’en est fini de la relation maître-esclave, souverain-sujet, dominant-dominé. Un changement de nature. La loi n’est plus imposée par la force et sous la contrainte. Elle est offerte à la liberté de la personne comme un don sans prix, comme une chance à saisir. Ainsi, tout commandement, même formulé négativement, laisse le champ libre à l’initiative de l’amour qui, lui, est capable d’adapter, d’innover, de dépasser l’étroitesse de la lettre. Et même d’aimer jusqu’à l’engagement de tout l’être au-delà de toute loi : « Je mettrai ma loi au plus profond d’eux-mêmes, dit le Seigneur, je l’inscrirai dans leur cœur ».
Ce n’était en fait qu’un rappel et un approfondissement. Déjà, l’alliance noémique y faisait allusion. N’est-ce pas précisément aux racines mêmes de l’être que bat le cœur de Dieu, que vit son Esprit, que se reflète, dans les eaux de la source, sa propre image ? Tout être humain n’est-il pas fils ou fille de Dieu ? créé comme à sa ressemblance… Il a donc « un cœur pré-accordé à la loi de Dieu ». C’est-à-dire parfaitement apte à répondre par l’amour à son amour. Dieu seul peut accomplir pleinement l’être humain.
Voilà pourquoi Jésus n’est pas venu abolir la loi mais la réaliser. Non pas la détruire, mais la parfaire. Non pas l’éplucher, ni en discuter à perte de vue, mais l’incarner dans le quotidien.
C’est pour cela aussi que les prophètes et les mystiques ont si souvent utilisé les images conjugales pour révéler les véritables relations de Dieu avec son peuple. « Dieu, disait Amos, a épousé son peuple dans la justice et dans le droit, dans la tendresse, la miséricorde et la fidélité ». De même, les Pères de l’Eglise, les grands priants et les mystiques, ont toujours trouvé dans la méditation du Cantique des Cantiques la traduction la meilleure de leur relation personnelle à Dieu. « Bien que la comparaison (…) soit infiniment imparfaite, disait la grande sainte Thérèse, je ne trouve rien de mieux que le sacrement du mariage pour me faire comprendre que Dieu épouse les âmes spirituellement ».
C’est bien la qualité des relations d’amour et d’un amour constamment branché sur la source qui fait la réussite d’une alliance. Et non pas la soumission scrupuleuse ou craintive aux termes du contrat. Encore moins un amour « marmelade de cœur » (Hegel).
Dès lors, le sens et la valeur du sacrifice ne sont pas immolation et tourment, mais disponibilité amoureuse et réponse affectueuse, même au risque de la souffrance. Le grand sacrifice de l’alliance, dont parle l’épître aux Hébreux et l’Evangile, c’est bien celui de la disponibilité totale : « Père, que ta volonté soit faite et non pas la mienne ». Et cela, jusqu’à « l’engagement risqué au service de l’humanité » (Blondel). C’est ainsi que Jésus a été « conduit jusqu’à son propre accomplissement ».
Hier transfiguré, Jésus demain sera crucifié « en signature d’alliance ». Il va afficher aux yeux du monde jusqu’où va le péché et jusqu’où va l’amour, dans un être humain accompli.
Nous arrivons ainsi au terme du Carême. « La Pâque est au bout de ce temps », nous fait chanter une hymne du bréviaire. « Le Seigneur nous précède en nous-mêmes ! Notre avenir est au dedans ! » Là où Dieu, sur nos chantiers intérieurs, continue à bâtir ce sanctuaire de l’être humain « qui est la seule cathédrale digne de Lui ».
Mais, dès aujourd’hui, en quittant cette cathédrale de pierre, notre cœur et nos pas doivent nous faire entrer aussitôt « dans l’église de Vie », présente au cœur du monde. C’est là que nous allons rencontrer les Grecs dont parle l’Evangile. Qui sont-ils ? Ils viennent de la terre de la pensée et des arts, des sciences et de l’informatique. Ils viennent du monde aux divinités multiples. Ils sont chercheurs de vérité, curieux, insatisfaits peut-être des philosophies à la mode, des mouvements des sectes et des religions qui s’offrent de tous côtés à leur quête d’absolu. Ces explorateurs de l’infini sont à la recherche de la lumière. D’autres arrivent meurtris des banlieues de l’exclusion, des déserts du cœur, de l’enfer du désespoir. Tous nous disent à leur manière : « Nous voudrions voir Jésus ». Qu’allons-nous leur répondre ? Qu’allons-nous leur offrir, leur faire voir et expérimenter ?
Saint Léon le Grand nous met sur la piste : « Puisque tous les fidèles ensemble et chacun en particulier sont un seul et même temple de Dieu, il faut que celui-ci soit parfait en chacun, comme il doit être parfait dans l’ensemble ». L’Homme intérieur est toujours en construction. L’Eglise elle aussi est toujours en chantier.

Père Fabien Deleclos, franciscain, (T)
1925 – 2008