LA FOI À LA VÉRITÉ DE L’ÉGLISE
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LA FOI À LA VÉRITÉ DE L’ÉGLISE
Abbé Bruno Le Pivain
L’expression se trouve dans le catéchisme du concile de Trente, qui commente l’article du Credo : « Je crois la sainte Église catholique, la communion des saints. »
L’Église, mystère de foi
Deux « considérations » rappelaient aux pasteurs l’importance de la prédication sur ce neuvième article du Symbole. Les voici, dans le style de l’époque, qui ne s’embarrasse certes pas de circonlocutions :
« La première, c’est que, suivant la remarque de saint Augustin, les prophètes ont parlé plus clairement et plus longuement de l’Église que de Jésus-Christ, car ils prévoyaient qu’il y aurait beaucoup plus d’erreurs volontaires et involontaires sur ce point que sur le mystère de l’Incarnation. En effet, il ne devait point manquer d’impies pour prétendre, à l’imitation du singe qui veut faire croire qu’il est homme, pour prétendre avec autant d’orgueil que de méchanceté, qu’eux seuls sont catholiques, que l’Église catholique est parmi eux, et seulement parmi eux.
La seconde considération, c’est que celui qui aura gravé profondément dans son cœur la foi à la vérité de l’Église, n’aura pas de peine à éviter le terrible danger de l’hérésie. On n’est pas hérétique par le fait seul qu’on pèche contre la foi, mais parce qu’on méprise l’autorité de l’Église, et qu’on s’attache avec opiniâtreté à des opinions mauvaises. »
D’où l’on retient trois éléments essentiels :
1 – L’existence, la nature, les missions de l’Église, avant d’être une réalité accessible à la raison, relèvent essentiellement de la lumière de la foi, laquelle ne contraint pas la raison de l’extérieur (ou ce n’est plus la foi, ni la raison), mais la libère de l’intérieur.
2 – Parmi les articles de foi, le mystère de l’Église tient une place centrale, au point qu’il est médiateur non seulement dans l’ordre de la grâce, par les sacrements, mais dans celui de la connaissance des vérités de foi, en disposant droitement l’intelligence et la volonté.
3 – Ce mystère se situe dans la parfaite continuité de celui de l’Incarnation. Achopper sur l’Église, c’est buter sur le « scandale de l’Incarnation ». L’Église, c’est bien le Christ, « répandu et communiqué ».
On s’interroge un peu partout aujourd’hui dans l’Église sur l’attitude à adopter devant la situation inédite à laquelle l’ont conduite tant les bouleversements de la modernité que sa propre évolution. On suppute à l’envi, sur tous les tons et tous les modes, à propos des « restructurations », des « recompositions », des « réaménagements », des « réévaluations ».
Existe-t-il une crise de la foi dans nos pays d’ancienne chrétienté ? Ce serait naviguer dans les galaxies interplanétaires que d’en nier l’évidence, ou même d’en minimiser la profondeur. On voudrait ici exposer que cette crise se concentre en quelque sorte sur une crise de la foi à la vérité de l’Église, à la vérité sur la nature de l’Église. C’est une pratique malheureusement assez répandue, à l’heure où l’accidentel, le sensationnel, le dramatique font recette, de considérer « le contexte actuel » de l’Église comme déterminant au point de prendre plus d’importance que l’Église elle-même, de considérer la maladie, ou la « crise », plus que le corps lui-même, qui ici reste le Corps mystique. La crise, en effet, n’ayant d’existence que par défaut, c’est l’être lui-même, c’est la personne de l’Église, qu’il faut d’abord considérer. Cet état de fait permet de mieux prendre la mesure du caractère providentiel (de pro-videre, voir en avant) du dernier concile dans son insistance résolue à placer le mystère de l’Église au cœur de sa démarche et de sa réflexion.
Les trois regards
Comment regarder l’Église ? C’est la question que se pose le cardinal Journet dans les premières pages de sa Théologie de l’Église, dont voici les traits essentiels :
« L’Église est une réalité dans le monde. Elle s’offre à la rencontre de tous, mais tous ne la connaissent pas. On peut, en effet, porter sur elle trois regards différents. C’est le troisième seulement qui la révèle. »1 Ici, le grand théologien suisse, à l’instar du passage cité plus haut du catéchisme romain comme de la constitution dogmatique Lumen gentium (Lumière des nations, qui désigne le Christ, et en lui, l’Église), étaye son approche en faisant le lien immédiat avec les « trois façons possibles de regarder Jésus ».
Il distingue en premier lieu ceux qui « l’ont rencontré et n’ont su voir en lui qu’un homme parmi les autres », qui « l’ont croisé sur les chemins de Palestine sans le deviner », et qui, finalement, n’ont pas « dépassé l’écorce des choses »… « N’est-il pas ce Jésus, fils de Joseph dont nous connaissons le père et la mère ? » (Jn 6, 42) Viennent ensuite ceux qui « ont porté sur le Christ un regard plus pénétrant », qui « ont perçu dans son enseignement une sagesse surprenante » et « dans la sainteté de sa vie quelque chose d’unique », qui ont lu « dans les faits dont il était l’auteur, le signe d’une puissance qui n’est pas celle de l’homme. » « Ils ont vu le miracle de Jésus. Mais ils n’ont pas songé au mystère de Jésus. »… « Pour les uns, il est Jean-Baptiste, pour d’autres Elie, pour d’autres encore Jérémie ou l’un des prophètes. » (Mt 16, 13–14) Certains, enfin, « purent lever sur Jésus le regard de la foi surnaturelle. Ils ont cru au mystère du Verbe fait chair. Par surcroît s’est expliqué à leurs yeux le miracle de sa vie. » C’est l’apôtre Pierre, « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! », et c’est Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Ainsi de l’Église. Il y a d’abord « le regard de l’observateur superficiel, du statisticien, de l’historien des religions quand il se borne à faire œuvre descriptive », qui peut, de l’extérieur, « décrire son type de gouvernement, ses structures, son enseignement et ses usages cultuels, son sacrifice, ses sacrements et ses prières liturgiques ou paraliturgiques. » Apparaissent ensuite ceux qui savent « reconnaître la qualité des valeurs qui signalent l’Église catholique », et voient « dans sa constance, dans son unité et son universalité, dans ses effets de sainteté, un ensemble de caractères extraordinaires, en quelque sorte miraculeux. » Et Journet de citer Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion, comme on pourrait le faire de Chateaubriand avec Le génie du christianisme ou bien d’autres. Et puis : « Il y a enfin un troisième regard sur l’Église. Le regard de la foi. L’Église apparaît alors dans son mystère, dans sa réalité profonde, comme le Corps du Christ, habité par l’Esprit-Saint, qui la dirige et demeure en elle comme son Hôte. L’église mystère de foi, voilà ce que l’assemblée des chrétiens proclame chaque dimanche solennellement : Credo unam sanctam catholicam et apostolicam Ecclesiam. A la lumière de la foi s’explique par surcroît le caractère miraculeux extérieurement constatable de cette société religieuse et s’éclaire le paradoxe vivant qu’elle ne cesse d’être pour l’étonnement du monde. »
Faut-il donc, comme parfois le bon éducateur, « pour bien voir, savoir fermer les yeux » ? Faut-il ignorer les statistiques, mépriser le langage de la réalité, cesser de réfléchir, s’abandonner mollement à la tentation récurrente du fidéisme ? C’est inutile. Simplement prendre toute la réalité, à chacun de ses degrés, telle qu’elle est, non telle qu’on la voudrait. « De quoi s’agit-il ? », avait coutume de lancer Foch à ses officiers d’état-major devant la carte déployée.
De trois écueils
Quittons un instant Journet pour voir, a contrario, les écueils qui guettent l’observateur chez le chrétien. On en relèvera trois principaux, en contrepoint de sa triple distinction. La particularité du regard de foi est de pouvoir tout intégrer, y compris les réalités très concrètes, en fournissant à la raison, qui possède le sien propre, un principe de réflexion supérieur, qu’on appelle d’ordinaire le sensus fidei, lequel est mesuré par le sensus Ecclesiae. En effet, le caractère personnel de la foi, l’adhésion à Dieu dans le Christ Jésus, ne va pas sans un deuxième aspect, tout aussi essentiel, ainsi présenté par le Cardinal Ratzinger : « Il n’y a pas de foi sans Église. Henri de Lubac a montré que le ‘Je’ de la confession de foi chrétienne n’est pas le ‘Je’ isolé de l’individu, mais le ‘Je’ collectif de l’Église. Quand je dis ‘Je crois’, cela veut dire que je dépasse les frontières de ma subjectivité pour m’intégrer au ‘Je’ de l’Église, en même temps que je m’intègre à son savoir dépassant les limites du temps. »2 La foi ne va ni sans la Tradition portée et continuée par le magistère vivant, ni sans la communion qui en est le fruit et la garantie d’authenticité.
La nature a horreur du vide : lorsque faiblit le sensus Ecclesiae, un autre principe viendra fortifier la volonté, sinon éclairer la raison. Par commodité, on parlera d’une vision sociologique, d’une vision politicienne (non politique), d’une vision spiritualiste.
Sociologique. Ici, les chiffres sont rois. Comme il faut les faire parler selon un point de vue d’ordinaire prédéterminé, il faut aussi les choisir. Le principe d’autorité reste le magistère médiatique. Les discours du pape sont triés suivant la dialectique droite-gauche, ignorés si l’on éprouve quelque difficulté à les cataloguer. Les « tendances » ou les « courants » sont considérés comme des blocs en opposition dans lesquels il faut à force faire entrer tout événement ou toute prise de position.
Politicienne. La science politique, fort utile dans son ordre propre, peut jouer de mauvais tours quand elle s’aventure en des continents qui lui sont des terra incognita. La tentation est grande de développer toute une argumentation savamment peaufinée sur les tenants et les aboutissants de la crise de l’Église ou au contraire de son embellie significative (vue de ci ou de là, en arrière ou en avant), de gloser sur les perspectives à venir (plutôt que de prêter ses bras aux semailles et à la moisson), de choisir, non plus dans les chiffres (l’approche est plus instruite), mais dans l’histoire, lue « partiellement », l’évidence rassurante de l’acuité singulière de son propre jugement. Le magistère ici, c’est la liberté de conscience au sens des Lumières, qu’aucune autorité, et spécialement pas l’autorité légitime, ne doit contraindre, pour que puissent en profiter ceux qui pensent déjà « bien ». Le cadre, ce ne sont plus les grands media, mais plutôt les groupes de pensée, les « tendances » particulières où fleurissent les maîtres à penser (n’est pas Socrate qui veut) jaloux de leur influence intellectuelle sur des groupes particuliers.
Spiritualiste. Sa devise est maritime : « Pas de vagues ! » Alors que la vision politicienne, intellectualiste, en tient plutôt pour le « Tout va mal, je sais pourquoi et vous l’explique de nouveau », celle-ci préfère le « Tout va bien, je sais pourquoi et ne vous en dis rien ». Ceux-là n’ont en général pas de responsabilités, ou pas celles que devraient leur promettre leurs capacités, ceux-ci portent le faix d’une charge sereinement acceptée qui les oblige au devoir de réserve et leur commande de rassurer les foules. Ce n’est plus tant le jugement propre que l’amour-propre, voire le respect humain, qui paralyse la liberté dans la réflexion.
L’Église, la foi et les vocations
Ce numéro de Kephas vous propose un dossier sur l’Église, la situation de la foi en général, la question des vocations en particulier. Sur ce point, qui niera le caractère d’urgence de la situation, détaillée dans le « cri d’alarme » opportunément lancé par le Fr. T.-D. Humbrecht dans l’hebdomadaire Famille chrétienne,3 qui commence sur ce simple constat : « Cette année en France, le nombre de vocations a baissé de moitié. »
L’esprit de ce dossier tient en trois mots : voir (en détaillant les données, les faits, les statistiques), comprendre (en les analysant, en ayant recours à l’enseignement de l’histoire, en confrontant les points de vue), croire (en laissant en tout la primauté au regard de foi).
Il n’est nul besoin de services de renseignements pour constater, ainsi que le soulignait le Saint-Père en octobre 2000, qu’« aujourd’hui plus que jamais, l’humanité est à la croisée des chemins. » L’Église, en particulier, se trouve dans une situation inédite, très variable suivant les continents, qui laisse présager des bouleversements non négligeables, ou tout au moins une forte évolution, notamment dans les pays au tissu autrefois chrétien. Nous n’avons pas l’ambition ici de jouer les pythies.
Par exemple, qui seront les prêtres de demain dans les diocèses de France ? Viendront-ils de Pologne, d’Afrique ou d’Amérique du sud ? Faut-il « miser » sur le prêtre diocésain et se méfier des communautés nouvelles (qu’elles soient de style plus ancien ou plus charismatique) comme d’une menace pour l’unité ? Faut-il au contraire faire du tissu diocésain table rase et inventer la mission en voyant dans ces communautés l’Arche du salut ? Faut-il encore retrouver les Ordres plus anciens ? Allons-y pour un oracle : dans quelques années, la question ne se posera plus.
Certes, les diocèses, en contrepartie de leur grande stabilité, doivent faire face à l’immobilisme des structures, plus pesant quand les hommes se font plus rares pour les supporter. Certes aussi, les communautés nouvelles de toutes tendances, comme corollaire de leur rapide expansion, connaissent très habituellement des difficultés notables de croissance. Certes enfin, les différences culturelles sont parfois notables, au point de susciter de part et d’autre appréhensions et méfiances dans un « corps de métier » d’ordinaire très conservateur (quel que soit ce qu’on y conserve) et peu aventurier. Ici et là, malgré tout, le nombre n’est pas pléthorique et les chiffres sont têtus.
La communion, vérité de l’Église
Alors ? C’est l’Église, c’est la foi à la vérité de l’Église qui, par-delà toutes les supputations essayées, les éventuelles suspicions ou les blessures, reste toujours d’actualité, d’une brûlante actualité, parce qu’elle est évangélique, parce qu’elle a fait ses preuves et qu’elle demeure en ce domaine la seule vérité que n’atteindra jamais l’injure du temps. Cette vérité, nous la prolongeons dans notre Credo par un mot qui en dit toute la substance : communion. Je crois la sainte Église catholique, la communion des saints. Laquelle communion est essentiellement eucharistique, sacramentelle pour se prolonger en communion de charité : « Il est encore une autre espèce de communion à considérer dans l’Église. La charité en est le principe. […] Pour marquer cette communion de biens dans l’Église, nos saints Livres emploient souvent la comparaison si juste des membres du corps humain. »4
« Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. » (Jn 17, 21)
En commentant ces mots de la prière sacerdotale du Christ, le pape Jean-Paul II écrivait dans l’exhortation apostolique Christifideles laici : « Cette communion est le mystère même de l’Église, comme le rappelle le Concile Vatican II, par le mot bien connu de saint Cyprien : “L’Église universelle apparaît comme un peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint.”5 »6
Quelques lignes plus loin, cette affirmation sans équivoque : « L’ecclésiologie de communion est l’idée centrale et fondamentale des documents du Concile. » C’est la substance même du mystère de l’Église, tel que l’a mis en lumière le concile Vatican II.
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En lançant voici deux ans cette revue, nous l’avions placée sous le patronage de sainte Catherine de Sienne. Voici quelques semaines, lors d’un pèlerinage inopiné et bienvenu dans la Ville éternelle, avec les époux Gardeil, voici que nous avons pu présenter Kephas au Saint-Père, l’espace d’un instant. C’était le jour de la sainte Catherine de Sienne. Nous permettez-vous simplement de vous faire part de ce clin d’œil de la Providence pour partager notre action de grâces ?
La croisée des chemins… Nous y sommes depuis que le Christ a étendu les bras sur le bois de la Croix. C’est aussi la Croix qui structure l’Église, depuis qu’elle est née du côté ouvert du Rédempteur. Que conclure ? « Unissons-nous à cette prière de feu de sainte Catherine de Sienne qui invite ceux qui aiment l’Église à former un contrefort de prière autour de ses murs. O très doux amour, écrit-elle, tu as vu en toi la nécessité de la sainte Église, et le remède dont elle a besoin, et tu le lui as donné : c’est-à-dire la prière de tes serviteurs, dont tu veux faire un mur, sur lequel appuyer les murs de la sainte Église et auxquels la clémence de ton Esprit Saint infuse des désirs de feu pour sa réforme. »7
Ch. Journet, Théologie de l’Église, DDB 1958, p. 11. Les citations suivantes sont à suivre aux pages 11–13.
J. Ratzinger, Transmission de la foi et sources de la foi, Conférence du 16 janvier 1983 à Paris.
« Famille chrétienne » no 1319 à 1322, 26 avril au 23 mai 2003.
Catéchisme du concile de Trente.
Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium, n. 4.
Jean-Paul II, Exhortation apostolique Christifideles laici, 30 décembre 1988, n. 18.
Raniero Cantalamessa, Carême 2003 à Rome.
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