http://www.spiritains.org/pub/esprit/archives/art1956.htm
L’ICONE DE LA TRINITE
chemin d’unification
Vie spirituelle
Thérèse Maillard
Thérèse et Philippe Maillard vivent en fraternité. Ils sont entourés par un noyau de personnes qui viennent prier chez eux. Depuis 17 ans, ils ont eu le bonheur d’avoir été initiés à l’icône par Henry Corta, artisan d’icônes, qui a mis au point une pédagogie catéchétique de l’icône. Animatrice en Pastorale scolaire, en collège, depuis 18 ans dans le Nord de la France, je suis de plus en plus sensible à la pauvreté, voire la détresse humaine et spirituelle de certains jeunes. Elles me semblent liées à un manque de repères, à des blessures intérieures profondes qui se manifestent souvent par une violence plus destructrice que libératrice. Comment accompagner ces jeunes, pour que chacun puisse trouver son unité intérieure, si ce n’est d’abord en me laissant façonner par l’amour divin. J’ai très vite été interpellée par l’enseignement spirituel des icônes et par le chemin de conversion auquel je me sens appelée chaque jour, en les regardant. L’opportunité de cette année jubilaire, la demande de la revue Esprit Saint, mon vécu personnel et professionnel, m’invitent aujourd’hui à vous partager ce que j’ai moi-même reçu des icônes et en particulier de l’icône de la Sainte Trinité comme chemin d’unification. A travers quelques clefs de lecture, je vous invite à regarder : – comment cette icône de la Trinité nous révèle la Parole de Dieu et la met en lumière; – comment cette Parole traduite en image nous invite à entrer en relation avec Dieu trinitaire pour y puiser notre identité – comment, dans l’Eglise, nous sommes appelés, chacun et ensemble, à être des témoins de cette communion trinitaire. »La volonté de Dieu, c’est notre sanctification, c’est à dire notre entrée dans la vie trinitaire » L’icône nous révèle le Dieu Trinité. « En celui qui garde fidèlement sa Parole, l’amour de Dieu atteint sa perfection » (1 Jn 2, 5 ) Toute icône est une profession de foi et se contemple dans la foi. Elle est traduction visuelle de la Parole de Dieu, et de la Tradition de l’Eglise. C’est l’Eglise en effet qui, par les conciles et sa liturgie, se porte garante de cette fidélité à la Parole. C’est donc par le regard de la foi que je peux comprendre intérieurement une icône. Le fond or de l’icône, expression de la Lumière divine, révélée en plénitude par la mort et la résurrection de Jésus-Christ, nous plonge dans ce regard de la foi. Appelée aussi Lumière incréée, elle est d’un éclat tout autre que celui des lumières créées: « le quatrième jour, Dieu fit les luminaires majeurs… » (Gn 1, 16.) Elle traverse toute la Bible, à partir de Genèse 1, 3: « Que la Lumière soit » jusqu’à Apocalypse 22, 3: « La nuit ne sera plus… Car le Seigneur répandra sur eux sa Lumière ». C’est cette Lumière, qui nous fait quitter le regard naturel pour entrer dans une vision de foi. Cette réalité est aussi manifestée sur l’icône par l’absence d’ombre. En effet, en iconographie, la technique de la superposition des couleurs fait que la lumière vient de l’intérieur. C’est de l’intérieur aussi que nous sommes invités à entrer dans l’icône . Mais comment est-il possible de représenter la Trinité alors qu’elle n’est pas nommée explicitement dans la Bible ? En effet, la première alliance nous révèle un Dieu d’amour. Et Jésus, par son incarnation, nous laisse entrevoir que cet amour est le fruit d’une communion intense qu’il vit avec son Père par l’Esprit qui les unit et qu’il nous promet. Ce n’est qu’en 325, que l’Eglise, après trois siècles de prière et de maturation, fixe le Credo qui proclame officiellement la Sainte Trinité. En 787, au concile de Nicée II, elle reconnaît le culte de icônes et en indique les conditions. SIZE=2> Les Pères grecs ont toujours interprété le texte de Genèse 18, 1-15 – l’hospitalité d’Abraham – comme une visite de la Sainte Trinité à Abraham. Du IVe au XVIe siècle, de nombreux peintres d’icônes ont traduit visuellement ce thème, en montrant cet épisode avec un certain nombre de détails historiques tel que Abraham et Sara, les objets posés sur la table, le serviteur tuant le veau gras, la tente d’Abraham et Sara, le chêne de Mambré, la montagne du sacrifice d’Isaac. Le génie d’André Roublev (1360-1430) est d’avoir réussi, à partir de la valeur historique de la scène, à nous faire entrer dans une contemplation du mystère de la Trinité par un dépouillement des détails. Il ne reste que trois personnes inscrites dans un mouvement circulaire invisible. La table devient autel et ne porte que la coupe. La montagne, le chêne et la demeure se transforment en symboles. Il a réussi, à partir de la traduction visuelle de l’événement à nous en donner toute son interprétation théologique que nous détaillerons plus loin. Abraham en accueillant ces personnes, s’adresse à eux au singulier et au pluriel. Ils sont un et trois. Il commence, par saluer les trois voyageurs comme s’il ne parlait qu’à une seule personne, au singulier! : « Monseigneur, je t’en prie » (Gn 18, 3). Puis il reprend le pluriel pour s’adresser aux trois: « Vous vous réconforterez. » (Gn 18, 5). Peinte entre 1422 et 1427 par ce moine André Roublev, du monastère de la Trinité, l’icône de la Trinité était destinée à l’iconostase de l’église. Haute de 142 cm et large de 112 cm, elle est actuellement à la galerie Tretiakov à Moscou. Il est étonnant de voir sur l’icône la douceur et la paix des visages des anges, alors que le peuple russe est déchiré par la guerre. Cette icône annonce un Dieu plein de tendresse et de compassion, tel que la Bible le révèle, proche des hommes et de leur souffrance. Assis autour d’une table, les trois anges nous invitent par cette place ouverte devant nous, à entrer, par la foi, dans le mystère de cette communion trinitaire, où « l’amour divin atteint sa Perfection ». L’icône est invitation à entrer dans l’amour du Dieu trinitaire « Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera; nous viendrons chez lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jn 14, 23). Cette icône nous appelle, selon l’intensité de notre désir, à entrer en relation avec Dieu. En regardant la paix, la douceur, la communion d’amour entre les anges, nous pressentons que c’est cette réalité que nous sommes invités à recevoir de Dieu. Cela est traduit visuellement par la perspective inversée qui, abolissant la distance, montre que Dieu est là, tout proche. Concrètement cette proximité se traduit par les lignes qui, en suivant le mouvement de l’ange de gauche et de droite, sur leur estrade, se rencontrent en notre coeur. Et le coeur, au sens biblique, est le lieu de la présence de Dieu. Les anges, par leur position, sont intégrés dans un mouvement circulaire qui part du pied gauche de l’ange de droite et continue dans l’inclinaison de sa tête. Il passe à l’ange du milieu et se prolonge tout au long de l’ange de gauche jusqu’aux pieds. Le cercle, dans le langage iconographique, représente le monde divin infini et donc sans limite. En son centre se trouve une coupe sur une table ouverte à nous. C’est dans ce monde divin, dans ce cercle, que nous sommes invités à entrer en buvant à la coupe qui nous est offerte. Cette coupe se trouve aussi au coeur d’une coupe plus vaste que forment les deux anges latéraux depuis leur tête jusqu’à leurs pieds. Toute la tradition est d’accord pour voir en cette coupe, la coupe eucharistique. Au cours de la restauration de l’icône, on découvrit différentes couches de peinture sur la coupe : une grappe de raisin, prémices du vin qui renvoie au sang du Christ, et un agneau qui fait allusion à Jésus: « l’Agneau sans défaut et sans tache, prédestiné avant la fondation du monde et manifesté à la fin des temps » (1 P. 1, 19) . Ce mystère transcende le temps. Cette coupe est posée au centre d’une table rectangulaire. La forme carrée ou rectangulaire est le signe de notre terre limitée par quatre cotés. Ces quatre coins nous renvoient aux points cardinaux qui chez les pères de l’Eglise sont symboliques des quatre Evangiles. Cette parole s’est faite chair, et Jésus s’offre à nous dans la coupe. L’autel représente aussi le tombeau du Christ, puis celui des martyrs. L’ouverture rectangulaire sur le devant est typique de l’autel romain. C’est « la fenestrella confessionis », petite cavité par laquelle on pouvait accéder au corps du Saint que l’on vénérait. Il est vrai que très vite en occident on éprouva le désir de célébrer l’eucharistie sur la tombe des martyrs, alors que l’Eglise d’Orient la célébrait sur une table de modeste dimension.D’après Nicolas Greschny, il est sûr que André Roublev connaissait l’occident et qu’il voulait, sur son icône, unir la pensée latine et grecque. L’icône fait allusion deux fois à la croix. D’abord par le chêne de Mambré, qui a ici un sens symbolique. Il fait référence à l’Arbre de vie de qui, selon la tradition, on a tiré le bois de la croix. La deuxième allusion à la croix est dans la composition de l’icône : Son axe vertical part de l’auréole de l’ange du milieu pour descendre sur l’autel, passer par la coupe et traverser le petit rectangle, symbole de notre humanité. Cet axe partage l’icône en deux et se croise avec la ligne horizontale qui unit les cercles lumineux des anges des côtés. La croix est au coeur de la vie divine. Si nous voulons laisser Dieu faire sa demeure en nous, il me semble que cette icône nous oriente par son enseignement. Désirer entrer dans la communion trinitaire et boire à la coupe eucharistique, coeur du mystère du salut, demande un passage, un lâcher prise. L’icône l’exprime visuellement par la croix, symbole de la mort du Christ et de la mort à soi-même pour vivre dans le Christ ressuscité. Par ce chemin d’incarnation, nous pourrons laisser notre être recevoir son identité, unifiée par la présence vivante du Père uni au Fils dans l’Esprit. « La révélation du nom de Dieu et de son visage le plus profond, c’est à dire le secret trinitaire est lié au renoncement. » L’icône appelle à être témoins d’unité « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi » (Jn 17, 21) Notre être, s’il est à l’image de la communion trinitaire ne peut être que relationnel. La communion entre les personnes est soulignée par le cercle divin dans lequel ils sont intégrés. Leurs corps sont élancés: quatorze fois la hauteur de la tête au lieu de sept normalement. Avec leurs ailes et la transparence de leurs vêtements, ils semblent ne pas être soumis à la pesanteur. Cela confirme que la rencontre se vit sur le plan spirituel. Cette communion trinitaire est réelle parce que chaque ange a sa place, signifiée par la couleur des vêtements, les regards, les attitudes, les objets. Il n’y a ni fusion, ni exclusion, mais intégration de ce que l’autre est. Si la couleur bleue sur le vêtement de chacun représente la divinité qui fait leur unité, chacun a une couleur qui l’identifie. Il existe différentes interprétations sur la place des anges. Et cette diversité a le mérite de ne pas enfermer l’infini de Dieu. Aujourd’hui, je suis très interpellée par celle-ci, qui n’en exclut aucune autre. L’intensité du colloque qui relie les anges va nous guider. Ce dialogue semble naître d’un souffle lancé par l’ange de droite vers l’ange du milieu qui suit le mouvement. Ce dernier s’adresse à l’ange de gauche, en le regardant au coeur. De nombreuses interprétations disent que l’ange central représente le Père dont la robe pourpre est l’attribut. Il s’entretient du mystère du salut avec l’ange de gauche qui reçoit ce mystère au niveau du coeur dans le silence. Ce dernier donne sa réponse au Père par le geste de bénédiction de sa main droite : en effet, l’index et le majeur de sa main (légèrement visible sur l’icône) posés sur la table représente son humanité et sa divinité qu’il a assumé par son incarnation. Les couleurs de son vêtement bleu (expression de la divinité) et ocre marron (expression de son humanité), confirment l’incarnation de Jésus jusqu’à sa mort sur une croix. Le blanc de la table est la couleur de la Résurrection. Jésus regarde l’ange de droite au front, lieu de la pensée commune du Père et du Fils. Ce salut, est destiné à toute l’humanité que l’ange de droite désigne par sa main tombante vers l’ouverture de la table. C’est l’Esprit qui donne son souffle et qui nous est promis. Le vert de son vêtement traduit sa fécondité. Les anges ont une coiffe identique. Dans l’art byzantin, les anges sont reconnaissables parce que même s’ils ont les cheveux courts, ils portent un bandeau noué autour de la tête. Les pans des noeuds voltigeant autour de l’oreille prennent une signification : celle de l’écoute, de l’obéissance. Les anges sont des messagers parce qu’ils écoutent les ordres du Seigneur. On perçoit les pans des noeuds de façon très légère dans le nimbe. Les trois anges tiennent un bâton à la main, comme des pèlerins. Ils s’arrêtent dans la demeure d’Abraham et Sara. Chaque bâton désigne un objet ou un lieu. Le bâton porté par l’ange central désigne le chêne de Mambré qui renvoie à l’Arbre de Vie dont parle le livre de la Genèse (2, 9). Cet arbre de vie fait référence à la Parole de Dieu créatrice et donc au Père « créateur du ciel et de la terre ». Le bâton porté par l’ange de gauche désigne la demeure d’Abraham et Sara qui, ici, devient l’Eglise, Corps du Christ, et dont le mystère ne peut se comprendre que dans la lumière de la communion trinitaire. Le bâton porté par l’ange de droite désigne la montagne, qui bibliquement est le lieu de la révélation de Dieu, le lieu de l’expérience spirituelle où nous conduit l’Esprit. L’icône nous oriente sur la visibilité de cette communion trinitaire par la représentation de l’Eglise. Dieu trinitaire se manifeste dans l’Eglise, appelée à cette unité. Pour cela, chaque membre est aussi appelé à vivre pleinement sa vocation de service, nourri par une vie de prière (montagne), centré sur la Parole de Dieu (l’arbre). « Soyez unis, comme le Père et moi sommes un ». Le dialogue entre les trois anges nous montre que la véritable unité se vit en Dieu, vient de Dieu et nous est donnée par l’écoute de l’Esprit, le dialogue du coeur à coeur, le silence, l’acceptation du réel, l’incarnation dans un lâcher prise, l’expérience du salut, le don de soi, l’ouverture. En méditant et en travaillant cette icône de la Trinité d’André Roublev, j’ai été nourrie par son enseignement théologique et spirituel pour ma vie quotidienne et professionnelle. J’y ai trouvé trois clefs de compréhension pour répondre à la question de mon introduction : comment accompagner ces jeunes blessés et sans repères? – Accompagner les jeunes dans leurs blessures, leurs souffrances, c’est d’abord les regarder avec le même regard d’amour que Dieu pour que mes paroles soient ajustées. La douceur et la paix qui émane du regard des trois anges révèle ce Dieu, plein de tendresse et de pitié pour chacun. – Accompagner les jeunes, c’est apprendre à entrer dans mon être profond, dans ce mouvement d’amour divin auquel je suis invitée, pour vivre un coeur à coeur avec les jeunes, au sens biblique. Si mes actions sont ajustées à mes paroles, parce que purifiées par la Parole de Dieu, une vie priante et fraternelle, je leur permets de faire un pas de plus, sur leur chemin d’humanisation et d’unification. Accompagner les jeunes,c’est un travail de conversion de tout mon être qui me relie aux autres. Si j’accepte ce chemin, je peux alors, soutenu par la communauté ecclésiale, prier pour eux. Car le salut est pour tous, comme la coupe est offerte à tous dans la foi.