LE CŒUR ET LA PRIÈRE DANS LES EXCLAMATIONS – DE SAINTE THÉRÈSE D’AVILA – PAR J. LEVEQUE

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LE CŒUR ET LA PRIÈRE DANS LES EXCLAMATIONS – DE SAINTE THÉRÈSE D’AVILA – PAR J. LEVEQUE

(cette « étude » sur Sainte Teresa et de J. Leveque dont j’ai déjà reporté différents écrits, je vous propose l’introduction et une des parties, mais je voudrais vous prier de tout léger…si vous voulez)  

En regard des grandes œuvres écrites de Thérèse d’Avila ses dix-sept Exclamations font, de prime abord, modeste figure ; mais dès que l’on entreprend de les étudier pour elles-mêmes, dès qu’on se propose d’entrer dans l’intimité que Thérèse réserve à son Dieu à travers ces quelques textes rédigés après la communion dans le courant de l’année 1569, on est frappé de la vigueur spirituelle qui en émane, et plus encore de la sûreté théologique avec laquelle la Madre exprime ce qui lui tient à cœur et ce qu’elle a sur le cœur. Elle le dit à Dieu, elle se le dit à elle-même, mêlant librement la réflexion à la prière, comme la trame et la chaîne d’un même tissu. Elle le dit parce qu’elle a besoin de le dire, sans aucune préoccupation d’auditoire ni de correspondant, car ces Exclamations ne sont destinées à personne qu’à elle-même, et ce trait suffirait déjà à les singulariser. Si Thérèse a mis par écrit ces quelques soliloques, ce n’est pas par coquetterie spirituelle ni pour le plaisir d’engranger, mais en obéissant, certains jours, à une sorte de nécessité intérieure. Elle s’en explique d’ailleurs dans l’Exclamation XVIIème. « Que de choses je pourrais ajouter encore, pour me prouver que je ne m’entends pas moi-même ! Mais puisque je sais très bien, mon Dieu, que vous ne les ignorez pas, à quoi bon tout ceci ? C’est afin qu’aux jours où mes misères se font vivement sentir et où ma raison s’aveugle, j’essaie de la retrouver dans cet écrit de ma main. Souvent, en effet, je me trouve si misérable, si faible, si pusillanime, que je cherche, mon Dieu, ce qu’est devenue votre servante » 17,2 (1). Il s’agit donc, pour Thérèse, de fixer certaines intuitions, d’étoffer certaines découvertes, de flécher son accès personnel à certains textes de l’Écriture. C’est de tels moments de lucidité que Thérèse a voulu comme autant de jalons d’une route douloureusement frayée et comme autant de repères pour les jours d’incertitude ou d’aveuglement. L’importance de ces méditations priantes dans l’itinéraire spirituel de Thérèse se mesure assez bien à la place qu’y tient le paradoxe. C’est 1e signe, en effet, que Thérèse aborde là des énigmes en elle-même ou des mystères en Dieu qui se dérobent aux approches trop sereines et appellent quelque folie du langage. Très souvent Thérèse part d’un paradoxe, paradoxe de sa vie ou des voies de Dieu, ou bien elle débouche, comme seule issue possible, sur l’amour paradoxal du Seigneur, qu’elle chante alors avec une ferveur quasi psalmique, ou bien encore c’est l’un des paradoxes de l’Écriture qui la met sur la voie d’une nouvelle confiance et d’une nouvelle paix. Les expériences dont nous trouvons ici la trace ont été vitales pour elle et ont sans doute modifié de manière décisive son regard sur la vie, sur Dieu, sur elle-même et sa manière de répondre à l’amour de son Seigneur. C’est donc bien le cœur de Thérèse qui se dit spontanément dans ces pages, non pas le cœur au sens banal du terme, qui ne retient que des connotations émotives, mais le cœur tel que l’entendent les hommes de la Bible, le cœur qui comprend autant qu’il aime, le tout de l’homme intérieur, le creuset où les idées, les émotions et les affects se muent en réponses, en décisions et en projets. Sans essayer de retenir toutes les richesses de pareils textes, et sans reprendre par le menu un travail d’analyse souvent passionnant, nous essaierons d’en livrer les principaux résultats en isolant quelques points de plus grande résonance : le temps et la vie, la quête de Dieu et le désir, la réciprocité de l’amour, le service de Dieu, le salut des hommes, et enfin la véritable liberté. ….. ….. LA GUERRE D’AMOUR Ce qui meut Thérèse, ce qui la soutient sur la route, ce qui lui donne la hâte du Royaume, c’est la certitude d’être aimée et de pouvoir aimer. Nous parvenons, avec ce nouveau thème, au cœur de l’expérience spirituelle de Thérèse telle qu’elle nous est livrée dans les Exclamations. Aimer Dieu et jouir de Dieu (amar, gozar), c’est le bonheur que Thérèse attend pour l’au-delà : « Il me semble, mon Seigneur, que mon âme trouve le repos quand elle considère ce que sera sa jouissance, si votre miséricorde lui accorde de jouir de vous » 4,1. « Que je ne sois pas privée, mon Dieu, que je ne sois pas privée de jouir en paix d’une si grande beauté » 14,2. Mais cet amour qui vient de Dieu nous est déjà offert sur la terre : Thérèse le perçoit déjà à l’œuvre dans sa vie : « Ô Amour qui m’aimes plus que je ne puis moi-même m’aimer et comprendre ! » 17,1. Elle affectionne, spécialement dans la seizième Exclamation, de le décrire dans le langage du paradoxe : l’amour est une peine, une blessure 16,1, une brûlure, la plaie laissée par une flèche 16,2 ; mais pour rien au monde elle ne voudrait être privée d’un « mal si précieux », d’un « tourment si pénible et si délicieux », de la joie « d’une souffrance si bien employée » 16,2.  À ce tourment il n’est pas de remède « parmi ceux dont les mortels disposent » 16.2. Certes, lorsque la solitude s’épaissit – non pas que Dieu soit absent, mais parce que l’âme vit « absente de lui » – il peut être apaisant de se souvenir que le Seigneur est en tout lieu ; mais le soulagement est de courte durée, car « lorsque redoublent la force de l’amour et les élancements de cette peine, le cœur qui aime beaucoup n’admet ni conseil ni consolation, sauf de celui qui l’a blessé » 16,1. Et Dieu exauce cette confiance farouche et jalouse en venant, « quand il le veut, guérir soudain la blessure qu’il a faite ». Comment s’étonner de cette conduite paradoxale de Dieu, puisque son amour pour nous est, dès sa source, insondable gratuité ? C’est le thème de la septième Exclamation : si le Maître du ciel et de la terre « met ses délices à être avec les enfants des hommes » (Pr 8,31), ce n’est pas faute d’avoir quelqu’un en qui se complaire (cf. Mt 3,17), puisqu’il nous a donné sur la terre quelqu’un qui le connaît comme le connaît son Fils unique et que les trois Personnes divines se connaissent, s’aiment et prennent ensemble leurs délices 7,2. « En quoi mon amour est-il nécessaire, demande alors Thérèse, pourquoi le voulez-vous, mon Dieu, ou qu’y gagnez-vous ? ». Dieu-Amour, qui n’a besoin de rien, crée en nous les conditions de la réciprocité en nous offrant la médiation de son Fils. Et Thérèse de conclure : « Sous cette protection, tu pourras t’approcher ; puisque Sa Majesté met ses délices en toi, tu pourras l’implorer pour que toutes les choses de la terre soient impuissantes à t’empêcher de prendre tes délices, toi aussi, et de te réjouir de la grandeur de ton Dieu » 7,3.  Dieu est origine, Dieu a l’initiative, et c’est toujours lui qui commence ce que Thérèse nomme hardiment la guerre d’amour (esta guerra de amor) 16.3. C’est l’idée qu’elle développe dans la seizième Exclamation, en proposant son exégèse d’un verset du Cantique (2,16) :  « Mon Bien-Aimé est à moi, et moi je suis à lui ». L’ordre des termes n’est pas indifférent : ce n’est pas Thérèse qui, d’emblée, est au Bien-Aimé, car, dit-elle, « un pareil amour ne peut partir de chose aussi basse que le mien » 16,2. Si donc l’amour de Thérèse, sans s’arrê-ter en chose créée, peut atteindre son Créateur, c’est qu’au départ déjà son Bien-Aimé est à elle. C’est lui qui déclenche « l’admirable bataille » 16,4. Le Seigneur s’empare de la forteresse, c’est-à­dire la partie supérieure de l’âme, et il jette dehors les sens et les puissances. Celles-ci, dans le trouble et à l’abandon, commencent par errer sur les places et dans les faubourgs, conjurant les filles de Jérusalem de leur donner des nouvelles de leur Dieu. Puis, « lasses de se voir sans lui, elles reviennent conquérir leur conquistador ». Dans ce combat qu’elles savent inégal, elles luttent jusqu’à l’épuisement de leurs forces, et, finalement, c’est « en se donnant pour vain-cues » qu’elles parviennent à « vaincre leur vainqueur » 16.3. Dieu commence et recommence. Dieu donne, il suffit d’ouvrir les mains : « Ô chrétiens, chrétiens ! considérez la fraternité que vous avez avec ce grand Dieu ! » 14,2. « Il est temps, maintenant, de prendre ce que nous donne ce Seigneur compatissant, notre Dieu ; puisqu’il veut des amitiés, qui donc refusera la sienne à celui qui n’a pas refusé de verser son sang et de perdre la vie pour nous ? » 14,3. Mais comment rester fidèle, dans le quotidien, à cette amitié sans cesse proposée par le Seigneur ? comment répondre à « cette pitié tellement sans mesure » par un amour suffisamment gratuit, alors que les œuvres de nos mains menacent à chaque instant de se changer en idoles ? À cette question Thérèse a trouvé une réponse dans un épisode de l’Évangile qu’elle a lu et relu avec son cœur de femme et qu’elle commente dans sa cinquième Exclamation : l’accueil de Jésus par Marthe et Marie. L’argumentation de Thérèse est facile à résumer. Marthe se plaint ; mais de quoi au juste se plaint-elle ? D’avoir à servir le Seigneur ? Sûrement pas, car l’amour transforme le travail en repos. Aussi bien ne s’adresse-t­elle pas à sa sœur, mais directement à Jésus ; et c’est bien lui qui est en cause : apparemment il ne se soucie pas de Marthe et ne semble pas désireux de la voir demeurer avec lui. Thérèse ajoute même, à propos de Marthe, et c’est là aussi une remarque bien féminine: « Peut-être se croyait-elle moins aimée que sa sœur ? ». Mais c’est surtout la réponse de Jésus qui retient l’attention de Thérèse, parce qu’elle vient la confirmer dans une cer.titude qui lui est chère : c’est que l’amour non seulement englobe tous les types de vocations dans l’Église, mais unifie le cœur en toute situation. Et la Madre fixe cette conviction dans une de ces formules extrêmement denses dont elle a le secret : « Vous lui répondîtes, Seigneur, que seul l’amour donne du prix à toutes les choses, et que le plus nécessaire, c’est que l’amour soit si grand que rien n’empêche d’aimer » 5,2.

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