SAINT AUGUSTIN – LAISSONS ICI ENTIÈREMENT LA PAROLE À L’AUTEUR LUI-MÊME DES CONFESSIONS.
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SAINT AUGUSTIN
LAISSONS ICI ENTIÈREMENT LA PAROLE À L’AUTEUR LUI-MÊME DES CONFESSIONS.
Tard je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t’ai aimée ! Mais quoi ! tu étais au-dedans de moi, et j’étais, moi, en dehors de moi-même ! Et c’est au-dehors que je te cherchais; je me ruais, dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures. Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi, retenu loin de toi par ces choses qui ne seraient point, si elles n’étaient en toi. (Conf. X.27).
Je ne t’ai pas aimé… Toi, ô Dieu, lumière de mon cœur, pain de la bouche intérieure de mon âme, force qui féconde mon intelligence et le sein de ma pensée. (Conf. I.19).
Que se passe-t-il donc dans l’âme, pour qu’elle sente plus de joie à trouver ou à recouvrer ce qu’elle aime qu’à le garder constamment ? (Conf. VIII.3).
Tu nous as fait pour toi. Aussi notre cœur est-il inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi. (conf. I,1).
Ces paroles formées pour un court moment, c’est l’oreille extérieure qui les transmet à la raison intelligente, dont l’oreille intérieure est tendue vers votre Verbe éternel. (Conf. XI.6).
Aussi avec ce Verbe qui vous est éternel, dites-vous éternellement ce que vous dites, et tout ce à quoi vous ordonnez d’être commence d’être. C’est seulement par la parole que vous créez; et néanmoins les choses que vous créez par votre parole ne reçoivent pas l’être toutes à la fois. ni de toute éternité. (Conf. XI.7).
Quand nous revenons de l’erreur, c’est naturellement parce que nous connaissons que nous revenons; cette connaissance nous la devons à son enseignement, parce qu’il est le ‘Principe’, et que ‘c’est à nous qu’il parle’. (Conf. XI.8).
Alors averti de revenir à moi, j’entrai dans l’intimité de mon cœur, et c’était toi mon guide…. J’y entrai et je vis avec l’œil de mon âme, si trouble fut-il, au-dessus de l’œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable.
Ce n’était pas cette lumière ordinaire qui est visible à toute chair, non plus qu’une lumière de même nature, mais qui eût semblé seulement plus puissante, avec un éclat bien plus vif, projetant sur toutes choses la force de ses rayons.
Non, cette lumière n’était pas cela. Elle était autre chose, tout autre chose…. (Conf. VII.10).
C’est au dedans de moi, dans l’intime habitacle de ma pensée que la Vérité me dit…” (Conf. XI.3).
Moi qui ne serais pas si tu n’étais en moi. (Conf. II.2).
Voici que l’oreille de mon cœur est devant toi, Seigneur. Ouvre-la et dis à mon âme: ‘C’est moi qui suis ton salut’. (Conf. II.5.).
Tu m’as prévenu, Seigneur, avant que je ne t’invoque, et tu m’as appelé avant que je ne t’appelle. (Conf. XIII,1).
Tes paroles s’étaient gravées au fond de mon cœur et tu m’as investi de tous côtés. (Conf. VIII.1).
Toi qui es avec moi avant même que je ne sois avec toi. (Conf. X.4).
Déjà tu me connais… Pourquoi n’arriverai-je pas à te connaître ? (Conf. X.6).
Et cependant il est une lumière, une voix, un parfum, une nourriture, une étreinte que j’aime, quand j’aime mon Dieu: c’est la lumière, la voix, le parfum, l’étreinte de l’homme intérieur qui est en moi, là où resplendit pour mon âme une lumière que ne limite aucune étendue, où se déroulent des mélodies que n’emportent pas le temps, où s’exhalent des parfums qui ne se dissipent pas au vent, où l’on goûte un aliment que nulle voracité ne fait disparaître, et des étreintes que nulle satiété ne désenlace; voilà ce que j’aime quand j’aime mon Dieu. (Conf. X.6).
Le plus précieux est en moi l’élément intérieur. (Conf. X.6).
Les beautés du monde, etc. restent muettes pour l’un, tandis qu’elles répondent à l’autre. Ou pour mieux dire, elles parlent à tous, mais ceux-là seuls les comprennent, qui comparent cette voix venue du dehors avec la vérité qu’ils portent en eux. (Conf. X.6).
Nous ouvrions avec avidité les lèvres de notre âme aux courants célestes de ta source, la source de vie. Et nous montions, méditant, célébrant, admirant tes œuvres au dedans de nous-mêmes. Et nous parvînmes jusqu’à nos âmes et nous les dépassâmes pour atteindre cette région d’inépuisable abondance où tu rassasies éternellement Israël de l’aliment de vérité, là où la vie est la Sagesse, principe de tout ce qui est, a été, sera,.. (Conf. IX. 10).
Pour toi, Seigneur, aux yeux de qui l’abîme de la conscience humaine reste découvert, qu’est-ce qui pourrait demeurer secret en moi, même si je ne voulais pas te le confesser ? C’est toi que je cacherais à moi-même, sans réussir à me cacher à toi. (Conf. X.2).
M’élever progressivement jusqu’à Celui qui m’a fait. Et voici que j’arrive aux domaines, aux vastes palais de la mémoire. (Conf. X.8).
C’est un sanctuaire immense, infini… (Conf. X.8).
Ce n’est pourtant qu’une puissance de mon esprit, liée à ma nature: mais je ne puis concevoir intégralement ce que je suis. L’esprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même. (Conf. X.8).
Mais quand j’entends dire qu’il y a trois genres de questions, à savoir: telle chose existe-t-elle ? Quelle en est l’essence ? Quelle en est la qualité ? je retiens bien l’image des sons dont ces mots sont composés, je sais que ces sons ont traversé l’air en s’accompagnant d’un bruit, et qu’ils ont déjà cessé d’être. Mais les choses elles-mêmes signifiées par ces sons, je ne les ai atteintes par aucun sens corporel, je ne les ai vues nulle part ailleurs que dans mon esprit. Ce que j’ai enfermé dans ma mémoire, ce ne sont pas leurs images, c’est elles-mêmes. D’où sont-elles ainsi entrées en moi ? Qu’elles le disent si elles le peuvent. J’ai beau parcourir toutes les portes de ma chair, je n’en trouve aucune par où elles seraient entrées.
Les yeux disent ‘Si elles sont colorées, c’est nous qui les avons transmises.’ Les oreilles disent: ‘Si elles sont sonores, c’est nous qui les avons signalées. Les narines disent: ‘Si elles sont odorantes, c’est par nous qu’elles ont passé.’ Et le goût dit encore: ‘Si elles sont sans saveur, inutile de m’interroger.’ Le tact déclare: ‘Si elles ne sont point corps, je ne les ai pas touchées, et si je ne les ai pas touchées, je n’ai pu les signaler.’
D’où, par où ont-elles donc pénétré dans ma mémoire ? Je n’en sais rien. Quand je les ai apprises, je ne les ai pas reçues sur la foi d’autrui: c’est dans mon propre esprit que je les ai reconnues, Que je les ai approuvées comme vraies; c’est à lui que je les ai confiées, comme un dépôt d’où je les pourrais tirer quand il me plairait. ElIes y étaient donc même avant que je les apprisse; mais elles n’étaient pas encore dans ma mémoire.
Alors, où étaient-elles, et comment se fait-il que, lorsqu’on me les a exposées, je les aie reconnues et me sois écrié: “Mais oui, cela est vrai !” C’est donc que déjà elles étaient bien dans ma mémoire mais reléguées, ensevelies dans de si merveilleuses profondeurs, qu’à défaut des leçons qui les en ont exhumées, jamais peut-être je n’y eusse songé. (Conf. X.10).
La mémoire renferme aussi les rapports, les lois innombrables, les nombres et les mesures. Rien de tout cela n’a été imprimé en nous par les sens corporels, car ces notions ne sont ni colorées, ni sonores, ni odorantes, ni sapides, ni tangibles. J’entends bien, quand on me parle, le son des mots qui les désignent; mais autres sont les mots, autres les choses. Les mots ont un son différent, selon qu’ils sont grecs ou latins, ces notions, elles, ne sont ni grecques ni latines, elles n’appartiennent en propre à aucune langue. J’ai vu des lignes tracées par des gens de métier, aussi déliées qu’un fil d’araignée. Mais les lignes (mathématiques) ne sont nullement l’image de celles que m’a fait connaître mon œil charnel. Celui-là les connaît, qui les reconnaît en lui-même, sans songer le moins du monde à une réalité quelconque. Tous mes sens corporels m’ont fait connaître les nombres nombrés; mais autres sont les nombres nombrants; ils ne sont point l’image des premiers, et c’est pourquoi ils ont une existence absolue. Qu’il rie de moi, en me lisant, celui qui ne les voit pas. Je le plaindrais de son rire même ! (Conf. X.12).
Toutes ces notions, je les retiens par la mémoire; et, comment je les ai acquises, je m’en souviens de même. J’ai entendu maintes objections qu’on oppose bien à tort à ces évidences, et je les retiens aussi par la mémoire. Les dites objections ont beau être fausses, le fait que je m’en souviens subsiste. Le départ que j’ai fait entre ces vérités, et les contradictions sans fondement qu’on dresse contre elles, je me les rappelle; et c’est deux opérations différentes que je vois maintenant, d’une part, que je fais cette distinction, et que je me rappelle, d’autre part, l’avoir faite souvent, en y songeant à mainte reprise. Ainsi, je me souviens d’avoir souvent compris ces choses, et quant à ce fait que je les démêle et les comprends, je le serre dans ma mémoire pour me rappeler plus tard que je les ai comprises aujourd’hui. Je me souviens donc de m’être souvenu; et si dans l’avenir, je me rappelle que J’ai pu m’en souvenir présentement, ce sera, bien entendu, à la force de ma mémoire que je devrai de me le rappeler. (Conf. X.13).
Donc, si la mémoire conserve, non pas l’oubli lui-même, mais son image, il a bien fallu qu’il fût présent, pour que son image fût prise. Mais s’il était présent, comment pouvait-il inscrire son image dans la mémoire, puisque par sa seule présence l’oubli efface tout ce qu’il trouve déjà noté ? Et pourtant quelque incompréhensible, quelqu’inexplicable que cela soit, je suis certain que d’une façon ou d’une autre, je me souviens de l’oubli même, ce destructeur de tout souvenir. (Conf. X.16).
Quelle force dans la mémoire ! C’est un je ne sais quoi, digne d’inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! Et cela c’est mon esprit; et cela, c’est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle est mon essence ? Une vie variée, multiforme, d’une immensité prodigieuse. Voyez, il y a dans ma mémoire des champs, des antres, des cavernes innombrables, peuplées à l’infini d’innombrables choses de toute espèce, qui y habitent, soit en images seulement, comme pour les corps; soit en elles-mêmes, comme pour les sciences; soit sous forme de je ne sais quelles notions ou notations, comme pour les affections de l’âme, que la mémoire retient, alors même que l’âme ne les éprouve plus, quoiqu’il n’y ait rien dans la mémoire qui ne soit dans l’esprit. A travers tout ce domaine, je cours de ci de là, je vole d’un côté puis de l’autre, je m’enfonce aussi loin que je peux: de limites nulle part ! Tant est grande la puissance de la mémoire, tant est grande la puissance de la vie chez l’homme, qui ne vit que pour mourir ! (Conf. X.17).
Que faire, ô vous, ma véritable vie, ô mon Dieu ! Je dépasserai (transibo) aussi cette puissance mienne qu’on appelle la mémoire, je la dépasserai pour m’élancer vers vous, douce lumière. Que me dites-vous ? Voici que m’aidant de mon âme pour monter jusqu’à vous, qui demeurez là-haut au-dessus de moi, je dépasserai aussi cette puissance mienne qu’on appelle la mémoire, dans mon désir de vous atteindre du côté où vous êtes accessible et de vous embrasser du côté où cet embrassement est possible. La mémoire, les bêtes, les oiseaux l’ont aussi; autrement ils ne retrouveraient pas leurs nids et tant d’habitudes qui leur sont familières. Ces habitudes même impliquent qu’ils ont la mémoire.
Je dépasserai donc aussi la mémoire pour atteindre Celui qui m’a séparé des animaux et m’a fait plus sage que les oiseaux du ciel. Je dépasserai aussi la mémoire, mais pour vous trouver où ? Ô Dieu véritablement bon, sécurité de douceur, pour vous trouver où ? Si je vous trouve en dehors de ma mémoire, c’est donc que je suis oublieux de vous ? Et comment vous trouverai-je si je ne me souviens plus de vous ? (Conf. X.17).
Se souvenir d’avoir oublié quelque chose, c’est ne pas l’avoir oubliée totalement. Un objet, fut-il perdu, nous n’irions pas le rechercher si aucun souvenir ne nous en était resté. (Conf. X.19)
Comment donc vous chercher, ô mon Dieu ? Quand je vous cherche, vous, mon Dieu, c’est le bonheur que je cherche. Ah ! puissé-je vous chercher pour que vive mon âme ! Car mon corps vit de mon âme, et mon âme vit de vous !
Comment, dès lors, chercher le bonheur, puisque je ne le possède pas tant que je n’ai pas dit, tant que je n’ai pas été obligé de dire: ‘C’est assez; il est là…’ ? Comment le chercher ? Est-ce par le ressouvenir, comme si, l’ayant oublié, j’avais encore conscience de mon oubli ? Le bonheur, n’est-ce pas ce que tous veulent. Ce à quoi il n’est personne qui n’aspire ? Où donc l’ont-ils connu pour le vouloir ainsi ? Où l’ont-ils vu pour l’aimer de la sorte ? Sûrement nous le possédons: comment ? Je ne sais. Il y a une certaine mesure de félicité qu’il suffit de posséder pour être heureux; d’autres ne sont heureux qu’en espérance. Ceux-ci n’ont qu’une dose de bonheur inférieure à ceux qui sont déjà en possession du bonheur, mais ils sont cependant plus avantagés que ceux qui ne sont heureux ni en fait, ni en espérance. Encore ces déshérités doivent ils connaître quelque chose, autrement ils n’auraient pas une telle volonté d’être heureux, volonté qui chez eux n’est pas douteuse. Oui, ils le connaissent; comment ? Je ne sais. Ils en ont je ne sais quelle notion. Et le problème qui me préoccupe, c’est de déterminer si cette notion réside dans la mémoire; si elle y réside, c’est donc que nous avons été heureux autrefois. Le fûmes-nous tous individuellement, ou seulement en cet homme qui, le premier, commit le péché, en qui nous sommes tous morts, et de qui nous sommes nés des êtres de misère ? Je ne veux pas l’examiner présentement; je cherche simplement si la notion de vie heureuse se trouve dans la mémoire. Si nous ne la connaissions pas nous ne l’aimerions pas. A peine en entendons-nous le nom, qu’aussitôt nous avouons tous que c’est à la chose-même que nous aspirons. Car ce n’est pas le son de ce mot qui nous séduit: qu’un Grec l’entende articuler en latin, il y restera insensible, ne comprenant pas de quoi il s’agit. Mais nous autres nous y prenons le même plaisir qu’il y goûte à l’entendre prononcer en grec. C’est que la chose signifiée n’est en elle-même ni grecque, ni latine; et c’est elle que les Grecs, les Latins, les étrangers qui parlent n’importe quelle autre langue, rêvent d’atteindre. Elle est donc connue de tous les hommes; si on pouvait leur demander, en une interrogation unique, s’ils veulent être heureux, tous, sans hésiter, répondraient que oui. Unanimité invraisemblable si leur mémoire ne gardait quelque souvenir de la réalité que ce mot exprime. (Conf.X.20).
Ce souvenir est-il du même genre que le souvenir que garde de Carthage celui qui l’a vue ? Non: le bonheur ne se voit pas avec les yeux, parce que ce n’est pas un corps. Est-il du même genre que celui que nous gardons des nombres ? Non, car celui qui connaît les nombres ne cherche plus à en acquérir la possession, tandis que c’est la notion que nous avons du bonheur qui nous le fait aimer, et pourtant nous voulons encore y atteindre pour être heureux. Est-il du même genre que celui que nous gardons des règles de l’éloquence ? Non, bien qu’à entendre ce mot, ceux qui ne sont pas encore éloquents pensent à la chose elle-même, et ils sont nombreux à vouloir être éloquents – ce qui prouve bien qu’ils ont quelque notion de l’éloquence. Cependant c’est par les sens corporels qu’ils ont connu l’éloquence d’autrui, qu’ils l’ont goûtée, qu’ils souhaitent en disposer aussi. Il est vrai que ce plaisir même implique qu’ils en avaient une notion intérieure, et, s’ils ne l’eussent goûté, ils ne souhaiteraient pas d’être eux aussi des orateurs. Mais le bonheur, il n’est pas de sens corporel qui nous le décèle chez autrui.
En est-il de ce souvenir comme du souvenir de la joie ? Peut-être, car je me souviens, dans la tristesse, de ma joie; de même que, dans ma misère, je songe au bonheur. Or cette joie n’a jamais été pour moi sensible ni à la vue, ni à l’ouïe, ni à l’odorat, ni au goût, ni au toucher; c’est dans mon âme que je l’ai expérimentée, quand je me suis réjoui, et la notion en est demeurée liée à ma mémoire, afin que je puisse me la rappeler, tantôt avec dédain, tantôt avec désir, selon la diversité des objets à propos desquels je me souviens qu’elle m’est venue. I1 m’est arrivé de m’en sentir inondé en de honteuses occasions que je ne me rappelle pas aujourd’hui sans mépris, sans horreur; quelquefois aussi, pour des raisons légitimes et honorables dont le souvenir s’accompagne pour moi de regrets. Et comme celles-ci me sont refusées parfois, c’est avec tristesse que j’évoque ma joie passée.
Mais où donc et quand ai-je connu par expérience mon bonheur, pour pouvoir m’en souvenir, l’aimer, le désirer ainsi ? Et il ne s’agit pas seulement de moi, ou d’une faible élite: tous, nous voulons être heureux. Une notion moins ferme ne nous inspirerait pas une si ferme volonté. Or que signifie ceci: demandez à deux hommes s’ils veulent porter les armes; il pourra se faire que l’un réponde oui, l’autre non. Mais demandez-leur s’ils veulent être heureux, tous deux répondront sans hésiter que tel est leur désir. Et si l’un accepte de porter les armes tandis que l’autre s’y refuse, c’est pour être heureux l’un et l’autre. L’un préfère tel état, l’autre tel autre, mais ils s’accordent sur ce point de vouloir être heureux, de même qu’ils s’accorderaient dans leur réponse à qui leur demanderait s’ils veulent avoir de la joie. Cette joie même, c’est ce qu’ils appellent le bonheur, but unique auquel chacun tend par sa voie propre, pour arriver à la joie. Comme il n’est personne qui puisse prétendre qu’il n’a jamais connu la joie, on la retrouve dans la mémoire et on la reconnaît, quand on entend prononcer le mot ‘bonheur’. (Conf. X.21).
Loin de mon cœur, loin du cœur de votre serviteur qui se confesse à vous, Seigneur, l’idée que n’importe quelle joie puisse me rendre heureux ! Car il y a une joie qui n’est pas donnée aux impies, mais à ceux qui vous servent pour l’amour de vous, et c’est vous-même qui êtes cette joie. Le voilà le bonheur ! Se réjouir de vous, pour vous à cause de vous: le voilà, il n’en est point d’autre. Ceux qui s’imaginent qu’il y en a un autre, poursuivent une autre joie qui n’est point la véritable. Et cependant il y a toujours une certaine image de joie, que leur volonté ne cesse de poursuivre. (Conf. X.22).
Ne serait-il donc pas certain que tous veulent être heureux, puisque ceux qui ne cherchent pas leur joie en vous – qui êtes la seule vie heureuse – ne veulent pas, par le fait même, la vie heureuse ? Ou bien ne serait-ce pas que tous la veulent, mais que ‘comme la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair’, ils ne font point ce qu’ils veulent, retombent à ce qu’ils peuvent et s’en contentent, vu que ce qu’ils ne peuvent pas, ils ne le veulent pas d’une volonté assez forte pour le pouvoir ?
Je leur demande à tous: où préfèrent-ils trouver leur joie, dans la vérité ou dans le mensonge ? Ils mettent aussi peu d’hésitation à préférer la vérité qu’à affirmer qu’ils veulent être heureux. Eh bien ! la joie qui naît de 1a vérité, voilà le bonheur. Car c’est la joie qui vient de vous, qui êtes la Vérité même, ô Dieu, “ma lumière, salut de ma face, mon Dieu” ! Oui, cette vie heureuse, tous la veulent; cette vie qui est la seule heureuse, tous la veulent; la joie qui naît de la vérité, tous la veulent.
J’ai vu bien des gens pour tromper autrui, je n’ai vu personne qui voulût être trompé. Où donc ont-ils pris cette notion de la vie heureuse sinon là où ils ont pris aussi celle de la vérité ? Ils l’aiment aussi, la vérité, puisqu’ils ne veulent pas être trompés, et, aimant la vie heureuse qui n’est autre chose que la joie née de la vérité, ils aiment naturellement aussi la vérité; et ils ne l’aimeraient pas, si, dans leur mémoire, ne subsistait d’elle quelque idée.
Pourquoi donc n’y trouvent-ils pas leur joie ? Pourquoi ne sont-ils pas heureux ? C’est qu’ils sont fortement préoccupés d’autres choses qui les rendent plus malheureux que ne peut leur donner de bonheur un si frêle souvenir. ‘Il est encore une faible lumière chez les hommes’. Qu’ils marchent, ah ! qu’ils marchent, ‘pour ne pas se laisser surprendre par les ténèbres !’
Mais d’où vient que ‘la vérité engendre la haine ?’ D’où vient qu’ils voient un ennemi dans l’homme qui l’annonce en votre nom, alors qu’on aime la vie heureuse qui n’est que la joie née de la vérité ? C’est que la vérité est tant aimée que ceux qui aiment autre chose qu’elle veulent que ce qu’ils aiment soit la vérité et comme ils n’admettent pas qu’ils se trompent, ils n’admettent pas non plus qu’on leur démontre leur erreur. Voilà pourquoi ils haïssent la vérité, par amour de ce qu’ils prennent pour la vérité. Ils en aiment la lumière; ils en détestent les reproches; voulant, sans être trompés, tromper eux-mêmes, ils l’aiment quand elle se décèle, ils la haïssent quand elle les décèle. Et la sanction qu’elle leur inflige est celle-ci: ils ne veulent pas être dévoilés elle les dévoile tout de même, et reste pour eux voilée.
C’est ainsi, c’est ainsi, oui ainsi qu’est fait le cœur humain ! Aveugle et paresseux, indigne et déshonnête, il veut rester caché, mais il n’admet pas que rien lui reste caché. Or, ce qui lui arrive, c’est qu’il n’échappe pas au regard de la vérité, tandis que la vérité échappe à son regard. Et pourtant, si lamentable soit-il, il aime mieux trouver sa joie dans la vérité que dans le mensonge. Il sera donc heureux, lorsque, sans entraves ni tracas, il jouira de la seule Vérité, de qui toute vérité découle. (Conf. X.23).
Voyez comme j’ai parcouru les espaces de ma mémoire, en vous cherchant, ô mon Dieu, et je ne vous ai pas trouvé en)dehors d’elle. Non je n’ai rien trouvé de vous que je ne me sois rappelé, depuis le jour où j’ai appris à vous connaître. Car de ce jour-là je ne vous ai pas oublié. Où j’ai trouvé la vérité, là j’ai trouvé mon Dieu qui est la vérité même, et du jour où j’ai connu la vérité je ne l’ai plus oubliée. Voilà pourquoi, depuis que je vous connais, vous demeurez dans ma mémoire. C’est 1à que je vous trouve quand je me souviens de vous et que je me délecte en vous. Voilà mes saintes délices, don de votre miséricorde qui a jeté sur ma pauvreté son regard compatissant. (Conf. X.24).
Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, Seigneur ? Où y demeurez-vous ? Quel habitacle vous y êtes-vous fait ? Quel sanctuaire vous y êtes-vous élevé ? Vous avez accordé à ma mémoire l’honneur de séjourner en elle, mais dans quelle partie y séjournez-vous, voilà ce que je me demande. Quand mon souvenir est allé à vous, j’ai dépassé les parties de ma mémoire qui me sont communes avec les bêtes; je ne vous y trouvais point parmi les images des choses corporelles. J’en suis venu à ces parties où j’ai mis en dépôt les affections de mon âme, et je ne vous y ai pas trouvé non plus. J’ai pénétré alors jusqu’au siège réservé à mon esprit dans ma mémoire (car l’esprit se souvient aussi de soi-même), mais vous n’étiez pas là non plus. C’est que vous n’êtes ni une image corporelle, ni une affection d’être vivant – joie, tristesse, désir, crainte, souvenir, oubli, etc. – , et vous n’êtes pas davantage l’esprit lui-même, étant le Seigneur et le Dieu de l’esprit. Tout cela est sujet au changement, mais vous, immuable, vous restez au-dessus de tout cela, et vous avez daigné habiter dans ma mémoire, du jour où je vous ai connu.
Pourquoi chercher en quelle partie d’elle vous habitez, comme s’il y avait réellement en elle des lieux distincts ? Ce qui est sûr, c’est que vous habitez en elle, puisque je me souviens de vous depuis le jour ou je vous ai connu, et que c’est en elle que je vous trouve, lorsque ma pensée va vers vous. (Conf. X.25).
Mais où donc vous ai-je trouvé, pour apprendre à vous connaître ? Vous n’étiez pas encore dans ma mémoire, avant que je vous connusse. Où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître, si ce n’est en vous, au-dessus de moi ? Entre vous et nous, point d’espace. Que nous allions à vous, ou que nous nous en écartions, point d’espace. Vous êtes la vérité et vous siégez partout pour répondre à ceux qui vous consultent, et vous répondez en même temps à toutes les consultations diverses qui vous sont soumises. Vous, vous répondez clairement, mais tous n’entendent pas clairement. Leurs consultations, ils les font sur ce qu’ils veulent: mais vos réponses ne sont pas toujours celles qu’ils veulent. Votre serviteur le plus zélé, c’est celui qui a moins souci d’entendre de vous ce qu’il veut, que de vouloir ce qu’il entend de vous. (Conf. X.26).
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