LA THÉOLOGIE DE L’ESPÉRANCE, DE JÜRGEN MOLTMANN,
LA THÉOLOGIE DE L’ESPÉRANCE, DE JÜRGEN MOLTMANN,
par Mihai-Julian DANCA
«Dans la vie chrétienne, la foi a la priorité, mais l’espérance la primauté.
Sans la connaissance du Christ par la foi,
l’espérance devient une utopie s’élançant dans le vide. Mais sans l’espérance, la foi dépérit,
devenant un « peu-de-foi » et finalement une foi morte » (p. 17).
Les témoignages bibliques, loin d’expulser l’espérance dans l’au-delà ou dans l’éternité, sont pleins d’une espérance messianique d’avenir pour la terre. Le Dieu de la Bible venant à nous comme promesse d’une nouveauté et comme espérance d’avenir n’est pas un Dieu intramondain ni extramondain[2] : il est le « Dieu de l’espérance » (Rm 15,13), un Dieu qui a « le futur comme propriété ontologique[3] ». Dans le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, l’eschatologie chrétienne trouve un solide fondement qui la distingue des théories utopiques. Elle trouve son assurance dans la personne de Jésus-Christ et son avenir.
Cette espérance d’un avenir pour l’homme et pour la terre n’est pas à confondre avec une réalité expérimentale, objet d’expérience. Bien plus, elle la contredit et la conteste. Car, si l’espérance correspondait à l’expérience, il n’y aurait plus rien à espérer. L’espérance dans le Nouveau Testament est un « déjà-là » tendu vers un « pas encore » visible, et elle consiste ainsi à « espérer contre toute espérance ». Cette foi-espérance n’apporte pas le repos, mais l’inquiétude, elle ne rend pas patient mais impatient, elle n’apaise pas le cor inquietum, car elle-même est le cor inquietum en l’homme.
L’espérance ne se réduit pas à la subjectivité
Comment fonder aujourd’hui un discours eschatologique tout en sachant que l’expérience de deux mille ans d’une parousie qui ne vient pas rend un tel discours presque impossible et même dérisoire[4] ? Comment défendre une révélation qui se conjugue sur le mode de la promesse[5] ?
Selon Hermann, auquel Moltmann va s’opposer, la révélation de Dieu ne se laisse pas expliquer objectivement, mais l’homme peut en revanche en faire l’expérience dans son propre soi, c’est-à-dire dans sa subjectivité non objectivable, dans l’obscurité dépouillée où est vécu l’instant du saisissement[6]. Hermann acceptait comme allant de soi l’impossibilité objective pour la raison théorique de fonder la révélation, de la démontrer : on ne peut dire de Dieu ce qu’il est objectivement en soi, mais seulement ce que produit son action sur nous-mêmes[7].
Dans la même ligne, Bultmann[8] défend la thèse selon laquelle les affirmations de l’Ecriture sont un discours puisé dans l’existence et plongeant dans l’existence. Elles n’ont pas à se justifier devant la science objectivante, parce que l’existence non objectivable de l’homme n’entre absolument pas dans le domaine d’une telle science. Bultmann se livre dès lors à l’interprétation existentiale et à la démythologisation des Ecritures, en vue d’une appropriation, individuelle à chaque fois, effectuée dans la spontanéité de la subjectivité. Pour lui, il existe une corrélation cachée entre Dieu et le soi.
Il s’agit en fin de compte de la preuve de Dieu élaborée à partir de l’existence. Cette tendance a marqué profondément la pensée occidentale depuis Augustin jusqu’au rationalisme du siècle des Lumières. Dieu ne se laisse pas prouver objectivement, son action et sa révélation non plus, mais il se prouve au « soi » croyant : c’est une preuve de Dieu par le fait d’exister avec authenticité, même si elle ne peut être prouvée objectivement, mais seulement vécue subjectivement dans l’expérience de la certitude.
Moltmann rejettera ces conclusions. D’abord, il conteste la possibilité d’imaginer une compréhension-de-soi qui ne serait pas déterminée par le rapport au monde, à l’histoire, à la société. Comment par ailleurs la vie humaine peut-elle acquérir consistance et durée sans « extériorisation[9] » et sans objectivation ? Selon Moltmann, la théologie doit développer une connaissance de Dieu qui maintient en corrélation la compréhension-de-soi et la compréhension du monde. Autrement dit, une conscience de soi immédiate et une identité non-dialectique avec soi-même deviennent impossibles étant donné que la compréhension de soi est toujours socialement, objectivement et historiquement médiatisée.
L’espérance comme critique de l’histoire
Entrer dans l’histoire d’une promesse signifie alors ne pas accepter la réalité comme un cosmos divinement stabilisé, mais comme une histoire au sein de laquelle il faut progresser, laisser le passé derrière soi et partir vers des horizons nouveaux et inconnus.
Pour la foi chrétienne, le Ressuscité est la promesse de son propre avenir. La promesse contenue dans la Résurrection de Jésus demeure cependant encore en suspens pour nous[10]. Elle introduit une tension entre un déjà-là, manifesté dans la résurrection du Christ, et un pas-encore, car la promesse de la résurrection ouvre un avenir encore à venir. La révélation qu’apporte le Ressuscité et qui est au fondement de l’espérance chrétienne ne peut pas recevoir figure historique[11] dans l’histoire qui s’écoule irréversiblement, mais en revanche, elle doit prendre la tête du processus historique comme primum movens : elle fait devenir historique la réalité de l’homme et du monde. Selon Moltmann, le croyant «est en avance sur lui-même par l’espérance en la promesse de Dieu. L’événement de la promesse ne le fait pas encore entrer dans une patrie de l’identité, mais l’introduit dans les tensions et les différences de l’espérance, de l’envoi et de l’extériorisation[12] ».
Entrer dans l’histoire d’une promesse signifie alors ne pas accepter la réalité comme un cosmos divinement stabilisé, mais comme une histoire au sein de laquelle il faut progresser, laisser le passé derrière soi et partir vers des horizons nouveaux et inconnus. Moltmann interprète cette idée à partir de l’exode du peuple élu vers la terre promise. Le Dieu de l’Exode qui a « le futur pour propriété ontologique » n’est pas celui de la conception grecque : il n’est pas l’ « éternel présent » de l’Etre de Parménide, ni l’Idée suprême de Platon ni le Moteur immobile d’Aristote. S’il doit se révéler comme « le même » c’est par rapport à sa fidélité au cours de l’histoire de la promesse[13].
En Jésus-Christ la promesse du Dieu de l’Exode devient universelle. Sa Résurrection, sans parallèle dans l’histoire, devient l’« évènement instituant une histoire » qui éclaire, transforme et conteste le reste de l’histoire. Moltmann fait une lecture eschatologique des récits de la Résurrection pour répondre à la question kantienne : « que m’est-il permis d’espérer ?[14] ». Nous espérons l’avenir du Christ qui apportera la manifestation de l’homme et du monde, sans pour autant être capables de dater son avenir et son retour du moment où c’est lui qui donne son jour aux temps.
Le « déjà-là » et le « pas encore » de la promesse
Comment comprendre alors la Résurrection qui n’est pas un retour à la vie en général ? En langage hégélien, Moltmann parle d’une « victoire sur l’abandon de Dieu, victoire sur le jugement et la malédiction, début de l’accomplissement de la vie promise, donc victoire sur ce qui, dans la mort, est mort, c’est-à-dire négation du négatif (Hegel), négation de la négation de Dieu[15] ». La Résurrection est ainsi au cœur du langage des promesses et de l’avenir non encore réalisé mais toujours en suspens. Le « temps » est valorisé théologiquement par l’attente de la venue de l’avenir promis de Dieu.
Le péché d’incrédulité réside moins dans la négation de Dieu que dans l’absence de toute espérance, dans la résignation, l’inertie et l’abattement.
Le problème que pose aujourd’hui la sécularisation, n’est pas un abandon des traditions chrétiennes, mais bel et bien une réalisation des attentes chrétiennes dans l’histoire universelle. D’après Moltmann, cette nouvelle situation devrait permettre aux chrétiens de se demander à nouveau pourquoi ils sont là et à quoi ils aspirent ? Comment la communauté chrétienne peut-elle ouvrir le monde à l’horizon de l’avenir du Christ mort et ressuscité ? Nous vivons dans un monde inachevé, encore en histoire. Et dans ce monde du possible, la tâche du chrétien est d’être au service de la vérité, de la justice et de la paix promises.
Pour Moltmann le péché d’incrédulité réside moins dans la négation de Dieu que dans l’absence de toute espérance, dans la résignation, l’inertie et l’abattement. Il devient présomption lorsqu’il y a une anticipation prématurée et volontaire de l’accomplissement de ce que l’on doit espérer de Dieu. Il est désespoir lorsqu’il y a une anticipation prématurée et arbitraire du non-accomplissement de ce que l’on doit espérer de Dieu.
Au terme de cette brève présentation de la théologie de l’espérance, où la résurrection du Christ tient une place centrale, on comprend mieux l’insistance de Moltmann sur sa « réalité ». C’est en effet la réalité de la résurrection du Christ qui fait tenir ou tomber l’espérance chrétienne. L’enjeu est de taille. C’est l’avenir de l’histoire qui s’y joue : « Lorsqu’on lutte pour cette énigmatique réalité (de la résurrection), en confrontation avec les conceptions historiques modernes de la réalité – et en désagrégeant ces conceptions -, on est loin de se battre simplement sur un détail d’un lointain passé : au contraire, on va jusqu’à mettre en question, au contact de cette réalité-là, les moyens historiques de s’assurer de l’histoire. On lutte pour l’avenir de l’histoire et pour la manière de connaître, d’espérer et de travailler à cet avenir[16] ».
Mihai Iulian DANCA
Augustin de l’Assomption
Strasbourg
[1] Jürgen Moltmann : Théologie de l’espérance – études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, Cerf, 1983 (4e éd). Traduit de l’allemand par F. et J.P. Thévenaz. Les renvois sans autre indication se réfèrent à cet ouvrage.
[2]Cf. p.12.
[3] Ernst Bloch cité par Jürgen Moltmann, idem, p.12.
[4] Cf les travaux d’Albert Schweitzer dont Moltmann tire les conclusions p.37ss.
[5] L’eschatologie = une promesse.
[6] Cf. p.52ss.
[7] Idem, p.54.
[8] Idem, pp 62ss.
[9] Sortir de soi vers l’extérieur en se dépouillant des privilèges de l’intériorité et de l’identité avec soi-même. Au sens positif, c’est la confrontation de l’homme à la « kénose » du Christ, et au sens négatif, c’est synonyme d’aliénation.
[10] All. ausstehen : ce qui n’est pas encore réalisé reste en suspens ; c’est l’insistance sur le caractère réellement futur de l’accomplissement de la promesse.
[11] Le mot historique, historicité, traduction de geschichtlich, Geschichtlichkeit, marque l’insertion dans le mouvement de l’histoire. Il s’oppose à histoire comme objet de la science historique : all. historisch.
[12] Cf. , p.96.
[13] Idem, pp 152-154 et pp.102-109.
[14] Idem, pp.204-205.
[15] Idem, analyse plus détaillée aux pages 226-241.
[16] Idem, p.196.
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